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Interprétariat communautaire et soins aux personnes «invisibles» ET ENCORE... Editores Medicorum Helveticorum * Le Dr Jean Martin, privat-docent, membre de la rédaction, est ancien médecin cantonal vaudois et membre de la Commission natio- nale d’éthique. 1 Joss M. L’interprétariat commu- nautaire, une base de confiance pour le traitement des patients migrants. Bull Méd Suisses. 2008; 89(8):320-2. 2 Taverna E. Eine Praxis für Unsicht- bare. Bull Méd Suisses. 2008;89(7): 290-1. L’éclairage porté par l’article de Monika Joss [1] est très bienvenu, spécialement dans notre journal professionnel. Je le relève en tant que membre du comité d’Appartenances (www. appartenances.ch), association qui dans le can- ton de Vaud – à Lausanne, Vevey et Yverdon – offre depuis une quinzaine d’années un éventail de services à l’intention des personnes venues d’ailleurs. Dans des registres divers: prestations psychothérapeutiques, formation élémentaire des adultes et formation continue de profession- nels, promotion, animations et soutiens divers (espaces de rencontre), cours (français, informa- tique, couture, etc.). Une activité importante de l’association est la formation et la mise à disposition d’interprètes communautaires. Ces derniers sont sollicités principalement dans les domaines de la santé, de l’éducation et du social, à l’intérieur d’Apparte- nances comme à l’extérieur (hôpitaux, écoles, services sociaux). Durant l’année dernière, il s’est agi de 17 000 heures d’interprète. A l’occasion du 10 e anniversaire de ce service, Appartenances a organisé à fin 2007 une mani- festation qui avait pour point central une très intéressante table ronde sur le thème «L’interpré- tariat sous toutes ses formes». Y participaient une interprète communautaire, une interprète de conférence, une médiatrice en gestion de conflits et une interprète en langue des signes (à l’inten- tion de personnes sourdes). Ce qu’a dit cette der- nière en particulier a été une découverte pour beaucoup des auditeurs. Il est apparu que les questions qui se posent, si elles ont bien entendu des spécificités selon les différents contextes, ont aussi des dimensions substantielles communes. Par exemple en ce qui concerne les principes déontologiques, notamment la fidélité, le secret professionnel et la neutralité. L’interprétariat communautaire s’est surtout développé dans le passé récent. En Suisse, l’asso- ciation Interpret, d’où émane l’article de Monika Joss, regroupe les personnes formées, qui vien- nent de passer le nombre de 500. A noter qu’il existe aussi une organisation au niveau inter- national, Critical Link. Dans le domaine des soins et en un mot comme en cent, la disponi- bilité de compétences d’interprétariat est au- jourd’hui partie intégrante de la good medical practice. Or, il faut souligner l’insuffisance actuelle de leur prise en charge par des méca- nismes collectifs (assurance-maladie, pouvoirs publics). Appartenances et d’autres reçoivent certaines subventions mais le remboursement de l’interprétariat reste un parent pauvre. C’est une lutte constante pour accréditer l’idée que, quand l’établissement d’une bonne relation thérapeu- tique n’est simplement pas possible sans la pas- serelle d’un interprète adéquatement formé, il n’est pas admissible de rester sans moyens de financer cette prestation – et ceci de façon régu- lière, sans qu’il doive s’agir de décisions excep- tionnelles ou de cas en cas (cela vaut de la même manière pour les questions, souvent délicates, qui en milieu scolaire doivent être discutés avec des parents d’élèves allophones). A ce propos, la responsable concernée d’Appartenances me signale la réaction négative d’un médecin qui se voit facturer le travail de l’interprète à laquelle il a eu recours pour expli- quer à une patiente les enjeux vitaux d’une gros- sesse à haut risque. On peut comprendre ce pra- ticien … difficile de prétendre que c’est à lui per- sonnellement d’assumer ce montant. Il est ainsi indispensable et urgent de sensibiliser (plus que cela, de convaincre) les financeurs usuels de prendre en charge ce service – et ceci dans le cadre de l’assurance de base, celles et ceux qui ont besoin d’interprètes sont souvent parmi les plus défavorisés. Je profite de cette page pour dire aussi tout l’intérêt que j’ai trouvé à l’article d’Erhard Taverna sur notre confrère David Winizki et sa pratique au service de personnes venues d’ail- leurs, pas rarement sans-papiers [2]. Une problé- matique qu’Appartenances connaît bien, par sa consultation psychothérapeutique pour mi- grants en particulier. Il est important de rendre visibles celles et ceux qui se préoccupent des per- sonnes «invisibles» parmi nous; personnes qui vivent dans des situations difficiles, précaires, donnant trop souvent lieu à leur exploitation comme cela est relevé. Que je note enfin qu’il serait bien souhaitable que cet article soit dispo- nible en français aussi! Jean Martin Bulletin des médecins suisses | Schweizerische Ärztezeitung | Bollettino dei medici svizzeri | 2008;89: 12/13 544 Jean Martin*

Interprétariat communautaire et soins aux personnes

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Page 1: Interprétariat communautaire et soins aux personnes

Interprétariat communautaire etsoins aux personnes «invisibles»

E T E N C O R E . . .

Editores Medicorum Helveticorum

* Le Dr Jean Martin, privat-docent,membre de la rédaction, est ancienmédecin cantonal vaudois etmembre de la Commission natio-nale d’éthique.

1 Joss M. L’interprétariat commu-nautaire, une base de confiancepour le traitement des patientsmigrants. Bull Méd Suisses. 2008;89(8):320-2.

2 Taverna E. Eine Praxis für Unsicht-bare. Bull Méd Suisses. 2008;89(7):290-1.

L’éclairage porté par l’article de Monika Joss [1]est très bienvenu, spécialement dans notrejournal professionnel. Je le relève en tant quemembre du comité d’Appartenances (www.appartenances.ch), association qui dans le can-ton de Vaud – à Lausanne, Vevey et Yverdon – offre depuis une quinzaine d’années un éventailde services à l’intention des personnes venuesd’ailleurs. Dans des registres divers: prestationspsychothérapeutiques, formation élémentairedes adultes et formation continue de profession-nels, promotion, animations et soutiens divers(espaces de rencontre), cours (français, informa-tique, couture, etc.).

Une activité importante de l’association estla formation et la mise à disposition d’interprètescommunautaires. Ces derniers sont sollicitésprincipalement dans les domaines de la santé, del’éducation et du social, à l’intérieur d’Apparte-nances comme à l’extérieur (hôpitaux, écoles,services sociaux). Durant l’année dernière, il s’estagi de 17000 heures d’interprète.

A l’occasion du 10e anniversaire de ce service,Appartenances a organisé à fin 2007 une mani-festation qui avait pour point central une très intéressante table ronde sur le thème «L’interpré-tariat sous toutes ses formes». Y participaient uneinterprète communautaire, une interprète deconférence, une médiatrice en gestion de conflitset une interprète en langue des signes (à l’inten-tion de personnes sourdes). Ce qu’a dit cette der-nière en particulier a été une découverte pourbeaucoup des auditeurs. Il est apparu que lesquestions qui se posent, si elles ont bien entendudes spécificités selon les différents contextes, ontaussi des dimensions substantielles communes.Par exemple en ce qui concerne les principesdéontologiques, notamment la fidélité, le secretprofessionnel et la neutralité.

L’interprétariat communautaire s’est surtoutdéveloppé dans le passé récent. En Suisse, l’asso-ciation Interpret, d’où émane l’article de MonikaJoss, regroupe les personnes formées, qui vien-nent de passer le nombre de 500. A noter qu’ilexiste aussi une organisation au niveau inter -national, Critical Link. Dans le domaine dessoins et en un mot comme en cent, la disponi -bilité de compétences d’interprétariat est au-

jourd’hui partie intégrante de la good medicalpractice. Or, il faut souligner l’insuffisance actuelle de leur prise en charge par des méca-nismes collectifs (assurance-maladie, pouvoirspublics). Appartenances et d’autres reçoiventcertaines subventions mais le remboursement del’interprétariat reste un parent pauvre. C’est unelutte constante pour accréditer l’idée que, quandl’établissement d’une bonne relation thérapeu-tique n’est simplement pas possible sans la pas-serelle d’un interprète adéquatement formé, iln’est pas admissible de rester sans moyens de financer cette prestation – et ceci de façon régu-lière, sans qu’il doive s’agir de décisions excep-tionnelles ou de cas en cas (cela vaut de la mêmemanière pour les questions, souvent délicates,qui en milieu scolaire doivent être discutés avecdes parents d’élèves allophones).

A ce propos, la responsable concernéed’Appartenances me signale la réaction négatived’un médecin qui se voit facturer le travail del’interprète à laquelle il a eu recours pour expli-quer à une patiente les enjeux vitaux d’une gros-sesse à haut risque. On peut comprendre ce pra-ticien … difficile de prétendre que c’est à lui per-sonnellement d’assumer ce montant. Il est ainsiindispensable et urgent de sensibiliser (plus quecela, de convaincre) les financeurs usuels deprendre en charge ce service – et ceci dans le cadre de l’assurance de base, celles et ceux quiont besoin d’interprètes sont souvent parmi lesplus défavorisés.

Je profite de cette page pour dire aussi toutl’intérêt que j’ai trouvé à l’article d’ErhardTaverna sur notre confrère David Winizki et sapratique au service de personnes venues d’ail-leurs, pas rarement sans-papiers [2]. Une problé-matique qu’Appartenances connaît bien, par saconsultation psychothérapeutique pour mi-grants en particulier. Il est important de rendrevisibles celles et ceux qui se préoccupent des per-sonnes «invisibles» parmi nous; personnes quivivent dans des situations difficiles, précaires,donnant trop souvent lieu à leur exploitationcomme cela est relevé. Que je note enfin qu’il serait bien souhaitable que cet article soit dispo-nible en français aussi!

Jean Martin

Bulletin des médecins suisses | Schweizerische Ärztezeitung | Bollettino dei medici svizzeri | 2008;89: 12/13 544

Jean Martin*