EmileZola-La Conquete de Plassans

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  • The Project Gutenberg EBook of La Conquete De Plassans, by Emile Zola

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    Title: La Conquete De Plassans

    Author: Emile Zola

    Release Date: August, 2005 [EBook #8712] [This file was first posted on August 3, 2003]

    Edition: 10

    Language: French

    Character set encoding: ISO Latin-1

    *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA CONQUETE DE PLASSANS ***

    Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team.

    LA CONQUTE DE PLASSANS par mile Zola

    I

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  • Dsire battit des mains. C'tait une enfant de quatorze ans, forte pour son ge, et qui avait un rire de petite fillede cinq ans.

    Maman, maman! cria-t-elle, vois ma poupe!

    Elle avait pris sa mre un chiffon, dont elle travaillait depuis un quart d'heure faire une poupe, en le roulant eten l'tranglant par un bout, l'aide d'un brin de fil. Marthe leva les yeux du bas qu'elle raccommodait avec desdlicatesses de broderie. Elle sourit Dsire.

    C'est un poupon, a! dit-elle. Tiens, fais une poupe. Tu sais, il faut qu'elle ait une jupe, comme une dame.

    Elle lui donna une rognure d'indienne qu'elle trouva dans sa table ouvrage; puis, elle se remit son bas,soigneusement. Elles taient toutes deux assises, un bout de l'troite terrasse, la fille sur un tabouret, aux piedsde la mre. Le soleil couchant, un soleil de septembre, chaud encore, les baignait d'une lumire tranquille; tandisque, devant elles, le jardin, dj dans une ombre grise, s'endormait. Pas un bruit, au dehors, ne montait de cecoin dsert de la ville.

    Cependant, elles travaillrent dix grandes minutes en silence. Dsire se donnait une peine infinie pour faire unejupe sa poupe. Par moments, Marthe levait la tte, regardait l'enfant avec une tendresse un peu triste. Commeelle la voyait trs-embarrasse:

    Attends, reprit-elle; je vais lui mettre les bras, moi.

    Elle prenait la poupe, lorsque deux grands garons de dix-sept et dix-huit ans descendirent le perron. Ils vinrentembrasser Marthe.

    Ne nous gronde pas, maman, dit gaiement Octave. C'est moi qui ai men Serge la musique. Il y avait unmonde, sur le cours Sauvaire!

    Je vous ai crus retenus au collge, murmura la mre; sans cela, j'aurais t bien inquite.

    Mais Dsire, sans plus songer la poupe, s'tait jete au cou deSerge, en lui criant:

    J'ai un oiseau qui s'est envol, le bleu, celui dont tu m'avais fait cadeau.

    Elle avait une grosse envie de pleurer. Sa mre, qui croyait ce chagrin oubli, eut beau lui montrer la poupe. Elletenait le bras de son frre, elle rptait, en l'entranant vers le jardin:

    Viens voir.

    Serge, avec sa douceur complaisante, la suivit, cherchant la consoler. Elle le conduisit une petite serre, devantlaquelle se trouvait une cage pose sur un pied. L, elle lui expliqua que l'oiseau s'tait sauv au moment o elleavait ouvert la porte pour l'empcher de se battre avec un autre.

    Pardi! ce n'est pas tonnant, cria Octave, qui s'tait assis sur la rampe de la terrasse: elle est toujours lestoucher, elle regarde comment ils sont faits et ce qu'ils ont dans le gosier pour chanter. L'autre jour, elle les apromens toute une aprs-midi dans ses poches, afin qu'ils aient bien chaud.

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  • Octave! dit Marthe d'un ton de reproche; ne la tourmente pas, la pauvre enfant.

    Dsire n'avait pas entendu. Elle racontait Serge, avec de longs dtails, de quelle faon l'oiseau s'tait envol.

    Vois-tu, il a gliss comme a, il est all se poser ct, sur le grand poirier de monsieur Rastoil. De l, il asaut sur le prunier, au fond. Puis il a repass sur ma tte, et il est entr dans les grands arbres de la sous-prfecture, o je ne l'ai plus vu, non, plus du tout.

    Des larmes parurent au bord de ses yeux.

    Il reviendra peut-tre, hasarda Serge.

    Tu crois? J'ai envie de mettre les autres dans une bote et de laisser la cage ouverte toute la nuit.

    Octave ne put s'empcher de rire; mais Marthe rappela Dsire.

    Viens donc voir, viens donc voir!

    Et elle lui prsenta la poupe. La poupe tait superbe; elle avait une jupe roide, une tte forme d'un tampond'toffe, des bras faits d'une lisire cousue aux paules. Le visage de Dsire s'claira d'une joie subite. Elle serassit sur le tabouret, ne pensant plus l'oiseau, baisant la poupe, la berant dans sa main, avec une purilit degamine.

    Serge tait venu s'accouder prs de son frre. Marthe avait repris son bas.

    Alors, demanda-t-elle, la musique a jou?

    Elle joue tous les jeudis, rpondit Octave. Tu as tort, maman, de ne pas venir. Toute la ville est l, lesdemoiselles Rastoil, madame de Condamin, monsieur Paloque, la femme et la fille du maire Pourquoi ne viens-tu pas? Marthe ne leva pas les yeux; elle murmura, en achevant une reprise:

    Vous savez bien, mes enfants, que je n'aime pas sortir. Je suis si tranquille, ici. Puis, il faut que quelqu'un resteavec Dsire.

    Octave ouvrait les lvres, mais il regarda sa soeur et se tut. Il demeura l, sifflant doucement, levant les yeux surles arbres de la prfecture, pleins du tapage des pierrots qui se couchaient, examinant les poiriers de M. Rastoil,derrire lesquels descendait le soleil. Serge avait sorti de sa poche un livre qu'il lisait attentivement. Il y eut unsilence recueilli, chaud d'une tendresse muette, dans la bonne lumire jaune qui plissait peu peu sur la terrasse.Marthe, couvant du regard ses trois enfants, au milieu de cette paix du soir, tirait de grandes aiguilles rgulires.

    Tout le monde est donc en retard aujourd'hui? reprit-elle au bout d'un instant. Il est prs de dix heures, etvotre pre ne rentre pas. Je crois qu'il est all du ct des Tulettes.

    Ah bien! dit Octave, ce n'est pas tonnant, alors. Les paysans des Tulettes ne le lchent plus, quand ils letiennent. Est-ce pour un achat de vin?

    Je l'ignore, rpondit Marthe; vous savez qu'il n'aime pas parler de ses affaires.

    Un silence se fit de nouveau. Dans la salle manger, dont la fentre tait grande ouverte sur la terrasse, la vieille

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  • Rose, depuis un moment, mettait le couvert, avec des bruits irrits de vaisselle et d'argenterie. Elle paraissait defort mchante humeur, bousculant les meubles, grommelant des paroles entrecoupes. Puis elle alla se planter laporte de la rue, allongeant le cou, regardant au loin la place de la Sous-Prfecture. Aprs quelques minutesd'attente, elle vint sur le perron, criant:

    Alors, monsieur Mouret ne rentrera pas dner?

    Si, Rose, attendez, rpondit Marthe paisiblement.

    C'est que tout brle. Il n'y a pas de bon sens. Quand monsieur fait de ces tours-l, il devrait bien prvenir.Moi, a m'est gal, aprs tout. Le dner ne sera pas mangeable.

    Tu crois, Rose? dit derrire elle une voix tranquille. Nous le mangerons tout de mme, ton dner.

    C'tait Mouret qui rentrait. Ros se tourna, regarda son matre en face, comme sur le point d'clater; mais,devant le calme absolu de ce visage o perait une pointe de goguenarderie bourgeoise, elle ne trouva pas uneparole, elle s'en alla. Mouret descendit sur la terrasse, o il pitina, sans s'asseoir. Il se contenta de donner, dubout des doigts, une petite tape sur la joue de Dsire, qui lui sourit. Marthe avait lev les yeux; puis, aprs avoirregard son mari, elle s'tait mise ranger son ouvrage dans sa table.

    Vous n'tes pas fatigu? demanda Octave, qui regardait les souliers de son pre, blancs de poussire.

    Si, un peu, rpondit Mouret, sans parler autrement de la longue course qu'il venait de faire pied.

    Mais il aperut, au milieu du jardin, une bche et un rteau que les enfants avaient d oublier l.

    Pourquoi ne rentre-t-on pas les outils? s'cria-t-il. Je l'ai dit cent fois. S'il venait pleuvoir, ils seraient rouills.

    Il ne se fcha pas davantage. Il descendit dans le jardin, alla lui-mme chercher la bche et le rteau, qu'il revintaccrocher soigneusement au fond de la petite serre. En remontant sur la terrasse, il furetait des yeux dans tous lescoins des alles pour voir si chaque chose tait bien en ordre.

    Tu apprends tes leons, toi? demanda-t-il en passant ct deSerge, qui n'avait pas quitt son livre.

    Non, mon pre, rpondit l'enfant. C'est un livre que l'abbBourrette m'a prt, la relation des Missions en Chine.

    Mouret s'arrta net devant sa femme.

    A propos, reprit-il, il n'est venu personne?

    Non, personne, mon ami, dit Marthe d'un air surpris.

    Il allait continuer, mais il parut se raviser; il pitina encore un instant, sans rien dire; puis, s'avanant vers leperron:

    Eh bien! Rose, et ce dner qui brlait?

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  • Pardi! cria du fond du corridor la voix furieuse de la cuisinire, il n'y a plus rien de prt maintenant; tout estfroid. Vous attendrez, monsieur. Mouret eut un rire silencieux; il cligna l'oeil gauche, en regardant sa femme et sesenfants. La colre de Rose semblait l'amuser fort. Il s'absorba ensuite dans le spectacle des arbres fruitiers deson voisin.

    C'est surprenant, murmura-t-il, monsieur Rastoil a des poires magnifiques, cette anne.

    Marthe, inquite depuis un instant, semblait avoir une question sur les lvres. Elle se dcida, elle dit timidement:

    Est-ce que tu attendais quelqu'un aujourd'hui, mon ami?

    Oui et non, rpondit-il, en se mettant marcher de long en large.

    Tu as lou le second tage, peut-tre?

    J'ai lou, en effet.

    Et, comme un silence embarrass se faisait, il continua de sa voix paisible:

    Ce matin, avant dpartir pour les Tulettes, je suis mont chez l'abb Bourrette; il a t trs-pressant, et, mafoi! j'ai conclu. Je sais bien que cela te contrarie. Seulement, songe un peu, tu n'es pas raisonnable, ma bonne.Ce second tage ne nous servait rien; il se dlabrait. Les fruits que nous conservions dans les chambres,entretenaient l une humidit qui dcollait les papiers. Pendant que j'y songe, n'oublie pas de faire enlever lesfruits ds demain: notre locataire peut arriver d'un moment l'autre.

    Nous tions pourtant si l'aise, seuls dans notre maison! laissa chapper Marthe demi-voix.

    Bah! reprit Mouret, un prtre, ce n'est pas bien gnant. Il vivra chez lui, et nous chez nous. Ces robes noires,a se cache pour avaler un verre d'eau. Tu sais si je les aime, moi! Des fainants, la plupart. Eh bien! ce quim'a dcid louer, c'est que justement j'ai trouv un prtre. Il n'y a rien craindre pour l'argent avec eux, et onne les entend pas mme mettre leur clef dans la serrure.

    Marthe restait dsole. Elle regardait, autour d'elle, la maison heureuse, baignant dans l'adieu du soleil le jardin,o l'ombre devenait plus grise; elle regardait ses enfants, son bonheur endormi qui tenait l, dans ce coin troit.

    Et sais-tu quel est ce prtre? reprit-elle.

    Non, mais l'abb Bourrette a lou en son nom, cela suffit. L'abb Bourrette est un brave homme. Je saisque notre locataire s'appelle Faujas, l'abb Faujas, et qu'il vient du diocse de Besanon. Il n'aura pas pus'entendre avec son cur; on l'aura nomm vicaire ici, Saint-Saturnin. Peut-tre qu'il connat notre vque,monseigneur Rousselot. Enfin, ce ne sont pas nos affaires, tu comprends Moi, dans tout ceci, je me fie l'abbBourrette.

    Cependant, Marthe ne se rassurait pas. Elle tenait tte son mari, ce qui lui arrivait rarement.

    Tu as raison, dit-elle, aprs un court silence, l'abb est un digne homme. Seulement, je me souviens quelorsqu'il est venu pour visiter l'appartement, il m'a dit ne pas connatre la personne au nom de laquelle il taitcharg de louer. C'est une de ces commissions comme on s'en donne entre prtres, d'une ville une autre. Ilme semble que tu aurais pu crire Besanon, te renseigner, savoir enfin qui tu vas introduire chez toi.

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  • Mouret ne voulait point s'emporter; il eut un rire de complaisance.

    Ce n'est pas le diable, peut-tre. Te voil toute tremblante. Je ne te savais pas si superstitieuse que a. Tune crois pas au moins que les prtres portent malheur, comme on dit. Ils ne portent pas bonheur non plus, c'estvrai. Ils sont comme les autres hommes. Ah bien! tu verras, lorsque cet abb sera l, si sa soutane me faitpeur!

    Non, je ne suis pas superstitieuse, tu le sais, murmura Marthe. J'ai comme un gros chagrin, voil tout.

    Il se planta devant elle, il l'interrompit d'un geste brusque.

    C'est assez, n'est-ce pas? dit-il. J'ai lou, n'en parlons plus.

    Et il ajouta, du ton railleur d'un bourgeois qui croit avoir conclu une bonne affaire:

    Le plus clair, c'est que j'ai lou cent cinquante francs: ce sont cent cinquante francs de plus qui entrerontchaque anne dans la maison.

    Marthe avait baiss la tte, ne protestant plus que par un balancement vague des mains, fermant doucement lesyeux, comme pour ne pas laisser tomber les larmes dont ses paupires taient toutes gonfles. Elle jeta un regardfurtif sur ses enfants, qui, pendant l'explication qu'elle venait d'avoir avec leur pre, n'avaient pas paru entendre,habitus sans doute ces sortes de scnes o se complaisait la verve moqueuse de Mouret.

    Si vous voulez manger maintenant, vous pouvez venir, dit Rose de sa voix maussade, en s'avanant sur leperron.

    C'est cela. Les enfants, la soupe! cria gaiement Mouret, sans paratre garder la moindre mchante humeur.La famille se leva. Alors Dsire, qui avait gard sa gravit de pauvre innocente, eut comme un rveil de douleur,en voyant tout le monde se remuer. Elle se jeta au cou de son pre, elle balbutia:

    Papa, j'ai un oiseau qui s'est envol.

    Un oiseau, ma chrie? Nous le rattraperons.

    Et il la caressait, il se faisait trs-calin. Mais il fallut qu'il allt, lui aussi, voir la cage. Quand il ramena l'enfant,Marthe et ses deux fils se trouvaient dj dans la salle manger. Le soleil couchant, qui entrait par la fentre,rendait toutes gaies les assiettes de porcelaine, les timbales des enfants, la nappe blanche. La pice tait tide,recueillie, avec l'enfoncement verdtre du jardin.

    Comme Marthe, calme par cette paix, tait en souriant le couvercle de la soupire, un bruit se fit dans lecorridor. Rose, effare, accourut, en bulbutiant:

    Monsieur l'abb Faujas est l. II

    Mouret fit un geste de contrarit. Il n'attendait rellement son locataire que le surlendemain, au plus tt. Il selevait vivement, lorsque l'abb Faujas parut la porte, dans le corridor. C'tait un homme grand et fort, une facecarre, aux traits larges, au teint terreux. Derrire lui, dans son ombre, se tenait une femme ge qui luiressemblait tonnamment, plus petite, l'air plus rude. En voyant la table mise, ils eurent tous les deux un

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  • mouvement d'hsitation; ils reculrent discrtement, sans se retirer. La haute figure noire du prtre faisait unetache de deuil sur la gaiet du mur blanchi la chaux.

    Nous vous demandons pardon de vous dranger, dit-il Mouret. Nous venons de chez monsieur l'abbBourrette; il a d vous prvenir.

    Mais pas du tout! s'cria Mouret. L'abb n'en fait jamais d'autres; il a toujours l'air de descendre duparadis. Ce matin encore, monsieur, il m'affirmait que vous ne seriez pas ici avant deux jours. Enfin, il vafalloir vous installer tout de mme. L'abb Faujas s'excusa. Il avait une voix grave, d'une grande douceur dans lachute des phrases. Vraiment, il tait dsol d'arriver un pareil moment. Quand il eut exprim ses regrets, sansbavardage, en dix paroles nettement choisies, il se tourna pour payer le commissionnaire qui avait apport samalle. Ses grosses mains bien faites tirrent d'un pli de sa soutane une bourse, dont on n'aperut que les anneauxd'acier; il fouilla un instant, palpant du bout des doigts, avec prcaution, la tte baisse. Puis, sans qu'on et vu lapice de monnaie, le commissionnaire s'en alla. Lui, reprit de sa voix polie:

    Je vous en prie, monsieur, remettez-vous table. Votre domestique nous indiquera l'appartement. Ellem'aidera monter ceci.

    Il se baissait dj pour prendre une poigne de la malle. C'tait une petite malle de bois, garantie par des coins etdes bandes de tle; elle paraissait avoir t rpare, sur un des flancs, l'aide d'une traverse de sapin. Mouretresta surpris, cherchant des yeux les autres bagages du prtre; mais il n'aperut qu'un grand panier, que la damege tenait deux mains, devant ses jupes, s'enttant, malgr la fatigue, ne pas le poser terre. Sous lecouvercle soulev, parmi des paquets de linge, passaient le coin d'un peigne envelopp dans du papier, et le coud'un litre mal bouch.

    Non, non, laissez cela, dit Mouret en poussant lgrement la malle du pied. Elle ne doit pas tre lourde; Rosela montera bien toute seule.

    Il n'eut sans doute pas conscience du secret ddain qui perait dans ses paroles. La dame ge le regardafixement de ses yeux noirs; puis, elle revint la salle manger, la table servie, qu'elle examinait depuis qu'elletait l. Elle passait d'un objet l'autre, les lvres pinces. Elle n'avait pas prononc une parole. Cependant,l'abb Faujas consentit laisser la malle. Dans la poussire jaune du soleil qui entrait par la porte du jardin, sasoutane rpe semblait toute rouge; des reprises en brodaient les bords; elle tait trs-propre, mais si mince, silamentable, que Marthe, reste assise jusque-l avec une sorte de rserve inquite, se leva son tour. L'abb,qui n'avait jet sur elle qu'un coup d'oeil rapide, aussitt dtourn, la vit quitter sa chaise, bien qu'il ne partnullement la regarder.

    Je vous en prie, rpta-t-il, ne vous drangez pas; nous serions dsols de troubler votre dner.

    Eh bien! c'est cela, dit Mouret qui avait faim. Rose va vous conduire. Demandez-lui tout ce dont vous aurezbesoin. Installez-vous, installez-vous votre aise.

    L'abb Faujas, aprs avoir salu, se dirigeait dj vers l'escalier, lorsque Marthe s'approcha de son mari, enmurmurant:

    Mais, mon ami, tu ne songes pas.

    Quoi donc? demanda-t-il, voyant qu'elle hsitait.

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  • Les fruits, tu sais bien.

    Ah! diantre! c'est vrai, il y a les fruits, dit-il d'un ton constern. Et, comme l'abb Faujas revenait, l'interrogeantdu regard:

    Je suis vraiment bien contrari, monsieur, reprit-il. Le pre Bourrette est srement un digne homme, seulementil est fcheux que vous l'ayez charg de votre affaire. Il n'a pas pour deux liards de tte. Si nous avions su,nous aurions tout prpar. Au lieu que nous voil maintenant avec un dmnagement faire. Vous comprenez,nous utilisions les chambres. Il y a l-haut, sur le plancher, toute notre rcolte de fruits, des figues, des pommes,du raisin.

    Le prtre l'coutait avec une surprise que sa grande politesse ne russissait plus cacher. Oh! mais a ne serapas long, continua Mouret. En dix minutes, si vous voulez bien prendre la peine d'attendre, Rose va dbarrasservos chambres.

    Une vive inquitude grandissait sur le visage terreux de l'abb.

    Le logement est meubl, n'est-ce pas? demanda-t-il.

    Du tout, il n'y a pas un meuble; nous ne l'avons jamais habit.

    Alors, le prtre perdit son calme; une lueur passa dans ses yeux gris.Il s'cria avec une violence contenue:

    Comment! mais j'avais formellement recommand dans ma lettre de louer un logement meubl. Je ne pouvaispas apporter des meubles dans ma malle, bien sr.

    Hein! qu'est-ce que je disais? cria Mouret d'un ton plus haut. Ce Bourrette est incroyable. Il est venu,monsieur, et il a vu certainement les pommes, puisqu'il en a mme pris une dans la main, en dclarant qu'il avaitrarement admir une aussi belle pomme. Il a dit que tout lui semblait trs-bien, que c'tait a qu'il fallait, et qu'illouait.

    L'abb Faujas n'coutait plus; tout un flot de colre tait mont ses joues. Il se tourna, il balbutia, d'une voixanxieuse:

    Mre, vous entendez? il n'y a pas de meubles.

    La vieille dame, serre dans son mince chle noir, venait de visiter le rez-de-chausse, petits pas furtifs, sanslcher son panier. Elle s'tait avance jusqu' la porte de la cuisine, en avait inspect les quatre murs; puis,revenant sur le perron, elle avait lentement, d'un regard, pris possession du jardin. Mais la salle manger surtoutl'intressait; elle se tenait de nouveau debout, en face de la table servie, regardant fumer la soupe, lorsque son filslui rpta:

    Entendez-vous, mre? il va falloir aller l'htel.

    Elle leva la tte, sans rpondre; toute sa face refusait de quitter cette maison, dont elle connaissait dj lesmoindres coins. Elle eut un imperceptible haussement d'paules, les yeux vagues, allant de la cuisine au jardin etdu jardin la salle manger.

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  • Mouret, cependant, s'impatientait. Voyant que ni la mre ni le fils ne paraissaient dcids quitter la place, ilreprit:

    C'est que nous n'avons pas de lits, malheureusement. Il y a bien, au grenier, un lit de sangle, dont madame, la rigueur, pourrait s'accommoder jusqu' demain; seulement, je ne vois pas trop sur quoi coucherait monsieurl'abb.

    Alors madame Faujas ouvrit enfin les lvres; elle dit d'une voix brve, au timbre un peu rauque:

    Mon fils prendra le lit de sangle. Moi, je n'ai besoin que d'un matelas par terre, dans un coin. L'abbapprouva cet arrangement d'un signe de tte. Mouret allait se rcrier, chercher autre chose; mais, devant l'airsatisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se contentant d'changer avec sa femme un regard d'tonnement.

    Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe de moquerie bourgeoise; vous pourrez vous meubler comme vousl'entendrez. Rose va monter enlever les fruits et faire les lits. Si vous voulez attendre un instant sur la terrasse.Allons, donnez deux chaises, mes enfants.

    Les enfants, depuis l'arrive du prtre et de sa mre, taient demeurs tranquillement assis devant la table. Ils lesexaminaient curieusement. L'abb n'avait pas sembl les apercevoir; mais madame Faujas s'tait arrte uninstant chacun d'eux, les dvisageant, comme pour pntrer d'un coup dans ces jeunes ttes. En entendant lesparoles de leur pre, ils s'empressrent tous trois et sortirent des chaises.

    La vieille dame ne s'assit pas. Comme Mouret se tournait, ne l'apercevant plus, il la vit plante devant une desfentres entrebilles du salon; elle allongeait le cou, elle achevait son inspection, avec l'aisance tranquille d'unepersonne qui visite une proprit vendre. Au moment o Rose soulevait la petite malle, elle rentra dans levestibule, en disant simplement:

    Je monte l'aider.

    Et elle monta derrire la domestique. Le prtre ne tourna pas mme la tte; il souriait aux trois enfants, restsdebout devant lui. Son visage avait une expression de grande douceur, quand il voulait, malgr la duret du frontet les plis rudes de la bouche.

    C'est toute votre famille, madame? demanda-t-il Marthe, qui s'tait approche.

    Oui, monsieur, rpondit-elle, gne par le regard clair qu'il fixait sur elle.

    Mais il regarda de nouveau les enfants, il continua:

    Voil deux grands garons qui seront bientt des hommes. Vous avez fini vos tudes, mon ami?

    Il s'adressait Serge. Mouret coupa la parole l'enfant.

    Celui-ci a fini, bien qu'il soit le cadet. Quand je dis qu'il a fini, je veux dire qu'il est bachelier, car il est rentr aucollge pour faire une anne de philosophie: c'est le savant de la famille L'autre, l'an, ce grand dadais, ne vautpas grand'chose, allez. Il s'est dj fait refuser deux fois au baccalaurat, et vaurien avec cela, toujours le nez enl'air, toujours polissonnant.

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  • Octave coutait ces reproches en souriant, tandis que Serge avait baiss la tte sous les loges. Faujas parut uninstant encore les tudier en silence; puis, passant Dsire, retrouvant son air tendre:

    Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous d'tre votre ami?

    Elle ne rpondit pas; elle vint, presque effraye, se cacher le visage contre l'paule de sa mre. Celle-ci, au lieude lui dgager la face, la serra davantage, en lui passant un bras la taille.

    Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse; elle n'a pas la tte forte, elle est reste petite fille. C'est uneinnocente. Nous ne la tourmentons pas pour apprendre. Elle a quatorze ans, et elle ne sait encore qu'aimer lesbtes.

    Dsire, sous les caresses de sa mre, s'tait rassure; elle avait tourn la tte, elle souriait. Puis, d'un air hardi;

    Je veux bien que vous soyez mon ami. Seulement vous ne faites jamais de mal aux mouches, dites?

    Et, comme tout le monde s'gayait autour d'elle:

    Octave les crase, les mouches; continua-t-elle gravement. C'est trs-mal.

    L'abb Faujas s'tait assis. Il semblait trs-las. Il s'abandonna un moment la paix tide de la terrasse,promenant ses regards ralentis sur le jardin, sur les arbres des proprits voisines. Ce grand calme, ce coindsert de petite ville, lui causaient une sorte de surprise. Son visage se tacha de plaques sombres.

    On est trs-bien ici, murmura-t-il.

    Puis il garda le silence, comme absorb et perdu. Il eut un lger sursaut, lorsque Mouret lui dit avec un rire:

    Si vous le permettez, maintenant, monsieur, nous allons nous mettre table.

    Et, sur le regard de sa femme:

    Vous devriez faire comme nous, accepter une assiette de soupe. Cela vous viterait d'aller dner l'htel.Ne vous gnez pas, je vous en prie.

    Je vous remercie mille fois, nous n'avons besoin de rien, rpondit l'abb d'un ton d'extrme politesse, quin'admettait pas une seconde invitation.

    Alors, les Mouret retournrent dans la salle manger, o ils s'attablrent. Marthe servit la soupe. Il y eut bienttun tapage rjouissant de cuillers. Les enfants jasaient. Dsire eut des rires clairs, en coutant une histoire queson pre racontait, enchant d'tre enfin table. Cependant, l'abb Faujas, qu'ils avaient oubli, restait assis surla terrasse, immobile, en face du soleil couchant. Il ne tournait pas la tte; il semblait ne pas entendre. Comme lesoleil allait disparatre, il se dcouvrit, touffant sans doute. Marthe, place devant la fentre, aperut sa grossette nue, aux cheveux courts, grisonnant dj vers les tempes. Une dernire lueur rouge alluma ce crne rude desoldat, o la tonsure tait comme la cicatrice d'un coup de massue; puis, la lueur s'teignit, le prtre, entrant dansl'ombre, ne fut plus qu'un profil noir sur la cendre grise du crpuscule.

    Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher elle-mme une lampe et servit le premier plat. Comme ellerevenait de la cuisine, elle rencontra, au pied de l'escalier, une femme qu'elle ne reconnut pas d'abord. C'tait

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  • madame Faujas. Elle avait mis un bonnet de linge; elle ressemblait une servante, avec sa robe de cotonnade,serre au corsage par un fichu jaune, nou derrire la taille; et, les poignets nus, encore toute soufflante de labesogne qu'elle venait de faire, elle tapait ses gros souliers lacs sur le dallage du corridor.

    Voil qui est fait, n'est-ce pas, madame? lui dit Marthe en souriant. Oh! une misre, rpondit-elle; en deuxcoups de poing, l'affaire a t bcle.

    Elle descendit le perron, elle radoucit sa voix:

    Ovide, mon enfant, veux-tu monter? Tout est prt l-haut.

    Elle dut toucher son fils l'paule pour le tirer de sa rverie. L'air frachissait. Il frissonna, il la suivit sans parler.Comme il passait devant la porte de la salle manger, toute blanche de la clart vive de la lampe, toute bruyantedu bavardage des enfants, il allongea la tte, disant de sa voix souple:

    Permettez-moi de vous remercier encore et de nous excuser de tout ce drangement. Nous sommesconfus.

    Mais non, mais non! cria Mouret; c'est nous autres qui sommes dsols de n'avoir pas mieux vous offrirpour cette nuit.

    Le prtre salua, et Marthe rencontra de nouveau ce regard clair, ce regard d'aigle qui l'avait motionne. Ilsemblait qu'au fond de l'oeil, d'un gris morne d'ordinaire, une flamme passt brusquement, comme ces lampesqu'on promne derrire les faades endormies des maisons.

    Il a l'air de ne pas avoir froid aux yeux, le cur, dit railleusement Mouret, quand la mre et le fils ne furent plusl.

    Je les crois peu heureux, murmura Marthe.

    Pour a, il n'apporte certainement pas le Prou dans sa malle. Elle est lourde, sa malle! Je l'aurais soulevedu bout de mon petit doigt.

    Mais il fut interrompu dans son bavardage par Rose, qui venait de descendre l'escalier en courant, afin deraconter les choses surprenantes qu'elle avait vues.

    Ah! bien, dit-elle en se plantant devant la table o mangeaient ses matres, en voil une gaillarde! Cette dame aau moins soixante-cinq ans, et a ne parat gure, allez! Elle vous bouscule, elle travaille comme un cheval.

    Elle t'a aide dmnager les fruits? demanda curieusement Mouret.

    Je crois bien, monsieur. Elle emportait les fruits comme a, dans son tablier; des charges tout casser. Je medisais: Bien sr, la robe va y rester. Mais pas du tout; c'est de l'toffe solide, de l'toffe comme j'en porte moi-mme. Nous avons d faire plus de dix voyages. Moi, j'avais les bras rompus. Elle bougonnait, disant que a nemarchait pas. Je crois que je l'ai entendue jurer, sauf votre respect.

    Mouret semblait s'amuser beaucoup.

    Et les lits? reprit-il.

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  • Les lits, c'est elle qui les a faits. Il faut la voir retourner un matelas. a ne pse pas lourd, je vous enrponds; elle le prend par un bout, le jette en l'air comme une plume. Avec a, trs-soigneuse. Elle a bord lelit de sangle, comme un dodo d'enfant. Elle aurait eu coucher l'enfant Jsus, qu'elle n'aurait pas tir les drapsavec plus de dvotion. Des quatre couvertures, elle en a mis trois sur le lit de sangle. C'est comme desoreillers: elle n'en a pas voulu pour elle; son fils a les deux.

    Alors elle va coucher par terre?

    Dans un coin, comme un chien. Elle a jet un matelas sur le plancher de l'autre chambre, en disant qu'elle allaitdormir l, mieux que dans le paradis. Jamais je n'ai pu la dcider s'arranger plus proprement. Elle prtendqu'elle n'a jamais froid et que sa tte est trop dure pour craindre le carreau. Je leur ai donn de l'eau et dusucre, comme madame me l'avait recommand, et voil. N'importe, ce sont de drles de gens.

    Rose acheva de servir le dner. Les Mouret, ce soir-l, firent traner le repas. Ils causrent longuement desnouveaux locataires. Dans leur vie d'une rgularit d'horloge, l'arrive de ces deux personnes trangres tait ungros vnement. Ils en parlaient comme d'une catastrophe, avec ces minuties de dtails qui aident tuer leslongues soires de province. Mouret, particulirement, se plaisait aux commrages de petite ville. Au dessert, lescoudes sur la table, dans la tideur de la salle manger, il rpta pour la dixime fois, de l'air satisfait d'unhomme heureux:

    Ce n'est pas un beau cadeau que Besanon fait Plassans Avez-vous vu le derrire de sa soutane, quand ils'est tourn? a m'tonnerait beaucoup, si les dvotes couraient aprs celui-l. Il est trop rp; les dvotesaiment les jolis curs.

    Sa voix a de la douceur, dit Marthe, qui tait indulgente.

    Pas lorsqu'il est en colre, toujours, reprit Mouret. Vous ne l'avez donc pas entendu se fcher, quand il a suque l'appartement n'tait pas meubl? C'est un rude homme; il ne doit pas flner dans les confessionnaux, allez!Je suis bien curieux de savoir comment il va se meubler, demain. Pourvu qu'il me paye, au moins. Tant pis! jem'adresserai l'abb Bourrette; je ne connais que lui.

    On tait peu dvot dans la famille. Les enfants eux-mmes se moqurent de l'abb et de sa mre. Octave imita lavieille dame, lorsqu'elle allongeait le cou pour voir au fond des pices, ce qui fit rire Dsire.

    Serge, plus grave, dfendit ces pauvres gens. D'ordinaire, dix heures prcises, lorsqu'il ne faisait pas sa partiede piquet, Mouret prenait un bougeoir et allait se coucher; mais, ce soir-l, onze heures, il tenait encore boncontre le sommeil. Dsire avait fini par s'endormir, la tte sur les genoux de Marthe. Les deux garons taientmonts dans leur chambre. Mouret bavardait toujours, seul en face de sa femme.

    Quel ge lui donnes-tu? demanda-t-il brusquement.

    A qui? dit Marthe, qui commenait, elle aussi, s'assoupir.

    A l'abb, parbleu! Hein? entre quarante et quarante-cinq ans, n'est-ce pas? C'est un beau gaillard. Si ce n'estpas dommage que a porte la soutane! Il aurait fait un fameux carabinier.

    Puis, au bout d'un silence, parlant seul, continuant voix haute des rflexions qui le rendaient tout songeur:

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  • Ils sont arrivs par le train de six heures trois quarts. Ils n'ont donc eu que le temps de passer chez l'abbBourrette et de venir ici. Je parie qu'ils n'ont pas dn. C'est clair. Nous les aurions bien vus sortir pour aller l'htel. Ah! par exemple, a me ferait plaisir de savoir o ils ont pu manger.

    Rose, depuis un instant, rdait dans la salle manger, attendant que ses matres allassent se coucher, pour fermerles portes et les fentres.

    Moi je le sais o ils ont mang, dit-elle.

    Et comme Mouret se tournait vivement:

    Oui, j'tais remonte pour voir s'ils ne manquait de rien. N'entendant pas de bruit, je n'ai point os frapper; j'airegard par la serrure.

    Mais c'est mal, trs-mal, interrompit Marthe svrement. Vous savez bien, Rose, que je n'aime point cela.

    Laisse donc, laisse donc! s'cria Mouret, qui, dans d'autres circonstances, se serait emport contre lacurieuse. Vous avez regard par la serrure?

    Oui, monsieur, c'tait pour le bien.

    videmment. Qu'est-ce qu'ils faisaient?

    Eh bien! donc, monsieur, ils mangeaient. Je les ai vus qui mangeaient sur le coin du lit de sangle. La vieilleavait tal une serviette. Chaque fois qu'ils se servaient du vin, ils recouchaient le litre bouch contre l'oreiller.

    Mais que mangeaient-ils?

    Je ne sais pas au juste, monsieur. a m'a paru un reste de pt, dans un journal. Ils avaient aussi des pommes,des petites pommes de rien du tout.

    Et ils causaient, n'est-ce pas? Vous avez entendu ce qu'ils disaient?

    Non, monsieur, ils ne causaient pas. Je suis reste un bon quart d'heure les regarder. Ils ne disaient rien,pas a, tenez! Ils mangeaient, ils mangeaient! Marthe s'tait leve, rveillant Dsire, faisant mine de monter; lacuriosit de son mari la blessait. Celui-ci se dcida enfin se lever galement; tandis que la vieille Rose, qui taitdvote, continuait d'une voix plus basse:

    Le pauvre cher homme devait avoir joliment faim. Sa mre lui passait les plus gros morceaux et le regardaitavaler avec un plaisir. Enfin, il va dormir dans des draps bien blancs. A moins que l'odeur des fruits nel'incommode. C'est que a ne sent pas bon dans la chambre; vous savez, cette odeur aigre des poires et despommes. Et pas un meuble, rien que le lit dans un coin. Moi, j'aurais peur, je garderais la lumire toute la nuit.

    Mouret avait pris son bougoir. Il resta un instant debout devant Rose, rsumant la soire dans ce mot debourgeois tir de ses ides accoutumes:

    C'est extraordinaire.

    Puis, il rejoignit sa femme au pied de l'escalier. Elle tait couche, elle dormait dj, qu'il coutait encore les

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  • bruits lgers qui venaient de l'tage suprieur. La chambre de l'abb tait juste au-dessus de la sienne. Il l'entenditouvrir doucement la fentre, ce qui l'intrigua beaucoup. Il leva la tte de l'oreiller, luttant dsesprment contre lesommeil, voulant savoir combien de temps le prtre resterait la fentre. Mais le sommeil fut le plus fort; Mouretronflait poings ferms, avant d'avoir pu saisir de nouveau le sourd grincement de l'espagnolette.

    En haut, la fentre, l'abb Faujas, tte nue, regardait la nuit noire. Il demeura longtemps l, heureux d'tre enfinseul, s'absorbant dans ces penses qui lui mettaient tant de duret au front. Sous lui, il sentait le sommeil tranquillede cette maison o il tait depuis quelques heures, l'haleine pure des enfants, le souffle honnte de Marthe, larespiration grosse et rgulire de Mouret. Et il y avait un mpris dans le redressement, de son cou de lutteur,tandis qu'il levait la tte comme pour voir au loin, jusqu'au fond de la petite ville endormie. Les grands arbres dujardin de la sous-prfecture faisaient une masse sombre, les poiriers de M. Rastoil allongeaient des membresmaigres et tordus; puis, ce n'tait plus qu'une mer de tnbres, un nant, dont pas un bruit ne montait. La villeavait une innocence de fille au berceau.

    L'abb Faujas tendit les bras d'un air de dfi ironique, comme s'il voulait prendre Plassans pour l'touffer d'uneffort contre sa poitrine robuste. Il murmura:

    Et ces imbciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser leurs rues!

    III

    Le lendemain, Mouret passa la matine pier son nouveau locataire. Cet espionnage allait emplir les heuresvides qu'il passait au logis tatillonner, ranger les objets qui tranaient, chercher des querelles sa femme et ses enfants. Dsormais, il aurait une occupation, un amusement, qui le tirerait de sa vie de tous les jours. Iln'aimait pas les curs, comme il le disait, et le premier prtre qui tombait dans son existence l'intressait unpoint extraordinaire. Ce prtre apportait chez lui une odeur mystrieuse, un inconnu presque inquitant. Bien qu'ilft l'esprit fort, qu'il se dclart voltairien, il avait en face de l'abb tout un tonnement, un frisson de bourgeois, operait une pointe de curiosit gaillarde.

    Pas un bruit ne venait du second tage. Mouret couta attentivement dans l'escalier, il se hasarda mme monterau grenier. Comme il ralentissait le pas en longeant le corridor, un frlement de pantoufles qu'il crut entendrederrire la porte, l'motionna extrmement. N'ayant rien pu surprendre de net, il descendit au jardin, se promenasous la tonnelle du fond, levant les yeux, cherchant voir par les fentres ce qui se passait dans les pices. Maisil n'aperut pas mme l'ombre de l'abb. Madame Faujas, qui n'avait sans doute point de rideaux, avait tendu, enattendant, des draps de lit derrire les vitres.

    Au djeuner, Mouret parut trs-vex.

    Est-ce qu'ils sont morts, l-haut? dit-il en coupant du pain aux enfants. Tu ne les as pas entendus remuer, toi,Marthe?

    Non, mon ami; je n'ai pas fait attention.

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  • Rose cria de la cuisine:

    Il y a beau temps qu'ils ne sont plus l; s'ils courent toujours, ils sont loin.

    Mouret appela la cuisinire et la questionna minutieusement.

    Ils sont sortis, monsieur: la mre d'abord, le cur ensuite. Je ne les aurais pas vus, tant ils marchent doucement,si leurs ombres n'avaient pass sur le carreau de ma cuisine, quand ils ont ouvert la porte. J'ai regard dans larue, pour voir; mais ils avaient fil, et raide, je vous en rponds.

    C'est bien surprenant. Mais o tais-je donc?

    Je crois que monsieur tait au fond du jardin, voir les raisins de la tonnelle.

    Cela acheva de mettre Mouret d'une excrable humeur. Il dblatra contre les prtres: c'taient tous descachotiers; ils taient dans un tas de manigances, auxquelles le diable ne reconnatrait rien; ils affectaient unepruderie ridicule, ce point que personne n'avait jamais vu un prtre se dbarbouiller. Il finit par se repentird'avoir lou cet abb qu'il ne connaissait pas.

    C'est ta faute, aussi! dit-il sa femme, en se levant de table.

    Marthe allait protester, lui rappeler leur discussion de la veille; mais elle leva les yeux, le regarda et ne dit rien.Lui, cependant, ne se dcidait pas sortir, comme il en avait l'habitude. Il allait et venait, de la salle manger aujardin, furetant, prtendant que tout tranait, que la maison tait au pillage; puis, il se fcha contre Serge etOctave, qui, disaient-ils, taient partis, une demi-heure trop tt, pour le collge.

    Est-ce que papa ne sort pas? demanda Dsire l'oreille de sa mre.Il va bien nous ennuyer, s'il reste.

    Marthe la fit taire. Mouret parla enfin d'une affaire qu'il devait terminer dans la journe. Il n'avait pas un moment,il ne pouvait pas mme se reposer un jour chez lui, lorsqu'il en prouvait le besoin. Il partit, dsol de ne pasdemeurer l, aux aguets.

    Le soir, quand il rentra, il avait toute une fivre de curiosit.

    Et l'abb? demanda-t-il, avant mme d'ter son chapeau.

    Marthe travaillait sa place ordinaire, sur la terrasse.

    L'abb? rpta-t-elle avec quelque surprise. Ah! oui, l'abb. Je ne l'ai pas vu, je crois qu'il s'est install.Rose m'a dit qu'on avait apport des meubles.

    Voil ce que je craignais, s'cria Mouret. J'aurais voulu tre l; car, enfin, les meubles sont ma garantie. Jesavais bien que tu ne bougerais pas de ta chaise. Tu es une pauvre tte, ma bonne. Rose! Rose!

    Et lorsque la cuisinire fut l:

    On a apport des meubles pour les gens du second?

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  • Oui, monsieur, dans une petite carriole. J'ai reconnu la carriole deBergasse, le revendeur du march. Allez, il n'y en avait pas lourd.Madame Faujas suivait. En montant la rue Balande, elle a mme donn uncoup de main l'homme qui poussait.

    Vous avez vu les meubles, au moins; vous les avez compts? Certainement, monsieur; je m'tais mise sur laporte. Ils ont tous pass devant moi, ce qui mme n'a pas paru faire plaisir madame Faujas. Attendez. On ad'abord mont un lit de fer, puis une commode, deux tables, quatre chaises. Ma foi, c'est tout. Et desmeubles pas neufs. Je n'en donnerais pas trente cus.

    Mais il fallait avertir madame; nous ne pouvons pas louer dans des conditions pareilles. Je vais de ce pasm'expliquer avec l'abb Bourrette.

    Il se fchait, il sortait, lorsque Marthe russit l'arrter net, en disant:

    coute donc, j'oubliais. Il ont pay six mois l'avance.

    Ah! ils ont pay? balbutia-t-il d'un ton presque fch.

    Oui, c'est la vieille dame qui est descendue et qui m'a remis ceci.

    Elle fouilla dans sa table ouvrage, elle donna son mari soixante-quinze francs en pices de cent sous,enveloppes soigneusement dans un morceau de journal. Mouret compta l'argent, en murmurant.

    S'ils payent, ils sont bien libres. N'importe, ce sont de drles de gens. Tout le monde ne peut pas tre riche,c'est sr; seulement, ce n'est pas une raison, quand on n'a pas le sou, pour se donner ainsi des allures suspectes.

    Je voulais te dire aussi, reprit Marthe en le voyant calm: la vieille dame m'a demand si nous tions disposs lui cder le lit de sangle; je lui ai rpondu que nous n'en faisions rien, qu'elle pouvait le garder tant qu'ellevoudrait.

    Tu as bien fait, il faut les obliger. Moi, je te l'ai dit, ce qui me contrarie avec ces diables de curs, c'estqu'on ne sait jamais ce qu'ils pensent ni ce qu'ils font. part cela, il y a souvent des hommes trs-honorablesparmi eux.

    L'argent paraissait l'avoir consol. Il plaisanta, tourmenta Serge sur la relation des Missions en Chine, qu'il lisaitdans ce moment. Pendant le dner, il affecta de ne plus s'occuper des gens du second. Mais, Octave ayantracont qu'il avait vu l'abb Faujas sortir de l'vch, Mouret ne put se tenir davantage. Au dessert, il reprit laconversation de la veille. Puis, il eut quelque honte. Il tait d'esprit fin, sous son paisseur de commerant retir; ilavait surtout un grand bon sens, une droiture de jugement qui lui faisait, le plus souvent, trouver le mot juste, aumilieu des commrages de la province.

    Aprs tout, dit-il en allant se coucher, ce n'est pas bien de mettre son nez dans les affaires des autres.L'abb peut faire ce qu'il lui plat. C'est ennuyeux de toujours causer de ces gens; moi, je m'en lave les mainsmaintenant.

    Huit jours se passrent. Mouret avait repris ses occupations habituelles; il rdait dans la maison, discutait avecles enfants, passait ses aprs-midi au dehors conclure pour le plaisir des affaires dont il ne parlait jamais,

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  • mangeait et dormait en homme pour qui l'existence est une pente douce, sans secousses ni surprises d'aucunesorte. Le logis semblait mort de nouveau. Marthe tait sa place accoutume, sur la terrasse, devant la petitetable ouvrage. Dsire jouait, son ct. Les deux garons ramenaient aux mmes heures la mme turbulence.Et Rose, la cuisinire, se fchait, grondait contre tout le monde; tandis que le jardin et la salle manger gardaientleur paix endormie.

    Ce n'est pas pour dire, rptait Mouret sa femme, mais tu vois bien que tu te trompais en croyant que celadrangerait notre existence, de louer le second. Nous sommes plus tranquilles qu'auparavant, la maison est pluspetite et plus heureuse.

    Et il levait parfois les yeux vers les fentres du second tage, que madame Faujas, ds le deuxime jour, avaitgarnies de gros rideaux de coton. Pas un pli de ces rideaux ne bougeait Ils avaient un air bat, une de cespudeurs de sacristie, rigides et froides. Derrire eux, semblaient s'paissir un silence, une immobilit de clotre.De loin en loin, les fentres taient entr'ouvertes, laissant voir, entre les blancheurs des rideaux, l'ombre des hautsplafonds. Mais Mouret avait beau se mettre aux aguets, jamais il n'apercevait la main qui ouvrait et qui fermait; iln'entendait mme pas le grincement de l'espagnolette. Aucun bruit humain ne descendait de l'appartement.

    Au bout de la premire semaine, Mouret n'avait pas encore revu l'abb Faujas. Cet homme qui vivait ct delui, sans qu'il pt seulement apercevoir son ombre, finissait par lui donner une sorte d'inquitude nerveuse. Malgrles efforts qu'il faisait pour paratre indiffrent, il retomba dans ses interrogations, il commena une enqute.

    Tu ne le vois donc pas, toi? demanda-t-il sa femme.

    J'ai cru l'apercevoir hier, quand il est rentr; mais je ne suis pas bien sre. Sa mre porte toujours une robenoire; c'tait peut-tre elle.

    Et comme il la pressait de questions, elle lui dit ce qu'elle savait.

    Rose assure qu'il sort tous les jours; il reste mme longtemps dehors. Quant la mre, elle est rglecomme une horloge; elle descend le matin, sept heures, pour faire ses provisions. Elle a un grand panier,toujours ferm, dans lequel elle doit tout apporter: le charbon, le pain, le vin, la nourriture, car on ne voit jamaisaucun fournisseur venir chez eux. Ils sont trs-polis, d'ailleurs. Rose dit qu'ils la saluent, lorsqu'ils larencontrent. Mais, le plus souvent, elle ne les entend seulement pas descendre l'escalier.

    Ils doivent faire une drle de cuisine, l-haut, murmura Mouret, auquel ces renseignements n'apprenaient rien.Un autre soir, Octave ayant dit qu'il avait vu l'abb Faujas entrer Saint-Saturnin, son pre lui demanda quelletournure il avait, comment les passants le regardaient, ce qu'il devait aller faire l'glise.

    Ah! vous tes trop curieux, s'cria le jeune homme en riant. Il n'tait pas beau au soleil, avec sa soutanetoute rouge, voil ce que je sais. J'ai mme remarqu qu'il marchait le long des maisons, dans le filet d'ombre, ola soutane semblait plus noire. Allez, il n'a pas l'air fier, il baisse la tte, il trotte vite. Il y a deux filles qui se sontmises rire, quand il a travers la place. Lui, levant la tte, les a regardes avec beaucoup de douceur, n'est-cepas, Serge?

    Serge raconta son tour que plusieurs fois, en rentrant du collge, il avait accompagn de loin l'abb Faujas, quirevenait de Saint-Saturnin. Il traversait les rues sans parler personne; il semblait ne pas connatre me qui vive,et avoir quelque honte de la sourde moquerie qu'il sentait autour de lui.

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  • Mais on cause donc de lui dans la ville? demanda Mouret, au comble de l'intrt.

    Moi, personne ne m'a parl de l'abb, rpondit Octave.

    Si, reprit Serge, on cause de lui. Le neveu de l'abb Bourrette m'a dit qu'il n'tait pas trs-bien vu l'glise; onn'aime pas ces prtres qui viennent de loin. Puis, il a l'air si malheureux. Quand on sera habitu lui, on lelaissera tranquille, ce pauvre homme. Dans les premiers temps, il faut bien qu'on sache.

    Alors, Marthe recommanda aux deux jeunes gens de ne pas rpondre, si on les interrogeait au dehors sur lecompte de l'abb.

    Ah! ils peuvent rpondre, s'cria Mouret. Ce n'est bien sr pas ce que nous savons sur lui qui lecompromettra. A partir de ce moment, avec la meilleure foi du monde et sans songer mal, il fit de ses enfantsdes espions qu'il attacha aux talons de l'abb. Octave et Serge durent lui rpter tout ce qui se disait dans la ville,ils reurent aussi l'ordre de suivre le prtre, quand ils le rencontreraient. Mais cette source de renseignements futvite tarie. La sourde rumeur occasionne par la venue d'un vicaire tranger au diocse, s'tait apaise. La villesemblait avoir fait grce au pauvre homme, cette soutane rpe qui se glissait dans l'ombre de ses ruelles; ellene gardait pour lui qu'un grand ddain. D'autre part, le prtre se rendait directement la cathdrale, et enrevenait, en passant toujours par les mmes rues. Octave disait en riant qu'il comptait les pavs.

    A la maison, Mouret voulut utiliser Dsire, qui ne sortait jamais. Il l'emmenait, le soir, au fond du jardin,l'coutant bavarder sur ce qu'elle avait fait, sur ce qu'elle avait vu, dans la journe; il tchait de la mettre sur lechapitre des gens du second.

    coute, lui dit-il un jour, demain, quand la fentre sera ouverte, tu jetteras ta balle dans la chambre, et tumonteras la demander.

    Le lendemain, elle jeta sa balle; mais elle n'tait pas au perron que la balle, renvoye par une main invisible, vintrebondir sur la terrasse. Son pre, qui avait compt sur la gentillesse de l'enfant pour renouer des relationsrompues ds le premier jour, dsespra alors de la partie; il se heurtait videmment une volont bien nette prisepar l'abb de se tenir barricad chez lui. Cette lutte ne faisait que rendre su curiosit plus ardente. Il en vint commrer dans les coins avec la cuisinire, au vif dplaisir de Marthe, qui lui fit des reproches sur son peu dedignit; mais il s'emporta, il mentit. Comme il se sentait dans son tort, il ne causa plus des Faujas avec Rose qu'encachette. Un matin, Ros lui fit signe de la suivre dans sa cuisine.

    Ah bien! monsieur, dit-elle enfermant la porte, il y a plus d'une heure que je vous guette descendre de votrechambre.

    Est-ce que tu as appris quelque chose?

    Vous allez voir. Hier soir, j'ai caus plus d'une heure avec madame Faujas.

    Mouret eut un tressaillement de joie. Il s'assit sur une chaise dpaille de la cuisine, au milieu des torchons et despluchures de la veille.

    Dis vite, dis vite, murmura-t-il.

    Donc, reprit la cuisinire, j'tais sur la porte de la rue dire bonsoir la bonne de monsieur Rastoil, lorsque

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  • madame Faujas est descendue pour vider un seau d'eau sale dans le ruisseau. Au lieu de remonter tout de suitesans tourner la tte, comme elle fait d'habitude, elle est reste l, un instant, me regarder. Alors j'ai crucomprendre qu'elle voulait causer; je lui ai dit qu'il avait fait beau dans la journe, que le vin serait bon. Ellerpondait: Oui, oui, sans se presser, de la voix indiffrente d'une femme qui n'a pas de terre et que ces choses-l n'intressent point. Mais elle avait pos son seau, elle ne s'en allait point; elle s'tait mme adosse contre lemur, ct de moi.

    Enfin, qu'est-ce qu'elle t'a cont? demanda Mouret, que l'impatience torturait.

    Vous comprenez, je n'ai pas t assez bte pour l'interroger; elle aurait fil. Sans en avoir l'air, je l'ai misesur les choses qui pouvaient la toucher. Comme le cur de Saint-Saturnin, ce brave monsieur Compan, est venu passer, je lui ai dit qu'il tait bien malade, qu'il n'en avait pas pour longtemps, qu'on le remplacerait difficilement la cathdrale. Elle tait devenue tout oreilles, je vous assure. Elle m'a mme demand quelle maladie avaitmonsieur Compan. Puis, de fil en aiguille, je lui ai parl de notre vque. C'est un bien brave homme quemonseigneur Rousselot. Elle ignorait son ge. Je lui ai dit qu'il a soixante ans, qu'il est bien douillet, lui aussi, qu'ilse laisse un peu mener par le bout du nez. On cause assez de monsieur Fenil, le grand vicaire, qui fait tout ce qu'ilveut l'vch. Elle tait prise, la vieille; elle serait reste l, dans la rue, jusqu'au lendemain matin.

    Mouret eut un geste dsespr.

    Dans tout cela, s'cria-t-il, je vois que tu causais toute seule.Mais elle, elle, que t'a-t-elle dit?

    Attendez donc, laissez-moi achever, continua Rose tranquillement. J'arrivais mon but. Pour l'inviter seconfier, j'ai fini par lui parler de nous. J'ai dit que vous tiez monsieur Franois Mouret, un ancien ngociant deMarseille, qui, en quinze ans, a su gagner une fortune dans le commerce des vins, des huiles et des amandes. J'aiajout que vous aviez prfr venir manger vos rentes Plassans, une ville tranquille, o demeurent les parentsde votre femme. J'ai mme trouv moyen de lui apprendre que madame tait votre cousine; que vous aviezquarante ans et elle trente-sept; que vous faisiez trs-bon mnage; que, d'ailleurs, ce n'tait pas vous autres qu'onrencontrait souvent sur le cours Sauvaire. Enfin, toute votre histoire Elle a paru trs-intresse. Elle rpondaittoujours: Oui, oui, sans se presser. Quand je m'arrtais, elle faisait un signe de tte, comme a, pour me direqu'elle entendait, que je pouvais continuer. Et, jusqu' la nuit tombe, nous avons caus ainsi, en bonnesamies, le dos contre le mur.

    Mouret s'tait lev, pris de colre.

    Comment! s'cria-t-il, c'est tout! Elle vous a fait bavarder pendant une heure, et elle ne vous a rien dit!

    Elle m'a dit, lorsqu'il a fait nuit: Voil l'air qui devient frais. Et elle a repris son seau, elle est remonte.

    Tenez, vous n'tes qu'une bte! Cette vieille-l en vendrait dix de votre espce. Ah bien! ils doivent rire,maintenant qu'ils savent sur nous tout ce qu'ils voulaient savoir. Entendez-vous, Rose, vous n'tes qu'une bte!

    La vieille cuisinire n'tait pas patiente; elle se mit marcher violemment, bousculant les polons et les casseroles,roulant et jetant les torchons.

    Vous savez, monsieur, bgayait-elle, si c'est pour me dire des gros mots que vous tes venu dans ma cuisine,ce n'tait pas la peine. Vous pouvez vous en aller. Moi, ce que j'en ai fait, c'tait uniquement pour vous

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  • contenter. Madame nous trouverait l ensemble, faire ce que nous faisons, qu'elle me gronderait, et elle auraitraison, parce que ce n'est pas bien. Aprs tout, je ne pouvais pas lui arracher les paroles des lvres, cettedame. Je m'y suis prise comme tout le monde s'y prend. J'ai caus, j'ai dit vos affaires. Tant pis pour vous, si ellen'a pas dit les siennes. Allez les lui demander, du moment o a vous tient tant au coeur. Peut-tre que vous neserez pas si bte que moi, monsieur

    Elle avait lev la voix. Mouret crut prudent de s'chapper, en refermant la porte de la cuisine, pour que safemme n'entendit pas. Mais Rose rouvrit la porte derrire son dos, lui criant, dans le vestibule:

    Vous savez, je ne m'occupe plus de rien; vous chargerez qui vous voudrez de vos vilaines commissions.

    Mouret tait battu. Il garda quelque aigreur de sa dfaite. Par rancune, il se plut dire que ces gens du secondtaient des gens trs-insignifiants. Peu peu, il rpandit parmi ses connaissances une opinion qui devint celle detoute la ville. L'abb Faujas fut regard comme un prtre sans moyens, sans ambition aucune, tout fait endehors des intrigues du diocse; on le crut honteux de sa pauvret, acceptant les mauvaises besognes de lacathdrale, s'effaant le plus possible dans l'ombre o il semblait se plaire. Une seule curiosit resta, celle desavoir pourquoi il tait venu de Besanon Plassans. Des histoires dlicates circulaient. Mais les suppositionsparurent hasardes. Mouret lui-mme, qui avait espionn ses locataires par agrment, pour passer le temps,uniquement comme il aurait jou aux cartes ou aux boules, commenait oublier qu'il logeait un prtre chez lui,lorsqu'un vnement vint de nouveau occuper sa vie.

    Une aprs-midi, comme il rentrait, il aperut devant lui l'abb Faujas, qui montait la rue Balande. Il ralentit le pas.Il l'examina loisir. Depuis un mois que le prtre logeait dans sa maison, c'tait la premire fois qu'il le tenait ainsien plein jour. L'abb avait toujours sa vieille soutane; il marchait lentement, son tricorne la main, la tte nue,malgr le vent qui tait vif. La rue, dont la monte est fort raide, restait dserte, avec ses grandes maisons nues,aux persiennes closes. Mouret qui htait le pas, finit par marcher sur la pointe des pieds, de peur que le prtre nel'entendt et ne se sauvt. Mais, comme ils approchaient tous deux de la maison de M. Rastoil, un groupe depersonnes, dbouchant de la place de la Sous-Prfecture, entrrent dans cette maison. L'abb Faujas avait faitun lger dtour pour viter ces messieurs. Il regarda la porte se fermer. Puis, s'arrtant brusquement, il se tournavers son propritaire, qui arrivait sur lui.

    Que je suis heureux de vous rencontrer ainsi! dit-il avec sa grande politesse. Je me serais permis de vousdranger ce soir. Le jour de la dernire pluie, il s'est produit, dans le plafond de ma chambre, des infiltrationsque je dsire vous montrer.

    Mouret se tenait plant devant lui, balbutiant, disant qu'il tait sa disposition. Et, comme ils rentraient ensemble,il finit par lui demander quelle heure il pourrait se prsenter pour voir le plafond.

    Mais tout de suite, je vous prie, rpondit l'abb, moins que cela ne vous gne par trop.

    Mouret monta derrire lui, suffoqu, tandis que Rose, sur le seuil de la cuisine, les suivait des yeux de marche enmarche, stupide d'tonnement.

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  • IV

    Arriv au second tage, Mouret tait plus mu qu'un colier qui va entrer pour la premire fois dans la chambred'une femme. La satisfaction inespre d'un dsir longtemps contenu, l'espoir de voir des choses tout faitextraordinaires, lui coupaient la respiration. Cependant l'abb Faujas, cachant la clef entre ses gros doigts, l'avaitglisse dans la serrure, sans qu'on entendit le bruit du fer. La porte tourna comme sur des gonds de velours.L'abb, reculant, invita silencieusement Mouret entrer.

    Les rideaux de coton pendus aux deux fentres taient si pais, que la chambre avait une pleur crayeuse, undemi-jour de cellule mure. Cette chambre tait immense, haute de plafond, avec un papier dteint et propre,d'un jaune effac. Mouret se hasarda, marchant petits pas sur le carreau, net comme une glace, dont il luisemblait sentir le froid sous la semelle de ses souliers. Il tourna sournoisement les yeux, examina le lit de fer, sansrideaux, aux draps si bien tendus qu'on et dit un banc de pierre blanche pos dans un coin. La commode,perdue l'autre bout de la pice, une petite table place au milieu, avec deux chaises, une devant chaque fentre,compltait le mobilier. Pas un papier sur la table, pas un objet sur la commode, pas un vtement aux murs: le boisnu, le marbre nu, le mur nu. Au-dessus de la commode, un grand christ de bois noir coupait seul d'une croixsombre cette nudit grise.

    Tenez, monsieur, venez par ici, dit l'abb; c'est dans ce coin que s'est produite une tache au plafond.

    Mais Mouret ne se pressait pas, il jouissait. Bien qu'il ne vt pas les choses singulires qu'il s'tait vaguementpromis de voir, la chambre avait pour lui, esprit fort, une odeur particulire. Elle sentait le prtre, pensait-il; ellesentait un homme autrement fait que les autres, qui souffle sa bougie pour changer de chemise, qui ne laissetraner ni ses caleons ni ses rasoirs. Ce qui le contrariait, c'tait de ne rien trouver d'oubli sur les meubles nidans les coins qui put lui donner matire hypothses. La pice tait comme ce diable d'homme, muette, froide,polie, impntrable. Sa vive surprise fui de ne pas y prouver, ainsi qu'il s'y attendait, une impression de misre;au contraire, elle lui produisait un effet qu'il avait ressenti autrefois, un jour qu'il tait entr dans le salon trs-richement meubl d'un prfet de Marseille. Le grand christ semblait l'emplir de ses bras noirs.

    Il fallut pourtant qu'il se dcidt s'approcher de l'encoignure o l'abb Faujas l'appelait.

    Vous voyez la tache, n'est-ce pas? reprit celui-ci. Elle s'est un peu efface depuis hier.

    Mouret se haussait sur les pieds, clignait les yeux, sans rien voir. Le prtre ayant tir les rideaux, il finit parapercevoir une lgre teinte de rouille.

    Ce n'est pas bien grave, murmura-t-il.

    Sans doute; mais j'ai cru devoir vous prvenir. L'infiltration a d avoir lieu au bord du toit. Oui, vous avezraison, au bord du toit.

    Mouret ne rpondait plus; il regardait la chambre, claire par la lumire crue du plein jour. Elle tait moinssolennelle, mais elle gardait son silence absolu. Dcidment, pas un grain dpoussire n'y contait la vie de l'abb.

    D'ailleurs, continuait ce dernier, nous pourrions peut-tre voir par la fentre. Attendez.

    Et il ouvrit la fentre. Mais Mouret s'cria qu'il n'entendait pas le dranger davantage, que c'tait une misre, que

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  • les ouvriers sauraient bien trouver le trou.

    Vous ne me drangez nullement, je vous assure, dit l'abb en insistant d'une faon aimable. Je sais que lespropritaires aiment se rendre compte. Je vous en prie, examinez tout en dtail. La maison est vous.

    Il sourit mme en prononant cette dernire phrase, ce qui lui arrivait rarement; puis, quand Mouret se fut penchavec lui sur la barre d'appui, levant tous deux les yeux vers la gouttire, il entra dans des explications d'architecte,disant comment la tache avait pu se produire.

    Voyez-vous, je crois un lger affaissement des tuiles, peut-tre mme y en a-t-il une de brise; moins quece ne soit cette lzarde que vous apercevez l, le long de la corniche, qui se prolonge dans le mur desoutnement.

    Oui, c'est bien possible, rpondit Mouret. Je vous avoue, monsieur l'abb, que je n'y entends rien. Le maonverra.

    Alors, le prtre ne causa plus rparations. Il resta l, tranquillement, regardant les jardins, au-dessous de lui.Mouret, accoud son ct, n'osa se retirer, par politesse. Il fut tout fait gagn, lorsque son locataire lui dit desa voix douce, au bout d'un silence:

    Vous avez un joli jardin, monsieur.

    Oh! bien ordinaire, rpondit-il. Il y avait quelques beaux arbres que j'ai d faire couper, car rien ne poussait leur ombre. Que voulez-vous? il faut songer l'utile. Ce coin nous suffit, nous avons des lgumes pour toute lasaison.

    L'abb s'tonna, se fit donner des dtails. Le jardin tait un de ces vieux jardins de province, entours detonnelles, diviss en quatre carrs rguliers par de grands buis. Au milieu, se trouvait un troit bassin sans eau.Un seul carr tait rserv aux fleurs. Dans les trois autres, plants leurs angles d'arbres fruitiers, poussaient deschoux magnifiques, des salades superbes. Les alles, sables de jaune, taient tenues bourgeoisement.

    C'est un petit paradis, rptait l'abb Faujas.

    Il y a bien des inconvnients, allez, dit Mouret, plaidant contre la vive satisfaction qu'il prouvait entendre sibien parler de sa proprit. Par exemple, vous avez d remarquer que nous sommes ici sur une cte. Les jardinssont tags. Ainsi celui de monsieur Rastoil est plus bas que le mien, qui est galement plus bas que celui de lasous-prfecture. Souvent, les eaux de pluie font des dgts. Puis, ce qui est encore moins agrable, les gens de lasous-prfecture voient chez moi, d'autant plus qu'ils ont tabli cette terrasse qui domine mon mur. Il est vrai queje vois chez monsieur Rastoil, un pauvre ddommagement, je vous assure, car je ne m'occupe jamais de ce quefont les autres.

    Le prtre semblait couter par complaisance, hochant la tte, n'adressant aucune question. Il suivait des yeux lesexplications que son propritaire lui donnait de la main.

    Tenez, il y a encore un ennui, continua ce dernier, en montrant une ruelle longeant le fond du jardin. Vousvoyez ce petit chemin pris entre deux murailles? C'est l'impasse des Chevilottes, qui aboutit une portecharretire ouvrant sur les terrains de la sous-prfecture. Toutes les proprits voisines ont une petite porte desortie sur l'impasse, et il y a sans cesse des alles et venues mystrieuses. Moi qui ai des enfants, j'ai fait

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  • condamner ma porte avec deux bons clous.

    Il cligna les yeux en regardant l'abb, esprant peut-tre que celui-ci allait lui demander quelles taient ces alleset venues mystrieuses. Mais l'abb ne broncha pas; il examina l'impasse des Chevilottes, sans plus de curiosit,il ramena paisiblement ses regards dans le jardin des Mouret. En bas, au bord de la terrasse, sa placeordinaire, Marthe ourlait des serviettes. Elle avait d'abord brusquement lev la tte en entendant les voix; puis,tonne de reconnatre son mari en compagnie du prtre une fentre du second tage, elle s'tait remise autravail. Elle semblait ne plus savoir qu'ils taient l. Mouret avait pourtant hauss le ton, par une sorte devantardise inconsciente, heureux de montrer qu'il venait enfin de pntrer dans cet appartement obstinmentferm. Et le prtre par instants arrtait ses yeux tranquilles sur elle, sur cette femme dont il ne voyait que la nuquebaisse, avec la masse noire du chignon.

    Il y eut un silence. L'abb Faujas ne semblait toujours pas dispos quitter la fentre. Il paraissait maintenanttudier les plates-bandes du voisin. Le jardin de M. Rastoil tait dispos l'anglaise, avec de petites alles, depetites pelouses, coupes de petites corbeilles. Au fond, il y avait une rotonde d'arbres, o se trouvaient unetable et des chaises rustiques.

    Monsieur Rastoil est fort riche, reprit Mouret, qui avait suivi la direction des yeux de l'abb. Son jardin luicote bon; la cascade que vous ne voyez pas, l-bas, derrire les arbres, lui est revenue plus de trois centsfrancs. Et pas un lgume, rien que des fleurs. Un moment, les dames avaient mme parl de faire couper lesarbres fruitiers; c'et t un vritable meurtre, car les poiriers sont superbes. Bah! il a raison d'arranger son jardin sa convenance. Quand on a les moyens! Et comme l'abb se taisait toujours:

    Vous connaissez monsieur Rastoil, n'est-ce pas? continua-t-il en se tournant vers lui. Tous les matins, il sepromne sous ses arbres, de huit neuf heures. Un gros homme, un peu court, chauve, sans barbe, la tte rondecomme une boule. Il a atteint la soixantaine dans les premiers jours d'aot, je crois. Voil prs de vingt ans qu'ilest prsident de notre tribunal civil. On le dit bonhomme. Moi, je ne le frquente pas. Bonjour, bonsoir, et c'esttout.

    Il s'arrta, en voyant plusieurs personnes descendre le perron de la maison voisine et se diriger vers la rotonde.

    Eh! mais, dit-il en baissant la voix, c'est mardi, aujourd'hui .On dne, chez les Rastoil.

    L'abb n'avait pu retenir un lger mouvement. Il s'tait pench, pour mieux voir. Deux prtres, qui marchaient auxcts de deux grandes filles, paraissaient particulirement l'intresser.

    Vous savez qui sont ces messieurs? demanda Mouret.

    Et, sur un geste vague de Faujas:

    Ils traversaient la rue Balande, au moment o nous nous sommes rencontrs. Le grand, le jeune, celui quiest entre les deux demoiselles Rastoil, est l'abb Surin, le secrtaire de notre vque. Un garon bien aimable,dit-on. L't, je le vois qui joue au volant, avec ces demoiselles Le vieux, que vous apercevez un peu enarrire, est un de nos grands vicaires, monsieur l'abb Fnil. C'est lui qui dirige le sminaire. Un terrible homme,plat et pointu comme un sabre. Je regrette qu'il ne se tourne pas; vous verriez ses yeux. Il est surprenant quevous ne connaissiez pas ces messieurs.

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  • Je sors peu, rpondit l'abb; je ne frquente personne dans la ville.

    Et vous avez tort! Vous devez vous ennuyer souvent. Ah! monsieur l'abb, il faut vous rendre une justice:vous n'tes pas curieux. Comment! depuis un mois que vous tes ici, vous ne savez seulement pas que monsieurRastoil donne dner tous les mardis! Mais a crve les yeux, de cette fentre!

    Mouret eut un lger rire. Il se moquait de l'abb. Puis, d'un ton de voix confidentiel:

    Vous voyez, ce grand vieillard qui accompagne madame Rastoil; oui, le maigre, l'homme au chapeau largesbords. C'est monsieur de Bourdeu, l'ancien prfet de la Drme, un prfet que la rvolution de 1848 a mis pied.Encore un que vous ne connaissiez pas, je parie? Et monsieur Maffre, le juge de paix? ce monsieur tout blanc,avec de gros yeux fleur de tte, qui arrive le dernier avec monsieur Rastoil. Que diable! pour celui-l vousn'tes pas pardonnable. Il est chanoine honoraire de Saint-Saturnin. Entre nous, on l'accuse d'avoir tu safemme par sa duret et son avarice.

    Il s'arrta, regarda l'abb en face et lui dit avec une brusquerie guoguenarde:

    Je vous demande pardon, mais je ne suis pas dvot, monsieur l'abb.

    L'abb fit de nouveau un geste vague de la main, ce geste qui rpondait tout en le dispensant de s'expliquerplus nettement.

    Non, je ne suis pas dvot, rpta railleusement Mouret. Il faut laisser tout le monde libre, n'est-ce pas?Chez les Rastoil, on pratique. Vous avez d voir la mre et les filles Saint-Saturnin. Elles sont vosparoisiennes. Ces pauvres demoiselles! L'ane, Angline, a bien vingt-six ans; l'autre, Aurlie, va en avoirvingt-quatre. Et pas belles avec a; toutes jaunes, l'air maussade. Le pis est qu'il faut marier la plus vieilled'abord. Elles finiront par trouver, cause de la dot. Quant la mre, cette petite femme grasse qui marcheavec une douceur de mouton, elle en a fait voir de rudes ce pauvre Rastoil.

    Il cligna l'oeil gauche, tic qui lui tait habituel, quand il lanait une plaisanterie un peu risque. L'abb avait baissles paupires, attendant la suite; puis, l'autre se taisant, il les rouvrit et regarda la socit d' ct s'installer sousles arbres, autour de la table ronde.

    Mouret reprit ses explications.

    Ils vont rester l jusqu'au dner, prendre le frais. C'est tous les mardis la mme chose. Cet abb Surin abeaucoup de succs. Le voil qui rit aux clats avec mademoiselle Aurlie. Ah! le grand vicaire nous aaperus. Hein? quels yeux! Il ne m'aime gure, parce que j'ai eu une contestation avec un de ses parents. Maiso donc est l'abb Bourrette? Nous ne l'avons pas vu, n'est-ce pas? C'est bien surprenant. Il ne manque pas undes mardis de monsieur Rastoil. Il faut qu'il soit indispos. Vous le connaissez, celui-l. Et quel digne homme!La bte du bon Dieu.

    Mais l'abb Faujas n'coutait plus. Son regard se croisait tout instant avec celui de l'abb Fenil. Il ne dtournaitpas la tte, il soutenait l'examen du vicaire avec une froideur parfaite. Il s'tait install plus carrment sur la barred'appui, et ses yeux semblaient tre devenus plus grands.

    Voil la jeunesse, continua Mouret, en voyant arriver trois jeunes gens. Le plus g est le fils Rastoil; il vientd'tre reu avocat. Les deux autres sont les enfants du juge de paix, qui sont encore au collge. Tiens,

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  • pourquoi donc mes deux polissons ne sont-ils pas rentrs?

    A ce moment, Octave et Serge parurent justement sur la terrasse. Ils s'adossrent la rampe, taquinant Dsire,qui venait de s'asseoir auprs de sa mre. Les enfants, ayant vu leur pre au second tage, baissaient la voix,riant rires, touffs.

    Toute ma petite famille, murmura Mouret avec complaisance. Nous restons chez nous, nous autres; nous nerecevons personne. Notre jardin est un paradis ferm, o il dfie bien le diable de venir nous tenter.

    Il riait, en disant cela, parce qu'au fond de lui il continuait s'amuser aux dpens de l'abb. Celui-ci avaitlentement ramen les yeux sur le groupe que formait, juste au-dessous de la fentre, la famille de sonpropritaire. Il s'y arrta un instant, considra le vieux jardin aux carrs de lgumes entours de grands buis; puis,il regarda encore les alles prtentieuses de M. Rastoil; et, comme s'il et voulu lever un plan des lieux, il passaau jardin de la sous-prfecture. L, il n'y avait qu'une large pelouse centrale, un tapis d'herbe aux ondulationsmolles; des arbustes feuillage persistant formaient des massifs; de hauts marronniers trs-touffus changeaient enparc ce bout de terrain trangl entre les maisons voisines.

    Cependant, l'abb Faujas regardait avec affectation sous les marronniers. Il se dcida murmurer:

    C'est trs-gai, ces jardins. Il y a aussi du monde dans celui de gauche.

    Mouret leva les yeux.

    Comme toutes les aprs-midi, dit-il tranquillement: ce sont les intimes de monsieur Pqueur des Saulaies, notresous-prfet. L't, ils se runissent galement le soir, autour du bassin que vous ne pouvez voir, gauche.Ah! monsieur de Condamin est de retour. Ce beau vieillard, l'air conserv, fort de teint; c'est notre conservateurdes eaux et forts, un gaillard qu'on rencontre toujours cheval, gant, les culottes collantes. Et menteur avec a!Il n'est pas du pays; il a pous dernirement une toute jeune femme. Enfin, ce ne sont pas mes affaires,heureusement.

    Il baissa de nouveau la tte, en entendant Dsire, qui jouait avec Serge, rire de son rire de gamine. Mais l'abb,dont le visage se colorait lgrement, le ramena d'un mot:

    Est-ce le sous-prfet, demanda-t-il, le gros monsieur en cravate blanche?

    Cette question amusa Mouret extrmement.

    Ah! non, rpondit-il en riant. On voit bien que vous ne connaissez pas monsieur Pqueur des Saulaies. Il n'apas quarante ans. Il est grand, joli garon, trs-distingu. Ce gros monsieur est le docteur Porquier, le mdecinqui soigne la socit de Plassans. Un homme heureux, je vous assure. Il n'a qu'un chagrin, son fils Guillaume.Maintenant, vous voyez les deux personnes qui sont assises sur le banc, et qui nous tournent le dos. C'estmonsieur Paloque, le juge, et sa femme. Le mnage le plus laid du pays. On ne sait lequel est le plus abominablede la femme ou du mari. Heureusement qu'ils n'ont pas d'enfants.

    Et Mouret se mit rire plus haut. Il s'chauffait, se dmenait, frappant de la main la barre d'appui.

    Non, reprit-il, montrant d'un double mouvement de tte le jardin des Rastoil et le jardin de la sous-prfecture,je ne puis regarder ces deux socits, sans que cela me fasse faire du bon sang. Vous ne vous occupez pas de

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  • politique, monsieur l'abb, autrement je vous ferais bien rire. Imaginez-vous qu' tort ou raison je passe pourun rpublicain. Je cours beaucoup les campagnes, cause de mes affaires; je suis l'ami des paysans; on a mmeparl de moi pour le conseil gnral; enfin, mon nom est connu. Eh bien! j'ai l, droite, chez les Rastoil, lafine fleur de la lgitimit, et l, gauche, chez le sous-prfet, les gros bonnets de l'empire. Hein! est-ce assezdrle? mon pauvre vieux jardin si tranquille, mon petit coin de bonheur, entre ces deux camps ennemis. J'aitoujours peur qu'ils ne se jettent des pierres par-dessus mes murs. Vous comprenez, leurs pierres pourraienttomber dans mon jardin. Cette plaisanterie acheva d'enchanter Mouret. Il se rapprocha de l'abb, de l'air d'unecommre qui va en dire long.

    Plassans est fort curieux, au point de vue politique. Le coup d'tat a russi ici, parce que la ville estconservatrice. Mais, avant tout, elle est lgitimiste et orlaniste, si bien que, ds le lendemain de l'empire, elle avoulu dicter ses conditions. Comme on ne l'a pas coute, elle s'est fche, elle est passe l'opposition. Oui,monsieur l'abb, l'opposition. L'anne dernire, nous avons nomm dput le marquis de Lagrifoul, un vieuxgentilhomme d'une intelligence mdiocre, mais dont l'lection a joliment embt la sous-prfecture. Etregardez, le voil, monsieur Pqueur des Saulaies; il est avec le maire, monsieur Delangre.

    L'abb regarda vivement. Le sous-prfet, trs-brun, souriait, sous ses moustaches cires; il tait d'une correctionirrprochable; son allure tenait du bel officier et du diplomate aimable. A ct de lui, le maire s'expliquait, avectoute une fivre de gestes et de paroles. Il paraissait petit, les paules carres, le masque fouill, tournant aupolichinelle. Il devait parler trop.

    Monsieur Pqueur des Saulaies, continua Mouret, a failli en tomber malade. Il croyait l'lection du candidatofficiel assure. Je me suis bien amus. Le soir de l'lection, le jardin de la sous-prfecture est rest noir etsinistre comme un cimetire; tandis que chez les Rastoil, il y avait des bougies sous les arbres, et des rires, et toutun vacarme de triomphe. Sur la rue, on ne laisse rien voir; dans les jardins, au contraire, on ne se gne pas, on sedboutonne. Allez, j'assiste de singulires choses, sans rien dire.

    Il se tint un instant, comme ne voulant pas en conter davantage; mais la dmangeaison de parler fut trop forte.

    Maintenant, reprit-il, je me demande ce qu'ils vont faire, la sous-prfecture. Jamais plus leur candidat nepassera. Ils ne connaissent pas le pays, ils ne sont pas de force. On m'a assur que monsieur Pqueur desSaulaies devait avoir une prfecture, si l'lection avait bien march. Va-t'en voir s'ils viennent, Jean! Le voilsous-prfet pour Longtemps. Hein! que vont-ils inventer pour jeter par terre le marquis? car ils inventerontquelque chose, ils tcheront, d'une faon ou d'une autre, de faire la conqute de Plassans.

    Il avait lev les yeux sur l'abb, qu'il ne regardait plus depuis un instant. La vue du visage du prtre, attentif, lesyeux luisants, les oreilles comme largies, l'arrta net. Toute sa prudence de bourgeois paisible se rveilla; il sentitqu'il venait d'en dire beaucoup trop. Aussi murmura-t-il d'une voix fche:

    Aprs tout, je ne sais rien. On rpte tant de choses ridicules.Je demande seulement qu'on me laisse vivre tranquille chez moi.

    Il aurait bien voulu quitter la fentre, mais il n'osait pas s'en aller brusquement, aprs avoir bavard d'une faon siintime. Il commenait souponner que, si l'un des deux s'tait moqu de l'autre, il n'avait certainement pas joule beau rle. L'abb, avec son grand calme, continuait jeter des regards droite et gauche, dans les deuxjardins. Il ne fit pas la moindre tentative pour encourager Mouret continuer. Celui-ci, qui souhaitait avecimpatience que sa femme ou un de ses enfants et la bonne ide de l'appeler, fut soulag, lorsqu'il vit Rose

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  • paratre sur le perron. Elle leva la tte.

    Eh bien! monsieur, cria-t-elle, ce n'est donc pas pour aujourd'hui? Il y a un quart d'heure que la soupe estsur la table.

    Bien! Rose, je descends, rpondit-il.

    Il quitta la fentre, s'excusant. La froideur de la chambre, qu'il avait oublie derrire son dos, acheva de letroubler. Elle lui parut tre un grand confessionnal, avec son terrible christ noir, qui devait avoir tout entendu.Comme l'abb Faujas prenait cong de lui, en lui faisant un court salut silencieux, il ne put supporter cette chutebrusque de la conversation, il revint, levant les yeux vers le plafond.

    Alors, dit-il, c'est bien dans cette encoignure-l?

    Quoi donc? demanda l'abb trs-surpris.

    La tache dont vous m'avez parl.

    Le prtre ne put cacher un sourire. De nouveau, il s'effora de faire voir la tache Mouret.

    Oh! je l'aperois trs-bien, maintenant, dit celui-ci. C'est convenu; ds demain, je ferai venir les ouvriers.

    Il sortit enfin. Il tait encore sur le palier, que la porte s'tait referme derrire lui, sans bruit. Le silence del'escalier l'irrita profondment. Il descendit en murmurant:

    Ce diable d'homme! il ne demande rien et on lui dit tout!

    V

    Le lendemain, la vieille madame Rougon, la mre de Marthe, vint rendre visite aux Mouret. C'tait l tout un grosvnement, car il y ait un peu de brouille entre le gendre et les parents de sa femme, surtout depuis l'lection dumarquis de Lagrifoul, que ceux-ci l'accusaient d'avoir fait russir par son influence dans les campagnes. Martheallait seule chez ses parents. Sa mre, cette noiraude de Flicit, comme on la nommait, tait reste, soixante-six ans, d'une maigreur et d'une vivacit de jeune fille. Elle ne portait plus que des robes de soie, trs-charges de volants, et affectionnait particulirement le jaune et le marron.

    Ce jour-l, quand elle se prsenta, il n'y avait que Marthe et Mouret dans la salle manger.

    Tiens! dit ce dernier trs-surpris, c'est ta mre Qu'est-ce qu'elle nous veut donc? Il n'y a pas un moisqu'elle est venue. Encore quelque manigance, c'est sr.

    Les Rougon, dont il avait t le commis, avant son mariage, lorsque leur troite boutique du vieux quartier sentaitla faillite, taient le sujet de ses ternelles dfiances. Ils lui rendaient d'ailleurs une solide et profonde rancune,

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  • dtestant surtout en lui le commerant qui avait fait promptement de bonnes affaires. Quand leur gendre disait:Moi, je ne dois ma fortune qu' mon travail, ils pinaient les lvres, ils comprenaient parfaitement qu'il lesaccusait d'avoir gagn la leur dans des trafics inavouables. Flicit, malgr sa belle maison de la place de laSous-Prfecture, enviait sourdement le petit logis tranquille des Mouret, avec la jalousie froce d'une anciennemarchande qui ne doit pas son aisance ses conomies de comptoir.

    Flicit baisa Marthe au front, comme si celle-ci avait toujours eu seize ans. Elle tendit ensuite la main Mouret.Tous deux causaient d'ordinaire sur un ton aigre-doux de moquerie.

    Eh bien! lui demanda-t-elle en souriant, les gendarmes ne sont donc pas encore venus vous chercher,rvolutionnaire?

    Mais non, pas encore, rpondit-il en riant galement. Ils attendent pour a que votre mari leur donne desordres.

    Ah! c'est trs-joli, ce que vous dites l, rpliqua Flicit, dont les yeux flambrent.

    Marthe adressa un regard suppliant Mouret; il venait d'aller vraiment trop loin. Mais il tait lanc, il reprit:

    Vritablement, nous ne songeons rien; nous vous recevons l, dans la salle manger. Passons au salon, jevous en prie.

    C'tait une de ses plaisanteries habituelles. Il affectait les grands airs de Flicit, lorsqu'il la recevait chez lui.Marthe eut beau dire qu'on tait bien l, il fallut qu'elle et sa mre le suivissent dans le salon. Et il s'y donnabeaucoup de peine, ouvrant les volets, poussant des fauteuils. Le salon, o l'on n'entrait jamais, et dont lesfentres restaient le plus souvent fermes, taient une grande pice abandonne, dans laquelle tranait un meuble housses blanches, jaunies par l'humidit du jardin.

    C'est insupportable, murmura Mouret, en essuyant la poussire d'une petite console, cette Rose laisse tout l'abandon.

    Et, se tournant vers sa belle-mre, d'une voix o l'ironie perait:

    Vous nous excusez de vous recevoir ainsi dans notre pauvre demeure. Tout le monde ne peut pas treriche.

    Flicit suffoquait. Elle regarda un instant Mouret fixement, prs d'clater; puis, faisant effort, elle baissalentement les paupires; quand elle les releva, elle dit d'une voix aimable:

    Je viens de souhaiter le bonjour madame de Condamin, et je suis entre pour savoir comment va la petitefamille. Les enfants se portent bien, n'est-ce pas? et vous aussi, mon cher Mouret?

    Oui, tout le monde se porte merveille, rpondit-il, tonn de cette grande amabilit.

    Mais la vieille dame ne lui laissa pas le temps de remettre la conversation sur un ton hostile. Elle questionnaaffectueusement Marthe sur une foule de riens, elle se fit bonne grand'maman, grondant son gendre de ne pas luienvoyer plus souvent les petits et la petite. Elle tait si heureuse de les voir!

    Ah! vous savez, dit-elle enfin ngligemment, voici octobre; je vais reprendre mon jour, le jeudi, comme les

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  • autres saisons. Je compte sur toi, n'est-ce pas, ma chre Marthe? Et vous, Mouret, ne vous verra-t-on pasquelque-fois, nous bouderez-vous toujours?

    Mouret, que le caquetage attendri de sa belle-mre finissait par troubler, resta court sur la riposte. Il nes'attendait pas ce coup, il ne trouva rien de mchant, se contentant de rpondre: Vous savez bien que je nepuis pas aller chez vous. Vous recevez un tas de personnages qui seraient enchants de m'tre dsagrables.Puis, je ne veux pas me fourrer dans la politique.

    Mais vous vous trompez, rpliqua Flicit, vous vous trompez, entendez-vous, Mouret! Ne dirait-on pas quemon salon est un club? C'est ce que je n'ai pas voulu. Toute la ville sait que je tche de rendre ma maisonaimable. Si l'on cause politique chez moi, c'est dans les coins, je vous assure. Ah bien! la politique, elle m'a assezennuye, autrefois. Pourquoi dites-vous cela?

    Vous recevez toute la bande de la sous-prfecture, murmura Mouret d'un air maussade.

    La bande de la sous-prfecture? rpta-t-elle; la bande de la sous-prfecture. Sans doute, je reois cesmessieurs. Je ne crois pourtant pas qu'on rencontre souvent chez moi monsieur Pqueur des Saulaies, cet hiver;mon mari lui a dit son fait, propos des dernires lections. Il s'est laiss jouer comme un niais. Quant sesamis, ce sont des hommes de bonne compagnie. Monsieur Delangre, monsieur de Condamin sont trs-aimables,ce brave Paloque est la bont mme, et vous n'avez rien dire, je pense, contre le docteur Porquier.

    Mouret haussa les paules.

    D'ailleurs, continua-t-elle en appuyant ironiquement sur ses paroles, je reois aussi la bande de monsieurRastoil, le digne monsieur Maffre et notre savant ami monsieur de Bourdeu, l'ancien prfet. Vous voyez bienque nous ne sommes pas exclusifs, toutes les opinions sont accueillies chez nous. Mais comprenez donc que jen'aurais pas quatre chats, si je choisissais mes invits dans un parti! Puis nous aimons l'esprit partout o il setrouve, nous avons la prtention d'avoir nos soires tout ce que Plassans renferme de personnes distingues.Mon salon est un terrain neutre; retenez bien cela, Mouret; oui, un terrain neutre, c'est le mot propre.

    Elle s'tait anime en parlant. Chaque fois qu'on la mettait sur ce sujet, elle finissait par se fcher. Son salon taitsa grande gloire; comme elle le disait, elle voulait y trner, non en chef de parti, mais en femme du monde. Il estvrai que les intimes prtendaient qu'elle obissait une tactique de conciliation, conseille par son fils Eugne, leministre, qui la chargeait de personnifier, Plassans, les douceurs et les amabilits de l'empire.

    Vous direz ce que vous voudrez, mcha sourdement Mouret, votre Maffre est un calotin, votre Bourdeu, unimbcile, et les autres sont des gredins, pour la plupart. Voil ce que je pense. Je vous remercie de votreinvitation, mais a me drangerait trop. J'ai l'habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chez moi.

    Flicit se leva, tourna le dos Mouret, disant sa fille:

    Je compte toujours sur toi, n'est-ce pas, ma chrie?

    Certainement, rpondit Marthe, qui voulait adoucir le refus brutal de son mari.

    La vieille dame s'en allait, lorsqu'elle parut se raviser. Elle demanda embrasser Dsire, qu'elle avait aperuedans le jardin. Ell