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Les origines de la France contemporaine. La rvolution: la conqute jacobine

Les origines de la France contemporaineLa Rvolution: la conqute jacobine

@Hippolyte TAINELES ORIGINES DE LAFRANCE CONTEMPORAINEIII

LA RVOLUTIONLA CONQUTE JACOBINE

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole,

Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: Les classiques des sciences sociales

fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi.Site web: http://classiques.uqac.ca/Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mileBoulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi.Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,

Courriel: [email protected]

partir de:LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE.LA RVOLUTION: LA CONQUTE JACOBINE

par Hippolyte TAINE (1828-1893)Editions Robert Laffont, collection Bouquins, Paris, 1986, 269 pages sur 839.Premire dition: 1881.

Polices de caractres utilise: Verdana, 12 et 10 points.

Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11

[Un clic sur @ en tte de volume, des chapitres et paragraphes, et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]dition complte le 1er dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.T A B L E D E S M A T I R E SPrfaceLA RVOLUTION: LA CONQUTE JACOBINE

I. Les Jacobins II. La premire tape de la conqute III. La seconde tape de la conqute.

Livre premierLes JacobinsChapitre I. FORMATION DU NOUVEL ORGANE POLITIQUE

I. Principe du parti rvolutionnaire. Ses applications.

II. Formation du Jacobin. Les lments de son caractre considrs dans lespce humaine. Dans toute socit, lorgueil et le dogmatisme sont froisss et rvolts. Comment ils sont contenus dans les socits bien assises. Comment ils se dveloppent dans le rgime nouveau. Effet du milieu sur les imaginations et les ambitions. Provocation lutopie, dbordement de la parole, drangement des ides. Vacance des places, appel aux convoitises, drglement du cur.

III. Psychologie du Jacobin. Son procd intellectuel. Domination des formules et suppression des faits. Altration de lquilibre mental. Indices de cette altration dans le style rvolutionnaire. Langue et porte desprit du Jacobin. En quoi son procd est malfaisant. En quoi il est efficace. Illusion quil produit.

IV. Promesses de la thorie. Comment elle flatte lamour-propre souffrant. Passion matresse du Jacobin. Indices de cette passion dans son style et dans sa conduite. A ses yeux, il est seul vertueux et ses adversaires sont des sclrats. En consquence, il doit les supprimer. Achvement de ce caractre. Perte du sens commun et perversion du sens moral.Chapitre III. Formation du parti. Ses recrues. Elles sont rares dans la classe suprieure et dans la grosse masse populaire. Elles sont nombreuses dans la bourgeoisie moyenne et dans la couche suprieure du peuple. Situation et ducation qui enrlent un homme dans le parti.

II. Les associations spontanes aprs le 14 juillet 1789. Comment elles se dissolvent. Retraite des hommes senss et occups. Nombre des absents aux lections. Naissance et multiplication des Socits jacobines. Leur influence sur leurs adhrents. - Leurs manuvres et leur arbitraire.III. Comment elles entendent la libert de la presse. - Leur rle politique.

IV. Leur centre de ralliement. - Origine et composition de la Socit de Paris. - Elle saffilie les Socits de province. - Ses meneurs. - Les fanatiques. - Les intrigants. - Leur but. - Leurs moyens.

V. Petit nombre des Jacobins. - Sources de leur puissance. - Ils font une ligue. - Ils ont la foi. - Ils sont exempts de scrupules. - Dans lintrieur du parti, la prpondrance appartient au groupe qui remplit le mieux ces conditions.

Livre deuximeLa premire tape de la conqute

Chapitre I. ARRIVE DES JACOBINS AU POUVOIR. LECTIONS DE 1791. PROPORTION DES PLACES QUILS ONT CONQUISES

I. Leurs instruments de sige. - Moyens employs pour rebuter la majorit des lecteurs et les candidats modrs. - Frquence des lections. Obligation du serment.

II. Dgots et dangers des fonctions publiques. Les Constituants exclus de la Lgislative.

III. Le droit de runion retir aux amis de lordre. Violences contre leurs cercles, Paris et en province. Interdiction lgale des associations conservatrices.

IV. Violences aux lections de 1790. Les lections de 1791. Effet de lvasion du roi. Les visites domiciliaires. Mortagne pendant la priode lectorale.

V. Intimidation et retraite des modrs. - Explosions populaires en Bourgogne, dans le Lyonnais, en Provence et dans les grandes villes. - Procds lectoraux des Jacobins. Exemples Aix, Dax et Montpellier. Impunit des perturbateurs. Dnonciations nominatives. Manuvres sur les paysans. Tactique gnrale des Jacobins.Chapitre III. Composition de lAssemble lgislative. Rang social des dputs. - Leur inexprience, leur insuffisance, leurs prjugs.

II. Degr de leur intelligence et qualit de leur culture.

III. Aspect de leurs sances. Scnes et parades de club. Coopration des spectateurs.

IV. Les partis. Le ct droit. Le centre. Le ct gauche. Opinions et sentiments des Girondins. Leurs allis de lextrme gauche.

V. Leurs moyens daction. Dispersion du club des Feuillants. Pression des tribunes sur lAssemble. Attroupements au-dehors.

VI. Manuvres parlementaires. Abus de lurgence. Vote du principe. Appel nominal. Intimidation du centre. Abstention des opposants. - Oppression dfinitive de la majorit.Chapitre IIII. Politique de lAssemble. - tat de la France la fin de 1791. - Impuissance de la loi.

II. LAssemble hostile aux opprims et favorable aux oppresseurs. - Dcrets contre la noblesse et le clerg. - Amnistie aux dserteurs, aux galriens et aux bandits. - Maximes anarchiques et niveleuses.

III. La guerre. Dispositions des puissances trangres. Rpugnances du roi. Provocations des Girondins. Date et causes de la rupture.

IV. Motifs secrets des meneurs. Leur ascendant compromis par la paix. Mcontentement de la classe aise et cultive. Formation et accroissement du parti de lordre. Rapprochement du roi et de ce parti.

V. Effet de la guerre sur la plbe. Ses alarmes et sa fureur. Le second accs de rvolution et ses caractres. Alliance des Girondins et de la populace. Le bonnet rouge et les piques. Substitution universelle du gouvernement de la force au gouvernement de la loi.Chapitre IV. LES DPARTEMENTSI. Exemple, la Provence en 1792. Domination prcoce des Jacobins Marseille. Composition du parti. Le club et la municipalit. Expulsion du rgiment dErnest.

II. Expdition des Marseillais Aix. Le rgiment dsarm. Le directoire chass. Pression sur le directoire nouveau.

III. Les constitutionnels dArles. Expdition des Marseillais contre Arles. Leurs excs dans la ville et aux environs. Invasion dApt, le club et ses volontaires.

IV. Les Jacobins dAvignon. Comment leur arme sest recrute. Leurs brigandages dans le Comtat. La municipalit dAvignon en fuite ou en prison. Meurtre de Lcuyer et massacre de la Glacire. Rentre des massacreurs soutenus par leurs allis marseillais. Dictature des Jacobins dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhne.

V. Les autres dpartements. Procd uniforme de la conqute jacobine. Formation anticipe de ltat jacobin.Chapitre V. PARISI. Pression de lAssemble sur le roi. Son veto annul ou lud. Ses ministres insults et chasss. Usurpations de ses ministres girondins. Il les renvoie. Prparatifs dmeute.

II. La population flottante et indigente de Paris. Dispositions des ouvriers. Effet de la prdication jacobine. Larme rvolutionnaire. Qualit de ses recrues. Sa premire revue. Son effectif rel.

III. Ses chefs. Leur comit. Leurs procds dexcitation.

IV. Le 20 juin. Le programme. Le rassemblement. Le dfil devant lAssemble, Lirruption dans le chteau. Le roi en prsence du peuple.

Chapitre VII. Indignation des constitutionnels. Cause de leur faiblesse. Les Girondins recommencent lattaque. Leur double plan.

II. Pression sur le roi. Ption et Manuel ramens lHtel de Ville. Les ministres obligs de se dmettre. Agitation jacobine contre le roi. Pression sur lAssemble. Ptition de la Commune de Paris. Menaces des ptitionnaires et des galeries. Sance du 8 aot. Double chec de la stratgie girondine.

III. Les Girondins ont travaill pour les Jacobins. La force arme loigne ou dsorganise. Appel des fdrs. Les Brestois et les Marseillais. Publicit des sances des corps administratifs. Permanence des corps administratifs et des sections. Effet de ces deux mesures. Le bureau central des sections lHtel de Ville. Origine et formation de la Commune rvolutionnaire.

IV. Vains efforts des Girondins pour enrayer. Alarmes des Jacobins, leur exaltation, leur programme.

V. Soire du 8 aot. Sance du 9 aot. Matine du 10 aot. Purgation de lAssemble.

VI. La nuit du 9 au 10 aot. Les sections. Les commissaires des sections lHtel de Ville. La Commune rvolutionnaire se substitue la Commune lgale.

VII. Le 10 aot. Forces du roi. Dissolution de la rsistance. Le roi dans lAssemble nationale. Rixe au chteau et dcharge des Suisses. Le chteau vacu par lordre du roi. Les massacres. LAssemble esclave et ses dcrets.

VIII. tat de Paris pendant linterrgne. La grosse masse de la population. Les Jacobins subalternes. Les meneurs jacobins.Livre troisimeLa seconde tape de la conqute

Chapitre II. Gouvernement des bandes en temps danarchie. Cas o lanarchie est rcente et soudaine. La bande hritire du gouvernement dchu et de son outillage administratif.

II. Formation de lide meurtrire dans le gros du parti. - Le lendemain du 10 aot. - Le tribunal du 17 aot. La fte funbre du 27 aot. - Lgende du complot des prisons.

III. Formation de lide meurtrire chez les meneurs. - Leur situation. - Pouvoirs quils usurpent. - Spoliations quils exercent. - Dangers quils courent. - Leur salut est dans la terreur.

IV. Date de la prmditation. - Les acteurs et les rles. - Marat. - Danton. - La Commune. - Ses collaborateurs. - Concordance des volonts et facilit de lopration.

V. Les manuvres. - Leur nombre. - Leur condition. Leurs sentiments. Effet du meurtre sur les meurtriers. Leur dgradation. Leur hbtement.

VI. Effet du massacre sur le public. Affaissement universel et dissolution sociale. Lascendant des Jacobins devient dfinitif Paris. Les septembriseurs maintenus la Commune et nomms la Convention.

Chapitre II. LES DPARTEMENTS. CARACTRE PIDMIQUE ET CONTAGIEUX DE LA MALADIE RVOLUTIONNAIRE

I. Son principe est le dogme jacobin de la souverainet du peuple. Proclamation officielle du nouveau droit. Dfinition publique du nouveau rgime. Son objet, ses adversaires, ses procds. De Paris, il se propage en province.

II. En plusieurs dpartements, il sest tabli davance. Exemple dans le Var.

III. Dictature de chaque peloton jacobin dans son endroit. Saint-Affrique pendant linterrgne.

IV. Pratiques ordinaires de la dictature jacobine. - La bande sdentaire des clubistes. - Son personnel. - Ses meneurs.

V. La bande ambulante des volontaires. Qualits des recrues. lection des officiers. Brigandages et assassinats.

VI. Un tour de France dans le cabinet du ministre de lintrieur. De Carcassonne Bordeaux. De Bordeaux Caen. Le Nord et lEst. De Chlons-sur-Marne Lyon. Le Comtat et la Provence. Ton et rponses des administrations jacobines. Programme du parti.Chapitre IIII. La seconde tape de la conqute jacobine. Grandeur et multitude des places vacantes.

II. Les lections. Appel au scrutin des jeunes gens et des indigents. Danger des modrs, sils sont candidats. Abstention de leurs chefs. Proportion des absents aux assembles primaires.

III. Composition et ton des assembles secondaires. Exclusion des lecteurs feuillants. Pression sur les autres lecteurs. Les lus des modrs sont obligs de se dmettre. - Annulation des lections catholiques. Scission des minorits jacobines. Validation de leurs lus. Dsaccord des choix officiels et de lopinion publique.

IV. Composition de la Convention nationale. Nombre primitif des Montagnards. Opinions et sentiments des dputs de la Plaine. La Gironde. Ascendant des Girondins dans la Convention. Leur esprit. Leurs principes. Leur plan de Constitution. Leur fanatisme. Leur sincrit, leur culture et leurs gots. En quoi ils se sparent des purs Jacobins. Comment ils entendent la souverainet du peuple. Procdure quils imposent linitiative des individus et des groupes. Faiblesse du raisonnement philosophique et de lautorit parlementaire en temps danarchie.

V. Lopinion Paris. La majorit de la population reste constitutionnelle. Impopularit du rgime nouveau. Raret et chert des denres. Froissement des habitudes catholiques. Dsaffection universelle et croissante. Aversion ou indiffrence pour les Girondins. Dmission politique de la majorit. Incompatibilit des murs modernes et de la dmocratie directe. Abstention des propritaires et des rentiers. Abstention des industriels et des boutiquiers. Division, timidit, impuissance des modrs. Les Jacobins forment seuls le peuple souverain.

VI. Composition du parti. Son nombre et sa qualit baissent. Les artisans subalternes, les petits dtaillants, les domestiques. Les ouvriers viveurs et flneurs. La canaille suburbaine. Les chenapans et les bandits. Les filles. Les septembriseurs.

VII. Le personnage rgnant. Son caractre et sa porte desprit. Les ides politiques de M. Saule.

Chapitre IV. SITUATION PRCAIRE DUN GOUVERNEMENT CENTRAL ENFERM DANS UNE JURIDICTION LOCALEI. Avantage des Jacobins. Leur prdominance dans les assembles de section. Maintien, rlection et achvement de la Commune. Ses nouveaux chefs, Chaumette, Hbert et Pache. Refonte de la garde nationale. Les Jacobins lus officiers et sous-officiers. La bande solde des tape-dur. Fonds publics et secrets du parti.

II. Ses recrues parlementaires. Leur caractre et leur esprit. Saint-Just. Violences de la minorit dans la Convention. Pression des galeries. Menaces de la rue.

III. Dfections dans la majorit. Effet de la peur physique. Effet de la timidit morale. Effet de la ncessit politique. Dfaillance interne des Girondins. Par leurs principes, ils sont complices des Montagnards.

IV. Principaux dcrets de la majorit girondine. Armes et moyens dattaque quelle livre ses adversaires.

V. Les comits de surveillance partir du 28 mars 1793. Restauration du rgime daot et septembre 1792. Le dsarmement. Les certificats de civisme. Lenrlement forc. Lemprunt forc. Emploi des sommes perues. Vaine rsistance de la Convention. Marat, dcrt daccusation, est acquitt. Vaine rsistance de la population. La manifestation des jeunes gens est rprime. Violences et victoire des Jacobins dans les assembles de section.

VI. Tactique des Jacobins pour contraindre la Convention. Ptition du 15 avril contre les Girondins. Moyens employs pour obtenir des signatures. La Convention dclare la ptition calomnieuse. La commission des Douze et larrestation dHbert. Projets de massacre. Intervention des chefs de la Montagne.

VII. Le 27 mai. Le Comit central rvolutionnaire. La municipalit destitue, puis rinstalle. Henriot commandant gnral. Le 31 mai. Mesures de la Commune. Le 2 juin. Arrestation des Douze et des Vingt-Deux.

VIII. Qualit des nouveaux gouvernants. Pourquoi la France les a suivis.@PRFACE

@Dans ce volume, comme dans les prcdents et dans les suivants, on ne trouvera que lhistoire des pouvoirs publics. Dautres feront celle de la diplomatie, de la guerre, des finances, de lglise, mon sujet tait limit. Pourtant, mon grand regret, ce nouveau livre occupe un volume, et le dernier, sur le gouvernement rvolutionnaire, sera aussi long.

Jai encore le regret de prvoir que cet ouvrage dplaira beaucoup de mes compatriotes. Mon excuse est que, plus heureux que moi, ils ont presque tous des principes politiques et sen servent pour juger le pass. Je nen avais pas, et mme, si jai entrepris mon livre, cest pour en chercher. Jusqu prsent, je nen ai gure trouv quun, si simple quil semblera puril et que jose peine lnoncer. Nanmoins, jy suis tenu; car tous les jugements quon va lire en drivent, et leur vrit a pour mesure sa vrit. Il consiste tout entier dans cette remarque quune socit humaine, surtout une socit moderne, est une chose vaste et complique. Par suite, il est difficile de la connatre et de la comprendre. Cest pourquoi il est difficile de la bien manier. Il suit de l quun esprit cultiv en est plus capable quun esprit inculte, et un homme spcial quun homme qui ne lest pas. De ces deux dernires vrits naissent beaucoup dautres consquences; si le lecteur daigne y rflchir, il naura pas de peine les dmler.

Paris, avril 1881.

LIVRE PREMIERLES JACOBINSCHAPITRE I

FORMATION DU NOUVEL ORGANE POLITIQUE

@p.567 I. Principe du parti rvolutionnaire. Ses applications. II. Formation du Jacobin. Les lments de son caractre considrs dans lespce humaine. Dans toute socit, lorgueil et le dogmatisme sont froisss et rvolts. Comment ils sont contenus dans les socits bien assises. Comment ils se dveloppent dans le rgime nouveau. Effet du milieu sur les imaginations et les ambitions. Provocation lutopie, dbordement de la parole, drangement des ides. Vacance des places, appel aux convoitises, drglement du cur. III. Psychologie du Jacobin. Son procd intellectuel. Domination des formules et suppression des faits. Altration de lquilibre mental. Indices de cette altration dans le style rvolutionnaire. Langue et porte desprit du Jacobin. En quoi son procd est malfaisant. En quoi il est efficace. Illusion quil produit. IV. Promesses de la thorie. Comment elle flatte lamour-propre souffrant. Passion matresse du Jacobin. Indices de cette passion dans son style et dans sa conduite. ses yeux, il est seul vertueux et ses adversaires sont des sclrats. En consquence, il doit les supprimer. Achvement de ce caractre. Perte du sens commun et perversion du sens moral.

Dans cette socit dissoute o les passions populaires sont la seule force effective, lempire est au parti qui saura les flatter pour sen servir. Par suite, ct du gouvernement lgal qui ne peut ni les rprimer ni les satisfaire, il se forme un gouvernement illgal qui les autorise, les excite et les conduit. mesure que le premier se dcompose et saffaisse, le second saffermit et sorganise, jusqu ce quenfin, devenu lgal son tour, il prenne la place du premier.

I

@Ds lorigine, pour justifier toute explosion et tout attentat populaire, une thorie sest rencontre, non pas improvise, surajoute, superficielle, mais profondment enfonce dans la pense publique, nourrie par le long travail de la philosophie antrieure, sorte de racine vivace et persistante sur laquelle le nouvel arbre constitutionnel a vgt: cest le dogme de la souverainet du peuple. Pris la lettre, il signifie que le gouvernement est moins quun commis, un domestique. Cest nous qui lavons institu, et, aprs comme avant son institution, nous restons ses matres. Entre nous et lui, point de contrat indfini ou du moins durable qui ne puisse tre annul que par un consentement mutuel ou par linfidlit dune des deux parties. Quel quil soit et quoi quil fasse, nous ne sommes tenus rien envers lui, il est tenu tout envers nous; nous sommes toujours libres de modifier, limiter, reprendre, quand il nous plaira, le pouvoir dont nous lavons fait dpositaire. Par un titre de proprit primordiale et inalinable, la chose publique est nous, nous seuls, et, si nous la remettons entre ses mains, cest la faon des rois qui dlguent provisoirement leur autorit un ministre; celui-ci est toujours tent dabuser, nous de le surveiller, de lavertir, de le gourmander, de le rprimer, et, au besoin, de le chasser. Surtout, prenons garde aux ruses et aux manuvres par lesquelles, sous prtexte de tranquillit publique, il voudrait nous lier les mains. Une loi suprieure toutes les lois quil pourra fabriquer lui interdit de porter atteinte notre souverainet, et il y porte atteinte lorsquil entreprend den prvenir, gner ou empcher lexercice. LAssemble, mme constituante, usurpe quand elle traite le peuple en roi fainant, quand elle le soumet des lois quil na pas ratifies, quand elle ne lui permet dagir que par ses mandataires; il faut quil puisse agir lui-mme et directement, sassembler, dlibrer sur les affaires publiques, discuter, contrler, blmer les actes de ses lus, peser sur eux par ses motions, redresser leurs erreurs par son bon sens, suppler leur mollesse par son nergie, mettre la main avec eux au gouvernail, parfois les en carter, les jeter violemment par-dessus le bord, et sauver le navire quils conduisent sur un cueil.

Effectivement, telle est la doctrine du parti populaire; au 14 juillet 1789, aux 5 et 6 octobre, il la mise en pratique, et, dans les clubs, dans les journaux, dans lAssemble, Loustalot, Camille Desmoulins, Frron, Danton, Marat, Ption, Robespierre ne cessent point de la proclamer. Selon eux, local ou central, partout le gouvernement empite. quoi nous sert-il davoir renvers un despotisme, si nous en instituons un autre? Nous ne subissons plus laristocratie des privilgis, mais nous subissons laristocratie de nos mandataires. Paris dj, le corps des citoyens nest plus rien, la municipalit est tout. Elle attente nos droits imprescriptibles quand elle refuse un district la facult de rvoquer volont les cinq lus qui le reprsentent lHtel de Ville, quand elle fait des rglements sans les soumettre la sanction des lecteurs, quand elle empche les citoyens de sassembler o bon leur semble, quand elle trouble les clubs en plein vent du Palais-Royal; Le patrouillotisme en chasse le patriotisme et le maire Bailly qui se donne une livre, qui sapplique 110000 livres de traitement, qui distribue des brevets de capitaine, qui impose aux colporteurs lobligation davoir une plaque, et aux journaux lobligation de porter une signature, est non seulement un tyran, mais un concussionnaire, un voleur, et un criminel de lse-nation. Des usurpations pires sont commises par lAssemble nationale. Prter serment la Constitution, comme elle vient de le faire, nous imposer son uvre, nous la faire jurer, sans tenir compte de notre droit suprieur, sans rserver notre ratification expresse, cest mconnatre notre souverainet, cest se jouer de la majest nationale, cest substituer la volont du peuple la volont de douze cents personnes: nos reprsentants nous ont manqu de respect. Ce nest pas la premire fois, et ce ne sera pas la dernire. En mainte occasion, ils ont excd leur mandat; ils dsarment, billonnent ou mutilent leur souverain lgitime; ils font, au nom du peuple, des dcrets contre le peuple. Telle est leur loi martiale, imagine pour touffer linsurrection des citoyens, cest--dire la seule ressource qui nous reste contre les conspirateurs, les accapareurs et les tratres. Tel est le dcret qui interdit toute affiche ou ptition collective, dcret nul et de toute nullit et qui constitue le plus affreux attentat aux droits de la nation. Telle est surtout la loi lectorale, qui, exigeant des lecteurs un petit cens et des ligibles un cens plus fort, consacre laristocratie des riches. Les pauvres, exclus par le dcret, doivent le considrer comme non avenu, se faire inscrire dautorit et voter sans scrupule; car le droit naturel prime le droit crit, et les millions de citoyens quon vient de dpouiller injustement de leur vote nauraient exerc que de justes reprsailles Si, au sortir de la sance, ils avaient pris au collet les chefs de la majorit usurpatrice en leur disant: Vous venez de nous retrancher de la socit parce que vous tiez les plus forts dans la salle; nous vous retranchons votre tour du nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue. Vous nous avez tus civilement; nous vous tuons physiquement.Aussi bien, ce point de vue, toute meute devient lgitime. Robespierre, la tribune, excuse les jacqueries, refuse dappeler brigands les incendiaires des chteaux, justifie les insurgs de Soissons, de Nancy, dAvignon, des colonies. propos des deux pendus de Douai, Desmoulins remarque quils lont t par le peuple et par les soldats runis: Ds lors, je le dis sans crainte de me tromper, ils avaient lgitim linsurrection; ils taient coupables, et lon a bien fait de les pendre. Non seulement les meneurs du parti excusent les assassinats, mais encore ils les provoquent. Desmoulins, en sa qualit de procureur gnral de la Lanterne, rclame, dans chacun des quatre-vingt-trois dpartements, la descente comminatoire dune lanterne au moins, et Marat, dans son journal, au nom des principes, sonne incessamment le tocsin. Lorsque le salut public est en danger, cest au peuple retirer le pouvoir des mains auxquelles il la confi... Renfermez lAutrichienne et son beau-frre.... Saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis, mettez-les aux fers, assurez-vous du chef de la municipalit et des lieutenants du maire; gardez vue le gnral, arrtez ltat-major.... Lhritier du trne na pas le droit de dner lorsque vous manquez de pain. Rassemblez-vous en corps darme; prsentez-vous lAssemble nationale, et demandez qu linstant on vous assigne de quoi subsister sur les biens nationaux.... Demandez que la contribution patriotique soit applique faire un sort aux indigents du royaume. Si lon vous refuse, joignez-vous larme, partagez-vous les terres et les richesses des sclrats qui ont enfoui leur or, pour vous rduire par la faim rentrer sous le joug.... Voici le moment de faire tomber les ttes des ministres et de leurs subalternes, de La Fayette, de tous les sclrats de ltat-major, de tous les commandants antipatriotes des bataillons, de Bailly, de tous les municipaux contre-rvolutionnaires, de tous les tratres de lAssemble nationale. la vrit, parmi les gens un peu clairs, Marat passe encore pour un exagr, pour un furieux. Pourtant, tel est le dernier mot de la thorie: dans la maison politique, au-dessus des pouvoirs dlgus, rguliers et lgaux, elle installe un pouvoir anonyme, imbcile et terrible, dont larbitraire est absolu, dont linitiative est continue, dont lintervention est meurtrire: cest le peuple, sultan souponneux et froce, qui, aprs avoir nomm ses vizirs, garde toujours ses mains libres pour les conduire, et son sabre tout affil pour leur couper le cou.

II

@Quun spculatif, dans son cabinet, ait fabriqu cette thorie, cela se comprend: le papier souffre tout, et des hommes abstraits, des simulacres vides, des marionnettes philosophiques comme celles quil invente, se prtent toute combinaison. Quun maniaque, dans sa cave, adopte et prche cette thorie, cela sexplique aussi: il est obsd de fantmes, il vit hors du monde rel, et dailleurs, dans cette dmocratie incessamment souleve, cest lui, lternel dnonciateur, le provocateur de toute meute, linstigateur de tout meurtre, qui, sous le nom dami du peuple, devient larbitre de toute vie et le vritable souverain. Quun peuple, surcharg dimpts, misrable, affam, endoctrin par des dclamateurs et par des sophistes, ait acclam et pratiqu cette thorie, cela se comprend encore: dans lextrme souffrance, on fait arme de tout, et, pour lopprim, une doctrine est vraie quand elle aide se dlivrer de loppression. Mais que des politiques, des lgislateurs, des hommes dtat, finalement des ministres et des chefs de gouvernement se soient attachs cette thorie, quils laient embrasse plus troitement mesure quelle devenait plus destructive, que tous les jours, pendant trois ans, ils aient vu lordre social crouler sous ses coups, pice pice, et naient jamais reconnu en elle linstrument de tant de ruines; que, sous les clarts de lexprience la plus dsastreuse, au lieu davouer sa malfaisance, ils aient glorifi ses bienfaits; que plusieurs dentre eux, tout un parti, une assemble presque entire, laient vnre comme un dogme et laient applique jusquau bout avec lenthousiasme et la raideur de la foi; que, pousss par elle dans un couloir troit qui se rtrcissait toujours davantage, ils aient march toujours en avant en scrasant les uns les autres; quarrivs au terme, dans le temple imaginaire de leur libert prtendue, ils se soient trouvs dans un abattoir; que, dans lenceinte de cette boucherie nationale, ils aient t tour tour les assommeurs et le btail; que, sur leurs maximes de libert universelle et parfaite, ils aient install un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil celui de lInquisition, des hcatombes humaines semblables celles de lancien Mexique; quau milieu de leurs prisons et de leurs chafauds, ils naient jamais cess de croire leur bon droit, leur humanit, leur vertu, et que, dans leur chute, ils se soient considrs comme des martyrs; cela, certes, est trange: une telle aberration desprit et un tel excs dorgueil ne se rencontrent gure, et, pour les produire, il a fallu un concours de circonstances qui ne se sont assembles quune seule fois.

Pourtant, ni lamour-propre exagr ni le raisonnement dogmatique ne sont rares dans lespce humaine. En tout pays, ces deux racines de lesprit jacobin subsistent indestructibles et souterraines. Partout elles sont comprimes par la socit tablie. Partout elles tchent de desceller la vieille assise historique qui pse sur elles de tout son poids. Aujourdhui comme autrefois, dans des mansardes dtudiants et dans des garnis de bohmes, dans des cabinets dserts de mdecins sans clients et davocats sans causes, il y a des Brissot, des Danton, des Marat, des Robespierre, des Saint-Just en germe; mais, faute dair et de place au soleil, ils nclosent pas. vingt ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froisse en mme temps que son orgueil. En premier lieu, quelle que soit la socit dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison pure: car ce nest pas un lgislateur philosophe qui la construite daprs un principe simple; ce sont des gnrations successives qui lont arrange daprs leurs besoins multiples et changeants. Elle nest pas luvre de la logique, mais de lhistoire, et le raisonneur dbutant lve les paules laspect de cette vieille btisse dont lassise est arbitraire, dont larchitecture est incohrente, et dont les raccommodages sont apparents. En second lieu, si parfaites que soient les institutions, les lois et les murs, comme elles lont prcd, il ne les a point consenties; dautres, ses prdcesseurs, ont choisi pour lui, et lont enferm davance dans la forme morale, politique et sociale qui leur a plu. Peu importe si elle lui dplat; il faut quil la subisse, et que, comme un cheval attel, il marche entre deux brancards sous le harnais quon lui a mis. Dailleurs, quelle que soit lorganisation, comme, par essence, elle est une hirarchie, presque toujours il y est et il y restera subalterne, soldat, caporal ou sergent. Mme sous le rgime le plus libral et l o les premiers grades sont accessibles tous, pour cinq ou six hommes qui priment ou commandent, il y en a cent mille qui sont prims ou commands, et lon a beau dire chaque conscrit quil a dans son sac le bton de marchal de France, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il dcouvre trs vite, aprs avoir fouill le sac, que le bton ny est pas. Rien dtonnant sil est tent de regimber contre des cadres qui, bon gr mal gr, lenrgimentent, et dans lesquels la subordination sera son lot. Rien dtonnant si, au sortir de la tradition, il adopte la thorie qui soumet ces cadres son arbitraire et lui confre toute autorit sur ses suprieurs. Dautant plus quil ny a pas de doctrine plus simple et mieux approprie son inexprience; elle est la seule quil puisse comprendre et manier du premier coup: de l vient que la plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur chemin faire, sont plus ou moins Jacobins au sortir du collge; cest une maladie de croissance. Dans les socits bien constitues, la maladie est bnigne et gurit vite. Ltablissement public tant solide et soigneusement gard, les mcontents dcouvrent promptement quils sont trop faibles pour lbranler, et qu combattre ses gardiens ils ne gagneront que des coups. Eux-mmes, aprs avoir murmur, ils y entrent par une porte ou par une autre, se font leur place, en jouissent ou sy rsignent. la fin, par imitation, par habitude, par calcul, ils se trouvent enrls de cur dans la garnison qui, en protgeant lintrt public, protge par contre-coup, leur intrt priv. Presque toujours au bout de dix ans, un jeune homme a pris son rang dans la file et y avance pas pas dans son compartiment, quil ne songe plus casser sous lil du sergent de ville, quil ne songe plus maudire. Sergents de ville et compartiments, parfois mme il les juge utiles et, considrant les millions dindividus qui se heurtent pour gravir plus vite lescalier social, il parvient comprendre que la pire des calamits serait le manque de barrires et de gardiens. Ici, les barrires vermoulues ont craqu toutes la fois, et les gardiens, dbonnaires, incapables, effars, ont laiss tout faire. Aussitt la socit, dissoute, est devenue un ple-mle, une cohue qui sagite et crie, chacun poussant, pouss, tous exalts dabord et se flicitant davoir enfin leurs coudes franches, tous exigeant que les nouvelles barrires soient aussi fragiles, et les nouveaux gardiens aussi dbiles, aussi dsarms, aussi inertes quil se pourra. Cest ce que lon a fait et, par une consquence naturelle, les gens qui taient aux premires places ont t relgus aux dernires; beaucoup ont t assomms dans la bagarre et, dans le dsordre permanent quon appelle lordre dfinitif, les talons rouges, les escarpins continuent tre crass par les gros souliers et les sabots. prsent lesprit dogmatique et lamour-propre intemprant peuvent se donner carrire: il ny a plus dtablissement ancien qui leur impose, ni de force physique qui les rprime. Au contraire, par ses dclarations thoriques et par ses applications pratiques, la Constitution nouvelle les invite staler. Car, dune part, en droit, elle se dit fonde sur la raison pure et dbute par une enfilade de dogmes abstraits desquels elle prtend dduire rigoureusement ses prescriptions positives: cest soumettre toutes les lois au bavardage des raisonneurs qui vont les interprter et les violer daprs les principes. Dautre part, en fait, elle livre tous les pouvoirs llection et confre aux clubs le contrle des autorits: cest offrir une prime la prsomption des ambitieux qui se mettent en avant parce quils se croient capables et qui diffament leurs gouvernants pour les remplacer. Tout rgime est un milieu qui opre sur les plantes humaines pour en dvelopper quelques espces et en tioler dautres. Celui-ci est le meilleur pour faire pousser et pulluler le politique de caf, le harangueur de club, le motionnaire de carrefour, linsurg de place publique, le dictateur de comit, bref le rvolutionnaire et le tyran. Dans cette serre chaude, la chimre et loutrecuidance vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les cerveaux ardents y deviendront des cerveaux brls.

Suivons leffet de cette temprature excessive et malsaine sur les imaginations et les ambitions. La vieille btisse est bas; la nouvelle nest pas assise; il sagit de refaire la socit de fond en comble; tous les hommes de bonne volont sont appels luvre, et comme, pour tracer le plan, il suffit dappliquer un principe simple, le premier venu peut en venir bout. Ds lors, aux assembles de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les brochures, dans toute cervelle aventureuse et prcipite, le rve politique fourmille. Pas un commis marchand form par la lecture de lHlose, point de matre dcole ayant traduit dix pages de Tite Live, point dartiste ayant feuillet Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une Constitution.... Comme rien noffre moins dobstacles que de perfectionner limaginaire, tous les esprits remuants se rpandent et sagitent dans ce monde idal. On commence par la curiosit, on finit par lenthousiasme. Le vulgaire court cet essai, comme lavare une opration de magie qui lui promet des trsors, et, dans cette fascination purile, chacun espre rencontrer la fois ce quon na jamais vu, mme sous les plus libres gouvernements, la perfection immuable, la fraternit universelle, la puissance; dacqurir tout ce qui nous manque et de ne composer sa vie que de jouissances. Cen est dj une, et trs vive, que de spculer ainsi; on plane dans les espaces: au moyen de huit ou dix phrases toutes faites, grce lun de ces catchismes de six sous qui courent par milliers dans les campagnes et dans les faubourgs, un procureur de village, un commis de barrire, un contrleur de contre-marques, un sergent de chambre, se trouve lgislateur et philosophe; il juge Malouet, Mirabeau, les ministres, le roi, lAssemble, lEglise, les cabinets trangers, la France et lEurope. Par suite, sur ces hautes matires qui lui semblaient pour toujours interdites, il fait des motions, il lit des adresses, il harangue, il est applaudi, il sadmire de raisonner si bien et avec de si grands mots. prsent, cest un emploi, une gloire et un profit que de prorer sur des questions quon nentend pas. On parle plus en un jour, dit un tmoin oculaire, dans une section de Paris que dans toutes les assembles politiques de la Suisse pendant lanne entire. Un Anglais tudierait six mois ce que nous dcidons en un quart dheure, et partout, dans les htels de ville, aux socits populaires, aux assembles de section, dans les cabarets, dans les promenades publiques, au coin des rues, la vanit installe une tribune pour le verbiage. Quon examine lincalculable activit dune semblable machine chez une nation loquace o la fureur dtre quelque chose domine sur toutes les autres affections; o la vanit a plus de faces quil ne brille dtoiles au firmament; o les rputations ne cotaient dj que la peine de rpter souvent quon les mritait; o la socit se trouvait partage entre les tres mdiocres et leurs prneurs qui les divinisaient; o si peu de gens sont contents de leur situation; o le marchand du coin est plus glorieux de son paulette que le grand Cond ne ltait de son bton de commandement; o lon sagite perptuellement sans moyens comme sans objet; o, du frotteur au dramaturge, de lacadmicien linnocent qui barbouille la feuille du soir, du courtisan bel esprit son laquais philosophe, chacun refait Montesquieu avec la suffisance dun enfant qui se croit savant en commenant lire; o lamour-propre de la dispute, de lergoterie et du sophisme a tu toute conversation sense; o lon ne parle que pour enseigner, sans se douter quil faut se taire pour apprendre; o les triomphes de quelques fous ont fait sortir de leurs loges tous les cerveaux timbrs; o, lorsquon a combin deux sottises daprs un livre quon na pas compris, on se donne des principes: o les escrocs parlent de morale, les femmes perdues de civisme, et les plus infmes des humains de la dignit de lespce humaine; o le valet affranchi dun grand seigneur sappelle Brutus! Effectivement, il est Brutus ses propres yeux; loccasion, il le sera tout fait, surtout contre son dernier matre: ce nest quun coup de pique donner. En attendant quil fasse les actions du rle, il en dit les paroles, il schauffe par ses tirades; la place de son bon sens, il na plus que les morts ronflants du jargon rvolutionnaire, et la dclamation, achevant luvre de lutopie, allge son cerveau de son dernier lest.

Ce ne sont pas seulement les ides que le nouveau rgime a dranges, ce sont aussi les sentiments quil drgle. Du chteau de Versailles et de lantichambre des courtisans, lautorit a pass, sans intermdiaire et sans contre-poids, dans les mains des proltaires et de leurs flatteurs. Brusquement tout le personnel de lancien gouvernement a t cart; brusquement llection universelle en a install un autre, et les places nont point t donnes la capacit, lanciennet, lexprience, mais la suffisance, lintrigue et lexagration. Non seulement les droits lgaux ont t nivels, mais les rangs naturels ont t transposs; lchelle sociale, renverse, a t replante le bas en haut, et le premier effet de la rgnration promise a t de substituer, dans la gestion des affaires publiques, des avocats aux magistrats, des bourgeois aux ministres dtat, des ci-devant roturiers aux ci-devant nobles, des citoyens des soldats, des soldats des officiers, des officiers des gnraux, des curs des vques, des vicaires des curs, des moines des vicaires, des agioteurs des financiers, des empiriques des administrateurs, des journalistes des publicistes, des rhteurs des lgislateurs, et des pauvres des riches. A ce spectacle, toutes les convoitises se sont redresses. La profusion des places offertes et des vacances attendues a irrit la soif du commandement, tendu lamour-propre, et enflamm lesprance chez les hommes les plus ineptes. Une farouche et grossire prsomption a dlivr le sot et lignorant du sentiment de leur nullit. Ils se sont crus capables de tout, parce que la loi accordait les fonctions publiques la seule capacit. Chacun a pu entrevoir une perspective dambition: le soldat na plus song qu dplacer lofficier, lofficier qu devenir gnral, le commis qu supplanter ladministrateur en chef, lavocat dhier qu se vtir de la pourpre, le cur qu devenir vque, le lettr le plus frivole qu sasseoir sur le banc des lgislateurs. Les places, les tats, vacants pour la nomination de tant de parvenus, ont offert leur tour une vaste carrire aux classes infrieures. Ainsi, de proche en proche, par le dplacement des conditions, sest opr lbranlement des mes. Ainsi lon a transform la France en une table de joueurs, o, avec loffrande du citoyen actif, avec du pariage, de laudace et une tte effervescente, lambitieux le plus subalterne a jet ses ds.... Voyant sortir du nant un fonctionnaire public, quel est le dcrotteur dont lme nait pas t remue dmulation? Il na qu se pousser et jouer des coudes pour prendre son billet dans cette immense loterie de fortunes populaires, davancements sans titres, de succs sans talents, dapothoses sans vertus, demplois infinis distribus par le peuple en masse et reus par le peuple en dtail. Tous les charlatans politiques y sont accourus, au premier rang ceux qui, tant sincres, croient la vertu de leur drogue, et ont besoin du pouvoir pour imposer leur recette au public. Puisquils sont des sauveurs, toutes les places leur sont dues, et notamment les plus hautes. Par conscience et philanthropie, ils les assigent; au besoin, ils les prendront dassaut, ils les garderont de force, et, de gr ou de force, ils administreront leur panace au genre humain.

III

@Ce sont l nos Jacobins: ils naissent dans la dcomposition sociale, ainsi que des champignons dans un terreau qui fermente. Considrons leur structure intime: ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il ny a qu suivre leur dogme fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu la couche psychologique o lquilibre normal des facults et des sentiments sest renvers.

Lorsquun homme dtat qui nest pas tout fait indigne de ce grand nom rencontre sur son chemin un principe abstrait, par exemple celui de la souverainet du peuple, sil ladmet, cest comme tout principe, sous bnfice dinventaire. cet effet, il commence par se le figurer tout appliqu et en exercice. Pour cela, daprs ses souvenirs propres et daprs tous les renseignements quil peut rassembler, il imagine tel village, tel bourg, telle ville moyenne, au nord, au sud, au centre du pays pour lequel il fait des lois. Puis, du mieux quil peut, il se figure les habitants en train dagir daprs le principe, cest--dire votant, montant leur garde, percevant leurs impts et grant leurs affaires. De ces dix ou douze groupes quil a pratiqus et quil prend pour spcimens, il conclut par analogie aux autres et tout le territoire. videmment, lopration est difficile et chanceuse: pour tre peu prs exacte, elle requiert un rare talent dobservation et, chacun de ses pas, un tact exquis: car il sagit de calculer juste avec des quantits imparfaitement perues et imparfaitement notes. Lorsquun politique y parvient, cest par une divination dlicate qui est le fruit de lexprience consomme jointe au gnie. Encore navance-t-il que bride en main dans son innovation ou dans sa rforme; presque toujours, il essaye; il napplique sa loi que par portions, graduellement, provisoirement; il en veut constater leffet; il est toujours prt corriger, suspendre, attnuer son uvre, daprs le bon ou le mauvais succs de lpreuve, et ltat de la matire humaine quil manie ne se rvle son esprit, mme suprieur, que par une succession de ttonnements. Tout au rebours le Jacobin. Son principe est un axiome de gomtrie politique qui porte en soi sa propre preuve; car, comme les axiomes de la gomtrie ordinaire, il est form par la combinaison de quelques ides simples, et son vidence simpose du premier coup tout esprit qui pense ensemble les deux termes dont il est lassemblage. Lhomme en gnral, les droits de lhomme, le contrat social, la libert, lgalit, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voil ces notions lmentaires: prcises ou non, elles remplissent le cerveau du nouveau sectaire; souvent elles ny sont que des mots grandioses et vagues mais il nimporte. Ds quelles se sont assembles en lui, elles deviennent pour lui un axiome quil applique linstant, tout entier, en toute occasion et outrance. Des hommes rels, nul souci: il ne les voit pas; il na pas besoin de les voir; les yeux clos, il impose son moule la matire humaine quil ptrit; jamais il ne songe se figurer davance cette matire multiple, ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curs, des nobles contemporains, leur charrue, dans leur garni, leur bureau, dans leur presbytre, dans leur htel, avec leurs croyances invtres, leurs inclinations persistantes, leurs volonts effectives. Rien de tout cela ne peut entrer ni se loger dans son esprit; les avenues en sont bouches par le principe abstrait qui sy tale et prend pour lui seul toute la place. Si, par le canal des oreilles ou des yeux, lexprience prsente y enfonce de force quelque vrit importune, elle ny peut subsister; toute criante et saignante quelle soit, il lexpulse; au besoin, il la tord et ltrangle, titre de calomniatrice, parce quelle dment un principe indiscutable et vrai par soi. Manifestement, un pareil esprit nest pas sain: des deux facults qui devraient tirer galement et ensemble, lune est atrophie, lautre hypertrophie; le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Tout charg dun ct et tout vide de lautre, il verse violemment du ct o il penche, et telle est bien lincurable infirmit de lesprit jacobin.

Considrez, en effet, les monuments authentiques de sa pense, le journal des Amis de la Constitution, les gazettes de Loustalot, Desmoulins, Brissot, Condorcet, Frron et Marat, les opuscules et les discours de Robespierre et Saint-Just, les dbats de la Lgislative et de la Convention, les harangues, adresses et rapports des Girondins et des Montagnards, ou, pour abrger, les quarante volumes dextraits compils par Buchez et Roux. Jamais on na tant parl pour si peu dire; p.574 le verbiage creux et lemphase ronflante y noient toute vrit sous leur monotonie et sous leur enflure. cet gard, une exprience est dcisive: dans cet interminable fatras, lhistorien qui cherche des renseignements prcis ne trouve presque rien glaner; il a beau en lire des kilomtres: peine sil y rencontre un fait, un dtail instructif, un document qui voque devant ses yeux une physionomie individuelle, qui lui montre les sentiments vrais dun villageois ou dun gentilhomme, qui lui peigne au vif lintrieur dun htel de ville ou dune caserne, une municipalit ou une meute. Pour dmler les quinze ou vingt types et situations qui rsument lhistoire du temps, il nous a fallu et il nous faudra les chercher ailleurs, dans les correspondances des administrations locales, dans les procs-verbaux des tribunaux criminels, dans les rapports confidentiels de police, dans les descriptions des trangers, qui, prpars par une ducation contraire, traversent les mots pour aller jusquaux choses et aperoivent la France par del le Contrat social. Toute cette France vivante, la tragdie immense que vingt-six millions de personnages jouent sur une scne de vingt-six mille lieues carres, chappe au Jacobin; il ny a, dans ses crits comme dans sa tte, que des gnralits sans substance, celles quon a cites tout lheure; elles sy droulent par un jeu didologie, parfois en trame serre, lorsque lcrivain est un raisonneur de profession comme Condorcet, le plus souvent en fils entortills et mal nous, en mailles lches et dcousues, lorsque le discoureur est un politique improvis ou un apprenti philosophe comme les dputs ordinaires et les harangueurs de club. Cest une scolastique de pdants dbite avec une emphase dnergumnes. Tout son vocabulaire consiste en une centaine de mots, et toutes les ides sy ramnent une seule, celle de lhomme en soi: des units humaines, toutes pareilles, gales, indpendantes et qui pour la premire fois contractent ensemble, voil leur conception de la socit. Il ny en a pas de plus courte, puisque, pour la former, il a fallu rduire lhomme un minimum; jamais cerveaux politiques ne se sont desschs ce degr et de parti pris. Car cest par systme et pour simplifier quils sappauvrissent. En cela, ils suivent le procd du sicle et les traces de Jean-Jacques Rousseau: leur cadre mental est le moule classique, et ce moule, dj troit chez les derniers philosophes, sest encore triqu chez eux, durci et racorni jusqu lexcs. cet gard, Condorcet parmi les Girondins, Robespierre parmi les Montagnards, tous les deux purs dogmatiques et simples logiciens, sont les meilleurs reprsentants du type, celui-ci au plus haut point et avec une perfection de strilit intellectuelle qui na pas t surpasse. Sans contredit, lorsquil sagit de faire des lois durables, cest--dire dapproprier la machine sociale aux caractres, aux conditions, aux circonstances, un pareil esprit est le plus impuissant et le plus malfaisant de tous; car, par structure, il est myope; dailleurs, interpos entre ses yeux et les objets, son code daxiomes lui ferme lhorizon: au del de sa coterie et de son club, il ne distingue rien, et, dans cet au-del confus, il loge les idoles creuses de son utopie. Mais, lorsquil sagit de prendre dassaut le pouvoir ou dexercer arbitrairement la dictature, sa raideur mcanique le sert, au lieu de lui nuire. Il nest pas ralenti et embarrass, comme lhomme dtat, par lobligation de senqurir, de tenir compte des prcdents, de compulser les statistiques, de calculer et de suivre davance, en vingt directions, les contre-coups prochains et lointains de son uvre, au contact des intrts, des habitudes et des passions des diverses classes. Tout cela est maintenant surann, superflu: le Jacobin sait tout de suite quel est le gouvernement lgitime et quelles sont les bonnes lois; pour btir comme pour dtruire, son procd rectiligne est le plus prompt et le plus nergique. Car, sil faut de longues rflexions pour dmler ce qui convient aux vingt-six millions de Franais vivants, il ne faut quun coup dil pour savoir ce que veulent les hommes abstraits de la thorie. En effet la thorie les a tous taills sur le mme patron et na laiss en eux quune volont lmentaire; par dfinition, lautomate philosophique veut la libert, lgalit, la souverainet du peuple, le maintien des Droits de lhomme, lobservation du Contrat social. Cela suffit: dsormais on connat la volont du peuple, et on la connat davance; par suite, on peut agir sans consulter les citoyens; on nest pas tenu dattendre leur vote. En tout cas, leur ratification est certaine; si par hasard elle manquait, ce serait de leur part ignorance, mprise ou malice, et alors leur rponse mriterait dtre considre comme nulle; aussi, par prcaution et pour leur viter la mauvaise, on fera bien de leur dicter la bonne. En cela, le Jacobin pourra tre de trs bonne foi: car les hommes dont il revendique les droits ne sont pas les Franais de chair et dos que lon rencontre dans la campagne ou dans les rues, mais les hommes en gnral, tels quils doivent tre au sortir des mains de la Nature ou des enseignements de la Raison. Point de scrupule lendroit des premiers: ils sont infatus de prjugs, et leur opinion nest quun radotage. lendroit des seconds, cest linverse; pour les effigies vaines de sa thorie, pour les fantmes de sa cervelle raisonnante, le Jacobin est plein de respect, et toujours il sinclinera devant la rponse quil leur prte; ses yeux, ils sont plus rels que les hommes vivants, et leur suffrage est le seul dont il tienne compte. Aussi bien, mettre les choses au pis, il na contre lui que les rpugnances momentanes dune gnration aveugle. En revanche, il a pour lui lapprobation de lhumanit prise en soi, de la postrit rgnre par ses actes, des hommes redevenus, grce lui, ce que jamais ils nauraient d cesser dtre. Cest pourquoi, bien loin de se considrer comme un usurpateur et un tyran, il senvisagera comme un librateur, comme le mandataire naturel du vritable peuple, comme lexcuteur autoris de la volont gnrale; il marchera avec scurit dans le cortge que lui fait ce peuple imaginaire; les millions de volonts mtaphysiques quil a fabriques limage de la sienne le soutiendront de leur assentiment unanime, et il projettera dans le dehors, comme un chur dacclamations triomphales, lcho intrieur de sa propre voix.

IV

@Lorsquune doctrine sduit les hommes, cest moins par le sophisme quelle leur prsente que par les promesses quelle leur fait; elle a plus de prise sur leur sensibilit que sur leur intelligence; car, si le cur est parfois la dupe de lesprit, lesprit bien plus souvent est la dupe du cur. Un systme ne nous agre point parce que nous le jugeons vrai, mais nous le jugeons vrai parce quil nous agre, et le fanatisme politique ou religieux, quel que soit le canal thologique ou philosophique dans lequel il coule, a toujours pour source principale un besoin avide, une passion secrte, une accumulation de dsirs profonds et puissants auxquels la thorie ouvre un dbouch. Dans le Jacobin, comme dans le puritain, il y a une source de cette espce. Ce qui la nourrit chez le puritain, ce sont les anxits de la conscience alarme qui, se figurant la justice parfaite, devient rigoriste et multiplie les commandements quelle croit donns par Dieu; si on la contraint dy manquer, elle se rvolte, et, pour les imposer autrui, elle est imprieuse jusquau despotisme. Mais sa premire uvre, tout intrieure, est la rpression de soi par soi-mme, et, avant dtre politique, elle est morale. Au contraire, chez le Jacobin, la premire injonction nest pas morale, mais politique; ce ne sont pas ses devoirs, mais ses droits quil exagre, et sa doctrine, au lieu dtre un aiguillon pour la conscience, est une flatterie pour lorgueil. Si norme et si insatiable que soit lamour-propre humain, cette fois il est assouvi; car jamais on ne lui a offert une si prodigieuse pture. Ne cherchez pas dans le programme de la secte les prrogatives limites quun homme fier revendique au nom du juste respect quil se doit lui-mme, cest--dire les droits civils complets avec le cortge des liberts politiques qui leur servent de sentinelles et de gardiennes, la sret des biens et de la vie, la fixit de la loi, lindpendance des tribunaux, lgalit des citoyens devant la justice et sous limpt, labolition des privilges et de larbitraire, llection des dputs et la disposition de la bourse publique, bref les prcieuses garanties qui font de chaque citoyen un souverain inviolable dans son domaine restreint, qui dfendent sa personne et sa proprit contre toute oppression ou exaction publique ou prive, qui le maintiennent tranquille et debout en face de ses concurrents et de ses adversaires, debout et respectueux en face de ses magistrats et de ltat lui-mme. Des Malouet, des Mounier, des Mallet du Pan, des partisans de la constitution anglaise et de la monarchie parlementaire peuvent se contenter dun si mince cadeau: mais la thorie en fait bon march, et au besoin marchera dessus comme sur une poussire vile. Ce nest pas lindpendance et la scurit de la vie prive quelle promet, ce nest pas le droit de voter tous les deux ans, une simple influence, un contrle indirect, born, intermittent de la chose publique; cest la domination politique, savoir la proprit pleine et entire de la France et des Franais. Nul doute sur ce point: selon les propres termes de Rousseau, le Contrat social exige lalination totale de chaque associ avec tous ses droits la communaut, chacun se donnant tout entier, tel quil se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens quil possde font partie, tellement que ltat, matre reconnu, non seulement de toutes les fortunes, mais aussi de tous les corps et de toutes les mes, peut lgitimement imposer de force ses membres lducation, le culte, la foi, les opinions, les sympathies qui lui conviennent. Or chaque homme, par cela seul quil est homme, est de droit membre de ce souverain despotique. Ainsi, quelles que soient ma condition, mon incomptence, mon ignorance et la nullit du rle dans lequel jai toujours langui, jai plein pouvoir sur les biens, les vies, les consciences de vingt-six millions de Franais, et, pour ma quote-part, je suis tsar et pape. Mais je le suis bien plus que pour ma quote-part si jadhre la doctrine. Car cette royaut quelle me dcerne, elle ne la confre qu ceux qui, comme moi, signent le contrat social tout entier; tous les autres, par cela seul quils en ont rejet quelque clause, encourent la dchance; on nest pas admis aux bnfices dun pacte, lorsquon en rpudie les conditions. Bien mieux, comme celui-ci, institu par le droit naturel, est obligatoire, quiconque le rejette ou sen retire est, par cela mme, un sclrat, un malfaiteur public, un ennemi du peuple. Jadis il y avait des crimes de lse-majest royale; maintenant il y a des crimes de lse-majest populaire, et on les commet lorsque, par action, parole ou pense, on dnie ou lon conteste au peuple une parcelle quelconque de lautorit plus que royale qui lui appartient. Ainsi le dogme qui proclame la souverainet du peuple aboutit en fait la dictature de quelques-uns et la proscription des autres. On est hors de la loi quand on est hors de la secte. Cest nous, les cinq ou six mille Jacobins de Paris, qui sommes le monarque lgitime, le pontife infaillible, et malheur aux rcalcitrants ou aux tides, gouvernement, particuliers, clerg, noblesse, riches, ngociants, indiffrents, qui, par la persistance de leur opposition ou par lincertitude de leur obissance, oseront rvoquer en doute notre indubitable droit!

Une une, ces consquences vont se produire la lumire, et visiblement, quel que soit lappareil logique qui les droule, jamais, moins dun orgueil dmesur, un particulier ordinaire ne peut les adopter jusquau bout. Il lui faut une bien haute opinion de soi pour se croire souverain autrement que par son vote, pour manier les affaires publiques sans plus de scrupule que ses affaires prives, pour y intervenir directement et de force, pour sriger, lui et sa coterie, en guide, en censeur, en gouverneur de son gouvernement, pour se persuader quavec la mdiocrit de son ducation et de son esprit, avec ses quatre bribes de latin et ses lectures de cabinet littraire, avec ses informations de caf et de gazette, avec son exprience de conseil municipal et de club, il est capable de trancher net des questions immenses et compliques que les hommes suprieurs et spciaux abordent en hsitant. Au commencement, cette outrecuidance ntait en lui quun germe, et, en temps ordinaire, faute de nourriture, elle serait reste ltat de moisissure rampante ou davorton dessch. Mais le cur ne sait pas les tranges semences quil porte en lui-mme: telle de ces graines, faible et inoffensive daspect, na qu rencontrer lair et laliment pour devenir une excroissance vnneuse et une vgtation colossale. Avocat, procureur, chirurgien, journaliste, cur, artiste ou lettr de troisime et quatrime ordre, le Jacobin ressemble un ptre qui, tout dun coup, dans un recoin de sa chaumire, dcouvrirait des parchemins qui lappellent la couronne. Quel contraste entre la mesquinerie de son tat et limportance dont linvestit la thorie! Comme il embrasse avec amour un dogme qui le relve si haut ses propres yeux! Il lit et relit assidment la Dclaration des droits, la Constitution, tous les papiers officiels qui lui confrent ses glorieuses prrogatives; il sen remplit limagination, et tout de suite il prend le ton qui convient sa nouvelle dignit. Rien de plus hautain, de plus arrogant que ce ton. Ds lorigine, il clate dans les harangues des clubs et dans les ptitions lAssemble constituante. Loustalot, Frron, Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just ne quittent jamais le style autoritaire: cest celui de la secte, et il finit par devenir un jargon lusage de ses derniers valets. Politesse ou tolrance, tout ce qui ressemble des gards ou du respect pour autrui est exclu de leurs paroles comme de leurs actes: lorgueil usurpateur et tyrannique sest fait une langue son image, et lon voit non seulement les premiers acteurs, mais encore les simples comparses trner sur leur estrade de grands mots. Chacun deux, ses propres yeux, est un Romain, un sauveur, un hros, un grand homme. Jtais la tte des trangers, crit Anacharsis Clootz, dans les tribunes du Palais, en qualit dambassadeur du genre humain, et les ministres des tyrans me regardaient dun air jaloux et mal assur. A louverture du club de Troyes, un matre dcole recommande aux femmes dapprendre leurs enfants, ds quils commenceront bgayer, quils sont ns libres, gaux en droits aux premiers potentats de lunivers. Il faut lire le voyage de Ption dans la berline du roi au retour de Varennes pour savoir jusquo peuvent monter la suffisance dun cuistre et la fatuit dun malotru. Dans p.582 leurs Mmoires et jusque dans leurs pitaphes, Barbaroux, Buzot, Ption, Roland, Mme Roland, se dcernent incessamment des brevets de vertu, et, les en croire, ils sont des personnages de Plutarque. Des Girondins aux Montagnards, linfatuation va croissant. Simple particulier, vingt-quatre ans Saint-Just est dj furieux dambition rentre. Je crois avoir puis, dit Marat, toutes les combinaisons de lesprit humain sur la morale, la philosophie et la politique. Dun bout lautre de la Rvolution, Robespierre sera toujours, aux yeux de Robespierre, lunique, le seul pur, linfaillible, limpeccable; jamais homme na tenu si droit et si constamment sous son nez lencensoir quil bourrait de ses propres louanges. A ce degr, lorgueil peut boire la thorie jusquau fond, si rpugnante quen soit la lie, si mortels quen soient les effets sur ceux-l mmes qui en bravent la nause pour en avaler le poison. Car, puisquil est la vertu, on ne peut lui rsister sans crime. Interprte par lui, la thorie divise les Franais en deux groupes: dun ct, les aristocrates, les fanatiques, les gostes, les hommes corrompus, bref les mauvais citoyens; de lautre ct, les patriotes, les philosophes, les hommes vertueux, cest--dire les gens de la secte. Grce cette rduction, le vaste monde moral et social quelle manipule se trouve dfini, exprim, reprsent par une antithse toute faite. Rien de plus clair prsent que lobjet du gouvernement: il sagit de soumettre les mchants aux bons, ou, ce qui est plus court, de supprimer les mchants; cet effet, employons largement la confiscation, lemprisonnement, la dportation, la noyade et la guillotine. Contre des tratres, tout est permis et mritoire; le Jacobin a canonis ses meurtres et maintenant cest par philanthropie quil tue. Ainsi sachve ce caractre, pareil celui dun thologien qui deviendrait inquisiteur. Des contrastes extraordinaires sassemblent pour le former: cest un fou qui a de la logique, et un monstre qui se croit de la conscience. Sous lobsession de son dogme et de son orgueil, il a contract deux difformits, lune de lesprit, lautre du cur: il a perdu le sens commun, et il a perverti en lui le sens moral. force de contempler ses formules abstraites, il a fini par ne plus voir les hommes rels; force de sadmirer lui-mme, il a fini par ne plus apercevoir dans ses adversaires et mme dans ses rivaux que des sclrats dignes du supplice. Sur cette pente, rien ne peut larrter; car, en qualifiant les choses linverse de ce quelles sont, il a fauss en lui-mme les prcieuses notions qui nous ramnent la vrit et la justice. Aucune lumire narrive plus aux yeux qui prennent leur aveuglement pour de la clairvoyance; aucun remords natteint plus lme qui rige sa barbarie en patriotisme et se fait des devoirs de ses attentats.

@CHAPITRE II

@I. Formation du parti. Ses recrues. Elles sont rares dans la classe suprieure et dans la grosse masse populaire. Elles sont nombreuses dans la bourgeoisie moyenne et dans la couche suprieure du peuple. Situation et ducation qui enrlent un homme dans le parti. II. Les associations spontanes aprs le 14 juillet 1789. Comment elles se dissolvent. Retraite des hommes senss et occups. Nombre des absents aux lections. Naissance et multiplication des Socits jacobines. Leur influence sur leurs adhrents. Leurs manuvres et leur arbitraire. III. Comment elles entendent la libert de la presse. Leur rle politique. IV. Leur centre de ralliement. Origine et composition de la Socit de Paris. Elle saffilie les Socits de province. Ses meneurs. Les fanatiques. Les intrigants. Leur but. Leurs moyens. V. Petit nombre des Jacobins. Sources de leur puissance. Ils font une ligue. Ils ont la foi. Ils sont exempts de scrupules. Dans lintrieur du parti, la prpondrance appartient au groupe qui remplit le mieux ces conditions.

I

@Des caractres comme celui-ci se rencontrent dans toutes les classes: il ny a point de condition ni dtat qui soit un prservatif contre lutopie absurde ou contre lambition folle, et lon trouvera parmi les Jacobins des Barras et des Chteauneuf-Randon, deux nobles de la plus vieille race; un Condorcet, marquis, mathmaticien, philosophe et membre des deux plus illustres Acadmies; un Gobel, vque de Lydda et suffragant de lvque de Ble; un Hrault de Schelles, protg de la reine et avocat gnral au Parlement de Paris; un Le Peletier de Saint-Fargeau, prsident mortier, et lun des plus riches propritaires de France; un Charles de Hesse, marchal de camp, n dans une maison rgnante; enfin un prince du sang, le quatrime personnage du royaume, le duc dOrlans. - Mais, sauf ces rares dserteurs, ni laristocratie hrditaire, ni la haute magistrature, ni la grande bourgeoisie, ni les propritaires rsidants, ni les chefs de lindustrie, du ngoce ou de ladministration, ni en gnral les hommes qui sont ou mritent dtre des autorits sociales, ne fournissent des recrues au parti: ils ont trop dintrt dans ldifice, mme branl, p.584 pour souhaiter quon le dmolisse de fond en comble, et, si courte que soit leur exprience politique, ils en savent assez pour comprendre trs vite quavec un plan trac sur le papier daprs un thorme de gomtrie enfantine, on ne btit pas une maison habitable. Dautre part, dans la dernire classe, dans la grosse masse populaire et rurale, la thorie, moins de se transformer en lgende, nobtient pas mme des auditeurs. Pour les mtayers, fermiers, petits cultivateurs attachs leur glbe, pour les paysans et manuvres dont la pense, engourdie par le travail machinal, ne dpasse pas un horizon de village et nest remplie que par les proccupations du pain quotidien, toute doctrine abstraite est inintelligible. Sils coutent les dogmes du catchisme nouveau, cest comme ceux du catchisme ancien, sans les entendre; chez eux, lorgane mental qui saisit les abstractions nest pas form. Quon les amne au club, ils y dormiront; pour les rveiller, il faudra leur annoncer le rtablissement de la dme et des droits fodaux; on ne pourra tirer deux quun coup de main, une jacquerie; et plus tard, quand on voudra prendre ou taxer leurs grains, on les trouvera aussi rcalcitrants sous la Rpublique que sous le Roi.

Cest ailleurs que la thorie fait des adeptes, entre les deux extrmes, dans la couche infrieure de la bourgeoisie et dans la couche suprieure du peuple. Encore, de ces deux groupes juxtaposs et qui se continuent lun dans lautre, faut-il retrancher les hommes qui, ayant pris racine dans leur profession ou dans leur mtier, nont plus de loisir ni dattention donner aux affaires publiques; ceux qui ont gagn un bon rang dans la hirarchie et ne veulent pas risquer leur place acquise; presque tous les gens tablis, rangs, maris, dge mr et de sens rassis, auxquels la pratique de la vie a enseign la dfiance de soi et de toute thorie. En tout temps, loutrecuidance est moyenne dans la moyenne humaine, et, sur la plupart des hommes, les ides spculatives nont quune prise superficielle, passagre et faible. Dailleurs, dans cette socit qui, depuis plusieurs sicles, se compose dadministrs, lesprit hrditaire est bourgeois, cest--dire disciplin, ami de lordre, paisible et mme timide. Reste une minorit, une trs petite minorit, novatrice et remuante: dune part, les gens mal attachs leur mtier ou leur profession parce quils ny ont quun rang secondaire ou subalterne, les dbutants qui ny sont pas encore engags, les aspirants qui ny sont pas encore entrs; dautre part, les hommes instables par caractre, tous ceux qui ont t dracins par le bouleversement universel, dans lglise par lvacuation des couvents et par le schisme, dans la judicature, dans ladministration, dans les finances, dans larme, dans les diverses carrires prives ou publiques, par le remaniement des institutions, par la nouveaut des dbouchs, par le dplacement de la clientle et du patronage. De cette faon, nombre de gens qui, en temps ordinaire, seraient rests sdentaires dans leur tat, deviennent nomades et extravaguent en politique. Au premier plan, on trouve ceux que lducation classique a mis en tat dentendre un principe abstrait et den dduire les consquences, mais qui, dpourvus de prparation spciale, enferms dans le cercle troit de leur besogne locale, sont incapables de se figurer exactement une grande socit complexe et les conditions par lesquelles elle vit; leur talent consiste faire un discours, un article de journal, une brochure, un rapport, en style plus ou moins emphatique et dogmatique; le genre admis, quelques-uns, bien dous, y seront loquents: rien de plus. De ce nombre sont les avocats, notaires, huissiers, anciens petits juges et procureurs de province qui fournissent les premiers rles et les deux tiers des membres de la Lgislative et de la Convention; des chirurgiens ou mdecins de petite ville, comme B, Levasseur et Baudot; des littrateurs de second ou de troisime ordre, comme Barre, Louvet, Garat, Manuel et Ronsin; des professeurs de collge, comme Louchet et Romme; des instituteurs, comme Lonard Bourbon; des journalistes, comme Brissot, Desmoulins et Frron; des comdiens, comme Collot dHerbois; des artistes, comme Sergent; des oratoriens, comme Fouch; des capucins, comme Chabot; des prtres plus ou moins dfroqus, comme Lebon, Chasles, Lakanal et Grgoire; des tudiants peine sortis des coles, comme Saint-Just, Monet de Strasbourg, Rousselin de Saint-Albin et Jullien de la Drme; bref, des esprits mal cultivs, mal ensemencs, sur lesquels la thorie na qu tomber pour touffer les bonnes graines et vgter comme une ortie. Joignez-y les charlatans et les aventuriers de lesprit, les cerveaux malsains, les illumins de toute espce, depuis Fauchet et Clootz jusqu Chlier ou Marat, et toute cette tourbe de dclasss besogneux et bavards qui promnent leurs ides creuses et leurs prtentions dues sur le pav des grandes villes. Au second plan sont les hommes quune premire bauche dducation a mis en tat dentendre mal un principe abstrait et den mal dduire les consquences, mais en qui linstinct dgrossi supple aux dfaillances du raisonnement grossier: travers la thorie, leur cupidit, leur envie, leur rancune devine une pture, et le dogme jacobin leur est dautant plus cher que, sous ses brouillards, leur imagination loge un trsor sans fond. Ils peuvent couter sans dormir une harangue de club et applaudir juste aux tirades, faire une motion dans un jardin public et crier dans les tribunes, crire un procs-verbal darrestation, rdiger un ordre du jour de garde nationale, prter qui de droit leurs poumons, leurs bras et leurs sabres; mais leur capacit sarrte l. De ce groupe sont des commis, comme Hbert et Henriot, des clercs, comme Vincent et Chaumette, des bouchers, comme Legendre, des matres de poste, comme Drouet, des matres menuisiers, comme Duplay, des matres dcole, comme ce Buchot quon fit ministre, et quantit dautres, leurs pareils, ayant lusage de lcriture, quelques vagues notions dorthographe et de laptitude pour la parole, sous-matres, sous-officiers, anciens moines mendiants, colporteurs, aubergistes, dtaillants, forts de la Halle, ouvriers des villes, depuis Gonchon, lorateur du faubourg Saint-Antoine, jusqu Simon, le savetier du Temple, et Trinchard, le jur du tribunal rvolutionnaire, jusquaux piciers, tailleurs, cordonniers, marchands de vin, garons coiffeurs et autres boutiquiers ou artisans en chambre qui, de leurs propres mains, travailleront aux massacres de septembre. Ajoutez-y la queue fangeuse de toute insurrection ou dictature populaire, les btes de proie, comme Jourdan dAvignon et Fournier lAmricain, les femmes qui, comme Throigne, Rose Lacombe et les tricoteuses de la Convention, se sont dpouilles de leur sexe, les bandits amnistis, et tout ce gibier de police qui le manque de police laisse les coudes franches, les traneurs de rue, tant de vagabonds rebelles la subordination et au travail, qui, au milieu de la civilisation, gardent les instincts de la vie sauvage, et allguent la souverainet du peuple pour assouvir leurs apptits natifs de licence, de paresse et de frocit. Ainsi se recrute le parti, par un racolage qui glane des sujets dans tous les tats, mais qui les moissonne poignes dans les deux groupes o le dogmatisme et la prsomption sont choses naturelles. L lducation a conduit lhomme jusquau seuil ou jusquau centre des ides gnrales; partant, il se sent ltroit dans le cercle ferm de sa profession ou de son mtier, et il aspire au del. Mais lducation est reste superficielle ou rudimentaire; partant, hors de son cercle troit, il nest pas sa place. Il aperoit ou il entrevoit les ides politiques; cest pourquoi il se croit capable. Mais il ne les aperoit que dans une formule, ou il ne les entrevoit qu travers un nuage; cest pourquoi il est incapable, et les lacunes comme les acquisitions de son intelligence contribuent faire de lui un Jacobin.

II

@Des hommes ainsi disposs ne peuvent manquer de se rapprocher, de sentendre et de sassocier: car ils ont le mme dogme, qui est le principe de la souverainet du peuple, et le mme but, qui est la conqute du pouvoir politique. Par la communaut du but, ils sont une faction; par la communaut du but, ils sont une faction; par la communaut du dogme, ils sont une secte, et leur ligue se noue dautant plus aisment quils sont la fois une secte et une faction.

Au commencement, on ne distingue pas leur socit dans la multitude des autres. De toutes parts, aprs la prise de la Bastille, les associations politiques ont surgi: il fallait bien suppler au gouvernement dpossd ou dfaillant, pourvoir aux plus urgents des besoins publics, sarmer contre les brigands, sapprovisionner de grains, se garder contre les entreprises possibles de la cour. Des comits se sont installs aux htels de ville; des volontaires se sont forms en milices bourgeoises; des milliers de pouvoirs locaux presque indpendants se sont substitus au pouvoir central presque dtruit. Pendant six mois, tout le monde a vaqu aux affaires communes, et chaque particulier, devenu une personne publique, a port sa quote-part dans le fardeau du gouvernement: lourd fardeau en tout temps, plus lourd en temps danarchie; cest lavis du plus grand nombre, mais ce nest pas lavis de quelques-uns. Par suite, entre ceux qui sen sont chargs, un dpart se fait, et deux groupes se forment, lun gros, inerte, dissous, lautre petit, serr, actif, chacun dans sa voie et lentre de deux voies qui vont en divergeant de plus en plus.

Dun ct sont les hommes ordinaires, les gens occups et de bon sens, qui ont un peu de conscience et point trop damour-propre. Sils ont ramass le pouvoir, cest quil gisait par terre, abandonn dans la rue; ils ne le dtiennent que provisoirement, car ils ont devin davance ou dcouvert trs vite quils ntaient gure propres cet office; cest un office spcial qui, pour tre convenablement rempli, exige une prparation et une comptence. On ne devient pas, du jour au lendemain, lgislateur ou administrateur, et la raison en est quon ne devient pas limproviste mdecin ni chirurgien. Si quelque accident my oblige, je my rsignerai, mais contrecur; je nexercerai que le moins possible, et seulement pour empcher mes malades de sestropier eux-mmes; jaurais trop peur de les tuer en les oprant, et je rentrerai au logis sitt quils voudront bien nommer quelquun ma place. Pour le choix de cet autre, je serai bien aise davoir mon vote, comme tout le monde, et, entre les candidats, je dsignerai, au mieux de mes lumires, celui qui me paratra le plus consciencieux et le plus habile. Mais une fois nomm et install, je nentreprendrai point de le rgenter; il est chez lui dans son cabinet; je nai pas le droit dy aller incessamment pour le mettre sur la sellette, comme un enfant ou un suspect. Il ne mappartient pas de lui prescrire ses prescriptions: probablement, il en sait plus que moi; en tout cas, pour quil ait la tte libre, il ne faut pas quil soit drang. Moi non plus, il ne faut pas quon me drange: jai mon bureau et mes critures, ou ma boutique et mes chalands. chacun son emploi, et chacun sa besogne: qui veut faire celle dautrui avec la sienne gte la sienne et celle dautrui. Ainsi pensent, vers le commencement de 1790, la plupart des esprits sains, tous ceux dont la cervelle na pas t brouille par la manie ambitieuse et raisonnante; dautant plus quils ont six mois de pratique et savent maintenant quels dangers, quels mcomptes, quels dgots lon sexpose lorsquon entreprend de conduire un peuple surexcit et affam. Justement, en dcembre 1789, la loi municipale vient dtre faite, et presque aussitt, dans toute la France, on lit le maire et les officiers municipaux, puis, dans les mois qui suivent, les administrateurs de dpartement et de district. Enfin linterrgne est fini: voici des autorits lgales, lgitimes et dont les attributions sont dtermines. Les honntes gens raisonnables sempressent de remettre le pouvoir qui de droit, et certainement ils ne songent pas le reprendre. Tout de suite, leurs socits temporaires se dissolvent faute dobjet, et, sils en font encore une, cest pour promettre de dfendre les institutions tablies. cet effet, ils se fdrent et, pendant six autres mois, ils changent des serments et des embrassades. Cela fait, aprs le 14 juillet 1790, ils rentrent dans la vie prive, et jose dire que dsormais, pour la trs grande majorit des Franais, lambition politique est satisfaite: car, au fond, tout en rptant les phrases de Rousseau contre la hirarchie sociale, ils ny souhaitaient gure que la suppression des bourrades administratives et des entres de faveur. Ils ont obtenu tout cela et quantit dautres choses par surcrot, notamment le titre auguste de souverains, la dfrence des pouvoirs publics, les coups de chapeau de quiconque fait une harangue ou tient une plume, bien mieux, la souverainet effective, la nomination de toutes les autorits locales et centrales. eux dlire, non seulement les dputs, mais les fonctionnaires de toute espce et de tout degr, administrateurs de commune, de district et de dpartement, officiers de la garde nationale, juges au civil et au criminel, vques et curs; de plus, afin de mieux soumettre llu aux lecteurs, la loi, ordinairement, ne le laisse en charge que pour un temps trs court; en sorte que, tous les quatre mois environ, la machine lectorale se remet en branle et appelle le souverain exercer sa souverainet. Cest beaucoup, et mme le souverain trouve tout de suite que cest trop: il est insupportable de voter si souvent; tant de prrogatives finissent par devenir une corve ds les premiers mois de 1790, la majorit sen dispense, et le chiffre des absents est norme. Chartres, en mai 1790, sur 1551 citoyens actifs, il y en a 1447 qui ne viennent pas aux assembles primaires. Pour la nomination du maire et des officiers municipaux, Besanon, sur 3200 lecteurs inscrits, on compte 2141 absents en janvier 1790, et 2900 au mois de novembre suivant. Grenoble, au mois daot et de novembre de la mme anne, sur 2500 inscrits, on compte plus de 2000 absents. Limoges, sur un nombre peu prs gal dinscrits, il ne se trouve que 150 votants. Paris, sur 81200 lecteurs, en aot 1790, 67200 ne votent pas, et, trois mois plus tard, le nombre des absents est de 71408. Ainsi, pour un lecteur qui vote, il en est quatre, six, huit, dix et jusqu seize qui sabstiennent. Mme spectacle pour llection des dputs. Aux assembles primaires de 1791, Paris, sur les 81200 inscrits, plus de 74000 manquent lappel. Dans le Doubs, sur 4 citoyens actifs, 3 ne viennent pas. Dans tel canton de la Cte-dOr, la fin du vote, il ne reste autour du scrutin quun huitime des lecteurs, et, aux assembles secondaires, la dsertion nest pas moindre. Paris, sur 946 lecteurs lus, il ne sen trouve que 200 pour donner leurs suffrages; Rouen, sur 700, il ny en a que 160, et, au dernier jour du scrutin, 60 seulement. Bref, dans tous les dpartements, dit un orateur la tribune, sur cinq lecteurs du second degr, peine en est-il un qui se soit acquitt de son mandat. Ainsi la majorit donne sa dmission, et, par inertie, imprvoyance et fatigue, par aversion pour le tapage lectoral, par manque de prfrences politiques, par dgot pour tous les candidats qui se prsentent, elle se drobe la tche que la Constitution lui imposait. Ce nest pas pour sen imposer une autre collatrale, plus pesante et de surcrot, je veux dire le travail assidu que comporte une nouvelle ligue. Des hommes qui ne trouvent pas le temps de venir quatre fois par an mettre un bulletin dans une bote ne viendront pas trois fois par semaine assister aux sances du club. Bien loin de singrer dans le gouvernement, ils abdiquent, et ils nentreprendront point de le conduire, puisquils refusent de le nommer.

Tout au rebours, les orgueilleux et les dogmatiques qui ont pris au srieux leur titre de rois: non seulement ils votent aux lections, mais ils entendent retenir pour eux lautorit quils dlguent. leurs yeux, tout magistrat est leur crature et demeure leur justiciable; car, en droit, la souverainet du peuple ne peut tre aline par le peuple, et, en fait, la jouissance du pouvoir leur a sembl si douce, quaprs lavoir exerc ils ne consentent plus sen dessaisir. Pendant les six mois qui ont prcd les lections rgulires, ils se sont reconnus, prouvs et tris; ils ont tenu des conciliabules; leur entente est faite, et dsormais, mesure que les autres associations tombent comme une efflorescence phmre, leurs socits vivaces se dressent sur le sol abandonn. Il y en a une Marseille avant la fin de 1789; et, dans les six premiers mois de 1790, chaque grande ville a la sienne, Aix en fvrier, Montpellier en mars, Nmes en avril, Lyon en mai, Bordeaux en juin. Mais cest surtout aprs la fte de la Fdration quelles se multiplient. Au moment o tous les groupes locaux se fondent dans la patrie gnrale, les sectaires se cantonnent et font une ligue part. Rouen, le 14 juillet 1790, deux chirurgiens, un imprimeur, laumnier de la conciergerie, une veuve isralite et quatre femmes ou enfants de la maison, en tout huit personnes, sengagent ensemble par une association distincte: ce sont des purs, ils ne veulent pas tre confondus dans la foule. Leur patriotisme est de qualit suprieure, et ils comprennent le pacte social leur faon: sils jurent la Constitution, cest sous rserve des Droits de lhomme, et ils comptent bien, non seulement maintenir les rformes faites, mais achever la rvolution commence. Pendant la Fdration, ils ont accueilli et endoctrin leurs pareils. Ceux-ci, en quittant la capitale ou les grandes cits, remportent dans leurs petites villes et dans leurs bourgades des instructions et des directions: on leur a dit quoi sert un club, comment on le forme, et, de toutes parts, des socits populaires stablissent sur le mme plan, avec le mme but, sous le mme nom. Un mois aprs, il y en a 60; trois mois plus tard, 122; en mars 1791, 229; en aot 1791, prs de 400. Puis, subitement, leur propagation devient norme, parce que deux secousses simultanes parpillent leurs graines sur tous les terrains. Dune part, la fin de juillet 1791, les hommes modrs, amis de la loi et par qui les clubs taient contenus encore, tous les constitutionnels ou feuillants sen retirent et les abandonnent lexagration ou la trivialit des motionnaires: aussitt la politique sy ravale au ton du cabaret et du corps de garde; par suite une association politique peut natre partout o il se trouve un corps de garde ou un cabaret. - Dautre part, la mme date, les lecteurs sont convoqus pour nommer une autre Assemble nationale et pour renouveler les autorits locales: ainsi la proie est en vue, et partout des Socits de chasse sorganisent pour la capturer. Il sen forme 600 nouvelles en deux mois: la fin de septembre 1791, on en compte 1000; en juin 1792, 1200, cest--dire autant que de villes et de bourgades fermes. Aprs la chute du trne, sous la panique de linvasion prussienne et dans lanarchie gale celle de juillet 1789, il y en aura, comme en juillet 1789, presque autant que de communes, 26000, dit Rderer, une dans tout village qui renferme cinq ou six ttes chaudes, criards ou tape-dur, avec un plumitif capable de coucher une ptition par crit.

Ds le mois de novembre 1790, il faut, disait un journal trs rpandu, que chaque rue dune ville, que chaque hameau ait son club. Quun honnte artisan rassemble chez lui ses voisins, qu la lueur dune lampe brlant frais communs il leur lise les dcrets de lAssemble nationale en assaisonnant la lecture de ses propres rflexions ou de celles de ses voisins; qu la fin de la sance, pour gayer un peu lauditoire alarm par un numro de Marat, on lui fasse succder les jurons patriotiques du Pre Duchesne. Le conseil a t suivi: aux sances, on lit tout haut les brochures et catchismes expdis de Paris, la Gazette villageoise, le Journal de la Montagne, le Pre Duchesne, les Rvolutions de Paris, le Journal de Laclos; on chante des chansons rvolutionnaires. Sil se trouve un beau parleur, ancien oratorien, homme de loi ou matre dcole, il dverse sa provision de phrases, il parle des Grecs et des Romains, il annonce la rgnration de lespce humaine; tel, sadressant aux femmes, veut que la Dclaration des droits de lhomme devienne la principale dcoration de leurs appartements et que, si la guerre survient, les vertueuses patriotes marchent la tte des armes, comme de nouvelles bacchantes, les cheveux pars et un thyrse la main. On applaudit, on crie; sous le vent des tirades, les esprits schauffent, et, au contact les uns des autres, ils prennent feu: des charbons mal allums et qui steindraient sils restaient spars, font un brasier ardent quand on les met ensemble. En mme temps, les convictions saffermissent: rien de si efficace quune coterie pour les enraciner. En politique comme en religion, si la foi enfante lglise, son tour lglise nourrit la foi: dans un club comme dans un conventicule, chacun se sent autoris par lunanimit des autres, et toute action ou parole des autres tend lui prouver quil a raison. Dautant plus quun dogme incontest finit par paratre incontestable; or le Jacobin vit dans un cercle troit et soigneusement ferm o nulle ide contradictoire nest admise. Deux cents personnes lui semblent le public; leur opinion pse sur lui sans contrepoids, et hors de leur croyance, qui est la sienne, toute croyance lui parat absurde ou mme coupable. Dailleurs, ce rgime continu de prches qui sont des flatteries, il a dcouvert quil est patriote clair, vertueux, et il nen peut douter, car, avant de ladmettre dans la Socit, on a vrifi son civisme, et il en porte le certificat imprim dans sa poche. Il est donc membre dune lite, et cette lite, ayant le monopole du patriotisme, parle haut, fait bande part, se distingue des simples citoyens par son accent et ses faons. Ds ses premires sances, le club de Pontarlier interdit ses membres les formules de la politesse ordinaire. On sabstiendra de lusage de se dcouvrir pour saluer son semblable; on vitera soigneusement en parlant de se servir des mots jai lhonneur et autres pareils. Surtout on devra prendre un juste sentiment de son importance. A Paris, la fameuse tribune des Jacobins seule ne fait-elle pas trembler les imposteurs et les tratres? Et, son aspect, les contre-rvolutionnaires ne rentrent-ils pas tous dans la poussire? Cela est vrai dans la province comme dans la capitale; car, peine institu, partout le club sest mis travailler la populace. Dans plusieurs grandes villes, Paris, Lyon, Aix, Bordeaux, il y en a deux, associs, lun plus ou moins dcent, parlementaire, compos en partie des membres des divers corps administratifs, qui soccupe plus particulirement des objets dune utilit gnrale, lautre actif, pratique, o des raisonneurs de cabaret et des harangueurs de caf endoctrinent les ouvriers, les marachers, les petits bourgeois. Le second est la succu