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1 Daniel Arnold, L’évangile de Marc. Puissance et souffrance de Jésus-Christ, Editions Emmaüs, 2007, p.259-263. Jésus guérit un sourd-muet (7.31-37) 31 De nouveau, Jésus quitta la contrée de Tyr et Sidon, et revint vers la mer de Galilée, en traversant la contrée de la Décapole. 32 On lui amena un sourd qui avait de la difficulté à parler, et on le supplia de lui imposer les mains. 33 Il le prit à l’écart loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles et lui toucha la langue avec (sa propre) salive ; 34 puis il leva les yeux au ciel, soupira et dit : Ephphatha, c’est–à–dire : ouvre– toi. 35 Aussitôt ses oreilles s’ouvrirent, sa langue se délia, et il se mit à parler correctement. 36 Jésus leur recommanda de n’en parler à personne, mais plus il le leur recommandait, plus ils publiaient (la nouvelle). 37 Ils étaient dans un étonnement extraordinaire et disaient : Il fait tout à merveille, il fait même entendre les sourds et parler les muets. Contournement de la Galilée. Jésus poursuit son voyage en terre étrangère. Son itinéraire précis est difficile à établir. Il commence peut-être par monter au nord (selon certains manuscrits, « Jésus quitta le territoire de Tyr par Sidon », or Sidon est

Jésus guérit un sourd-muet (Marc 7.31-37)

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Texte tiré du commentaire de Daniel Arnold, L'évangile de Marc. Puissance et souffrance de Jésus-Christ, Editions Emmaüs, 2007.

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Daniel Arnold, L’évangile de Marc. Puissance et souffrance de Jésus-Christ, Editions Emmaüs, 2007, p.259-263.

Jésus guérit un sourd-muet (7.31-37) 31 De nouveau, Jésus quitta la contrée de Tyr et

Sidon, et revint vers la mer de Galilée, en traversant la contrée de la Décapole. 32 On lui amena un sourd qui avait de la difficulté à parler, et on le supplia de lui imposer les mains. 33 Il le prit à l’écart loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles et lui toucha la langue avec (sa propre) salive ; 34 puis il leva les yeux au ciel, soupira et dit : Ephphatha, c’est–à–dire : ouvre–toi. 35 Aussitôt ses oreilles s’ouvrirent, sa langue se délia, et il se mit à parler correctement. 36 Jésus leur recommanda de n’en parler à personne, mais plus il le leur recommandait, plus ils publiaient (la nouvelle). 37 Ils étaient dans un étonnement extraordinaire et disaient : Il fait tout à merveille, il fait même entendre les sourds et parler les muets.

Contournement de la Galilée. Jésus poursuit son voyage en terre étrangère. Son itinéraire précis est difficile à établir. Il commence peut-être par monter au nord (selon certains manuscrits, « Jésus quitta le territoire de Tyr par Sidon », or Sidon est

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35 km au nord de Tyr)1, bifurque ensuite à l’est, puis redescend au sud vers la Décapole, avant de remonter légèrement au nord et d’atteindre la rive orientale du lac de Galilée. Quoi qu’il en soit, Jésus reste en territoire païen et évite la Galilée qu’il contourne. Cela ne signifie pas pour autant que le sourd est un païen, car d’importantes colonies juives existaient dans presque toutes les villes de la Décapole (Lane p. 266 ; Cole p. 190). Plusieurs indices semblent même indiquer que l’homme est juif. Ainsi, le seul mot que Jésus lui adresse dans son effort de communiquer n’est pas grec, mais araméen. Les personnes qui amènent le malade à Jésus le prient de lui imposer les mains, peut-être moins pour le guérir – ces hommes semblent surpris et émerveillés par la guérison (cf. 7.37) – que pour le bénir, une pratique juive bien établie. Ces hommes appartiendraient donc à la Diaspora du peuple élu.

Comparaison avec le récit précédent. Le début de ce récit rappelle le récit précédent. Dans les deux cas, Jésus quitte une région, puis voyage à l’étranger. La mention de « Tyr et Sidon » au premier verset de chaque récit (7.24, 31), ainsi que

1 Presque toutes les versions (Seg, Col, TOB, Sem, FC, Jér, NIV)

optent pour cette solution qui n’est pourtant pas soutenue par la majorité des manuscrits, dont seules Ost et KJ se font l’écho (« Il quitta la contrée de Tyr et Sidon »).

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le mot « de nouveau » (palin)2 au début du deuxième récit rapprochent ces deux récits de miracles. Par ce cadre similaire, Marc encourage ses lecteurs à les comparer, car ils sont tout à la fois proches et opposés.3 1. Dans le premier récit, une femme, étrangère et

isolée, implore la guérison de sa fille. Dans le second, un Juif, qui peine à s’exprimer (bien qu’adulte), est conduit vers Jésus par des amis qui parlent en sa faveur et demandent une bénédiction pour lui. Jésus a dû parler en grec avec la femme (cf. 7.26), mais en araméen avec l’homme (cf. 7.34).

2. Le premier récit se déroule à l’ouest de la Galilée, sur le littoral méditerranéen, et le second se passe à l’est du lac de Galilée, près des rivages.

3. La relation entre le(s) intercesseur(s) et le/la malade est parentale dans le premier cas, indéfinie dans le second.

2 Ce mot n’est malheureusement pas traduit dans les versions

françaises. Par contre, il est indiqué dans certaines versions anglaises (KJ, ASV).

3 Les deux récits ont sensiblement la même longueur : 134 mots grecs pour le premier et 114 pour le second. Lors de l’intervention de la femme syro-phénicienne, Marc ne nomme pas les disciples – contrairement à Mt 15.23 –, afin d’accentuer le parallélisme avec la rencontre du sourd-muet où les disciples ne sont pas non plus mentionnés.

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4. La fille est tourmentée par un esprit impur (un démon), alors que l’homme souffre d’une double maladie physique (surdité et mutisme partiel).

5. Jésus n’entre jamais en contact avec l’enfant possédée (puisque celle-ci est guérie à distance). Par contre, le sourd-muet est amené vers Jésus à qui on demande de lui imposer les mains. Jésus touche effectivement l’homme, mais d’une manière inattendue : il ne pose pas sa main sur la tête ou l’épaule, mais place ses doigts dans les oreilles et touche la langue avec sa salive.

6. La démarche et l’attitude de Jésus nous étonnent dans les deux récits. Dans le premier, les paroles de Jésus heurtent (7.27), et dans le second, ses gestes déroutent (7.33).

7. Jésus repousse la femme dans un premier temps, alors qu’il entoure le sourd de beaucoup d’attention. La femme ne demande qu’une fraction du temps de Jésus, alors que ce dernier consacre volontairement beaucoup de temps au sourd : « Jésus le prit à part loin de la foule », puis communique avec lui (7.33).

8. Dans les deux récits, Jésus désire passer inaperçu. Avant le premier miracle, Marc signale ce souhait dans un commentaire (« Jésus entra dans une maison, désirant que personne ne le sache, mais il ne put rester caché » 7.24), et

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après le second miracle, il rapporte l’interdiction formelle de Jésus de divulguer le miracle (« Jésus leur recommanda de n’en parler à personne » 7.36).

9. La femme obtient la guérison de sa fille en raison de sa parole droite (7.29), et l’homme « parle très bien » parce qu’il est guéri (7.35). Par contre, les amis du sourd désobéissent à Jésus et publient la nouvelle (ils parlent donc mal : 7.36), tout en vantant les mérites de Jésus (ils parlent donc bien : 7.37).

Un immense souci de communication. La démarche de Jésus envers le sourd est étrange au premier abord,4 mais elle s’explique lorsqu’on réalise que Jésus désire communiquer avec cet homme. Le malade est sourd, mais il n’est pas aveugle. Jésus utilise donc un langage non verbal pour communiquer avec lui. Chaque geste est porteur de sens. Jésus place ses doigts dans les oreilles de l’homme pour lui annoncer la guérison de sa surdité. Il touche « la langue avec sa propre salive » pour indiquer que le problème de la parole sera lui aussi résolu. Le malade pourra articuler correctement les mots, et la salive de Jésus (symbole de sa parole) sera le moyen par lequel le

4 Matthieu et Luc ne rapportent pas ce miracle énigmatique.

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miracle se réalisera. Jésus lève les yeux au ciel pour désigner l’origine de son pouvoir. Ce mouvement des yeux n’est pas seulement une habitude de prière chez Jésus, mais un geste délibéré de sa part pour communiquer avec son interlocuteur.5 Le soupir profond, qui soulève et abaisse la cage thoracique, exprime la compassion de Jésus envers cet homme coupé des communications élémentaires avec son environnement. Tout le corps de Jésus respire la communication : les doigts, la salive, les yeux, la poitrine. Finalement, Jésus prononce un mot. Celui-ci est tellement particulier que Marc le transmet en araméen (« Ephphatha ») avant de le traduire (« c'est-à-dire, ouvre-toi »). Dans sa forme originale, ce mot est composé de trois voyelles et

5 Lors de la première multiplication des pains, les évangiles

synoptiques signalent que Jésus a tourné les yeux vers le ciel au moment de rendre grâces (Mt 14.19 ; Mc 6.41 ; Lc 9.16). C’était certainement une manière visuelle pour communiquer à une immense foule. L’évangile de Jean présente encore deux prières analogues de Jésus. Lors de la résurrection de Lazare (Jn 11.41), Jésus lève les yeux au ciel et prie, mais précise aussitôt que sa prière est prononcée pour la foule (« Pour moi, je sais que tu m'exauces toujours; mais j'ai parlé à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé » Jn 11.42). Après avoir quitté la chambre haute, mais avant de sortir de Jérusalem pour se rendre au jardin de Gethsémané (cf. Jn 14.31 ; 18.1), Jésus prononce la prière sacerdotale les yeux levés vers le ciel (Jn 17.1), une prière pédagogique destinée à instruire ses disciples des attentes de leur Seigneur.

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de trois labiales, c'est-à-dire de sons faciles à lire sur les lèvres.

Jésus témoigne d’une intense volonté d’instruire ce sourd et de lui expliquer le sens de son intervention.6 D’abord, il l’éloigne de la foule pour éviter tout dérangement. Ensuite, il n’attend pas la guérison pour communiquer avec cet homme, mais il l’anticipe et l’annonce. L’homme doit comprendre l’intervention de Jésus avant que le prodige se réalise. A cet effet, Jésus rejoint l’homme à son niveau et il utilise des moyens naturels pour communiquer.7

Jésus enseigne l’homme, mais il instruit simultanément ses disciples. Ceux-ci ont pu le suivre, contrairement à la foule qui a dû rester en retrait. Ils peuvent voir l’importance que Jésus attache à l’instruction, et le thème de l’incarnation s’illustre sous leurs yeux. En fait, Jésus agit avec cet homme comme il agit avec ses disciples. Il prend du temps pour les instruire à l’écart des foules. Il utilise des images et des paraboles pour faciliter leur apprentissage. Ses miracles sont des

6 Certains commentateurs pensent que Jésus veut développer sa

relation personnelle avec lui. « Par le toucher et la salive, Jésus entre dans le monde mental de l’homme et gagne sa confiance » (Lane p. 266). Wessell (p. 684) pense que les gestes de Jésus sont faits « pour aider l’homme à exercer sa foi ».

7 Jésus fait appel à son imagination pour communiquer ; il invente ici un langage pour les sourds.

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leçons de choses8, et ses prodiges annoncent souvent l’avenir9. En résumé, Jésus permet à ses disciples d’entendre la parole divine, ce qui leur permettra de bien parler du royaume des cieux.

La foule ignore les paroles de Jésus. Le récit se termine avec la réaction de la foule qui ignore les recommandations solennelles de Jésus (7.36-37). Une fois de plus, Jésus demande de ne pas divulguer ce miracle physique, afin d’éviter que les gens ne le suivent que pour un gain matériel. Il veut que les hommes s’attachent à ses paroles. La réaction de la foule montre à quel point cela leur est difficile. « Plus il le leur recommandait, plus ils le publiaient » (7.36). Malgré tous ses efforts, Jésus ne peut les retenir de divulguer le miracle, car ces hommes n’ont aucun respect pour la parole du Seigneur. Bien qu’ils entendent, ils sont sourds. Le problème fondamental de l’homme n’est pas physique, mais spirituel. Jésus a vaincu sans peine toute infirmité, mais l’incrédulité et la désobéissance des hommes l’ont conduit à la croix.

8 L’apôtre Jean parle de signes dans son évangile pour décrire les

miracles. 9 Un excellent exemple d’un miracle qui annonce l’avenir est la

marche de Jésus sur l’eau. Or ce miracle est justement celui qui correspond à la guérison du sourd-muet, selon le chiasme de la sous-section (voir structure p. 101).

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Le témoignage de ces hommes n’est pourtant pas sans valeur. « Il fait tout à merveille » (7.37), disent-ils, paraphrasant (involontairement ?) les paroles de Ge 1.31 (« Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait : c’était très bon »). Ils ajoutent : « Il fait même entendre les sourds, et parler les muets », pensant peut-être aux temps messianiques annoncés par le prophète Esaïe (« Alors s'ouvriront les yeux des aveugles, et s'ouvriront les oreilles des sourds; alors le boiteux sautera comme un cerf, et la langue du muet éclatera de joie… » Es 35.5-6). L’utilisation du pluriel surprend au premier abord, car Jésus vient de guérir un sourd-muet, mais cette généralisation reflète une admiration illimitée envers la puissance de Jésus. Ces hommes ont compris quelque chose du Seigneur.10 Ils entrevoient sa messianité, mais peinent à le suivre jusqu’au bout. Plus tard, Pierre confessera correctement le Messie, mais s’opposera aussitôt au message de la croix (8.29-30).

10 Au lieu de rapporter la guérison du sourd-muet, Matthieu fait

allusion à une multitude de miracles : « Alors s'approcha de lui une grande foule, ayant avec elle des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup d'autres malades. On les mit à ses pieds, et il les guérit » (Mt 15.30). Dans Matthieu, le pluriel de la conclusion (« Les muets parlaient, les estropiés étaient guéris, les boiteux marchaient, les aveugles voyaient… » (Mt 15.31) ne pose aucun problème, car il ne reflète qu’un état de faits. Par contre dans Marc, il exprime une réflexion théologique.

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