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HIC RHODUS , HIC SALTA. Kelsen dans le « moelleux » de la traduction. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT . H IC RHODUS, HIC SALTA. Comme beaucoup de locutions latines ou grecques reçues de l’Antiquité — de « nature aime se cacher », magistralement étudiée par Pierre Hadot, à vox clamans ou clamantis in deserto — la formule donne lieu à tous les contresens : bon latiniste depuis sa jeunesse mal- gré des fautes d’inattention vite épinglées par ses professeurs de Trêves 1 , Marx, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, la rend par « voici la rose, dansez » 2 : ce faisant, il ne fait que reprendre la curieuse traduction de Hegel en forme de contre- sens volontaire : dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, en effet, il cite le proverbe en grec Idou Rhodos, idou kai to pêdêma, « feint » de croire que rhodos signifie « rose » 3 , ce qui est vrai, et traduit « Ici est la rose, ici il faut danser ». De Hegel à Marx, on remarquera néanmoins que Marx « traduit » du latin quand Hegel part du grec avant de passer au latin. 1 Voir Wilfried Stroh, Le Latin est mort, vive le latin !, trad. S. Bluntz, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 227-228. 2 Trad. Molitor, p. 154: la traduction respecte le contresens fait par Marx sur le proverbe latin tiré de la fable d’Ésope. 3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Galli- mard, Idées, 1973, p. 43-44. 099-124.qxd 5/06/12 15:58 Page 99

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HIC RHODUS, HIC SALTA.Kelsen dans le « moelleux » de la traduction.

PIERRE-EMMANUEL DAUZAT.

H IC RHODUS, HIC SALTA. Comme beaucoup de locutionslatines ou grecques reçues de l’Antiquité — de « natureaime se cacher », magistralement étudiée par Pierre

Hadot, à vox clamans ou clamantis in deserto — la formule donnelieu à tous les contresens : bon latiniste depuis sa jeunesse mal-gré des fautes d’inattention vite épinglées par ses professeursde Trêves1, Marx, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,la rend par « voici la rose, dansez »2 : ce faisant, il ne fait quereprendre la curieuse traduction de Hegel en forme de contre-sens volontaire : dans sa préface aux Principes de la philosophiedu droit, en effet, il cite le proverbe en grec Idou Rhodos, idou kai to pêdêma, « feint » de croire que rhodos signifie « rose »3, cequi est vrai, et traduit « Ici est la rose, ici il faut danser ». DeHegel à Marx, on remarquera néanmoins que Marx « traduit »du latin quand Hegel part du grec avant de passer au latin.

1 Voir Wilfried Stroh, Le Latin est mort, vive le latin !, trad. S. Bluntz, Paris,Les Belles Lettres, 2008, p. 227-228.2 Trad. Molitor, p. 154 : la traduction respecte le contresens fait par Marxsur le proverbe latin tiré de la fable d’Ésope.3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Galli-mard, Idées, 1973, p. 43-44.

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En bon dialecticien4, Hegel sait ce qu’il fait, mais Marx le sait-il encore ?La suite suggère que le contresens volontaire de Hegel, assumé parMarx (Aufhebung ?), est devenu plus involontaire.Après Marx, d’autresauteurs, préfèrent « Voici Rhodes, il faut sauter » ou « il faut montrer cedont tu es capable »5. Marx corrige à moitié son erreur de jeunessedans Le Capital, où l’expression prend le sens, du moins selon ses tra-ducteurs, de « Voici Rhodes, il faut sauter »6 : c’est la solution le plussouvent retenue pour traduire cette formule devenue un slogan desrévolutionnaires de toutes nuances, des trotskistes à ImmanuelWallerstein en passant par le Guy Debord de La Société du spectacle.

Paolo Bernardini, savant latiniste italien, impute son erreur àune « distraction de son latin », qui lui a fait oublier que salta n’estautre que l’impératif de salto, qui est à son tour le fréquentatif desalio : or, si salire signifie bien « sauter », saltare ne veut pas diresauter, mais bien « danser ». Autrement dit, tu es à Rhodes, il fautdanser parce qu’à Rhodes la danse était chose quotidienne. Maisl’auteur ne s’en félicite pas moins de « l’image heureuse » qui naîtde la traduction erronée : « J’ai toujours pensé à un exilé ou à unclandestin, caché sur un navire, et à son complice, ou à un marincomplaisant, qui lui indique Rhodes, le terme espéré de sa fuite, àl’horizon, et l’invite à sauter par-dessus bord pour atteindre l’îlede ses rêves, de la liberté et du bonheur, peut-être »7.

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4 Voir J.-M. Rabaté, « Ils re… Sur Blanchot, Beckett, Bernhard », in coll.,Écritures du ressassement, Bordeaux, Presses universitaire de Bordeaux,2001, p. 93.5 Cf. J. Lacarrière, Les Fables d’Ésope, Paris, Albin Michel, 2003 (n° 111, levantard) : et Ésope, Fables, éd. bilingue, trad. D. Loayza, Paris, GF-Flam-marion, 1995, p. 68-69.6 K. Marx, Le Capital, I, 2e section, chap.V, « Les contradictions de la for-mule générale du capital », in Marx, Œuvres. Économie, I, éd. M. Rubel,Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 714, ou K. Marx,Le Capital, I, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 128 et 592.7 Paolo Bernardini, La veglia della ragione, Milan, Edizioni Biogra-phiche, 2003, p. 40.

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Si fin latiniste que soit l’auteur et louable que soit son meaculpa, il n’est pas sûr que la philologie soit ici aussi serviable qu’ily paraît : car la formule latine est traduite du grec, de la fableconnue sous le nom de « fanfaron », où il est question d’un spécia-liste du pentathlon qui se vante de ses exploits olympiquesaccomplis dans diverses cités, dont Rhodes, et promet de pro-duire des témoins. Arrivé dans cette ville, quelqu’un le prend àparti : « Enfin, mon gaillard, si tu dis vrai, à quoi bon destémoins ? Voici Rhodes : voyons ton saut ! » (autou gar kai Rodos kaipêdêma). Et la morale est simple : « La fable montre qu’est super-flu tout discours sur une question que peut trancher l’épreuvedes faits ». Trois contresens au moins qui s’enchaînent : celui deMarx, d’abord, par ascendance hégélienne, qui parle d’une rose(« sans pourquoi ? »), celui des marxistes ensuite, qui y voient uneinvitation prométhéenne à relever les défis, celui du philologueenfin, encore plus étrange, qui croit devoir traduire du latin uneformule qui vient du grec. De la rose à la danse en passant par lesaut olympique, qui peut douter de la fécondité des contresens8 etde l’autorité de la jurisprudence qui s’empare d’une phrase sortiede son contexte pour lui imprimer un « sens unique », quitte à en fausser le sens quand on la remet dans son contexte ? Lameilleure leçon est sans doute celle du philologue repenti qui faitdu traducteur, même approximatif, un passager clandestin, qui aquelque chose à nous apprendre.

Face à la traduction d’un texte nouveau, qu’il relève de la litté-rature ou des sciences dites humaines, le traducteur est double-ment dans la situation du passager à l’approche de son point dechute : ne sachant à quoi il a affaire, ni s’il doit danser ou sauter, ildoit trancher malgré la « double ignorance » dont parlait Platon.L’histoire de la traduction est jalonnée d’épisodes de ce genre,plus ou moins reconnus, où les traducteurs ont dû trancher sans

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8 Cf. H. Saffrey, « Encore “Hic Rhodus, hic salta” », Revue philosophiquede la France et de l’Étranger, 96, 1971, p. 221-223.

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trop savoir sur quelles bases, et où leurs solutions, plus ou moinshasardeuses, ont fait jurisprudence. Pour inusitée qu’elle soit,cette notion même de jurisprudence appliquée à la traduction9

nous sera ici prétexte à aborder un épisode complexe et souventmal compris de la traduction de Kelsen en France.

Aujourd’hui considéré comme le chantre de la « théorie puredu droit », Kelsen n’est pas apparu dans le débat juridique occi-dental avec la clarté platonicienne qu’on lui a prêtée par la suite.Ses liens de jeunesse avec Otto Weininger, l’auteur de Sexe etCaractère, qui l’initia à la philosophie, son amitié avec Freudnouée dans les années 1920 et jamais démentie, sa fréquentationdes positivistes à la Austin et sa lecture kantienne de l’épistémo-logie de Platon (soupçonné d’homosexualité pour son empresse-ment à dénigrer les femmes), son mariage singulier du positivismejuridique au dualisme philosophique (avec sa trop célèbre dis-tinction du Ist et du Soll, ce qui « est » et ce qui « devrait être »),son évolution du relativisme absolu, voire du « nihilisme juri-dique » (voyant dans le nazisme un système de normes légitime,bien que différent) au pragmatisme anglo-saxon dans le cadred’une vision leibnizienne impénitente achèvent de faire de sonœuvre un objet difficile à identifier, « équivoque et inépuisable »,rebelle à toute traduction univoque. De ce point de vue, il estintéressant d’observer d’emblée que la traduction de son œuvre,en Europe comme aux États-Unis, a toujours suscité des accusa-tions de contresens (les traducteurs sont toujours les boucs émis-saires de ce genre de critique), mais que, dans son cas plus qu’end’autres peut-être, la rhétorique du contresens est loin de se limi-ter à l’aspect technique et linguistique de la réception. Avantmême de dénoncer les contresens de ses traducteurs, on s’estappliqué à dénoncer les contresens philosophiques que Kelsen

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9 P.-E. Dauzat, « Jurisprudence(s) de la traduction », Colloque de Tou-lon, 24-25 novembre 2005, in J.-J. Sueur, éd., Interpréter et traduire,Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 217-231.

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aurait commis : ainsi de la « pirouette » méthodologique qui lefait passer de l’être au devoir-être et du contresens auquel ilaurait cédé en confondant « droit naturel » et « loi naturelle »10,pour succomber au pire « contre-sens [de] l’accusation de dua-lisme par laquelle Kelsen se figure régler son compte à la doc-trine du droit naturel »11. D’autres accuseront Kelsen de contre-sens en parlant de « science normative » sous prétexte qu’unescience ne saurait être que « positive » ou parce qu’il n’aurait pascompris que l’absence d’un contrôle de constitutionnalité deslois n’empêche nullement qu’une loi soit inconstitutionnelle12.Bref, comme chez Henri Étienne ou Érasme, la rhétorique ducontresens joue à plein au point que le contresens de traductionn’apparaît que comme un contresens parmi d’autres, pas néces-sairement privilégié. Rien n’indique que les flottements repérésici ou là dans la traduction ne soient pas de simples reproduc-tions des flottements dans les usages terminologiques de lalangue originale. Quand on sait que Kelsen a été traduit en fran-çais dès les années 1920 et qu’il a accompagné personnellementla réception de son œuvre à travers la Revue internationale de lathéorie du droit qu’il dirigeait avec Léon Duguit et Frantisek Weyr,on est tenté de penser qu’il faut lui faire endosser en partie laresponsabilité des malentendus dont la réception de son œuvre aété l’occasion13.

Rappelons que le traducteur de la version de référence de la Théo-rie pure du droit, Charles Eisenmann, était l’unique disciple direct

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10 Cf. P. Amselek, Méthode phénoménologique et théorie du droit, Paris,LGDJ, 1964, p. 148.11 Michel Villey, Leçons d’historie de la philosophie du droit, Paris, Dalloz,1962, p. 146.12 Archives de philosophie du droit, 33, 1989, p. 298.13 Sur l’histoire de la réception de Kelsen en France, cf. Carlos MiguelHerrera, « Du rejet au succès ? Sur la fortune de Hans Kelsen enFrance », Austriaca, n° 63, 2006, p. 151-166.

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de Kelsen en France, au point de faire le voyage à Vienne en1926. Mais son travail fera suite à la traduction en 1953 d’une ver-sion remaniée de la Reine Rechtslehre de 1934 parue en Suisse par les soins d’Henri Thévenaz. Adoubé par Hans Kelsen lui-même, le travail est précédé d’une « note du traducteur » qui nemanque pas de regretter la valeur « inégale » des traductions dis-persées dans des revues. En 1962, paraît en France, chez Dalloz,une nouvelle traduction réalisée sur la 2e édition de l’opus kelsé-nien. Dans une préface rédigée depuis Berkeley, cette mêmeannée, Kelsen dit avoir « lu la traduction française » de sa nou-velle Théorie pure du droit. Conscient des problèmes de traduc-tion posés par les différences de terminologie juridique entre laFrance et l’Allemagne, il observe que les « notions juridiquesqu’elles servent à formuler sont loin de toujours concorder : ils’en suit qu’une traduction fidèle en esprit d’une langue dansl’autre est extrêmement difficile. La difficulté est encore accruepar le fait que la “théorie pure du droit” s’écarte en bien despoints tant du système de notions que de la terminologie habi-tuels de la science juridique elle-même ». La conclusion de Kel-sen n’en est pas moins formelle : non seulement Eisenmann asurmonté ces « multiples difficultés de façon exemplaire », maisles milieux de culture française sont désormais à même deconnaître sa théorie du droit « sans aucun malentendu ». Or dèsla parution en France les critiques et les reproches se sont mul-tipliés, visant non seulement la théorie pure dans sa cohérenceet sa logique propres, mais aussi la traduction. Plutôt que denous livrer à une étude systématique des difficultés de traduc-tion auxquelles se sont heurtés les traducteurs successifs deKelsen, nous nous attarderons ici sur un contresens supposéautour d’un mot central de la théorie pure sur lequel s’est por-tée la controverse. Il s’agit de la notion de Wirksamkeit. Expri-mant un point de vue assez largement répandu parmi les lec-teurs critiques de Kelsen, le juriste et philosophe Van derKerchove estime que le traducteur parle d’efficacité quand Kelsen

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pense effectivité14 (étant entendu que l’un parle dans une langue,et l’autre pense dans une autre). La littérature de théorie dudroit souffrirait ainsi d’« un gros flottement terminologique » où« effectivité » et « efficacité » seraient « malheureusement utilisésdans des acceptions synonymes »15, parasitant ainsi l’analyse des« effets » de droit. De fait, alors que le traducteur fait souventsuivre ses choix de traduction des mots allemands qu’il se pro-pose de traduire comme pour passer un « contrat d’interpréta-tion » avec son lecteur — ainsi quand il est question de normesposées (Gesetz) ou de la validité (Geltung) des normes —, on netrouve aucune précision de ce genre autour de la notion d’effi-cacité. Dans le passage critique centré sur la définition de lanotion d’efficacité/effectivité, il est tour à tour question de l’oppo-sition entre validité et efficacité des normes, sans pour autantque l’effectivité soit absente de la traduction : une norme est« effectivement » appliquée : le comportement humain qui y cor-respond se produit « effectivement » tandis que la norme est sui-vie (Befolgt) effectivement. Plus loin Kelsen lui-même, résumantson propos, parle de « double modalité de l’efficacité ». Onnotera enfin qu’une fois sur deux le traducteur a choisi d’accom-pagner de guillemets le mot polysémique d’efficacité : « Unminimum d’“efficacité” est donc une condition de la validité desnormes juridiques » — Wirksamkeit étant ainsi opposé à Geltung.Mais le lecteur n’est pas au bout de ses peines : l’index en fin devolume de l’édition de 1962 comme de la réédition de 1999 com-porte une entrée « effectivité » qui renvoie systématiquement aupassage où le mot litigieux est rendu par… efficacité. (On pense àla boutade de Rivarol pour qui un homme possédant trois langues

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14 Voir Michel Van der Kerchove et Fr. Ost, Jalons pour une théorie critiquedu droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,1987, p. 272.15 Cf. J.-Fr. Perrin, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève-Paris, Droz, 1979, p. 91-92 et 97 note 5.

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n’avait d’autre avantage que d’avoir « trois mots pour une idée » !).D’une version de l’opus de Kelsen à l’autre, et d’un traducteur àl’autre, de Thévenaz à Eisenmann, il n’y a eu à cet égard aucuneinnovation. Déjà présente en 1934, la notion de Wirksamkeit restetraduite par efficacité.

Un examen des traductions italiennes et anglaises donne àpenser qu’il y a un problème spécifiquement français à cet égard.Lecteur critique de toujours de l’œuvre de Kelsen, le juriste etphilosophe Giuseppe Capograssi, qui a donné dès 1952 des« Impressions sur Kelsen traduit »16, n’a aucun mal à identifier lanotion de Wirksamkeit et à distinguer ainsi la notion d’efficacité(efficacia) de celle d’effettività17. Mais il est vrai que la notion et lemot même existaient déjà en italien dès 1741 quand le motd’« effectivité » a disparu de la plupart des dictionnaires français(dont l’édition du Grand Robert de 1985) après avoir fait de larésistance au moins jusqu’au nouveau Larousse universel de 1948.Littré signalait la présence du mot dès 1877 et permettait ainsi dedistinguer une norme efficace d’une norme effective ou d’unenorme « effectrice » (ou efficiente). L’appauvrissement du réper-toire a visiblement laissé le traducteur francophone relativementdémuni en comparaison de ses confrères italiens ou anglo-saxonsqui disposaient d’un vocabulaire plus nuancé et donc plus adé-quat. Songez que Wirksamkeit a été d’emblée rendu en anglais parle mot effectiveness attesté dès le XVIIe siècle.

Le reproche adressé aux deux traducteurs, également juristes

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16 G. Capograssi, « Impressioni su Kelsen tradutto », Rivista trimestriale didiritto pubblico, 1952/IV, p. 767-810, repris in Capograssi, Opere, vol. V,Milan, Giuffrè, 1959.17 Peut-être est-ce l’accueil largement critique, avant la défense de N. Bobbio (1954) contre Capograssi, qui explique ce plus grand travailsur la nature du lexique kelsénien. Cf. Vittorio Frosini, « La critica ita-liana a Kelsen », in id., Saggi su Kelsen e Capograssi. Due interpretazionidel diritto, Milan, Giuffrè, 2e éd., 1998, p. 21-34 et « Kelsen e il pensierogiuridico italiano », ibid., p. 35-44.

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éminents, mérite d’être nuancé pour une autre raison qui tientspécifiquement au champ du vocabulaire accessible. Les diction-naires allemand-français les plus couramment utilisés à l’époqueoù travaillèrent les deux traducteurs — le « Sachs-Villatte » et le« Pons » de la maison Klett — proposaient et proposent encorepour seuls équivalents de Wirksamkeit « efficacité », « effet », « vali-dité » ou « activité ». Bref, le traducteur français doué d’assez d’ima-gination pour « inventer » une « effectivité » chez Kelsen courait lerisque de se voir accuser de « néologisme » quand, en l’état présentdu lexique français, c’eût plutôt été un archaïsme18. Une foisencore, la différence de ressources entre les traducteurs franco-phones et leurs homologues étrangers ressort clairement desoutils secondaires qu’ils avaient à leur disposition : alors que latheory of effectiveness était un sujet de débat courant dans le droitbritannique et américain, les Italiens disposèrent très tôt d’unessai décisif d’un disciple du philosophe et juriste « antikelsénien »Capograssi : Pietro Piovani (1922-1980), dont le Il significato del

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18 Un cuistre tenant la critique d’art dans le Monde s’avisa un jour qu’ilavait du mal à lire un livre de son domaine : il crut en avoir trouvé laraison chez le traducteur. Bon sang, mais c’est bien sûr. La faute aupédant qui a voulu faire moderne… en remplaçant absorption parabsorbement pour rendre le concept clé d’absorption dans l’œuvre deMichael Fried. Las, le néologisme présumé était de la seconde moitiédu XVIIe siècle, où il désignait l’état d’une âme entièrement absorbéedans la contemplation (Bossuet) puis d’une âme entièrement occupée(Diderot et ses contemporains). Pas mal pour un livre consacré à lapeinture des siècles suivants. Mais personne ne dit mot ni ne mouchale plumitif : de Philippe Dagen en Pierre Daix, la bévue du critique secolporta de titre en titre, et le traducteur fut puni d’avoir pris la peined’ouvrir un dictionnaire. Cf. M. Fried, La Place du spectateur. Esthétiqueet origines de la peinture moderne, trad. Cl. Brunet, Paris, Gallimard,1990, p.16 : Id., Le Réalisme de Courbet, Paris, Gallimard, 1993, passim :Id., Le Modernisme de Manet, trad. Cl. Brunet, Paris, Gallimard, 2000,p. 47-51.

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principio di effettività (paru à Milan chez Giuffrè en 1953) ne semblepas avoir eu d’écho immédiat dans l’Hexagone19. D’autant moinsque la notion d’« effectivité », quand elle avait cours, était appa-remment mieux reçue dans le domaine de la sociologie du droitque celui de la théorie pure20.

Dans le domaine plus large de la philosophie et des scienceshumaines, la notion d’effectivité était en revanche assez largementreçue sans qu’on puisse être certain que ses traductions et sesinterprétations auraient pu aider vraiment les traducteurs à arrêterleur choix et à mieux cerner le véritable sujet de Kelsen. Dans leurlecture de Wirksamkeit, et en dehors des lexiques et dictionnairesdont on a vu les lacunes, les traducteurs pouvaient consulter diversouvrages. La notion de Wirksamkeit par opposition à la Wirklichkeitétait en effet connue des philosophes lecteurs de Schelling. Parfois,Wirksamkeit s’accompagne du mot reelle : d’aucuns le traduisentalors par « effectivité réelle »21. En revanche, l’opposition des conceptschers à Kelsen dès la première mouture de sa théorie pure setrouve dans un fragment de 1811 où Schelling explique la différenceentre Wirksamkeit et Wirklichkeit : « l’esprit est la première, la Wirk-samkeit, une force pure dont la pureté reste justement sans effecti-vité ». Le sens même des mots change selon l’idée que l’on se faitde la pensée de Schelling au gré de ses interprétations ultérieures.Aussi n’est-il pas rare de trouver le mot Wirksamkeit rendu nonplus par « effectivité » mais par « efficacité ».Ailleurs encore, d’autresexégètes de Schelling jettent leur dévolu sur « effectivité » pour

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19 Sur l’histoire de la traduction en italien de Kelsen, voir UmbertoCampagnolo, Conversazioni con Hans Kelsen, Documenti dell’esilio gine-vrino, 1933-1940, éd. sous la direction de M. G. Losano, Milan, Giuffrè,2010, notamment p. 15-21.20 Cf. Pierre Lascoumes et Évelyne Serverin, « Théories et pratiques del’effectivité du droit », Droit et société, n° 2, 1986, p. 126-150.21 Cf. Marc Richir, « Inconscient, nature et mythologie chez Schelling »,in A. Roux et M. Vetö, dir., Schelling et l’élan du Système de l’idéalismetranscendantal, Paris, L’Harmattan 2001, p. 179.

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traduire non plus Wirksamkeit mais Wirklichkeit : par exemple dansla traduction du Vom Ich22. En résumé, deux mots différents sonttraduits par le même concept en français suivant les besoins du tra-ducteur, quitte à occulter la différence que Schelling opère lui-même dans certains passages de son œuvre.

Si l’on sort du cadre strict des lectures et interprètes deSchelling où Kelsen a pu puiser ces concepts, le mystère s’épais-sit. Wirklichkeit, qu’on a vu rendre par « effectivité », voire « effi-cacité », devient tout simplement « réalité » : par exemple chez lestraducteurs de C. G. Jung et de sa Wirklichkeit der Seele, quandDerrida, lecteur de Freud, s’en tient à « effectivité »23. La boucleest bouclée. Il n’est aucun des concepts clés qui, à un moment ouà un autre, n’ait été traduit par un mot ou son (presque) anto-nyme. Bref, il n’y a aucune transitivité possible de la traduction :le traducteur de Kelsen aurait sans doute pu traduire tout autre-ment, il aurait pu employer « effectivité » à bon escient pour tra-duire Wirksamkeit. Il n’est pas sûr qu’il aurait été mieux compris.Le vocabulaire philosophique était — et reste — par trop flot-tant, ou « indéterminé » au sens de Willard O. Quine, pour qu’onpuisse faire au seul traducteur grief d’un choix au demeurantproblématique et qui le reste. Que le traducteur de Kelsen parled’efficacité quand Kelsen pense effectivité a-t-il eu les consé-quences que l’on veut croire, aujourd’hui que la traduction destermes litigieux fait plus ou moins consensus ou, tout au moins,que l’accord s’est fait sur une théorie de l’effectivité des normes ?D’aucuns sont tentés de répondre que « cela change tout, bienentendu ». Mais est-ce si sûr ?

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22 Cf. Jad Hatem, L’Absolu dans la philosophie du jeune Schelling, Paris,Zeta Books, 2008, p. 39 : E. Cattin, Transformations de la métaphysique.Commentaires sur la philosophie transcendantale de Schelling, Paris, Vrin,2001, p. 66 et 125.23 Cf. J. Derrida, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris,Flammarion, 1980, p. 304.

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Les juristes qui s’en tiennent envers et contre tout à la traduc-tion canonique sont-ils vraiment dans l’erreur ? Quand bien mêmel’histoire aurait donné tort à la première traduction, faut-il la corri-ger ? Répondre d’emblée par l’affirmative, ne serait-ce pas faire abs-traction de la jurisprudence de la traduction qui donne une primeau choix initial, quitte à l’assortir d’attendus ? Plus profondément, latraduction erronée, ou approximative, a-t-elle entravé la réflexion ouen a-t-elle été simplement un moment ? La preuve du pudding estqu’on le mange, disait Marx : la preuve de « l’effectivité » de la tra-duction est qu’on l’utilise. Malgré les raisons excellentes de changerla traduction initiale, celle-ci a été suffisamment utile pour qu’oncontinue de s’en servir ou, mieux encore, qu’on refuse d’en changer.

Une thèse récente, Le Pouvoir de révision constitutionnelle deKémal Gözler, permet de se faire une idée de l’état de la question.Tout en constatant que la différence entre effectivité et efficacitéest désormais acquise en théorie du droit, l’auteur observe quel’effectivité, c’est le « degré de réalisation, dans les pratiquessociales, des règles énoncées par le droit », tandis que l’efficacitéserait le « mode d’appréciation des conséquences des normesjuridiques et de l’adéquation aux fins qu’elles visent24 », maisqu’on ne saurait réduire les relations entre les deux concepts àune équation simple. Et l’auteur, se référant expressément àEisenmann et à sa traduction de la Théorie pure du droit, d’en tirerla conclusion que l’usage a consacré les deux notions commesynonymes : l’usage étant « répandu », il n’y a qu’à utiliser les deux mots indifféremment25. Autrement dit, quand on lit effecti-vité, il faut aussi entendre efficacité, et inversement, au point quele « laxisme » dénoncé dans la traduction de Kelsen disparaît dans

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24 Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris,LGDJ, 2e éd.,1993, p. 217 et 219.25 Kémal Gözler, Le Pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuved’Ascq, Presses universitaire du Septentrion, 1997, vol. 1, p. 250 note 41et 270-271.

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l’usage qui est fait des mots. Pour l’histoire de la traduction, leplus important est de remarquer que ce n’est pas l’original alle-mand qui fait jurisprudence, mais sa traduction française. Inci-demment, le procès fait au traducteur se retourne contre l’auteur.Car qu’est-ce qui autorise le critique à dire que lorsque l’auteurpense effectivité, le traducteur parle d’efficacité ? Comment savoirce que pense un auteur, sinon par ce qu’il écrit ? La probabilitéqu’un auteur emploie un mot à mauvais escient n’est pas moinsgrande que la probabilité d’une errance du traducteur. Le champrespectif des notions étant alors mal défini, comment éviter desuccomber à l’illusion rétrospective en imaginant que l’auteuravait une idée plus claire des notions qu’il utilisait que ce n’étaitle cas ?

Certains historiens du droit, à la suite d’Éric Millard et d’Oli-vier Jouanjan, suggèrent une autre approche26. Il se trouve que lesnotions aujourd’hui attachées au nom de Kelsen ne sont pas suigeneris, mais sont nées d’un dialogue poursuivi par Kelsen avecdivers interlocuteurs, au premier chef le juriste danois multilingue(danois, anglais, allemand) Alf Ross, qui travailla avec lui avant des’en éloigner dans les années 1920 et 1930, et de H. L. A. Hart,l’auteur du Concept de droit. Les trois auteurs se sont fréquentés,lus et parfois âprement critiqués. De leurs dialogues et de leurstraductions semblent être nés des concepts et un lexique qui sontlargement à l’origine des problèmes de traduction auxquels sesont heurtés Thévenaz et surtout Eisenmann. À ce titre, la traduc-tion joue un rôle singulier dans l’élaboration de la pensée : laquestion posée est alors celle du statut de la traduction, qui ne sesubstitue pas à la formation conceptuelle, à la construction duconcept, mais qui n’en est qu’un élément, « un moment », même

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26 Voir É. Millard, in « Deux critiques d’Alf Ross », in Olivier Jouanjan,dir., Théories réalistes du droit, Presses universitaires de Strasbourg,2001, p. 9-14 : et M. Troper « Ross, Kelsen et la validité », Droit et société2002/1, n° 50, p. 43-57.

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si l’on est obligé de constater que les questions linguistiques, malperçues, ont largement contribué à mal poser le débat et à entre-tenir les malentendus27. Leur dialogue, pour vif qu’il ait été, estlargement demeuré un « dialogue de sourds », entre deux approchesdu droit, normative et réaliste, parfois antithétiques jusque dansleur lexique. Les éditeurs modernes de Hans Kelsen et Alf Rossen sont aujourd’hui réduits à se référer aux textes canoniques,même si les choix de leurs prédécesseurs suscitent des réserves,quitte alors à insérer entre crochets le mot original.

Quand Alf Ross publiera en 1958 On Law and Justice (traduc-tion anglaise de l’édition danoise de 1953), le vocabulaire de Kel-sen s’était imposé avec toute la charge polysémique de sesconcepts clés. La manière dont il lira l’œuvre de Ross, de vingtans postérieure à la sienne, et les mots qu’il choisira, obligent àrevoir l’idée qu’on s’est faite dans un premier temps de ce qu’il avoulu dire. Et loin de se cantonner aux seuls termes de Wirklich-keit et de Wirksamkeit, le lexique litigieux n’a fait que s’amplifier.À l’ouvrage de Ross traduit du danois en anglais, Kelsen réponden allemand28, mais conserve dans ce texte bon nombre de cita-tions en anglais. Une partie du lexique est commun aux deuxauteurs, à peu près dans les mêmes acceptions : ainsi de validityou de reality. Mais quand Kelsen traduit, il diversifie les significa-tions : ainsi reality peut-il être traduit par « réalité », « efficacité »ou même par Sein, « être ». Mais ce même Sein, observe Millard,est parfois, chez Kelsen, la traduction de validity au sens donnépar Ross.

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27 Cf. É. Millard, « Un problème de transposition des concepts : la tra-duction de la théorie juridique », in E. Matzner, éd., Droit et languesétrangères, Presses universitaires de Perpignan, 2000, p. 63-71.28 « Eine “Realistische” und die Reine Rechtslehre. Bemerkungen zu AlfRoss : On Law and Justice », Österreichische Zeitschrift für öffentliches Recht,1959, vol. XV, p. 1-25 : « Une théorie “réaliste” et la Théorie pure du droit.Remarques sur On Law and Justice d’Alf Ross », trad. G. Sommeregger etÉ. Millard, in Jouanjan, dir., Théories réalistes du droit, p. 15-50.

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Quand on en vient aux concepts d’effectivité et d’efficacité, ilapparaît vite que les deux auteurs sont séparés par un lexiquecommun, dont l’histoire a suivi un cours parfois différent enEurope et aux États-Unis. Or, dans le dialogue Ross-Kelsen, leWirksamkeit de Kelsen a été rendu par effectiveness — qui a ledouble sens d’efficacité ou d’effectivité — ou effectivity, qui estl’effectivité au sens strict. Le problème, observe Millard, est queKelsen traduit les deux termes anglais par le même Wirksamkeit.Dès lors, comment continuer de reprocher au traducteur d’avoirmélangé deux notions que l’auteur, vingt ans plus tard, persistait àconfondre ? Aucun des deux auteurs n’emploie ses « conceptsdans une problématique claire qui opposerait l’effectivité à l’effi-cacité ». Et l’analyse du dialogue de Kelsen avec Ross laisse pen-ser que, non seulement « effectivité » et « efficacité » sont étroite-ment liés, mais aussi et surtout que « l’usage des deux termes chezKelsen ne correspond pas à deux significations différentes, maisbien à une même signification, différenciée par des raisons didac-tiques ou stylistiques »29. Autrement dit, le désaccord apparu entreles auteurs ne porte pas sur « le mot servant à la désignation »mais sur le référent du concept, qui échappe alors à la compé-tence du traducteur.

Dès lors, en tenant compte de l’état de choses créé par les tra-ductions antérieures qui ont déterminé largement les termes dudébat, force est d’adopter une approche pragmatique qui prenneacte de cette jurisprudence tout en faisant entendre une légèredissonance. Au terme de ce parcours conceptuel entre danois,anglais, allemand et français, voire italien, le choix des dernierséditeurs et traducteurs de Kelsen et de Ross, pour complexe qu’ilsoit, apparaît comme le meilleur hommage qu’on puisse rendreau rôle de la traduction dans la construction des concepts :« Il nous a semblé qu’il fallait continuer à rendre Wirksamkeit parefficacité dans l’utilisation kelsénienne, et Effectivity/effectiveness

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29 É. Millard, in « Deux critiques d’Alf Ross », p. 13.

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par effectivité sous la plume de Ross, même si cela a par consé-quent pour effet de désigner l’utilisation rossienne par deuxconcepts différents selon que sa pensée soit traduite directementde l’anglais (effectivity, effectivité) ou traduite de la traduction enallemand proposée par Kelsen (Wirksamkeit, efficacité) ». Si l’on vaau bout de cette logique, ce n’est pas la traduction qui est encause, si ce n’est pour avoir révélé, dès la première occurrence duWirksamkeit chez Kelsen en 1934, que son champ restait asseznébuleux, comme si le concept que voulait désigner le mot atten-dait encore le travail d’élaboration intellectuelle qui lui donneraitune légitimité. Autre conséquence, qui n’est pas sans intérêt pourl’histoire de la traduction et l’importance qu’on peut attacher à la notion de contresens, le travail d’Eisenmann appartient autantsinon plus à l’histoire de la théorie du droit qu’à celle de la traduction. Son coup de force initial a non seulement permisd’élaborer des distinctions mais aussi de montrer les limites decertaines notions dont les essais de traduction révèlent les insuffi-sances. Sur le plan de l’histoire de la traduction, en revanche, il acréé un fait acquis : la notion ayant été assimilée, les traducteursont désormais plus de marge pour traduire, et différencier ainsi,par itérations successives, des acceptions que l’auteur initial étaitincapable de distinguer30. Une dernière contre-épreuve est audemeurant possible, celle qui se fonde sur la réversibilité de latraduction. Elle consiste à voir ce que traduit aujourd’hui en alle-mand le mot Wirksamkeit s’agissant d’ouvrages de philosophie etde sciences humaines. Un seul exemple suffira : le Traité de l’effi-

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30 Cf. l’observation du traducteur, Freddy Raphaël, in Max Weber,Le Judaïsme antique, Paris, Plon, 1970 : rééd. Pocket, 1998, p. 536, note 2.Une fois admise et comprise, indique-t-il à propos de Gastvolk, une tra-duction novatrice (en l’occurrence « xénie ») devrait pouvoir s’imposerde préférence à la traduction littérale « peuple-hôte ». Mais c’est sanscompter avec la « jurisprudence de la traduction ». La nouvelle traduc-tion d’Isabelle Kalinowski (Le Judaïsme antique, Paris, Flammarion« Champs », 2010, p. 732) reste fidèle à la première solution.

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cacité (1997) du sinologue François Jullien est rendu en allemandpar Über die Wirksamkeit, et l’on y apprend que « l’efficacité enOccident s’oppose en tout à l’efficacité en Chine » (sic). Nousdispensant d’aller aux antipodes, cet épisode franco-allemandd’histoire de la traduction juridique inciterait à en dire autantdes notions française et allemande d’efficacité. On aurait là unépisode de la fameuse « crise allemande de la pensée française »,et un précieux indicateur chronologique indiquant que la diffé-renciation des notions d’efficacité et d’effectivité était plusavancée en France quand a été traduit l’opus de Kelsen qu’ellene l’était quand le juriste autrichien l’a écrit. Il révèle aussi queles lecteurs français, du moins les juristes d’une certaine école(cf. Michel Troper), ont une notion plus claire de l’effectivité queleurs homologues allemands. Et que le choix que font les tra-ducteurs pour rendre tel ou tel concept répond aussi à l’idéequ’ils se font du degré d’élaboration conceptuelle de l’œuvrequ’ils traduisent.

Pour avoir marqué les annales du droit, l’épisode de la traduc-tion de Kelsen par Eisenmann n’est qu’un aspect d’un phéno-mène plus général qui met chaque traducteur dans la position dupassager de la fable qui va devoir sauter ou danser. Heinrich Heinea mieux que personne résumé cette situation dans son évocationde Hegel qu’il avait vu « avec son air comique à force de gravité,son air de poule qui couve » : « Je l’ai entendu caqueter sur cesfunestes œufs. Pour être honnête, il était rare que je le comprisse,ce n’est que plus tard, en y réfléchissant, que j’ai saisi le sens deses mots. Je crois qu’il ne tenait guère à être compris, d’où sa rhé-torique alambiquée, d’où peut-être aussi sa prédilection pour desgens dont il savait qu’ils ne pourraient le comprendre […] ». Mais,avoue Heine, il lui fallut des années pour s’apercevoir « de la diffi-culté qu’il y a à comprendre les écrits de Hegel, et de la facilitéqu’il y a à s’y tromper ». Et la traduction fut décisive à cet égard,l’auteur peinant « à sortir ces formules de leur abstrait jargond’école pour les traduire dans la langue maternelle de la saine

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raison et de l’entendement universel, le français ». Les mots quisuivent valent absolution pour Eisenmann (et peut-être aussi sesdétracteurs) : « Là, le traducteur doit savoir exactement ce qu’il a àdire, et le concept le plus farouche est bien forcé de dépouiller sesdrapés mystiques et de se montrer dans sa nudité »31. Heinerenonça quand Thévenaz, Eisenmann et les autres s’obstinèrent.Nous ne saurons donc pas comment il aurait traduit Wirksamkeitet Wirklichkeit chez Hegel lecteur d’Aristote. Ce que nous savonsen revanche, ou croyons savoir, c’est que Hegel entendait « effecti-vité » quand il écrivait Wirklichkeit et « effectuation » quand il par-lait de Wirksamkeit, mais que les deux mots, sous sa plume,n’étaient jamais que deux traductions du même « energeia » aristo-télicien32. Une fois de plus, on a affaire à deux mots qui traduisentune même notion dans une langue, mais sont traduits par desmots en opposition dans une autre. En revanche, si l’on quitte ledomaine de l’esprit pour celui du droit, on retrouve l’energeia,même si la mémoire d’Aristote paraît s’effacer pour une diffé-renciation qui s’ébauche nettement entre la Wirklichkeit du « réelqui est rationnel quand le rationnel est réel » et la Wirksamkeit,qui devient « l’activité efficiente »33. Peut-on encore dire que l’erreurde compréhension est dans la traduction ? Le caprices du sens de la Wirksamkeit en allemand et dans les langues européennes (à l’exception de l’italien, où la construction du concept théorique

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31 H. Heine, « Aveux », in Écrits autobiographiques, trad. N. Taubes, Paris,Cerf, 1997, p. 33 sq., et surtout p. 35.32 Cf. B. Bourgeois, Hegel. Les Actes de l’esprit, Paris,Vrin, 2001, p. 249-250.33 Cf. G. W. H. Hegel, Principes de la philosophie du droit, texte traduit parJ.-Fr. Kervégan, Paris, PUF, Hegel, 2003, où l’on repère une anomaliecomparable à celle de la traduction de Kelsen par Eisenmann. Alorsque le corps du texte et le « lexique » rendent Wirksamkeit par « activitéefficiente », cette notion est absente de l’index, qui ne connaît que« effectivité » (Wirklichkeit). Et, substantivé en Wirklichkeit, le wirklichdu « réel rationnel » devient « effectivité ». La traduction rend syno-nyme « réel » et « effectif ».

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d’effectivité paraît avoir précédé la traduction et a donc pu guiderses choix, mais au prix d’un hiatus avec les autres traductionseuropéennes et la version allemande de référence) laissent penserplutôt que les accidents de sens sont intervenus quelque partentre Hegel, Schelling et Kelsen. Sans oublier Humboldt et sonmémorable Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit desStaates zu bestimmen (1791-1792), dont la part de « Wirksamkeit » atotalement disparu des versions française et anglaise pour devenirsimplement Essai sur les limites de l’action de l’État dans la traduc-tion de Henri Chrétien (1867), lui-même docteur en droit. Occultéedu titre, la Wirksamkeit humboldtienne n’en demeure pas moinsprésente dans le corps du texte de ce chef-d’œuvre du libéralisme.À près d’un siècle de distance, il est plaisant d’observer que le tra-ducteur de Kelsen a buté sur le même terme et qu’il a eu du mal àl’arraisonner ou à le raisonner dans le vocabulaire politique etjuridique français. Les traducteurs, en l’occurrence, n’ont été quedes passeurs. Maintenant que les auteurs ont été lus et compris (?),on peut sans doute demander aux traducteurs de traduire nonplus le mouvement ou le ton d’une pensée, mais aussi son vocabu-laire, même quand dans le cas de Kelsen, ils devront le faire aurisque de forcer le sens, voire au prix de contresens volontaires quirendront ce que Kelsen pensait (dixit Kerchove) plutôt que ce qu’ila écrit, de même qu’introduire la notion d’« effectivité » dans latraduction de Humboldt serait un anachronisme au regard duvocabulaire de l’époque, mais s’accorderait assez bien avec le pro-pos résumé par la citation de Mirabeau placée en épigraphe : « Ledifficile est de ne promulguer que les lois nécessaires, de rester àjamais fidèle à ce principe vraiment constitutionnel de la société,de se mettre en garde contre la fureur de gouverner […] » (Surl’éducation publique, 1791).

Dans son opus posthume, Allgemeine Theorie der Normen, Kel-sen reprend naturellement la notion fondatrice de Wirksamkeit.Sa persévérance même dans l’emploi d’un concept litigieux, àprès d’un demi-siècle de distance, paraît arracher ce concept au

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lexique exclusivement juridique pour le rattacher à une traditionqu’on pourrait qualifier de plus humboldtienne. Dès lors, com-ment s’étonner que les traducteurs de ce volume34, pourtant siattentifs à la polysémie et prompts à chercher le secours de tra-ductions étrangères (italienne, notamment) pour éclairer leurdémarche, aient apparemment « oublié » de s’interroger sur leconcept de Wirksamkeit, qui n’est jamais que la bonne vieille effi-cacité. Au lecteur de choisir alors si, comme le suggérait Kelsendès 1934, il faut lui prêter une acception double ou simple. Muchado about nothing ?

Le contresens le plus grave reste celui commis sur le rôle dutraducteur qui n’est pas de créer du sens ni même de le trans-mettre comme un simple agent de change, mais de créer lesconditions dans lesquelles une pensée hétérogène pourra fairesens dans un cadre étranger. S’il existe une « communauté destraducteurs », suivant le lexique heureux de Yves Bonnefoy, c’estque la communauté des interprètes créée par la traductionrejaillit ensuite sur celle-ci, suggérant au traducteur de nou-velles voies. Il en va de la poésie comme de la pensée juridique.De ce point de vue, loin d’être un hapax, l’épisode Kelsen/Eisenmann est presque un passage obligé de la réception detoute pensée, sinon novatrice, du moins nouvelle, dans unidiome étranger. Il se reproduit dans les circonstances les plusdiverses, avec des effets plus ou moins heureux, puisqu’il s’agit

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34 Hans Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani,Paris, PUF, 1996, p. 183 sq. Il est piquant de voir que les auteurs nes’embarrassent d’aucune jurisprudence de la traduction, sauf pour seréférer à la version italienne. Tout le débat autour de la Wirksamkeitleur échappe. Le lexique signale que ce mot est traduit par efficacité.Mais il est vrai que le Kelsen qu’ils traduisent est autant anglais qu’alle-mand, tandis que le savant et passionnant « Avant-propos des traduc-teurs » laisse penser que le livre est traduit de l’allemand avec, en sous-main, la version anglaise. Or, en anglais, Kelsen, on l’a vu, avait« désambiguïsé » son allemand.

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de penser entre-deux-langues dans des circonstances parfoisd’autant plus périlleuses que le traducteur s’est trouvé confronté« à un dilemme : être obligé de rendre une traduction qu’il saitinexacte, parce qu’elle seule permet ensuite de traduire les préci-sions postérieures »35.

Le psychodrame de la traduction et de la retraduction sejoue à chaque génération. Il est instructif de voir que plus d’unsiècle et demi auparavant, les mêmes mésaventures ont entouréla traduction et l’œuvre de l’anglais Jeremy Bentham, dont lapensée s’est élaborée dans un va-et-vient permanent avec sestraducteurs, au point que la version française est parfois parueavant la version « originale » anglaise : « Étrange destin d’unauteur qui se voit traduit avant d’être publié dans sa langue, etdont les textes ne se hissent à l’état d’être publiés dans leurlangue d’origine qu’après un aller et retour dans une langueétrangère »36. Tout se passe comme si Bentham avait eu besoind’un écho étranger — tantôt russe, tantôt franco-suisse — de sapensée avant d’en assumer pleinement l’autorité. On se conten-tera ici d’un petit aperçu de cette « spirale » qui a le mérited’éclairer ce qui s’est joué dans l’épisode de Kelsen et de sestraducteurs, mais aussi en quoi la traduction peut participer à laconstruction d’un concept.

Dans son chef-d’œuvre sur la culture balinaise, l’anthro-pologue Clifford Geertz s’inscrit dans la lignée de J. Huizinga etde son Homo ludens, et se propose d’appliquer la notion de « jeu

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35 Millard, « Un problème de transposition des concepts », p. 65.36 Jean-Pierre Cléro, « Bentham et la retraduction », in R. Kahn et C. Seth, La Retraduction, Mont-Saint-Aignan, Publications des Univer-sités de Rouen et du Havre, 2010, p. 47-59 ; voir aussi N. Sigot, « Éditerles Œuvres économiques (1787-1801) de Bentham : Questions de frontièreet de méthode », Cahiers d’économie politique, n° 57, L’Harmattan, 2009,p. 101-129, pour un aperçu des problèmes que la traduction pose auxauteurs d’une œuvre dans sa langue originale.

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profond » (deep play), avec ce qu’elle suppose de scénographie,à un combat de coqs en Indonésie ou une fête politique à Bali37.En toute rigueur, il avoue aussitôt emprunter cette notion à laTheory of Legislation38 de Jeremy Bentham. Pour le savant traduc-teur Louis Évrard, une traduction littérale ne passe pas : l’opposi-tion shallow/deep est certes perçue — témoin la présence des motsanglais à côté des équivalents français présumés : légers, peusérieux, d’un côté, gros, de l’autre. « Peu profond » ou « profond »ne figurent qu’entre guillemets, rajoutés en traduction comme sile traducteur avait pressenti la bonne solution sans pouvoirl’assumer pleinement. Mieux encore, dans une note, il cherche seséquivalents français chez Bernoulli et son De mensura sortis,Condorcet (Éloge de Bernoulli), Buffon (Essai d’arithmétique morale,1777) et enfin dans la Théorie des probabilités de Laplace (1812) : toutun pedigree, ou une « jurisprudence », qui justifie l’équivalentfrançais retenu dans la traduction : « gros jeu ». Au terme de cesavant détour, le traducteur de l’anthropologue retrouve ainsi lasolution que Dumont, le traducteur et ami de Bentham, avait lui-même utilisée dans les Traités de législation civile et pénale « rédigésd’après les manuscrits » de Bentham39. Pour lui, Bentham enten-dait par deep play « gros jeu », ou « jeu d’enfer », d’où la modifica-tion du titre même de l’article. Dans le deep play de Bentham,l’enjeu est si gros que, d’un point de vue utilitariste, il est dérai-sonnable de s’y risquer. Ce serait « jouer avec le feu », mais « jeud’enfer » a d’autres connotations, notamment celle d’« enfer du

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37 Clifford Geertz, « Deep Play : Notes on the Balinese Cockfight », TheInterpretation of Cultures : Selected Essays, Londres, Hutchinson, 1975 ; enfr., « Jeu d’enfer. Note sur le combat de coq balinais », in Bali. Interpré-tation d’une culture, trad. D. Paulme et L. Évrard, Paris, Gallimard, 1984,p. 188-190 et note du traducteur p. 190.38 J. Bentham, Theory of Legislation, rééd. 2009, p. 131.39 J. Bentham, Traités de législation civile et pénale, par É. Dumont,Londres, 1858, p. 90.

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jeu », voire de vice : le traducteur oppose le joueur ordinaire au« simple vicieux des jeux » — ce qui, pour le coup, tranche avecl’utilitarisme de Bentham. Contrairement à son choix premier, ilse fait « Arlequin serviteur de deux maîtres » à force de multiplierles équivalences par itérations successives.

Le travail du traducteur est donc propédeutique, avec sesgloses philologiques, du moins se veut-il tel. Mais, en cherchant àtraduire Bentham, le risque est d’oublier de traduire Geertz. Sanotion de jeu profond n’a pas le même sens que chez Bentham,même s’il lui emprunte l’expression. Laquelle se trouve égale-ment sous la plume de Georges Bataille, visiblement inspiré deRoger Caillois, qui parle du « jeu profond » de la guerre tandisque Maria Zembrano évoque elle aussi le « jeu profond » (il giocoprofondo) de l’art40. Certes la pensée de Bentham est aussi étran-gère à l’une qu’à l’autre, mais la communauté d’expression justi-fie-t-elle une traduction qui ferait oublier son origine ? Le traduc-teur qui succèdera à celui de Geertz aura grand profit à tirer deson travail, même s’il ne le suivra pas forcément. Quand un tra-ducteur se trouve en situation d’« indétermination » de concepts,l’une des contre-épreuves possibles consiste à voir comment lanotion problématique est comprise par les lecteurs de l’auteur enquestion dans sa propre langue. Pour ce qui est de ce passage deGeertz, on en a un exemple frappant dans l’œuvre du romancieret sociologue américain Richard Sennett41. Méconnaissant ouignorant Bentham, pourtant cité par l’auteur qu’il utilise, il setrompe en imaginant que Geertz a forgé l’expression deep play etcomprend que le jeu profond, au-delà du « jouer gros », est le « jeuexemplaire », celui dans lequel on lit le champ social et ses rap-ports de force. Ce que le traducteur de l’anthropologue n’a pas

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40 G. Bataille, Œuvres complètes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1970, p. 254,et M. Zambrano, La Confession, genre littéraire, Grenoble, Millon, 2007,p. 31.41 R. Sennett, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2010, p. 362-363.

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vu, c’est que Geertz applique la notion de « jeu profond » à descérémonies aussi diverses que le marchand du Moyen-Orient quioffre une tasse de café à ses clients et le fameux combat de coqs.Était-il donc réellement habilité à traduire comme Dumont etBernoulli quand le champ d’application est à l’évidence autre-ment plus large ? Les accrétions de sens liées au passage d’unregistre à l’autre, d’une discipline à l’autre, ne devaient-elles pasexclure de recourir à la « première traduction » autorisée, celle de« gros jeu » ? Le concept a évolué : la distance et ses pérégrina-tions pouvaient permettre une traduction plus littérale. Qui étaitaussi un retour aux sources : à la lettre anglaise, plutôt qu’à la« traduction » française. En tout état de cause, il est clair que pourle traducteur de Sennett, lecteur de Geertz, lecteur de Bentham, ilétait exclu de rendre deep play par la même expression françaisetrouvée chez Bernoulli par le traducteur de Geertz, lecteur deBentham et de lui seul. Il y a là de toute évidence un conflit d’au-torités, même si le traducteur « légitimiste » de Geertz peut tou-jours objecter que celui-ci a forcé le sens « originel » de Benthamet que le dernier sociologue américain en date (et son traducteur)commet un contresens sur l’expression de l’anthropologue enméconnaissant sa source benthamienne.

Les deux exemples de Kelsen et de Bentham aux prises avecleurs traducteurs illustrent, chacun à sa manière, les difficultésqui résultent d’une conception par trop « patrimoniale » du texteoriginal, qui existerait en dehors de ses lecteurs, dans sa proprelangue et dans une langue étrangère. Ils montrent au contraireque l’œuvre elle-même se crée dans le dialogue pour autantqu’elle est ouverte, relativisant d’autant la portée des notions decontresens et donc de sens. Comme si le sens des propos étaitmoins dans les mots que dans les échanges dont la traduction,avec ses « accidents de sens », n’est qu’un aspect, si privilégié soit-il. Si Bentham semble s’être difficilement remis de la spirale qui aprésidé à la formation du corpus attaché à son nom, le succèsactuel de l’œuvre de Kelsen prouve assez « l’effectivité » de la tra-

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duction de sa pensée, qui a au fond assez peu de rapport avec laprétendue fidélité ou infidélité à ce que l’auteur a écrit, ou cruécrire, ou à ce qu’il aurait pensé, ou cru penser. Une « effectivité »que l’on peut d’ailleurs regretter quand on constate que le débat,s’agissant de Kelsen comme de Ross, a tendance à porter sur latraduction plutôt que sur la pensée même.

Chacun est un « fils de son temps », écrit Hegel en commen-taire du « Hic Rhodus… », et « la philosophie est elle aussi sontemps appréhendé en pensées. Il est tout aussi sot de rêverqu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, sonmonde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps,qu’il saute par-dessus Rhodes » (springe über Rhodus hinaus).Étrange inflexion que Hegel inflige encore à la formule déjà pas-sablement malmenée.

La suite du passage paraît écrite pour Kelsen et le destin de sonœuvre et de ses traductions : « Si la théorie va vraiment au-delà, s’ils’édifie un monde tel qu’il doit être (wie sie senn soll), ce monde existebien, mais seulement dans son opinion — élément moelleux (einemweichen Elemente) dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisseimprimer ». Si ce n’est pas du « nihilisme juridique », ça y res-semble42. Et c’est alors que sous la plume de Hegel la Wirklichkeitdu monde rationnel devient « effectivité » (dans la traduction fran-çaise), et que l’auteur des Principes de la philosophie du droit suggèrede ré-énoncer la locution qui a été notre point de départ « au prixd’une légère transformation » (mit weniger Veränderung). OubliéeRhodes : « C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’est la danse ». C’est icique commence le « moelleux » de cette demi-mesure de la connais-

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42 Sur la notion de « nihilisme juridique » en rapport avec l’œuvre deKelsen et le triomphe du « formalisme vide juspositiviste », cf. GiovanniBianco, « Capograssi, Kelsen e Il nichilismo giuridico. Aspetti de l’attuale crisi della scienza giuridica », in A. Delogu et A. M. Morace,Esperienza e verità. Giuseppe Capograssi : un Maestro oltre il suo tempo,Bologne, Il Mulino, 2009, p. 197-214, en particulier, p. 208-210.

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sance qu’est la théorie pure du droit… et sa traduction. « Au prixd’une légère transformation » de la prose de Hegel, et au risquedu contresens malgré une traduction très fidèle : « Il faudrait setenir en paix avec l’effectivité : c’est une paix plus chaleureuseavec celle-ci que procure la connaissance »43 (und nur darum Frie-den mit der Wirklichkeit zu halten sei : es ist ein wärmerer Friede mitihr, den die Erkenntnis verschaff). La traduction est fidèle, on pour-rait même dire effective ou réelle. Mais le contresens est avéré,parce que le sens ne se trouve ni dans le mot original, ni dans satraduction, mais dans la constellation de sens et de contresensque les concepts suscitent dans leur propre langue (les « beauxcontresens » de Proust) ou d’une langue à l’autre. Et le contresensest volontaire, même s’il est difficile de dire s’il relève de la rhéto-rique ou de la traduction.

Pierre-Emmanuel DAUZAT.

CONFÉRENCE124

43 Hegel, Principes de la philosophie du droit, p. 106-107.

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