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La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s) : épistémologie, méthodologie et déontologie. Questions de mots, dira-t-on. C’est une malheureuse homonymie propre à notre langue qui désigne d’un même nom l’expérience vécue, son récit fidèle, sa fiction menteuse et son explication savante. Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire 1 . I – Histoire et Mémoire : problèmes théoriques et questions épistémologiques. Charles Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" }, pour décrire les rapports conflictuels qu’entretiennent histoire et mémoire, a opté, dans un passage fameux de Clio{ EX "Clio" }, pour une virulente métaphore géométrique. Égratignant comme à son habitude la pratique d’une certaine histoire, étriquée et mesquine, celle qu’ailleurs il appelle « une dame de l’enregistrement », celle que professe cette « maigre Sorbonne » où règnent les maîtres positivistes Langlois{ EX "Langlois" } et Seignobos{ EX "Seignobos" }, il écrit : « l’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L’histoire consiste essentiellement à passer au long de l’événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester et à le remonter en dedans. La mémoire et l’histoire forment un angle droit. L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale 2 . » On sait qu’à longueur de pages Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" } a célébré la mémoire et au contraire vitupéré les prétentions de l’histoire scientiste de son temps. Mais depuis lors, les historiens ont largement abjuré le positivisme, conscients de ses dérives et de ce que ses excès donnaient de leur discipline une vision caricaturale. Cependant, malgré ces progrès et d’ importantes « révolutions » historiographiques – ne citons que celle des Annales –, tous les malentendus ne sont pas dissipés entre ces deux modes d’appréhension du passé, tant la frontière qui les sépare est ténue. Le temps n’est pas encore venu où leurs relations ne seraient plus perçues sur le mode de l’antithèse mais sur celui de la complémentarité. Persiste encore entre ces deux « frères ennemis » plus qu’une incompatibilité d’humeur et plus encore qu’une incompréhension ; presque une opposition, qu’on doit tirer au clair. Sans recourir au radicalisme conceptuel et après que beaucoup d’éminents spécialistes ont contribué à défricher le terrain 3 , on se doit de proposer à notre tour un rapide essai de définition de ces deux notions sempiternellement en quête d’ identité. A – Un couple conflictuel. 1 Les Noms de l’histoire : essai de poétique du savoir, Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil, collection « La librairie du XXème siècle », 1992, 213 p. ; la citation est extraite de la page 11 et continue en disant la supériorité étymologique, et partant conceptuelle, de nos plus proches voisins : « Exacts à pourchasser les pièges de l’homonymie, les Anglais distinguent story et history. Soucieux d’explorer dans leur spécificité l’épaisseur de l’expérience vécue et les conditions de construction du discours, les Allemands séparent Historie et Geschichte. » Souligné par nous. 2 In Clio{ EX "Clio" }, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard, 1932, 277 p. A propos de la conception de l’histoire et de la mémoire développée par Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" }, on doit lire, sous la plume avertie de François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », in Histoire et mémoire, actes du colloque de Grenoble de janvier 1997, publiés sous la coordination de Martine Verlhac{ EX "Verlhac" }{ EX "Verlhac, Martine" }, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble, collection « Documents, actes et rapports pour l’éducation », 1998, p. 89-96. 3 Dont nous citons abondamment les noms et les travaux dans les pages qui suivent. Parmi ceux qui nous ont le plus inspiré, la cohorte des historiens est la plus nombreuse : Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" }, Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" }, Robert Frank{ EX "Frank" }{ EX "Frank, Robert" }. Le philosophe Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" } reste notre référence absolue alors que Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" }, en linguiste, Henri-Pierre Jeudy{ EX "Jeudy" }{ EX "Jeudy, Henri-Pierre" } en anthropologue et Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" } en politiste et en sociologue, contribuent dans d’autres registres à faire avancer notre réflexion personnelle sur la question de la mémoire.

La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s ... · écrire l’ histoire6. Mémoire et histoire sont au contraire dans la simultanéité temporelle, ce qui suppose alors

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La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s) : épistémologie, méthodologieet déontologie.

Questions de mots, dira-t-on. C’est une malheureusehomonymie propre à notre langue qui désigne d’un mêmenom l’expérience vécue, son récit fidèle, sa fiction menteuseet son explication savante.

Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire1.

I – Histoire et Mémoire : problèmes théoriques et questions épistémologiques.Charles Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" }, pour décrire les rapports conflictuelsqu’entretiennent histoire et mémoire, a opté, dans un passage fameux de Clio{ EX "Clio" }, pour unevirulente métaphore géométrique. Égratignant comme à son habitude la pratique d’une certainehistoire, étriquée et mesquine, celle qu’ailleurs il appelle « une dame de l’enregistrement », celle queprofesse cette « maigre Sorbonne » où règnent les maîtres positivistes Langlois{ EX "Langlois" } etSeignobos{ EX "Seignobos" }, il écrit : « l’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire estessentiellement verticale. L’histoire consiste essentiellement à passer au long de l’événement. Lamémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y resteret à le remonter en dedans. La mémoire et l’histoire forment un angle droit. L’histoire est parallèle àl’événement, la mémoire lui est centrale et axiale2. »

On sait qu’à longueur de pages Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" } a célébré la mémoireet au contraire vitupéré les prétentions de l’histoire scientiste de son temps. Mais depuis lors, leshistoriens ont largement abjuré le positivisme, conscients de ses dérives et de ce que ses excèsdonnaient de leur discipline une vision caricaturale. Cependant, malgré ces progrès et d’importantes« révolutions » historiographiques – ne citons que celle des Annales –, tous les malentendus ne sontpas dissipés entre ces deux modes d’appréhension du passé, tant la frontière qui les sépare est ténue.Le temps n’est pas encore venu où leurs relations ne seraient plus perçues sur le mode de l’antithèsemais sur celui de la complémentarité. Persiste encore entre ces deux « frères ennemis » plus qu’uneincompatibilité d’humeur et plus encore qu’une incompréhension ; presque une opposition, qu’ondoit tirer au clair.

Sans recourir au radicalisme conceptuel et après que beaucoup d’éminents spécialistes ontcontribué à défricher le terrain3, on se doit de proposer à notre tour un rapide essai de définition deces deux notions sempiternellement en quête d’identité.

A – Un couple conflictuel. 1 Les Noms de l’histoire : essai de poétique du savoir, Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil, collection « La librairie du XXèmesiècle », 1992, 213 p. ; la citation est extraite de la page 11 et continue en disant la supériorité étymologique, et partantconceptuelle, de nos plus proches voisins : « Exacts à pourchasser les pièges de l’homonymie, les Anglais distinguentstory et history. Soucieux d’explorer dans leur spécificité l’épaisseur de l’expérience vécue et les conditions deconstruction du discours, les Allemands séparent Historie et Geschichte. » Souligné par nous.2 In Clio{ EX "Clio" }, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard, 1932, 277 p. A propos de la conception de l’histoire et de la mémoiredéveloppée par Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" }, on doit lire, sous la plume avertie de François Bédarida{ EX"Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », in Histoireet mémoire, actes du colloque de Grenoble de janvier 1997, publiés sous la coordination de Martine Verlhac{ EX "Verlhac"}{ EX "Verlhac, Martine" }, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble, collection « Documents, actes et rapports pourl’éducation », 1998, p. 89-96.3 Dont nous citons abondamment les noms et les travaux dans les pages qui suivent. Parmi ceux qui nous ont le plusinspiré, la cohorte des historiens est la plus nombreuse : Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, FrançoisBédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" },Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" }, RobertFrank{ EX "Frank" }{ EX "Frank, Robert" }. Le philosophe Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" } restenotre référence absolue alors que Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" }, en linguiste, Henri-PierreJeudy{ EX "Jeudy" }{ EX "Jeudy, Henri-Pierre" } en anthropologue et Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX"Lavabre, Marie-Claire" } en politiste et en sociologue, contribuent dans d’autres registres à faire avancer notre réflexionpersonnelle sur la question de la mémoire.

La tentation est grande de les camper dans une posture d’irrémédiable opposition et d’aller ainsiau plus facile, de suivre leur pente en quelque sorte. Entre la mémoire et l’histoire, les tensions sonten effet tellement nombreuses et fortes... D’où une nette préférence pour les définitions en oxymore,antagoniques, parmi lesquelles celle de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, l’une des plusanciennes, est aussi à notre avis l’une des plus convaincantes, que nous voulons citer ici longuementpuisqu’elle est à la première origine de notre travail.

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle esten évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie,inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations etmanipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations.L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’estplus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ;l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, lamémoire ne s’accommode que de détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirsflous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tousles transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opérationintellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe lesouvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoiresourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs{ EX"Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" } l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que degroupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, et individualisée.L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation àl’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image etl’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et auxrapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.

Au cœ ur de l’histoire, travaille un criticisme destructeur de la mémoire spontanée.La mémoire est toujours suspecte à l’histoire dont la mission vraie est de la détruire etde la refouler. L’histoire est délégitimation du passé vécu4... »

Il y aurait ainsi deux façons classiques de présenter les relations difficiles qui lient le coupleconflictuel histoire/mémoire. La première consiste à considérer qu’il s’oppose selon les lois de ladialectique : la première est la thèse, la seconde est l’antithèse, à charge alors de chacun de pratiquerl’exercice de la synthèse – ô combien ardu ici. Une autre image est celle du miroir, qu’utilisevolontiers François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" } ; histoire et mémoireseraient tellement ressemblants à défaut d’être semblables qu’ils noueraient une relation deréciprocité impossible à défaire et matrice de toutes les équivoques5.

1 – Quelle fatalité chronologique ?Évidemment, les historiens un peu plus que les autres savent que la mémoire n’est pas l’histoire.

Mémoire et histoire apparaissent de prime abord comme deux concepts qui, si on les confond souventparce qu’on les associe sans nuance au terme générique de passé, demeurent cependantirrémédiablement différents, voire antagonistes. Mais énoncer cette évidence ne suffit pas. Il fautrepérer et pointer les points de divergence. Quel que soit le moment et où que se situe le lieu de la« rencontre » entre l’histoire et la mémoire, celle-ci se produit toujours. Il est très rare que l’unesuccède à l’autre, par un quelconque automatisme chronologique. Celui-ci serait en l’occurrence bientrop pratique, puisqu’il autoriserait à compartimenter, en les délimitant, les sphères d’influence et lesdomaines d’intervention réservés de l’un et de l’autre phénomène. Trop facile et illusoire, cettecoupure chronologique qui garantirait l’étanchéité entre mémoire et histoire est décidémentartificielle. La mémoire n’est pas ce fossile dont pourraient rêver les historiens qui projettent d’en 4 Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », in Les lieuxde mémoire, I. La République, (Pierre Nora dir.), Paris{ EX "Paris" }, NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque illustréedes histoires », 1984, p XIX-XX. Lire également, pour un exemple de ces définitions en opposition, le texte de FrançoisBédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « La mémoire contre l’histoire », allocution prononcée à laSorbonne lors de la remise du prix « Mémoire de la Shoah », qui lui fut décerné le 16 novembre 1992, et publié par larevue Esprit, numéro spécial (7) de juillet 1993, Le poids de la mémoire, p. 7-13.5 In Histoire et mémoire, op. cit., p. 91. L’historien va jusqu’à parler dans ces pages de « rétroprojection ».

écrire l’histoire6. Mémoire et histoire sont au contraire dans la simultanéité temporelle, ce quisuppose alors qu’ils entretiennent des rapports éminemment dialectiques et forcément conflictuels.La première distinction n’est ainsi pas due à une manière de fatalité chronologique (la secondesuccédant à la première comme mécaniquement...) mais bien à cela que le mode de sélection, le triqui est à l’œ uvre en histoire ne fonctionne pas de la même manière que celui qui opère au sein de lamémoire.

On assiste plutôt, sinon à un chevauchement total et conscient, du moins à un télescopage entreces deux moyens de perception du passé7.

L’histoire et encore plus la mémoire feraient-elles alors partie de ces « concepts mous » commeparlait Bergson{ EX "Bergson, Henri" }, de ces notions embarrassantes que la philosophie désignesous le vocable pratique d’« indéfinissables » ? Nous ne le pensons pas. Et de toute manière,« indéfinissable » ne signifie pas « inutile »...

C’est pourquoi nous proposons une rapide définition des deux notions, une définition toutepersonnelle, c’est-à-dire adaptée à notre propre recherche, à son cadre épistémologique etméthodologique.

2 – Modes de sélection et d’analyse.La mémoire est évidemment cette faculté humaine de retenir les éléments du passé qu’on appelle

souvenirs. A ce titre, tout rapport au passé repose sur la mémoire. Le terme et la notion ontcependant acquis depuis quelques dizaines d’années déjà, une acception plus restrictive qui lesconduit à s’opposer consciemment à « histoire ». Globalement, le mot « mémoire » se réfère, d’unemanière un peu floue, aux rapports que l’individu entretient avec un passé personnel. Sur l’autre rive,l’histoire est perçue comme un discours sur le passé, impersonnel et froid, sèchement analytique etqui à force d’abstraction, ignore à ce point la chair et l’épaisseur du vécu humain qu’on en vientparfois à la dédaigner.

La mémoire est partielle, l’histoire est, elle, globale, si ce n’est totale. En acceptant le postulat decette équivalence, on admet implicitement que la seconde est plus complète que la première. Et onentre de plain-pied dans la perpétuelle et stérile concurrence que se livrent les deux notions. Qui saitmême si le mépris, ou au moins une certaine condescendance hautaine des historiens pour lamémoire, ne se profilent pas derrière cette complaisante équation ?

Or, il nous semble que le problème entre ces deux notions – ou plutôt le malentendu – résideailleurs. Non pas tant dans une différenciation en termes de degré, de gradient, de « plus ou moins »de totalité dans la présence du passé dans le présent, mais bien de nature. Car si la représentation dumonde, qu’il s’agisse de celle de la mémoire ou de celle de l’histoire, procède toujours d’une analyse etd’une sélection, la « façon de faire » est différente.

A l’histoire, l’ambition de décomposer un tout de manière conceptuelle et en maniant descatégories abstraites avant de généraliser son propos de la manière la plus objective possible. A lamémoire, cet aspect plus fragmenté mais aussi plus segmenté, plus concret, où fourmillent les détailset les exemples. A l’histoire, cette traque de la vérité d’adéquation qu’elle cherche à établir entrel’énoncé, la description documentaire et la réalité passée. A la mémoire, cette quête d’une autrevérité, qu’on pourrait appeler vérité du dévoilement de soi par rapport au passé. Clio{ EX "Clio" }s’attache à identifier les données de l’événement telles qu’elles sont dans leur tangibilité, leurmatérialité quantifiable. Mnémosyne{ EX "Mnémosyne" }8, en revanche, retient surtout la trace queles événements extérieurs laissent dans l’esprit des individus, en privilégiant forcément l’universimmatériel des expériences psychiques, celles-là mêmes que l’historien, par définition, a tant de mal àappréhender.

6 Dont nous fûmes... Il n’y aurait qu’à se reporter à la définition que nous donnions des deux notions en maîtrise d’histoirepour sourire de l’illusion volontariste qui était la nôtre à l’époque. Cf. Mémoire et enjeux de mémoire. Grenoble à laLibération (1944-1946), mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine sous la direction de Jean-Pierre Viallet{ EX"Viallet, Jean-Pierre" }, dans le cadre du séminaire d’histoire contemporaine « Religions, mentalités et sociétés »,Université des Sciences sociales de Grenoble (Pierre Mendès France)/UFR des Sciences humaines, départementd’histoire, septembre 1991, 452 p. ; voir plus précisément la page 2.7 En outre, quand la vogue historiographique s’empare de la notion de mémoire pour la dresser en valeur étalon de la« nouvelle histoire », ce n’est pas pour faciliter la tâche – qui consiste en une patiente évaluation des différences entre lesdeux phénomènes – de l’historien soucieux, serait-on tenté de dire, de ne pas « mélanger les genres »...8 Les deux figures symboliques de la mythologie grecque sont indissociablement liées : la déesse Mnémosyne{ EX"Mnémosyne" }, épouse de Zeus{ EX "Zeus" }, est la mère de Clio{ EX "Clio" }, l’aînée des sept Muses.

Leur registre d’expression du passé n’est pas le même. La coupure n’est pas temporelle (l’une aprèsl’autre) mais bien épistémologique. C’est à la fidélité que s’attache la mémoire. C’est à la vérité quetravaille l’historien.

La confusion entre les deux modes d’analyse est d’autant plus facile que mémoire et histoirepartagent le même moyen d’expression concrète : le récit . Et si tant est qu’il y a transition de lamémoire à l’histoire, elle est ardue à repérer parce qu’elle ne s’accompagne pas d’un changement demédium.

En un sens, on pourrait considérer comme une preuve non pas de la supériorité de la mémoire,mais de son indéniable utilité, son rôle d’archivage inconscient des expériences psychiques del’individu. D’un accès plus difficile que les faits matériels, l’histoire a pu avoir une tendance à lesnégliger, ou à en minorer l’importance. Alors que la mémoire, qui est naturellement affranchie dusouci disciplinaire de la vérification, nous apporte des éclairages inédits sur ces aspects essentiels del’expérience. Elle a donc une indiscutable valeur cognitive et, comme l’écrit pertinemment TzvetanTodorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" }, « il apparaît que même si l’on se place dans laseule optique de recherche de vérité, la mémoire n’est pas simplement de l’histoire au rabais, unmatériau brut qu’on ne pourrait utiliser tant qu’il n’est pas passé par le tamis historique9 ».

3 – L’histoire et ses tentations...Dire la considération qu’on a pour la mémoire avant d’entreprendre d’en écrire l’histoire était pour

nous essentiel. Ce rappel permet en effet de sortir l’historien de sa position de confortable assurance,fondée sur une triple certitude scientifique.

La première ligne de rupture entre histoire et mémoire, déjà évoquée, réside dans le programmede connaissance que s’assigne la première et qui, dépendant de sources, vise à une certaine évidencedocumentaire, avec pour ambition d’en mesurer le degré de fiabilité. L’histoire s’impose là l’épreuvede la véracité dont ne s’embarrasse guère la mémoire. Et si l’histoire, au sens de l’historiographie,consciente qu’elle est de l’équivoque qui règne entre elle et la mémoire, a tellement souvent laprétention d’exercer une fonction critique et corrective à l’égard de cette dernière, ne risque-t-ellepas, par « intégrisme », de finir par perdre de vue ce qui structure la fonction irremplaçable de lamémoire ?

La cassure s’approfondit ensuite parce que l’histoire entend expliquer. Là où pour la mémoire il y aune vérité, et nécessité de fidélité à cette vérité, l’histoire impulse de l’explication et rappelle qu’il y aplusieurs façons d’enchaîner les mêmes faits. Ce que Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur,Paul" } nomme élégamment la « logique du probable » est au cœ ur de la démarche historienne etpermet d’habituer l’esprit à la pluralité des récits concernant les mêmes événements10.

Enfin, après s’être documentée et avoir avancé des explications, l’histoire veut interpréter. Et entrealors en confrontation directe avec des préjugés, à la fois de ceux qu’entretient la « mémoirecollective » et ceux dont est responsable l’histoire officielle quand elle endosse le rôle social d’une« mémoire enseignée ». Bardée de documents et ayant reconstitué l’enchaînement explicatif desévénements, elle peut se lancer dans une critique tous azimuts. Et peut-être risquer de confondreambition et prétention, et d’atteindre alors à la surchauffe propre à l’hypercriticisme.

B – Anatomie de la mémoire.Pour parvenir à spécifier au plus près l’objet de notre étude, il faut pouvoir clarifier et qualifier ce

qu’est la mémoire. C’est rationnellement, en posant trois questions qui sont autant d’étapesemboîtées vers le dégagement clair de la notion, que nous avons choisi de mener notre investigation.

9 Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" } va plus loin : « Or, la question reste posée : peut-onréduire la mémoire, c’est-à-dire l’évocation du passé par celui qui en était le témoin, voire l’acteur, à la seule fidélité, à laseule défense des intérêts du groupe auquel il appartenait ou des siens propres ? Réciproquement, le discours del’histoire se trouve-t-il suffisamment caractérisé par la seule aspiration à la connaissance et à la vérité ? » ; « Lamémoire devant l’histoire », in Terrain, numéro 25, septembre 1995, p. 101-102.10 Comme le signale Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" }, parler de probabilité à propos de l’histoirecomme discipline, « ce n’est pas affaiblir l’effet critique de l’histoire explicative. Il ne faut pas oublier que le probabletient une position intermédiaire entre la preuve, qui contraint par la nécessité intellectuelle, et le sophisme qui séduitpar les artifices de langage » ; « Entre Mémoire et Histoire », in Mémoires des peuples. Histoire, mémoire et identité. Achacun sa mémoire ?, numéro spécial (248) de la revue Projet, Hiver 1996-1997, p. 9.

1 – Quelle est la fonction de la mémoire ?Vouloir rendre compte de la fonction de la mémoire, c’est en tout premier lieu rappeler la pensée

d’une longue tradition philosophique11. Depuis Saint Augustin{ EX "Saint Augustin" } jusqu’àHusserl, en passant par Locke, la mémoire est décrite comme attachée à l’évocation de l’expérienceintérieure, comme assignée à l’intériorité. Si tout un chacun fait ainsi quotidiennement l’expérienceque la mémoire est presque exclusivement personnelle, c’est d’abord grâce à ce sentiment qui est unecertitude : « à chacun ses souvenirs ». Ceux-ci, fort heureusement d’ailleurs, ne sont pastransférables de ma mémoire à celle d’autrui : ils sont miens et uniquement miens.

De plus, la mémoire est le témoin de la continuité temporelle de chaque individu12. C’est le sens dela célèbre formule de Saint Augustin{ EX "Saint Augustin" } qui définit la mémoire comme « leprésent du passé » et qui écrit : « l’impression que les choses en passant font en toi y demeure aprèsleur passage et c’est elle que je mesure quand elle est présente, non pas ces choses qui ont passé pourla produire13. » La mémoire est alors cette solution de continuité qui autorise l’individu à remonterdu présent qu’il est en train de vivre jusqu’aux plus lointains événements de sa vie. La mémoire, enétablissant une connexion entre présent, passé proche et passé lointain, opère une rétentioninconsciente et vitale distincte de la remémoration, qui est elle effort et qui donne au contraire lesentiment de la distance temporelle.

Et puis la mémoire est aussi projection en cela qu’elle permet d’orienter le passage du temps. Elleest, toujours selon Saint Augustin{ EX "Saint Augustin" }, la condition de l’unité de l’expériencetemporelle puisqu’elle assure le lien entre chacun de ces trois présents – ou plutôt chacun des troisvolets d’un « triple présent » – dont parle le philosophe et moraliste chrétien : présent du passé dansla mémoire ; présent du présent dans l’attention ; présent du futur dans l’attente.

De manière incontournable, la mémoire est donc premièrement une affaire individuelle qui tientlieu de ligne de cohésion personnelle et même de ligne de vie à chacun d’entre nous. Cependant, notrepropos n’est pas d’ausculter les mémoires individuelles. Nous pourrions même écrire qu’au contraire,notre projet cherche à évaluer la mémoire collective de la dernière situation de crise qu’a connuenotre région de référence. Le passage, toujours problématique, de l’individuel au collectif, appelle luiaussi des éclairages.

2 – Qu’est-ce que la mémoire collective ?Dans le champ des sciences sociales, ce passage d’une notion propre à la psychologie individuelle à

un usage moins spécialisé ne peut se faire par simple et paresseuse analogie. Grâce à la sociologie et àMaurice Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, la transition s’est faite sous lesauspices de « l’intelligence scientifique » et a abouti, plutôt qu’à un transfert par équivalence, àl’invention d’un nouveau concept14. Certes il se nourrit des évidentes ressemblances entre mémoireindividuelle et mémoire collective, mais il ne s’en contente pas. Au crédit de la mémoire collective, denombreux points. Le premier et le plus évident, c’est qu’on ne se souvient pas seul, mais grâce à l’aidedes souvenirs des autres. En outre, nos propres souvenirs sont souvent dépendants des récits que l’ona reçus d’autrui. Surtout, nos souvenirs sont enserrés et encadrés par des récits collectifs, lesquelssont renforcés par la ritualisation sociale (commémorations, célébrations publiques des événementsqui ont structuré la vie des groupes – ce qu’Halbwachs nomme précisément « les cadres sociaux de la 11 Dont Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" } pense que sociologues et historiens l’ignorent ou la dénient.In « Entre Mémoire et Histoire », art. cité, p. 7. Lire également sa contribution au colloque Histoire et Mémoire, « Passé,mémoire et oubli », op. cit., p. 31-45, qui va dans le même sens.12 Ce sentiment de continuité que, citant Dilthey{ EX "Dilthey" }, Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" }nomme la « connexion de vie » (Zusammenhang des Lebens) ; in « Histoire et mémoire », contribution à De l’histoire aucinéma, Antoine de Baecque{ EX "Baecque" }{ EX "Baecque, Antoine de" } et Christian Delage{ EX "Delage" }{ EX"Delage, Christian" } (dir.), Bruxelles, Editions Complexe/IHTP/CNRS, collection « Histoire du temps présent », 1998, p.18.13 Cité par Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" }, in Temps et récit, tome 1, Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil,collection « L’ordre philosophique », 1983, p. 37.14 L’ouvrage fondamental de Maurice Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, paru en 1925 à laLibrairie Alcan, réédité en 1975 par François Châtelet{ EX "Châtelet" }{ EX "Châtelet, François" } aux Éditions Mouton{EX "Mouton" }, a fait l’objet récemment d’une nouvelle réédition augmentée d’une longue postface de Gérard Namer{ EX"Namer" }{ EX "Namer, François" } (p. 297-367), certainement le meilleur connaisseur de l’œ uvre du grand sociologuedécédé à Buchenwald{ EX "Buchenwald" } dans les bras de Jorge Semprún{ EX " Semprún " }. Les Cadres sociaux de lamémoire, Paris{ EX "Paris" }, Albin Michel, collection « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », n°8, 1994, 367 p.

mémoire »). C’est ce dernier point qui autorise Halbwachs à penser que les groupes auxquels nousappartenons ont aussi une mémoire, qui préside aux relations entre la subjectivité de chacun desmembres qui les composent autant qu’elle en découle. A ce compte-là, quand pour invoquer samémoire l’individu dit « je » et les groupes « nous », c’est la même revendication de « mienneté »,mais aussi de continuité et de projection qui est à l’œ uvre15. Les parallélismes entre mémoireindividuelle et mémoire collective peuvent alors aisément se décliner. Ainsi de cette égalité qu’on peutpostuler entre la notion subjective de remémoration et la notion sociale de commémoration : au tripleprésent cher à Saint Augustin{ EX "Saint Augustin" } équivaudrait à l’échelle collective ce queReinhart Koselleck{ EX "Koselleck, Reinhart" }{ EX "Koselleck, Reinhardt" } appelle le croisemententre « l’horizon d’attente » (futur), qui s’effectue dans l’expérience du présent historique commun àun groupe, et « l’espace d’expérience » (passé)16.

Les souvenirs, même personnels, sont non seulement partagés mais influencés par le présent, quiconditionne la façon dont ils sont articulés. Ils appartiennent en propre aux individus en même tempsqu’ils croisent les souvenirs impersonnels du groupe auquel appartient nécessairement tout individu.Et puisque ceux-ci ne sont jamais vraiment seuls, ils construisent leurs propres souvenirs dans unerelation réciproque avec les souvenirs tout aussi construits des autres. Au bout du compte, lamémoire individuelle et collective (ou sociale) est un réseau continu dont l’organisation est marquéepar des analyses et des problèmes postérieurs à l’événement qui est à leur source, et dontl’articulation est le produit et en même temps la trace des codes conventionnels mais évolutifs de lanarration, des « cadres sociaux de la mémoire ». La mémoire renforce donc les ressemblancesinternes du groupe au détriment de ses différences inhérentes.

Cependant, il faut se garder de considérer comme définitivement valide cette tentation d’uneéquation d’égalité. Présupposer un sujet collectif de la mémoire à l’encontre de l’idée évoquée plushaut de la « mienneté » des souvenirs reste un pas toujours difficile à franchir parce qu’il impliqueque la mémoire collective d’un groupe a les mêmes fonctions et schémas d’organisation que ceuxattribués par la psychologie à la mémoire individuelle. Ainsi, des riches débats qui ont confrontél’historien Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } et la politiste Marie-Claire Lavabre{EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" }, nous avons appris à ne pas confondre la notion demémoire collective, a priori si séduisante, on vient de le voir, et celle de manifestations collectives demémoire17. Faisant siennes les remarques critiques qu’en historien Marc Bloch{ EX "Bloch" }{ EX"Bloch, Marc" } adresse à son collègue Maurice Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs,Maurice" }, Marie-Claire Lavabre pense qu’il faut s’entendre sur « la question de la définition ducollectif ». Et de citer l’auteur des Rois thaumaturges : « Libre à nous de prononcer le mot demémoire collective, mais il convient de ne pas oublier qu’une partie au moins des phénomènes quenous désignons ainsi sont tout simplement des faits de communication entre individus. » MarcBloch, décidément sceptique, reproche encore à Maurice Halbwachs de ne pas suffisammentcloisonner les deux sphères et d’user d’un « vocabulaire durkheimien, caractérisé par l’emploi, avecl’épithète collectif de termes empruntés à la psychologie individuelle18 ».

Pour notre compte, nous retenons surtout de ces critiques19 que l’expression « mémoirecollective » est peut-être « piégée », mais que l’intuition qu’elle recouvre est opératoire. Il y a bien des 15 Le néologisme « mienneté » est employé par Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" }, in Temps et Récit,op. cit., p. 8-9.16 Cité par Paul Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX "Ricoeur, Paul" }, ibidem, p. 9.17 Lire notamment leurs divergences in Histoire politique et sciences sociales, Denis Peschanski{ EX "Peschanski" }{ EX"Peschanski, Denis" }, Michael Pollak{ EX "Pollak" }{ EX "Pollak, Michaël" }, Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX"Rousso, Henry" } (dir.), Bruxelles, Complexe, collection « Questions au XXè siècle », 1991. Leurs deux textes composentle chapitre 9 (« Les usages politiques du passé ») de l’ouvrage : Henry Rousso « Pour une histoire de la mémoirecollective : L’après Vichy{ EX "Vichy" } », p. 244-264 et Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" }, « Du poids et du choix du passé. Lecture critique du « “Syndrome de Vichy” » », p. 265-278. Ces textes ont étépubliés originairement dans le numéro 18 des Cahiers de l’IHTP (juin 1991). Ils reprennent l’essentiel des contributionsd’un séminaire tenu au sein de l’Institut entre 1988 et 1990.18 Ibidem, p. 275-276. Ces passages sont extraits du compte rendu que Marc Bloch{ EX "Bloch" }{ EX "Bloch, Marc" } fitde l’ouvrage de Maurice Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, « Mémoire collective, tradition etcoutume. A propos d’un livre récent », in Revue de synthèse historique, tome XL (nouvelle série, Tome XIV), p. 118-120,Paris{ EX "Paris" }, La Renaissance du Livre, 1925.19 Parfois trop sévères à notre goût (ainsi quand la politiste aime à rappeler aux historiens trop « durkheimiens » ceparadoxe que c’est un historien qui a le premier signalé les limites de la notion forgée par un sociologue (p. 276) ; ouquand elle taxe de « flottement permanent » l’usage sciemment différencié de termes proches (« mémoire », « mémoire

individus qui ont en commun à la fois des souvenirs et qui vivent ensemble les manifestations socialeset publiques de ces souvenirs. Plutôt que de mémoire collective, on pourrait ainsi parler de mémoirepartagée – et même, grâce aux critiques que formule Gérard Namer{ EX "Namer" }{ EX "Namer,François" } à l’égard de l’œ uvre d’Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, demémoire sociale partagée20 – appuyée sur une pratique sociale commune du souvenir, et ce quelleque soit la nature du groupe qui vit cette mémoire et qui exerce cette pratique. Ensuite, on peut selancer dans une qualification différenciée de ces mémoires sociales partagées (nationale, associative,officielle, etc.), et, pourquoi pas, tenter d’en donner une vision d’ensemble à l’échelle d’une airegéographique et d’une scansion chronologique données.

Et si, comme le soutient Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" }, lamémoire collective n’est pas réductible à l’ensemble des manifestations qui révèlent la présence dupassé, si effectivement il faut corriger et redresser l’expression telle que l’a codifiée Halbwachs{ EX"Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, admettons que c’est à la marge qu’interviennent cesajustements. Nous sommes pleinement d’accord avec Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso,Henry" } pour penser que même si « elle laisse un sentiment indéfinissable d’insatisfaction, l’œ uvrede Maurice Halbwachs n’a pas encore été dépassée21 » et qu’en tout cas les historiens peuvent aumoins entreprendre l’étude de cette mémoire collective-là, sans méconnaître les limites de sadéfinition, mais sans sombrer non plus dans la « ringardise » besogneuse. Il faut s’arrêter à unedéfinition, si temporaire soit elle, si l’on veut travailler et produire des études : ainsi contribue-t-on àfaire avancer d’un même mouvement la connaissance et la notion.

3 – De quel(s) passé(s) la mémoire est-elle faite ?Une des ambivalences majeures liées à la notion de « mémoire collective » tient à ce que l’on

emploie abusivement le même mot pour désigner indifféremment l’une et l’autre de ses deuxfonctions essentielles, ce qui a pour effet d’entretenir de fâcheuses équivoques. Car la mémoire estune dans son expression mais double dans sa composition.

A la fonction de restitution et de présentation répétitive du passé, répond celle de la transmissionet de l’application reconstruite de ce passé au présent. Du côté de la mémoire répétition setrouvent les discours sur le passé figés par les rites sociaux de commémoration, c’est-à-dire en généralles récits des événements fondateurs de l’identité du groupe qui, à travers une image de lui-mêmeidéalisée, lui permettent tout à la fois de s’identifier et de se représenter. L’essentiel du travail de lamémoire consiste ici, en actualisant dans des codes précis, encore et toujours, le passé du groupe, àaffirmer la continuité identitaire de ce dernier. Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }précise à juste titre que « la mémoire est la condition indispensable de la permanence d’un systèmede comportements, de valeurs, ou de croyances dans un monde qui, par définition, change22 ».

Et la permanence dans la répétition étant la seule garantie de la fidélité à l’identité du groupe, à savaleur, à ce moment là, la mémoire est tradition23. Elle est poids pesant lourd de la présence dupassé, de l’histoire, dans le présent du groupe et, pour la visée prospective de celui-ci (le troisièmevolet du triple présent de Saint Augustin), également dans le futur.

L’ensemble des représentations et des images de soi qui structure cette mémoire n’est d’ailleursque peu pensé. A la fois réelles et imaginaires, très souvent légendaires, ces représentationsfournissent aux membres du groupe une conscience historique (dans le sens d’importance del’identification au passé) spontanée et largement inconsciente, en tout cas encore nullement

dominante », « mémoire collective », « mémoire commune sinon collective » (p. 274)), les critiques de Marie-ClaireLavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" } à l’endroit de l’étude d’Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX"Rousso, Henry" } oublient de signaler que malgré des problèmes de définition et de nécessaires ajustementsépistémologiques, le travail, mené par un historien, a abouti.20 Il faut absolument lire l’ouvrage de Gérard Namer{ EX "Namer" }{ EX "Namer, François" } consacré aux limites etapories de la pensée de Halbwachs{ EX "Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" }, Mémoire et société, Paris{ EX"Paris" }, Méridiens Klincksieck, collection « Sociétés », 1987, 242 p. Les deux « livres » de la première partie notammentsont pour nous essentiels (Première partie : Les problèmes de la mémoire collective ; Livre I : De la mémoire individuelleà la mémoire collective ; Livre II : Les problèmes de la mémoire collective, p. 17-124).21 In op. cit., p. 251.22 In op. cit., p. 250.23 Lire sur ces aspects Yves Lequin{ EX "Lequin, Yves" }, « Mémoire ouvrière, mémoire politique : à propos de quelquesenquêtes récentes », in Pouvoirs, n° 42 (spécial « La Tradition politique »), 1987, p. 67-72.

instrumentalisée. Son propos est de fournir un « stock » de références dans lequel le groupe peutpuiser selon des modalités de restitution connues24.

Mais sur un autre plan et selon d’autres mécanismes, la mémoire est aussi volonté d’ancrer le passédans le présent, de l’y insérer à des fins socio-politiques utilitaristes. Ce passage du poids du passé auchoix du passé25 conduit forcément à un usage de la mémoire, qui, subitement, se mue en mémoirereconstruction. Se placent ici des opérations de configuration et de reconfiguration du passé,d’usage et d’instrumentalisation du passé. Cette reconstruction est permanente et se déplace au grédes circonstances du temps. Elle n’est plus tradition du passé ; elle est traduction du passé, ce queMarie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" } exprime nettement en écrivantque cette mémoire-là est « assignation d’un point de départ pour une tradition politique qui seraitune pure reconstruction aux fins de justifier l’analyse que l’on veut faire du présent26 ».Évidemment, cette médiation volontaire, cette transmission voulue de la tradition du passé dansl’action du présent opère une autre sélection que celle qui est à l’œ uvre dans la remémoration sociale(la commémoration se contentant de rappeler ce qui fonde le groupe). Les enjeux glissent nettementvers une politisation du discours de la mémoire et il est désormais clair que c’est par la sélection dusouvenir que passe essentiellement l’instrumentalisation (qui veut dire, peu ou prou, manipulation dupassé) de la mémoire.

Répétition ou reconstruction, poids ou choix du passé, tradition ou traduction ? Ce serait uneerreur que de poser la question de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale en cestermes d’alternative. On ne peut pas découpler les deux fonctions parce que dans la mise en œ uvre duprocessus de mémoire, elles sont la plupart du temps inextricablement liées. Avoir repéré et signaléleurs différences ne nous autorise pas à scinder arbitrairement l’analyse d’un phénomèneéminemment dialectique, par essence synchronique. Répétition et reconstruction, poids et choix dupassé, tradition et traduction... les deux versants de la mémoire vont la plupart du temps de pair,même si parfois des groupes privilégient, et encore à certains moments de leur histoire, ce voletplutôt que l’autre.

Pour notre propos – rendu d’autant plus ambitieux que le départ entre ces deux mémoires n’estpas aisément repérable –, il s’agira à la fois de clarifier les représentations de la dernière guerre quialimentent la mémoire répétitive des Grenoblois entre 1944 et 1964 et d’analyser les formes et lesbuts des usages de ce passé récent (présent ?) qu’en fait la mémoire reconstruite. Aussi bien, celarevient à dire que l’on considère que la mémoire est tout à la fois trace du passé dans le présent, maisaussi effet du passé dans et sur le présent, et encore effet du présent sur le passé, constamment relu.La notion fluide de la « mémoire collective » que nous avions retenue (mémoire sociale partagée)s’en trouve utilement complétée : les groupes sociaux, quelles que soient leur nature et leur échelled’expression (associations, partis, Églises, communautés urbaines, etc.) fondent leur identité sur unehistoire commune et en même temps font usage du passé, réel ou imaginaire, pour légitimer leurprésent. La conséquence est immédiatement visible : la « mémoire collective » est forcément sélectivepuisqu’elle ne conserve pas intégralement et tel quel le passé, mais le reconstruit perpétuellement, neretenant de sa réalité que ce qui sert la vérité présente du groupe.

II – Pression sociale et surinvestissement mémoriel : les enjeux contemporains de lapériode.Nul ne peut ignorer le poids dont s’est progressivement chargée la notion de mémoire depuispratiquement un quart de siècle. Et tous ceux qui, chercheurs professionnels, lecteurs avertis ou

24 On peut lire les extraits publiés par Le Monde (« Stocker et restituer », numéro daté mercredi 27 octobre 1997) de lacommunication donnée par Jean-Pierre Changeux{ EX "Changeux" } lors de la séance de rentrée de l’Institut de Francedu 21 octobre 1997, consacrée à la mémoire. Professeur au Collège de France, Jean-Pierre Changeux, membre del’Académie des Sciences, analyse la mémoire de son point de vue de spécialiste des communications collectives.25 Rappelons que c’est le titre choisi (« Du poids et du choix du passé… ») par Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX"Lavabre, Marie-Claire" } pour sa contribution au séminaire organisé par l’IHTP entre 1988 et 1990. Cf. op. cit., p. 265-278. Lire, du même auteur, la très pertinente mise au point « Entre histoire et mémoire : à la recherche d’une méthode »,in Jean-Clément Martin{ EX "Martin, Jean-Clément" } (dir.), La Guerre civile entre histoire et mémoire, Nantes, OuestÉditions, 1995, p. 39-47. Sa thèse d’État fourmille également de renseignements très utiles pour notre propos : Le filrouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris{ EX "Paris" }, Presses de la Fondation Nationale des SciencesPolitiques, 1994, 319 p. pour la version « grand public ».26 In op. cit., p. 270.

public plus large des librairies, n’ont pas manqué de noter l’émergence du mot, ont aussi remarquéque son emprise s’étend à présent à de nombreux domaines.

Le basculement mémoriel date du milieu des années 1970, c’est-à-dire au moment où un contextede « désenchantement » historique largement répandu dans le monde occidental fait sentir ses effetsdélétères également en France. Les « Trente Glorieuses » ont connu un brutal coup d’arrêt en 1973 etle pessimisme s’impose, en lieu et place de la foi en un progrès linéaire, surtout que le doute sur laviabilité des philosophies du progrès se fait de plus en plus méthodique, comme en témoignent,quelques années après le « feu de paille » soixante-huitard, l’assèchement de la foi révolutionnaire.Foin de la téléologie historique, le monde qui s’annonce alors est un univers pétri de scepticisme etd’angoisse.

En contrepoint, s’amorce un retour sur le passé de nos sociétés, qui s’éprouvent subitementfragilisées. Censé renouer les liens entre présent et passé, il permet d’envisager le futur avec moinsd’appréhension, voire de le nier. Les signes de cette tendance sont nombreux et, rappelle FrançoisBédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, se manifestent notamment dans le domaineéditorial, comme en témoignent « deux grands succès de librairie : Le Cheval d’orgueil de Jakez-Hélias{ EX "Jakez-Hélias" }{ EX "Jakez-Hélias, Pierre" } et Montaillou, village occitan d’EmmanuelLe Roy{ EX "Roy, Claude" } Ladurie{ EX "Le Roy Ladurie, Emmanuel" }27 { EX "Le Roy Ladurie" }».Mieux, ces indices culturels sont des preuves de la fulgurance avec laquelle la mémoire apparaît etprend immédiatement de l’importance ; les historiens qui autour de Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{EX "Le Goff, Jacques" } et Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } avaient réfléchi en 1974 àce que voulait dire Faire de l’histoire, n’avaient, eux, pas su pronostiquer ce déboulé...28

Reste que, là où l’on parlait auparavant du souvenir, on évoquera désormais la mémoire. Aprèsavoir importé le mot (emprunté à l’utilisation spécialisée qu’en avaient les philosophes et lespsychanalystes, mais aussi les sociologues), nous en avons assuré une telle valorisation, il possède àprésent un tel supplément d’âme, que son succès même est devenu un marqueur de notre temps etpose question. En effet, ce phénomène de surinvestissement, de survalorisation mémorielle, nesemble-t-il pas échapper à toute rationalité ? Les commémorations, rétrospectives et anniversairesqui se succèdent en France à un rythme effréné ne trahissent-elles pas une incontinencecommémorative propre à notre époque et qui favorise, sous prétexte qui plus est de la combattre, uneinsidieuse propension à l’oubli ? C’est ce que pensent certains, dont nous sommes, qui constatent quenos sociétés vivent sous l’empire de la mémoire. De cela, il faut impérativement être conscient avantd’entreprendre un travail axé sur l’écriture de l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerremondiale, sous peine de ne pas repérer les chausse-trappes qui parsèment notre chemin et departiciper à notre corps défendant à une mode qui, de plus, nous paraît dangereuse.

Ces chausse-trappes sont selon nous au nombre de trois, trois difficultés à penser sereinement lamémoire qui sont aussi autant d’apories de la mémoire.

A – Vague et vogue de la mémoire : le danger de la confusion.C’est une fantastique vague de mémoire qui déferle depuis près de trente ans sur l’Occident, mais

que peut-être on entretient ou en tout cas à laquelle on participe consciemment. Comme l’écritjustement Arno Mayer{ EX "Mayer" }{ EX "Mayer, Arno" }, sommé de se justifier devant un parterre

27 In Histoire et mémoire, op. cit., p. 90. Nous pouvons témoigner d’ailleurs de l’ampleur de la vague ; nos souvenirs dejeune enfant gardent l’image du visage parcheminé de ce vieux breton dont le portrait orne l’édition « France Loisirs » duCheval d’orgueil, qui figurait en bonne place dans la bibliothèque parentale. Si Montaillou... ne l’a pas accompagné,d’autres ouvrages « patrimoniaux » l’ont au fil du temps rejoint, du même acabit, et notamment Une soupe aux herbessauvages (1978, Paris{ EX "Paris" }, J.C. Simoën, 321 p.) d’Emilie Carles{ EX "Carles" }{ EX "Carles, Emilie" }, le livred’André Dextet{ EX "Dextet, André" }, Panazô, un conteur occitan (Paris, Fayard, 1978, 317 p.), et Toinou, le cri d’unenfant auvergnat, d’Antoine Sylvère{ EX "Sylvère" } (Paris, France Loisirs, 1980, 397 p., avec une préface de PierreJakez-Hélias{ EX "Jakez-Hélias, Pierre" }...) qui rapprochaient mes parents exilés en toulousain de leurs racineslimousines. Pierre Jakez-Hélias{ EX "Jakez-Hélias" }, Le Cheval d’orgueil : mémoires d’un breton du pays bigouden(traduit du breton par l’auteur !), Paris, Plon, collection « Terre humaine », 1975 pour la 1ère édition, 575 p. ; Emmanuel LeRoy{ EX "Roy, Claude" } Ladurie{ EX "Le Roy Ladurie, Emmanuel" }, Montaillou, village occitan : de 1294 à 1324, Paris,NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », 1975, 642 p.28 Faire de l’histoire, Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" } et Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora,Pierre" } (dir.), I. Nouveaux problèmes, II. Nouvelles approches, III. Nouveaux objets, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard,1986 pour l’édition de poche, n° 16, 17, 18, collection « Folio/Histoire ». On sait que Pierre Nora{ EX "Nora" } se« rattrapera » largement avec l’entreprise fondatrice des Lieux de mémoire.

d’étudiants empêchés de considérer avec objectivité l’histoire par leur propre abus de mémoire, aprèsla parution de son remarquable ouvrage : « La mémoire est sans nul doute à la mode en ce moment,tant à Caen{ EX "Caen" } qu’à Jérusalem{ EX "Jérusalem" }, à Washington{ EX "Washington" }, àMoscou{ EX "Moscou" }, à Varsovie{ EX "Varsovie" }, à Berlin{ EX "Berlin" }, à Oradour-sur-Glane{ EX "Oradour-sur-Glane" } ou sur l’île de Gorée{ EX "Gorée" }. Elle est devenue un produit deconsommation qui rapporte et que l’on utilise à des fins politiques29. » Le constat de l’historienaméricain est partagé par tous ceux qui ont eu à se confronter de manière critique avec le phénomène.En 1992, Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, rendant hommage à FrançoisBédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, disait déjà que « la mémoire estincontestablement d’actualité, si l’on peut dire : le terme revient aujourd’hui comme un leitmotivdans les campagnes publicitaires des éditeurs, en France comme à l’étranger (notamment auxÉtats-Unis{ EX "États-Unis" }) et l’on ne compte plus les ouvrages qui l’introduisent dans leurstitres ou sous-titres, quand bien même ils ne font œ uvre que d’histoire, au sens le plus classique duterme. Sans doute, dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, la référence à la mémoire doitoffrir une plus-value morale que l’Histoire, si en vogue il y a à peine quelques années, sembledésormais avoir du mal à assumer30 ».

S’il n’y a en soi rien de choquant à ce que le phénomène « mémoire » fasse l’objet de stratégieséconomico-commerciales un brin démagogiques – on peut même y voir un autre des indices de saprégnance –, cette mode introduit en revanche de sérieuses dérives de sens. A force d’user du mot, etde mésuser de la notion, on rend encore plus vaporeuse la délimitation déjà fragile entre Histoire etMémoire. Pour le grand public, les deux termes sont souvent équivalents, au point d’être exactementsynonymes. On écrit ou on emploie l’un pour l’autre. Le paradoxe est alors le suivant : c’est aumoment où l’on parle le plus de la mémoire qu’on sait le moins ce qu’elle est et qu’on l’assimilegrossièrement au terme censément générique de passé. Or, si nous avons dit plus haut que le tempsdes querelles autour des définitions des deux termes était passé, cela ne signifie pas qu’il failleconfondre les deux notions. A force de galvaudage, on risque de ne plus faire correctement le départentre l’Histoire et la Mémoire, et par voie de conséquence, de s’interdire d’envisager sereinement ledégagement et l’écriture de l’histoire de la mémoire. La mise au clair épistémologique des deuxconcepts a été assez longue et difficile à établir – et reste d’ailleurs suffisamment précaire – pourqu’on ne risque pas de la gâcher en commettant de grossières confusions, visibles jusque sur lesrayons des librairies.

Là où historiens, sociologues et tous les spécialistes des sciences sociales depuis Halbwachs{ EX"Halbwachs" }{ EX "Halbwachs, Maurice" } en 1925 jusqu’au débat Ricoeur{ EX "Ricoeur" }{ EX"Ricoeur, Paul" }/Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }/Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX"Lavabre, Marie-Claire" } soixante-dix ans plus tard, ont mis tant de temps à tomber d’accord pourposer concrètement la question de la genèse sociale des souvenirs et s’interroger sur la façon dont lesgroupes conservent ou non leur passé, à établir ce qu’est la « mémoire collective », il semble qu’onentende de nos jours la notion dans le sens de « mentalités ». La notion de « mémoire » n’est-elle pas 29 Arno J. Mayer{ EX "Mayer" }, « Les pièges du souvenir », in Esprit, n° 7, juillet 1993, « Le poids de la mémoire », p.45-59. La citation est extraite de la page 47. Cet article est une version augmentée de la conférence que fit Arno Mayer{EX "Mayer, Arno" } au printemps 1992, le jour de Yom Hashoah, devant les étudiants juifs du groupe « Hillel » del’université de Princeton, qui avaient proposé à l’historien, après avoir boycotté ses cours, de prouver publiquement qu’iln’était « ni antisémite, ni ? révisionniste? ». Son livre fait référence : A J. Mayer, La solution finale dans l’Histoire,préface de Pierre Vidal-Naquet{ EX "Vidal-Naquet" }{ EX "Vidal-Naquet, Pierre" }, Paris{ EX "Paris" }, La Découverte,1990. Un des intertitres de son article s’intitule précisément « La vogue de la mémoire » (p. 47) ; c’est aussi le titre de latrès pertinente synthèse publiée par Marie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" }, « La vogue dela mémoire », in Pages-Éducation. Histoire et mémoire, n° Hors Série de la revue Pages des libraires, septembre 1998, p.24-25.30 Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, « La mémoire n’est plus ce qu’elle était », in Comment écrirel’Histoire du Temps présent, journée d’étude en hommage à François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida,François" }, IHTP-CNRS, 14 mai 1992, p. 1 du texte dactylographié proposé à ceux qui assistaient à la journée. Texte reprisen volume, Écrire l’Histoire du Temps présent. En hommage à François Bédarida, IHTP/CNRS Éditions, collection« CNRS Histoire. Histoire contemporaine », 1993, 417 p. L’historien pointe également avec précision les signes de cettevogue mémorielle dans d’autres publications : « Pour une histoire de la mémoire collective : L’après-Vichy », in Histoirepolitique et sciences sociales, op. cit., p. 250 ; « Réflexions sur l’émergence de la notion de mémoire », in Histoire etMémoire, op. cit., p. 75 ; La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit{ EX "Petit, Philippe" }, Paris{ EX "Paris" },Textuel, collection « Conversations pour demain », 1998, 143 p. Voir en annexe n° I, l’éditorial révélateur consacré parJean-Michel Djian{ EX "Djian" }{ EX "Djian, Jean-Michel" } à cette compulsion de mémoire, in Le Monde de l’Éducation,de la Culture et de la Formation, n° 253 (spécial Histoire), novembre 1997, p. 3.

en effet pour nos contemporains le calque parfait de la notion de mentalité, voire de celled’inconscient collectif31 ?

Le danger pour notre type d’étude est évident : la vague et la mode de la mémoire ne sont-elles passusceptibles de faire oublier cet acquis épistémologique essentiel, à savoir que l’histoire de lamémoire s’est bel et bien structurée en un fort courant historiographique, qui constitue depuislargement plus d’une décennie un domaine spécifique de la recherche, ouvrant peut-être la voie,comme a pu l’écrire Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, à « une toute autre histoire [… ].Une histoire de France, donc, mais au second degré32 » ?

B – Abus de mémoire, abus de pouvoir : le danger de la perte du sens historique.Il nous semble que l’engouement frénétique des vingt-cinq dernières années pour la mémoire est le

symptôme d’une crise33 de ces identités fortes (incarnées par les corps constitués : Églises, familles,partis, État, travail, etc.) qui structuraient jusqu’au milieu des années 1970 le corps social de lanation. La tentation du rétroviseur constitue donc une réaction, au sens dynamique du terme, maisaussi une tentative pour conjurer l’inéluctabilité de la dilution des identités sociales et la faillite desphilosophies de l’Histoire. A la perte du sens historique qui ces dernières années a définitivementdévalorisé l’idée de progrès, correspond un manque béant de repères qui se traduit par un besoinaccru de passé, d’histoire, d’enracinement, de preuves de la continuité de nos personnes et de nosgroupes. « Le retour à la mémoire a remplacé brutalement le futur comme légitimation de l’actionprésente », écrit ainsi Olivier Mongin{ EX "Mongin" }{ EX "Mongin, Olivier" } à qui fait écho FrançoisHartog{ EX "Hartog" }{ EX "Hartog, François" }, en arguant que « l’appel à la mémoire manifeste lacrise du présentisme34 ».

Si les paramètres sont connus et que le processus semble logique, le remède n’est-il pas pire que lemal ?

C’est ce que suggère l’analyse de l’historien italien Nicola Gallerano{ EX "Gallerano" }{ EX"Gallerano, Nicola" }, qui diagnostique subtilement dans cet effet-retour l’apparition d’une aporiedangereuse : « Le paradoxe consiste dans le fait que coexistent à présent deux phénomènesapparemment contradictoires : d’un côté une éradication accentuée et diffuse du passé, une ? miseau présent? totale pour ainsi dire et, de l’autre, une hypertrophie des références historiques dans lediscours public35. » Pointée du doigt sans être ici nommée, cette sorte de nostalgie confuse etémolliente à laquelle nos contemporains semblent soulagés de s’abandonner. Une nostalgie quiconfinerait à la pathologie parce qu’on ne cesse de l’ériger en valeur absolue et qu’on a tendance à enfaire la seule instance légitimante de notre vie politico-culturelle. A trop charger d’affectivité et à tropamalgamer ces deux notions clef d’identité et de mémoire – toutes les deux aidées dans leur tâche 31 Voir Michel Vovelle{ EX "Vovelle" }{ EX "Vovelle, Michel" }, Idéologies et mentalités, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard,collection « Folio/Histoire » n° 48, 1992, 358 p. Cette nouvelle édition, revue et augmentée, du livre fondamental deMichel Vovelle, rassemble une quinzaine de contributions très éclairantes qu’a données l’historien sur les notionsd’« inconscient collectif », de « sensibilité », d’« imaginaire ». Lire également Maurice Crubellier{ EX "Crubellier" }{ EX"Crubellier, Maurice" }, La mémoire des Français. Recherches d’histoire culturelle, Paris, Henri Veyrier, collection« Kronos », 1991, 351 p.32 Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, in Les lieux de mémoire (Pierre Nora dir.), Paris{ EX "Paris" },NRF/Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », III, Les France, vol. 1. Conflits et partages, « Comment écrirel’Histoire de France ? », p. 24-25. Nos préventions sont exactement les mêmes, près de dix ans plus tard, que cellesqu’exprimait alors Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } : « Mais cette mode, voire ces dérives [demémoire], sans doute passagère, ne doivent pas masquer que l’Histoire de la mémoire constitue depuis une décennie undomaine spécifique, presque une nouvelle manière de faire de l’Histoire, à l’image des Lieux de mémoire, conçus et éditéspar Pierre Nora, à l’orée des années 1980 » ; in « La mémoire n’est plus… », art. cité, p. 1. Les dérives signalées parHenry Rousso n’étaient donc pas passagères...33 Plutôt qu’une crise, terme trop commode et finalement faux (puisque la crise perdure… ), on devrait peut-être parlerd’une véritable mutation.34 Olivier Mongin{ EX "Mongin" }{ EX "Mongin, Olivier" }, « Une mémoire sans histoire : vers une autre relation àl’Histoire », in Esprit, printemps 1993, p. 108. François Hartog{ EX "Hartog" }{ EX "Hartog, François" }, « Temps etHistoire. ? Comment écrire l’Histoire de France ?? », in Annales. Histoire, Sciences sociales, novembre-décembre 1995, n°6, dossier « Le temps désorienté », p. 1219-1236 ; citation p. 1235. Les trois cahiers (n°59, 60, 61) consacrés par la revueEspace Temps en 1995, sous la direction de François Dosse{ EX "Dosse" }{ EX "Dosse, François" }, au Temps réfléchi,l’histoire au risque des historiens, aident également à mieux saisir les temporalités du temps historique.35 Nicola Gallerano{ EX "Gallerano" }{ EX "Gallerano, Nicola" }, « Histoire et usage public de l’Histoire », in dossier « Laresponsabilité sociale de l’historien », Diogène, n° 168, octobre-décembre 1994, p. 96-106 ; citation p. 97.

déstructurante par cette troisième nouvelle valeur qu’est le patrimoine ; trois notions dont PierreNora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } écrit qu’elles représentent les « [… ] trois faces du nouveaucontinent culture36 » –, on risque un repli sur le passé national qui, en connotant aussi fortement etpositivement la valeur générique du passé, peut s’avérer à terme dangereux pour l’avenir même de lanation. Car la survalorisation du passé n’est pas en soi productrice de sens. C’est ce que pense, et cequ’a le courage d’écrire lui-même Pierre Nora, en conclusion finale des Lieux de mémoire. A contre-courant de tous les thuriféraires béats de son œ uvre, critiques bien intentionnées et manquantjustement souvent de sens historique, Pierre Nora, déplorant que la notion qu’il a contribué à forgers’échappe vers la sphère médiatique où elle connaît une inflation rarement synonyme decompréhension, administre à tous une belle leçon de réalisme civique, parlant de la mémoire commede « cette catégorie lourde que l’oppression de l’avenir oblige à se charger d’un passé totalisé37 ». Onl’a compris : le passé est facilement dictateur qui impose sa loi sans plus guère de règle du jeumodératrice. Et Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" }, en admirateur trèsdistancié de la gigantesque œ uvre de Nora, a ainsi raison d’écrire que « son livre est un témoignagesuperbe et strictement contemporain sur la ? tyrannie de la mémoire? 38 dans un pays en errance eten transit39 ».

Se rend-on en effet compte que cette ruée sur notre passé national, que ce culte des racines et cettereligion de tant de mémoires « ethno-particularistes », peuvent risquer à terme de définitivementdéconsidérer un avenir qui, même si l’idée du déclin du politique et de l’idée de progrès linéaire quilui était biséculairement attachée semble acquise pour nos concitoyens, reste par définition àinventer ? Cependant, les prophètes « bricoleurs » de cette fin de siècle se sont trompés, etFukuyama{ EX "Fukuyama" }{ EX "Fukuyama, Francis" } avait mal lu Hegel{ EX "Hegel" }40, qui nousassurait il y a quelques années, excité et réjoui par la mort de l’URSS{ EX "URSS" }, que l’Histoireétait finie… Reste que le risque d’un dépérissement de notre vie politico-culturelle est réel pour nossociétés, qui ont cru pouvoir substituer une conception cyclique du temps (« à l’africaine » pourrait-on écrire… ) qui leur est fondamentalement étrangère, à la conception classique de la linéarité. PierreNora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, se muant encore une fois en historien de son entreprise,dénonce cette dérive quand il écrit par exemple que « le passé n’est plus la garantie de l’avenir : làest la raison principale de la promotion de la mémoire comme agent dynamique et seule promessede continuité41 ». A travers le « tout mémoriel », ses manifestations quasi quotidiennes(commémorations, anniversaires, etc. ; la surdose menace en cette fin de siècle qui est aussi une finde millénaire !), nos sociétés sont en train d’assister sans broncher – pis ! en l’encourageant –, à la findu vieux rêve et du vieux projet national qu’avait il y a un peu plus d’un siècle, si exactement formuléErnest Renan{ EX "Renan" }{ EX "Renan, Ernest" }, et qui faisait de la nation française, tout en un – ilfaut relire Qu’est-ce qu’un nation ?42 – à la fois un héritage (c’est-à-dire une tradition et unetransmission, grâce à l’enseignement prioritaire de l’histoire à l’école, de la mémoire des valeurs et

36 In Les lieux de mémoire, III, vol. 1, op. cit., p. 25.37 Ibidem.38 L’expression est de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } lui-même.39 Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" }, « Nous sommes entrés dans l’ère des lieux de mémoire »,in L’Histoire, n° 165, avril 1993, p. 80-82. Voir également la contribution de Jean-Pierre Rioux, « Mémoire et nation », inLa France d’un siècle à l’autre. 1914-2000. Dictionnaire critique, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli{ EX"Sirinelli" }{ EX "Sirinelli, Jean-François" } (dir.), Paris{ EX "Paris" }, Hachette, collection « Hachette Littératures »,1999, p. 623-632. On lira aussi avec intérêt le chapitre consacré par Philippe Joutard{ EX "Joutard" }{ EX "Joutard,Philippe" } à « Une passion française : l’Histoire », qui occupe tout entier la troisième partie, elle-même significativementintitulée « La Mémoire » (p. 505-569), du quatrième volume (« Les formes de la culture ») de l’Histoire de France dirigéepar André Bruguière{ EX "Bruguière" }{ EX "Bruguière, André" } et Jacques Revel{ EX "Revel" }{ EX "Revel, Jacques"}{ EX "Revel, François" } ; Paris, Le Seuil, 1993, 601 p.40 Francis Fukuyama{ EX "Fukuyama" }{ EX "Fukuyama, Francis" }, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris{ EX"Paris" }, Flammarion, 1992, 450 p. L’écrivain américain n’avait en outre sûrement pas lu Anatole France{ EX "AnatoleFrance" }{ EX "France, Anatole" }, qui lui donne à distance une belle leçon sur la visée de l’histoire : « [...] il me paraît, ence moment, que la mémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi étonnant etbien meilleur que le don de voir l’avenir » (in Le livre de mon ami, « Livre de Pierre », Dédicace).41 In Les lieux de mémoire, op. cit., p. 25.42 Ernest Renan{ EX "Renan" }{ EX "Renan, Ernest" }, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris{ EX "Paris" }, Mille et une nuits,n° 178, 1997, 47 p., pour une édition très récente et facilement accessible de cette conférence prononcée en Sorbonne en1882.

des événements qui, jusque-là, avaient fait la France) et un projet (c’est-à-dire l’adhésion,pratiquement par contrat, à une idée commune et dynamique, destinée à toujours la faire avancer).

L’humeur nationale est bien à la récapitulation compulsive. Il faut alors, quand on envisaged’étudier la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, ne serait-ce qu’à l’échelle locale, avoirconscience de ce risque d’hypothèque sur l’avenir que fait courir à nos sociétés le trop plein mémorielet que Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" } formule ainsi, de manièredéfinitive : « Une rumination de mémoire nationale a donc remplacé une histoire nationalejusqu’alors porteuse de sens43. »

Attention à la mémoire donc. D’autant plus que des stratégies conscientes d’instrumentalisation dela vogue mémorielle sont toujours possibles, même si dans nos sociétés démocratiques le danger estmoindre. La mémoire est par définition ambivalente : facilement instrumentalisable, elle peut devenirun moyen de combat idéologique et politique au service d’une mauvaise cause, on ne le sait que tropbien. Du désuet folklorisme vichyste44 au totalitarisme soviétique, qui a appliqué de la manière la plusodieuse qui soit la célèbre formule qu’Orwell{ EX "Orwell" }{ EX "Orwell, Georges" } met dans labouche de Big Brother (« Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle lepassé »), en passant par la tragédie hitlérienne (« l’Histoire entière du ? Reich millénaire? peut êtrerelue comme une guerre contre la mémoire » a pu écrire Primo Lévi{ EX "Lévi" }{ EX "Lévi, Primo"}45), ceux qui voulaient d’un homme nouveau, tous les systèmes d’orthodoxie politique quiprétendaient soumettre les faits à révision, ont tous tenté de faire table rase du passé et d’éradiquer lamémoire de leur peuple pour mieux les asservir. Pour eux, comme l’écrit Roland{ EX "Roland" }Barthes{ EX "Barthes Roland" }{ EX "Barthes, Roland" }, il existe « une nuit subjective de l’Histoire,où l’avenir se fait essence, destruction essentielle du passé46 ». Si bien qu’il existe des situationsterriblement complexes où l’on ne sait plus sur qui compter. En certains points de la planète, ce n’estplus l’Histoire, parce qu’elle veut dire histoire officielle, mais bien la Mémoire qui peut servir de pointd’ancrage solide dans la lutte contre le totalitarisme. Et puisque « les régimes totalitaires duvingtième siècle nous ont fait découvrir l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui del’effacement de la mémoire », il faut parfois savoir (re)faire confiance à la mémoire contre l’histoire47.

43 In art. cité, p. 81.44 Cet esprit qu’Édith Thomas{ EX "Édith Thomas" }{ EX "Thomas, Édith" }, d’une lucidité et d’une ironie sans pareils,nomme le « troubadourisme ». Citons longuement l’écrivain, et disons ainsi toute l’admiration qu’on a pour elle : « Maistout cela me serait bien égal, si je ne voyais dans Les Visiteurs du soir le symptôme d’une maladie plus grande, plusgénéralisée et par conséquent beaucoup plus alarmante. C’est une manifestation incontestable de troubadourisme.Comme le mot ne se trouve dans aucun dictionnaire médical, peut-être est-il bon de tenter d’en donner une définition. Letroubadourisme est une maladie de l’art et de la littérature qui apparaît en période régressive et consiste en unattendrissement ingénu sur un passé imaginaire. Pour que ce passé soit le plus imaginaire possible, on le repousse aussiloin qu’on le peut, dans une mémoire qui se confond pour le public avec la légende : le Moyen-Age fait fort bien l’affaire !Le troubadourisme est donc une des multiples formes de l’évasion – par opposition au réalisme – et l’une des plusinquiétantes parce qu’elle est des plus insidieuses. Le troubadourisme fait son apparition dans l’Histoire des lettres versla fin de l’Empire et le début de la Restauration dans une période d’oppression intellectuelle, de défaite, et de pudibondeniaiserie. Je n’oserais certes risquer aucune comparaison avec ce temps-ci. Ce serait médisance ou calomnie. Chacunvoit en effet que la renaissance nationale est en marche. Mais il est clair que les mêmes causes produisent les mêmeseffets [… ]. Pendant ce temps, Kharkov est repris et perdu, des milliers d’hommes meurent en cet instant et le devoir del’écrivain est de fournir de l’opium au peuple. Nul doute que nous ne voyons un matin quelque Népomucène Lemercierpublier sur Mérovéide » ; in Édith Thomas{ EX "Édith Thomas" }, Pages de journal. 1939-1944. (suivies de journalintime de Monsieur Célestin Costedet), présenté par Dorothy Kaufman{ EX "Kaufman" }{ EX "Kaufman, Dorothy" },Paris{ EX "Paris" }, Viviane Hamy, 1995, p. 190-191. Voir aussi Herman Lebovics{ EX "Lebovics" }{ EX "Lebovics,Herman" }, La « Vraie France ». Les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945, Paris, Belin, collection « Temps présents »,1995, 235 p.45 Primo Lévi{ EX "Lévi" }{ EX "Lévi, Primo" }, Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz{ EX"Auschwitz" }, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard, collection « Arcades », 1989, p. 31.46 Roland{ EX "Roland" } Barthes{ EX "Barthes Roland" }{ EX "Barthes, Roland" }, in Mythologies, Paris{ EX "Paris" },Le Seuil, collection « Points-Essais », 1970, p. 246.47 Sur ce sujet précis de l’usage de la mémoire par les totalitarismes, le texte de référence reste évidemment celui consacrépar Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" } aux « Abus de la mémoire ». La première version de cetexte a été présentée au congrès organisé par la fondation Auschwitz{ EX "Auschwitz" } à Bruxelles, en novembre 1992,autour du thème « Histoire de la mémoire des crimes et génocides nazis » ; la reprise qui en est faite dans la revue Espritest sensiblement identique (« La mémoire et ses abus », in Esprit, « Le poids de la mémoire », op. cit., p. 34-44) alors quel’ouvrage que publient les éditions Arléa est légèrement augmenté (Les abus de la mémoire, Paris{ EX "Paris" }, Arléa,1995, 61 p.). Cette citation est la première phrase de ce texte si dense.

Comme l’a écrit récemment Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, si, en Occident, « lamémoire aliène et l’Histoire libère », dans l’ensemble de l’ancien bloc soviétique d’Europe{ EX"Europe" } de l’Est par exemple, il faut affirmer le contraire : « [...] contre une histoire qui s’esttransformée en pratique du mensonge au nom d’une prétendue scientificité, le retour à la mémoiren’est peut-être pas l’accès immédiat à la vérité historique ; mais il est à coup sûr le symbole de laliberté et de l’alternative à la tyrannie48. »

On doit ainsi méditer la belle formule de Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" } :« La mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir. Faisons en sorteque la mémoire collective serve à la libération et non à l’asservissement des hommes49. »

C – La mémoire comme impératif moral : le danger du devoir de mémoire.A se généraliser comme c’est le cas depuis une dizaine d’années, l’éloge inconditionnel de la

mémoire et le flétrissement corollaire de l’oubli ont débouché sur une expression qui a fait florès maisqui est aussi sujette à controverse : le « devoir de mémoire ».

Il va de soi que les drames les plus noirs de notre siècle (la Shoah et tous les totalitarismes) sontnotre histoire. A ce titre, ils doivent être mémorisés par nous car sinon, c’est-à-dire si on les refouledans une amnésie volontaire, on ne connaît pas l’histoire et on se fait complice de ses crimes.François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" } le dit expressément : « Le souvenir dela bestialité humaine – et les conditions dans lesquelles elle a pris forme – est à conserverimpérativement50. » Car si le « moi » a ses zones d’ombre et ses béances, que dire alors du « nous »,de ses oublis, censures, amnésies, radiations ou manipulations ? C’est une évidence, il faut savoirrester vigilant.

Cependant, il ne faut pas confondre la valeur curative de la mémoire, qui est importante mais quipeut échouer (les horreurs de la Grande Guerre n’ont pas empêché Auschwitz{ EX "Auschwitz" }, quin’a pas évité à l’humanité la tragédie du Rwanda{ EX "Rwanda" }, comme s’il n’y avait pas depédagogie de l’horreur… ) avec la célébration inconditionnelle du culte de la mémoire. Si elle estdéfinitivement figée dans la posture incantatoire du devoir social de mémoire, la mémoire peut priverd’agir. C’est le sens des critiques qu’Arno Mayer{ EX "Mayer" }{ EX "Mayer, Arno" }, TzvetanTodorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" } et surtout Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX"Rousso, Henry" } ont adressé ces dernières années au « devoir de mémoire »51. Ces critiques sontfortes et très argumentées ; elles sont aussi connues (risque de dérive vers un discours inquisitorialqui peut prendre des allures judiciaires, établissement de hiérarchies morales de la souffrance,artificialité de la position qui n’est qu’une posture si elle n’est pas fondée sur du savoir, etc.) et nousn’entendons pas les exposer longuement ici. Seulement voulons-nous dire que, depuis notre point devue particulier (chercher à établir l’histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale àGrenoble et dans sa région en tant qu’enseignant et en intervenant officiellement dans desinstitutions de mémoire telles que le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, ou enparticipant par exemple à l’élaboration des sujets du Concours de la Résistance et de la Déportation),et afin de ne pas mal vivre cette position intermédiaire, nous nous sommes forgés une « certitude »

48 Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, « Histoire-mémoire », in Youri Afanassiev{ EX "Afanassiev" }{ EX"Afanassiev, Youri" } et Marc Ferro{ EX "Ferro" }{ EX "Ferro, Marc" } (dir.), Cinquante idées qui ébranlent le monde :dictionnaire de la Glassnost, Paris{ EX "Paris" }/Moscou{ EX "Moscou" }, Payot (collection « DocumentsPayot »)/Éditions Progress, 1989, p. 416-417. Lire également l’article que consacre Maria Ferretti{ EX "Ferretti" } à « Lamémoire refoulée. La Russie devant le passé stalinien », in Annales. Histoire, sciences sociales, novembre-décembre1995, op. cit., p. 1937-1257. L’ouvrage collectif A l’est, la mémoire retrouvée (Alain Brossat{ EX "Brossat" }{ EX "Brossat,Alain" }, Sonia Combe{ EX "Combe" }{ EX "Combe, Sonia" }, Jean-Yves Potel{ EX "Potel" }{ EX "Potel, Jean-Yves" },Jean-Charles Szurek{ EX "Szurek" }{ EX "Szurek, Jean-Charles" } (dir.), Paris, La Découverte, 1990, 569 p.), propose untour d’horizon complet de cette question et la préface de Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" } estune intéressante méditation sur les rapports histoire/mémoire.49 Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" }, Histoire et Mémoire, Paris{ EX "Paris" }, Gallimard,collection « Folio-Histoire », n°20, 1988, p. 10.50 In « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », op. cit., p. 96.51 Lire notamment, sous la plume d’Éric Conan{ EX "Conan" }{ EX "Conan, Eric" } et Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX"Rousso, Henry" }, Vichy{ EX "Vichy" }, un passé qui ne passe pas, Paris{ EX "Paris" }, Fayard, collection « Pour unehistoire du XXème siècle », 1994, p. 267-286. La contribution de Paul Thibaud{ EX "Thibaud" }{ EX "Thibaud, Paul" },« Un temps de mémoire ? », dans le dossier Se souvenir, enseigner, transmettre publié par Le Débat en septembre-octobre 1997 (n° 98), fournit une bonne synthèse de ces critiques ; p. 166-183.

épistémologique qui nous tient lieu de ligne de conduite. Pour que l’appel au devoir de mémoire,après tant d’échecs de la mémoire, ne soit pas qu’une déclaration péremptoire, il faut inventer unepédagogie distanciée et désengagée des enjeux contemporains qui se nouent autour de la notion52. Cequi veut dire en d’autres termes qu’il faut savoir privilégier le devoir d’histoire au devoir de mémoire,l’explication rationnelle à la fatalité imposée du souvenir. Le devoir de mémoire bien compris signifiequ’ « il est pire d’ignorer que de connaître53 ». Cette constatation de simple bon sens résonne commeune confirmation : la mémoire elle-même appelle de ses vœ ux le dégagement d’une connaissancehistorique afin de pouvoir s’épanouir sereinement et de servir utilement au bien de la communauté.La connaissance a non seulement autant de nécessité que la morale, mais elle vient avant et sonacquisition constitue la condition première du libre exercice de cette dernière54. Sans cela, la mémoireinstituée n’est plus qu’un disque rayé condamné à toujours buter sur les mêmes points, le symptômed’une culture qui se fixe au passé dont elle voudrait pourtant se séparer et le « devoir de mémoire »,« une bonne conscience morale à quoi ne correspond aucun but », comme l’écrit Maurice Agulhon{EX "Agulhon" }{ EX "Agulhon, Maurice" }55.

Trop ou pas assez de mémoire... Entre Charybde et Scylla, le passage est étroit et le juste milieumémoriel difficile à tenir dans une société qui « s’étourdit de mémoire parce qu’elle est à court deprésent56 ». Les écrivains ont de longtemps exprimé le danger de ces deux extrêmes. Pas assez, plusassez de mémoire pour Winston Smith{ EX "Smith" }{ EX "Smith, Winston" }, le héros d’Orwell{ EX"Orwell" }{ EX "Orwell, Georges" }, qui se cogne aux trous de mémoire pratiqués volontairement parun Big Brother qui rêve d’une société future d’où le temps serait chassé, définitivement obéré.

Trop de mémoire pour les protagonistes de la pièce de Tadeuz Kantor{ EX "Kantor" }{ EX "Kantor,Tadeuz" }, Que meure l’artiste, qui décrit un monde infernal où l’on ne peut oublier. Trop plein demémoire aussi par cet homme qui parvient à ce miracle de restituer sur commande l’intégralité deson passé, et qui, évidemment, en meurt, dans la nouvelle de Borgès{ EX "Borgès" }{ EX "Borgès, JoséLuis" }, Funes el Memorioso.

Rappeler à cette place, c’est-à-dire en amont de notre étude, quelles sont ces trois apories de lamémoire, a pour but essentiel d’éclairer les difficultés d’une recherche historique sur la mémoire de laDeuxième Guerre mondiale qui s’est déroulée dans une période où la demande sociale, très forte57, acorrespondu exactement à l’ouverture de ce que Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } aappelé un « moment mémoire », à vrai dire inédit, et duquel nous avons du apprendre à nous méfier.

La question, un brin angoissante dès lors qu’on a pris conscience de l’ampleur du défi lancé auxhistoriens de la mémoire qui, d’un coup, ne sont plus ces garants civiques du passé national, est alorsla suivante : comment procéder à la mise en étude du phénomène histoire, comment historiser cetteenflure mémorielle omniprésente et obsédante ?

52 A ce propos, lire les très intéressantes réflexions de Jean-François Froges{ EX "Froges" }{ EX "Froges, Jean-François"}, in 1914-1998. Le travail de mémoire, dossier pédagogique (établi par l’enseignant sous la direction du Parc de laVillette dans le cadre des expositions qui s’y sont tenues sur ce thème en 1998), Paris{ EX "Paris" }, ESF Éditeur,collection « Pédagogies », 1998, 60 p.53 Jean-François Froges{ EX "Froges" }{ EX "Froges, Jean-François" }, in op. cit., p. 54.54 « Le devoir de mémoire n’est qu’une coquille vide s’il ne procède pas d’un savoir », in Vichy{ EX "Vichy" }, un passéqui ne passe pas, op. cit., p. 268. Nos amis de la « Fondation pour la mémoire de la Déportation » l’ont bien compris quiont mis en exergue de la présentation du programme de leurs conférences de l’année 1999-2000 une de nos formules :« le devoir de mémoire consiste en un devoir d’histoire. »55 Cité par Paul Thibaud{ EX "Thibaud" }{ EX "Thibaud, Paul" }, in art. cité, p. 176.56 Pierre Chaunu{ EX "Chaunu" }{ EX "Chaunu, Pierre" } et François Dosse{ EX "Dosse" }{ EX "Dosse, François" },L’instant éclaté : entretiens, Paris{ EX "Paris" }, Aubier, collection « Histoires », 1994, 331 p. Cité par François Bédarida{EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, in « Mémoire et conscience historique… », op. cit., p. 95.57 Lire à ce propos, sous la plume de Jean-Noël Jeanneney{ EX "Jeanneney" }{ EX "Jeanneney, Jean-Noël" }, « Lademande sociale en question », in Le monde de l’éducation, de la culture et de la formation, n° 253 consacré à l’histoire,novembre 1997, p. 26-27. Gérard Noiriel{ EX "Noiriel" }{ EX "Noiriel, Gérard" } pose très bien la question en conclusionde son compte rendu de l’ouvrage dirigé par John R. Gillis{ EX "Gillis" } (Commemorations. The Politics of nationalIdentity, Princeton, Princeton University Press, 1994, 290 p.) et qui fait le tour du monde des rapports entre la pratiquede la commémoration et la construction de l’identité nationale, publié dans les Annales (n° 6 de l’année 1995, déjà cité) :« N’est-il pas préférable, même d’un point de vue civique, de se tenir à l’écart des enjeux de mémoire pour mieuxdéfendre l’autonomie de la recherche historique ? », p. 1301.

III – L’histoire de la mémoire : pour une définition programmatique d’un « nouvelatelier d’historien ».Le travail de l’historien est accablant. Peut-il, armé de sa seule rigueur disciplinaire, reconstruire lepassé en toute objectivité ? Peut-il espérer parvenir à séparer la reconstruction symbolique, qui serten quelque sorte de procédure mnémotechnique à nos sociétés, des entreprises de « réfectionidéologiques de l’histoire ,» selon le mot de Pierre Vidal-Naquet{ EX "Vidal-Naquet" }{ EX "Vidal-Naquet, Pierre" }58, menées par ceux qui ne résistent pas à la tentation d’une révision délibérémenttrop bienveillante ou radicalement oublieuse de leur histoire ? En un mot, la tâche est-elle possible deprocéder à l’historisation de la mémoire, à la mise sous examen historien du phénomène mémoire ?

La réponse est oui. Car grâce à des travaux pionniers qui ont su se montrer pugnaces et à uneincessante confrontation collective ouverte aux débats critiques, on a débouché sur le dégagement derationalités fédératrices sur lesquelles, d’Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } àMarie-Claire Lavabre{ EX "Lavabre" }{ EX "Lavabre, Marie-Claire" }, en passant par Paul Ricœ ur{ EX"Ricœ ur" } et Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }, chacun s’accorde59. Et ce n’est pas unhasard si ce nouveau champ de la recherche s’est ouvert sous l’impulsion des historiens. Ceux-ci ontévolué depuis les rodomontades de Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" }. Ils savent que leurdiscipline n’a pas pour but de célébrer telle ou telle mémoire en particulier, pas plus de ressuscitercomme par magie ce qui s’est passé, mais bien de faire comprendre, dans toute leur complexité, lesrapports qui unissent et divisent les hommes et les différents groupes sociaux. Ils savent égalementqu’en France plus qu’ailleurs, l’Histoire a pu servir l’État et qu’elle conserve une forte dimensioncivique. Mais à présent, si elle contribue certes encore à construire des citoyens, ceux-ci, comme leprécise Dominique Borne{ EX "Borne" }{ EX "Borne, Dominique" }, sont « enracinés dans unecommunauté de mémoire librement choisie et non frileusement préservée, sans arrogance,ouverte à d’autres solidarités que celle de la nation60 ».

Conscient que sa position est délicate, mais certainement pas intenable, (« l’historien doit en effetsituer sa recherche dans la chaîne des représentations qui ont prévalu avant et prévalent aumoment où il l’amorce. Autrement dit, il doit se situer et surtout situer son propos dans sacontemporanéité, au même titre que certains lui demandent d’énoncer au préalable sa subjectivitépropre, ses a priori idéologiques, ou sa position de chercheur sur le ? marché? scientifique », écritHenry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }61), l’historien de la mémoire peut travaillersereinement à l’intérieur de ce « nouvel atelier d’historien », comme l’a baptisé Henry Rousso62.

A – Une historiographie en abyme pour de nouveaux concepts.Et pour commencer, pourquoi ne pas revendiquer et faire une force de ce que d’aucuns ont pu

reprocher à l’histoire, c’est-à-dire sa distance. Puisqu’il est admis que l’histoire se situe en dehors del’événement et développe, depuis cette position extérieure, une approche critique alors que lamémoire se place elle dans l’événement, en remontant et cheminant à l’intérieur du sujet, il n’y a pasd’impossibilité technique à envisager que la première constitue la seconde comme son objet d’étude.L’histoire est distance : elle est fidèle à cet engagement « en appréhendant l’événement, en ledécortiquant et en tentant d’en extraire la substance et le sens – dans la double acception de cedernier terme, à savoir la direction et la signification63 ». Remplaçons dans cette équation la notion

58 Pierre Vidal-Naquet{ EX "Vidal-Naquet" }{ EX "Vidal-Naquet, Pierre" }, Mémoires. 1. La brisure et l’attente (1930-1955), Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil/La Découverte, 1995, p. 275.59 Depuis peu, on commence même à travailler selon une perspective comparatiste autour des mémoires politiqueseuropéennes. Lire Henry Rousso{ EX "Rousso, Henry" } (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées,Bruxelles, Complexe, collection « Histoire du Temps présent », 1999, 387 p.60 Dominique Borne{ EX "Borne" }{ EX "Borne, Dominique" }, « Communauté de mémoire et rigueur critique », inPassés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, Paris{ EX "Paris" }, Autrement, Série « Mutations », n° 150-151,1995, p. 125 (souligné par nous). Dominique Borne précise d’ailleurs utilement dans la même page que « le professeurd’histoire enseigne aussi la rigueur critique. Quand il faut mettre en ordre un discours sur le monde, confusémentdessiné par les fureurs d’une actualité déversée sans hiérarchie ni recul sur les écrans, alors l’histoire peut aider àprendre cette distance indispensable à l’exercice de la pensée libre ».61 In « Pour une histoire de la mémoire collective : L’après Vichy{ EX "Vichy" } », art. cité, p. 146.62 Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, Le syndrome de Vichy{ EX "Vichy" } de 1944 à nos jours, Paris{EX "Paris" }, Le Seuil, collection « Points-Histoire », H 135, 2e édition revue et mise à jour, 1990, p. 11.63 François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « La mémoire contre l’Histoire », art. cité, p. 7.

d’événement par celle de mémoire et, sans que cette substitution n’interfère en rien sur aucun desautres termes de la phrase, nous voilà dotés d’une proposition très convaincante. Et il ne s’agit pasd’un tour de passe-passe sémantique ou terminologique, mais bien d’un passage raisonné de la notiond’événement (elle-même récemment réhabilitée après les dégâts produits par les Annales dans lesannées cinquante à quatre-vingt) à celle de mémoire. Cette transaction scientifique s’établit parl’intermédiaire d’une troisième notion, récemment apparue et discutée dans le domaine decompétence des historiens : le « Temps présent ».

1 – « Un autre exercice [… ] : la mémoire devenue objet d’histoire dans le Temps présent64 ».La constitution de l’histoire de la mémoire en champ de la recherche scientifique est en effet

exactement contemporaine du déboulé de l’histoire du « Temps présent », cette « séquence historiquedélimitée par la présence de ? témoins? vivants, individus ou acteurs de l’histoire que l’historieninstitue comme témoins et dont il doit prendre en compte la parole… et donc la mémoire », préciseHenry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }65. Le Temps présent, c’est donc le temps del’expérience vécue. En isolant ainsi dans le déroulement chronologique propre à l’histoirecontemporaine, ce moment si particulier où ceux qui ont fait ou connu l’histoire sont encore en vie eten action, on s’est heurté à des difficultés évidemment spécifiques. Il ne saurait être questiond’entreprendre ici une nouvelle défense de la validité du découpage « Temps présent ». Les objectionsque les tenants d’une orthodoxie disciplinaire héritée du scientisme positiviste de l’antique Sorbonne,archaïsante et prompte à l’anathème, ont pu faire valoir pour en minimiser l’importance sont nonseulement connues (ces critiques surannées valant d’ailleurs pour toute approche tropcontemporanéiste de l’histoire, c’est-à-dire qui s’intéresse au « passé proche » : accessibilité dessources, manque de recul, enjeux et pressions sociaux trop puissants, accusations de « journalisme »,etc.66) mais ont surtout été largement démontées par les travaux de l’équipe de l’Institut d’Histoire duTemps présent (IHTP), laboratoire propre au CNRS, fondé en 1978 par François Bédarida{ EX"Bédarida, François" }, qui prit la relève du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale67.

Par delà ces querelles d’un autre âge, nous préférons insister sur cette nouveauté propre à l’histoiredu Temps présent qui consiste pour celui qui s’en réclame, non plus à assister, impuissant, à laconfrontation entre sa discipline et d’autres discours sur le passé, mais à la provoquer et à savoirl’organiser. Cette confrontation (et en l’espèce, confrontation veut dire l’inverse d’affrontement) entreun discours à prétention savante sur le passé et une parole vive qui s’exprime sur le même passé,conduit nécessairement à s’interroger sur la présence du passé dans le présent, sur la tradition qu’ilillustre et la traduction de l’histoire qu’il offre, en un mot sur la mémoire.

Là pourrait se formuler une véritable objection à opposer à l’histoire du Temps présent, c’est-à-direqu’elle doit analyser, critiquer et finalement interpréter un devenir historique, autrement dit uneréalité dont, quand on la décrit, on ne connaît pas encore l’aboutissement68. Et, comme l’historien ne 64 Jean-Jacques Becker{ EX "Becker Jean-Jacques" }{ EX "Becker, Jean-Jacques" }, « Le présent dans le temps : lamémoire, objet d’histoire », in Comment écrire l’Histoire du Temps présent ?, op. cit., p. 1 du texte de 1992.65 In « Réflexions sur l’émergence de la notion de mémoire », art. cité, p. 84.66 L’une de ces critiques les plus sévères et des plus récentes a été formulée par Pierre Goubert{ EX "Goubert" }{ EX"Goubert, Pierre" } en des termes qui paraissent fort heureusement anachroniques de nos jours : « Quant à cette largepart du XXème siècle que j’ai vécue, je la ressens surtout à travers mes souvenirs, mes réactions vives et mes duresanalyses ; jamais il ne me serait venu à l’idée d’en écrire l’histoire, même brièvement, et j’avoue mal comprendrecomment d’autres ont osé, sinon par vanité, par intérêt ou par goût de la facilité », in Initiation à l’histoire de France,Paris{ EX "Paris" }, Tallandier, 1984, p. 9.67 Parmi les meilleures réfutations de ces objections décidément obsolètes, lire les contributions écrites en hommage àl’un des principaux promoteurs de la notion, François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" } (Écrirel’Histoire du Temps présent… , op. cit.). Trois mises au point plus synthétiques et plus récentes sont également trèséclairantes : Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" }, « Qu’est-ce que l’Histoire du Temps présent ? », inPage des libraires, numéro de septembre 1998, op. cit., p. 26-27 ; François Bédarida, « La dialectique passé/présent et lapratique historienne », in L’Histoire et le métier d’historien en France. 1945-1995, François Bédarida (dir.), Paris{ EX"Paris" }, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p. 75-85 et « L’Histoire du Temps présent », in SciencesHumaines, n° Hors Série (18) de septembre/octobre 1997, « L’Histoire aujourd’hui », p. 30-32. Au vrai, qui pourraitencore contester la remarque de François Bédarida : « Aujourd’hui, l’on peut considérer que la bataille est gagnée,puisque ce champ historique est reconnu de plein droit comme un territoire de l’historien et qu’est admise sa valeurcognitive et heuristique » (Sciences Humaines , p. 31).68 Jean-François Sirinelli{ EX "Sirinelli" }{ EX "Sirinelli, Jean-François" } baptise joliment le Temps présent du nomévocateur de « finistère chronologique » ; in « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique »,Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 57; janvier-mars 1998, p. 128.

saurait endosser les habits du devin ou du prophète, sa construction est forcément provisoire.Cependant, nous disposons d’un avantage : nous avons choisi d’interroger une tranche du Tempsprésent déjà relativement éloignée de notre actualité (1944-1964), dont nous savons quels ont été sonimpact et ses répercussions plus tard. Sans exclure l’expérience de la contemporanéité qui caractérisetoute entreprise historienne du Temps présent (notamment à travers la pratique des sources orales;cf. infra, « Délimiter, pratiquer et maîtriser un corpus documentaire »), nous voici à l’abri dureproche de la conjecture.

Objet consubstantiel du terrain d’enquête délimité par les historiens du Temps présent, lamémoire possède donc une historicité. C’est même là un des canons de l’Histoire du Temps présent.« De sorte que, quel que soit le bout par lequel on prenne notre thème, il apparaît bien que lamémoire est objet d’histoire, parce qu’elle entre dans le fonctionnement de l’histoire, et que ne pasanalyser la mémoire à une époque, c’est se priver d’un des facteurs du comportement des hommes »,a écrit définitivement Jean-Jacques Becker{ EX "Becker Jean-Jacques" }{ EX "Becker, Jean-Jacques"}69.

2 – L’apport d’une historiographie emboîtée.Ce sont à notre avis deux noms que l’on doit en priorité citer quand on évoque ce nouveau champ

de la recherche – surtout actif, fatalement, en histoire contemporaine – que constitue l’histoire de lamémoire. Les travaux d’Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } et de Pierre Nora{ EX"Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } (venant après ceux, pionniers, de Philippe Joutard{ EX "Joutard" }{ EX"Joutard, Philippe" } et de Maurice Agulhon{ EX "Agulhon, Maurice" }70) sont en effet à l’origineintellectuelle de notre propre étude. Ils représentent surtout à notre avis deux importants jalons, quimarquent chacun, à intervalle régulier, deux étapes essentielles de la maturation épistémologique etde la valeur heuristique de ce courant de la recherche en histoire.

Les anciens combattants qu’a admirablement étudiés Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost,Antoine" }71, ce sont ceux de la Première Guerre mondiale. Voilà, pour l’une des premières foisidentifié et étudié en tant que tel par un historien, un de ces groupes sociaux constitué et fédéréautour d’une expérience particulière et en l’occurrence traumatisante de l’existence, et qui développeune mémoire, celle justement de son expérience commune et irréductible, c’est-à-dire une manièred’être ensemble après le conflit, après avoir été ensemble, dans les tranchées et durant quatre ans.

La première leçon à retenir de l’étude de Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } est donc lasuivante : la mémoire est socialement plurielle. Tous ceux qui ont vécu un événement ne partagentpas les mêmes souvenirs de cet événement : qu’a de commun la mémoire de « ceux de l’avant » aveccelle de « ceux de l’arrière » ?

Le questionnement historique qu’adopte Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } est deplus très original. Il serait trop long d’en recenser ici toutes les innovations, mais on peut cependantciter trois exemples de ce que l’on peut dorénavant considérer comme de sérieux acquisméthodologiques.

C’est tout d’abord cette première manière d’enquête orale initiée par Antoine Prost{ EX "Prost" }{EX "Prost, Antoine" } qui suscite l’intérêt. L’historien a, soit directement, soit par voie postale,interrogé un très grand nombre d’instituteurs en poste après la guerre dans les villes et villagesfrançais. Il leur a adressé à tous le même questionnaire, afin de soumettre strictement au mêmequestionnement, quelles que soient les différences d’une région à l’autre, les réponses de ces finsobservateurs de la vie locale (et donc des mentalités et idéologies… ) de la France d’après-guerre, quisont souvent les dépositaires et les détenteurs d’une espèce de « mémoire locale » qui s’ignorerait. Au

69 In « Le présent dans le temps : la mémoire, objet d’histoire », art. cité, p. 1.70 Cf. infra, pour une présentation détaillée de l’apport de l’œ uvre de l’historien des Camisards. Lire, de MauriceAgulhon{ EX "Agulhon" }{ EX "Agulhon, Maurice" }, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de1789 à 1880, Paris{ EX "Paris" }, Flammarion, collection « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1979, 251 p. ;Marianne au pouvoir : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, collection « HistoireFlammarion », 1989, 447 p.71 Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" }, Les anciens combattants et la société française. 1914-1939, 1.Histoire, 2. Sociologie, 3. Mentalités et idéologies, Paris{ EX "Paris" }, Presses de la Fondation Nationale des SciencesPolitiques, 1977 ; « D’une guerre mondiale à l’autre », in La mémoire des Français. Quarante ans de commémorations dela Seconde Guerre mondiale, (collectif), Éditions du CNRS, Centre Régional de Publication de Paris/IHTP, 1986, p. 25-29.

questionnaire type, correspond bien entendu un traitement particulièrement serré – qui permet àl’historien d’approcher au plus près ces « reins et ces cœ urs », dont on sait cependant qu’on ne peutespérer pouvoir absolument les sonder… –, qui constitue l’un des aspects les plus novateurs de lathèse d’Antoine Prost, sûrement le premier historien contemporanéiste à recourir de façon aussiample à ce type de source.

Deuxième aspect de la recherche d’Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } que nousvoudrions mettre en avant parce que nous voulons nous en inspirer : le traitement qu’il a su adopterpour parvenir à lire le discours des monuments commémoratifs, plus ou moins évident, souventambigu et presque toujours polysémique, est à notre avis un modèle du genre72. Les monumentscommémoratifs ont en effet pour vocation de faire perpétuellement sens au cœ ur de la cité. Cela grâceà un complexe attirail de symboles savamment agencés, qui tissent un réseau de filiation mythique àla portée idéologique et politique certaine. Réseau à travers lequel le citoyen – aidé en cela par cessortes de « travaux dirigés » d’instruction civique que représentent les cérémonies commémoratives,parfaits relais du monument hiératique, pensé justement pour figer la mémoire alors que lescérémonies du souvenir agissent comme des moyens de périodiquement réactiver la mémoire, de lafaire de nouveau s’actualiser – doit savoir se ménager un itinéraire afin de pouvoir adhérer auxvaleurs du groupe (c’est-à-dire en l’espèce « pacifisme » et « plus jamais ça »). Retenons donc le tripleenseignement que l’on peut tirer de cet aspect du travail d’Antoine Prost. Les « pierres de lamémoire », on l’a compris, parlent ; ensuite leur fonction sociale nécessite pour qu’on en saisisse lasignification, qu’on fasse l’effort de les soumettre à un questionnement esthétique ; enfin, cette mêmefonction sociale n’est efficace que si elle est pensée en étroite liaison avec les cérémoniescommémoratives73.

Le troisième point particulier du travail d’Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } surlequel nous avons choisi d’insister réside dans la manière dont les anciens « poilus » et « pioupious »,groupés au sein d’associations puissantes, ont su, précisément grâce au vecteur associatif, initier undiscours politique revendicatif à partir et autour du thème de la mémoire. Ce discours est par natureparticulier puisqu’ils sont seuls à avoir vécu l’enfer des tranchées. Cependant, cette expériencecommune à laquelle les anciens combattants se réfèrent toujours pour ancrer la légitimité de leurparole, ils tentent de la faire partager par l’ensemble de la société, et évidemment en priorité par laclasse politique, auprès de laquelle les associations d’anciens combattants agissent comme autant decomposantes d’un vrai groupe de pression. La mise en évidence de cette idée selon laquelle lamémoire, y compris lorsqu’elle est débutante, lorsqu’elle est en cours de maturation et d’élaboration,est déjà capable d’influencer politiquement le débat d’idées d’une société, est essentielle. Elle autoriseen effet à penser que faire l’histoire de la mémoire, surtout d’un conflit mondial, ne consiste pas enune entreprise qui se contenterait d’étudier des formes et des pratiques de mémoire définitivementfigées sur le passé, peut-être mélancoliques, et pour tout oser, « mortes ». Cette mémoire possède unevertu dynamique et en faire l’histoire pourrait alors – hypothèse qui ouvre de larges horizons –permettre de renouer avec les préoccupations de l’histoire politique.

Il est une deuxième dette intellectuelle que tout historien de la mémoire contracte forcément. Ilserait sûrement prétentieux de vouloir l’acquitter, tant elle est importante. C’est celle qui lie tous lestravaux sur la mémoire à la monumentale entreprise historiographique qu’a menée Pierre Nora{ EX"Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } durant près de dix ans, depuis l’émergence et la discussion critique del’idée au cours d’un séminaire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales jusqu’à la parutiondu dernier volume des Lieux de mémoire74. 72 Lire Maurice Agulhon{ EX "Agulhon" }{ EX "Agulhon, Maurice" }, « Réflexions sur les monuments commémoratifs »,in La mémoire des Français… , op. cit., p. 41-46, qui rend hommage au travail d’Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost,Antoine" }.73 Ajoutons ici une remarque qui aura son importance pour notre étude : la situation qui prévaut après la DeuxièmeGuerre mondiale devra se greffer sur une expérience du monument commémoratif directement héritée de la PremièreGuerre mondiale (c’est d’ailleurs le même problème pour la commémoration… ). La question est alors de savoir s’il y aurasimple inspiration et adaptation d’une situation que la France a, trente ans plus tôt, déjà vécue – orchestrer et organiser lamémoire par le monument – ou bien radicale novation, voire friction entre les deux modèles.74 Cette campagne historiographique et éditoriale a à ce point marqué la marche de la discipline historique dans lesannées 1980 et 1990 qu’elle est elle-même pratiquement devenue un objet d’histoire, si ce n’est un lieu de mémoire, on l’adit. Pour être précis, c’est en 1978, dans La nouvelle histoire, qu’on trouve l’acte de naissance des Lieux de mémoire, àl’entrée « mémoire collective » et sous la plume de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } évidemment (Lanouvelle histoire, Jacques Le Goff{ EX "Le Goff" }{ EX "Le Goff, Jacques" }, Roger Chartier{ EX "Chartier Roger" }{ EX

Plus aucun historien n’ignore ce qui fait l’intérêt de la problématique et de la méthode mise aupoint par l’équipe qu’a dirigée Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }. Rares sont à présent lessimples amateurs d’histoire qui ne s’émerveillent à la lecture de cette nouvelle histoire de France, tantla réussite de ce vaste et si ambitieux projet a été fêté par tous les relais médiatiques.

Mais la problématique des Lieux a évolué. Alors qu’à l’ouverture du chantier, en 1984, elle reposaittout entière sur une opposition radicale entre histoire et mémoire (cf. supra), que le propos de PierreNora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } se voulait critique et entendait lui-même être « contrecommémoratif », le succès de la notion qu’il a popularisée fut tel que les Lieux ont, contre leur gré,participé à la célébration nostalgique et fétichiste de l’identité française75. Conscient de cette dérive,Pierre Nora a sciemment infléchi la problématique des Lieux vers une perspective généalogique. Lebut, fixé aux trois derniers volumes, comme l’écrit lui-même l’historien, était de « lieu-de-mémoiriser76 » la réalité tangible de l’histoire de France, c’est-à-dire d’évaluer le destin symbolique,les emplois, réemplois, contre-emplois, usages et mésusages d’objets d’histoire déjà connus etanalysés par l’histoire positive, cette histoire qui, elle, s’écrit au premier degré. En choisissant dedéfinir la France « comme une réalité elle-même symbolique77 », on change de focale et on accumuledes monographies qui, chacune à leur place, sont un fragment symbolique d’un ensemblesymbolique. Ces monographies, nombreuses et variées, sont en fait les expressions de la pluralité desidentités françaises qui composent la réalité et la totalité de l’ensemble France : « [… ] La voie estouverte à une tout autre histoire : non plus les déterminants mais leurs effets ; non plus les actionsmémorisées ni même commémorées, mais la trace de ses actions et le jeu de ses commémorations ;pas les événements en eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l’effacement et larésurgence de leur signification ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents,ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs ; pas la tradition, mais lamanière dont elle s’est constituée et transmise. Bref, ni résurrection, ni reconstruction, ni mêmereprésentations : une remémoration. Mémoire : pas le souvenir, mais l’économie générale etl’administration du passé dans le présent. Une histoire de France, donc, mais au second degré78. »Pierre Nora a donc systématisé en la diversifiant la méthode d’Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX"Prost, Antoine" }79, en cherchant à identifier puis à recenser, enfin à analyser quels sont les endroitsmatériels ou idéels dans lesquels s’incarne et s’enracine la mémoire historique, politique, sociale etculturelle des Français et de la France. Epistémologiquement, cette entreprise était osée. Elle a réussi,nous permettant par là même de puiser au fonds méthodologique désormais commun à beaucoup queconstituent les dizaines de contribution réparties en sept volumes. Si la plupart sont utiles pour notretravail, certaines le sont plus particulièrement et à leur lecture, trois constats s’imposent.

Une telle entreprise, si elle est dirigée par un vrai historien, doit faire appel (et c’est là une desprincipales raisons de sa réussite), aux compétences de toutes les sciences sociales. La leçon quel’équipe de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } dispense ainsi à tous les historiens est celled’un fonctionnement en constante liaison entre l’histoire, qui demeure la principale ordonnatrice duprojet, et ces sciences que, souvent abusivement, on continue de qualifier d’auxiliaires. Véritabletravail de synthèse, Les lieux de mémoire ont réussi donc à unir les capacités de toutes les branchesde la recherche en science sociale ; c’est à ce prix que l’on a une chance de comprendre le« phénomène mémoire ».

"Chartier, Roger" }, Jacques Revel{ EX "Revel" }{ EX "Revel, Jacques" }{ EX "Revel, François" }, (dir.), Paris{ EX"Paris" }, Retz, collection « Les encyclopédies du savoir moderne », 1978, p. 398-401) : « Il s’agirait de partir des lieux,au sens précis du terme, où une société [… ] consigne volontairement ses souvenirs ou les retrouve comme une partienécessaire de sa personnalité : lieux topographiques [… ], monumentaux [… ], symboliques [… ], fonctionnels [… ] : cesmémoriaux ont leur histoire » (p. 401).75 Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } parle lui de « tautologie »… « Comment écrire l’Histoire de France ? »,in Les lieux de mémoire, 3. Les France, vol. 1. Conflits et partages, p. 17.76 Ibidem, p. 15.77 Ibid., p. 24.78 Ibid., p. 24-25. Lire également le numéro entier consacré par Le Débat (revue dont Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX"Nora, Pierre" } est le directeur), « Mémoires comparées », à une manière d’extension à l’Europe{ EX "Europe" } entièrede la thématique des Lieux (janvier-février 1994, n° 78). La conclusion de Pierre Nora (« La loi de la mémoire », p. 187-191) est une excellente synthèse des enjeux contemporains noués autour de la notion.79 Qui participe d’ailleurs pour une grande part au succès de l’entreprise, en lui donnant certaines de ses meilleurescontributions. Cf. infra, la bibliographie méthodologique, pour leur détail.

Plus concrètement, un des principaux acquis des Lieux de mémoire réside à notre avis dans lamanière dont au fil des sept volumes, on peut repérer les principales techniques et pratiques qu’achoisies – ou plutôt inventées – la société française pour incarner, matériellement ou idéellement, lamémoire de son histoire. Nous avons déjà évoqué, comme étant sûrement les plus efficaces et en touscas les plus connues de ces techniques, le monument commémoratif et la cérémoniecommémorative, étudiés par Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" }. Mais on n’avaitguère pensé, avant que Daniel Milo{ EX "Milo Daniel" }{ EX "Milo, Daniel" } ne le fasse, à étudier lesnoms de rue80. La toponymie urbaine, autre support de mémoire, n’avait jusqu’alors pas fait l’objetd’une attention particulière. Il y aussi ces autres manifestations matérielles de la mémoire querépertorie Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }. Ne prenons qu’un exemple, celui dudiscours. Le registre du logos doit en effet être étudié parce qu’il est capable, quand sa destination esttout particulièrement mémorielle – commémorations, éloges funèbres, etc. –, d’une grande variétéd’adaptation.

Là encore, nous pouvons tirer cette leçon que la mémoire est polymorphe, susceptible de s’incarnerdans des supports, des dates, des rituels, des symboles (dont on peut d’ailleurs penser que certainsrestent encore à découvrir) très différents, bref que son registre est multiple.

Il est significatif que Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } ait décidé d’intituler le premiervolume du dernier tome (Les France) des Lieux, « Conflits et partages ». L’expression « Mémoire etenjeux de mémoire » n’est-elle pas équivalente qui tente de rendre sensible, en le figeant en uneformule synthétique, le caractère éminemment dialectique de toute mémoire, qui existe ens’opposant, et qui, au bout du compte, s’accommode difficilement du consensus ?

Cette vérité première – on pourrait plutôt dire ce postulat – est de plus particulièrementperceptible quand on aborde le phénomène particulier de la mémoire de la Deuxième Guerremondiale puisque dès la Libération (ou à peu près… ), on assiste en effet à ce phénomène que GérardNamer{ EX "Namer" }{ EX "Namer, François" } a judicieusement qualifié de « batailles pour lamémoire81 ».

En effet, des différences et des divergences de mémoire apparaissent bientôt, qui recoupentsingulièrement la composition politique de la Résistance – et de la vie politique française en général.Presque immédiatement, même si la Libération a pour un temps su créer un climat d’œ cuménisme etune large communauté de pensée propices à la promotion du mythe de l’union, des querellesmémorielles se font jour. Les traditionnels affrontements idéologiques se déplacent alors sur leterrain de la mémoire. Dans cette dernière livraison des Lieux de mémoire, la contribution dePhilippe Burrin{ EX "Burrin Philippe" }{ EX "Burrin, Philippe" }, quand il étudie « Vichy{ EX "Vichy"} », mais surtout celle de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } qui envisage les rapportsmémoriels conflictuels entre « Gaullistes et communistes », illustrent parfaitement cette incapacitéde la mémoire à survivre sans s’affronter82.

Les occasions de surgissement périodique des conflits de mémoire sont nombreuses à Grenoble etdans sa région entre 1944 et 1964, qui rappellent les enjeux avant tout idéologiques et politiques (etdans une mesure qu’il ne faut pas négliger, également culturels) de la mémoire de la DeuxièmeGuerre mondiale.

Gaullistes bien sûr, communistes évidemment, mais aussi socialistes, catholiques et protestants,Juifs, et toutes les autres composantes du corps socio-politique de la nation française et de lacommunauté grenobloise se querellent, pour employer un verbe volontairement euphémisant, autourdes enjeux de mémoire de la Deuxième Guerre mondiale.

B – Écrire l’histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble : undouble enjeu.

1 – Une proposition intellectuelle. 80 Daniel Milo{ EX "Milo Daniel" }{ EX "Milo, Daniel" }, « Le nom des rues », in Les lieux de mémoire, t. 2. La nation,vol. 3, 1986, p. 183-315.81 Gérard Namer{ EX "Namer" }{ EX "Namer, François" }, Batailles pour la mémoire. La commémoration en France de1945 à nos jours, Paris{ EX "Paris" }, SPAG/Papyrus, 1983 ; réédité en 1987 sous le titre La commémoration en Francede 1945 à nos jours, Paris, L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 213 p.82 Philippe Burrin{ EX "Burrin Philippe" }{ EX "Burrin, Philippe" }, « Vichy{ EX "Vichy" } », in op. cit., p. 322-345 ; PierreNora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" } ; « Gaullistes et Communistes », in op. cit., p. 347-393.

C’est notamment grâce aux travaux d’Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } quel’on peut jeter un solide pont méthodologique depuis les acquis de l’œ uvre d’Antoine Prost{ EX"Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } et l’entreprise de Pierre Nora{ EX "Nora" }{ EX "Nora, Pierre" }jusqu’à notre propre préoccupation scientifique. Plus locale, plus limitée dans le temps, plus modeste,notre essai s’inspire fortement du Syndrome de Vichy{ EX "Vichy" }. Mais aussi de tous les débats quiont accompagné sa parution. Influencée par cet ouvrage essentiel, notre étude n’est donc pasconditionnée par lui. Elle tente d’intégrer l’évolution historiographique propre à l’histoire de lamémoire de la Deuxième Guerre mondiale, une évolution à laquelle Henry Rousso a lui-mêmelargement contribué83, en critique lucide du Syndrome...

Ainsi, nous pensons qu’entreprendre d’écrire l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerremondiale à Grenoble entre 1944 et 1964 doit dépasser le stade de la description analytique desformes de mémoire. Cette histoire-là, pour espérer être complète, doit aller au-delà de « l’étude del’évaluation des différentes pratiques sociales, de leur forme et de leur contenu, ayant pour objet oupour effet, explicitement ou non, la représentation du passé et l’entretien de son souvenir, soit ausein d’un groupe donné, soit au sein de la société tout entière84 ».

On l’a déjà suggéré en insistant plus haut sur la différence entre la tradition et la traduction, lepoids et le choix du passé, un deuxième volet mémoriel doit être pris en compte. Non plus seulementla présence du passé par sa pratique sociale, mais aussi les usages de ce passé85. C’est ce deuxièmeversant qui permet de lire des stratégies d’explication des enjeux politiques surgis après-guerre, par lebiais d’une identification permanente au passé proche, celui de la guerre. C’est à ce niveau que l’onpeut parler d’instrumentalisation de la mémoire86. Cette dernière est-elle consciente ou non d’elle-même ? Est-elle réservée à la Résistance ou pratiquée par ses adversaires en une opération plus oumoins opaque de contre-feu mémoriel, de contre-mémoire ? Peut-on l’apercevoir comme un tout oune se laisse-t-elle envisager que dans sa fragmentation sociale et politique ? Instrumentalisée,poursuit-elle des visées essentiellement politiques et électoralistes ou s’inscrit-elle dans le long termed’une redéfinition culturelle de l’identité locale, dernière étape qui s’insère dans une histoire des idéeset des représentations née bien en amont ? Quel est le rôle précis qu’on lui assigne (transmission,médiation, instrumentalisation) ? Que lui impute-t-on comme valeur de (re)construction de l’identitéde la collectivité ? Comment fonctionne ce mécanisme sûrement complexe qui qualifie en mêmetemps la mémoire d’être du passé et de posséder une postérité ?

Ces questions, nous les mêlons volontairement dans un inventaire empirique, pour illustrer cetteidée essentielle que le registre de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale est biendouble. Pour la région, la dernière guerre est bien une « situation extrême » pour reprendrel’expression de Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" }, un cataclysme qui laissedes traces et qui reste pesant dans le présent87. Dans la région, la dernière guerre est cette périoded’exception qui fournit un fonds inépuisable où ceux qui y trouvent un intérêt peuvent choisir depuiser en fonction de leur préoccupation du moment.

L’histoire que nous voulons écrire est donc bien de « ce type d’histoire, qui joue au moins sur deuxtemporalités, l’époque de la remémoration et la période remémorée, permet[tant] de mieux 83 Ainsi évidemment que l’ensemble de l’équipe de l’IHTP, dont Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } estl’actuel directeur.84 In Le syndrome de Vichy{ EX "Vichy" }, op. cit., p. 11.85 Dédoublement qu’Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } résume ainsi : « [...] la mémoire collectiveserait donc l’ensemble des manifestations qui non seulement révèlent, donnent à voir, à lire ou à penser la présence dupassé [...] mais qui ont pour fonction [...] de structurer l’identité du groupe ou de la nation, donc de les définir en tantque tels et de les distinguer d’autres entités comparables », in « Pour une histoire collective : L’après Vichy{ EX "Vichy"} », art. cité, p. 251.86 Moses I. Finley{ EX "Finley Moses I." }{ EX "Finley, Moses I." } l’a très bien écrit : « La mémoire collective n’estjamais déterminée par des motifs inconscients, de façon à être ou à paraître automatique, incontrôlée, involontaire,comme c’est semble-t-il si souvent le cas pour la mémoire individuelle. La mémoire collective, après tout, n’est pas autrechose que la transmission, à un grand nombre d’individus, des souvenirs d’un seul homme ou de quelques hommes,répétés à maintes reprises ; et l’acte de transmission, de communication et donc de conservation de ces souvenirs n’est nispontané ni inconscient, mais délibéré, destiné à atteindre un but connu de celui qui opère cette transmission », inMythe, mémoire, histoire : les usages du passé, Paris{ EX "Paris" }, Flammarion, collection « Nouvelle bibliothèquescientifique », 1981, p. 32-33.87 Tzvetan Todorov{ EX "Todorov" }{ EX "Todorov, Tzvetan" } : « Pendant près de deux ans, nous avons interrogé etenregistré tous ceux qui [...] voulaient bien livrer leurs souvenirs de cette époque, la dernière qui corresponde en Franceà la notion de ? situation extrême? » ; in « La mémoire devant l’histoire », art. cité, p. 103.

comprendre les enjeux de la ? présence du passé? (c’est la définition de la mémoire) à un momentdonné88 ». Et si la difficulté de la tâche tient essentiellement à l’impératif de repérer et de différencierdeux processus qui sont à l’œ uvre exactement en même temps (leur simultanéité même, leurréciprocité, les rendant parfois difficiles à identifier), le projet de double évaluation de la mémoiregrenobloise de la Deuxième Guerre mondiale entre 1944 et 1964 existe pour lui-même. C’est bien celaqui nous intéresse au premier chef : cette double pesée de la tradition et de la traduction. Chercher àétablir le profil mémoriel de Grenoble entre 1944 et 1964 à travers les représentations collectives quis’élaborent de cet événement hors du commun que fut la guerre et qui prennent leur place dansl’imaginaire social grenoblois, selon des temporalités et suivant des procédures de perception qu’ilfaudra étudier, constitue le cœ ur de notre travail89.

Ce n’est peut-être pas une précaution inutile que de dire qu’il ne saurait être question pour nous departir à la « chasse aux mythes ». C’est là le but – normal et légitime d’ailleurs – de l’historiographieclassique, qui considère la mémoire comme une source à part entière, mais une source de plus, àlaquelle appliquer toute la rigueur critique de l’historien, souvent sans pitié (même si cela ne veut pasdire sans égard) pour les systèmes de légendes ou d’auto-histoire. Dans ce cadre classique, RobertFrank{ EX "Frank Robert" }{ EX "Frank, Robert" } a raison d’écrire que, « à sa manière, [lamémoire] falsifie au moins partiellement le passé pour construire le présent. La mission del’historien se situe à l’opposé, puisque, à la recherche de la vérité plutôt que de la légitimité, il est làpour traquer et casser les mythes, découvrir les victimes de la mémoire et dévider la bobine del’oubli90 ». A cette traque-là, nous ne participerons volontairement pas. Non pas que nous laméprisions ou que nous la trouvions vieillie dans ses présupposés épistémologiques, mais toutsimplement parce que ce n’est pas notre propos. Pour nous, la mémoire n’est pas une source del’histoire, elle est, avec justement ce qu’elle comporte de reconstructions, de turbulences, demouvements erratiques, un formidable objet d’histoire.

Et pour connaître et avoir établi plus haut la pertinence d’une distinction positive entre Histoire etMémoire, nous ne sommes pas pour autant des fondamentalistes de l’histoire positiviste à vocationhypercritique. Écrire l’histoire de la mémoire dans une perspective de comparaison point à pointentre fidélité de la mémoire et vérité de l’histoire, nous semble non seulement peu intéressant, maisaussi inutile, voire dangereux. Et puisque pointer les écarts inévitables entre ces deux « frèresennemis » n’est résolument pas de notre propos, que nous préférons suivre l’alléchante etimpressionnante invitation formulée par François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida,François" } (« Mais dans ce cas, au lieu de se laisser enfermer dans un jeu de miroirs, pourquoi nepas nourrir une ambition, plus haute, d’exploration à travers le miroir91 ? »), il est nécessaire depréciser le cadre déontologique dans lequel s’inscrit notre essai.

2 – L’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale comme affirmation d’une éthique.Au cœ ur de la mémoire grenobloise de la guerre, surtout celle de la Résistance. Il suffit d’écrire le

mot pour que son pouvoir d’évocation symbolique jaillisse immédiatement, toujours aussi puissant.Cette lente concrétion des vertus du phénomène Résistance dans la substance de son nom a d’ailleurspratiquement absorbé le reste des événements de la guerre. La Résistance est heureusement devenueune référence sacrée qui, constamment réactivée depuis le temps de son action, a elle-même fondéune tradition. Travaillant ce matériau exceptionnel, la « mémoire collective » a érigé ce passé enlégende, laquelle possède sa propre mythologie, articulée autour d’un complexe réseau de filiationssocio-culturelles92. Cette tradition, celle de « la dernière chanson de geste des peuples d’Europe{ EX 88 Robert Frank{ EX "Frank Robert" }, « La mémoire empoisonnée », in La France des années noires, tome 2. Del’Occupation à la Libération, Jean-Pierre Azéma{ EX "Azéma Jean-Pierre" }{ EX "Azéma, Jean-Pïerre" } et FrançoisBédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" } (dir.), Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil, collection « L’UniversHistorique », 1993, p. 486.89 La notion même d’événement changeant dans cette optique, puisqu’il ne s’agit plus de cet instant ponctuel et forcémentisolé ; il a perdu « son caractère positiviste – ? ce qui s’est réellement passé? – et il s’insère dans une approchedynamique du temps de l’Histoire, beaucoup plus proche du vécu des acteurs » ; Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX"Rousso, Henry" }, art. cité, p. 248.90 Ibidem, p. 485.91 François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « Mémoire et conscience historique dans la Francecontemporaine », in op. cit., p. 91.92 Que Christian Bougeard{ EX "Bougeard Christian" }{ EX "Bougeard, Christian" } et Jean-Marie Guillon{ EX "GuillonJean-Marie" }{ EX "Guillon, Jean-Marie" } ont finement décrypté : « La Résistance et l’histoire, passé/présent », in La

"Europe" } », d’un « monde de limbes où la légende se mêle à l’organisation », est si forte, qu’on doitl’aborder avec précaution si l’on veut être compris93.

User de tels termes (légende, mythe, mythologie) pour qualifier le processus de passage de laRésistance au passé et le constant réinvestissement que celui-ci opère dans le présent, ne doitJAMAIS porter à confusion. L’étude distanciée de la fabrication de cette tradition et de ses usagesdans le temps d’une génération à Grenoble n’est pas minoration de ce que fut la Résistance, pas plusqu’elle ne signifie d’ailleurs jugement sur ce qu’est cette fabrication d’un légendaire. Au contraire,choisir d’y consacrer son énergie, c’est d’abord vouloir attirer l’attention sur un phénomènehistorique qui est à ce point sans pareil qu’il a continué (et qu’il continue encore), longtemps après saclôture chronologique, de produire des effets culturels et idéologiques, grâce à la formidable forced’identification qu’il a acquise. Et si les mythes durent, n’est-ce pas qu’ils sont vitaux ?

Parce que l’on s’apprête à cheminer à l’intérieur du domaine des représentations mentales et del’imaginaire social, il faut savoir établir des règles, comme un préalable de prudence. Pierre Laborie{EX "Laborie Pierre" }{ EX "Laborie, Pierre" } a montré l’utilité pour l’histoire du Temps présent deprendre en considération « l’analyse des représentations mentales et des ? sociétés imaginaires? quise profilent derrière leurs logiques et leurs fantasmes94 ». Ici, le mythe est forcément à l’œ uvre avantet après l’événement. Qu’il soit « bluff », comme l’évoque Laurent Douzou{ EX "Douzou Laurent" }{EX "Douzou, Laurent" }, c’est-à-dire affirmation osée pendant la guerre d’une puissance que laRésistance ne possédait pas ; récit imaginaire des exploits des résistants à la Libération ;représentation symbolique qui influe sur la vie socio-politique et culturelle dans l’après-guerre ; lemythe est partout95. Décrire comment il fonctionne n’est pas vouloir en rabaisser la portée, maisvolonté de compréhension. Analyser quels sont les mythes dont se nourrit la mémoire légendaire dela Résistance ne peut rien lui ôter de sa mystique. Et ce n’est pas lui porter atteinte ou lui occasionner Résistance et les Français. Nouvelles approches, n° 37 des Cahiers de l’IHTP, décembre 1997, p. 29-45. On peutcependant se demander si l’obsession de Vichy{ EX "Vichy" }, ces derniers vingt ans, n’a pas renversé le rapport de forcemémoriel entre les grands événements de la Deuxième Guerre mondiale ; lire à ce sujet Daniel Lindenberg{ EX"Lindenberg Daniel" }{ EX "Lindenberg, Daniel" }, « Guerre de mémoires en France », in Vingtième siècle. Revued’histoire, numéro 42, avril-juin 1994, p. 77-95 (« C’est au point que Vichy éclipse quelque peu, du simple point de vue dela quantité discursive ou iconique, la Résistance qui attend toujours son Ophuls{ EX "Ophuls" }{ EX "Ophuls, Marcel" },son Paxton{ EX "Paxton Robert O." }{ EX "Paxton, Robert O." }, son Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } », p.85).93 François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida, François" }, « Images de la Résistance », in 1938-1948. Les annéesde tourmente. De Munich{ EX "Munich" } à Prague. Dictionnaire critique, Jean-Pierre Azéma{ EX "Azéma Jean-Pierre"}{ EX "Azéma, Jean-Pïerre" } et François Bédarida (dir.), Paris{ EX "Paris" }, Flammarion, 1995, p. 967. La deuxièmeformule, très célèbre, est due au verbe du héraut de la saga gaullienne, Malraux{ EX "Malraux, André" }, qui l’a prononcéelors de son discours de la « panthéonisation » de Jean Moulin{ EX "Moulin, Jean" }, en décembre 1964.94 Même si l’historien, dans un de ses textes théoriques les plus aboutis, réfléchit à la notion de « représentationsmentales » en ayant soin de préciser « qu’il ne s’agit pas ici de représentations mentales qui fondent et caractérisent lesconstructions de mémoire. Le phénomène étudié est celui qui se manifeste dans le présent de l’événement, au moment oùce dernier est vécu et perçu », il continue en rappelant qu’« il reste cependant que la mémoire collective va jouer dans laformation de cette perception ». Pierre Laborie{ EX "Laborie Pierre" }{ EX "Laborie, Pierre" }, « Histoire politique ethistoire des représentations », in Histoire politique et sciences sociales, chapitre 6, « Imaginaire social et identiténationale » (Partie III, « Mémoire, histoire et représentations »), p. 164. Sur notre sujet précis, lire sa contributionessentielle au colloque de Bruxelles, « Sur les représentations collectives de la Résistance dans la France de l’après-libération et sur l’usage de la mémoire », in Robert Frank{ EX "Frank Robert" }{ EX "Frank, Robert" } et José Gotovitch{EX "Gotovitch José" }{ EX "Gotovitch, José" } (dir.), La Résistance et les Européens du Nord, Bruxelles, Centre d’Étudeset de Recherches Historiques de la Seconde Guerre mondiale/IHTP, volume 1, 1994, p. 419-423, ainsi qu’un articlefondamental publié en 1994 : « Historiens sous surveillance », in Esprit, n° 198, janvier 1994, dossier « Que reste-t-il de laRésistance ? », p. 36-49 (et notamment les pages 45 à 49). L’article de Jean-Pierre Azéma{ EX "Azéma Jean-Pierre" }{ EX"Azéma, Jean-Pïerre" } et François Bédarida{ EX "Bédarida, François" } publié dans ce même numéro{ EX "Bédarida" }(« L’historisation de la Résistance », p. 19-35) est lui aussi très intéressant.95 Voir l’admirable contribution de Laurent Douzou{ EX "Douzou Laurent" }{ EX "Douzou, Laurent" } au colloque deCaen{ EX "Caen" }, en mai 1995, « La constitution du mythe de la Résistance », in La France de 1945. Résistances.Retours. Renaissances, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1996, p. 73-83. L’historien utilise le terme de « bluff » p. 76.« Entre 1940 et 1945, il y eut en Europe{ EX "Europe" } quelques dizaines de milliers d’hommes qui pratiquèrent l’art dela guerre devant la guerre massue, face à la guerre mafflue. Avec la ruse, l’astuce, le bluff, l’invention, l’imagination, lavivacité, la légèreté, et cette aisance sarcastique qui donnent aux chevau-légers une malice sans bagages et le mépris desa propre vie », écrivait Claude Roy{ EX "Roy, Claude" } dans Nous , Paris{ EX "Paris" }, Gallimard, 1972 (p. 52 del’édition de poche « Folio », 1980) ; souligné par nous. Lors de la dernière réunion du Conseil Scientifique du musée de laRésistance et de la Déportation de l’Isère, le 21 octobre 1999, cette remarque d’une ancienne résistante, Madame Giffard{EX "Giffard, ??, \"Ariel\"" }{ EX "Giffard (Ariel)" }, « Ariel » dans la clandestinité, responsable locale de Combat : « LaRésistance, c’était mystifier les autres, ceux d’en face. »

un quelconque préjudice que d’étudier sa mythification mémorielle puisque c’est au contrairecontribuer à dégager les raisons qui ont fait qu’à Grenoble entre 1944 et 1964 (et plus tard, jusqu’ànos jours) elle a été « une idée du futur, une clé de construction de l’avenir96 ».

Les représentations, l’imaginaire, la mémoire, ce n’est pas que de l’immatériel. C’est aussi du vrai,du sensible, du tangible. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale à Grenoble entre 1944 et 1964possède bien une réalité, en soi historisable. S’attacher à la décrire ne signifie cependant pas qu’on enoublie qu’elle comprend un substrat encore plus réel97. Ce n’est pas parce que la mémoire parleexcessivement du réel que celui-ci n’existe pas dans toute sa complexité. Reconnaître la partimportante des phénomènes liés à l’imaginaire en histoire ne doit en effet pas aboutir à unrenversement injustifiable qui aurait pour effet de reléguer au second plan la substance historique,pourtant incontestablement première, de phénomènes qu’on n’envisagerait plus que dans leurreprésentation a posteriori. Il faut veiller à ce que ce dédoublement ne s’opère pas d’une manièreincontrôlée parce que dans ce registre précis des « mentalités », encore moins qu’ailleurs, on ne peutse satisfaire d’approximation. Par conviction disciplinaire profonde, l’historien, et peut-être plusencore l’historien des mentalités, doit croire à une certaine vérité positive intangible. Il sait quel’existence même de la réalité n’est tout simplement pas relativisable, quelles que soient la force et lacomplexité des reconstructions imaginaires qui en rendent compte98. Et l’analyse de la part qui est laleur dans la structuration de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale ne saurait êtreconfondue avec une entreprise de « ? déréalisation? de la réalité99 ». L’historien de la mémoire, s’ilcite Barthes{ EX "Barthes Roland" }{ EX "Barthes, Roland" } (« le mythe est constitué par ladéperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leurfabrication »), c’est pour précisément ne pas tomber sous le charme du mythe, ni dans les outrancesde son décryptage critique (« Le consommateur du mythe prend la signification pour un système defaits : le mythe est là comme un système factuel alors qu’il n’est qu’un système sémiologique100 »).Jamais le fait de vouloir suivre une démarche scientifique argumentée et critique dans le but deconstruire un savoir raisonné ne revient à éluder et encore moins à récuser l’expérience telle qu’elle aété, et a été vécue101. Et la pratique du doute méthodique, qui se place au fondement même del’activité historienne, n’a rien de commun, mieux, tourne volontairement le dos au brouillage qui,sous couvert de relire l’histoire à la lumière des obsessions et des racoleuses suspicions de notretemps (« qui a été communiste ? », questionnent sans relâche les nouveaux inquisiteurs), est àl’œ uvre dans le déclenchement de ces polémiques vaines et douloureuses qu’on a connues cesdernières années. Celles-ci obéissent à des lignes de stratégie médiatico-juridiques qui obéissent àune autre logique que celle de la démonstration historique102. Logiquement, nous débouchons alorssur une notion deux fois affirmée du devoir éthique de base de l’historien : être fidèle à la descriptionde la réalité et de sa perception imaginaire, être présent en amont et en aval.

96 Pierre Laborie{ EX "Laborie Pierre" }{ EX "Laborie, Pierre" }, « Sur les représentations collectives de la Résistance... »,art. cité, page 419.97 C’est ce qu’écrit Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" } dans la contribution qu’il donne à l’ouvrage-manifeste dirigé par Jean-Pierre Rioux{ EX "Rioux" }{ EX "Rioux, Jean-Pierre" } et Jean-François Sirinelli{ EX "Sirinelli"}{ EX "Sirinelli, Jean-François" } : « [l’histoire culturelle] est le couronnement de l’investigation. Elle vient après lesautres, parce qu’il est impossible de comprendre une représentation sans savoir de quoi elle est représentative souspeine de tomber dans le nominalisme » ; in Pour une histoire culturelle, Paris{ EX "Paris" }, Le Seuil, collection« L’Univers historique », 1997, p. 145 (souligné par nous).98 Sur les dangers qu’implique la dérive du « relativisme », voir les pages fortes qu’y consacrent Pierre Laborie{ EX"Laborie Pierre" }{ EX "Laborie, Pierre" } et Henry Rousso{ EX "Rousso" }{ EX "Rousso, Henry" } ; in « Histoirepolitique... » (art. cité, p. 169) et « Pour une histoire de la mémoire collective... » (art. cité, p. 259).99 Pierre Laborie{ EX "Laborie Pierre" }{ EX "Laborie, Pierre" }, ibidem. Lire aussi les très intéressantes pages quel’historien consacre aux écarts entre fidélité et vérité, in « Historiens sous haute surveillance », art. cité, p. 46 à 48notamment.100 Roland{ EX "Roland" } Barthes{ EX "Barthes Roland" }{ EX "Barthes, Roland" }, in Mythologies, op. cit., p. 230 et p.217. (Voir la page 239 pour de plus amples développements sur ce que Barthes{ EX "Barthes Roland" } nomme la« déperdition de l’histoire »).101 « Les faits de cessent pas d’exister parce qu’on les ignore », écrivait Aldous Huxley{ EX "Huxley Aldous" }{ EX"Huxley, Aldous" }.102 On pense évidemment là à la pseudo « affaire Aubrac{ EX "Aubrac, Raymond et Lucie" } { EX "Aubrac" }», qui a faits’opposer historiens, témoins et journalistes, mais aussi historiens entre eux. Voir le dossier publié par Libération et quiétablit le compte rendu de la table ronde/confrontation organisée par le quotidien entre Raymond et Lucie Aubrac et lesmeilleurs spécialistes de la période, « Les Aubrac et les historiens. Le débat », 9 juillet 1997, 23 p.

Enfin, s’essayer à l’exercice de la mise en histoire de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerremondiale, c’est consentir à une remise en cause permanente du métier même d’historien. Le constatest là celui de l’humilité. L’historien de la mémoire ne peut en effet prétendre, contrairement àd’autres de ses « confrères », être le dépositaire de la vérité historique puisque l’histoire « savante »qu’il écrit est constamment contrebattue par ces autres discours sur le passé (témoignages, etc.) quine sont pas moins légitimes que le sien, et dont d’ailleurs il se nourrit. Surtout, il doit admettre qu’iln’échappe pas aux questions de son temps ; le choix de son champ d’étude en apporte lui-même lapreuve. Renoncer à cette double fiction (monopole de l’histoire ; positivisme fanatique del’objectivité), c’est en fait affirmer et redire avec force que l’histoire appartient en premier lieu à ceuxqui l’ont vécue. Pour l’historien du Temps présent spécialisé dans l’histoire de la mémoire locale de laSeconde Guerre mondiale, qui sait qu’il ne peut pas rêver d’une hypothétique neutralité de son sujet,parce que les enjeux liés à cette période resteront à jamais puissants, tant la légitimité historique de laRésistance est aussi une légitimité morale atemporelle, tant les questionnements sur la Déportationtraversent le siècle, dire cela, qui peut paraître évident à ceux qui sont de sa « corporation », c’estdissiper en amont toute possibilité de malentendu, toute équivoque, tout risque de mauvaiseréception de son travail.

Humble par rapport à l’ampleur de la tâche à laquelle il s’attelle, indépendant vis-à-vis des enjeuxactuels de la période qu’il étudie, responsable, au sens le plus moral du terme, de la formation de laconscience historique de ses contemporains de laquelle son étude participe, l’historien de la mémoirede la Seconde Guerre mondiale chemine sur une ligne de crête vertigineuse et pour cela mêmestimulante. A ce titre-là, réfléchir au fondement de sa discipline n’est pas « philosopher »inutilement, n’en déplaise à Lucien Febvre{ EX "Febvre Lucien" }{ EX "Febvre, Lucien" }103 !

L’effort patient de mise au clair des outils de construction de notre recherche et d’élucidation del’historicité de la démarche à laquelle croit l’histoire de la mémoire, obéit au contraire à cettenécessité d’éclairer nous-mêmes notre chemin. Nous sommes en effet contraints de théoriser pourconduire notre discours car, même si à présent ce champ de la recherche est pleinement reconnu etsûr de sa méthode, pour chaque cas (en l’occurrence la situation grenobloise entre 1944 et 1964), ondoit réinventer du moins le mode d’emploi de cette méthode. « Tout discours de la méthode est undiscours de circonstance » professait Gaston Bachelard{ EX "Bachelard Gaston" }. Ce à quoi MauriceGranet{ EX "Granet Maurice" } répondait humblement que « la méthode, c’est le chemin après qu’onl’a parcouru ». C’est justement ce balancement qui rend obligatoire l’établissement de « règles dujeu » précises, afin de ne pas se heurter aux deux écueils principaux qui menacent ce type derecherche : ne pas dissocier le discours de la méthode, car cette dernière est le fil à plomb intellectuelqui garantit la qualité de la construction – toute provisoire – du discours historique ; ne pas sombrerdans un discours sur le discours tellement clos sur lui-même qu’il en deviendrait hermétique et qu’iln’entretiendrait plus le moindre rapport avec l’histoire.

Ces longues considérations émises en préalable ne sont donc pas de secs prolégomènes ou decoquettes afféteries épistémologiques. Leur exposé constitue bien un passage obligé, dans ce que l’onpourrait nommer « l’antichambre » de l’histoire de la sensibilité et de la subjectivité collective queGrenoble entretient au passé proche de la Seconde Guerre mondiale.

Et après tout, construire ainsi un bastion épistémologique solidement charpenté, n’est-ce pas pourl’historien de la mémoire le plus sûr moyen de remplir au mieux sa fonction sociale de passeur104 ? En 103 Pour le père des Annales, « philosopher » était en effet le pire pour l’historien. Dans le compte rendu qu’il donne en1949 pour La Revue de métaphysique et de morale de l’ouvrage de Marc Bloch{ EX "Bloch" }{ EX "Bloch, Marc" }(Apologie pour le métier d’historien), co-inventeur plus tolérant de la révolution des Annales, il écrit : « On n’accuserapas son auteur de philosopher – ce qui, dans une bouche d’historien, signifie, ne nous y trompons pas, le crimecapital » ; cité in Antoine Prost{ EX "Prost" }{ EX "Prost, Antoine" }, Douze leçons sur l’histoire, Paris{ EX "Paris" }, LeSeuil, collection « Points-Histoire », H-225, 1996, page 8. Quoi d’étonnant alors qu’il appelle à la rescousse l’ironie amèrede Péguy{ EX "Péguy" }{ EX "Péguy, Charles" } lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « Les historiens fontordinairement de l’histoire sans méditer sur les limites et les conditions de l’histoire ; sans doute, ils ont raison ; il vautmieux que chacun fasse son métier ; d’une façon générale, il vaut mieux qu’un historien commence par faire de l’histoiresans en chercher aussi long : autrement, il n’y aurait jamais rien de fait », in Combats pour l’histoire, Paris, ArmandColin, 1953 ; cité par Antoine Prost, ibidem.104 Nous sommes de ceux qui croient non seulement à la réalité de la fonction sociale de l’historien mais aussi à l’utilité deson rôle, quand celui-ci est bien compris. Voir à ce sujet le texte de François Bédarida{ EX "Bédarida" }{ EX "Bédarida,François" }, « La dialectique passé/présent... », in Ecrire l’histoire du Temps présent… , op. cit., et notamment la page 84

trouvant la voie médiane entre les deux pôles de la mémoire et de l’histoire, et en déjouant tout à lafois le piège de l’amnésie et celui de la polarisation outrancière sur le mémoriel, peut-être a-t-ill’occasion d’assurer au plus près la solidarité du passé qu’il étudie et de l’avenir dans lequel lui et lasociété à laquelle il appartient se projettent, par la médiation du présent ?

Accepter de relever ce défi, c’est bien répondre à une gageure à double facette, qui nous engage àtracer notre voie jusqu’au cœ ur même de l’identité historienne et de la mémoire de cette fantastiquerégion d’histoire qui est la nôtre. Tellement formidable d’ailleurs qu’on peut se demander, à la suitede Faulkner{ EX "Faulkner William" }{ EX "Faulkner, William" } (« La mémoire croit avant que laconnaissance ne se rappelle105 »), si sa réputation mémorielle, qui n’en finit pas de la signaler commeétant à part, ne précède pas la simple connaissance historique de cette exceptionnelle qualité ; si lamémoire ne devance pas l’histoire.

Philippe Barrière(ces pages sont extraites de ma thèse, Formes et usages du passé. Grenoble en ses après-guerre

(1944-1964), à paraître aux PUG).

où il rappelle que « [...] la dialectique passé/présent fait de l’historien un intervenant privilégié dans l’espace social [...].Sur ce point il a toujours existé une tension entre deux conceptions. L’une prône un savoir désintéressé, sorte ? d’histoirepour l’histoire? , à la manière de ? l’art pour l’art? [...]. L’autre conception accorde au contraire à l’histoire une fonctionéminente dans la société et ses tenants sont convaincus qu’elle est non seulement utile, mais nécessaire à la collectivité ».Lire du même auteur son texte, « L’histoire entre science et mémoire ? » (in Sciences Humaines, n° 59, mars 1996, p. 10-13, publié suite à la conférence-débat du Carré SEITA/Sciences Humaines du 9 mai 1995, « L’historien entre science etmémoire », à laquelle participait également Dominique Borne{ EX "Borne" }{ EX "Borne, Dominique" }) où il dit entreautre son malaise devant la fonction d’expertise qu’on lui demandait d’assumer lors du procès Touvier{ EX "Touvier" }{EX "Touvier, Paul" }, en 1994.105 William Faulkner{ EX "Faulkner William" }{ EX "Faulkner, William" }, in Lumière d’août, 1932.