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Lycée Arcisse de Caumont 3 rue Baron Gérard 14400 BAYEUX 1 ES 1 SEQUENCE 1 Incendies (2003) de Wajdi Mouawad, une tragédie engagée Objet d'étude : théâtre, texte et représentation (oeuvre intégrale) Problématique : comment la pièce Incendies renouvelle-t-elle le genre tragique ? Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et registres ________________________________________________________________________________ TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE 1. Le notaire (scène 1). 2. Les amants maudits : "ce qui est là" (scène 5). 3. La scène de l'autobus : "les pelouses de banlieue" (scène 19). 4. Lettre d'une mère à ses enfants (scène 38). ________________________________________________________________________________ ACTIVITES – autres œuvres et/ou textes étudiés : Groupement de textes 2 : entretien avec le metteur en scène Stanislas Nordey Groupement de textes 3 : l'intertextualité avec Shakespeare, Sophocle et Ovide : William Shakespeare, Roméo et Juliette (1597), acte II, scène 2 ; Sophocle, Oedipe-roi (Vème s. av. J.-C.) ; Ovide, «Pyrame et Thisbé», Métamorphoses (an 1), livre 4, v. 55-166 – lectures d'images : Incendies (2010) de Denis Villeneuve, flm d'après la pièce de Wajdi Mouawad, notamment le début et la fn du flm. La couverture de l'édition Babel, l'affche du flm de Denis Villeneuve - Lectures cursives :

Incendies - LeWebPédagogique › hberkane2 › files › 2017 › ...• Wajdi Mouawad, un auteur contemporain à la croisée des cultures : l'identité libanaise, l'héritage grec

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  • Lycée Arcisse de Caumont3 rue Baron Gérard14400 BAYEUX

    1 ES 1

    SEQUENCE 1 Incendies (2003) de Wajdi Mouawad, une tragédie engagée

    Objet d'étude : théâtre, texte et représentation (oeuvre intégrale)Problématique : comment la pièce Incendies renouvelle-t-elle le genre tragique ?Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres etregistres________________________________________________________________________________

    TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

    1. Le notaire (scène 1).2. Les amants maudits : "ce qui est là" (scène 5).3. La scène de l'autobus : "les pelouses de banlieue" (scène 19).4. Lettre d'une mère à ses enfants (scène 38).

    ________________________________________________________________________________

    ACTIVITES – autres œuvres et/ou textes étudiés :

    • Groupement de textes 2 : entretien avec le metteur en scène Stanislas Nordey• Groupement de textes 3 : l'intertextualité avec Shakespeare, Sophocle et Ovide

    : William Shakespeare, Roméo et Juliette (1597), acte II, scène 2 ; Sophocle, Oedipe-roi (Vème s.av. J.-C.) ; Ovide, «Pyrame et Thisbé», Métamorphoses (an 1), livre 4, v. 55-166– lectures d'images :

    • Incendies (2010) de Denis Villeneuve, flm d'après la pièce de Wajdi Mouawad, notamment ledébut et la fn du flm.

    • La couverture de l'édition Babel, l'affche du flm de Denis Villeneuve

    - Lectures cursives :

  • • Oncle Vania (1897) d'Anton Tchekhov

    – autres activités : • Wajdi Mouawad, un auteur contemporain à la croisée des cultures : l'identité

    libanaise, l'héritage grec et la création canadienne• Le contexte historique (l'histoire du Liban) et les sources de la pièce (Souha Bechara)• Les personnages : Nawal, Jeanne et Simon ; le personnage de Nihad et la musique

    (Police, "Roxane" ; Supertramp, "The logical song").• La structure de la pièce : les quatre "incendies"• Une tragédie contemporaine : la tragédie grecque et la notion d'hybris ; infuence de

    Sophocle sur l'écriture de Mouawad ; le mythe de Pyrame et Thisbé ; les références à Œdipeet aux bergers qui l’ont recueilli, à Roméo et Juliette, au jeune Moïse et à la louve romaineallaitant Romulus et Rémus.

    • Les élèves ont assisté à une représentation de la pièce Espía a una mujer que se mata deDaniel Veronese (d’après Oncle Vania de Tchekhov), au Panta théâtre.

    SEQUENCE 2 "Les yeux se rencontrèrent",scènes de première vue et de demande en mariage

    Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (groupement de textes)Problématiques : par quels moyens ces différents textes traitent-ils des topoï de la rencontreamoureuse et de la demande en mariage ? Par quels principaux procédés chaque texte fait-ilcomprendre l’importance de cette rencontre pour les personnages ?Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et des registres

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    TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

    5. Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions (1782), la rencontre avec Madame de Warens6. Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale (1869), extrait du chapitre 1 de la premièrepartie, la rencontre de Madame Arnoux

    7. Guy de MAUPASSANT, Bel-Ami (1885), deuxième partie, chapitre 8, la demande enmariage de Georges Duroy.

    SEQUENCE 3 Un Roi sans divertissement (1947) de Jean Giono,entre roman policier et chronique

    Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (oeuvre intégrale)Problématique : quelles visions de l'homme et de la société de son temps Jean Giono offre-t-il àtravers Un Roi sans divertissement ?Perspectives d'étude : genres et registres_______________________________________________________________________________________

    TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

  • 8. L'incipit, jusqu'à « ... il passe ses vacances là, à sa maison » 9. Le hêtre de la scierie, de « Le hêtre de la scierie n'avait pas encore ... » jusqu'à «... comme desbouchers.»

    10. La battue au loup, de « Les foulées, naturellement toujours d'une fraîcheur exquise... » jusqu'à«... l'encaisseur de mort subite ! »

    11. L'explicit, de « Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?... » jusqu'à la fn._______________________________________________________________________________________

    ACTIVITES – autres œuvres et/ou textes étudiés :

    • Groupement de textes : d'Un Roi sans divertissement à Noé : Jean Giono, Noé,Bibliothèque de la Pléiade, Édition Gallimard, pp. 611-612 et pp. 615-616.

    • Groupement de textes : l'intertextualité : Chrétien de troyes, Perceval (1162) ; Gérard deNerval, Chimères, "Artémis"(1853) ; Pascal, Pensées, "Divertissement" (1670).

    • Goupement de textes : Jean Giono et le projet des Chroniques : entretiens de Jean Gionoavec Jean et Taos Amrouche, 1953 (reproduits dans le commentaire de Un roi sans divertissement parMireille Sacotte, Gallimard, coll. Foliothèque (n°42), Paris, 1995) ; la préface de 1962 desChroniques.

    – Lectures cursives : Guy de MAUPASSANT, Bel-Ami (1885)

    – lectures d'images : • Histoire des arts : Albrecht Dürer, La Melencolia (1514). • Un flm : la scène fnale de Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard

    – autres activités : • Jean Giono, un écrivain qui dépeint la condition de l'homme dans le monde• Le sens du roman : le titre et l'épigraphe ; les divertissements ; une esthétique de la cruauté• Les personnages : Langlois, les villageois, les trois compagnons de Langlois (le procureur,

    Saucisse et Mme Tim), M. V., Delphine• La structure du roman : les trois parties ; les narrateurs

    _______________________________________________________________________________________

    Activité conduite en autonomie par l'élève : étude comparée du roman et de l'adaptationcinématographique d'Un Roi sans divertissement (1963), de François Leterrier, scénario de Jean Giono.

    Le professeur : Le chef d’établissement :

  • Objet d'étude : théâtre, texte et représentation

    Lectures analytiques

    Oeuvre intégrale : Incendies (2003), de Wajdi Mouawad

    Textes : - texte 1 : le notaire (scène 1) ; - texte 2 : les amants maudits : "ce qui est là" (scène 5). ;- texte 3 : la scène de l'autobus : "les pelouses de banlieue" (scène 19) ;- texte 4 : lettre d'une mère à ses enfants (scène 38).

  • Lecture analytique n° 1 : la scène d'exposition

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    1. Notaire

    Jour. Été. Bureau de notaire.

    HERMILE LEBEL. C’est sûr, c’est sûr, c’est sûr, je préfère regarder le vol des oiseaux. Maintenantfaut pas se raconter de racontars : d’ici, à défaut d’oiseaux, on voit les voitures et le centre d’achats.Avant, quand j’étais de l’autre côté du bâtiment, mon bureau donnait sur l’autoroute. C’était pas lamer à voir, mais j’avais fni par accrocher une pancarte à ma fenêtre : Hermile Lebel, notaire. A l’heurede pointe ça me faisait une méchante publicité. Là, je suis de ce côté-ci et j’ai une vue sur le centred’achats. Un centre d’achats ce n’est pas un oiseau. Avant, je disais un zoiseau. C’est votre mère quim’a appris qu’il fallait dire un oiseau. Excusez-moi. Je ne veux pas vous parler de votre mère àcause du malheur qui vient de frapper, mais il va bien falloir agir. Continuer à vivre comme on dit.C’est comme ça. Entrez, entrez, entrez, ne restez pas dans le passage. C’est mon nouveau bureau.J’emménage. Les autres notaires sont partis. Je suis tout seul dans le bloc. Ici, c’est beaucoup plusagréable parce qu’il y a moins de bruit, l’autoroute est de l’autre côté. J’ai perdu la possibilité defaire de la publicité à l’heure de pointe, mais au moins je peux garder ma fenêtre ouverte, et commeje n’ai pas encore l’air conditionné, ça tombe bien.Oui. Bon.C’est sûr, c’est pas facile.Entrez, entrez, entrez ! Ne restez pas dans le passage enfn, c’est un passage !Je comprends, en même temps, je comprends qu’on ne veuille pas entrer.Moi, je n’entrerais pas.Oui. Bon.C’est sûr, c’est sûr, c’est sûr, j’aurais bien mieux aimé vous rencontrer dans une autre circonstancemais l’enfer est pavé de bonnes circonstances, alors c’est plutôt diffcile de prévoir. La mort, ça ne seprévoit pas. La mort, ça n’a pas de parole. Elle détruit toutes ses promesses. On pense qu’elleviendra plus tard, puis elle vient quand elle veut. J’aimais votre mère. Je vous dis ça comme ça, delong en large : j’aimais votre mère. Elle m’a souvent parlé de vous. En fait pas souvent, mais elle m’adéjà parlé de vous. Un peu. Parfois. Comme ça. Elle disait : les jumeaux. Elle disait la jumelle,souvent aussi le jumeau. Vous savez comment elle était, elle ne disait jamais rien à personne. Jeveux dire bien avant qu’elle se soit mise à plus rien dire du tout, déjà elle ne disait rien et elle ne medisait rien sur vous. Elle était comme ça. Quand elle est morte, il pleuvait. Je ne sais pas. Ça m’a faitbeaucoup de peine qu’il pleuve. Dans son pays il ne pleut jamais, alors un testament, je ne vousraconte pas le mauvais temps que ça représente. C’est pas comme les oiseaux, un testament, c’estsûr, c’est autre chose. C’est étrange et bizarre mais c’est nécessaire. Je veux dire que ça reste un malnécessaire. Excusez-moi.

    Il éclate en sanglots.Wajdi Mouawad, Incendies (2003), "1. Notaire".

  • Lecture analytique n° 2 : "ce qui est là"

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    5. Ce qui est làAube. Forêt. Rocher. Arbres blancs. Nawal (14 ans). Wahab.

    NAWAL. Wahab ! Ecoute-moi. Ne dis rien. Non. Ne parle pas. Si tu me dis un mot, un seul, tu pourrais metuer. Tu ne sais pas encore, tu ne sais pas le bonheur qui va être notre malheur. Wahab, j’ai l’impression qu’àpartir du moment où je vais laisser échapper les mots qui vont sortir de ma bouche, tu vas mourir toi aussi. Jevais me taire, Wahab, promets-moi alors de ne rien dire, s’il te plaît, je suis fatiguée, s’il te plaît, laisse lesilence. Je vais me taire. Ne dis rien. Ne dis rien.

    Elle se tait.

    Je t’ai appelé toute la nuit. J’ai couru toute la nuit. Je savais que j’allais te trouver au rocher aux arbres blancs.Je voulais le hurler pour que tout le village l’entende, pour que les arbres l’entendent, que la nuit l’entende,pour que la lune et les étoiles l’entendent. Mais je ne pouvais pas. Je dois te le dire à l’oreille, Wahab, après, jene pourrai plus te demander de rester dans mes bras même si c’est ce que je veux le plus au monde, même sij’ai la conviction que je serai à jamais incomplète si tu demeures à l’extérieur de moi, même si, à peine sortiede l’enfance, je t’avais trouvé, toi, et qu’avec toi je tombais enfn dans les bras de ma vraie vie, je ne pourraiplus rien te demander.

    Il l’embrasse.

    J’ai un enfant dans mon ventre, Wahab ! Mon ventre est plein de toi. C’est un vertige, n’est-ce pas ? C’estmagnifque et horrible, n’est-ce pas ? C’est un gouffre et c’est comme la liberté aux oiseaux sauvages, n’est-cepas ? Et il n’y a plus de mots ! Que le vent ! Quand j’ai entendu la vieille Elhame me le dire, un océan a éclatédans ma tête. Une brûlure.

    WAHAB. Elhame se trompe peut-être.

    NAWAL. Elhame ne se trompe pas. Je lui ai demandé : « Elhame, tu es sûre? » Elle a rigolé. Elle m’a caresséle visage. Elle m’a dit qu’elle a fait naître tous les enfants du village depuis quarante ans. Elle m’a sortie duventre de ma mère. Elhame ne se trompe pas. Elle m’a promis qu’elle ne dira rien à personne. « Ce ne sontpas mes affaires, elle a dit, mais dans deux semaines au plus tard, tu ne pourras plus le cacher. »

    WAHAB. On ne le cachera pas.

    NAWAL. On nous tuera. Toi le premier.

    WAHAB. On leur expliquera.

    NAWAL. Tu crois qu’ils nous écouteront ?

    WAHAB. De quoi as-tu peur, Nawal ?

    NAWAL. Tu n’as pas peur, toi ? (Temps)

    Pose ta main. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas si c’est la colère, je ne sais pas si c’est la peur, je ne sais pas sic’est le bonheur. Où serons-nous, toi et moi, dans cinquante ans ?

    WAHAB. Nawal, écoute-moi. Cette nuit est un cadeau. Je n’ai peut-être pas de tête pour dire ça, mais j’ai uncœur, et il est solide. Il est patient. Ils crieront, nous les laisserons crier. Ils injurieront, nous les laisseronsinjurier. Peu importe. A la fn, après leurs cris et leurs injures, il restera toi, moi et un enfant de toi et moi.Ton visage, mon visage dans le même visage. J’ai envie de rire. Ils me frapperont mais moi, toujours, j’auraiun enfant au fond de ma tête.

    NAWAL. Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.

    WAHAB. Nous serons toujours ensemble. Rentre chez toi, Nawal. Attends qu’ils se réveillent. Quand ils teverront, à l’aube, assise à les attendre, ils t’écouteront parce qu’ils sauront que quelque chose d’important estarrivé. Si tu as peur, pense qu’au même moment je serai chez moi, attendant que tous se réveillent. Et je leurdirai. L’aube n’est pas loin. Pense à moi comme je pense à toi, et ne te perds pas dans le brouillard. N’oubliepas : maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.

    Wahab part.

    Wajdi Mouawad, Incendies (2003), "5. Ce qui est là".

  • Lecture analytique n° 3 : la scène de l'autobus

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    JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a dit exactement au sujet de l’autobus ?SIMON. Tu vas faire quoi ? Fuck ! Tu vas aller le trouver où ?JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?SAWDA (hurlant). Nawal !SIMON. Laisse tomber l’autobus et réponds-moi ! Tu vas le trouver où ?Bruit de marteaux-piqueurs.JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ?SAWDA. Nawal !HERMILE LEBEL. Elle m’a raconté qu’elle venait d’arriver dans une ville…SAWDA (à Jeanne). Vous n’avez pas vu une jeune flle qui s’appelle Nawal ?HERMILE LEBEL. Un autobus est passé devant elle…SAWDA. Nawal !HERMILE LEBEL. Bondé de monde !SAWDA. Nawal !!HERMILE LEBEL. Des hommes sont arrivés en courant, ils ont bloqué l’autobus, ils l’ont aspergéd’essence et puis d’autres hommes sont arrivés avec des mitraillettes et…Longue séquence de bruits de marteaux-piqueurs qui couvrent entièrement la voix d’Hermile Lebel. Les arrosoirscrachent du sang et inondent tout. Jeanne s’en va.NAWAL. Sawda !SIMON. Jeanne ! Jeanne, reviens !NAWAL. J’étais dans l’autobus, Sawda, j’étais avec eux ! Quand ils nous ont arrosés d’essence j’aihurlé : « Je ne suis pas du camp, je ne suis pas une réfugiée du camp, je suis comme vous, je cherchemon enfant qu’ils m’ont enlevé ! » Alors ils m’ont laissé descendre, et après, après, ils ont tiré, etd’un coup, d’un coup vraiment, l’autobus a fambé avec tous ceux qu’il y avait dedans, il a fambéavec les vieux, les enfants, les femmes, tout ! Une femme essayait de sortir par la fenêtre, mais lessoldats lui ont tiré dessus, et elle est restée comme ça, à cheval sur le bord de la fenêtre, son enfantdans ses bras au milieu du feu et sa peau a fondu, et la peau de l’enfant a fondu et tout a fondu ettout le monde a brûlé ! Il n’y a plus de temps. Le temps est une poule à qui on a tranché la tête, letemps court comme un fou, à droite à gauche, et de son cou décapité, le sang nous inonde et nousnoie.SIMON (au téléphone). Jeanne ! Jeanne, je n’ai plus que toi. Jeanne, tu n’as plus que moi. On n’a pasle choix que d’oublier ! Rappelle-moi, Jeanne, rappelle-moi !

    Wajdi Mouawad, Incendies (2003), "19. Les pelouses de banlieue" (extrait) .

  • Lecture analytique n° 4 : la scène fnale

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    Simon ouvre l’enveloppe.

    NAWAL. Simon,Est-ce que tu pleures ?Si tu pleures ne sèche pas tes larmesCar je ne sèche pas les miennes.L’enfance est un couteau planté dans la gorgeEt tu as su le retirer.À présent, il faut réapprendre à avaler sa salive.C’est un geste parfois très courageux.Avaler sa salive.À présent, il faut reconstruire l’histoire.L’histoire est en miettes.DoucementConsoler chaque morceauDoucementGuérir chaque souvenirDoucementBercer chaque image.

    Jeanne,Est-ce que tu souris ?Si tu souris ne retiens pas ton rireCar je ne retiens pas le mien.C’est le rire de la colèreCelui des femmes marchant côte à côte

    Je t’aurais appelée SawdaMais ce prénom encore dans son épellationDans chacune de ses lettresEst une blessure béante au fond de mon cœur.Souris, Jeanne, sourisNotre famille, Les femmes de notre famille, nous sommes engluées dans la colère.J’ai été en colère contre ma mèreTout comme tu es en colère contre moiEt tout comme ma mère fut en colère contre sa mère.Il faut casser le fl,Jeanne, Simon,Où commence votre histoire ?À votre naissance ?Alors elle commence dans l’horreur.À la naissance de votre père ?Alors c’est une grande histoire d’amour.Mais en remontant plus loin,Peut-être que l’on découvrira que cette histoire d’amourPrend sa source dans le sang, le viol,Et qu’à son tour,Le sanguinaire et le violeur

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    Tient son origine dans l’amour.Alors,Lorsque l’on vous demandera votre histoire,Dites que votre histoire, son origine, Remonte au jour où une jeune flleRevint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe.Là commence l’histoire.Jeanne, Simon,Pourquoi ne pas vous avoir parlé ?Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes.Vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silenceGravez mon nom sur la pierreEt posez la pierre sur ma tombe.Votre mère.

    SIMON. Jeanne, fais-moi encore entendre son silence.

    Jeanne et Simon écoutent le silence de leur mère. Pluie torrentielle.

    Wajdi Mouawad, Incendies (2003), "38. Lettre aux jumeaux".

  • Objet d'étude : théâtre, texte et représentation

    Documents complémentaires

    Oeuvre intégrale : Incendies (2003), de Wajdi Mouawad

    • Groupement de textes 2 : entretien avec le metteur en scène Stanislas Nordey• Groupement de textes 3 : l'intertextualité avec Shakespeare, Sophocle et Ovide

    : William Shakespeare, Roméo et Juliette (1597), acte III, scène 3 ; Sophocle, Oedipe-roi ; Ovide, «Pyrame et Thisbé», Métamorphoses, livre 4, v. 55-166

    – lectures d'images : • Deux mises en scène d'Incendies : Wajdi Mouawad (2003 et 2009) et Stanislas Nordey (2007).• La couverture de l'édition Babel, l'affche du flm de Denis Villeneuve• Valse avec Bachir (2008) d'Ari Folman.

  • Entretien avec le metteur en scène Stanislas Nordey

    Comment avez-vous géré les époques et les lieux différents qui coexistent souvent sur scène ?

    S.N. – Il fallait trouver un principe simple qui puisse permettre aux spectateurs de ne pas être noyés,de ne pas être perdus. Pendant les répétitions, nous avons longtemps cherché comment permettreaux spectateurs de se repérer rapidement. Par exemple, nous avons pensé choisir une couleur decostume pour chaque époque ou encore pensé mettre les dates de chaque scène... mais tout cela nemarchait pas.

    Finalement, nous nous sommes rendu compte que les trois Nawal (Nawal 20 ans, Nawal 40 ans etNawal 60 ans) synthétisaient l’ensemble. Nous avons donc décidé d’ouvrir le spectacle par uneprésentation toute simple des personnages. Au début, les acteurs arrivent sur scène puis disent qui ilssont. La première à se présenter est la comédienne qui joue Nawal 20 ans, elle dit : « NawalMarwan, 20 ans ». La seconde s’avance et dit : « Nawal Marwan, 40 ans ». La troisième : « NawalMarwan, 60 ans ». À partir de ce moment-là, le spectateur se repère avec ces trois visages defemme. Ce geste tout simple de mise en scène sufft à rendre clair. Le public voit d’emblée lasingularité du spectacle : il va suivre un personnage à travers trois époques.

    Les lieux où se déroule l’histoire semblent fragmentés ou indéfnis. Plusieurs villes du Liban sontcitées mais le pays n’est pas nommé. Est-ce que vous tenez compte de cet aspect ?

    S.N. – Nous nous sommes beaucoup interrogés et avons assez vite compris que ce n’étaitévidemment pas un hasard si Wajdi Mouawad avait décidé de ne pas forcément citer le lieu où celase passe, pourquoi, etc. Dans les premières versions (très précieuses) du texte, dans ces étatsantérieurs de l’écriture, Wajdi Mouawad fait énormément références au confit israelo-palestinien,puis il a presque tout gommé. Ce geste dans la construction dramaturgique est donc vraimentvolontaire. Oui, cette guerre se passe au Sud, oui, il y a une guerre civile, mais elle est générique detoutes celles qui se passent dans tous les pays du monde. Finalement, ce sont les drames individuels àl’intérieur de cela qui intéressent l’auteur, le petit homme face à l’Histoire avec un grand H.

    Est-ce que vous retranscrivez cela au niveau du choix du décor ?

    S.N. – Le décor est très simple, c’est un espace blanc, presque un espace de danse. Je ne voulais pasun décor réaliste mais plutôt un lieu dans lequel tout soit possible. Je pense que Wajdi est trèsinfuencé par Shakespeare, Sophocle et par cette façon qu’ont les grands auteurs classiques dedéfnir un lieu en disant au début : « Nous sommes dans une forêt » et il n’y a pas besoin dereprésenter la forêt. Le fait de le dire sufft. J’ai donc volontairement travaillé sur un espace blancdans lequel l’imaginaire est libre de projeter tout ce qu’il veut.

    Cela rejoint aussi l’aspect générique de cette guerre dont vous parliez.

    S.N. – Tout à fait... Encore une fois, je crois que ce qui intéresse vraiment l’auteur ce sont leshumanités bousculées. Il y a chez lui un travail sur le gros plan que j’essaie de rendre dans la miseen scène. La lumière dans le spectacle est assez importante. Tout près du public, des rampes delumière assez fortes sont dirigées vers les acteurs et je leur ai demandé sans cesse de venir s’y brûlercomme des papillons, c’est- à-dire d’être le plus proche possible du public pour raconter l’histoire.Ce qui fait la particu- larité des pièces de Wajdi Mouawad, c’est un très fort désir de raconter, ce quise rapproche énormément du conte. Il n’y a pas de décor dans les spectacles de conte, seulement laparole du griot. Aussi, le fait que l’imaginaire ne soit pas écrasé par une représentation quelconqueétait très important.

    Pensez-vous que les arbres blancs de la scène 5 entre Nawal et Wahab renvoient à une forêt deconte ? S.N. – Les troncs blancs sont ceux que l’on trouve au Liban. Ce sont, je crois, des arbresbrûlés par la guerre. Je pense qu’ils représentent la vie et qu’en même temps ils sont développéscomme des fgures fantomatiques. En tout cas, c’est comme cela que je les entends. Pendant lesrépétitions, nous en avons mis sur le plateau, évidemment le fait de les représenter enlevaitl’imaginaire. Ils ont été retirés très vite.

  • Les titres de certaines sections paraissent métaphoriques, Un couteau planté dans la gorge par exempleou encore les différents incendies (Incendie de Nawal, Incendie de l’enfance...) Est-ce une dimension quevous avez réinvestie dans la mise en scène ?

    S.N. – À un moment donné de la recherche, nous projetions les titres comme les chapitres d’unlivre. Mais à la toute fn nous les avons enlevés car cela interrompait un peu l’action. Nous avonscompris que les chapitres ne s’adressaient pas aux spectateurs mais aux lecteurs : ce sont des guidesmais ils n’ont pas d’importance dans la représentation. Wajdi s’est préoccupé du fait que des gensallaient lire son texte.

    Page 85, la didascalie semble suggérer plus qu’elle ne montre : « Il pose le nez de clown. Il chante.Nawal (15 ans) accouche de Nihad. Nawal (45 ans) accouche de Jeanne et Simon. Nawal (60 ans)reconnaît son fls. Jeanne, Simon et Nihad sont tous trois ensemble. » Comment avez-vous monté cepassage ?

    S.N. – Étant donné que Wajdi Mouawad a monté lui-même ses pièces, la plupart des didascaliessont en fait des descriptions de sa propre mise en scène. J’ai vu Incendies et il se passait effec- tivementcela, d’une manière poétique, mais il y avait les accouchements. Je lui ai demandé très vite s’ilvoulait que l’on respecte absolu- ment ses didascalies comme par exemple celle du marteau-piqueurdans la scène de l’autobus et du notaire. Nous avons d’abord essayé mais cela ne nous plaisait pas,n’avait pas de sens dans notre mise en scène. Je l’ai appelé et lui ai demandé : « Si j’enlève lemarteau-piqueur, est-ce que c’est un drame ? » Il m’a répondu qu’il s’agissait bien d’indications desa propre mise en scène. Ce sont des choses dont il faut toujours se méfer quand les auteurs-metteurs en scène publient leurs textes, les didascalies correspondent souvent à ce qu’ils ont fait eux-mêmes et ne sont pas forcément une demande vis-à-vis d’autres metteurs en scène. Donc trèsconcrètement, on a gardé le nez rouge.

    Si vous deviez défnir le spectacle à l’aide de trois objets, lesquels choisiriez-vous ?

    S.N. – Un nez de clown, une ceinture d’explosifs et un testament.

    Quel rôle auriez-vous aimé jouer dans la pièce ?

    S.N. – Bonne question... les rôles de femme sont les plus beaux. Wajdi Mouawad est vrai- ment unécrivain qui écrit pour les femmes. Je pense que Nawal 60 ans est la plus belle partition. Et si c’étaitun rôle masculin, je crois que je choisirai le notaire parce qu’il joue un peu un rôle de metteur enscène, de monsieur Loyal. Il a aussi une fonction comique. Au milieu de ce texte si violent et sitragique, il crée tout à coup des respirations.

    Propos recueillis par Cécile Roy, le 28 juin 2008

  • L'intertextualité avec Shakespeare, Sophocle et OvideTextes : - texte 1 : William Shakespeare, Roméo et Juliette (1597), acte II, scène 2 ; - texte 2 : Sophocle, Oedipe-roi (Vème s. av. J.-C.) ; - texte 3 : Ovide, «Pyrame et Thisbé», Métamorphoses (an 1), livre 4, v. 55-166

    Texte 1 : William Shakespeare, Roméo et Juliette (1597), acte II, scène 2

    JULIETTE, ROMEO. Juliette paraît à une fenêtre

    JULIETTE - Ô Roméo, Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo !Renie ton père et refuse ton nom,Ou, si tu ne veux pas, fais-moi simplement vœu d'amourEt je cesserai d'être une Capulet.

    ROMÉO, bas. - Écouterai-je encore, ou vais-je parler?

    JULIETTE - C'est ce nom seul qui est mon ennemi.Tu es toi, tu n'es pas un Montaigu.Oh, sois quelque autre nom. Qu'est-ce que Montaigu ?Ni la main, ni le pied, ni le bras, ni la face,Ni rien d'autre en ton corps et ton être d'homme.Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que l'on appelle une roseAvec tout autre nom serait aussi suave,Et Roméo, dit autrement que Roméo,Conserverait cette perfection qui m'est chèreMalgré la perte de ces syllabes. Roméo,Défais-toi de ton nom, qui n'est rien de ton être,Et en échange, oh, prends-moi tout entière !

    ROMÉO - Je veux te prendre au mot.Nomme-moi seulement « amour », et que ce soitComme un autre baptême ! Jamais plusJe ne serai Roméo.

    JULIETTE - Qui es-tu qui, dans l'ombre de la nuit,Trébuche ainsi sur mes pensées secrètes ?

    ROMÉO - Par aucun nomJe ne saurai te dire qui je suis,Puisque je hais le mien, ô chère sainte,D'être ton ennemi.Je le déchirerais Si je l'avais par écrit.

    JULIETTE - Mes oreilles n'ont pas goûté de ta boucheCent mots encore, et pourtant j'en connais le son.N'es-tu pas Roméo, et un Montaigu ?

    ROMÉO - Ni l'un ni l'autre, ô belle jeune flle,Si l'un et l'autre te déplaisent.

    JULIETTE - Comment es-tu venu, dis, et pourquoi ?Les murs de ce verger sont hauts, durs à franchir,Et ce lieu, ce serait ta mort, étant qui tu es,Si quelqu'un de mes proches te découvrait.

  • ROMÉO - Sur les ailes légères de l'amour,J'ai volé par-dessus ces murs. Car des clôtures de pierreNe sauraient l'arrêter. Ce qui lui est possible,L'amour l'ose et le fait. Et c'est pourquoiCe n'est pas ta famille qui me fait peur.

    JULIETTE - Ils te tueront, s'ils te voient.William SHAKESPEARE, Roméo et Juliette (1597)

    traduction d'Y. Bonnefoy – éditions Gallimard

    Texte 2 : Sophocle, Oedipe-roi (Vème s. av. J.-C.)Dans le premier prologue, le prêtre de Zeus expose la situation à Oedipe : la ville de Delphes subit une peste

    qqui rend les hommes stériles ; dans le second prologue de la pièce, Créon rapporte à Oedipe la réponse de l'oracle deDelphes : les Thébains doivent laver la "souillure criminelle" et punir le meurtre du roi Laïos...

    CRÉON. - Eh bien ! voici quelle réponse m'a été faite au nom du dieu. Sire Phoebos nous donnel'ordre exprès "de chasser la souillure que nourrit ce pays, et de ne pas l'y laisser croître jusqu'à cequ'elle soit incurable".OEDIPE. - Oui. Mais comment nous en laver ? Quelle est la nature du mal ?CRÉON. - En chassant les coupables, ou bien en les faisant payer meurtre pour meurtre, puisquec'est le sang dont il parle qui remue ainsi notre ville.OEDIPE. - Mais quel est donc l'homme dont l'oracle dénonce la mort ?CRÉON. - Ce pays, prince, eut pour chef Laïos, autrefois, avant l'heure où tu eus toi-même àgouverner notre cité.OEDIPE. - On me l'a dit jamais je ne l'ai vu moi-même.CRÉON. - Il est mort, et le dieu aujourd'hui nous enjoint nettement de le venger et de frapper sesassassins.

    Texte 3 : Ovide, «Pyrame et Thisbé», Métamorphoses (an 1), livre 4, v. 55-166Pyrame et Thisbé effaçaient en beauté tous les hommes, toutes les flles de l'Orient. Ils habitaient deux

    maisons voisines dans cette ville que Sémiramis entoura, dit-on, de superbes remparts. Le voisinage favorisaleur connaissance et forma leurs premiers nœuds. Leur amour s'accrut avec l'âge. Le mariage aurait dû lesunir ; leurs parents s'y opposèrent, mais ils ne purent les empêcher de s'aimer secrètement. Ils n'avaient pourconfdents que leurs gestes et leurs regards ; et leurs jeux plus cachés n'en étaient que plus ardents.

    Entre leurs maisons s'élevait un mur ouvert, du moment qu'il fut bâti, par une fente légère. Des siècless'étaient écoulés sans que personne s'en soit aperçu. Mais que ne remarque point l'amour ? Tendres amants,vous observâtes cette ouverture ; elle servit de passage à votre voix ; et, par elle, un léger murmure voustransmettait sans crainte vos amoureux transports.

    Souvent Pyrame, placé d'un côté du mur, et Thisbé de l'autre, avaient respiré leurs soupirs et leurdouce haleine : "Ô mur jaloux, disaient-ils, pourquoi t'opposes-tu à notre bonheur ? pourquoi nous défendstu de voler dans nos bras ? pourquoi du moins ne permets-tu pas à nos baisers de se confondre ? Cependantnous ne sommes point ingrats. Nous reconnaissons le bien que tu nous fais. C'est à toi que nous devons leplaisir de nous entendre et de nous parler".

    C'est ainsi qu'ils s'entretenaient le jour ; et quand la nuit ramenait les ombres, ils se disaient adieu, ets'envoyaient des baisers que retenait le mur envieux. Le lendemain, à peine les premiers feux du jour avaientfait pâlir les astres de la nuit ; à peine les premiers rayons du soleil avaient séché sur les feurs les larmes del'Aurore, ils se rejoignaient au même rendez-vous.

    Un jour, après s'être plaints longtemps et sans bruit de leur destinée, ils projettent de tromper leursgardiens, d'ouvrir les portes dans le silence de la nuit, de sortir de leurs maisons et de la ville ; et, pour ne pass'égarer dans les vastes campagnes, ils conviennent de se trouver au tombeau de Ninus ; c'est là que doit leurprêter l'abri de son feuillage un mûrier portant des fruits blancs, et placé près d'une source pure.

    Ce projet les satisfait l'un et l'autre. Déjà le soleil, qui dans son cours leur avait paru plus lent qu'à

  • l'ordinaire, venait de descendre dans les mers, et la nuit en sortait à son tour ; Thisbé, tendrement émue,favorisée par les ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit la porte sur ses gonds ; elle sort, elleéchappe à la vigilance de ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s'assied sous l'arbre convenu.L'amour inspirait, l'amour soutenait son courage. Soudain s'avance une lionne qui, rassasiée du carnage desbœufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étancher sa soif dans la source voisine. Thisbél'aperçoit aux rayons de la lune ; elle fuit d'un pied timide, et cherche un asile dans un antre voisin. Maistandis qu'elle s'éloigne, son voile est tombé sur ses pas. La lionne, après s'être désaltérée, regagnait la forêt.Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, le déchire, et le rejette teint du sang dont elle estencore souillée.

    Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussière les traces de la bête cruelle, et son front se couvre d'uneaffreuse pâleur. Mais lorsqu'il a vu, lorsqu'il a reconnu le voile sanglant de Thisbé : "Une même nuit, s'écrie-t-il, va rejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n'aurait pas dû périr. Ah ! je suis seul coupable.Thisbé ! c'est moi qui fus ton assassin ! c'est moi qui t'ai perdue ! Infortunée ! je te pressai de venir seule,pendant la nuit, dans ces lieux dangereux ! et n'aurais-je point dû y devancer tes pas ! Ô vous, hôtes sanglantsde ces rochers, lions ! venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ? les lâches seuls se bornentà désirer la mort".

    À ces mots il prend ce tissu fatal ; il le porte sous cet arbre où Thisbé avait dû l'attendre ; il le couvrede ses baisers, il l'arrose de ses larmes ; il s'écrie : "Voile baigné du sang de ma Thisbé, reçois aussi le mien". Ilsaisit son épée, la plonge dans son sein, et mourant la retire avec effort de sa large blessure.

    Il tombe ; son sang s'élance avec rapidité. Telle, pressée dans un canal étroit, lorsqu'il vient à serompre, l'onde s'échappe, s'élève, et siffe dans les airs. Le sang qui rejaillit sur les racines du mûrier rougit lefruit d'albâtre à ses branches suspendu.

    Cependant Thisbé, encore tremblante, mais craignant de faire attendre son amant, revient, le chercheet des yeux et du cœur. Elle veut lui raconter les dangers qu'elle vient d'éviter. Elle reconnaît le lieu, ellereconnaît l'arbre qu'elle a déjà vu ; mais la nouvelle couleur de ses fruits la rend incertaine ; et tandis qu'ellehésite, elle voit un corps palpitant presser la terre ensanglantée. Elle pâlit d'épouvante et d'horreur. Ellerecule et frémit comme l'onde que ride le zéphyr. Mais, ramenée vers cet objet terrible, à peine a-t-ellereconnu son malheureux amant, elle meurtrit son sein ; elle remplit l'air de ses cris, arrache ses cheveux,embrasse Pyrame, pleure sur sa blessure, mêle ses larmes avec son sang, et couvrant de baisers ce front glacé :"Pyrame, s'écrie-t-elle, quel malheur nous a séparés ! cher Pyrame, réponds ! c'est ton amante, c'est Thisbéqui t'appelle ! entends sa voix, et soulève cette tête attachée à la terre !"

    À ce nom de Thisbé, il ouvre ses yeux déjà chargés des ombres de la mort; ses yeux ont vu sonamante, il les referme soudain. L'infortunée aperçoit alors son voile ensanglanté ; elle voit le fourreau d'ivoirevide de son épée; elle s'écrie : "Malheureux ! c'est donc ta main, c'est l'amour qui vient de t'immoler ! Ehbien ! n'ai-je pas aussi une main, n'ai-je pas mon amour pour t'imiter et m'arracher la vie ? Je te suivrai dansla nuit du tombeau. On dira du moins, Elle fut la cause et la compagne de sa mort. Hélas ! le trépas seulpouvait nous séparer : qu'il n'ait pas même aujourd'hui ce pouvoir ! Ô vous, parents trop malheureux ! vous,mon père, et vous qui fûtes le sien, écoutez ma dernière prière ! ne refusez pas un même tombeau à ceuxqu'un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps dePyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l'empreinte de notre sang ! porte désormais des fruitssymboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifce de deux amants" ! Elle dit, etsaisissant le fer encore fumant du sang de Pyrame, elle l'appuie sur son sein, et tombe et meurt sur le corps deson amant.

    Ses vœux furent exaucés, les dieux les entendirent : ils touchèrent leurs parents ; la mûre se teignit depourpre en mûrissant ; une même urne renferma la cendre des deux amants.

    Traduction de G.T. Villenave – 1806

  • La couverture de l'édition Babel, l'affche du flm de Denis Villeneuve

  • Objet d'étude : Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours.

    Lectures analytiquesGroupement de textes : "Les yeux se rencontrèrent", scènes de première vue

    et de demande en mariage

    Textes : - texte 5 : Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions (1782), la rencontre avec Madame de Warens ; - texte 6 : Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale (1869), extrait du chapitre 1 de la première partie, la rencontre de Madame Arnoux ;- texte 7 : Guy de MAUPASSANT, Bel-Ami (1885), deuxième partie, chapitre 8, la demande en mariage de Georges Duroy.

  • Lecture analytique n° 5 : la rencontre de Madame de Warens

    Après avoir raconté son enfance dans le livre premier, Jean-Jacques Rousseau consacre son second livre de sonautobiographie à la seule année 1728 pour marquer l'importance de cette période. C'est l'année de ses 16 ans, il ferades rencontres déterminantes, notamment avec une jeune femme chargée de le convertir : Mme de Warens.

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    J'arrive enfn ; je vois Mme de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère ;je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans êtrece qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille ; j'avais un joli pied, lajambe fne, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveuxnoirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang étaitembrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songerà ma fgure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de monâge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoiquej'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières, etmes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage, en me faisantsentir combien j'en manquais

    Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mesavantages, et je fs une belle lettre en style d'orateur, où cousant des phrases des livres avec deslocutions d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Mme deWarens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre1 dans la mienne, et je partis pour cette terribleaudience. Je ne trouvai point Mme de Warens ; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller àl'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins,je lui parle... Je dois me souvenir du lieu ; je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvertde mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place ! que n'y puis-jeattirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monuments du salut deshommes n'en devrait approcher qu'à genoux.

    C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait dujardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des Cordeliers.Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue !Je m'étais fguré une vieille dévote2 bien rechignée ; la bonne dame de M. de Pontverre nepouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleinsde douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa en rapidecoup d'oeil du jeune prosélyte3, car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par detels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que jelui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre,revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertiequ'il était temps d'entrer. "Eh ! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me ft tressaillir, vous voilàcourant le pays bien jeune ; c'est dommage en vérité" . Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: " Allez chez moi m'attendre ; dites qu'on vous donne à déjeuner ; après la messe j'irai causeravec vous. "

    Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions (1782), la rencontre avec Madame de Warens

    1 M. de Pontverre : en 1728, Jean-Jacques Rousseau, âgé de seize ans s’enfuit de Genève où il travaille comme apprenti chez un maîtregraveur. C’est à Confgnon, en Savoie, à cette époque, qu’il est accueilli par le curé M. de Pontverre qui lui recommande de se rendre àAnnecy chez Madame De Warens.2 Une dévote est une personne attachée aux pratiques religieuses.3 Le prosélyte est le nouvel adhérent à une foi, un jeune converti.

  • Lecture analytique n° 6 : la rencontre de Madame Arnoux

    Cet extrait de L'Education sentimentale, roman de Flaubert publié en 1869, se trouve au premierchapitre de la première partie. Un jeune homme, Frédéric, rentre chez lui à Nogent. Sur le bateau il rencontre unefemme mariée dont il tombe instantanément amoureux.

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    Ce fut comme une apparition :Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans

    l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; ilféchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

    Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrièreelle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas etsemblaient presser amoureusement l'ovale de sa fgure. Sa robe de mousseline claire, tachetée depetits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nezdroit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.

    Comme elle gardait la même attitude, il ft plusieurs tours de droite et de gauche pourdissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et ilaffectait d'observer une chaloupe sur la rivière.

    Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette fnessedes doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement,comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Ilsouhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gensqu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plusprofonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.

    Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite flle, déjàgrande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur sesgenoux. " Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimeraitplus ; on lui pardonnait trop ses caprices. " Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses,comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.

    Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresseavec elle ?

    Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage decuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sataille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, ilallait tomber dans l'eau ; Frédéric ft un bond et le rattrapa. Elle lui dit :

    - Je vous remercie, monsieur. Leurs yeux se rencontrèrent. - Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.

    Gustave FLAUBERT, L'Education sentimentale (1869), extrait du chapitre 1 de la première partie

  • Lecture analytique n° 7 : la demande en mariage de Georges Duroy

    Georges Duroy est un jeune journaliste qui a gravi tous les échelons dans son journal, notamment grâce à sesrelations amoureuses. Durant une réception organisée chez M. Walter, son patron, il se met à rêver d’épouser SuzanneWalter, leur flle, non par amour mais par ambition...

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    Il prononça, comme si on lui eût arraché un secret du fond du coeur :" J'ai... j'ai... j'ai que je suis jaloux de lui. "

    Elle s'étonna modérément : " Vous ? -- Oui, moi ! -- Tiens. Pourquoi ça ? -- Parce que je suis amoureux de vous, et vous le savez bien, méchante ! "

    Alors elle dit d'un ton sévère : " Vous êtes fou, Bel-Ami ! "

    Il reprit : " Je le sais bien que je suis fou. Est-ce que je devrais vous avouer cela, moi, un homme marié, àvous, une jeune flle ? Je suis plus que fou, je suis coupable, presque misérable. Je n'ai pas d'espoirpossible, et je perds la raison à cette pensée. Et quand j'entends dire que vous allez vous marier, j'aides accès de fureur à tuer quelqu'un. Il faut me pardonner ça, Suzanne ! "

    Il se tut. Les poissons à qui on ne jetait plus de pain demeuraient immobiles, rangéspresque en lignes, pareils à des soldats anglais, et regardant les fgures penchées de ces deuxpersonnes qui ne s'occupaient plus d'eux.

    La jeune flle murmura, moitié tristement, moitié gaiement : " C'est dommage que vous soyez marié. Que voulez-vous ? On n'y peut rien. C'est fni ! "

    Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout près, dans la fgure : " Si j'étais libre, moi, m'épouseriez-vous ? "

    Elle répondit, avec un accent sincère : " Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup plus que tous les autres. "

    Il se leva, et balbutiant : " Merci..., merci..., je vous en supplie, ne dites " oui " à personne ? Attendez encore un peu. Jevous en supplie ! Me le promettez-vous ? "

    Elle murmura, un peu troublée et sans comprendre ce qu'il voulait : " Je vous le promets. "

    Du Roy jeta dans l'eau le gros morceau de pain qu'il tenait encore aux mains, et il s'enfuit,comme s'il eût perdu la tête, sans dire adieu.

    Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui fottait n'ayant point étépétri par les doigts, et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l'entraînaient à l'autre bout dubassin, s'agitaient au-dessous, formant maintenant une grappe mouvante, une espèce de feuranimée et tournoyante, une feur vivante, tombée à l'eau la tête en bas.

    Guy de MAUPASSANT, Bel-Ami (1885), deuxième partie, chapitre 8.

  • Objet d'étude : Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours.

    Lectures analytiques

    Oeuvre intégrale : Un Roi sans divertissement (1947) de Jean GionoTextes : - texte 8 : l'incipit, jusqu'à « ... il passe ses vacances là, à sa maison » ; - texte 9 : le hêtre de la scierie, de « Le hêtre de la scierie n'avait pas encore ... » jusqu'à «... comme des bouchers.» ;- texte 10 : la battue au loup, de « Les foulées, naturellement toujours d'une fraîcheur exquise...»jusqu'à «... l'encaisseur de mort subite ! » ) ; - texte 11 : l'explicit, de « Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?... » jusqu'à la fn.

  • Lecture analytique n° 8 : l'incipit

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    Frédéric a la scierie sur la route d'Avers4. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric.

    C'est juste au virage, dans l'épingle à cheveux5, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bienpersuadé qu'il n'en existe pas de plus beau : c'est l'Apollon-citharède6 des hêtres. Il n'est pas possible qu'il yait, dans un autre hêtre, où qu'il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, desproportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d'éternelle jeunesse : Apollon exactement, c'est ce qu'onse dit dès qu'on le voit et c'est ce qu'on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaireest qu'il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu'il se connaît et qu'il se juge. Commenttant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il sufft d'un frisson de bise 7, d'une mauvaiseutilisation de la lumière du soir, d'un porte-à-faux8 dans l'inclinaison des feuilles pour que la beauté,renversée, ne soit plus du tout étonnante.

    En 1843-44-45, M.V. se servit beaucoup de ce hêtre. M.V. était de Chichiliane, un pays9 à vingt etun kilomètres d'ici, en route torse10, au fond d'un vallon haut. On n'y va pas, on va ailleurs, on va à Clelles(qui est dans la direction), on va à Mens, on va même loin dans des quantités d'endroits, mais on ne va pas àChichiliane. On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi à Chichiliane ? Rien. C'est comme ici. Ailleurs aussinaturellement ; mais ailleurs, soit à l'est ou à l'ouest, il y a parfois un découvert, ou des bosquets, ou descroisements de routes. Vingt et un kilomètre, en 43, ça faisait un peu plus de cinq lieues 11 et on ne sedéplaçait qu'en blouse, en bottes et en bardot12 ou pas. C'était donc très extraordinaire, Chichiliane. Je ne crois pas qu'il reste des V. à Chichiliane. La famille ne s'est pas éteinte mais personne nes'appelle V. : ni le bistrot, ni l'épicier et il n'y en a pas de marqué sur la plaque du monument aux morts. Il y a des V. plus loin si vous montez jusqu'au col de Menet (et la route, d'ailleurs, vous fait traverserdes foules vertes parmi lesquelles vous pourrez voir plus de cent hêtres énormes ou très beaux, mais pas dutout comparables au hêtre qui est juste à la scierie de Frédéric), si vous descendez sur le versant du Diois 13,eh bien, là, il y a des V. La troisième ferme à droite de la route, dans les prés, avec la fontaine dont lecanon14 est fait de deux tuiles emboîtées ; il y a des rosés trémières dans un petit jardin de curé et, si c'estl'époque des grandes vacances, ou peut-être même pour Pâques (mais à ce moment là il gèle encore dans lesparages), vous pourrez peut-être voir, assis au pied des roses trémières15, un jeune homme très brun, maigre,avec un peu de barbe, ce qui démesure ses yeux déjà très larges et très rêveurs. D'habitude (enfn quand jel'ai vu, moi) il lit, il lisait Gérard de Nerval16 : Sylvie. C'est un V. Il est (enfn il était) à l'école normale17 de,peut-être Valence ou Grenoble. Et, dans cet endroit-là, lire Sylvie, c'est assez drôle. Le col de Menet, on lepasse dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable18 qu'une vieille galerie de mine abandonnée et leversant du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, degiclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis19 de roches d'unmauvais rosé ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfn, en terre, l'entrechoquement de ces immensestrappes d'eau sombre qui s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement20 des cyclones. C'estpourquoi je dis, Sylvie, là, c'est assez drôle ; car la ferme qui s'appelle les Chirouzes est non seulement très

    4 Avers : village situé dans la région de Trièves, à environ soixante kilomètres au sud de Grenoble. Toutes les autres localités citées dans le roman se trouvent également dans cette région des Alpes.

    5 Epingle à cheveux : tournant brutal.6 Apollon : dans la mythologie grecque, dieu des arts et de la beauté. Souvent représenté avec une cithare (une lyre), il

    est alors appelé Apollon-citharède.7 Bise : vent froid venu du nord.8 Porte-à-faux : déséquilibre.9 Pays : ici, village.10 Torse : tortueuse, sinueuse.11 Lieues : la lieue est une ancienne unité de distance équivalant à quatre kilomètres.12 Bardot : petit mulet.13 Diois : région située au sud du Trièves.14 Canon : extrémité creuse et cylindrique du tuyau par lequel arrive l'eau.15 Rose trémières : plantes fleuries, fréquentes dans les jardins.16 Gérard de Nerval (1808-1855) : écrivain et poète romantique français ; « Sylvie » est la plus célèbre nouvelle de son

    recueil Les Filles du feu (1854).17 Ecole normale : école où l'on formait les futurs instituteurs.18 Carrossable : praticable, où les voitures peuvent circuler.19 Glacis : partie pentue de la roche, soumise à l'érosion.20 Barattement : action de battre la crème, dans une machine cylindrique, pour en extraire le beurre (sens

    métaphorique).

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    solitaire mais, manifestement à ses murs bombés, à son toit, à la façon dont les portes et les fenêtres sontcachés entre les arcs-boutants21 énormes, on voit bien qu'elle a peur. Il n'y a pas d'arbres autour. Elle nepeut se cacher que dans la terre et il est clair qu'elle le fait de toutes ses forces : la pâture22 derrière est plushaute que le toit. Le jardin de curé est là, quatre pas de côté, entouré de fl de fer, il me semble, et les rosestrémières sont là, on ne sait pas pourquoi, et V. (Amédée), le fls, est là, devant tout. Il lit Sylvie, de Gérard deNerval. Il lisait Sylvie de Gérard de Nerval quand je l'ai vu. Je n'ai pas vu son père, sa mère ; je ne sais pas s'ila des frères ou des sœurs ; tout ce que je sais, c'est que c'est un V., qu'il est à l'école normale de Valence oude Grenoble et qu'il passe ses vacances là, à sa maison.

    Jean GIONO, Un Roi sans divertissement (1947).

    21 Arcs-boutants : piliers se terminant en arcs de cercle pour soutenir un mur ou une voûte.22 Pâture : pré où broutent les bêtes.

  • Lecture analytique n° 9 : le hêtre

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    Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous lui voyons. Mais, sajeunesse (enfn, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescenceétait d'une carrure et d'une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autresarbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur, d'unedensité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte etrecouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et d'une beautérares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétrid'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il étaitconstamment charrué23 et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait àchaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; ilsouffait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, derouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fn d'oiseaux, depapillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme àtravers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille brasentrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons deplumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts,assises sur les gradins des montagnes, fnissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme unbrasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autourde son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, sifrémissant, si mordoré24, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plussavoir s'il était enraciné par l'encramponnement25 de prodigieuses racines ou par la vitessemiraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradinsde l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale26, n'osaient plus bouger.Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur laneige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession27des érables ensanglantés comme des bouchers.

    Jean GIONO, Un Roi sans divertissement (1947).

    23 Charrué : labouré (sens métaphorique).24 Si mordoré : aux reflets si dorés.25 Encramponnement : fait d'être relié, fixé par des crampons (néologisme).26 Dans leur grande toilette sacerdotale : ayant revêtu tous les ornements propres au culte religieux (sens

    métaphorique).27 Procession : cortège religieux (sens propre), alignement (sens figuré).

  • Lecture analytique n° 10 : la battue au loup

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    Les foulées, naturellement toujours d'une fraîcheur exquise et si claires que tout le monde les voit, nedénotent aucune inquiétude. Elles sont franches et sans retour. Peut-être que le Monsieur joue au plus fn28 ?Tout le monde y joue : Dieu luimême. Mais le Monsieur y joue avec un sacré estomac29. Qu'est-ce qu'ilespère ? Qu'une porte de sortie s'ouvrira dans le mur ? A point nommé ? Et, dites donc, est-ce qu'il ne seraitpas beaucoup plus instruit que nous ? Est-ce que nous ne serions pas les dindons de la farce30, nous autres,dans cette histoire, avec nos cors et nos fanfreluches ? Et nos pas pelus31 et (pour nous on peut le dire) notreangoisse ?

    Est-ce que, par hasard, le Monsieur n'attendrait pas tout simplement la mort que nous lui apportons surun plateau ? Ça, comme porte, vous avouerez que ça serait même un portail, un arc de triomphe ! Et çaexpliquerait pourquoi, d'après les foulées que nous suivons, il est allé tout simplement se placer de lui-mêmeau pied du mur, sans esquiver, ni de droite ni de gauche.

    Que ce soit ce que ça voudra, nous avançons. Et brusquement nous dépassons les derniers taillis. Noussommes devant cette aire nue qui va jusqu'au pied du mur.

    D'abord, nous ne voyons rien. Langlois, en trois pas rapides, s'est mis devant nous. De ses brasétendus en croix et qu'il agite lentement de haut en bas comme des ailes qu'il essaie, il nous fait signe : stopet, tranquille !

    Nous entendons craquer les pantalons des porteurs de torches qui traversent les taillis, les grossesouatines32 de la capitaine et de Saucisse.

    Le voilà, là-bas ! Nous le voyons ! Il est bien à l'endroit où je craignais qu'il soit. A l'endroit vers lequel,depuis ce matin, à grand renfort de fanfares, de télégraphes et de cérémonies, nous nous sommes efforcés dele pousser.

    Eh bien, il y est. Et, si c'était un endroit qu'il ait choisi lui-même, il n'y serait pas plus tranquille.

    Il est couché dans cet abri que l'aplomb même du mur fait à sa base. Il nous regarde. Il cligne desyeux à cause des torches ; et, tout ce qu'il fait, c'est de coucher deux ou trois fois ses longues oreilles.

    Sans Langlois, quel beau massacre ! Au risque de nous fusiller les uns les autres. Au risque même, aumilieu de la confusion des cris, des coups, des fumées et (nous nous serions certainement rués sur lui detoutes nos forces) des couillonnades33, au risque même de lui permettre le saut de carpe qui l'aurait faitretomber dans les vertes forêts.

    — Paix ! dit Langlois.

    Et il resta devant nous, bras étendus, comme s'il planait.

    Oh ! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches-colombes.

    Langlois s'avance. Nous n'avons pas envie de le suivre. Langlois s'avance pas à pas.

    Au milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis, un fait nous éclaire sur l'importance de cepetit moment pendant lequel Langlois s'avance lentement pas à pas : c'est la légèreté aéronautique aveclaquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre.

    Nous voyons aussi que, devant les pattes croisées du loup, il y a le chien de Curnier, couché, mort, etque la neige est pleine de sang.

    Il s'en est passé des choses pendant le silence !

    Langlois s'avance ; le loup se dresse sur ses pattes. Ils sont face à face à cinq pas. Paix !

    Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l'air aussi endormi que nous.

    Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains ; en même temps.

    28 Joue au plus fn : cherche à se montrer plus malin que les autres. 29 Estomac : courage (sens fguré, familier).30 Les dindons de la farce : les victimes de l'affaire, les objets de la moquerie générale. 31 Pelus : sournois, hypocrites.32 Ouatines : tissus molletonnés, rembourrés de coton.33 Couillonnades : sottises, bêtises (familier).

  • Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, aprèsun petit conciliabule muet entre l'expéditeur et l'encaisseur de mort subite !

    Jean GIONO, Un Roi sans divertissement (1947).

  • Lecture analytique n° 11 : l'excipit

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    — Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?— Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » – « Vam’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai dit : « Eh bien,venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai attrapé une oie. Comme elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :— Eh bien, parle.— Bien, voilà, dit Anselmie… C’est tout.— Comment, c’est tout ?— Bien oui, c’est tout. Il me dit : « Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.— Où ?— Où quoi, dit-elle, sur le billot34, parbleu35.— Où qu’il était ce billot ?— Sous le hangar, pardi.— Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?— Se tenait à l’écart.— Où ?— Dehors le hangar36.— Dans la neige ?— Oh ! il y en avait si peu.— Mais parle. Et on la bouscule.— Vous m’ennuyez à la fn, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout, c’est quec’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Ehbien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Ilm’a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sansdoute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé.Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’estplumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est passourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venucinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai denouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors,je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

    Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Ilattendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux.Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.

    Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ceque Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture,c’était le grésillement de la mèche.

    Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant uneseconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfn, les dimensions de l’univers. Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères »37 ?

    Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.Jean GIONO, Un Roi sans divertissement (1947).

    34 Billot : bloc de bois servant à découper ou à trancher.35 Parbleu, pardi : jurons qui soulignement ironiquement une évidence.36 Dehors le hangar : à l'extérieur du hangar (familier).37 « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » : citation extraite des Pensées (1670, posth.) deBlaise Pascal (1623-1662).

  • Objet d'étude : Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours.

    Documents complémentaires

    Oeuvre intégrale : Un Roi sans divertissement (1947) de Jean Giono

    Groupement de textes : d'Un Roi sans divertissement à Noé : Groupement de textes : l'intertextualité : Chrétien de troyes, Perceval (1162) ; Gérard deNerval, Chimères, "Artémis"(1853) ; Pascal, Pensées, "Divertissement" (1670).Goupement de textes : Jean Giono et le projet des Chroniques : entretiens de JeanGiono avec Jean et Taos Amrouche, 1953 (reproduits dans le commentaire de Un roi sansdivertissement par Mireille Sacotte, Gallimard, coll. Foliothèque (n°42), Paris, 1995) ; la préface de1962 des Chroniques.Goupement de textes : figures maternelles : Colette, Sido (1930) ; John Steinbeck, Les Raisinsde la colère (1939) (traduit de l’anglais par M. Duhamel et M.- E. Coindreau) ; Jean Giono, Un Roisans divertissement (1947).Histoire des arts : Albrecht Dürer, La Melencolia (1514). Un flm : la scène fnale de Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard

  • D'Un Roi sans divertissement à Noé

    Texte 1Aussitôt après avoir achevé Un roi, Giono se met à la rédaction d'un roman nouveau, Noé. Mais son

    imagination est encore habitée par les personnages et le décor d'Un roi. Le livre s'ouvre donc sur la scène même quiclôt Un roi, le suicide de Langlois, et le créateur s'interroge sur le parti qu'il aurait pu tirer de l'une de ses créaturesDelphine, face au cadavre de Langlois. D'autre part, les quinze premières pages de Noé mettent en récit le processuscurieux par lequel, quand Giono composait Un roi, l'univers du roman était venu se superposer imaginairement àl'univers domestique du romancier.

    Je venais de fnir d'écrire Un roi sans divertissement. La tête de Langlois venait à peine d'éclatersur mon papier que je me suis dit (et très violemment) : «Tu as mené ce personnage jusqu'au boutde son destin. Il est mort, maintenant. Il est là, étendu par terre dans son sang et sa cervellerépandus. Là-bas, Delphine et saucisse viennent d'ouvrir la porte du bongalove ; elles appellentLanglois comme si elles espéraient qu'il va encore pouvoir leur répondre. Et, est-ce qu'il ne leurrépond pas, tel qu est là ? Est-ce que ce n'est pas une réponse suffsante ? Si tu fais tant qud'attendre que Delphine arrive au bord du carnage avec ses petits souliers fns ; si tu fais tant qued'essayer de la décrire, retroussant ses jupes au-dessus du sang et de la cervelle de Langlois commeau bord d'une faque de boue, tu vas voir que Delphine va vivre. Alors, tu n'as pas fni. Tu saisbien qu'elle est toute neuve. Est-ce qu'elle était préparée à cet éclat ? Non. Tu l'as dit toi-mêmeelle avait rangé soigneusement les boîtes à cigares de chaque côté de la glace de la cheminée. Etn'oublie pas que tu as parlé de ce tablier blanc (impeccable, à bavette brodée qu'elle faisait porterà sa petite bonne dans la maison de Grenoble. Tout ça, ce sont des signes. Amène-la seulementjusqu'ici; attends qu'elle ait traversé le labyrinthe de buis (où tu entends déjà qu'elle court enfrappant les dalles de ses talons de bottines comme une biche frappe les rochers de ses sabots et tuverras qu'elle va vivre. Termine-moi ça rondo, pour le moment. Tu ne peux pas te payer le luxed'une Delphine. Tu n'as pas parlé de ses beaux yeux d'amande verte, de ses épais cheveux noirs,de sa peau pâle, bleutée comme un lait reposé, de tout ce que Saucisse n'a pas vu, ou n'a pasvoulu voir, ou n'a pas voulu dire, et qui est dans son buste, dans ses hanches de chat, dans safoulée (ce pas, trop long, et qui l'emporte toujours au-delà, semble-t-il, s'il n'est qu'un pas defemme). Mais tu sais bien que tout cela existe (...).

    Jean Giono, Noé, Bibliothèque de la Pléiade, Édition Gallimard, pp. 611-612.

    Texte 2Le passage le plus signifcatif est celui où le romancier au travail coïncide imaginairement avec l'assassin M.

    Nous voyons ici à l'oeuvre le processus de superposition, concernant cette fois des êtres, et non plus des objets. Orl'identifcation est elle-même une des clés psychologiques d'Un roi : Langlois s'identife à M. V et le lecteur estinvité à s'identifer à Langlois.

    A la place de la fenêtre sud, en face de ma table, j'ai installé la place du village avec le nuageau ras des toits ; je vois, d'enflade, la route qui s'en va à Pré-Villars et à Saint-Maurice ; à gauche,de biais, j'aperçois le porche de l'église (à peu près à l'endroit où, dans la soi-disant réalité, setrouve la villa) à droite, en belle vue, la porte du Café de la Route avec, au-dessus, au premierétage, la fenêtre de la chambre que Langlois a habitée si longtemps, et, en bas, la porte vitrée de lacuisine de Saucisse, à travers laquelle j'ai pu voir tout son trafc son raccommodage de bas et degilets de fanelle, et toute la mimique de ses conversations avec Mme Tim. Vers moi, c'est-à-direvers la table où j'écrivais, en venant de la fenêtre vers moi, se trouve le commencement de la routequi mène au Jocon, à l'Archat, aux montagnes, l'itinéraire de fuite de M. V. Quand M. V. en a euterminé avec Dorothée, quand il est descendu du hêtre (qui est dans le coin, en face de moi, entrela fenêtre sud et la fenêtre ouest ; c'est-à-dire sur cette portion de mur blanc qui sépare les deuxfenêtres), en descendant du hêtre, j'ai dit qu'il avait mis le pied dans la neige, près d'un buisson deronces. Ça, c'est l'histoire écrite. En réalité, il a mis le pied sur mon plancher, à un mètre

  • cinquante de ma table, juste à côté de mon petit poêle à bois. J'ai dit qu'il était parti vers l'Archat.En réalité, il est venu vers moi, il a traversé ma table; ou, plus exacte- ment, sa forme vaporeuse (ilmarchait droit devant lui sans se sou cier de rien, je l'ai dit) sa forme vaporeuse a été traversée parma table. Il m'a traversé, ou, plus exactement, moi qui ne bougeais pas (ou à peine ce qu'il fautpour écrire) j'ai traversé la forme vapo- reuse de M. V. A un moment même, nous avons coincideexacte- ment tous les deux ; un instant très court parce qu'il continuait à marcher de son pas etque, moi, j'étais immobile. Néanmoins, pendant cet instant pour court qu'il ait été - jétais M. V. ;et cest moi que Frédéric II regardait ; Frédéric II qui venait d'apparaître derrière le tuyau depoêle à bois (c'est là qu'est la scierie Puis, M. V. m'a dépassé et, dans mon dos, il a continué saroute, montant dans l'Archat (qui est dans ma bibliothèque), vers Chichilianne (qui est au-delà,dehors, dans mon dos, de l'autre côté du mur, dans la propriété voisine, un très joli petit parcsauvage entre parenthèses). Du côté de mes chevaux mongols, c'est là que se trouve la hauteur surlaquelle Langlois a bâti son bongalove. C'est donc là que Delphine guette le parapluie rouge ducolporteur, pendant qu'il va de ferme en ferme dans les fonds (des fonds qui se trouveraient parconséquent en bas, au premier étage, à peu près à l'endroit où est la chambre de ma flle Aline).C'est là, entre le cheval rouge et le cheval blanc, que se trouve le labyrinthe de buis dans lequelSaucisse se dispute avec Delphine ; c'est là aussi qu'elle fait ses confdences aux vieillards quiensuite me racontent l'histoire. C'est entre le cheval blanc et le commutateur électrique, près dema porte, que j'ai installé la terrasse sur laquelle Langlois fume les cigares, puis la cartouche dedynamite; et, à l'endroit du beau cheval noir, c'est là que se trouve le bongalove lui-même, avec sachambre à coucher et la glace de la cheminée, de chaque côté de laquelle Delphine avaitsoigneusement rangé les boîtes à cigares.

    Jean Giono, Noé, Bibliothèque de la Pléiade, Edition Gallimard, pp. 615-616.

  • L'intertextualité

    Textes :- texte 1 : Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal (1182) ; - texte 2 : Gérard de Nerval, Chimères, "Artémis"(1853) ; - texte 3 : Pascal, Pensées, "Divertissement" (1670).

    Texte 1 : Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal (1182).C’est l’hiver, Le roi Arthur et ses chevaliers viennent de quitter le château de Carlion, la nuit venue, ils s’arrêtent et dresse

    leur camp dans une prairie près de la forêt. Perceval qui se trouve à proximité regarde un vol d’oie sauvage, l’une d’elle est attaquéepar un faucon, blessée elle gît à terre, Perceval est subjugué par la vue du sang sur la neige...

    " [...] Cette oie était blessée au col d’où coulaient trois gouttes de sang répandues parmi tout le blanc.Mais l’oiseau n’a peine ou douleur qui la tienne gisante à terre. Avant qu’il soit arrivé là, l’oiseau s’est déjàenvolé ! Et Perceval voit à ses pieds la neige où elle s’est posée et le sang encore apparent. Et il s’appuiedessus sa lance afn de contempler l’aspect, du sang et de la neige ensemble. Cette fraîche couleur lui semblecelle qui est sur le visage de son amie. Il oublie tout tant il pense car c’est bien ainsi qu’il voyait sur le visagede sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient.

    [...] il est si perdu dans ses pensées devant les trois gouttes de sang qu’il ne connaît plus rien au monde.[...] Perceval ne quittant des yeux les trois gouttes de sang encore s’appuie sur sa lance.[...] le chevalier toujours appuyé sur sa lance, ne paraissant point se lasser d’un rêve auquel il se complaît.Mais à cette heure-là déjà le soleil brillant a fait fondre deux des trois gouttes de beau sang qui avaient faitrouge la neige et la troisième pâlissait.

    Perceval sort de son penser. C’est lors que messire Gauvain met à l’amble son cheval et s’approche trèsdoucement de Perceval comme un homme bien de chercher querelle. Il dit :

    " Sire, je vous aurais salué si je connaissais votre nom comme je connais le mien. Mais tout au moins, jepuis vous dire que je suis messager du roi ; que de sa part je vous demande et vous prie que vous veniez à sacour pour lui parler.

    - Deux hommes sont déjà venus. Et tous deux me prenaient ma joie et ils voulaient m’emmener, metraitant comme prisonnier. Ils ne faisaient pas pour mon bien. Car devant moi, en cet endroit je voyais troisgouttes de sang illuminer la neige blanche. Je les contemplais. Je croyais que c’était la fraîche couleur duvisage de mon amie. Voilà pourquoi je ne pouvais m’en éloigner."

    Texte 2 : Gérard de Nerval, Chimères, "Artémis"(1853).

    Artémis

    La Treizième revient... C'est encor la première ;Et c'est toujours la Seule, - ou c'est le seul moment :Car es-tu Reine, ô Toi ! la première ou dernière ?Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant ? ...

    Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement :C'est la Mort - ou la Morte... Ô délice ! ô tourment !La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.

    Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,Rose au coeur violet, feur de sainte Gudule,As-tu trouvé ta Croix dans le désert des cieux ?

    Roses blanches, tombez ! vous insultez nos Dieux,Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :- La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux !

  • Texte 3 : Pascal, Pensées, "Divertissement" (1670).Contrairement à Montaigne, Pascal considère que le divertissement est néfaste pour l’homme, car s’il nous permet de nous

    échapper de notre misérable condition, il nous éloigne des vraies valeurs et de Dieu, seule quête essentielle dans la vie d’un homme. 168 : Divertissement

    "Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et lespeines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions,d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’uneseule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.

    [...]Quelque condition qu’on se fgure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la

    royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine [un] accompagné de toutes lessatisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réfexionsur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui lemenacent des révoltes qui peuvent arriver et enfn de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sortequ’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de sessujets qui joue et qui se divertit.[...]

    Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’onrecherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penseret nous divertit. _ Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

    De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est unsupplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfn leplus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurertoutes sortes de plaisirs. - Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher depenser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.[...]

    B. Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état de sa complexion. Et il est si vain qu’étant de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billardet une balle qu’il pousse suffsent pour le divertir.

    C [...] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. Donnez-lui tous les matinsl’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dirapeut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’yéchauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusementlanguissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’ilserait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afn qu’il seforme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé,comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

    Doù vient que cet homme qui a perdu depuis de mois son fls unique et qui est accablé de procès etde querelles était ce matin si troublé et n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupéà voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en fautpas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer enquelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme quelque heureux qu’il soit, s’iln’est diverti ou occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, serabientôt chagrin et malheureux. [...] "

    Fragment 169 : Divertissement" La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède, pour le

    rendre heureux par la seule vue qu’il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens ducommun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux que de le divertir de la vue de ses misèresdomestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera-t-il de même d’un roi, etsera-t-il plus heureux en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plussatisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme àpenser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de la laisser jouiren repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’onlaisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie,

  • penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un roi plein de misères ( c’est moiqui souligne) Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes desrois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et quiobservent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait pas devide. C’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que leroi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est s’il y pense."

  • Goupement de textes : Jean Giono et le projet des Chroniques

    Textes :- texte 1 : entretiens de Jean Giono avec Jean et Taos Amrouche, 1953 (reproduitsdans le commentaire de Un roi sans divertissement par Mireille Sacotte,Gallimard, coll. Foliothèque (n°42), Paris, 1995) ; - texte 2 : la préface de 1962 des Chroniques.

    Texte 1 : entretiens de Jean Giono avec Jean et Taos Amrouche (1953). JEAN GIONO — Après la prison de 1939, j'ai écrit Pour saluer Melville ; après la prison de 1944, j'ai écrit Unroi sans divertissement. Dans Un roi sans divertissement, nous trouvons précisément les pensées auxquelles je me suislivré pendant toute cette période d'expériences. C'est, en tout cas, un livre dans lequel j'essaie de voirl'homme avec des yeux différents.JEAN AMROUCHE — Quel est le thème de ce livre ?J. G. — Eh bien, c'est tout simplement le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il entendpunir chez les autres. Il ne se livre à aucune turpitude, et au moment même où il sent qu'il est capable de s'ylivrer, il se tue ! Il n'est pas dans une situation sans issue, il est dans une situation qui laisse encore l'issue deMonsieur X, l'issue de tuer. C'est celle-là qu'il refuse.J. A. — J'ai l'impression que vous indiquez le thème sous une forme peut-être trop abstraite.J. G. — Au début de ce livre, nous avons vu des crimes accomplis par un paysan [sic], des crimesparfaitement gratuits. Il a pris du plaisir à tuer, il a pris du plaisir à cacher dans les feuillages du hêtre lescadavres de ses victimes, il prend à ce simple fait de tuer et de cacher ses victimes un énorme plaisir qui lecontente. C'est Monsieur X qu'on cherche d'abord et que, fnalement, Langlois suit à travers la forêt et fnitpar trouver chez lui. Nous le voyons après qu'il a fait justice de ce criminel en le tuant de ses propres mains.Puisqu'il avait fait des aveux complets, qu'il avait vu de quelle façon ce personnage se conduisait, il était enprésence d'une sorte de bête féroce, comme plus tard il va être en présence du loup, il a vu qu'il était toutsimple de le tuer et que l'affaire était terminée. Mais après, nous voyons Langlois le justicier revenir dans lamaison de Monsieur X. Il s'aperçoit que Monsieur X avait une vie normale, qu'il avait une femme, que cettefemme l'aimait, qu'il avait un petit garçon, que ce petit garçon vraisemblablement l'aimait, et que dans lagrande pièce où il est en train de faire l'endormi, il y a un magnifque portrait de l'assassin, qu'on vénèreencore la mémoire de cet homme qui, pour lui, était une bête féroce. Il se rend compte là, que ce personnagequi lui paraissait si extraordinaire, a été pour une certaine partie de la population, et notamment sa famille,un personnage ordinaire. À partir de ce moment-là, il se demande si lui-même, qui est aussi un personnageordinaire, n'a pas les réactions de cet homme. Après avoir tué le loup, qui est une sorte de symbole dupremier assassin, il essaie de se distraire, de se divertir, selon Pascal, et de trouver quelque chose quil'empêche d'avoir son esprit constamment porté vers les pensées qui pourront l'amener peut-être un jour, luiaussi, à tuer et à cacher des cadavres, à tuer pour le simple plaisir de tuer. « Puisque Monsieur X était unpersonnage ordinaire, aimé de sa famille et absolument normal, moi, se dit-il, qui suis également unpersonnage normal, je peux être aussi demain pris par la folie ou par le tempérament de tuer et prendre monplaisir au sang. » À ce moment-là, que fait Langlois ? Il essaie de se distraire par des divertissementshabituels. Il essaie, par conséquent, de se marier. Le mariage ne lui apporte pas la distraction nécessaire. Peuaprès ce mariage, et après avoir amené sa femme dans ce pays, en allant chez une femme qui vient de tuerune oie, il voit le sang de l'oie sur la neige et il constate que le rapport du rouge et du blanc lui donne une joiesi indicible que, à partir de ce moment-là, il n'y a plus d'autre issue que de participer à cette joie ou de sesupprimer, et il se supprime. C'est au fond lui le justicier qui avait jugé qu'après avoir entendu et vu l'assassinil n'y avait qu'à le supprimer purement et simplement pour que le monde continue. Il s'aperçoit que le mondecontinue quand même avec l'assassin. Par conséquent, il porte en lui-même la turpitude qu'il a entendu punirchez l'autre. Autrement dit, il s'applique sa propre justice, la justice qu'il avait appliquée aux autres. Il estjusticier. Ne perdons pas de vue que Langlois est, d'un autre côté, un capitaine de gendarmerie, c'est unhomme qui a l'habitude d'appliquer la loi. Il l'applique, cette loi, à lui-même, qui est un assassin en puissance.

    Le hêtre comme point de départ de la création romanesqueJ. A. — Quand je vous ai demandé si vous commenciez à écrire vos livres pour ainsi dire tout de go, ou biensi, avant d'écrire un livre, vous aviez déjà une certaine idée de ce que serait son tempo particulier, le ton, la

  • clé dans lequel il serait écrit, si sa place, dans l'économie générale de votre œuvre n'était pas déjà marquée,vous m'avez dit à ce moment-là : « Non, je n'ai pas de plan. J'écris. »J. G. —Vous savez très bien que nous ne pouvons pas donner, ici, des règles formelles, ni parler en absolu, etil y a des quantités de travaux, de livres qui sont différents de ce que je vous dis. Maintenant, je vais vousparier d'un fait précis, et démontrer pour vous, précisément pour vous montrer que quelquefois, la créationpart