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Jésus « chemin vers nous-mêmes et vers Dieu » (Marcel Légaut)
I.
En son temps, sa parole et sa pratique
« signe du Dieu impensable et de l'homme accompli »
1 - Comment retrouver les traces du Jésus historique ?
Où allons-nous trouver une réponse un tant soit peu objective ? À coup sûr et presque uniquement
dans les évangiles. Mais pour éviter faux sens et contre sens dans leur compréhension, nous devons
nous rappeler ce que sont les évangiles : ce ne sont pas des récits historiques sur Jésus (au sens
actuel de l'expression) mais d'abord les témoignages de foi des premières communautés chrétiennes,
rassemblés, organisés et publiés entre les années 70 et 100 de notre ère. Des témoignages de foi,
c'est à dire les représentations que se font faites de Jésus ces premières communautés chrétiennes,
Jésus étant pour elles le messie, le sauveur, le fils de Dieu, le saint de Dieu, le Fils de l'homme,
chacun des quatre évangiles ayant une vision particulière de Jésus. Le Jésus de Matthieu est bien
différent de celui de Luc et celui de Matthieu et de Luc sont très différents de celui de Jean...
Pour nous efforcer d'atteindre le Jésus historique, il faut donc consentir à un travail d'exégèse sur les
textes. L'objectif de l'exégèse est de comprendre le message singulier des auteurs évangéliques et la
manière dont il s'est constitué dans le milieu où il a été écrit : quelle foi en Jésus leurs textes
révèlent-ils ? En quoi les représentations de leur Jésus sont-elles liées à leur culture juive ou
grecque, en quoi sont-elles tributaires des langages et modes d'expression de chacune de ces
cultures, quel lien ont-elles avec la vie et les problèmes des communautés où elles sont nées ?
Dans leur travail de décodage, les exégètes sont arrivés à faire la différence entre les Jésus de la foi
des communautés et le Jésus historique. S'il n'est pas et ne sera jamais possible de faire une
biographie de Jésus, tant les chronologies des évangiles ne concordent pas, en revanche il est
possible de faire apparaître, selon un certain nombre de critères, nombre de traits du Jésus
historique : sur quoi il a misé sa vie, quel a été son combat dans le judaïsme de son temps perverti
par le moralisme et le ritualisme, comment il a exprimé son engagement à travers des paroles et des
attitudes qui l'ont mis en conflit avec les autorités religieuses de son peuple - conflit qui a été mortel
pour lui - comment il concevait sa mission et notamment son lien avec son Dieu, source inspirante
de ses paroles et de ses actes ?
2 - Que savons-nous de lui avant son baptême par Jean-Baptiste ?
Historiquement Jésus fait son apparition avec son baptême par Jean le baptiste vers l'année 28-29 de
notre ère. Nous ne savons pratiquement rien de lui auparavant. Nos évangiles de l'enfance en
Matthieu et Luc (Chapitres 1 et 2) ne sont pas des reportages sur la vie du petit Jésus mais des
professions de foi sur Jésus en forme de récits de naissance. C'est un genre littéraire qu'on trouve
dans la Bible juive. Pour les grands hommes qui ont marqué le peuple, on crée après coup un récit
d'enfance marqué par une intervention spéciale de Dieu.
Des évangiles, on peut tout de même glaner quelques menues informations : Jésus est né à Nazareth
en Galilée sous Hérode le Grand en l'an 6 avant notre ère, ses parents sont Marie et Joseph, son père
est charpentier, il a un certain nombre de frères et de sœurs.
2
3 - Quel était le contexte politique, social et religieux de la Palestine au temps de
Jésus ? 3.1 Les populations
1- Une population mélangée
Lieu de passage entre l'Égypte et la Syrie, la Palestine du temps de Jésus a une population
mélangée. Si à Jérusalem, la majorité des habitants est juive, il n'en est pas de même dans les autres
villes et surtout le long des voies de communication (le littoral méditerranéen et la Galilée). La
Galilée est un vrai carrefour de races, notamment grecques.
Les grecs se sont implantés dans les siècles précédents lors de l'administration de la Palestine par
les successeurs d'Alexandre le Grand mort en 323 avant notre ère et notamment sous la domination
d’Antiochus IV, roi de Syrie. Au temps de Jésus on évalue à 1/3 la population non juive de la
Galilée. La ville de Sepphoris, à quelques kilomètres de la bourgade de Nazareth est une grande cité
helléniste.
Les samaritains sont issus d’un mélange de populations juives demeurées au pays lors d'une
déportation de juifs au 8ème s. avant notre ère et d'étrangers implantés à la place des déportés. Ils
sont exclus de la population juive, considérés comme des gens impurs.
Les romains. Au temps de Jésus, ils sont des occupants. La Palestine est soumise politiquement à
Rome depuis 63 avant notre ère et est sous l'administration directe d'un procurateur romain, Ponce
Pilate (de 26 à 36), qui dispose de troupes pour le maintien de l'ordre. On trouve ces troupes
d'occupation en permanence en Galilée à Capharnaüm et sur la côte nord méditerranéenne et lors
des grandes fêtes en Judée et à Jérusalem.
Selon leur habitude, les autorités romaines laissent une relative autonomie, quoique très surveillée,
aux autorités locales. En Judée-Samarie administrées directement par Rome, et même en Galilée,
une partie du pouvoir revient au Grand-Prêtre et au conseil du Sanhédrin, formé de riches notables
juifs. Ces autorités juives acceptent sans le contester le pouvoir romain, ce qui n'est pas le cas de
l'ensemble de la population. Les autorités romaines et juives lèvent l'impôt par l'intermédiaire de
percepteurs (dont les publicains) plus ou moins honnêtes avec les imposables. Tout romain ou
collaborateur des romains est considéré par les juifs pieux comme un ennemi.
2 - La population juive sur le plan social
Socialement, la population palestinienne peut se diviser schématiquement en deux classes : des très
riches et très pauvres1.
Un petit groupe de privilégiés détient la puissance économique. Elle est constituée :
1- par l'aristocratie hérodienne (descendants de Hérode le Grand mort en – 4 avant notre ère).
2- par les grandes familles sacerdotales qui vivent grassement du Temple
3-par les gros négociants en blé, vin, huile, bois qui ont à Jérusalem d'importants entrepôts,
4- par les gros propriétaires fonciers qui possèdent de grands latifundia...
Le peuple :
Les commerçants et artisans jouissent d'une prospérité relative et voient surgir de leur sein des
scribes, mais la plupart des autres sont des pauvres, méprisés par les élites religieuses. On les
nomme « le peuple de la terre », terme injurieux à l'époque. Nombreux sont ceux qui assurent leur
1 Voir Pagola : Jésus, Approche historique, Cerf
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vie par un travail incertain et pénible : ce sont des journaliers embauchés dans les grandes propriétés
qui reçoivent pour salaire quotidien un denier et la nourriture et connaissent fréquemment le
chômage. Le peuple supporte mal les impôts des administrations romaine et juive. Du fait de
mauvaises récoltes ou de récession économique, il connaît souvent des conditions misérables
(famine, chômage). Il n'est pas étonnant que des révoltes aient ponctué cette période. Parmi les
pauvres, on compte aussi les esclaves juifs réduits en servitude (au maximum six ans) par suite de
vol ou d'endettement. On trouve de plus des marginaux : des mendiants notamment à Jérusalem,
des malades laissés près du Temple ou parcourant la campagne à distance des bourgs.
3.2. La religion juive au temps de Jésus
Pour comprendre l'organisation de la religion juive au temps de Jésus et l'ambiance singulière qui y
régnait, il faut se rappeler trois choses :
a) la religion juive est fondée sur deux piliers fondamentaux : le Temple et la Loi écrite et orale.
b) Il existe différents groupes religieux structurés
c) on attend fiévreusement la venue du règne de Dieu et de son royaume.
1- Les deux piliers fondamentaux de la foi juive : le Temple et la Loi
Le Temple est considéré comme le lieu de la présence de Dieu au milieu du peuple et du monde.
C'est le lieu le plus sacré du judaïsme (mais c'est aussi une grosse affaire économique).
La loi écrite (en hébreu, la Thora, constituée par les cinq premiers livre de la Bible) est l'autre pilier
de la religion juive. Elle est sacrée, lue et méditée dans les synagogues. Il existe aussi la loi orale
qui l'explicite et est codifiée en 613 commandements qui enserrent toutes les dimensions de la vie.
Les enseignants et interprètes de la Loi sont les scribes, des savants patentés.
Les 613 préceptes sont très contraignants : ils définissent ce qui est pur et impur aux yeux de Dieu.
Par exemple est impur ce qui touche au sang, lieu de la vie (d’où des métiers qui rendent impurs :
bouchers, tanneurs, bergers), ce qui touche à la mort, ce qui diminue l'énergie vitale (tout
écoulement sexuel), ce qui touche à la maladie surtout la lèpre, mais aussi aux autres maladies
considérées comme conséquence du péché ou de possession diabolique. Est également impur ce qui
ressort de comportements réputés malhonnêtes (collecteurs d'impôts), ce qui contrevient aux règles
de pureté par exemple le fait de ne pas se laver les mains avant et surtout après les repas, ce qui
contrevient à la règle d'absence totale de travail le jour du sabbat, ce qui met en contact avec les
samaritains hérétiques et les païens, ce qui contrevient aux règles de moralité sexuelle (prostitution,
homosexualité, infidélité conjugale), ce qui contrevient aux règles de naissance légitime (sont
impurs ceux qui sont nés d'union illégitime, de père inconnu...) ; sont également impurs ceux qui ne
connaissent ni n'observent les prescriptions de la loi, le petit peuple. La loi écrite définit aussi les
relations conjugale et familiale : la femme n'est pas l'égale de l'homme, elle doit obéir à son mari,
elle peut être répudiée par son mari pour n'importe quel motif mais l'inverse n'est pas possible.
L'enfant de moins de douze ans ne compte pas.
2- Les groupes religieux au temps de Jésus Les Sadducéens sont un groupe formé par la caste sacerdotale et les grandes familles de notables.
Ils professent une religion conservatrice. Ils ne reconnaissent que la Thora, n'admettent pas les
croyances récentes : foi en la résurrection, existence des anges, attente prochaine du règne de Dieu.
C'est un groupe opportuniste et collaborateur avec l'occupant.
Les Pharisiens sont un groupe important, dont l'objectif est de pratiquer et de faire pratiquer
strictement la loi écrite et orale. Beaucoup de scribes (enseignants et interprètes de la Loi) sont
pharisiens.
4
Les Esséniens en rajoutent sur l'observance de la loi. Les plus connus vivent en communauté
monastique à Qumran près de la mer morte. Ils se préservent de toute impureté en pratiquant des
bains rituels et en s'abstenant de tout contact avec qui et ce qui est impur.
Les Zélotes sont des juifs très religieux mais qui veulent résister aux romains par des coups de
mains et des attentats. On les appelle aussi les sicaires (du nom du poignard qu'ils portent à la
ceinture).
Les Baptistes prônent l'observance de la Loi par la conversion du cœur
3- La grande affaire du temps : L’attente enfiévrée du Règne de Dieu
Pour apprécier le comportement « révolutionnaire » de Jésus dans sa relation à autrui, il faut dire
aussi quelques mots sur ce qui occupait au premier plan la mentalité des contemporains de Jésus et
de Jésus lui-même, à savoir l'attente enfiévrée du règne de Dieu. C'est dans ce contexte que se
manifeste l'engagement de Jésus. En quoi consiste cette attente, quelles sont ses raisons et quelles
sont les diverses positions des groupes religieux ?
C'est en réalité une vieille idée récurrente qui court à travers toute l'histoire biblique, surtout dans
les temps de crises. Au temps de Jésus, elle resurgit avec intensité. Elle est commune à tous les
juifs sauf aux gens du Temple et aux Sadducéens. En effet , dans le contexte de l'occupation
romaine insupportable, des injustices que subissent les pauvres, de l'inobservance de la loi par un
certain nombre de juifs, les juifs pieux attendent dans un avenir proche, quasi imminent, une
grande « révolution » conduite par Dieu par l'entremise de son messie, son « lieutenant » en
quelque sorte. L'avènement du règne de Dieu verra le triomphe de ceux qui respectent la loi et la
déroute de ceux qui la bafouent. Ainsi apparaîtra un royaume terrestre de croyants fidèles. Ce sera
la fin du vieux monde corrompu et l’avènement d’un monde nouveau, annoncé par les prophètes.
Les différents groupes religieux ont tous leur idée pour hâter la venue de ce règne :
Pour les pharisiens et les scribes, c’est l’observance scrupuleuse de la loi écrite et orale qui va
déclencher la fin du vieux monde et l’avènement du monde nouveau. Seuls seront sauvés ceux qui
observent la lettre de la Loi orale et écrite (dont les fameux 613 commandements qui régissent avec
précision les actes de la vie quotidienne).
Pour les esséniens, plus radicaux encore que les précédents, obsédés par le souci de la pureté rituelle
et d'éviter les occasions d’impureté légale, Dieu choisira son messie (son lieutenant) dans leur
communauté et sans doute en la personne de leur responsable.
Pour les Zélotes, il ne suffit pas d’observer la Loi, il faut ouvrir à Dieu le chemin de la libération en
faisant le coup de main contre l’ennemi dans des embuscades, des guet-apens, des assassinats.
Pour les baptistes, dont Jean est un illustre représentant, c’est la conversion du cœur qui donne
accès au monde nouveau. Il n’y a guère que l’aristocratie sacerdotale et sociale juive qui, à cause de
ses intérêts économiques liés au Temple et d’une entente cordiale avec les occupants, n’attendent
rien d’un bouleversement divin qui mettrait en péril leurs privilèges.
4 - L'engagement de Jésus dans l'annonce du règne de Dieu 4.1 Sa position face au règne de Dieu qui vient :
Dans l’atmosphère enfiévrée de son temps, Jésus annonce lui aussi la venue du Règne et du
Royaume de Dieu qui en résulte mais prend à contre-pied les positions ambiantes. Voici pour lui
quelques caractéristiques de ce règne de Dieu qui vient :
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Ce royaume n’est pas à mériter ni à conquérir. Il advient comme un don gratuit et donc est offert à
tous ; seule importe la disponibilité intérieure du cœur pour en devenir membre.
Ce royaume n’est pas un royaume matériel mais une manière d’être et de vivre qui se manifeste
dans toutes les dimensions de la personne. « Le Royaume est au-dedans de vous », proclame Jésus.
La formule est plus forte que « au milieu de vous ».
Ce Royaume n’est pas seulement pour demain, il est déjà là aujourd’hui : tout homme et toute
femme, absolument tous les humains sans distinction sont conviés. Les barrières de pureté et
d’impureté sont pulvérisées. S’il y a pureté ou impureté, selon Jésus, ce n’est pas en fonction de
l’observation des rites religieux ou de l’appartenance à tel ou tel métier, c’est au niveau du cœur et
des dispositions intimes.
Dans ce royaume, la loi n'est pas dépassée mais la loi est faite pour l’homme et non le contraire. Ce
qui prime, c'est la justice, l'attention à autrui et notamment à ceux qui souffrent.
Dans ce royaume, le Temple est une institution bien relative. Les vrais adorateurs de Dieu adorent
esprit et vérité. Jésus va jusqu’à affirmer que le grandiose monument de pierre n’est pas éternel.
Pour promouvoir ce royaume, la violence et les armes guerrières sont périmées car dans le monde
nouveau les conflits ne se règlent pas par la violence mais par la parole et le débat ; la résistance
légitime utilise les moyens de la non-violence active (pour employer une expression moderne) qui
n’a rien d’une démission.
4.2 Sa motivation
Où Jésus puise-t-il ces convictions qui font que pour lui la cause de Dieu et l'humanisation de
l'homme dans toutes dimensions de son être ne font qu'un ?
Jésus se réclame du Dieu des prophètes pour qui le vrai culte à Dieu doit s’accompagner d'une
relation juste et authentique avec les autres, sinon ce culte est une hypocrisie. Les prophètes sont
même allés plus loin, le vrai culte rendu à Dieu est la relation vraie avec les autres fondée sur la
justice. Jésus s'inscrit dans cette tradition qu'il porte à un accomplissement inconnu jusque là ; il
manifeste clairement en paroles et en actes que la passion de son Dieu est que l'homme vive dans
toutes les dimensions de son humanité2.
4.3 Sa manière de s'impliquer dans la venue du règne :
Ayant la conviction que le royaume, le monde nouveau, est déjà là, Jésus s'en fait le témoin.
Puisque ce royaume est offert à tous sans préalable et sans distinction, il se fait proche de tous les
hommes et toutes les femmes qu'il rencontre et notamment de ceux qui sont marginalisés, méprisés
et ignorés pour quelque raison que ce soit.
4.3.1 Il manifeste par des actes une attention particulière à tous les gens oubliés, rejetés, pour
leur redonner dignité et confiance en eux-mêmes. Il se rend présent aux malades, quelle que soit
leur maladie. Il fréquente les hommes et les femmes réputés impurs au regard de la Loi en raison de
leur conduite ou de leur métier, il les côtoie et mange avec eux au risque de devenir lui-même
impur, il leur ouvre un avenir alors qu'ils se croient irrémédiablement condamnés ; il se rend
disponible aussi à ceux qui sont en recherche du sens de leur vie. Il accueille les enfants et les
femmes qui comptent pour rien ou si peu de chose ; il défend les femmes contre les droits abusifs
que se sont arrogés les hommes pour divorcer unilatéralement et arbitrairement. Il accueille des
étrangers dans l'épreuve (un centurion romain, des non-juifs).
2 Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Jacques Musset, Kartala 2014, Chapitre : Jésus et son Dieu
6
4.3.2 Il prend parti en paroles et en actes contre les discriminations et les injustices fondées sur le
légalisme et le ritualisme : « Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat » ; il
opère des guérisons le jour du sabbat pour montrer que l'attention au besoin de l'homme prime sur le
respect des règles légales ; il enfreint aussi le sabbat en laissant ses disciples froisser des épis pour
se nourrir des grains... il bouscule les vendeurs dans le Temple devenu une affaire commerciale.
4.3.3 Il condamne les perversions que sont le légalisme, le ritualisme, l'injustice, la religion de
façade, l'hypocrisie, l'addiction aux richesses, aux honneurs, l'oppression de son semblable : « Ce
n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui rend l'homme impur, mais ce qui sort de sa
bouche et provient du cœur»; « Ce peuple m'honore des lèvres mais son cœur est loin de moi » ;
Toutefois, il ne condamne pas les personnes qui peuvent toujours changer et se convertir : Il va
même jusqu'au pardon des ennemis.
4.3.4 Il fait indéfiniment appel aux consciences, y compris à celles de ses adversaires : il invite
sans cesse chacun à faire des choix qui l'humanisent dans le respect des autres. Avec ses paraboles,
il interpelle qui veut bien écouter leur message. Il tente de faire réfléchir ses adversaires par de
nombreuses discussions : par exemple : dans l'épisode de la femme adultère, il interroge
radicalement les dénonciateurs de la femme partisans de sa lapidation : « Que celui d'entre vous qui
n'a pas péché lui jette la première pierre ». Il dénonce le culte de l'argent et des richesses qui
asservit celui qui le pratique. Tous ses enseignements visent à aider chacun à faire la vérité sur lui-
même et à agir en conséquence (Mt 5-7).
Par ses manières de réagir, Jésus n'est pas un « révolutionnaire » à la manière des zélotes dont le but
est de bouleverser les structures politiques et religieuses injustes ; son souci est d'abord de dénoncer
en paroles et en actes ce qui doit l'être, de défendre les personnes injustement traitées, de rappeler
que tout engagement doit provenir d'un cœur droit et que tout changement de structures est
insuffisant s'il n'est pas animé de l'intérieur par des motivations de justice.
44. Enfin, en tout cela, il invente son chemin au fur et à mesure
Jésus, comme tout être humain, a cherché sa voie et donc a progressé dans la conscience de sa «
mission », c'est à dire de ce qu'il avait à être et à faire pour être fidèle en son temps aux exigences
qui montaient en lui.
La doctrine officielle et maints sermons du dimanche, peuvent laisser croire qu’il n’a pas eu à
chercher son chemin, qu’il savait d’avance la route à prendre, qu’il connaissait le programme à
réaliser, qu’en dépit des obstacles rencontrés il était assuré de l’issue positive de son aventure.
En regardant de près les Évangiles, où apparaît déjà le travail d’enjolivement de la personne de
Jésus, on peut toutefois facilement repérer que la voie qu’il a suivie a été comme la nôtre une
naissance progressive à lui-même.
Comme nous, Jésus a suivi un chemin évolutif dont il ignorait d’avance jusqu’où il le conduirait.
Dès le départ, les foules viennent à lui et c’est le succès (Mt 4, 23-25). Jésus est heureux. A-t-il eu le
sentiment en ces heures d’enthousiasme que ce qui lui tenait à cœur, à savoir la rénovation de sa
propre religion juive, enkystée dans le légalisme et le ritualisme, était en passe de se réaliser et
d’atteindre le peuple tout entier (Lc 10,17-19) ? C’est possible. Mais assez vite, l’opposition se
dresse contre lui, provenant des tenants de la Loi et des maîtres du Temple. Le conflit commence
qui sera sans merci. Épié, calomnié, vilipendé, accusé d’hérésie, traîné dans la boue par ses
adversaires, Jésus doit se défendre. Et il le fait vigoureusement, astucieusement et non sans humour,
en s’étonnant de l’énergie intérieure qui le fait résister aux multiples pressions déstabilisantes. Ce
qui ne va pourtant pas sans l’affliger devant tant de gâchis et de mauvaise foi (Mt 24, 37-39). Jésus
prend alors davantage conscience de la force qui l’habite et qui le confirme dans ses choix
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fondamentaux. C’est au cours de nuits de silence, à l’écart, qu’il se ressource, écoute la Voix
intérieure qui murmure en ses profondeurs, perçoit les exigences qui le sollicitent au plus intime et
y consent de tout son être (Lc 5,16 ; 6,12 ; 9,18 ; 9, 28-29 ;10,21 ; 11,1 ; 22,42).
Mais dans ce combat de fidélité, il expérimente aussi qu’il est radicalement seul, bien qu’il soit
accompagné par une bande d’amis qui lui ont donné leur confiance et qui continuent à le suivre
malgré l’abandon des foules jadis enthousiastes. Cependant ces proches le déçoivent souvent par
leurs rêves insensés de pouvoir, leur soif d’honneur et leurs bagarres incessantes pour conquérir les
premières places (Mt 8,14-24 ; 9,33-37). Eux qui ont vécu dans son intimité, pourquoi sont-ils
parfois si bornés comme s’ils n’avaient rien compris à l’esprit qui l’animait ? Il doit se frayer sa
route sans le soutien de ces disciples encombrants. Quant à sa famille, sa mère et ses frères, ils
prennent peur assez vite devant ses paroles et ses actes qui scandalisent les bien pensants et ils
tentent de le ramener de force à la maison, car ils le prennent pour un fou (Mc 3,20-21). C’est dire
que Jésus, pour tracer son chemin et découvrir sa « mission », sans se renier lui-même, a dû assumer
sa « solitude fondamentale ».
De plus, chemin faisant, les événements l’ont appelé à élargir ses horizons et ses perspectives de
départ. Si Jésus a aidé un certain nombre de personnes à trouver leur voie, la réciproque a été vraie.
Sans le savoir et sans le vouloir, des hommes et des femmes ont contribué à lui faire découvrir des
dimensions nouvelles de sa « mission » auxquelles il n’avait pas songé et à l’ouvrir à des terres
inconnues qu’il n’avait pas envisagé d’explorer. Qu’on se rappelle le fameux épisode de la
rencontre avec la cananéenne qui lui demande de guérir son enfant (Mt 15,21-28). Jésus lui répond
sèchement qu’il n’a été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. Signe qu’il cantonne jusque là son
action dans le périmètre de sa nation. Et voilà que l’insistance de cette païenne le bouleverse et lui
fait prendre conscience que les enclos religieux sont relatifs : comment pourrait-il dès lors ne pas
être aussi disponible à cette non-juive qu’à ses compatriotes ? Qu’on se rappelle encore la rencontre
de Jésus avec la samaritaine en pleine Samarie, terre méprisée par les juifs orthodoxes (Jn 4,1-24).
« Où convient-il d’adorer Dieu ? », interroge la femme. Et Jésus répond comme provoqué par
l’ouverture du cœur de son interlocutrice : « L’heure vient où les vrais adorateurs de Dieu ne
l’adoreront ni à Jérusalem ni sur le mont Garizim (en Samarie) mais en esprit et vérité ». Jésus
passe un cap décisif sous l’impulsion du questionnement de l’étrangère. Le lieu où l’on rejoint Dieu
n’est pas d’abord une maison de pierre mais son propre cœur. Oui, on peut dire que Jésus a évolué.
Si Jésus s’est risqué à inventer son chemin à ses risques et périls avec comme seule boussole le
constant souci d’être fidèle aux exigences qui naissaient de ses profondeurs, il a pu cependant
vérifier au fur et à mesure la justesse de ses choix et de sa pratique. Les fruits d’humanité qu’il
observait dans la vie de beaucoup d’individus rencontrés l’ont assuré peu à peu que la voie qu’il
suivait et qu’il ouvrait était un chemin de vie (Mt 7,18-23). Marchant à l’estime à travers mille
incompréhensions et oppositions, il a été ainsi convaincu au plus profond de lui-même que son
action était libératrice. Sans doute était-ce de cette certitude que découlait son autorité qui a
impressionné plus d’un auditeur et d’un contradicteur !
Aussi, quand vinrent les derniers jours de son existence, cerné pourtant de toutes parts et comme
verrouillé par ceux qui avaient juré de le supprimer, il ne douta pas au fond de lui-même de la
fécondité de son existence, qui semblait se terminer par un échec retentissant. Au cours de ses
heures ultimes, traversant intérieurement une nuit obscure, abandonné des foules et de ses amis, mis
à mort comme un réprouvé de Dieu (Mt 21,22), confronté même au silence de son Dieu qui était sa
source intime d’inspiration, non seulement Jésus ne renia rien de ce qu’il avait vécu mais il
l’assuma en toute liberté, assuré malgré les apparences que le grain semé à tout vent germerait
inéluctablement (Lc 22,14-20 ; 22,42). De quelle manière ? Il l’ignorait en expirant sur une croix
mais il est mort dans un acte silencieux de foi en la valeur et la fécondité de sa vie.
8
Seize siècles plus tard, le grand mystique espagnol, Jean de la Croix, passionné par la figure de
Jésus, qui a fait à sa manière l’expérience de la naissance à lui-même à travers une existence de
fidélité, semée d’obstacles et d’imprévus, résume son cheminement par cette formule lapidaire,
apparemment énigmatique : « Pour aller où l’on ne sait, il fait passer par où l’on ne sait ». Comme
cette pensée sonne juste pour Jésus ! En quittant l’atelier de Nazareth, il ignorait jusqu’où son
chemin le conduirait et par quels sentiers il passerait. Ainsi a-t-il découvert sa voie, la sienne propre.
Ainsi nous invite-t-il à inventer la nôtre pour devenir ce que nous avons à être.
4.4 Conséquences de son implication dans la cause du règne de Dieu : un conflit en trois
directions (on oublie souvent les 2 premières) :
4.4.1 Avec sa famille qui le prend pour un fou Mc 3, 20-21. Sa famille, ce sont ceux qui font la
volonté de Dieu... Dur dur pour les siens !
4.4.2 Avec ses disciples : il les remet en cause dans leurs prétentions à revendiquer les premières
places et le monopole d'être les vrais disciples, il les reprend vertement dans leur désir de se venger
contre ceux qui n'ont pas accueilli leur parole, il les conteste dans leur rejet des enfants quantité
négligeable, il dégonfle leurs rêves d'un royaume temporel, il s'oppose à eux quand ils veulent
l'empêcher de courir des risques...
4.4.3 Avec ceux qui oppriment ses contemporains : les tenants de la Loi qui l'ont transformée en
légalisme, les tenants du Temple qui en ont fait une entreprise de ritualisme et d'enrichissement
financier, les riches qui exploitent le peuple et lui imposent un sort misérable.
Nous savons le prix que Jésus a payé pour annoncer pareillement la venue du règne de Dieu. Un
prix très fort, celui de sa vie. Suspecté, calomnié par ses adversaires et notamment les gens du
Temple, en butte à mille tracas, il a fini par être arrêté, torturé et assassiné comme blasphémateur de
Dieu. Mais les apôtres et disciples proclameront quelque temps plus tard que c'est lui le véritable
témoin de Dieu qui a inauguré le monde nouveau selon Dieu (le Royaume).
9
II.
Aujourd'hui, comment nous laisser inspirer par Jésus
pour « rendre nos vies humaines » et témoigner de son Dieu ou
Comment vivre en disciples de Jésus aujourd'hui
dans un monde qui n'est plus le sien ?
Tout mon propos va être de montrer que notre fidélité au chemin qu'a suivi Jésus ne peut être une
simple répétition mais demande de notre part une re-création. Je vais donc éclairer successivement
le sens de ces trois termes : répétition, recréation, fidélité créatrice. Et en faire l'application à notre
question.
1- Répétition. La simple répétition de ce qu'a fait et dit Jésus ne peut être en aucun
cas un critère de fidélité à son égard. À cela, trois raisons.
1ère raison. D'une part, notre temps n'est plus celui de Jésus.
Il est même tout à fait différent et nous le vivons à une dimension mondiale, ce qui n'était pas le cas
il y a vingt siècles pour les contemporains de Jésus. Les liens de solidarité se vivaient alors à un
échelon plus local. Jésus s'est fait le prochain des gens de la société de son temps qui étaient les
pauvres, les estropiés, les marginalisés, les rejetés, les oubliés. Aujourd'hui qui sont-ils pour nous
dans notre monde actuel à notre porte et au-delà ?
Par ailleurs le règne de Dieu que Jésus annonçait (le grand jour, l'avènement du royaume de Dieu !)
n'est pas arrivé comme il le pressentait. Il en attendait la réalisation totale d'une manière imminente.
La réalité a été autre. Au cours des dizaines d'années qui ont suivi la mort de Jésus, on a continué à
attendre. En vain. Le monde nouveau est déjà là mais que très partiellement et nous le vivons depuis
19 siècles dans une durée dont on ne voit pas ce que pourrait être sa fin. Jésus vivait dans une
situation d'urgence face à une réalité imminente qui révélerait le fond des cœurs : pour lui, les choix
n'attendaient pas, il fallait trancher dans le vif, il n'y avait pas de demi mesure, sinon il serait trop
tard pour être au rendez-vous de cette réalité décisive. Cela explique sans doute que Jésus menait
tambour battant son activité de témoin du règne de Dieu déjà là et qui ne saurait tarder à se
manifester totalement.
Nous sommes aujourd'hui dans une autre situation : le monde nouveau, terme actuel pour désigner
le royaume de Dieu toujours en chantier, nous en avons vu la couleur en Jésus (comme je l'ai décrit
hier) mais il n'y a pas eu de révolution totale du monde et des humains. Cette couleur du monde
nouveau, nous avons à nous efforcer de l'incarner à notre façon, au long des mois et des années,
dans la patience et la persévérance, les avancées et les reculs, les réussites et les échecs, nous
efforcer de l'incarner dans l'épaisseur de nos vies ambiguës et de nos sociétés où règnent la violence
en tous domaines, les injustices, les mensonges, les rêves insensés, le chacun pour soi. C'est
exigeant, c'est décapant, mais il ne peut en être autrement. Le bon grain et l'ivraie poussent
ensemble irrémédiablement. À nous de découvrir dans ce monde im-parfait comment vivre vrai et
nous faire le prochain d'autrui, spécialement des personnes et des groupes oubliés, marginalisés,
rejetés, opprimés, victimes d'injustices, ce qui suppose non seulement ouverture du cœur mais
lucidité, ouverture, analyse. À nous de vivre ainsi notre foi au Dieu de Jésus en esprit et vérité.
2ème raison : Jésus était un homme singulier qui en son temps a fait des choix singuliers et qui avait
ses propres limites. Jésus a eu un itinéraire particulier, qui n'est pas imitable en tant que tel. Il est en
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effet impossible pour un être humain d'imiter tel quel un autre être humain. Chacun est un mystère
unique qui n'est pas reproductible. S'inspirer de la façon de vivre de quelqu'un est tout autre chose
que de vouloir l'imiter, entreprise tout à fait vaine et même malsaine. Jésus, comme n'importe qui,
s'est frayé un chemin dans des conditions particulières. Il a été un homme singulier et non l'Homme
avec un grand H. Il n'a pas vécu toutes les expériences humaines et spirituelles ; il s'est efforcé
seulement mais à quel degré de qualité d'humanité de conduire la sienne propre avec une droiture et
une authenticité peu communes. C'est pour cette raison qu'il est pour nous comme pour tant d'autres
avant nous une référence essentielle.
S'il a donc été un homme singulier, bien qu'il ait vécu son existence avec une intensité d'exception,
selon la belle expression du grand théologien Stanislas Breton, il n'a pas épuisé toutes les figures
possibles d'humanité. Jésus était en effet un homme et pas une femme, il est resté, semble-t-il,
célibataire et n'a pas connu la vie de couple, il était juif du Moyen-Orient au 1er s. et non européen
du 21ème, il était galiléen et non judéen, il parlait l'araméen et non le grec et le latin, Il était laïc et
donc ni prêtre, ni scribe, il savait lire et n'était pas analphabète, il était habillé et mangeait à la juive
et non à la romaine, il professait la religion juive et non le bouddhisme, il est mort relativement
jeune ( à 36 ans vraisemblablement) et n'a pas connu l'âge mûr et la vieillesse, etc...
Ceux qui ont voulu ou veulent encore imiter Jésus à la lettre se fourvoient dans une conception
matérialiste, en tout cas formelle, de la fidélité. Par exemple, dans la toute 1ère communauté
chrétienne de Jérusalem, formée de juifs convertis, on a tenu à conserver les habitudes alimentaires
juives étiquetées pures ou impures, puisque Jésus était juif et les observait. Pourquoi pas ? Mais les
choses se sont gâtées quand on a voulu les imposer aux chrétiens non-juifs. Un conflit a éclaté entre
les tenants de cette position (dont Jacques le frère de Jésus) et l'apôtre Paul. On finira par accepter
pour les nouveaux chrétiens d'origine non-juive qu'ils ne soient pas soumis à ces prescriptions
juives. Au 2ème siècle de notre ère, le grand théologien égyptien Origène s'est fait castrer pour
demeurer célibataire comme Jésus ; triste imitation ! Aujourd'hui quand les responsables de l'Église
catholique justifient l'impossibilité pour une femme de devenir prêtre ou évêque, c'est en référence
au sexe de Jésus : piteuse compréhension de la fidélité. Quand les mêmes autorités interdisent aux
Églises d' Afrique ou d'Asie de célébrer l'eucharistie avec autre chose que du pain et du vin, on est
dans une religion du mimétisme et non dans la religion en esprit et vérité. On pourrait citer d'autres
exemples de cette fausse fidélité de Jésus (par exemple à propos de la conception du mariage et du
divorce ; à propos de la méfiance de milieux chrétiens envers le politique en raison du non
engagement direct de Jésus dans la sphère politique). Tous ces exemples de prétendue fidélité
purement formelle à Jésus induisent un visage de Dieu formaliste, désincarné, machiste, légaliste.
Rien à voir avec la fidélité créatrice de François d'Assise au 12ème s., de l'abbé Pierre au 20ème et de
tous les témoins véritables de l'Évangile à travers les siècles, y compris dans le nôtre aujourd'hui.
À chacune et chacun de nous, avec son tempérament, son histoire, ses propres limites, de trouver sa
façon singulière et originale de se faire le prochain d'autrui. Cela suppose inventivité, courage,
persévérance, ressourcement. Il n'y a pas de modèle tout fait, pas de consignes données d'avance.
On entendait autrefois et on entend encore des gens qui se posent la question : qu'est-ce que Jésus
ferait à ma place, à notre place ? Ce questionnement n'a pas de sens. Car Lui a fait sa part il y a
vingt siècles. À nous de faire la nôtre aujourd'hui.
3ème raison : les représentations de Jésus concernant le monde, l'homme et Dieu étaient dans la
ligne de celles d'un juif de son temps et ne sont plus les nôtres. Pour mémoire, rappelons-nous
quelques-unes de ses conceptions sur le monde, l'homme et Dieu. Pour lui, Dieu est une évidence, il
est le tout autre qui est aux cieux Mt 12, 50. C'est Lui qui a créé le monde et le couple Mc 10,1-12,
Lui qui gouverne le monde avec sollicitude, car il est bon comme un Père Mt 7, 25ss – Mt 5,45 ;
Lui qui a donné la Loi à son peuple sur le Sinaï Mt19, 18-19, – Mc 7,8 ; Lui également, qui a parlé
par les prophètes Mc 7, 6 ; Lui qui, par la Loi et les prophètes, exprime sa volonté. Jésus croit aussi
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en Satan et dans les démons, adversaires de Dieu qui s'emparent des hommes ; il les chasse par la
puissance de Dieu Mt 12, 26.28. Jésus croit que Dieu ressuscitera les morts au dernier jour Mc 12,
23... Pour Jésus, comme pour son peuple, Dieu est la clé de voûte de tout, bien qu'il ait affiné,
élargi, approfondi l'héritage reçu et qu'il ait vécu dans une étonnante intimité avec Celui qu'il
appelle Abba, papa, au nom et au bénéfice duquel il prend position avec une liberté étonnante.
Aujourd'hui dans notre monde marqué par la modernité, du moins notre monde occidental, la
plupart des gens ne se pensent plus et ne pensent plus le monde et Dieu comme au temps de Jésus.
Comment donc dire aujourd'hui le Dieu de Jésus pour signifier qu'il est la Source qui nous inspire
de l'intérieur pour vivre vrai ? Il y a là tout un travail d'échanges et de réflexion à conduire.
« Nous sommes, dit le grand théologien Joseph Moingt, dans une société sécularisée, qui se pense
et s'organise sans avoir besoin de Dieu comme référence ». Cette rupture avec le monde ancien,
dans la façon de se comprendre dans la société et dans le monde a commencé aux 17ème et 18ème
siècle avec le phénomène qu'on appelle la modernité. À ce moment des philosophes revendiquent le
droit pour l'homme de penser par lui-même et donc de ne pas être assujetti d'emblée à une vérité
définie d'avance par voie d'autorité. Dans la modernité, le « je », le moi entre en scène. Il ne veut
plus dépendre exclusivement des autres pour connaître. Il soumet à sa réflexion critique tout ce qu’il
apprend d'eux et d’abord ce qu’il a reçu de la tradition, tout ce qui lui a été imposé de l'extérieur.
C’est là que se joue la rupture entre antiquité et modernité. L'argument d'autorité n'est plus valable
en lui-même, il faut le vérifier. La vérité n’est pas fixée à jamais dans une tradition.
Au 18ème siècle, le célèbre philosophe allemand Emmanuel Kant écrit en 1773 : « Les Lumières
(c’est à dire la revendication par l'homme de penser par sa propre raison) se définissent comme la
sortie de l’homme hors de l’état des mineurités (mineurité s’entend comme mineur opposé à
majeur), où il se maintient par sa propre faute. La mineurité est l’incapacité de se servir de son
entendement sans être dirigé par un autre. (...) Aie le courage de te servir de ton propre
entendement. ». Voilà la devise des Lumières.
Cette devise des Lumières a pris à contrepied la manière littérale dont l'Église lisait les Écritures,
révélation reçue de Dieu, et d'une manière générale sa doctrine enseignée comme la Vérité divine.
C'est la raison pour laquelle les autorités de l'Église catholique depuis le 16ème jusqu'à la moitié du
20ème siècle se sont tenues dans une attitude particulièrement défensive contre ceux qui remettaient
en question la doctrine traditionnelle.
Un seul exemple : à la fin du 19ème et début du 20ème s, ceux qu'on a appelé les « modernistes » ont
été lourdement condamnés et même excommuniés. Or les « modernistes » étaient avant tout des
théologiens, des exégètes qui étudiaient les livres sacrés avec des méthodes modernes, des
méthodes historiques, et qui tenaient des positions contraires à celles qui étaient enseignées
officiellement par l’Église (admises depuis). Ils ont été durement condamnés parce qu’ils sapaient,
croyait-on, l’autorité de l’Écriture en la soumettant à leur propre jugement. Ils remettaient en cause
l’autorité du Magistère, seul habilité à enseigner les Écritures, et ils ruinaient l’autorité de la
tradition car ils montraient que cette tradition interprétait mal les Écritures et basait ses dogmes sur
des arguments qui étaient invalides. On est loin d'être sorti de cette crise.
Le concile Vatican II en dépit de ses indéniables ouvertures est demeuré en grande partie tributaire
de la manière de penser traditionnelle : dans ses textes et la manière d'organiser la liturgie, on part
d'affirmations sur Dieu, sa volonté, son action dans le monde considérées comme allant de soi. Le
catéchisme de Jean-Paul II est une parfaite illustration de cette présentation où tout est pensé à
partir d'une doctrine sur Dieu allant de soi.
Or, aujourd'hui, pour la plupart des gens qui baignent dans la culture de la modernité, non seulement
Dieu n'est plus une évidence, mais la doctrine catholique officielle prétendument reçue de Dieu et
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transmise par les autorités de l'Église comme étant la Vérité n'est plus guère crédible. Car elle
s'impose du dehors et est invérifiable. La voie d'approche de la réalité pour un homme de la
modernité se fait par la réflexion et l'expérimentation. Cette démarche est une révolution
copernicienne par rapport à l’approche traditionnelle.
De cette évolution, il résulte que notre fidélité au Dieu de Jésus ne peut pas consister à reproduire et
répéter purement et simplement ce que le nazaréen a dit, fait et vécu, comme expression de sa
propre fidélité à son Dieu. Ce serait de l'anachronisme et sans doute la pire des infidélités.
2 – Re-création : Comment concevoir aujourd'hui une véritable fidélité comme
re-création de ce qu'a dit, fait et vécu Jésus
Qu'est-ce que je mets sous ce mot là ?
2.1 Partons d'abord d'une constatation évidente que l'on peut observer en tous domaines de la vie
d'une génération à une autre génération : un héritage ne demeure vivant et fécond pour ses héritiers
que s'ils se l'approprient et donc le recréent, ce qui suppose de leur part un droit d'inventaire, une
évaluation, la possibilité de retenir ce qu'ils jugent bon, la nécessaire réinterprétation de l'héritage
dûe aux conditions nouvelles dans lesquelles vivent les héritiers, conditions d'ordre culturel,
économique, politique, social, technique. C'est une tâche très exigeante, mais c'est la seule qui soit
prometteuse de vie, de sens, d'inventions. On peut le vérifier dans l'histoire humaine à tous les
niveaux.
Pour être concret, appliquons-nous à nous mêmes ce que je viens de dire. Nous sommes les héritiers
d'une histoire familiale, d'une éducation, de rencontres multiples. Si nous sommes reconnaissants à
ceux et celles qui nous ont précédés et dont le témoignage nous a touchés, que retenons-nous d'eux
qui nous fait vivre actuellement ? D'abord et avant tout un esprit, une façon de vivre fraternelle, une
liberté de penser et d'agir, une ouverture à autrui, une générosité. Ce ne sont ni les représentations ni
les formes à travers lesquelles nos devanciers ont exprimé et mis en œuvre ces qualités d'esprit et
de cœur. Ces représentations et ces formes sont relatives à leur temps, à leur histoire, à leur
tempérament. Si nous marchons sur leurs traces, à nous d'incarner, dans de nouvelles
représentations et de nouvelles formes concrètes, l'esprit qui les a animés et qui nous inspire
intérieurement. C'est cela la véritable fidélité créatrice qui se joue avant tout au niveau d'un esprit
commun qui se perpétue à travers des expressions et des réalisations diverses.
2.2. Il en a toujours été ainsi dans la tradition religieuse judéo-chrétienne. On peut lire toute la Bible
juive comme un incessant travail de recréation par réinterprétation de l'héritage reçu. Pourquoi ce
travail s'est-il imposé à nos devanciers ? Tout simplement parce que les conditions nouvelles de vie
remettaient sans cesse en question les croyances héritées ou obligeaient à se poser des interrogations
inédites. Je prends seulement deux exemples. Au 6ème siècle avant notre ère, le peuple juif connut
une épreuve gravissime qui a mis à bas les convictions fondamentales et les représentations sur
lesquelles reposait sa foi jusque là . On peut les résumer ainsi : Dieu était un Dieu sauveur qui avait
fait alliance avec son peuple et ne pouvait donc le laisser à l'abandon; le roi était le lieutenant de
Dieu pour conduire son peuple ; le territoire d'Israël était une terre donnée par Dieu; le temple était
la demeure de Dieu au milieu du peuple; Jérusalem était une ville inviolable. Ainsi rien de grave ne
pouvait arriver au peuple qui se sentait en sécurité. Or en 587, suite à une malencontreuse alliance
du roi de Juda avec l'Égypte qui est vaincue par le roi de Babylone, Nabuchodonosor, les armées du
vainqueur s'abattent sur le royaume de Juda, mettent Jérusalem à feu et à sang, rasent le temple,
déportent une partie de la population à Babylone, roi en tête à qui on crève les yeux et qui périra en
chemin sans laisser de descendant.
Tout semble s'écrouler pour les restés sur place comme pour les déportés. Dieu semble vaincu par
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Mardouk le dieu national babylonien. Les croyants juifs sont immergés dans une nuit obscure qui
peut en faire douter plus d'un des promesses de leur Dieu. Or durant les cinquante ans qu'a duré
l'exil, un immense travail de réflexion s'est fait chez les déportés qui a abouti à une réinterprétation
de leur tradition en l'élargissant, en la purifiant, en l'intériorisant. C'est pendant cette période
cruciale que les exilés ont pris conscience que leur Dieu n'était pas seulement un Dieu national mais
celui du ciel et de la terre, que la terre de Dieu n'était pas seulement le petit canton national de Juda
mais l'univers entier, que le Temple véritable n'était pas seulement un temple de pierre mais le vaste
monde, que la vocation du peuple juif n'était pas de vivre en circuit fermé mais d'être le témoin du
Dieu universel à la face des nations, que chaque personne était responsable de ses actes et que la loi
de Dieu lui était intérieure3. Je n'entre pas dans le détail de cette révolution copernicienne dans la
manière pour le peuple de repenser sa foi et ses représentations. Rien ne sera plus ensuite comme
avant (Cf. Les livres de Ruth, de Jonas ) en dépit des tentatives de revenir aux représentations
anciennes. Cette époque fut extrêmement féconde en textes exprimant la foi réinterprétée et
renouvelée.
Une autre expérience de réinterprétation se situe au 4ème ou 3ème siècle avant notre ère avec le livre
de Job. Ce long poème est une protestation contre le « catéchisme » officiel du temps qui continue à
dire que le juste est assuré d'une vie heureuse ici-bas et que le pécheur n'aura pas son compte de
jours (à cette époque, la croyance en la résurrection des morts n'existe pas encore). Vous connaissez
l'histoire. Job, un juste, gravement atteint par la maladie et lâché par sa famille et ses amis, dénonce
cette affirmation : la meilleure preuve c'est que les faits la démentent à longueur d'années : des
justes meurent sans être rassasiés de jours tandis que des méchants prospèrent et vivent très
longtemps. Des amis de Job répétiteurs de la bonne doctrine lui font la morale, veulent persuader
Job qu'il a péché secrètement et donc qu'il n'a que ce qu'il mérité. Au terme du livre, Dieu désavoue
les amis et reconnaît la justice de Job. Le mystère du mal n'est pas élucidé mais il n'est plus possible
de l'attribuer au péché, même si dans les mentalités cette croyance continuera à avoir la peau dure,
y compris au temps de Jésus. La tradition de réinterprétation reste vive aujourd'hui dans le
judaïsme : on discute, on débat, on avance sans cesse de nouvelles significations (malgré le courant
fondamentaliste et intégriste)4.
2.3. Jésus se rattachait au sein du judaïsme de son époque à ce mouvement d'ouverture et
d'incessante réinterprétation. Son message et sa pratique sont à l'opposé d'une simple répétition ;
c'est une re-création. Dans son combat contre le moralisme étroit et le ritualisme de ce qu'était
devenue sa religion, il prône en paroles et en actes un retour à la source de la foi juive : pour lui, le
rapport à Dieu s'évalue à l'aune de la justice et de l'amour pratiqués envers les autres humains ; en
même temps il approfondit et élargit les perspectives : ...les vrais adorateurs de Dieu adorent en
esprit et vérité.... C'est l'esprit et non la lettre qui est essentiel.
2.4. Sur les 20 siècles passés de l'histoire du christianisme, on pourrait multiplier des exemples de
cette culture de réinterprétation donnant lieu à des figures inédites de re-création, concernant
l'approche du mystère du Dieu de Jésus ( Les Pères grecs et latins des premiers siècles, St Augustin,
puis Abélard, St Thomas d'Aquin, etc. jusqu'à la théologie de la libération). Mais ce n'est pas le lieu
de le démontrer. Aujourd'hui, à ce sujet, on est officiellement au point mort.
3 Entre autres références : Genèse 1; le second Isaïe, 40-55 ; Ezéchiel ; Les livres de Ruth et de Jonas 4 La fin d'une foi tranquille; Bible et changement de civilisations de Francis Dumortier. Éd. Ouvrières 1977 (Cf. aujourd'hui les livres des nouveaux penseurs de l'Islam qui plaident pour un retour aux sources de leur tradition et son
actualisation)
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3 - Comment conjuguer fidélité et re-création. Comment vivre au 21ème siècle une
fidélité créatrice à Jésus et à son Dieu ?
1- C'est au niveau de l'esprit qui animait Jésus que nous avons à nous approprier son témoignage.
J'entends le mot « esprit » au sens de la motivation et de l'attitude qui ont orienté et déterminé son
existence. Regarder Jésus vivre en son temps nous permet de déceler ce qui l'habitait
intérieurement, ce qui le motivait à risquer sa vie pour témoigner du Dieu dont il se réclamait. Cet
esprit qui l'animait, nous l'avons vu, c'est l'accueil, la défense et la promotion des personnes,
spécialement les marginalisées, les exploitées, les méprisées, les disqualifiées, les oubliées, les
rejetées pour toutes sortes de raisons ; c'est aussi la dénonciation des structures et des
représentations qui oppriment. À nous d'incarner ces valeurs aujourd'hui même si ces valeurs ne
sont pas spécifiquement chrétiennes.
2- L'esprit qui animait Jésus vis à vis de son prochain, il le référait à Dieu, la Source des exigences
intimes qui émanait de ses profondeurs. Il s'exprimait à travers des représentations de Dieu qui
étaient celles de la foi juive de son temps. Pour nous, il importe de ne pas confondre les
représentations qu'il avait de son Dieu avec le mouvement de sa foi en son Dieu, fait de confiance,
de disponibilité, de fidélité. C'est un exercice essentiel, capital. Notre fidélité créatrice ne se joue
pas au niveau des représentations qu'il avait de son Dieu et donc de son langage, relatifs à son
contexte culturel et religieux, mais elle se joue dans la ligne du mouvement personnel de sa foi en
son Dieu. D'où l'importance capitale de faire la différence entre les deux, ce qui nous autorisera
nous-mêmes, dans le contexte culturel où nous vivons, à avoir nos propres représentations de Dieu
et de ce fait nos propres langages.
3- Le Dieu de Jésus, comment le nommer aujourd'hui dans notre culture marquée par la modernité
sans être tributaire des représentations de Jésus ?
Nous avons vu que Jésus reçoit de sa Tradition (un ensemble de croyances qui s'impose à tout
croyant juif) les représentations qu'il a de son Dieu (et donc du monde et de l'homme),
représentations qui sont relatives au contexte religieux et culturel de son temps. Rappelons-les d'un
mot : Dieu est une évidence, Il est le tout autre et en même temps le tout proche, il conduit l'histoire
de son peuple et du monde avec justice et amour bienveillant, il va sans tarder établir définitivement
son règne de paix qui est déjà à l'œuvre. Il appelle chacun à l'accueillir avec un cœur disponible.
Son appellation « Père » est traditionnelle.
Pour nous et nos contemporains marqués par l'esprit de la modernité (revendication du droit à
penser personnellement, à chercher et à trouver par expérimentation), notre approche du mystère de
Dieu comme source de notre humanisation ne peut se faire d'emblée à partir d'une doctrine qui
s'impose à tous les chrétiens et à laquelle il nous suffirait d'adhérer (démarche descendante).
Employons donc une autre voie d'accès qui part de l'humain et que nous appellerons ascendante.
Cette approche ascendante partant de ce que vit l'homme est une démarche existentielle animée par
le souci de la vérité, de l'authenticité, du don et engageant tout l'être dans la recherche de son sens5.
Cette voie empruntée avec la préoccupation de ne pas tricher avec soi-même, d'aller le plus loin
possible dans la vérité de soi-même – chemin fort exigeant – comment peut elle être une approche
actuelle du mystère du Dieu de Jésus ? Si oui, à quelles conditions ?
Allons au cœur de ce que nous vivons les uns et les autres dans notre aventure d’humanisation
quand nous nous efforçons vaille que vaille de conduire notre existence dans une démarche
d’authenticité, attentifs à débusquer nos illusions, à nous remettre en cause si nécessaire, à lier
travail intérieur d’approfondissement personnel et ouverture à autrui dans l’épaisseur de notre vie
quotidienne ? Qu’observons-nous ? Ce que chacun expérimente au tréfonds de son être – quelle que
soit son histoire singulière –, n’est-ce pas avant tout une exigence de vivre en vérité dans toutes les
dimensions de son existence ?
5 Vie spirituelle et modernité, Marcel Légaut, Duculot, chapitre VIII, page 187
15
Exigence de lucidité sur sa manière d’exister, sur la cohérence entre son dire et son faire, sur les
héritages qui le conditionnent, sur ses ambiguïtés, ses limites, ses peurs, ses attachements, ses
répulsions, ses illusions, son histoire passée…
Exigence de vivre vrai dans sa relation à autrui, exigence qui invite à l’écoute, à la compréhension,
au soutien, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle…
Exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l’appropriation, si l’on est
croyant, de sa tradition religieuse, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses
questionnements ni au chemin à parcourir…
Exigence de recueillement pour se ressourcer, pour ne pas céder à l’activisme, aux illusions…
Exigence de consentir à la réalité telle qu’elle est pour en faire un tremplin de maturation,
d’affinement, d’approfondissement, ce qui implique détachement et renoncement...
Cette exigence, sorte de voix intime, qui se murmure dans le silence ou s’impose parfois avec
insistance et d’une manière récurrente et à laquelle nous consentons nous fait expérimenter un
dépassement, une sorte de « transcendance » intérieure qui faisait dire à Pascal : « L'homme passe
l'homme ». L'expérience de cette exigence intime, Marcel Légaut l'appelait motion intérieure. À
travers cette inspiration venant des profondeurs de son être et l’appelant à vivre en vérité, il lisait les
traces en lui d’une « action qui n’est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui ». Il en
concluait qu’on pouvait « appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se
donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie ».
Marcel Légaut pose ainsi un acte de foi mais qui ne s'impose pas. La meilleure preuve c'est que des
humains qui expérimentent eux aussi la même qualité d'humanité à travers leurs choix de vie
exigeants ne nomment pas Dieu : ils se tiennent dans l'agnosticisme (je ne sais pas) ou dans
l'athéisme (Dieu n'existe pas, ce qui est aussi un acte de foi).
Si nous-mêmes expérimentons cette même qualité d'humanité et pressentons comme M. Légaut le
mystère d'une « Présence » au cœur de notre cheminement humain, nous pouvons nommer Dieu
cette mystérieuse « présence » qui nous inspire secrètement sans peser sur notre liberté. Mais nous
pouvons la nommer autrement que Jésus, par exemple « Source, Souffle, Feu, Lumière... », c'est tout
à fait légitime (nous sommes là au niveau des représentations dépendantes de notre culture, de notre
histoire, de notre milieu de vie). Dans la Bible, on trouve d'ailleurs de nombreux appellations de
Dieu : rocher, père, mère, Seigneur, sauveur, défenseur, etc...
En effet une chose est d'expérimenter cette Source au plus intime, autre chose est de la désigner. En
effet, il ne faut pas confondre la réalité vécue, elle-même indicible, et la nomination de cette réalité
expérimentée. L'expérience de la réalité est première, la nomination n'est pas secondaire mais
seconde et relative. Nous avons certes besoin de mots pour balbutier l'expérience de l'exigence
intérieure que nous expérimentons quand nous nous efforçons de vivre dans l'authenticité, la vérité
et le don, mais ce ne sont que des mots. Ils sont utiles mais ils sont relatifs. Ils ne servent qu'à
pointer notre attention et celle d'autrui sur l'expérience vécue, intraduisible par nature. La pire des
choses c'est d'idolâtrer les mots en croyant expérimenter la réalité. Nous ne sommes jamais
indemnes (ni les Églises non plus) de glisser vers cette impasse.
En conclusion, disons que notre fidélité à la démarche de Jésus dans la relation à son Dieu passe
d'abord par l'engagement (au sens le plus large du terme) de notre existence dans l'esprit qui fut le
sien et, au cœur de cet engagement, par l'expérience au tréfonds de notre être d'une Source
mystérieuse inspirante. Là nous sommes en phase avec l'expérience de Jésus, chacun la vivant et la
nommant à sa manière dans son contexte singulier. C'est une démarche de foi qui ne s'impose à
personne mais pour un chrétien de la modernité, en est-il d'autre aujourd'hui pour percevoir cette
Source intime qui inspire tout vrai chemin d'humanité ?
Voilà à mon sens une voie possible pour conjuguer actuellement notre fidélité au Dieu de Jésus et
la légitime et même nécessaire créativité dont nous avons à faire preuve aujourd'hui.
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4- L'esprit qui animait Jésus se traduisait par sa manière de s'engager résolument à ses risques et
périls à travers paroles et actions :
Il a fait preuve de constance jusqu'au bout, en dépit des oppositions et incompréhensions, il ne s'est
jamais dérobé aux appels qui le sollicitaient, il n'a pas craint le qu'en dira-t-on, les critiques, les
calomnies ; il a veillé à la cohérence entre son dire et son vivre, entre son enseignement et son style
de vie, mais il s'est toujours refusé à haïr, à prendre une revanche, à écraser ses adversaires,
À nous de traduire cet esprit dans le temps que nous vivons, dans nos façons concrètes de nous
engager et dans nos mentalités à nos risques et périls s'il le faut.
5- Enfin l'esprit qui animait Jésus au service de son prochain émanait d'une droiture de cœur et
d'intentions authentiques, non contaminées par la recherche du pouvoir et de l'avoir, par l'hypocrisie
et de la duplicité, par les partis pris injustifiés, par les fausses évidences du temps.
À nous de nous inspirer de cet esprit d'authenticité et d'être vigilant sur ce qui nous anime
réellement en nous faisant le prochain d'autrui.
Conclusion. Quelques remarques finales pour que notre référence à Jésus ne soit
pas une simple répétition mais une re-création.
1- Pour vivre aujourd'hui à la manière de Jésus, nous n'avons jamais fini de méditer son expérience
unique. Si ce n'est pas suffisant, c'est indispensable pour qui prétend être son disciple. Cela
implique deux conséquences indissociables l'une de l'autre : d’une part, travailler sérieusement sur
les textes évangéliques pour faire émerger la figure historique de Jésus de Nazareth dans toute son
ampleur (sinon on risque d'en rester à des idées toutes faites) et d'autre part, méditer à longueur de
vie, seul et en communauté, son témoignage afin de nous imprégner de son esprit. Ces deux
chantiers ne sont jamais terminés parce que, notre propre existence étant en perpétuelle évolution,
nous avons sans cesse à revenir à la source qui est Jésus pour mieux le percevoir et même le
découvrir sous un jour nouveau.
2- Le témoignage de Jésus nous appelle à ne pas nous payer de mots : Nous efforcer de vivre vrai à
sa manière se traduit par des actes, accomplis individuellement et /ou collectivement. Chacun s'y
engage à sa manière, selon son charisme et ses possibilités (nous ne sommes pas tout puissants et
nous ne pouvons pas être partout). En cela, il est important de cultiver la cohérence entre notre
attention concrète vis à vis de notre prochain le plus proche et nos engagements vis à vis des autres
plus lointains.
3- Si notre fidélité au témoignage de Jésus doit se traduire dans les faits, les manières de lui donner
corps sont infinies. Ainsi pouvons-nous mesurer sa fécondité à travers les siècles, aujourd'hui
comme hier, en nous, près de nous et loin de nous. D'où l'importance d'être aujourd'hui créatif et
attentif aux témoignages si divers à travers notre vaste monde et de nous en émerveiller.
4- Tout langage sur le Dieu de Jésus, source de notre vivre vrai à la suite de Jésus ne peut être que le
témoignage d'une expérience personnelle et communautaire. Un langage sur Dieu déconnecté d'un
engagement de vie est vide. Par ailleurs un langage qui n'est que répétition ne fait pas vivre. À
nouvelle époque, nouvelle exigence de dire « Dieu » dans la culture du temps. Ne craignons pas de
nous y risquer. C'est notre responsabilité.
5- Vivre dans l'esprit de Jésus n'est pas le monopole des chrétiens. Sans référence à Dieu, des gens
nombreux à travers le monde vivent des valeurs qui étaient celles de Jésus. Ces valeurs sont
d'ailleurs universelles et font partie de l'essence de l'homme dont le souci est d'inventer sa vie dans
la vérité, l'authenticité, l'attention aux autres, notamment à ceux qui sont les plus oubliés.
L'important n'est pas ce qui est étiqueté chrétien, mais ce qui consonne avec la pratique de Jésus de
Nazareth.
6- L'existence de Jésus au service de la libération des hommes ne peut pas ne pas interroger les
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Églises. Si le Dieu invisible ne se laisse pressentir que dans l'engagement des vies animées par
l'esprit de Jésus, la mission prioritaire des Églises n'est-elle pas d'appeler ceux qui se disent
disciples de Jésus à cet engagement en même temps qu'à des temps de ressourcement personnel et
communautaire ? Par ailleurs au niveau de son propre fonctionnement, l'Église n'a-t-elle pas besoin
de se demander si son organisation est bien inspirée par l'esprit de Jésus et, si ce n'est pas, le cas, ce
qu'il faut changer ? Ce chantier ne peut être esquivé. Il en va de la cohérence entre le témoignage
évangélique proclamé à tous vents et la manière d'en vivre effectivement à l'intérieur de l'Église.
7- Je finis avec l'évocation de trois passages des Évangiles : Le premier est une exigence ; les deux
autres sont un encouragement.
1er texte : une exigence. En St Matthieu 25, 14-30, la parabole des talents. Un homme, à son départ
(on ne sait s'il reviendra), confie ses biens à ses serviteurs : un ou plusieurs talents. Aucune
consigne, rien de sa part. Les deux premiers serviteurs entreprenants prennent le risque de faire
valoir les talents reçus et ça réussit. Le troisième, par crainte de tout perdre, fait la politique de
l'autruche, il enfouit en terre le talent reçu. Les deux premiers sont félicités et gratifiés. Le troisième
est condamné.
J'actualise : Depuis Jésus, c'est à ses disciples de jouer, de prendre le risque de faire fructifier sa
parole et sa pratique. Sommes-nous dans la posture du risque à courir ou bien sommes-nous dans la
posture de la peur, soucieuse avant tout de ne pas nous compromettre ? Dans le premier cas, courir
le risque est la condition de la fécondité ; dans le second, le repliement sur soi est indicateur de
stérilité.
2ème et 3ème textes : un encouragement.
En St Jean, deux paroles sont mises sur les lèvres de Jésus qui traduisent la méditation de la
communauté où est né l'Évangile.
16, 7« Il est bon que je m'en aille, car si je ne pars pas, le Souffle ne viendra pas à vous »
14,12 « En vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en
fera même de plus grandes... »
J'actualise ainsi : pourquoi aurions-nous peur puisque nous sommes assurés d'avoir en permanence
le Souffle suffisant pour vivre de l'esprit de Jésus et témoigner de son Dieu ! Comment ne pas
nous sentir encouragés à être créatifs pour faire advenir sans cesse de nouvelles figures d'Évangile ?
Un dernier mot pour nous rassurer et nous stimuler s'il en était besoin. Il consiste en deux paroles de
deux auteurs qui peuvent être un viatique sur notre chemin. La première parole est de Sulivan à qui
une lectrice demanda un jour s'il vivait bien tout ce qu'il écrivait : Il répondit : « Détrompez-vous
Madame, je vis toujours en deçà de ce que j'écris mais je jette les mots devant moi pour qu'ils me
tirent en avant »... La seconde du poète René Char : « L'impossible, nous ne l'atteignons pas, mais il
nous sert de lanterne. »...
Que le témoignage de Jésus nous tire sans cesse en avant et qu'il demeure par tous les temps une
lanterne qui éclaire notre chemin. Il demeure à jamais ferment d'humanité dans notre lourde pâte
humaine !
Jacques Musset, Notre Dame de Grâce le 21 mai 2016
Voir des prolongements dans mes livres « Être chrétien dans la modernité » (Golias),
chapitres 5,6,7 et « Repenser Dieu dans un monde sécularisé »( Karthala), chapitre 8