La Musique Thérapeutique Dans Le Théâtre de Molière

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  • Nous qui sommes leurs grands mdecins LA MUSIQUE THERAPEUTIQUE

    DANS LE THEATRE DE MOLIERE.

    Franois Rmond (Universit Paris III)

    La comdie-ballet est un genre dramatique, musical et chorgraphique quil est courant dassigner Molire. Si on a pu expliquer de diverses faon lengouement des classes suprieures pour ce nouveau genre de divertissement, il nest pas inintressant de considrer que cest lintrieur de ce genre que Molire a le plus exploit la thmatique mdicale, thmatique rcurrente que lon considre de par son traitement approfondi, support une rflexion morale, et non simple satire dans la tradition des farces, comme un lment caractristique de luvre de Molire. Il semble donc judicieux dtudier les rapports entre ces deux crations typiques de luvre moliresque et danalyser comment se recoupent linnovation dans la forme (la comdie-ballet) et linnovation dans le fond (la thmatique mdicale.).

    Il est juste de dire, pour dbuter, que la musique a toujours fait partie intgrante des reprsentations de Molire Paris : Ainsi, ds sa premire cration parisienne en 1659, Les Prcieuses Ridicules, lauteur intgre directement laction le phnomne musical en faisant successivement chanter Mascarille, le protagoniste de la pice, interprt par Molire (scne 10) avant de conclure sa pice par une squence musicale (scne 13-14) o tous les personnages principaux se mettent danser au son des violons du bal. Il est galement juste de dire que peu peu, la musique pris une importance croissante dans les uvres de lauteur, comme le prouve linventaire de leffectif instrumental utilis par sa troupe dans les premires annes de sa carrire1 : il dbute avec 2 violons et 1 basse de violon durant les annes 1659-1660, puis y adjoint trois pices de viole (haute-contre, taille et quinte) pour la cration des Fcheux en 1661. On retrouve la troupe avec 4 violons 2 et un clavecin en 1662, 6 violons , 2 hautbois et un clavecin en 1663, 12 violons , 2 hautbois et un clavecin en 1664 etc Naturellement, ce dveloppement concide avec une incidence plus grande de la musique dans la narration de la pice : Ainsi, ds 1661, dans les Fcheux, Molire innove en ralisant la fusion entre la comdie (parle) et le ballet (dans), semble-t-il pour des raisons purement pratiques, en faisant en sorte de coudre (les intermdes) au sujet du mieux que lon pt 3. Molire avait lintention de perfectionner ce mlange nouveau : ainsi en 1664 dans Le Mariage forc et La Princesse dElide , il introduit des parties chantes.

    Toutefois, la synthse parfaite de la comdie et du ballet ne devait tre obtenue que lanne suivante avec LAmour Mdecin : Molire avait russi rendre la musique et la danse totalement indissociables du texte dialogu, les trois constituant part gales la narration de la fable, do la relative frilosit dont il fait preuve dans lavis au lecteur de la pice : il serait 1 John S. Powell, Music and Theatre in France 1600-1680, Oxford University Press, 2000 2 dsigne ici tout types dinstruments cordes frottes de tailles et de tessiture variables 3 Les Fcheux, prface

  • souhaiter que ces sortent douvrages pussent toujours se montrer vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi () et les airs et les symphonies de lincomparable M ; Lulli, mls la beaut des voix et ladresse des danseurs, leur donnent, sanas doute, des grces dont ils ont toutes les peines du monde se passer : lide de Molire est claire : le texte imprim de la pice (dialogue et transcription des parties chantes) est incomplet puisquil nest pas en mesure de rendre compte au lecteur de la faon dont la pice t conue : il est aussi net qu partir de 1665, jusqu son dcs en 1673 pendant les reprsentations de sa dernire cration, Le Malade Imaginaire (galement une comdie-ballet), lauteur cherchera crer , ct des uvres exclusivement dialogues (o la musique tait cependant prsente lors des reprsentations, mais sous forme dintermdes instrumentaux entre les actes4), des pices dont les parties chantes et danses sont non seulement relies par leur thmatique propre au sujet de la pice, mais encore totalement intgres dans laction et, par consquent, indtachables de la structure de la pice. Remarquons que cest encore lanne 1665, que Molire dbute le cycle de ses grandes comdies thmatique mdicale, John Caincross ayant reli de faon convaincante5 lmergence de ces pices avec les circonstances de la vie personnelle de lauteur. Il est significatif de noter lvolution parallle dans les comdies de Molire dune rcurrence structurelle (la comdie-ballet) et dune rcurrence thmatique (la mdecine) dbutant lanne de lAmour Mdecin et qui finira avec le Malade Imaginaire. I la musique dans les comdies mdicales de Molire.

    Nous avons vu qu partir de 1665, la thmatique mdicale intervient frquemment dans les comdies de Molire, et ce, des extensions variables : allant de lallusion dans une scne la thmatique principale de la pice : Parmi les pices, o elle possde un rle majeur, on peut dnombrer : -Dom Juan (1665) : une scne (III, 1) de discussion sur le crdit apporter la mdecine. -LAmour Mdecin (1665) : pice thmatique mdicale majeure -Le Mdecin malgr lui (1666) : pice thmatique mdicale majeure -Monsieur de Pourceaugnac (1669) : un pisode de douze scnes ( I, 7 II, 2) sur une consultation mdicale burlesque. -Le Malade Imaginaire (1673) : pice thmatique mdicale majeure. (Parmi les pices o la mdecine possde un rle majeur, il faut encore mentionner Le mdecin Volant, petite farce peu acheve de date inconnue (probablement antrieure 1658), qui fournira le matriau rutilis dans Le Mdecin malgr lui). Or, ces pices fournissent toutes un passage (galement de dimensions diverses) impliquant de la musique :

    4 Ou parfois employe sous forme de citations, comme on le verra plus loin. 5 John Cairncross, Impie en Mdecin in Littrature et stylistique n 16, mars 1964

  • COMEDIES MEDICALES RAPPORT A LA MUSIQUE Dom Juan (1665) Amour Mdecin (1665) Mdecin malgr lui (1666) Monsieur de Pourceaugnac (1669) Malade Imaginaire (1673)

    Chanson de Sganarelle (IV, 12) Comdie ballet Chanson de Sganarelle (I, 6) Comdie ballet Comdie ballet

    Il est remarquable de noter que ces comdies mdicales prsentent toutes jusqu une

    certaine extension une partie musicale. Cette constatation amne poser la question dune affinit possible entre la forme musicale dune comdie et sa thmatique (en loccurrence, la mdecine).

    On a pu arguer6 que la rencontre de cette structure et de cette thmatique procdait de la simple concidence entre un genre dramatique qui avait lattrait de la nouveaut et une intrigue lmentaire base sur la satire traditionnelle du monde mdical, thmatique dj prsente dans les farces populaires du XVI-XVIIeme sicle.

    Nanmoins, la spcificit de lexploitation des segments musicaux dans les comdies thme mdical de Molire tient la cohrence globale de laction, bien suprieures aux autres comdies-ballets de lauteur ( lexception de la synthse remarquable que constitue le Bourgeois Gentilhomme) o les passages en musiques sont prsents explicitement comme des lments exognes laction, malgr la volont de Molire de les coudre au sujet . Faudrait-il y voir une prdisposition particulire de la thmatique mdicale servir de support un contenu musical ?

    En tout cas, si on ne peut dnier Molire la probable invention du genre de la comdie-ballet en tant quunit dramatique, musicale et chorgraphique, la thmatique mdicale mise en musique avait dj fait lobjet en 1657 dun ballet de cour de Benserade et Lully, chant et dans, intitul Le ballet de lamour malade 7 dont voici largument : Deux grand mdecins, le Temps et le Dpit, aprs une petite consultation quils ont sur la maladie dont Amour est afflig, en prsence de la Raison qui luy sert de garde, ordonnent pour remede le divertissement dun Ballet facecieux, divis en dix Entres comme en autant de prises, apres chacune desquelles lun des Consultans chante quelque Vers : Et le Ballet achev Amour confesse aussi-tost le soulagement quil en a receu. On le voit, mme si la satire contre le corps mdicale est bien prsente dans luvre, la forme du propos est totalement diffrente de celle de la comdie moliresque puisquil sagit l avant tout dune uvre galante et entirement allgorique, donne inconnue du ralisme bourgeois des comdies de Molire.

    6 Robert McBride La Musique chez Molire : source dramatique ou simple agrment ? in Littratures Classiques n 21, 1994 7 Ballet de lAmour Malade, Ballard, 1657

  • Toutefois, il est retenir de ce texte une ide qui parait pouvoir expliquer cette cohabitation omniprsente de la musique et de la mdecine dans luvre de Molire : le pouvoir de remde allgu au spectacle, et particulirement au spectacle musical. Ainsi, cette formule est reprise sur le plan allgorique dans lAmour Mdecin o lon voit les figurations de la comdie, du ballet et de la musique runis (symbolisant clairement cette volont de gesamtkunstwerk voulue par Molire8) chantent en chur (acte III, scne 8) :

    LA COMEDIE, LE BALLET, LA MUSIQUE ensemble Sans nous, tous les hommes

    Deviendraient malsains Et cest nous qui sommes Leurs grands mdecins

    On le voit, Molire reprend le thme allgorique de la musique curative, mais la

    transpose : alors que le ballet de Benserade se droulait dans un univers purement fictif, o les diffrentes interactions entre les abstractions personnifis taient comprendre en tant que symboles classiques dans la tradition littraire galante, Molire affirme concrtement ses spectateurs la valeur thrapeutique universelle de sa production.

    Par ailleurs, Molire supprime tout aspect allgorique de cette cure par la musique en la mettant en scne concrtement lintrieur mme du ralisme bourgeois : ainsi, dans Le Malade Imaginaire , Bralde propose cette cure au pseudo-malade Argan : Je vous amne ici un divertissement que jai rencontr, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra lme mieux dispose aux choses que nous avons dire. Ce sont des Egyptiens vtus en Mores, qui font des danses mles de chansons, o je suis sr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon (II, 12) puis, aprs le spectacle : Eh bien, mon frre, quen dites-vous, cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ? (III, 1)

    Ici, cest sans nulle allgorie que les personnages prsentent concrtement le divertissement musical (chant et danse) comme un remde plus efficace quune prparation mdicamenteuse. En effet, loin dtre une ide purement allgorique ou un simple subterfuge dramatique pour placer commodment un intermde musical, la croyance en une vertu intrinsque de la musique dans la curation de certaines maladies tait au XVIIme sicle une opinion populaire, assez fortement rpandue dans la littrature de lpoque : Dans le sicle du classicisme triomphant qui stait plac sous le patronage dApollon, divinit rgissant la fois la pratique musicale et la mdecine, on allgue lautorit des auteurs antiques en ce qui concerne la thrapeutique

    8 Comme ces trois personnages laffirment dans le prologue : Quittons notre vaine querelle / Ne nous disputons plus nos talents tour tour () Unissons-nous tous trois dune ardeur sans seconde/ Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde

  • musicale : Telle est lopinion que dfend le gazetier Donneau de Vis en 1673 dans un article de son Mercure Galant 9 : Boetius au premier livre de la musique dit que Menias gurit une infinit de botiens travaills de la sciatique, qui il fit passer la douleur au son des fltes. Et Thophraste, Athne, Asclpiade et Dmocrite disent tous que la musique a le pouvoir de gurir beaucoup de maladies. Apollonius remarque que les Thbains de son temps se servoient communment du son des instruments pour remdier beaucoup de maladies corporelles. Plutarque crit que Thals le Candiot fit par le moyen de la musique cesser la peste dans Sparte

    Cependant, loin dtre une lointaine survivance de lantiquit, la croyance tait suffisamment rpandue dans la France du XVIIme pour que la doxa mdicale de lpoque daigne de sy intresser, ainsi, en 1624 fut soutenue la Sorbonne une thse intitule : An musica in Morbis efficax ? Toutefois, il semblerait que lintrt pour la musique comme processus curatif soit moins prsent dans la littrature mdicale en gnrale que dans la littrature apologtique de la musique, comme lInstitution harmonique de Salomon de Caus : enfin la Musique sert faire esmouvoir nos passions suivant nostre dsir, eslever nos ames vers la Divinit, mesmement gurir aucunes maladies et donner soulagement dautres. 10 Si les auteurs semblent bien reconnatre une fonction thrapeutique la musique, il importe prsent de savoir quelles sont les indications spcifiques de ce traitement dans la comdie moliresque. Pour ce faire, il suffit de se reporter au final choral dj cit issu de lAmour Mdecin : Aprs avoir vant en chur la vertu des arts performatifs pour rendre sains tous les hommes , la comdie prend la parole :

    LA COMDIE. Veut-on qu'on rabatte, Par des moyens doux, Les vapeurs de rate

    Qui vous minent tous? Qu'on laisse Hippocrate, Et qu'on vienne nous.11

    La maladie universelle que semblent tre en mesure de gurir la musique, la danse et la comdie et dont semblent souffrir tous les hommes semblent donc tre les vapeurs de rate .

    Pour apprhender ce de quoi il sagit, il nest pas inutile de rappeler brivement les thories de la mdecine humorale qui sous-tendent le systme mdical du XVIIme sicle : les

    9 Cit in Edward Forman Musick has charms : Music and healing in seventeenth century France , Seventeenth Century French Studies n 6, 1984 10 Salomon de Caus, Institution harmonique, Premire partie, Francfort : Jan Norton, 1615 11 Amour mdecin, III, 8

  • sciences mdicales fonctionnent principalement sur le modle ancien dHippocrate et de Galien, modle lui-mme emprunt la physique traditionnelle du monde sublunaire. Suivant le modle antique, le monde est form de quatre lments simples : le feu, lair, leau, la terre, eux-mmes issus de lunion la matire premire de quatre qualits fondamentales : le chaud, le sec, lhumide et le froid. Chaque corps organis, y compris le corps humain vivant, possde ces quatre qualits. Autrement dit, il est compos de quatre humeurs : le sang (associ au cur), la bile jaune (relie au foie), le flegme (associ tantt au cerveau, tantt lestomac) et enfin la bile noire ou atrabile (une scrtion imaginaire de la rate) qui sont les homologues chez le vivant des lments du monde physique. La sant rside dans lquilibre entre ces quatre composantes qui stablit et se maintient dans le corps avec plus ou moins de constance. La maladie, en revanche, est dfinie comme un dsquilibre entre ces humeurs, dsquilibre qui vient menacer lharmonie du vivant.

    Or, le dictionnaire de Furetire nous apprend par ailleurs que la vapeur dsigne une humeur subtile qui slve des parties basses des animaux, & qui occupe et blesse leur cerveau 12, autrement dit une scrtion humorale qui produit des troubles de la conscience. Donc, le mal universel dont sont affligs tous les hommes serait d une hyperscrtion de lhumeur produite par la rate, latrabile (lat. bile noire ) plus connue sous son nom grec de Mlancolie (gr : : noire et : bile ).

    En effet, avant de dsigner un tat dme proche de la nostalgie, le mot dsigne au XVIIme la condition mdicale cause par la surabondance dun liquide corporel suppos (fictif mais tenu pour rel) manant de la rate : A cette condition se rattache un profond changement de caractre, accompagn de diverses affections psychiques et psychosomatiques dont nous parlerons plus loin, qui se caractrise globalement par une espce de rverie sans fivre, accompagne dune peur et tristesse ordinaire, sans aucune occasion apparente (Furetire).

    En somme, la puissance de gurison de la musique sillustre tout particulirement dans le thtre de Molire dans sa vertu toute particulire curer la maladie de mlancolie, comme le montre lexemple du Sganarelle du Mdecin malgr lui, autrefois serviteur dun fameux mdecin : (Il chante) Quils sont doux, Bouteille jolie Quils sont doux, Vos petits glouglous ! Mon sort ferait bien des jaloux Si vous tiez toujours remplie. Ah Bouteille ma mie, Pourquoi vous videz-vous ? Allons Morbleu ! il ne faut point engendrer de mlancolie (I, 6)

    12 Antoine Furetire, Dictionnaire Universel (1690) s.v. Vapeur

  • Naturellement, le passage est prendre cum grano salis et le diagnostic de Sganarelle qui chante, en manire de prophylaxie contre la mlancolie est burlesque. Cependant, il est significatif de la vision de limaginaire populaire sur le rapport intime entre le chant et la mlancolie. Cette scne annonce par avance ironiquement la suite de la pice o Sganarelle va tre forc de se travestir en mdecin et devra jouer le jeu avec les quelques bribes de savoir mdical officiel , ml une grosse dose de traditions mdicales populaires. Du reste, mme si on trouve cette ide de musique curative associ un vocabulaire mdical dans la littrature burlesque de lpoque : (Comme cette dition approuve par les acteurs burlesques de lHtel de Bourgogne des chansons populaires du farceur Gaultier Garguille o on lit : Nous, soubs-signs, maistres s arts comiques et rcratifs, certifions avoir leu curieusement le recueil des Chansons plaisantes du factieux Gaultier-Garguille, au quel nous navons rien trouv qui ne soit capable non seulement de dsopiler la rate, mais de purger entirement lhumeur mlancolique 13) Elle se retrouve galement sous la plume de reprsentants du savoir de tradition universitaire, comme le pre Athanase Kircher qui affirme que Les Maladies de la bile jaune et de la bile noire peuvent tre influences heureusement par la musique .14

    Nanmoins, elle semble avoir surtout t reprsente dans la tradition de mdecine populaire plus ou moins empirique, et surtout prsente comme indpendante de la pratique institutionnelle de la mdecine, comme tendrait le prouver cette anecdote rapporte par Jean Denis dans son Trait de laccord de lEspinette15 : Un jour que jestois en un logis o on mavoit mand pour accommoder un clavecin, un honneste Gentilhomme me vint accoster () et ma racont une Histoire qui luy estoit arrive : Il me dit quil avoit une fort honneste femme, et de fort belle humeur, laquelle estant tombe en une longue et griefve maladie, enfin ayant recouvert la sant, il luy estoit rest une grande melancholie, et si estrange, quelle ne prenoit plaisir quoy que ce fust () et comme son mary se plaignoit un de ses Amis () il luy demanda sil navoit point consult quelque bon Medecin sur ce sujet : il luy dit quil avoit essay tous moyens et toutes sortes de mdicaments pour tascher de remettre sa femme en premiere sant ; Ce Gentilhomme luy dit, que puis quil avoit essay toutes sortes de remdes, quil luy vouloit donner une invention qui reussiroit selon sa croyance, et guariroit sa femme : Parlez (luy dit-il) au Maistre qui conduit le Concert des vingt-quatre Violons du Roy16, et luy dites que vous dsirez donner le plaisir de cette Musique une personne que vous voulez rejouir, et quil prenne si bien son temps que leurs Instruments soient bien daccords, afin que la personne qui vous dsirez faire entendre cette Musique, ne la puisse entendre que par une surprise () Les violons commencerent tous ensemble, la force de ces Instruments, que vingt-quatre hommes font sonner de toutes leurs forces, et dune grande violence, tellement que la Damoiselle surprise, nattendant rien moins que cette Harmonie, qui eut tant de force 13 Chansons de Gaultier-Garguille (1622), ed. Edouard Fournier, 1858 14 Athanasius Kircher, Musurgia Universalis (1650) cit in Jean Clair, Musique et Mlancolie in Mlancolie, gnie et folie en occident, Gallimard, 2005 15 Jean Denis, Trait de laccord de lEspinetteRobert Ballard, 1601, reed. New York, Da Capo Press, 1969 16 Signalons que la grand-mre paternelle de Molire, Agns Mazuel (+1644), tait issue dune clbre dynastie de violons du roi, tous actifs la priode o se droule lanecdote (peu avant 1601).

  • que de chasser tout coup cette meschante melancholie , et reprit sa premiere sant et sa gaillarde humeur. On le voit, ce rcit porte en germe plusieurs lments qui seront dvelopps dans les comdies de Molire, principalement lAmour Mdecin : par exemple, la description des symptmes de la malade de mlancolie qui ne prenoit plaisir quoy que ce fust rappellent immanquablement la condition de Lucinde (Amour Mdecin I, 2) o la jeune fille est explicitement qualifie de mlancolique : SGANARELLE: Ah! Voil ma fille qui prend l'air. () Mais, dis-moi, me veux-tu faire mourir de dplaisir, et ne puis-je savoir d'o vient cette grande langueur? Dcouvre-m'en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses pour toi. Oui, tu n'as qu' me dire le sujet de ta tristesse; je t'assure ici, et te fais serment qu'il n'y a rien que je ne fasse pour te satisfaire: c'est tout dire. Est-ce que tu es jalouse de quelqu'une de tes compagnes que tu voies plus brave que toi? Et serait-il quelque toffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit? Non. Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez pare, et que tu souhaiterais quelque cabinet de la foire Saint-Laurent? Ce n'est pas cela. Aurais-tu envie d'apprendre quelque chose? Et veux-tu que je te donne un matre pour te montrer jouer du clavecin? Nenni.

    Une autre caractristique capitale de lanecdote rapporte par Jean Denis est linsistance sur limpuissance absolue de la science mdicale officielle traiter cette maladie (il luy dit quil avoit essay tous moyens et toutes sortes de mdicaments ; puis quil avoit essay toutes sortes de remdes ), ce qui ncessite le recours un moyen empirique, une invention : Or, prcisment, les comdies mdicales de Molire peuvent prcisment tre lues comme un constat dchec de la mdecine officielle, mais aussi comme un loge (plus ou moins burlesque) de la mdecine populaire : Pour mieux reinter la pratique mdicale universitaire de son temps, il la met en comptition avec des pratiques folkloriques. Notons encore que le traitement, pour tranger quil soit au concept de mdecine officielle de lpoque nen est pas moins issu en droite ligne de la thorie des humeurs puisquil sagit de rinstaurer, par le biais de l Harmonie musicale, lquilibre des humeurs dans le corps du patient, en vertu du principe des correspondance qui suppose une correspondance entre lharmonie musicale et lharmonie du monde17. En somme, on peut postuler que si la musique est si bien reprsente dans les comdies mdicales de Molire, cest parce que les cas pathologiques reprsentes dans ses uvres sont tous atteint dune certaine forme de mlancholie et que lenjeu dramatique majeure de ces pices repose sur la gurison (relle ou symbolique) de ces malades. Le sujet de la pice tant par consquent le droulement de ce processus de gurison, il est logique que le traitement appropri du patient soit figur de faon scnique. Or, le remde populaire des diverses formes de mlancolie (dont Molire se fait avec plus ou moins de bonne foi - lapologiste) est la musique, ce nest pas un hasard si celle-ci joue un rle fondamental (au sens de son intgration dans la structure dramatique) au sein de ces comdies.

    17 Cf Antoine Parran, Trait de la musique Thorique et pratiqueBallard, 1639, reed. Minkoff, 1972 (ch. 2)

  • II La Mlancolie comme constante dans luvre de Molire

    Nous avons vu que la pathologie la plus reprsente dans les comdies mdicales de Molire est la mlancolie , au sens ancien du terme, c'est--dire un ensemble de symptmes associ une disfonctionnement de la rate. En nous appuyant sur des crits nosographiques de lpoque nous allons nous attacher dfinir les diffrents traits caractristiques de cette condition, que nous mettrons en rapport avec les traits typiques des personnages de malade dans les comdies mdicales de Molire.

    Ce qui frappe nanmoins dans le couplet chant de lAmour Mdecin dj cit est son insistance prsenter la mlancolie comme un mal universel ( sans nous tous les hommes , les vapeurs de rate / qui vous mine tous ). Mais lexpression semble se justifier si lon considre que le thtre de Molire prsente presque systmatiquement un personnage dont les traits empruntent la condition mlancolique .

    Nous avons dj dit que la mdecine humorale de lpoque considrait ltre humain, comme compos de quatre humeurs fondamentales dont le dsquilibre engendrait la maladie. Il existe cependant, en dehors des tats dquilibre parfait et de dsquilibre absolu, un tat dquilibre relatif o lune des humeurs lemporte sans quon puisse pour autant parler de maladie. Cest l lorigine de la thorie des tempraments que lon dit dj sanguins, bilieux, colriques ou flegmatiques . Une des tendances lemporte que lart du mdecin se doit de connatre, de contrler et de rquilibrer au besoin lorsque lexcs (ou le dficit) menace la sant de la personne.

    Or, il semble quon puisse constater chez Molire une prdilection pour les personnages de comportement mlancolique, selon les caractristiques quen donnent les traits mdicaux de lpoque :

    - Sganarelle (1661) et la grande comdie suivante LEcole des Maris (1661) ainsi que la petite comdie du Mariage forc (1664) mettent en scne le personnage de Sganarelle18 met en scne un personnage de barbon jaloux, monomaniaque hant par lide obsdante du cocuage, qui le met dans des tats danxit proprement maladif. Le personnage dArnolphe de lEcole des Femmes (1664) prsente un tableau clinique tout fait semblable : J'ai peine, je l'avoue, demeurer en place, Et de mille soucis mon esprit s'embarrasse Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors, Qui du godelureau rompe tous les efforts: De quel il la tratresse a soutenu ma vue, De tout ce qu'elle a fait elle n'est point mue. Et bien qu'elle me mette deux doigts du trpas, On dirait la voir qu'elle n'y touche pas. Plus en la regardant je la voyais tranquille,

    18 Quon retrouve dans les comdies mdicales suivante : Dom Juan (1665), lAmour Mdecin (1665) et le Mdecin malgr lui (1666)

  • Plus je sentais en moi s'chauffer une bile19, Et ces bouillants transports dont s'enflammait mon cur, Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur. J'tais aigri, fch, dsespr contre elle, Et cependant jamais je ne la vis si belle;

    (Ecole des Femmes IV, 1)

    Si lArnolphe de LEcole des Femmes a quelque raison de se dfier de sa pupille, le Sganarelle de la pice ponyme, prsente le mme doute symptomatique, qui nest quune ide dlirante. Cette omniprsence du soupon associ une forme de dpression permanente caractrise le temprament mlancolique dans limaginaire mdicale du XVIIme sicle : Voici tous les tyrans et bourreaux du mlancolique : la peur laccompagne toujours, et le saisit parfois dun tel tonnement quil se fait peur lui-mme ; la tristesse ne labandonne jamais, le soupon le talonne de prs, les soupirs, les veilles, les songes effroyables, le silence, la solitude, la honte et lhorreur du soleil dont comme accidents insparables de cette misrable passion.

    (Andr Du Laurens, Discours des Maladies mlancoliques, 1597)20

    Nous voyons ainsi le Sganarelle du Mariage Forc afflig des songes effroyables du Mlancolique (scne 5) auquel il attache grande importance. Le type mme du jaloux tel que le prsente Molire est en droite ligne dans la tradition du mlancolique : Ainsi, le frontispice du clbre trait The Anatomy of Melancholy de Robert Burton (1621) fait figurer la passion jalouse en bonne place dans les tares associes la mlancolie (voir en haut gauche, la vignette portant le sous-titre de zelotipia , reprsentant divers animaux rputs jaloux cygne, martin-pcheur, hron, etc.) :

    (Les mlancoliques) sont gnralement mfiants, anxieux, ils sont prompts se tromper, amplifier, ils se laissent facilement emporter par la colre, ils sont susceptibles, maussades, irritables, irascibles, ils se vexent la moindre occasion, simaginent continuellement tenus lcart, ngligs, mpriss. Chaque mot couvert en leur prsence sera interprt de la faon la plus dfavorable

    (Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1621)

    Ce nest dailleurs pas un hasard si dans LEcole des Maris , Sganarelle se voit par deux fois qualifi de loup-garou (I, 4) et (III, 9) puisque la lycanthropie est elle aussi rattache, dans la nosographie populaire, au temprament mlancolique :

    La lycanthropie naturelle est une maladie appele par quelques-uns mlancolie ou folie louvire () cause que ceux qui sont atteints par cette maladie pensent tre transforms en loups ou en chien, ce qui leur advient par les fumes de la mlancolie aduste ou cholere noire, qui monte au cerveau et trouble les sens

    19 nous soulignons. 20 In Patrick Dandrey, Anthologie de lhumeur noire, Gallimard, 2005

  • (Jean de Nynauld, De la lycanthropie, 1615)21

    Dans la suite de la carrire de Molire, Molire diversifie ses personnages grotesques, mais tout en leur conservant de nettes caractristiques mlancoliques : ainsi, le second titre du Misanthrope (1666) est on ne peut plus explicite puisquil sagit de latrabilaire amoureux et que le personnage dAlceste se vante lui-mme de sa constitution mlancolique : J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, / Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font (I, 1) : cette humeur noire employe ici au sens figur tant bien entendu un synonyme datrabile ou de mlancholie , ce qui, dans la thorie humorale oppose sa constitution celle de son ami Philinte, dont la constitution influence par lhumeur flegmatique lui assure un caractre bonhomme : Mon flegme, dit celui-ci, est philosophe autant que votre bile. 22 (ibid.) Du reste, le caractre intransigeant du personnage, caractrise par son dsir de solitude (solitudo qui figure sur le frontispice de lAnatomie de la Mlancolie de Burton) verse dans laspect asocial, ce qui le fait explicitement qualifier par Philinte de maladie (I, 1). De mme, le bigot Orgon du Tartuffe (1664-1669) appartient-il la caste des mlancoliques puisque Burton nous dpeint dans son frontispice sous les traits dun homme en prire, un des sujets la mlancolie comme Superstitiosus . Mieux encore, Un mme passage dAndr Du Laurens dans son ouvrage dj cit (1597) nous permet didentifier coup sur coup trois personnages mlancoliques du thtre de Molire :

    Cette humeur [la bile noire] trouble en divers faon limagination () Ceux qui abondent en semence deviendront enrags auprs des femmes () Si cest un avaricieux, toute sa folie se tournera vers ses richesses : Si la dvotion lui plaisait, il ne fera que barboter et nabandonnera jamais les temples

    Ne reconnat-on pas l les portraits de Dom Juan dans Dom Juan (1665), dHarpagon dans lAvare (1668)23 et dOrgon dans Tartuffe (1664-69) ? On peut sans doute encore rajouter la liste des personnages mlancoliques Monsieur Jourdain, le Bourgeois Gentilhomme (1670) puisque ses dlires de grandeur portant notamment sur son hrdit noble ( MONSIEUR JOURDAIN: Peste soit de la femme! Elle n'y a jamais manqu. Si votre pre a t marchand, tant pis pour lui; mais pour le mien, ce sont des malaviss qui disent cela. (III, 12)) rappellent les cas extrmes cits par Jourdain Guibelet (Discours de lHumeur Mlancolique, 1603) :

    Ainsi voyons-nous que ceux qui sont ambitieux de nature, lorsquil deviennent mlancoliques courent incontinent aux grandes dignits et semparent des plus grandes monarchies. Les uns sont rois, les autres papes ou empereur selon les diverses affections. 24

    avant de citer le cas dun dieppois qui croyait fermement tre roi.

    21 in Yves Hersant, Mlancolies de lantiquit au XXeme sicle, Robert Laffont 2005 22 Notons que, toujours dans la scne 1 de lacte I, Philinte se compare, avec son compagnon ces deux frres que peint lcole des maris (le dbonnaire-flegmatique Ariste et le suspicieux-mlancolique Sganarelle), manire dindiquer explicitement une continuit relle entre les personnages mlancoliques de Molire. 23 Ce que confirme Cesare Ripa dans son recueil demblmes Iconologia (d. Franaise de 1643) o figure une allgorie de la mlancolie tenant une bourse la main, ce que le texte expliqua ainsi : Quant la bourse ferme, elle dmontre que les mlancoliques sont peu gnreux et grandement avares . 24 In Patrick Dandrey, Anthologie de lhumeur noire, Gallimard, 2005

  • On le voit, tous les personnages majeurs excessifs et donc burlesques des comdies de caractre de Molire possdent des traits emprunts la description clinique du phnomne atrabilaires. Le monde dpeint par les comdies de lauteur semble bien tre peupl de mlancolique (ce qui pourrait justifier la gnralisation remarquable du chur de lAmour Mdecin ) toutefois, cest dans les comdies mdicales que la description du phnomne mlancolique est la plus dtaille :

    La littrature mdicale avait coutume de distinguer trois formes de mlancolie : ainsi, sexprime Andr du Laurens (op. cit.) :

    Il y a trois diffrences de la mlancolie : () la premire sappelle absolument et simplement mlancolie, la dernire avec addition se nomme mlancolie hypocondriaque ou venteuse () Si elle vient de cette rage et violente passion quon nomme amour [elle se nommera mlancolie] rotique. 25

    Ce que Molire exprime en des termes tout fait similaires (entrelards de considrations burlesques) dans Monsieur de Pourceaugnac (I, 11), preuve, quen dpit de son mpris suppos pour la pratique mdicale de son temps, lauteur tait tout fait au fait des conceptions anatomiques contemporaines :

    Le clbre Galien tablit doctement, son ordinaire, trois espces de cette maladie () : la premire, qui vient du propre vice du cerveau ; la seconde qui vient de tout le sang fait et rendu atrabilaire ; la troisime appele hypocondriaque.

    Laissons de ct pour linstant la mlancolie sans spcification et intressons-nous aux deux sous-groupes de mlancolie que Du Laurens dfinit dans ses chapitres X et XI : X : dune autre espce de mlancolie, qui vient de la furie damour XI : de la troisime espce de mlancolie quon appelle hypocondriaque

    A) La Mlancolie Erotique

    On peut qualifier de mlancolie rotique la mystrieuse maladie relle (Amour mdecin,) ou feinte (Mdecin Volant, Mdecin Malgr lui) dont souffrent les jeunes filles des comdies mdicales de Molire, et dont la gurison, concrte ou symbolique, est effectue par lentremise dun faux mdecin : son amoureux dans lAmour Mdecin ou de son complice (Mdecin Malgr lui, Mdecin Volant).

    On sait que le mal damour est des topo de la littrature galante : De mme, dans ses comdies galantes, Molire utilise le champ lexical de la maladie et de la gurison pour exprimer les douleurs de lamant conduit ( Ce mal trouvera son remde je ne gurirai qu ma mort (Amants Magnifiques, Intermde III, 2) ; je me veux gurir (Dpit Amoureux IV, 3) etc). Toutefois, dans les comdies mdicales, la description de la condition des jeunes filles nest pas une expression mtaphorique, mais bel et bien le signe dune vritable somatisation ( Ma fille est bien malade (Mdecin Volant scne 3)) qui est parfois dfinie explicitement par le terme mlancolie (Amour Mdecin I, 2 et I, 3). Le fait est que cette maladie de langueur prsente

    25 op. cit. ch IV

  • des aspects nettement associ aux maladies de lhumeur noire parmi lesquelles le taedium vitae (cf lextrait dj cit de lAmour Mdecin [I, 2]) et le mutisme (cf Le Mdecin malgr lui une maladie qui lui a t tout dun coup lusage de la langue (I, 5) )26

    Toutefois, la cause de cet accs mlancolique qui vient perturber la vie sociale de la malade auquel ni les pres, ni les mdecins ne peuvent donner une explication, est bien visible pour les reprsentants du bon sens populaire que sont les valets et les servantes, et qui donnent tous un diagnostic similaire (cf Mdecin Volant scne III, cest un mari quelle veut (Amour Mdecin I, 3) , la meilleure mdeaine que lan pourrait bailler votre fille, ce serait, selon moi, un biau et bon mari, pour qui alle eut de lamiqui Mdecin malgr lui II, 2) : la fille se languit damour et veut un mari sa convenance (car la maladie, simule ou somatise a pour fonction dempcher la ralisation dun mariage).

    Dans tous les cas, le pre, aveugle au bon sens populaire, se met en tte de trouver des mdecins pour traiter cette langueur. Mais la mdecine officielle se trouve impuissante soigner le mal : Dans lAmour Mdecin, on assiste sur la scne la dispute grotesque des mdecins tous aussi incomptents les uns que les autres, tandis que dans le Mdecin malgr lui Valre dclare : Plusieurs mdecins ont dj puis toute leur science aprs elle (I, 5).

    Il semble que si les mdecins officiels chouent, cest quil ne parviennent pas diagnostiquer correctement la nature proprement mlancolique du mal : Ainsi voit-on, dans lAmour Mdecin saffronter plusieurs docteurs appels pour gurir la jeune Lucinde, reprsentant chacun un mode de traitement en rapport avec une affection humorale, autrement dit la surreprsentation dune certaine humeur qui nuit lquilibre et dont il convient de faire vacuer lexcs : Le Mdecin Toms pronostique une maladie qui procde dune grande chaleur du sang et, pour rquilibrer la surabondance de cette humeur se propose de la saigner le plus tt que vous pourrez (II, 4) ; Il se voit farouchement contredit par le mdecin Desfonandrs qui prescrit lusage de lmtique (ibid.) : On peut dduire de l que ce dernier suppute une maladie cre par un excs de flegme (ou pituite) puisque le vomissement () remet lestomac en pouvoir / daccomplir son premier devoir, Chasse hors lhumeur pituiteuse / qui lui pourrait tre onreuse 27 ; A ces mdecins sopposent leurs confrres Bahis et Macroton, partisans dune purgation vigoureuse (II, 5). Or, que celle-ci sont employes dans Le Malade Imaginaire pour vacuer la bile (jaune) du patient Argan : ( Mon lavement daujourdhui a-t-il bien opr ? () Ai-je bien fait de la bile ? (Malade Imaginaire I, 2)) et plus loin Monsieur Purgon dit que cest mon foie qui est malade (ibid. II, 10)).Il faut donc en conclure que les deux docteurs supposent que la maladie de Lucinde est d un excs de bile. Pour rsumer :

    26 Nous avons vu que Du Laurens (ch. V) donnait le silence comme accident insparable de la condition mlancolique. De mme Ripa (op. cit. 1643) prsente-t-il lallgorie du temprament mlancolique un billon sur la bouche car le Mlancolique ne parle pas beaucoup, pour tre dun naturel froid et sec 27 Claude Denis Du Four de la Crespelire, Commentaire en vers franais sur l'cole de Salerne, Gilles Alliot, 1671 (ch. CXXXII)

  • Toms Excs de Sang Saigne Desfonandrs Excs de Flegme Emtique Bahis et Macroton Excs de Bile Purgation

    Mais ce que tous les mdecins chouent diagnostiquer, cest que le mal vient prcisment de la quatrime humeur, latrabile, autrement dit la nature proprement mlancolique du mal de leur patiente28. Peut-tre prcisment par ce que la mdecine officielle avec ses remdes prosaques semble inadapte gurir les maladies atrabilaires 29 qui sont, comme dirait le Gronte du Mdecin Malgr lui des maladies desprit (III, 6).

    Par consquent, seul un mdecin non officiel, dont le diagnostic tient plus du bon sens populaire que de la tradition universitaire peut remdier ce mal : cest ainsi que lamoureux Clitandre (dans lAmour Mdecin) ou lhomme du peuple Sganarelle (dans Le Mdecin Volant et Le Mdecin Malgr lui) vont se travestir en mdecins dun jour pour apporter leur propre mdication, proprement thtrale

    En effet, une fois que le faux mdecin a correctement identifi la maladie comme de nature mlancolique (et pour cause) (dans lAmour Mdecin, le pseudo-mdecin Clitandre dclare jai reconnu () que tous son mal ne venait que dune imagination drgle, dun dsir dprav de vouloir tre mari (III, 6) qui sont les termes mmes dAndr du Laurens pour dfinir la rverie de la mlancolie Nous appelons rverie lorsquune des puissance noble de lme comme limagination et la raison sont dpraves 30), il propose une cure pseudo-mdicale, savoir le traitement par la musique et la danse : en effet, ce mdecin qui fait des cures merveilleuses, et qui se moque des autres mdecins (III, 4) se prsente clairement comme un tenant de la mdecine populaire, pour ne pas dire de tradition magico-mdicale, o lusage du sonore dans la thrapie tient une place prpondrante :

    Monsieur, mes remdes sont diffrents de ceux des autres: ils ont l'mtique, les saignes, les mdecines et les lavements; mais moi, je guris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constells. (III, 4)

    Clitandre entreprend donc de gurir la patiente par la mise en scne dun faux mariage (qui se rvlera tre une ruse pour faire signer un vrai contrat de mariage au crdule pre de la jeune fille) mais cette cure ne saurait tre complte sans le divertissement scnique anim par des musiciens, prsents par le mdecin fictif comme des gens que je mne avec moi et dont je me sers tous les jours pour pacifier avec leur harmonie et leurs danses les troubles de lesprit . On retrouve ici lide de la musique curative, qui restaure lharmonie interne par le biais de lharmonie musicale : il sagit mme l dun texte autorfrentiel puisque les paroles du chant illustrent le processus curatif que la musique est cens procurer.

    28 On retrouve ce thme dans le second prologue du Malade Imaginaire : Vains et peu sages mdecins / vous ne pouvez gurir par vos grand mots latins / la douleur qui me dsespre () Hlas ! hlas ! je nose dcouvrir / mon amoureux martyr/ au berger pour qui je soupire/ Et qui seul peut me secourir / Ne prtendez pas le finir / Ignorants mdecins, vous en sauriez le faire 29 Ce qui se conoit, puisque latrabile est une scrtion tout fait fictive, et que les symptmes qui sont associs cette humeur sont dordre psychosomatiques. 30 Du Laurens, op. cit. ch IV

  • Les musiciens chantent donc le chur dj cit Sans nous, tous les hommes deviendraient malsains tandis que le pre sexclame Voil une plaisante faon de gurir ! .

    On voit que dans ces pices de mlancolie rotique, le mdecin populaire lui-mme une fonction de musicien : dans Le Mdecin Malgr lui, les domestiques de Gronte, Valre et Lucas ne stonnent gure dentendre cet homme extraordinaire en train de chanter une chanson populaire. De mme, dans LAmour Mdecin, voit-on Sganarelle sadresser en dernier recours aprs lchec successif des mdecins officiels un charlatan vendeur dorvitan (II, 7) qui fait lloge thtral de sa panace en chantant : On retrouve ici lide de la mdecine populaire suprieure la mdecine officielle ( lorvitan est un remde dont beaucoup de gens se sont trouvs bien II, 6) et les liens entre thtre, musique populaire et mdecine populaire. Des exemples de ce statut mi-mdical mi-artistiques se retrouvent ds le dbut du XVIIme sicle : on sait que dans les annes 1620, le comdien Antoine Girard (dit Tabarin) et son frre le mdecin Philippe Girard vendaient de longuent sur le Pont-Neuf et attiraient le chaland en jouant des farces (qui ont par ailleurs inspir Molire) accompagns par deux musiciens.

    B) La Mlancolie Hypocondriaque

    Dans les deux comdies mdicales postrieures de Molire (Monsieur de Pourceaugnac (1669) et Le Malade Imaginaire (1673)), le patient est masculin et est explicitement figur comme atteint de mlancolie hypocondriaque . Le terme est cit lui-mme et longuement glos dans Monsieur de Pourceaugnac (je dis donc , monsieur, avec votre permission que notre malade ici prsent est malheureusement attaqu, affect, possd, travaill de cette sorte de folie que nous nommons fort bien mlancolie hypocondriaque ) (I, 11) o deux mdecins donnent un tableau clinique complet de la maladie. Cest donc sans surprise que parmi les remdes mdicalement corrects (saignes, purgations) utiliss pour gurir le pauvre Monsieur de Pourceaugnac qui se portait fort bien , les mdecins se proposent de recourir comme traitement daccompagnement la thrapeutique musical : Moyen pratique pour Molire pour introduire le divertissement suivant de la comdie-ballet, mais parfaitement dans loptique de la mdecine du temps : avant toute chose, je trouve qu'il est bon de le rjouir par agrables conversations, chants et instruments de musique, quoi il n'y a pas d'inconvnient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvements, disposition et agilit puissent exciter et rveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l'paisseur de son sang, d'o procde la maladie. (I, 11) Cette musicothrapie mcaniste , moyen pour la mdecine officielle, de se rapproprier laspect proprement psychologique est tout fait dans lesprit du temps et se retrouve encore dans la littrature postrieure, comme le fameux Mmoire sur la manire de gurir la mlancolie par la musique de Pierre-Joseph Buchoz31 On verra mme la cure se drouler sur scne puisque ds la scne suivante apparaissent sur scne deux mdecins grotesques qui chantent en italien :

    31 Pierre Joseph Buchoz, Mmoire sur la manire de gurir la mlancolie par la musique (1796), extrait in Yves HERSANT, Mlancolies de lantiquit au XXeme sicle, Robert Laffont, 2005

  • LES DEUX MUSICIENS Bon di, bon di, bon di: Non vi lasciate uccidere Dal dolor malinconico. Noi vi faremo ridere

    Col nostro canto harmonico; Sol'per guarirvi

    Siamo venuti qui. Bon di, bon di, bon di.

    PREMIER MUSICIEN Altro non la pazzia

    Che malinconia. Il malato

    Non disperato, Se vol pigliar un poco d'allegria:

    Altro non la pazzia Che malinconia.

    SECOND MUSICIEN

    S, cantate, ballate, ridete; E se far meglio volete,

    Quando sentite il delirio vicino, Pigliate del vino,

    E qualche volta un poco di tabac. Alegramente, Monsu Pourceaugnac!

    Le processus de la musicothrapie ne saurait tre plus explicite, puisque les couplets italiens se traduisent ainsi : Bonjour, bonjour, bonjour / ne vous laissez pas tuer / par les souffrances de la mlancolie./ Nous vous ferons rire / par notre chant harmonieux/ Ce nest que pour vous gurir/ que nous sommes venus ici / Bonjour, bonjour, bonjour La folie nest pas autre chose / que la mlancolie./ Le malade / nest pas perdu/ sil veut prendre un peu de divertissement/ La folie nest pas autre chose / que la mlancolie. Allons, chantez, dansez, riez / et si vous voulez mieux faire / quand vous sentirez sapprocher votre dlire/ prenez du vin/ et quelquefois un peu de tabac./ Allons, gai, Monsieur Pourceaugnac

  • Un tel chant (suivi dune danse de matassins, bouffons sur la fonction desquels nous reviendrons en troisime partie) est suffisamment clair : la fonction thrapeutique de la musique, associe aux remdes populaires (le vin recommand par le faux mdecin Sganarelle dans Le Mdecin malgr lui (II, 6) et le tabac dont le mme Sganarelle (qui se travestira au cours de la pice en faux mdecin, une fois encore) fait lloge dans Dom Juan (I, 1)) est voque au cours mme de la chanson qui doit servir de remde. On notera encore une fois le rle de lharmonie ( canto armonico ) tout spcialement mise en avant. On voit aussi quon retrouve les trois fonctions spectaculaires quvoquaient dj le chant allgorique de lAmour mdecin : cantate (chantez : la musique), ballate (dansez : le ballet), ridete (riez : la comdie).

    Dans Le Malade Imaginaire, le diagnostic de mlancolie hypocondriaque chez le pre de famille Argan est tout aussi claire, tel point que le terme hypocondrie a fini par dsigner ltat danxit habituel et excessive propos de la sant et quau XVIIIeme sicle, le mdecin Franois Boissier de Sauvages, donnera cette maladie imaginaire le nom de melancholia Argantis 32. De fait, dans la conception du XVIIme sicle, la caractristique de lhypocondrie est la rverie, cest--dire la pense illusionnante : le malade est persuad dtre ce quil nest pas : tout comme le Sganarelle de la pice ponyme est un cocu imaginaire , Argan est un Malade Imaginaire . Il tait donc logique que le malade Imaginaire soit trait par les mmes soins musicaux et chorgraphiques : Tout dabord, comme on la vu, on lui fait assister pour dissiper son chagrin mlancolique un spectacle d Egyptiens, vtus en mores, qui font des danses mles de chansons ce qui fournit le deuxime intermde de la comdie-ballet. La fonction thrapeutique de la chose tant assure par Bralde, le frre du malade, ordonnateur du spectacle qui affirme : cela vaudra bien une ordonnance de monsieur Purgon (II, 12) qui insiste Eh bien ! mon frre, quen dites vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ? (III, 1). Mais on peut encore voir dans le clbre troisime intermde, la crmonie burlesque o Argan est prtendument reu mdecin une cure thrapeutique du mme modle la diffrence quelle implique la participation du patient : Il sagit bel et bien dun processus curatif qui conduira le malade dpasser sa crainte obsdante de la maladie, comme le dit le bon sens populaire de la servante Toinette : Voil le vrai moyen de vous gurir bientt et il ny a point de maladie si ose que de se jouer la personne dun mdecin (III, 22) : En saccomod(ant) ses fantaisies (III, 23) par le biais de ce psychodrame chant et dans, le personnage du raisonneur Clante obtient la rmission du mal dArgan, qui conduit la fin heureuse de la pice.

    En rsum, la croyance au pouvoir de la pratique musicale comme thrapie la mlancolie au XVIIme sicle semble bien tablie dans la comdie moliresque, on remarque cependant quelle semble plus maner des pratiques thrapeutiques populaires o elle est perue comme un remde miraculeux, et que linstitution mdicale ne la considre quavec suspicion, lutilisant ventuellement comme traitement de complment comme dans Monsieur de Pourceaugnac o elle fait figure de traitement pralable. On retrouve dailleurs cette figure ambivalente de la musique, traitement radical mais insuffisant en lui-mme dans les textes mdicaux de lpoque, ainsi Jean Schenck (1644) : La Musique est efficace dans la cure de la mlancolie.() Il (le patient) tait tomb dans une profonde mlancolie et avait t purg avec de nombreux mdicaments sur mes indications. La maladie 32 Franois Boissier de Sauvages, Nosographie Mthodique, 1768

  • fut gurie, mais incompltement, aussi jemployais des concerts dinstruments de musique qui, je le savais, lui plaisaient particulirement et de cette faon, je ramenais en peu de jours son esprit une sant complte 33

    Quant au mode daction de la musique thrapeutique en elle-mme en elle-mme, il est rarement voqu, contribuant laspect magique de la cure : A de rares occasions, gnralement loigns du contexte mdical, Molire voque laspect psychagogique de la musique : Ainsi, Adraste, le hros du Sicilien (1667) rclame-t-il (un morceau) tendre et passionn qui mentretienne dans une douce rverie (sc. 4). On retrouve ici le terme mme de rverie employ par la nosologie pour qualifier la mlancolie : la fonction de la musique tiendrait peut-tre sa fonction curative dun concept primitif dhomopathie (semblable la thorie des correspondance dicte par Paracelse au XVIme sicle) o la rverie artificielle induite par la musique permettrait de contrecarrer la rverie maladive de la mlancolie, notamment de la mlancolie rotique, puisque la fonction de la musique dinduire lamour est un lieu commun de la posie galante du XVIIme, reprsent chez Molire mme : ainsi voit-on dans le premier intermde du Malade Imaginaire, lamoureux Polichinelle qui cherche adoucir (sa) tigresse par une srnade .

    III Mise en uvre dune cure joue

    Nous avons vu que lune des grandes thmatiques des comdies mdicales de Molire est linefficacit de la mdecine officielle dans les cas de maladies mlancoliques, supplante par des mdications populaires. Nous avons vu que si la musique est omniprsente, elle fait frquemment partie dun ensemble ritualis et dramatis, c'est--dire comportant des danses qui sont elles-mmes porteuses dune thtralit : Ainsi, les danseurs employs pour soulager lhypocondriaque malade imaginaire (deuxime intermde) ne sont-il pas simplement des danseurs gyptiens (c'est--dire gitans), ils sont vtus , c'est--dire dguiss en more. De mme, la crmonie de la rception dArgan comme mdecin qui clture la pice nest-elle autre chose quune mise en scne musicale fonction thrapeutique. Il sagit en effet de saccommoder aux fantaisies du malade afin de sortir de la situation sociale bloque que le comportement mlancolique du patient engendre. Il est intressant sur ce point de comparer le dnouement du Malade Imaginaire avec celui du Bourgeois Gentilhomme dont il est visiblement inspir : pour sortir de la situation bloque provoque par la lubie du personnage principal, on le fait participer une crmonie rituelle comprenant des chants et des danses, o il tient le rle central. En saccommodant ses chimres (Bourgeois Gentilhomme, III, 14), on rsout lintrigue de la pice, faisant surmonter au patient les blocages qui empchait lintrigue davancer.

    Signalons par ailleurs que Molire na pas invent ce dnouement par la cure thrapeutique puisquelle figure dj dans LHypocondriaque de Rotrou (1628) o le processus est on ne peut plus explicite : Dans cette comdie, Cloridan, convaincu tort que sa bien-aime Perside est morte, devient persuad que lui-mme est mort. Au dbut de lacte V, alors quil gt dans un cercueil, Perside tente de la convaincre quil peut tre ramen la vie par la musique. Un

    33 Cit in J.Arveiller, Des Musicothrapies, EAP, 1980

  • musicien apparat, jouant du luth et deux prtendus cadavres se relvent de leur cercueil. Cloridan revient alors la vie et se trouve guri de son obsession. On retrouve ici trs nettement le lien entre la mlancolie (mlancolie rotique qui se transforme ici en mlancolie hypocondriaque), sa cure par la musique et la mise en scne dun thtre dans le thtre rituel (avec les rsurrections des prtendus cadavres).

    Du reste, Rotrou, ne parat pas avoir invent de toute pices cette scne de la pice puisque dans ses Diverses Leons (1605), Louys Guyon cite une farce compose vers 1550 sur un thme tout fait similaire o on fait une mise en scne pour tirer derreur un avocat mlancolique qui se croit de mort et le gurir par le rire. Guyon signale dailleurs que cette farce est base sur une anecdote relle34.

    Cette rcurrence du schma du processus curatif, auquel sajoute une exaltation de la mdecine populaire au dtriment de la mdecine officielle amne postuler que les scnes de gurison des comdies mdicales de Molire ne sont que la version de cour dun rite populaire de gurison des maladies psychosomatiques comprenant un contenu thtral chant et dans.

    Nous avons vu que Molire paraissait assez au fait des coutumes de la mdecine populaire (dans Les Amants magnifiques (III, 1) il est fait allusion au fait de gurir par des paroles , de mme, dans Le Bourgeois Gentilhomme, la servante Nicole, reprsentante du bon sens populaire demande propos dun nonc quelle ne comprend pas que quoi est-ce que tout cela gurit (III, 3)). Or, il existait prcisment entre le XVme et XVIIIme sicle, dans toute lEurope, une srie de rituels populaires qui avait pour origine des rites curatifs chants et danss. Dans son ouvrage Vols dmes : traditions de transe afro-europenne35, lhistorien de lart Paul Vandenbroeck, met en relation les diffrents rituels de danse thrapeutiques rpandus dans toute lEurope : le tarentisme Italien (qui consistait en un traitement par la danse frntique dune malade de mlancolie psychosomatique, considre maintenant comme une forme de dfoulement des pulsions rotiques rprimes36) et sa variante largia sarde et les formes locales de rituels thtraux comportant une squence danse codifie : Morris Dances ou Mummers play37 anglaise, Schimmelreiter dEurope de lEst, Jeu de lOurs des Pyrnes Franaises

    Signalons que ces formes sont nettement inscrite dans un cycle calendaire (ainsi la crise de la femme atteinte de tarentisme tait cens se rpter tous les ans date fixe, de mme largia sicilienne se tenait en public Mardi-Gras, le jeu de lours de Prats-de-Mollo (Pyrnes Orientales) se tient encore aujourdhui la Chandeleur, les mummers plays anglaises se jouent de

    34 Louys Guyon, Diverses Leons, (II, 15) cit in Clment et Laporte, Anecdotes thtrales, Veuve Duchne, 1775 (s.v. farce) 35 Paul Vandenbroeck, Vols dmes : traditions de transe afro-europenne, Gand, Snoeck-Ducaju et Zoon, 1997 36 Ernesto de Martino, La Terre du remords d. Institut d'dition Sanofi-Synthelabo, 1999 37 De manire intressante, le terme anglais mummers utilis pour dsign les acteurs de ce thtre folklorique se retrouve en franais du XVIIme dans les termes momon et momerie qui se retrouve prcisment dans Molire deux occurrences bien prcises : il sert dune part dsigner le rle de Monsieur Jourdain dans la crmonie du Mamamouchi Quelle figure! Est-ce un momon que vous allez porter; et est-il temps d'aller en masque ? (Bourgeois Gentilhomme V, 1) et dautre part, il est utilis dans Le Malade Imaginaire pour ironiser sur le savoir mdical officiel : je ne vois point de plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule qu'un homme qui se veut mler d'en gurir un autre. (III, 3)

  • nos jours encore pendant lhiver (principalement entre dcembre et fvrier). Or, il semble que lon puisse retrouver cet aspect calendaire carnavalesque au sein mme de luvre de Molire puisque, dans Le Malade Imaginaire, Bralde, lordonnateur de la crmonie burlesque finale o Argan va tre reu mdecin dclare Le carnaval autorise cela. (III, 14)38

    De manire tout aussi intressante, Paul Vandenbroeck donne les principales squences thmatiques rcurrentes de ces jeux carnavalesques danss qui avaient lorigine une fonction curative symbolique : - combat au cours duquel une personne meurt et est ramene la vie par un docteur burlesque - danse de lpe (o est gnralement prsente un maure qui excute une danse moresque (morisque)) - cour entre une dame et un bouffon (avec parfois un faux mariage du bouffon et de la dame.) 39 On voit donc trs nettement se dessiner des rapports avec les thmes des comdies mdicales moliresques : notamment la gurison par un mdecin burlesque et le faux mariage, qui forme la fin de lAmour Mdecin : Reprenons maintenant en dtail les squences dfinies par Vandenbroeck afin de les comparer avec les lments des pices de Molire. A) danse de lpe (o est gnralement prsente un maure)

    Etrangement, une danse de lpe apparat au tout dbut de la comdie-ballet dans Monsieur de Pourceaugnac40 (I, 2) :

    DEUXIEME ENTREE DE BALLET Danse de deux pages

    TROISIEME ENTREE DE BALLET

    Quatre curieux de spectacles, qui ont pris querelle pendant la danse des deux pages, dansent en se battant lpe la main.

    Elle ne semble pas avoir dincidence sur laction, toutefois, un peu plus loin dans la pice

    alors mme que Monsieur de Pourceaugnac, le mlancolique hypocondriaque, vient dtre visit par les deux mdecins grotesques chantant en Italien, a lieu une danse des Matassins autour de M. de Pourceaugnac (II, 14) Or, ces matassins effectuaient une danse grotesque qui doit son nom

    38 De mme, lautorisation dimprimer burlesque des Chansons de Gaultier-Garguille dj cite o il est question du pouvoir de ces chansons pour purger entirement lhumeur mlancolique est dat du 31 dcembre 1631 et fait en lhostel o lon se fournit de ris pour le carme , ce qui replace le contexte dutilisation de ces chansons en priode carnavalesque. 39 Paul Vandenbroeck, op. cit. 40 Signalons que, par tradition, la Comdie-Franaise donnait cette pice chaque Mardi-Gras (Guy Spielmann, Molire ou lesprit du carnaval, Communication donne dans le cadre du colloque international des premires Biennales Molire, Pzenas, Hrault, 7-8 juin 2001 )

  • hispano-arabe aux matachins, bouffons casqus, revtus d'armures de fantaisie, qui se livraient des combats bruyants, mais soigneusement rythms, grands coups de sabres de bois. 41.

    Ces Matassins ntait autre quune variante de la danse moresque, moresca ou morisque (ainsi, en Corse, la danse nomme Moresca comportait une simulation de combat lpe) Cest donc bien une danse de lpe quon assiste au milieu de cette comdie-ballet, sa juxtaposition avec la prsence des deux mdecins grotesques ne laissant que peu de doutes sur lorigine rituelle de cette partie de la pice puisque lautre squence caractristique isole par Vandenbroeck est prcisment une squence mdicale.

    A propos des mores, omniprsents dans les rites folkloriques europens tudies par Vandenbroeck qui rattache ce type de rites la danse moresque (la morisque) du XVme sicle, signalons leur prsence toute particulire dans les pices de Molire : outre lorigine hispano-arabe des Matassins, on retrouve dans Le Malade Imaginaire des gyptiens vtus en mores lors du second divertissement dont nous avons dj soulign la fonction thrapeutique : Ce dguisement moresque nest certainement pas un hasard, Vandenbroeck assignant une possible origine nord-africaine ces rituels curatifs (il est vrai que des danses de possessions but curatif se pratiquent toujours de nos jours au Maghreb). De cette mme faon, il nest pas tonnant de voir la crmonie rituelle du Bourgeois Gentilhomme (dont nous avons vu quelle pouvait tre interprte certains gards comme un rite curatif) effectue par des turcs42 qui excutent effectivement eux aussi une danse de lpe :

    QUATRIEME ENTREE DE BALLET Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre M. Jourdain (IV, 13)43

    B) combat au cours duquel une personne meurt et est ramene la vie par un docteur burlesque

    Nous avons vu prcdemment le rle fondamental quoccupait le faux mdecin burlesque dans les pices mdicales de Molire : en effet toutes celles-ci repose sur des interventions de faux mdecins dguiss qui renvoient dos dos ses confrres officiels : Clitandre dans lAmour Mdecin, Sganarelle dans Le Mdecin Volant et le Mdecin malgr lui, les deux musiciens de Monsieur de Pourceaugnac, Toinette dans Le Malade Imaginaire.

    Tout comme dans la farce rapporte par Louys Guyon, la fonction principale du mdecin-bouffon est de faire rire le mort ou du moins le malade, lui assurant ainsi la gurison de son mal, cest dailleurs ce quoi dclarent vouloir semployer les musiciens-mdecins grotesques de Monsieur de Pourceaugnac : Noi vi faremo ridere /Col nostro canto harmonico (I, 13) dont toute la scne, suivie de lentre des matassins ressemble beaucoup dans sa forme aux rituels de gurisons traditionnels europens tel point quon pourrait presque parler dun fragment de jeu rituel insr au sein dune comdie-ballet44 ; cest aussi ce quoi russit

    41 Cf Thoinot Arbeau, Orchesographie, Langres, Jehan des Preyz, 1589 42 Les turcs et les maures tant quivalent dans limaginaire populaire europen traditionnel : ainsi, le combattant classique des Mummers plays anglaises est frquemment appel the Turk ou the Turkish Knight (cf : http://www.folkplay.info) 43 On a fait remarquer que les parties musicales de cette squence taient crites sur un rythme de tarentelle, la danse thrapeutique la plus rpandue en Italie du sud. 44 Il est possible que le rle de Lully ait t prpondrant dans la composition de ces scnes, le folklore curatif tant trs reprsent dans divers rgions italiennes.

  • Sganarelle45 dans le Mdecin malgr lui, puisque pendant sa consultation forcment grotesque, le pre de la malade sexclame :

    GERONTE Vous lavez fait rire, monsieur

    SGANARELLE

    Tant mieux : lorsque le mdecin fait rire le malade, cest le meilleur signe du monde 46 (II, 6)

    Cest galement ce qui dans la mme pice fait dire Lucas, le paysan reprsentant de la tradition populaire : Palsanguenne ! vl un mdecin qui me plat ; je pense quil russira car il est bouffon.

    (I, 6) Or, un lment typique du rite curatif de lArgia en Sardaigne est prcisment la ncessit de faire rire le malade47.

    Par ailleurs il est intressant de comparer le texte dune des plus ancienne transcription de Mummers play anglaise (Cheshire, XVIIIme sicle48) mettant en scne un docteur burlesque avec des extraits de pice de Molire : les faux docteurs semblent sexprimer de manire tout fait semblable : Mummers play tradition du Cheshire (XVIIIme sicle)

    Amour Mdecin (1665) (II, 7)

    Malade Imaginaire (III, 10)

    Doctor I've travelled through Italy High Germany & Spain And am now return'd to old England again St. George What cures can you cure? Doctor All Diseases, come as many as pleases The Itch (1), the Stick [Stitch], the Squint, the Gout (2) The pain within & the pain without All Disorders, the Pox (3), & a

    LOprateur, chantant Mon remde gurit, par sa rare excellence, Plus de maux qu'on n'en peut nombrer dans tout un an: (4) La gale, (1) La rogne,(1)

    Toinette Je suis mdecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matires ma capacit

    45 Signalons que laspect bouffon de Sganarelle est explicitement signal ds le dpart puisquil porte une habit jaune et vert , (I, 5) couleurs associs aux bouffons au moyen-ge, et galement semble-t-il aux danseurs de morisque . 46 La gurison miraculeuse de la malade par le rire figure dj dans le fabliau le Vilain Mire dont semble driver la pice de Molire. 47 Cf Clara Gallini, La danse de lArgia : Fte et gurison en Sardaigne, Verdier, 1988 48 D.Broomhead, An Eighteenth Century Play from Cheshire, Roomer, Vol.2, No.4-5, 1982

  • thousand more than I can tell (4)

    La tigne (1)La fivre, La peste, La goutte,(2) Vrole,(3) Descente, Rougeole. grande puissance de l'orvitan!

    On retrouve bel et bien dans les pices de Molire, le thme folklorique du docteur

    burlesque (et chantant) capable de gurir nimporte quelle maladie49. Molire conserve mme dans Le Mdecin malgr lui la capacit du faux mdecin de ressusciter les morts, comme nhsite pas le croire le paysan Lucas (sur le rapport dune tierce personne) : (cest un mdecin) qui a gari des gens qui tiant morts (II, 1). Si il abandonne cette thmatique dans Le Malade Imaginaire qui tient moins de la farce populaire et plus de la comdie bourgeoise, on voit cependant reparatre par deux fois le thme folklorique du mort qui revient la vie quand la fille du malade imaginaire (II, 8), puis le malade (III, 12) lui-mme contrefont le mort : Dans ce dernier cas, on pourra mme arguer que la fausse mort dArgan et sa rsurrection reprsente une tape de la gurison du malade imaginaire, puisque ce passage par la mort lui permet dtre dtromp dune partie de ses illusions. C) cour entre une dame et un bouffon (avec parfois un faux mariage du bouffon et de la dame.)

    Dans une partie plus proprement rotique du rite, le rituel europen comportait une danse de sduction entre un bouffon et une dame qui se clturait parfois par un faux mariage (ainsi dans les jeux de Carnaval franais de Luz Saint-Sauveur et de Gdre). Sil est plus difficile de voir la trace de scne de sduction danses dans les comdies de Molire, on peut nanmoins relever deux traits apparents : Ainsi, dans le Mdecin Malgr lui, on assiste aux tentatives de sduction du docteur-bouffon (Sganarelle) envers un nourrice peu farouche (III, 3) qui comporte une didascalie dune prcision rare chez Molire, a tel point quelle ressemble une vritable indication chorgraphique : Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tte par-dessous et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur ct . Un autre passage voquant cette squence du jeu thrapeutique peut tre trouv dans LAmour Mdecin o on se propose dorganiser un faux mariage, prtendument, pour gurir la patiente (III, 6). Ce faux mariage (qui se rvle tre vrai la fin) tient lieu dun vritable passage de thtre dans le thtre , qui est, comme dans Le Bourgeois Gentilhomme, ou le Malade Imaginaire, la mise en scne dun acte symboliquement curatif.

    En rsum, il semble bien que lon puisse retrouver dans les comdies de Molire des traces de traditions musico-thtrales populaires attestes dans la tradition europenne qui semblent dune part lies avec les festivits carnavalesques, et dautre part tre une forme codifie de la croyance plus gnrale aux pouvoirs de la musique.

    49 Dans lditions des Chansons de Gaultier Garguille dj cite, on peut lire des stances ddies lauteur o on apprend que ses Chansons pourroient charmer loreille dun monarque/ ressusciter un mort, faire rire la Parque .

  • Conclusion

    La prsence de thmes mdicaux dans les comdies-ballets de Molire ne semble nullement tre due au hasard, mais bel et bien rsulter dune tradition folklorique tablissant une liaison entre la musique et la mdecine. Ainsi quon la vu, la thmatique commune de ces pices de Molire postule linefficacit de la science mdicale officielle, notamment dans les cas de maladies psychologiques. On voit ainsi lauteur faire lloge de la tradition mdicale populaire qui a recours non seulement la musique, mais encore la danse et aux formes thtralises comme moyens curatifs. Or, en constituant un nouveau genre dramatique qui ralise la synthse de ces trois modes dexpression, Molire semble se poser (de faon burlesque semble-t-il) en concurrent des mdecins : Ainsi, voit-on lun de ses personnages affirmer dans cette pice de dfense dramatique que constitue La Critique de lEcole des Femmes : je trouve, pour moi, que cette comdie serait plutt capable de gurir les gens que de les rendre malade. (Scne 3) La sympathie que manifeste Molire pour les personnages populaires reprsentant du bon sens amne se demander quelle est la dose dironie dans le discours de Molire qui affirme gurir le public par le moyen de la pratique thtrale. Il est, en tout cas, certain que lauteur a suffisamment tabli cette notion du pouvoir de la musique dans les couches lettres pour pouvoir permettre au gazetier Donneau de Vis, en 1673, lanne mme de sa mort, propos de lOpra, nouvelle forme qui tait en train de supplanter la comdie-ballet : Vous avez si bien tabli le pouvoir de la musique () que ceux qui laiment le moins, sachant ses merveilleux effets, ne manqueront pas daller souvent lOpra, et ils aimeront sans doute mieux louer de bonnes places quand il seront malades, que de donner leur argent des mdecins, des chirurgiens et des apothicaires. 50

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    50 Donneau de Vis, Le Mercure Galant, 1673 cit in Edward Forman : Music has charms. (op. cit.)

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