Gogol Tarass Boulba

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  • Tarass BoulbaNikolai Gogol

    (Traducteur: Louis Viardot)

    Publication: 1835Catgorie(s): Fiction, Nouvelles, Guerre & MilitaireSource: http://www.ebooksgratuits.com

  • A Propos Gogol:Nikolai Vasilievich Gogol (April 1, 1809 March 4,

    1852) was a Russian-language writer of Ukrainian origin.Although his early works were heavily influenced by hisUkrainian heritage and upbringing, he wrote in Russian andhis works belong to the tradition of Russian literature. Thenovel Dead Souls (1842), the play Revizor (1836, 1842),and the short story The Overcoat (1842) count among hismasterpieces. Source: Wikipedia

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    Le journal d'un fou (1835)Les mes mortes (1842)Rome (1843)Le Portrait (1842)Le Nez (1836)Le Manteau (1843)La Calche (1836)La brouille des deux Ivan (1835)Mnage d'autrefois (1835)Vi (1835)

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  • La nouvelle intitule Tarass Boulba, la plus considrable durecueil de Gogol, est un petit roman historique o il a dcritles murs des anciens Cosaques Zaporogues. Une noteprliminaire nous semble peu prs indispensable pourles lecteurs trangers la Russie.

    Nous ne voulons pas, toutefois, rechercher si le savantgographe Mannert a eu raison de voir en eux lesdescendants des anciens Scythes (Niebuhr a prouv queles Scythes dHrotode taient les anctres des Mongols),ni sil faut absolument retrouver les Cosaques (en russeKasak) dans les K????? de Constantin Porphyrognte,les Kassagues de Nestor, les cavaliers et corsaires russesque les gographes arabes, antrieurs au XIIIe sicle,plaaient dans les parages de la mer Noire. Obscurecomme lorigine de presque toutes les nations, celle desCosaques a servi de thme aux hypothses les pluscontradictoires. Nous devons seulement relever lopinion,longtemps admise, de lhistorien Schloezer, lequel, sefondant sur les moeurs vagabondes et lesprit daventurequi distingurent les Cosaques des autres races slaves, etsur laltration de leur langue militaire, pleine de mots turcset didiotismes polonais, crut que, dans lorigine, lesCosaques ne furent quun ramas daventuriers venus detous les pays voisins de lUkraine, et quils ne parurent qulpoque de la domination des Mongols en Russie. LesCosaques se recrutrent, il est vrai, de Russes, dePolonais, de Turcs, de Tatars, mme de Franais etdItaliens; mais le fond primitif de la nation cosaque fut unerace slave, habitant lUkraine, do elle se rpandit sur les

  • bords du Don, de lOural et de la Volga. Ce fut une petitearme de huit cents Cosaques, qui, sous les ordres de leurataman Yermak, conquit toute la Sibrie en 1580.

    Une des branches ou tribus de la nation cosaque, et laplus belliqueuse, celle des Zaporogues, parat, pour lapremire fois, dans les annales polonaises aucommencement du XVIe sicle. Ce nom leur venait desmots russes za, au del (trans), et porog, cataracte, parcequils habitaient plus bas que les bancs de granit quicoupent en plusieurs endroits le lit de Dniepr. Le paysoccup par eux portait le nom collectif de Zaporoji.Matres dune grande partie des plaines fertiles et dessteppes de lUkraine, tour tour allis ou ennemis desRusses, des Polonais, des Tatars et des Turcs, lesZaporogues formaient un peuple minemment guerrierorganis en rpublique militaire, et offrant quelque lointaineet grossire ressemblance avec les ordres de chevaleriede lEurope occidentale.

    Leur principal tablissement, appel la setch, avaitdhabitude pour sige une le du Dniepr. Ctait unassemblage de grandes cabanes en bois et en terre,entoures dun glacis, qui pouvait aussi bien se nommer uncamp quun village. Chaque cabane (leur nombre najamais dpass quatre cents) pouvait contenir quarante oucinquante Cosaques. En t, pendant les travaux de lacampagne, il restait peu de monde la setch; mais enhiver, elle devait tre constamment garde par quatre millehommes. Le reste se dispersait dans les villages voisins,ou se creusait, aux environs, des habitations souterraines,

  • appeles zimovniki (de zima, hiver).La setch tait divise en trente-huit quartiers ou kourni

    (de kourit, fumer; le mot kourn correspond celui dufoyer). Chaque Cosaque habitant la setch tait tenu devivre dans son kourn; chaque kourn, dsign par un nomparticulier quil tirait habituellement de celui de son chefprimitif, lisait un ataman (kourenno-ataman), dont lepouvoir ne durait quautant que les Cosaques soumis soncommandement taient satisfaits de sa conduite. Largentet les hardes des Cosaques dun kourn taient dposschez leur ataman, qui donnait location les boutiques etles bateaux (douby) de son kourn, et gardait les fonds dela caisse commune. Tous les Cosaques dun kourndnaient la mme table.

    Les kourni assembls choisissaient le chef suprieur,le kochvo-ataman (de kosch, en tatar camp, ou dekotchvat, en russe camper). On verra dans la nouvelle deGogol comment se faisait llection du kochvo. La rada,ou assemble nationale, qui se tenait toujours aprs dner,avait lieu deux fois par an, jours fixes, le 24 juin, jour de lafte de saint Jean-Baptiste, et le 1er octobre, jour de laprsentation de la Vierge, patronne de lglise de la setch.

    Le trait le plus saillant, et particulirement distinctif decette confrrie militaire, ctait le clibat impos tous sesmembres pendant leur runion. Aucune femme ntaitadmise dans la setch.

    Prface ldition de la Librairie Hachette et Cie, 1882.

  • 1Chapitre

    Voyons, tourne-toi. Dieu, que tu es drle ! Qu'est-ce quecette robe de prtre ? Est-ce que vous tes tous ainsifagots votre acadmie ?

    Voil par quelles paroles le vieux Boulba accueillait sesdeux fils qui venaient de terminer leurs tudes au sminairede Kiew[1], et qui rentraient en ce moment au foyerpaternel. Ses fils venaient de descendre de cheval.C'taient deux robustes jeunes hommes, qui avaientencore le regard en dessous, comme il convient dessminaristes rcemment sortis des bancs de l'cole. Leursvisages, pleins de force et de sant, commenaient secouvrir d'un premier duvet que n'avait jamais fauch lerasoir. L'accueil de leur pre les avait fort troubls ; ilsrestaient immobiles, les yeux fixs terre. Attendez,attendez ; laissez que je vous examine bien mon aise.Dieu ! que vous avez de longues robes ! dit-il en lestournant et retournant en tous sens. Diables de robes ! jecrois qu'on n'en a pas encore vu de pareilles dans lemonde. Allons, que l'un de vous essaye un peu de courir :je verrai s'il ne se laissera pas tomber le nez par terre, en

  • s'embarrassant dans les plis. Pre, ne te moque pas denous, dit enfin l'an. Voyez un peu le beau sire ! etpourquoi donc ne me moquerais-je pas de vous ? Mais,parce que quoique tu sois mon pre, j'en jure Dieu, si tucontinues de rire, je te rosserai. Quoi ! fils de chien, tonpre ! dit Tarass Boulba en reculant de quelques pas avectonnement. Oui, mme mon pre ; quand je suisoffens, je ne regarde rien, ni qui que ce soit. Dequelle manire veux-tu donc te battre avec moi, est-ce coups de poing ? La manire m'est fort gale. Va pourles coups de poing, rpondit Tarass Boulba en retroussantses manches. Je vais voir quel homme tu fais coups depoing. Et voil que pre et fils, au lieu de s'embrasseraprs une longue absence, commencent se lancer devigoureux horions dans les ctes, le dos, la poitrine, tanttreculant, tantt attaquant. Voyez un peu, bonnes gens : levieux est devenu fou ; il a tout fait perdu l'esprit, disait lapauvre mre, ple et maigre, arrte sur le perron, sansavoir encore eu le temps d'embrasser ses fils bien-aims.Les enfants sont revenus la maison, plus d'un an s'estpass depuis qu'on ne les a vus ; et lui, voil qu'il invente,Dieu sait quelle sottise se rosser coups de poing ! Mais il se bat fort bien, disait Boulba s'arrtant. Oui, parDieu ! trs bien, ajouta-t-il en rajustant ses habits ; si bienque j'eusse mieux fait de ne pas l'essayer. a fera un bonCosaque. Bonjour, fils ; embrassons-nous. Et le pre et lefils s'embrassrent. Bien, fils. Rosse tout le mondecomme tu m'as ross ; ne fais quartier personne. Ce quin'empche pas que tu ne sois drlement fagot. Qu'est-ce

  • que cette corde qui pend ? Et toi, nigaud, que fais-tu l, lesbras ballants ? dit-il en s'adressant au cadet. Pourquoi, filsde chien, ne me rosses-tu pas aussi ? Voyez un peu cequ'il invente, disait la mre en embrassant le plus jeune deses fils. On a donc de ces inventions-l, qu'un enfant rosseson propre pre ! Et c'est bien le moment d'y songer ! Unpauvre enfant qui a fait une si longue route, qui s'est sifatigu (le pauvre enfant avait plus de vingt ans et une taillede six pieds), il aurait besoin de se reposer et de mangerun morceau ; et lui, voil qu'il le force se battre. Eh ! eh !mais tu es un freluquet ce qu'il me semble, disait Boulba.Fils, n'coute pas ta mre ; c'est une femme, elle ne saitrien. Qu'avez-vous besoin, vous autres, d'tre dorlots ?Vos dorloteries, vous, c'est une belle plaine, c'est un boncheval ; voil vos dorloteries. Et voyez-vous ce sabre ?voil votre mre. Tout le fatras qu'on vous met en tte, cesont des btises. Et les acadmies, et tous vos livres, etles ABC, et les philosophies, et tout cela, je crache dessus.Ici Boulba ajouta un mot qui ne peut passer l'imprimerie. Ce qui vaut mieux, reprit-il, c'est que, la semaineprochaine, je vous enverrai au zaporoji. C'est l que setrouve la science ; c'est l qu'est votre cole, et que vousattraperez de l'esprit. Quoi ! ils ne resteront qu'unesemaine ici ? disait d'une voix plaintive et les larmes auxyeux la vieille bonne mre. Les pauvres petits n'auront pasle temps de se divertir et de faire connaissance avec lamaison paternelle. Et moi, je n'aurai pas le temps de lesregarder m'en rassasier. Cesse de hurler, vieille ; unCosaque n'est pas fait pour s'avachir avec les femmes.

  • N'est-ce pas ? tu les aurais cachs tous les deux sous tajupe, pour les couver comme une poule ses ufs. Allons,marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu as manger. Il ne nous faut pas de gteaux au miel, ni toutessortes de petites fricasses. Donne-nous un mouton entierou toute une chvre ; apporte-nous de l'hydromel dequarante ans ; et donne-nous de l'eau-de-vie, beaucoupd'eau-de-vie ; pas de cette eau-de-vie avec toutes sortesd'ingrdients, des raisins secs et autres vilenies ; mais del'eau-de-vie toute pure, qui ptille et mousse comme uneenrage. Boulba conduisit ses fils dans sa chambre, d'osortirent leur rencontre deux belles servantes, toutescharges de monistes[2]. tait-ce parce qu'elless'effrayaient de l'arrive de leurs jeunes seigneurs, qui nefaisaient grce personne ? tait-ce pour ne pas drogeraux pudiques habitudes des femmes ? leur vue, elles sesauvrent en poussant de grands cris, et longtemps encoreaprs, elles se cachrent le visage avec leurs manches. Lachambre tait meuble dans le got de ce temps, dont lesouvenir n'est conserv que par les douma[3] et leschansons populaires, que rcitaient autrefois, dansl'Ukraine, les vieillards longue barbe, en s'accompagnantde la bandoura[4], au milieu d'une foule qui faisait cercleautour d'eux ; dans le got de ce temps rude et guerrier, quivit les premires luttes soutenues par l'Ukraine contrel'union[5]. Tout y respirait la propret. Le plancher et lesmurs taient revtus d'une couche de terre glaise luisanteet peinte. Des sabres, des fouets (nagakas), des filetsd'oiseleur et de pcheur, des arquebuses, une corne

  • curieusement travaille servant de poire poudre, unebride chamarre de lames d'or, des entraves parsemesde petits clous d'argent, taient suspendus autour de lachambre. Les fentres, fort petites, portaient des vitresrondes et ternes, comme on n'en voit plus aujourd'hui quedans les vieilles glises ; on ne pouvait regarder au dehorsqu'en soulevant un petit chssis mobile. Les baies de cesfentres et des portes taient peintes en rouge. Dans lescoins, sur des dressoirs, se trouvaient des cruches d'argile,des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupesd'argent cisel, d'autres petites coupes dores, dediffrentes mains-d'uvre, vnitiennes, florentines, turques,circassiennes, arrives par diverses voies aux mains deBoulba, ce qui tait assez commun dans ces tempsd'entreprises guerrires. Des bancs de bois, revtusd'corce brune de bouleau, faisaient le tour entier de lachambre. Une immense table tait dresse sous lessaintes images, dans un des angles antrieurs. Un haut etlarge pole, divis en une foule de compartiments, etcouvert de briques vernisses, barioles, remplissaitl'angle oppos. Tout cela tait trs connu de nos deuxjeunes gens, qui venaient chaque anne passer lesvacances la maison ; je dis venaient, et venaient pied,car ils n'avaient pas encore de chevaux, la coutume nepermettant point aux coliers d'aller cheval. Ils taientencore l'ge o les longues touffes du sommet de leurcrne pouvaient tre tires impunment par tout Cosaquearm. Ce n'est qu' leur sortie du sminaire que Boulbaleur avait envoy deux jeunes talons pour faire le voyage.

  • l'occasion du retour de ses fils, Boulba fit rassemblertous les centeniers de son polk[6] qui n'taient pasabsents ; et quand deux d'entre eux se furent rendus soninvitation, avec le saoul[7] Dmitri Tovkatch, son vieuxcamarade, il leur prsenta ses fils en disant : Voyez unpeu quels gaillards ! je les enverrai bientt la setch. Lesvisiteurs flicitrent et Boulba et les deux jeunes gens, enleur assurant qu'ils feraient fort bien, et quil n'y avait pas demeilleure cole pour la jeunesse que le zaporoji. Allons,seigneurs et frres, dit Tarass, asseyez-vous chacun o illui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verred'eau-de-vie. Que Dieu nous bnisse ! votre sant, mesfils ! la tienne, Ostap (Eustache) ! la tienne, Andry(Andr) ! Dieu veuille que vous ayez toujours de bonneschances la guerre, que vous battiez les paens et lesTatars ! et si les Polonais commencent quelque chosecontre notre sainte religion, les Polonais aussi ! Voyons,donne ton verre. L'eau-de-vie est-elle bonne ? Comment senomme l'eau-de-vie en latin ? Quels sots taient cesLatins ! ils ne savaient mme pas qu'il y et de l'eau-de-vieau monde. Comment donc s'appelait celui qui a crit desvers latins ? Je ne suis pas trop savant ; j'ai oubli sonnom. Ne s'appelait-il pas Horace ? Voyez-vous lesournois, se dit tout bas le fils an, Ostap ; c'est qu'il saittout, le vieux chien, et il fait mine de ne rien savoir. Jecrois bien que l'archimandrite ne vous a pas mme donn flairer de l'eau-de-vie, continuait Boulba. Convenez, mesfils, qu'on vous a vertement trills, avec des balais debouleau, le dos, les reins, et tout ce qui constitue un

  • Cosaque. Ou bien peut-tre, parce que vous tiez devenusgrands garons et sages, vous rossait-on coups de fouet,non les samedis seulement, mais encore les mercredis etles jeudis. Il n'y a rien se rappeler de ce qui s'est fait,pre, rpondit Ostap ; ce qui est pass est pass. Qu'onessaye maintenant ! dit Andry ; que quelqu'un s'avise deme toucher du bout du doigt ! que quelque Tatar s'imaginede me tomber sous la main ! il saura ce que c'est qu'unsabre cosaque. Bien, mon fils, bien ! par Dieu, c'est bienparl. Puisque c'est comme a, par Dieu, je vais avecvous. Que diable ai-je attendre ici ? Que je devienne unplanteur de bl noir, un homme de mnage, un gardeur debrebis et de cochons ? que je me dorlote avec mafemme ? Non, que le diable l'emporte ! je suis un Cosaque,je ne veux pas. Qu'est-ce que cela me fait qu'il n'y ait pasde guerre ! j'irai prendre du bon temps avec vous. Oui, parDieu, j'y vais. Et le vieux Boulba, s'chauffant peu peu,finit par se fcher tout rouge, se leva de table, et frappa dupied en prenant une attitude imprieuse. Nous partonsdemain. Pourquoi remettre ? Qui diable attendons-nousici ? quoi bon cette maison ? quoi bon ces pots ? quoi bon tout cela ? En parlant ainsi, il se mit briser lesplats et les bouteilles. La pauvre femme, ds longtempshabitue de pareilles actions, regardait tristement faireson mari, assise sur un banc. Elle n'osait rien dire ; mais enapprenant une rsolution aussi pnible son cur, elle neput retenir ses larmes. Elle jeta un regard furtif sur sesenfants qu'elle allait si brusquement perdre, et rien n'auraitpu peindre la souffrance qui agitait convulsivement ses

  • yeux humides et ses lvres serres. Boulba taitfurieusement obstin. C'tait un de ces caractres qui nepouvaient se dvelopper qu'au XVIe sicle, dans un coinsauvage de l'Europe, quand toute la Russie mridionale,abandonne de ses princes, fut ravage par les incursionsirrsistibles des Mongols ; quand, aprs avoir perdu sontoit et tout abri, l'homme se rfugia dans le courage dudsespoir ; quand sur les ruines fumantes de sa demeure,en prsence d'ennemis voisins et implacables, il osa serebtir une maison, connaissant le danger, maiss'habituant le regarder en face ; quand enfin le gniepacifique des Slaves s'enflamma d'une ardeur guerrire etdonna naissance cet lan dsordonn de la nature russequi fut la socit cosaque (kasatchestvo). Alors tous lesabords des rivires, tous les gus, tous les dfils dans lesmarais, se couvrirent de Cosaques que personne n'et pucompter, et leurs hardis envoys purent rpondre au sultanqui dsirait connatre leur nombre : Qui le sait ? Cheznous, dans la steppe, chaque bout de champ, unCosaque. Ce fut une explosion de la force russe quefirent jaillir de la poitrine du peuple les coups rpts dumalheur. Au lieu des anciens oudly [8], au lieu des petitesvilles peuples de vassaux chasseurs, que se disputaientet se vendaient les petits princes, apparurent desbourgades fortifies, des kourny[9] lis entre eux par lesentiment du danger commun et la haine des envahisseurspaens. L'histoire nous apprend comment les luttesperptuelles des Cosaques sauvrent l'Europe occidentalede l'invasion des sauvages hordes asiatiques qui

  • menaaient de l'inonder. Les rois de Pologne quidevinrent, au lieu des princes dpossds, les matres deces vastes tendues de terre, matres, il est vrai, loignset faibles, comprirent l'importance des Cosaques et leprofit qu'ils pouvaient tirer de leurs dispositions guerrires.Ils s'efforcrent de les dvelopper encore. Les hetmans,lus par les Cosaques eux-mmes et dans leur sein,transformrent les kourny en polk[10] rguliers. Ce n'taitpas une arme rassemble et permanente ; mais, dans lecas de guerre ou de mouvement gnral, en huit jours auplus, tous taient runis. Chacun se rendait l'appel, cheval et en armes, ne recevant pour toute solde du roiqu'un ducat par tte. En quinze jours, il se rassemblait unetelle arme, qu' coup sr nul recrutement n'et pu enformer une semblable. La guerre finie, chaque soldatregagnait ses champs, sur les bords du Dniepr, s'occupaitde pche, de chasse ou de petit commerce, brassait de labire, et jouissait de la libert. Il n'y avait pas de mtierqu'un Cosaque ne st faire : distiller de l'eau-de-vie,charpenter un chariot, fabriquer de la poudre, faire leserrurier et le marchal ferrant, et, par-dessus tout, boire etbambocher comme un Russe seul en est capable, tout celane lui allait pas l'paule. Outre les Cosaques inscrits,obligs de se prsenter en temps de guerre oud'entreprise, il tait trs facile de rassembler des troupesde volontaires. Les saouls n'avaient qu' se rendre surles marchs et les places de bourgades, et crier, montssur une tlga (chariot) : Eh ! eh ! vous autres buveurs,cessez de brasser de la bire et de vous taler tout de

  • votre long sur les poles ; cessez de nourrir les mouchesde la graisse de vos corps ; allez la conqute del'honneur et de la gloire chevaleresque. Et vous autres,gens de charrue, planteurs de bl noir, gardeurs demoutons, amateurs de jupes, cessez de vous traner laqueue de vos bufs, de salir dans la terre vos cafetansjaunes, de courtiser vos femmes et de laisser dprir votrevertu de chevalier[11]. Il est temps d'aller la qute de lagloire cosaque. Et ces paroles taient semblables destincelles qui tomberaient sur du bois sec. Le laboureurabandonnait sa charrue ; le brasseur de bire mettait enpices ses tonneaux et ses jattes ; l'artisan envoyait audiable son mtier et le petit marchand son commerce ; tousbrisaient les meubles de leur maison et sautaient cheval.En un mot, le caractre russe revtit alors une nouvelleforme, large et puissante. Tarass Boulba tait un des vieuxpolkovnik[12]. Cr pour les difficults et les prils de laguerre, il se distinguait par la droiture d'un caractre rudeet entier. L'influence des murs polonaises commenait pntrer parmi la noblesse petite-russienne. Beaucoup deseigneurs s'adonnaient au luxe, avaient de nombreuxdomestique, des faucons, des meutes de chasse, etdonnaient des repas. Tout cela n'tait pas selon le cur deTarass ; il aimait la vie simple des Cosaques, et il sequerella frquemment avec ceux de ses camarades quisuivaient l'exemple de Varsovie, les appelant esclaves desgentilshommes (pan) polonais. Toujours inquiet, mobile,entreprenant, il se regardait comme un des dfenseursnaturels de l'glise russe ; il entrait, sans permission, dans

  • tous les villages o l'on se plaignait de l'oppression desintendants-fermiers et d'une augmentation de taxe sur lesfeux. L, au milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes.Il s'tait fait une rgle d'avoir, dans trois cas, recours sonsabre : quand les intendants ne montraient pas dedfrence envers les anciens et ne leur taient pas lebonnet, quand on se moquait de la religion ou des vieillescoutumes, et quand il tait en prsence des ennemis, c'est--dire des Turcs ou paens, contre lesquels il se croyaittoujours en droit de tirer le fer pour la plus grande gloire dela chrtient. Maintenant il se rjouissait d'avance du plaisirde mener lui-mme ses deux fils la setch, de dire avecorgueil : Voyez quels gaillards je vous amne ; de lesprsenter tous ses vieux compagnons d'armes, et d'tretmoin de leurs premiers exploits dans l'art de guerroyer etdans celui de boire, qui comptait aussi parmi les vertusd'un chevalier. Tarass avait d'abord eu l'intention de lesenvoyer seuls ; mais la vue de leur bonne mine, de leurhaute taille, de leur mle beaut, sa vieille ardeur guerrires'tait ranime, et il se dcida, avec toute l'nergie d'unevolont opinitre, partir avec eux ds le lendemain. Il fitses prparatifs, donna des ordres, choisit des chevaux etdes harnais pour ses deux jeunes fils, dsigna lesdomestiques qui devaient les accompagner, et dlguason commandement au saoul Tovkatch, en lui enjoignantde se mettre en marche la tte de tout le polk, ds quel'ordre lui en parviendrait de la setch. Quoiqu'il ne ft pasentirement dgris, et que la vapeur du vin se promentencore dans sa cervelle, cependant il n'oublia rien, pas

  • mme l'ordre de faire boire les chevaux et de leur donnerune ration du meilleur froment. Eh bien ! mes enfants, leurdit-il en rentrant fatigu la maison, il est temps de dormir,et demain nous ferons ce qu'il plaira Dieu. Mais qu'on nenous fasse pas de lits ; nous dormirons dans la cour. Lanuit venait peine d'obscurcir le ciel ; mais Boulba avaitl'habitude de se coucher de bonne heure. Il se jeta sur untapis tendu terre, et se couvrit d'une pelisse de peauxde mouton (touloup), car l'air tait frais, et Boulba aimait lachaleur quand il dormait dans la maison. Il se mit bientt ronfler ; tous ceux qui s'taient couchs dans les coins dela cour suivirent son exemple, et, avant tous les autres, legardien, qui avait le mieux clbr, verre en main, l'arrivedes jeunes seigneurs. Seule, la pauvre mre ne dormaitpas. Elle tait venue s'accroupir au chevet de ses fils bien-aims, qui reposaient l'un prs de l'autre. Elle peignait leurjeune chevelure, les baignait de ses larmes, les regardaitde tous ses yeux, de toutes les forces de son tre, sanspouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avaitnourris de son lait, levs avec une tendresse inquite, etvoil qu'elle ne doit les voir qu'un instant. Mes fils, mes filschris ! que deviendrez-vous ? qu'est-ce qui vous attend ? disait-elle ; et des larmes s'arrtaient dans les rides deson visage, autrefois beau. En effet, elle tait bien digne depiti, comme toute femme de ce temps-l. Elle n'avait vcud'amour que peu d'instants, pendant la premire fivre dela jeunesse et de la passion ; et son rude amant l'avaitabandonne pour son sabre, pour ses camarades, pourune vie aventureuse et drgle. Elle ne voyait son mari

  • que deux ou trois jours par an ; et, mme quand il tait l,quand ils vivaient ensemble, quelle tait sa vie ? Elle avait supporter des injures, et jusqu' des coups, ne recevantque des caresses rares et ddaigneuses. La femme taitune crature trange et dplace dans ce ramasd'aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement,sans plaisirs ; ses belles joues fraches, ses blanchespaules se fanrent dans la solitude, et se couvrirent derides prmatures. Tout ce qu'il y a d'amour, de tendresse,de passion dans la femme, se concentra chez elle enamour maternel. Ce soir-l, elle restait penche avecangoisse sur le lit de ses enfants, comme la tchaka[13] dessteppes plane sur son nid. On lui prend ses fils, ses chersfils ; on les lui prend pour qu'elle ne les revoie peut-trejamais : peut-tre qu' la premire bataille, des Tatars leurcouperont la tte, et jamais elle ne saura ce que sontdevenus leurs corps abandonns en pture aux oiseauxvoraces. En sanglotant sourdement, elle regardait leursyeux que tenait ferms l'irrsistible sommeil. Peut-tre,pensait-elle, Boulba remettra-t-il son dpart deux jours ?Peut-tre ne s'est-il dcid partir sitt que parce qu'il abeaucoup bu aujourd'hui ? Depuis longtemps la luneclairait du haut du ciel la cour et tous ses dormeurs, ainsiqu'une masse de saules touffus et les hautes bruyres quicroissaient contre la clture en palissades. La pauvrefemme restait assise au chevet de ses enfants, les couvantdes yeux et sans penser au sommeil. Dj les chevaux,sentant venir l'aube, s'taient couchs sur l'herbe etcessaient de brouter. Les hautes feuilles des saules

  • commenaient frmir, chuchoter, et leur babillementdescendait de branche en branche. Le hennissement aigud'un poulain retentit tout coup dans la steppe. De largeslueurs rouges apparurent au ciel. Boulba s'veilla soudainet se leva brusquement. Il se rappelait tout ce qu'il avaitordonn la veille. Assez dormi, garons ; il est temps, ilest temps ! faites boire les chevaux. Mais o est la vieille(c'est ainsi qu'il appelait habituellement sa femme) ? Vite,vieille ! donne-nous manger, car nous avons une longueroute devant nous. Prive de son dernier espoir, la pauvrevieille se trana tristement vers la maison. Pendant que, leslarmes aux yeux, elle prparait le djeuner, Boulbadistribuait ses derniers ordres, allait et venait dans lescuries, et choisissait pour ses enfants ses plus richeshabits. Les tudiants changrent en un momentd'apparence. Des bottes rouges, petits talons d'argent,remplacrent leurs mauvaises chaussures de collge. Ilsceignirent sur leurs reins, avec un cordon dor, despantalons larges comme la mer Noire, et forms d'unmillion de petits plis. ce cordon pendaient de longueslanires de cuir, qui portaient avec des houppes tous lesustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rouge commele feu leur fut serr au corps par une ceinture brode, danslaquelle on glissa des pistolets turcs damasquins. Ungrand sabre leur battait les jambes. Leurs visages, encorepeu hls, semblaient alors plus beaux et plus blancs. Depetites moustaches noires relevaient le teint brillant et fleuride la jeunesse. Ils taient bien beaux sous leurs bonnetsd'astrakan noir termins par des calottes dores. Quand la

  • pauvre mre les aperut, elle ne put profrer une parole, etdes larmes craintives s'arrtrent dans ses yeux fltris. Allons, mes fils, tout est prt, plus de retard, dit enfinBoulba. Maintenant, d'aprs la coutume chrtienne, il fautnous asseoir avant de partir. Tout le monde s'assit ensilence dans la mme chambre, sans excepter lesdomestiques, qui se tenaient respectueusement prs de laporte. prsent, mre, dit Boulba, donne ta bndiction tes enfants ; prie Dieu qu'ils se battent toujours bien,qu'ils soutiennent leur honneur de chevaliers, qu'ilsdfendent la religion du Christ ; sinon, qu'ils prissent, etqu'il ne reste rien d'eux sur la terre. Enfants, approchez devotre mre ; la prire d'une mre prserve de tout dangersur la terre et sur l'eau. La pauvre femme les embrassa, pritdeux petites images en mtal, les leur pendit au cou ensanglotant. Que la Vierge vous protge N'oubliezpas, mes fils, votre mre. Envoyez au moins de vosnouvelles, et pensez Elle ne put continuer. Allons,enfants,dit Boulba. Des chevaux sells attendaient devantle perron. Boulba s'lana sur son Diable[14], qui fit unfurieux cart en sentant tout coup sur son dos un poids devingt pouds[15], car Boulba tait trs gros et trs lourd.Quand la mre vit que ses fils taient aussi monts cheval, elle se prcipita vers le plus jeune, qui avaitl'expression du visage plus tendre ; elle saisit son trier,elle s'accrocha la selle, et, dans un morne et silencieuxdsespoir, elle l'treignit entre ses bras. Deux vigoureuxCosaques la soulevrent respectueusement, etl'emportrent dans la maison. Mais au moment o les

  • cavaliers franchirent la porte, elle s'lana sur leurs tracesavec la lgret d'une biche, tonnante son ge, arrtad'une main forte l'un des chevaux, et embrassa son filsavec une ardeur insense, dlirante. On l'emporta denouveau. Les jeunes Cosaques commencrent chevaucher tristement aux cts de leur pre, en retenantleurs larmes, car ils craignaient Boulba, qui ressentaitaussi, sans la montrer, une motion dont il ne pouvait sedfendre. La journe tait grise ; l'herbe verdoyantetincelait au loin, et les oiseaux gazouillaient sur des tonsdiscords. Aprs avoir fait un peu de chemin, les jeunesgens jetrent un regard en arrire ; dj leur maisonnettesemblait avoir plong sous terre ; on ne voyait plus l'horizon que les deux chemines encadres par lessommets des arbres sur lesquels, dans leur jeunesse, ilsavaient grimp comme des cureuils. Une vaste prairies'tendait devant leurs regards, une prairie qui rappelaittoute leur vie passe, depuis l'ge o ils se roulaient dansl'herbe humide de rose, jusqu' l'ge o ils y attendaientune jeune Cosaque aux noirs sourcils, qui la franchissaitd'un pied rapide et craintif. Bientt on ne vit plus que laperche surmonte d'une roue de chariot qui s'levait au-dessus du puits ; bientt la steppe commena s'exhausser en montagne, couvrant tout ce qu'ils laissaientderrire eux. Adieu, toit paternel ! adieu, souvenirsd'enfance ! adieu, tout !

  • 2Chapitre

    Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieuxTarass pensait son pass ; sa jeunesse se droulaitdevant lui, cette belle jeunesse que le Cosaque surtoutregrette, car il voudrait toujours tre agile et fort pour sa vied'aventures. Il se demandait lui-mme quels de sesanciens camarades il retrouverait la setch ; il comptaitceux qui taient dj morts, ceux qui restaient encorevivants, et sa tte grise se baissa tristement. Ses filstaient occups de toutes autres penses. Il faut que nousdisions d'eux quelques mots. peine avaient-ils eu douzeans, qu'on les envoya au sminaire de Kiew, car tous lesseigneurs de ce temps-l croyaient ncessaire de donner leurs enfants une ducation promptement oublie. leurentre au sminaire, tous ces jeunes gens taient d'unehumeur sauvage et accoutums une pleine libert. Cen'tait que l qu'ils se dgrossissaient un peu, et prenaientune espce de vernis commun qui les faisait ressemblerl'un l'autre. L'an des fils de Boulba, Ostap, commenasa carrire scientifique par s'enfuir ds la premire anne.On l'attrapa, on le battit outrance, on le cloua ses livres.

  • Quatre fois il enfouit son ABC en terre, et quatre fois, aprsl'avoir inhumainement flagell, on lui en racheta un neuf.Mais sans doute il et recommenc une cinquime fois, sison pre ne lui et fait la menace formelle de le tenirpendant vingt ans comme frre lai dans un clotre, ajoutantle serment qu'il ne verrait jamais la setch, s'il n'apprenait fond tout ce qu'on enseignait l'acadmie. Ce qui esttrange, c'est que cette menace et ce serment venaient duvieux Boulba qui faisait profession de se moquer de toutescience, et qui conseillait ses enfants, comme nousl'avons vu, de n'en faire aucun cas. Depuis ce moment,Ostap se mit tudier ses livres avec un zle extrme, etfinit par tre rput l'un des meilleurs tudiants.L'enseignement de ce temps-l n'avait pas le moindrerapport avec la vie qu'on menait ; toutes ces argutiesscolastiques, toutes ces finesses rhtoriques et logiquesn'avaient rien de commun avec l'poque, et ne trouvaientd'application nulle part. Les savants d'alors n'taient pasmoins ignorants que les autres, car leur science taitcompltement oiseuse et vide. Au surplus, l'organisationtoute rpublicaine du sminaire, cette immense runion dejeunes gens dans la force de l'ge, devaient leur inspirerdes dsirs d'activit tout fait en dehors du cercle de leurstudes. La mauvaise chre, les frquentes punitions par lafaim et les passions naissantes, tout s'unissait pour veilleren eux cette soif d'entreprises qui devait, plus tard, sesatisfaire dans la setch. Les boursiers[16] parcouraientaffams les rues de Kiew, obligeant les habitants laprudence. Les marchands des bazars couvraient toujours

  • des deux mains leurs gteaux, leurs petits pts, leursgraines de pastques, comme l'aigle couvre ses aiglons,ds que passait un boursier. Le consul[17] qui devait,d'aprs sa charge, veiller aux bonnes murs de sessubordonns, portait de si larges poches dans sespantalons, qu'il et pu y fourrer toute la boutique d'unemarchande inattentive. Ces boursiers composaient unmonde part. Ils ne pouvaient pas pntrer dans la hautesocit, qui se composait de nobles, Polonais et Petits-Russiens. Le vavode lui-mme, Adam Kissel, malgr laprotection dont il honorait l'acadmie, dfendait qu'onment les tudiants dans le monde, et voulait qu'on lestraitt svrement. Du reste, cette dernirerecommandation tait fort inutile, car ni le recteur, ni lesprofesseurs ne mnageaient le fouet et les trivires.Souvent, d'aprs leurs ordres, les licteurs rossaient lesconsuls de manire leur faire longtemps gratter leurspantalons. Beaucoup d'entre eux ne comptaient cela pourrien, ou, tout au plus, pour quelque chose d'un peu plus fortque de l'eau-de-vie poivre. Mais d'autres finissaient partrouver un tel chauffage si dsagrable, qu'ils s'enfuyaient la setch, s'ils en savaient trouver le chemin et n'taient pointrattraps en route. Ostap Boulba, malgr le soin qu'ilmettait tudier la logique et mme la thologie, ne putjamais s'affranchir des implacables trivires.Naturellement, cela dut rendre son caractre plus sombre,plus intraitable, et lui donner la fermet qui distingue leCosaque. Il passait pour trs bon camarade ; s'il n'taitpresque jamais le chef dans les entreprises hardies,

  • comme le pillage d'un potager, toujours il se mettait despremiers sous le commandement d'un colierentreprenant, et jamais, en aucun cas, il n'et trahi sescompagnons. Aucun chtiment ne l'y et pu contraindre.Assez indiffrent tout autre plaisir que la guerre ou labouteille, car il pensait rarement autre chose, il tait loyalet bon, du moins aussi bon qu'on pouvait l'tre avec un telcaractre et dans une telle poque. Les larmes de sapauvre mre l'avaient profondment mu ; c'tait la seulechose qui l'et troubl, et qui lui fit baisser tristement la tte.Son frre cadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plusouverts. Il apprenait avec plus de plaisir, et sans lesdifficults que met au travail un caractre lourd etnergique. Il tait plus ingnieux que son frre, plus souventle chef d'une entreprise hardie ; et quelquefois, laide deson esprit inventif, il savait luder la punition, tandis queson frre Ostap, sans se troubler beaucoup, tait soncaftan et se couchait par terre, ne pensant pas mme demander grce. Andry n'tait pas moins dvor du dsird'accomplir des actions hroques ; mais son me taitabordable d'autres sentiments. Le besoin d'aimer sedveloppa rapidement en lui, ds qu'il eut pass sa dix-huitime anne. Des images de femme se prsentaientsouvent ses penses brlantes. Tout en coutant lesdisputes thologiques, il voyait l'objet de son rve avec desjoues fraches, un sourire tendre et des yeux noirs. Il cachaitsoigneusement ses camarades les mouvements de sonme jeune et passionne ; car, cette poque, il taitindigne d'un Cosaque de penser aux femmes et l'amour

  • avant d'avoir fait ses preuves dans une bataille. En gnral,dans les dernires annes de son sjour au sminaire, ilse mit plus rarement en tte d'une troupe aventureuse ;mais souvent il errait dans quelque quartier solitaire deKiew, o de petites maisonnettes se montraientengageantes travers leurs jardins de cerisiers.Quelquefois il pntrait dans la rue de l'aristocratie, danscette partie de la ville qui se nomme maintenant le vieuxKiew, et qui, alors habite par des seigneurs petits-russiens et polonais, se composait de maisons btiesavec un certain luxe. Un jour qu'il passait l, rveur, le lourdcarrosse d'un seigneur polonais manqua de l'craser, et lecocher longues moustaches qui occupait le sige lecingla violemment de son fouet. Le jeune colier,bouillonnant de colre, saisit de sa main vigoureuse, avecune hardiesse folle, une roue de derrire du carrosse, etparvint l'arrter quelques moments. Mais le cocher,redoutant une querelle, lana ses chevaux en les fouettant,et Andry, qui avait heureusement retir sa main, fut jetcontre terre, la face dans la boue. Un rire harmonieux etperant retentit sur sa tte. Il leva les yeux, et aperut lafentre d'une maison une jeune fille de la plus ravissantebeaut. Elle tait blanche et rose comme la neige clairepar les premiers rayons du soleil levant. Elle riait gorgedploye, et son rire ajoutait encore un charme sabeaut vive et fire. Il restait l, stupfait, la regardaitbouche bante, et, essuyant machinalement la boue qui luicouvrait la figure, il l'tendait encore davantage. Quipouvait tre cette belle fille ? Il en adressa la question aux

  • gens de service richement vtus qui taient groupsdevant la porte de la maison autour d'un jeune joueur debandoura. Mais ils lui rirent au nez, en voyant son visagesouill, et ne daignrent pas lui rpondre. Enfin, il appritque c'tait la fille du vavode de Kovno, qui tait venupasser quelques jours Kiew. La nuit suivante, avec lahardiesse particulire aux boursiers, il s'introduisit par laclture en palissade dans le jardin de la maison, qu'il avaitnote, grimpa sur un arbre dont les branches s'appuyaientsur le toit de la maison, passa de l sur le toit, et descenditpar la chemine dans la chambre coucher de la jeunefille. Elle tait alors assise prs d'une lumire, et dtachaitde riches pendants d'oreilles. La pelle Polonaise s'effrayatellement la vue d'un homme inconnu, si brusquementtomb devant elle, qu'elle ne put prononcer un mot. Maisquand elle s'aperut que le boursier se tenait immobile,baissant les yeux et n'osant pas remuer un doigt de lamain, quand elle reconnut en lui l'homme qui, devant elle,tait tomb dans la rue d'une manire si ridicule, elle partitde nouveau d'un grand clat de rire. Et puis, il n'y avait riende terrible dans les traits d'Andry ; c'tait au contraire uncharmant visage. Elle rit longtemps, et finit par se moquerde lui. La belle tait tourdie comme une Polonaise, maisses yeux clairs et sereins jetaient de ces longs regards quipromettent la constance. Le pauvre tudiant respirait peine. La fille du vavode s'approcha hardiment, lui posasur la tte sa coiffure en diadme, et jeta sur ses paulesune collerette transparente orne de festons d'or. Elle fit delui mille folies, avec le sans-gne d'enfant qui est le propre

  • des Polonaises, et qui jeta le jeune boursier dans uneconfusion inexprimable. Il faisait une figure assez niaise, enouvrant la bouche et regardant fixement les yeux del'espigle. Un bruit soudain l'effraya. Elle lui ordonna de secacher, et ds que sa frayeur se fut dissipe, elle appelasa servante, femme tatare prisonnire, et lui donna l'ordrede le conduire prudemment par le jardin pour le mettredehors. Mais cette fois-ci, l'tudiant ne fut pas si heureuxen traversant la palissade. Le gardien s'veilla, l'aperut,donna l'alarme, et les gens de la maison le reconduisirent coups de bton dans la rue jusqu' ce que ses jambesrapides l'eussent mis hors de leurs atteintes. Aprs cetteaventure, il devint dangereux pour lui de passer devant lamaison du vavode, car ses serviteurs taient trsnombreux. Andry la vit encore une fois dans l'glise. Elle leremarqua, et lui sourit malicieusement comme une vieilleconnaissance. Bientt aprs le vavode de Kovno quitta laville, et une grosse figure inconnue se montra la fentreo il avait vu la belle Polonaise aux yeux noirs. C'est celaque pensait Andry, en penchant la tte sur le cou de soncheval. Mais ds longtemps la steppe les avait embrasssdans son sein verdoyant. L'herbe haute les entourait detous cts, de sorte qu'on ne voyait plus que les bonnetsnoirs des Cosaques au-dessus des tiges ondoyantes. Eh, eh, qu'est-ce que cela veut dire, enfants ? vous voiltout silencieux, s'cria tout coup Boulba sortant de sarverie. On dirait que vous tes devenus des moines. Audiable toutes les noires penses ! Serrez vos pipes dansvos dents, donnez de l'peron vos chevaux, et mettons-

  • nous courir de faon qu'un oiseau ne puisse nousattraper. Et les Cosaques, se courbant sur le pommeau dela selle, disparurent dans l'herbe touffue. On ne voyait plusmme leurs bonnets ; le rapide clair du sillon qu'ilstraaient dans l'herbe indiquait seul la direction de leurcourse. Le soleil s'tait lev dans un ciel sans nuage, etversait sur la steppe sa lumire chaude et vivifiante. Pluson avanait dans la steppe, plus elle devenait sauvage etbelle. cette poque, tout l'espace qui se nommemaintenant la Nouvelle-Russie, de l'Ukraine la mer Noire,tait un dsert vierge et verdoyant. Jamais la charruen'avait laiss de trace travers les flots incommensurablesde ses plantes sauvages. Les seuls chevaux libres, qui secachaient dans ces impntrables abris, y laissaient dessentiers. Toute la surface de la terre semblait un ocan deverdure dore, qu'maillaient mille autres couleurs. Parmiles tiges fines et sches de la haute herbe, croissaient desmasses de bleuets, aux nuances bleues, rouges etviolettes. Le gent dressait en l'air sa pyramide de fleursjaunes. Les petits pompons de trfle blanc parsemaientl'herbage sombre, et un pi de bl, apport l, Dieu saitd'o, mrissait solitaire. Sous l'ombre tnue des brinsd'herbe, glissaient en tendant le cou des perdrix l'agilecorsage. Tout l'air tait rempli de mille chants d'oiseaux.Des perviers planaient, immobiles, en fouettant l'air dubout de leurs ailes, et plongeant dans l'herbe des regardsavides. De loin, l'on entendait les cris aigus d'une trouped'oies sauvages qui volaient, comme une paisse nue,sur quelque lac perdu dans l'immensit des plaines. La

  • mouette des steppes s'levait, d'un mouvement cadenc,et se baignait voluptueusement dans les flots de l'azur ;tantt on ne la voyait plus que comme un point noir, tanttelle resplendissait, blanche et brillante, aux rayons dusoleil mes steppes, que vous tes belles ! Nosvoyageurs ne s'arrtaient que pour le dner. Alors toute leursuite, qui se composait de dix Cosaques, descendait decheval. Ils dtachaient des flacons en bois, contenant l'eau-de-vie, et des moitis de calebasses servant de gobelets.On ne mangeait que du pain et du lard ou des gteauxsecs, et chacun ne buvait qu'un seul verre, car TarassBoulba ne permettait personne de s'enivrer pendant laroute. Et l'on se remettait en marche pour aller tant quedurait le jour. Le soir venu, la steppe changeaitcompltement d'aspect. Toute son tendue bigarres'embrasait aux derniers rayons d'un soleil ardent, puisbientt s'obscurcissait avec rapidit et laissait voir lamarche de l'ombre qui, envahissant la steppe, la couvraitde la nuance uniforme d'un vert obscur. Alors les vapeursdevenaient plus paisses ; chaque fleur, chaque herbeexhalait son parfum, et toute la steppe bouillonnait devapeurs embaumes. Sur le ciel d'un azur fonc,s'tendaient de larges bandes dores et roses, quisemblaient traces ngligemment par un pinceaugigantesque. et l, blanchissaient des lambeaux denuages, lgers et transparents, tandis qu'une brise, fracheet caressante comme les ondes de la mer, se balanait surles pointes des herbes, effleurant peine la joue duvoyageur. Tout le concert de la journe s'affaiblissait, et

  • faisait place peu peu un concert nouveau. Desgerboises la robe mouchete sortaient avec prcautionde leurs gtes, se dressaient sur les pattes de derrire, etremplissaient la steppe de leurs sifflements. Legrsillement des grillons redoublait de force, et parfois onentendait, venant d'un lac lointain, le cri du cygne solitaire,qui retentissait comme une cloche argentine dans l'airendormi. l'entre de la nuit, nos voyageurs s'arrtaient aumilieu des champs, allumaient un feu dont la fume glissaitobliquement dans l'espace, et, posant une marmite sur lescharbons, faisaient cuire du gruau. Aprs avoir soup, lesCosaques se couchaient par terre, laissant leurs chevauxerrer dans l'herbe, des entraves aux pieds. Les toiles dela nuit les regardaient dormir sur leurs caftans tendus. Ilspouvaient entendre le ptillement, le frlement, tous lesbruits du monde innombrable d'insectes qui fourmillaientdans l'herbe. Tous ces bruits, fondus dans le silence de lanuit, arrivaient harmonieux l'oreille. Si quelqu'un d'eux selevait, toute la steppe se montrait ses yeux diapre parles tincelles lumineuses des vers luisants. Quelquefois lasombre obscurit du ciel s'clairait par l'incendie des joncssecs qui croissent au bord des rivires et des lacs, et unelongue range de cygnes allant au nord, frapps tout coup d'une lueur enflamme, semblaient des lambeauxd'toffes rouges volant travers les airs. Nos voyageurscontinuaient leur route sans aventure. Nulle part, autourd'eux, ils ne voyaient un arbre ; c'tait toujours la mmesteppe, libre, sauvage, infinie. Seulement, de temps autre, dans un lointain profond, on distinguait la ligne

  • bleutre des forts qui bordent le Dniepr. Une seule fois,Tarass fit voir ses fils un petit point noir qui s'agitait auloin : Voyez, mes enfants, dit-il, c'est un Tatar qui galope.En s'approchant, ils virent au-dessus de l'herbe une petitette garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux lafente mince et allonge, flaira l'air comme un chien courant,et disparut avec la rapidit d'une gazelle, aprs s'treconvaincu que les Cosaques taient au nombre de treize. Eh bien ! enfants, voulez-vous essayer d'attraper leTatar ? Mais, non, n'essayez pas, vous ne l'atteindriezjamais ; son cheval est encore plus agile que mon Diable.Cependant Boulba, craignant une embche, crut-il devoirprendre ses prcautions. Il galopa, avec tout son monde,jusqu'aux bords d'une petite rivire nomme la Tatarka, quise jette dans le Dniepr. Tous entrrent dans l'eau avecleurs montures, et ils nagrent longtemps eu suivant le fil deleau, pour cacher leurs traces. Puis, aprs avoir pris piedsur lautre rive, ils continurent leur route. Trois jours aprs,ils se trouvaient dj proches de l'endroit qui tait le but deleur voyage. Un froid subit rafrachit l'air ; ils reconnurent cet indice la proximit du Dniepr. Voil, en effet, qu'ilmiroite au loin, et se dtache en bleu sur l'horizon. Plus latroupe s'approchait, plus le fleuve s'largissait en roulantses froides ondes ; et bientt il finit par embrasser la moitide la terre qui se droulait devant eux. Ils taient arrivs cet endroit de son cours o le Dniepr, longtemps resserrpar les bancs de granit, achve de triompher de tous lesobstacles, et bruit comme une mer, en couvrant les plainesconquises, o les les disperses au milieu de son lit

  • refoulent ses flots encore plus loin sur les campagnesd'alentour. Les Cosaques descendirent de cheval,entrrent dans un bac, et aprs une traverse de troisheures, arrivrent l'le Hortiza, o se trouvait alors lasetch, qui changea si souvent de rsidence. Une foule degens se querellaient sur le bord avec les mariniers. LesCosaques se remirent en selle ; Tarass prit une attitudefire, serra son ceinturon, et fit glisser sa moustache entreses doigts. Ses jeunes fils s'examinrent aussi de la tteaux pieds avec une motion timide, et tous ensembleentrrent dans le faubourg qui prcdait la setch d'unedemi-verste. leur entre, ils furent assourdis par le fracasde cinquante marteaux qui frappaient l'enclume dans vingt-cinq forges souterraines et couvertes de gazon. Devigoureux corroyeurs, assis sur leurs perrons, pressuraientdes peaux de bufs dans leurs fortes mains. Desmarchands colporteurs se tenaient sous leurs tentes avecdes tas de briquets, de pierres feu, et de poudre canon. Un Armnien talait de riches pices d'toffe ; unTatar ptrissait de la pte ; un juif, la tte baisse, tirait del'eau-de-vie d'un tonneau. Mais ce qui attira le plus leurattention, ce fut un Zaporogue qui dormait au beau milieude la route, bras et jambes tendus. Tarass s'arrta, pleind'admiration : Comme ce drle s'est dvelopp, dit-il enl'examinant. Quel beau corps d'homme ! En effet, le tableautait achev. Le Zaporogue s'tait tendu en travers de laroute comme un lion couch. Sa touffe de cheveux,firement rejete en arrire, couvrait deux palmes deterrain l'entour de sa tte. Ses pantalons de beau drap

  • rouge avaient t salis de goudron, pour montrer le peu decas qu'il en faisait. Aprs l'avoir admir tout son aiseBoulba continua son chemin par une rue troite, touteremplie de mtiers faits en plein vent, et de gens de toutesnations qui peuplaient ce faubourg, semblable une foire,par lequel tait nourrie et vtue la setch, qui ne savait queboire et tirer le mousquet. Enfin, ils dpassrent lefaubourg et aperurent plusieurs huttes parses, couvertesde gazon ou de feutre, la mode tatare. Devant quelques-unes, des canons taient en batterie. On ne voyait aucuneclture, aucune maisonnette avec son perron colonnesde bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petitparapet en terre et une barrire que personne ne gardait,tmoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants.Quelques robustes Zaporogues, couchs sur le chemin,leurs pipes la bouche, les regardrent passer avecindiffrence et sans remuer de place. Tarass et ses filspassrent au milieu d'eux avec prcaution, en leur disant : Bonjour, seigneurs ! Et vous, bonjour, rpondaient-ils.On rencontrait partout des groupes pittoresques. Lesvisages hls de ces hommes montraient qu'ils avaientsouvent pris part aux batailles, et prouv toutes sortes devicissitudes. Voil la setch ; voil le repaire d'o s'lancenttant d'hommes fiers et forts comme des lions ; voil d'osort la puissance cosaque pour se rpandre sur toutel'Ukraine. Les voyageurs traversrent une place spacieuseo s'assemblait habituellement le conseil. Sur un grandtonneau renvers, tait assis un Zaporogue sans chemise ;il la tenait la main, et en raccommodait gravement les

  • trous. Le chemin leur fut de nouveau barr par une troupeentire de musiciens, au milieu desquels un jeuneZaporogue, qui avait plant son bonnet sur l'oreille, dansaitavec frnsie, en levant les mains par-dessus sa tte. Ilne cessait de crier : Vite, vite, musiciens, plus vite.Thomas, n'pargne pas ton eau-de-vie aux vrais chrtiens.Et Thomas, qui avait lil poch, distribuait de grandescruches aux assistants. Autour du jeune danseur, quatrevieux Zaporogues trpignaient sur place, puis tout coupse jetaient de ct, comme un tourbillon, jusque sur la ttedes musiciens, puis, pliant les jambes, se baissaientjusqu' terre, et, se redressant aussitt, frappaient la terrede leurs talons d'argent. Le sol retentissait sourdement l'entour, et l'air tait rempli des bruits cadencs du hoppaket du tropak[18]. Parmi tous ces Cosaques, il s'en trouvaitun qui criait et qui dansait avec le plus de fougue. Sa touffede cheveux volait tous vents, sa large poitrine taitdcouverte, mais il avait pass dans les bras sa pelissed'hiver, et la sueur ruisselait sur son visage. Mais tedonc ta pelisse, lui dit enfin Tarass ; vois comme il faitchaud. C'est impossible, lui cria le Zaporogue. Pourquoi ? C'est impossible, je connais mon caractre ;tout ce que j'te passe au cabaret. Le gaillard n'avait djplus de bonnet, plus de ceinture, plus de mouchoir brod ;tout cela tait all o il avait dit. La foule des danseursgrossissait de minute en minute ; et l'on ne pouvait voirsans une motion contagieuse toute cette foule se ruer cette danse, la plus libre, la plus folle d'allure qu'on naitjamais vue dans le monde, et qui s'appelle, du nom de ses

  • inventeurs, le kasatchok. Ah ! si je n'tais pas cheval,s'cria Tarass, je me serais mis, oui, je me serais mis danser moi-mme ! Mais, cependant, commencrent semontrer dans la foule des hommes gs, graves,respects de toute la setch, qui avaient t plus d'une foischoisis pour chefs. Tarass retrouva bientt un grandnombre de visages connus. Ostap et Andry entendaient chaque instant les exclamations suivantes : Ah ! c'est toi,Ptchritza. Bonjour, Kosoloup. D'o viens tu, Tarass ? Et toi, Doloto ? Bonjour, Kirdiaga. Bonjour, Gousti. Je ne m'attendais pas te voir, Rmen. Et tous ces gensde guerre, qui s'taient rassembls l des quatre coins dela grande Russie, s'embrassaient avec effusion, et l'onn'entendait que ces questions confuses : Que faitKassian ? Que fait Borodavka ? Et Koloper ? EtPidzichok ? Et Tarass Boulba recevait pour rponse qu'onavait pendu Borodavka Tolopan, corch vif Koloper Kisikermen, et envoy la tte de Pidzichok sale dans untonneau jusqu' Constantinople. Le vieux Boulba se mit rflchir tristement, et rpta maintes fois : C'taient debons Cosaques !

  • 3Chapitre

    Il y avait dj plus d'une semaine que Tarass Boulbahabitait la setch avec ses fils. Ostap et Andry s'occupaientpeu d'tudes militaires, car la setch n'aimait pas perdrele temps en vains exercices ; la jeunesse faisait sonapprentissage dans la guerre mme, qui, pour cette raison,se renouvelait sans cesse. Les Cosaques trouvaient tout fait oiseux de remplir par quelques tudes les raresintervalles de trve ; ils aimaient tirer au blanc, galoperdans les steppes et chasser courre. Le reste du tempsse donnait leurs plaisirs, le cabaret et la danse. Toute lasetch prsentait un aspect singulier ; c'tait comme unefte perptuelle, comme une danse bruyammentcommence et qui n'arriverait jamais sa fin. Quelques-uns s'occupaient de mtiers, d'autres de petit commerce ;mais la plus grande partie se divertissait du matin au soir,tant que la possibilit de le faire rsonnait dans leurspoches, et que leur part de butin n'tait pas encore tombedans les mains de leurs camarades ou des cabaretiers.Cette fte continuelle avait quelque chose de magique. Lasetch n'tait pas un ramassis d'ivrognes qui noyaient leurs

  • soucis dans les pots ; c'tait une joyeuse bande d'hommesinsouciants et vivants dans une folle ivresse de gaiet.Chacun de ceux qui venaient l oubliait tout ce qui l'avaitoccup jusqu'alors. On pouvait dire, suivant leurexpression, qu'il crachait sur tout son pass, et il s'adonnaitavec l'enthousiasme d'un fanatique aux charmes d'une viede libert mene en commun avec ses pareils, qui, commelui, n'avaient plus ni parents, ni famille, ni maisons, rien quel'air libre et l'intarissable gaiet de leur me. Les diffrentsrcits et dialogues qu'on pouvait recueillir de cette foulenonchalamment tendue par terre avaient quelquefois unecouleur si nergique et si originale, qu'il fallait avoir tout leflegme extrieur d'un Zaporogue pour ne pas se trahir,mme par un petit mouvement de la moustache : caractrequi distingue les Petits-Russiens des autres races slaves.La gaiet tait bruyante, quelquefois l'excs, mais lesbuveurs n'taient pas entasss dans un kabak[19] sale etsombre, o l'homme s'abandonne une ivresse triste etlourde. L ils formaient comme une runion de camaradesd'cole, avec la seule diffrence que, au lieu d'tre assissous la sotte frule d'un matre, tristement penchs sur deslivres, ils faisaient des excursions avec cinq mille chevaux ;au lieu de l'troite prairie o ils avaient jou au ballon, ilsavaient des steppes spacieuses, infinies, o se montrait,dans le lointain, le Tatar agile, ou bien le Turc grave etsilencieux sous son large turban. Il y avait encore cettediffrence que, au lieu de la contrainte qui les rassemblaitdans l'cole, ils s'taient volontairement runis, enabandonnant pre, mre, et le toit paternel. On trouvait l

  • des gens qui, aprs avoir eu la corde autour du cou, et djvous la ple mort, avaient revu la vie dans toute sasplendeur ; d'autres encore, pour qui un ducat avait tjusque-l une fortune, et dont on aurait pu, grce aux juifsintendants, retourner les poches sans crainte d'en rien fairetomber. On y rencontrait des tudiants qui, n'ayant pusupporter les verges acadmiques, s'taient enfuis del'cole, sans apprendre une lettre de l'alphabet, tandis qu'ily en avait d'autres qui savaient fort bien ce qu'taientHorace, Cicron et la Rpublique romaine. On y trouvaitaussi des officiers polonais qui s'taient distingus dansles armes du roi, et grand nombre de partisans,convaincus qu'il tait indiffrent de savoir o et pour qui l'onfaisait la guerre, pourvu qu'on la ft, et parce qu'il estindigne d'un gentilhomme de ne pas faire la guerre.Beaucoup enfin venaient la setch uniquement pour direqu'ils y avaient t, et qu'ils en taient revenus chevaliersaccomplis. Mais qui n'y avait-il pas ? Cette trangerpublique rpondait un besoin du temps. Les amateursde la vie guerrire, des coupes d'or, des riches toffes,des ducats et des sequins pouvaient, en toute saison, ytrouver de la besogne. Il n'y avait que les amateurs du beausexe qui n'eussent rien faire l, car aucune femme nepouvait se montrer, mme dans le faubourg de la setch.Ostap et Andry trouvaient trs trange de voir une foule degens se rendre la setch, sans que personne leurdemandt qui ils taient, ni d'o ils venaient. Ils y entraientcomme s'ils fussent revenus la maison paternelle, l'ayantquitte une heure avant. Le nouveau venu se prsentait au

  • kochvo[20], et le dialogue suivant s'tablissait d'habitudeentre eux : Bonjour. Crois-tu en Jsus-Christ ? J'y crois,rpondait l'arrivant. Et la Sainte Trinit ? J'y crois demme. Vas-tu l'glise ? J'y vais. Fais le signe de lacroix. L'arrivant le faisait. Bien, reprenait le kochvo, vaau kourn qu'il te plat de choisir. cela se bornait lacrmonie de la rception. Toute la setch priait dans lamme glise, prte la dfendre jusqu' la dernire gouttede sang, bien que ces gens ne voulussent jamais entendreparler de carme et d'abstinence. Il n'y avait que des juifs,des Armniens et des Tatars qui, sduits par l'appt dugain, se dcidaient faire leur commerce dans lefaubourg, parce que les Zaporogues n'aimaient pas marchander, et payaient chaque objet juste avec l'argentque leur main tirait de la poche. Du reste, le sort de cescommerants avides tait trs prcaire et trs digne depiti. Il ressemblait celui des gens qui habitent au pied duVsuve, car ds que les Zaporogues n'avaient plusd'argent, ils brisaient leurs boutiques et prenaient tout sansrien payer. La setch se composait d'au moins soixantekourni, qui taient autant de petites rpubliquesindpendantes, ressemblant aussi des coles d'enfantsqui n'ont rien eux, parce qu'on leur fournit tout. Personne,en effet, ne possdait rien ; tout se trouvait dans les mainsde l'ataman du kourn, qu'on avait l'habitude de nommerpre (batka). Il gardait l'argent, les habits, les provisions, etjusqu'au bois de chauffage. Souvent un kourn se prenaitde querelle avec un autre. Dans ce cas, la dispute se vidaitpar un combat coups de poing, qui ne cessait qu'avec le

  • triomphe d'un parti, et alors commenait une fte gnrale.Voil quelle tait cette setch qui avait tant de charme pourles jeunes gens. Ostap et Andry se lancrent avec toute lafougue de leur ge sur cette mer orageuse, et ils eurentbien vite oubli le toit paternel, et le sminaire, et tout cequi les avait jusqu'alors occups. Tout leur semblaitnouveau, et les murs vagabondes de la setch, et les loisfort peu compliques qui la rgissaient, mais qui leurparaissaient encore trop svres pour une telle rpublique.Si un Cosaque volait quelque misre, c'tait compt pourune honte sur toute l'association. On l'attachait, comme unhomme dshonor, une sorte de colonne infme, et, prsde lui, l'on posait un gros bton dont chaque passant devaitlui donner un coup jusqu' ce que mort s'ensuivt. Ledbiteur qui ne payait pas tait enchan un canon, et ilrestait cette attache jusqu' ce qu'un camarade consentit payer sa dette pour le dlivrer ; mais Andry fut surtoutfrapp par le terrible supplice qui punissait le meurtrier. Oncreusait une fosse profonde dans laquelle on couchait lemeurtrier vivant, puis on posait sur son corps le cadavre dumort enferm dans un cercueil, et on les couvrait tous lesdeux de terre. Longtemps aprs une excution de cegenre, Andry fut poursuivi par l'image de ce supplicehorrible, et l'homme enterr vivant sous le mort sereprsentait incessamment son esprit. Les deux jeunesCosaques se firent promptement aimer de leurscamarades. Souvent, avec d'autres membre du mmekourn, ou avec le kourn tout entier, ou mme avec leskourni voisins, ils s'en allaient dans la steppe la chasse

  • des innombrables oiseaux sauvages, des cerfs, deschevreuils ; ou bien ils se rendaient sur les bords des lacset des cours d'eau attribus par le sort leur kourn, pourjeter leurs filets et ramasser de nombreuses provisions.Quoique ce ne ft pas prcisment la vraie science duCosaque, ils se distinguaient parmi les autres par leurcourage et leur adresse. Ils tiraient bien au blanc, ilstraversaient le Dniepr la nage, exploit pour lequel unjeune apprenti tait solennellement reu dans le cercle desCosaques. Mais le vieux Tarass leur prparait une autresphre d'activit. Une vie si oisive ne lui plaisait pas ; ilvoulait arriver la vritable affaire. Il ne cessait de rflchirsur la manire dont on pourrait dcider la setch quelquehardie entreprise, o un chevalier pt se montrer ce qu'ilest. Un jour, enfin, il alla trouver le kochvo, et lui dit sansprambule : Eh bien, kochvo, il serait temps que lesZaporogues allassent un peu se promener. Il n'y a pas ose promener, rpondit le kochvo en tant de sa boucheune petite pipe, et en crachant de ct. Comment, il n'y apas o ? On peut aller du ct des Turcs, ou du ct desTatars. On ne peut ni du ct des Turcs, ni du ct desTatars, rpondit le kochvo en remettant, d'un grand sang-froid, sa pipe entre ses dents. Mais pourquoi ne peut-onpas ? Parce que nous avons promis la paix au sultan. Mais c'est un paen, dit Boulba ; Dieu et la sainte critureordonnent de battre les paens. Nous n'en avons pas ledroit. Si nous n'avions pas jur sur notre religion, peut-treserait-ce possible. Mais maintenant, non, c'est impossible. Comment, impossible ! Voil que tu dis que nous n'avons

  • pas le droit ; et moi j'ai deux fils, jeunes tous les deux, quin'ont encore t ni l'un ni l'autre la guerre. Et voil que tudis que nous n'avons pas le droit, et voil que tu dis qu'il nefaut pas que les Zaporogues aillent la guerre ! Non, ane convient pas. Il faut donc que la force cosaque seperde inutilement ; il faut donc qu'un homme prissecomme un chien sans avoir fait une bonne uvre, sanss'tre rendu utile son pays et la chrtient ? Pourquoidonc vivons-nous ? Pourquoi diable vivons-nous ? Voyons,explique-moi cela. Tu es un homme sens, ce nest paspour rien qu'on t'a fait kochvo. Dis-moi, pourquoi,pourquoi vivons-nous ? Le kochvo fit attendre sarponse. C'tait un Cosaque obstin. Aprs s'tre tulongtemps, il finit par dire : Et cependant, il n'y aura pasde guerre. Il n'y aura pas de guerre ? demanda denouveau Tarass. Non. Il ne faut plus y penser ? Il nefaut plus y penser. Attends, se dit Boulba, attends, tte dudiable, tu auras de mes nouvelles. Et il le quitta, biendcid se venger. Aprs s'tre concert avec quelques-uns de ses amis, il invita tout le monde boire. LesCosaques, un peu ivres, s'en allrent tous sur la place, ose trouvaient, attaches des poteaux, les timbales qu'onfrappait pour runir le conseil. N'ayant pas trouv lesbaguettes que gardait chez lui le timbalier, ils saisirentchacun un bton, et se mirent frapper sur les timbales.L'homme aux baguettes arriva le premier ; c'tait ungaillard de haute taille, qui n'avait plus qu'un il, et non fortveill. Qui ose battre l'appel ? dcria-t-il. Tais-toi,prends tes baguettes, et frappe quand on te l'ordonne,

  • rpondirent les Cosaques avins. Le timbalier tira de sapoche ses baguettes qu'il avait prises avec lui, sachantbien comment finissaient d'habitude de pareilles aventures.Les timbales rsonnrent, et bientt des masses noires deCosaques se prcipitrent sur la place, presss commedes frelons dans une ruche. Tous se mirent en rond, etaprs le troisime roulement des timbales, se montrrentenfin les chefs, savoir le kochvo avec la massue, signede sa dignit, le juge avec le sceau de l'arme, le greffieravec son critoire et l'saoul avec son long bton. Lekockvo et les autres chefs trent leurs bonnets poursaluer humblement les Cosaques qui se tenaient firementles mains sur les hanches. Que signifie cette runion, etque dsirez-vous, seigneurs ? demanda le kochvo. Lescris et les imprcations l'empchrent de continuer. Dpose ta massue, fils du diable ; dpose ta massue,nous ne voulons plus de toi, s'crirent des voixnombreuses. Quelques kourni, de ceux qui n'avaient pasbu, semblaient tre d'un avis contraire. Mais bientt, ivresou sobres, tous commencrent coups de poing, et labagarre devint gnrale. Le kochvo avait eu un momentl'intention de parler ; mais, sachant bien que cette foulefurieuse et sans frein, pouvait aisment le battre jusqu'mort, ce qui tait souvent arriv dans des cas pareils, ilsalua trs bas, dposa sa massue, et disparut dans lafoule. Nous ordonnez-vous, seigneurs, de dposer aussiles insignes de nos charges ? demandrent le juge, legreffier et l'saoul prts laisser la premire injonction lesceau, l'critoire et le bton blanc. Non, restez,

  • s'crirent des voix parties de la foule. Nous ne voulionschasser que le kochvo, parce qu'il n'est qu'une femme, etqu'il nous faut un homme pour kochvo. Qui choisirez-vous maintenant ? demandrent les chefs. PrenonsKoukoubenko, s'crirent quelques-uns. Nous ne voulonspas de Koukoubenko rpondirent les autres. Il est tropjeune ; le lait de sa nourrice ne lui a pas encore sch surles lvres. Que Chilo[21] soit notre ataman ! s'crirentd'autres voix ; faisons de Chilo un kochvo. Un chilodans vos dos, rpondit la foule jurant. Quel Cosaque est-ce, celui qui est parvenu en se faufilant comme un Tatar ?Au diable l'ivrogne Chilo ! Borodaty ! choisissonsBorodaty ! Nous ne voulons pas de Borodaty ; au diableBorodaty ! Criez Kirdiaga, chuchota Tarass Boulba loreille de ses affids. Kirdiaga, Kirdiaga ! s'crirent-ils. Kirdiaga ! Borodaty ! Borodaty ! Kirdiaga ! Chilo ! Audiable Chilo ! Kirdiaga ! Les candidats dont les nomstaient ainsi proclams sortirent tous de la foule, pour nepas laisser croire qu'ils aidaient par leur influence leurpropre lection. Kirdiaga ! Kirdiaga ! Ce nomretentissait plus fort que les autres. Borodaty ! rpondait-on. La question fut juge coups de poing, etKirdiaga triompha. Amenez Kirdiaga, s'cria-t-onaussitt. Une dizaine de Cosaques quittrent la foule.Plusieurs d'entre eux taient tellement ivres, qu'ilspouvaient peine se tenir sur leurs jambes. Ils se rendirenttous chez Kirdiaga, pour lui annoncer qu'il venait d'tre lu.Kirdiaga, vieux Cosaque trs madr, tait rentr depuislongtemps dans sa hutte, et faisait mine de ne rien savoir

  • de ce qui se passait. Que dsirez-vous, seigneur ?demanda-t-il. Viens ; on t'a fait kochvo. Prenez pitide moi, seigneurs. Comment est-il possible que je soisdigne d'un tel honneur ? Quel kochvo ferais-je ? je n'aipas assez de talent pour remplir une pareille dignit.Comme si l'on ne pouvait pas trouver meilleur que moidans toute l'arme. Va donc, va donc, puisqu'on te le dit,lui rpliqurent les Zaporogues. Deux d'entre eux lesaisirent sous les bras, et, malgr sa rsistance, il futamen de force sur la place, bourr de coups de poingdans le dos, et accompagn de jurons et d'exhortations : Allons, ne recule pas, fils du diable ! accepte, chien,l'honneur qu'on t'offre. Voil de quelle faon Kirdiaga futamen dans le cercle des Cosaques. Eh bien !seigneurs, crirent pleine voix ceux qui l'avaient amen,consentez-vous ce que ce Cosaque devienne notrekochvo ? Oui ! oui ! nous consentons tous, tous !rpondit la foule ; et l'cho de ce cri unanime retentitlongtemps dans la plaine. L'un des chefs prit la massue etla prsenta au nouveau kochvo. Kirdiaga, d'aprs lacoutume, refusa de l'accepter. Le chef la lui prsenta uneseconde fois ; Kirdiaga la refusa encore, et ne l'acceptaqu' la troisime prsentation. Un long cri de joie s'levadans la foule, et fit de nouveau retentir toute la plaine. Alors,du milieu du peuple, sortirent quatre vieux Cosaques moustaches et cheveux grisonnants (il n'y en avait pas detrs vieux la setch, car jamais Zaporogue ne mourut demort naturelle) ; chacun d'eux prit une poigne de terre, quede longues pluies avaient change en boue, et l'appliqua

  • sur la tte de Kirdiaga. La terre humide lui coula sur lefront, sur les moustaches et lui salit tout le visage. MaisKirdiaga demeura parfaitement calme, et remercia lesCosaques de l'honneur qu'ils venaient de lui faire. Ainsi setermina cette lection bruyante qui, si elle ne contenta nulautre, combla de joie le vieux Boulba ; en premier lieu,parce qu'il s'tait veng de l'ancien kochvo, et puis, parceque Kirdiaga son vieux camarade, avait fait avec lui lesmmes expditions sur terre et sur mer, et partag lesmmes travaux, les mmes dangers. La foule se dissipaaussitt pour aller clbrer l'lection, et un festin universelcommena, tel que jamais les fils de Tarass nen avaient vude pareil. Tous les cabarets furent mis au pillage ; lesCosaques prenaient sans payer la bire, l'eau-de-vie etl'hydromel. Les cabaretiers s'estimaient heureux d'avoir lavie sauve. Toute la nuit se passa en cris et en chansons quiclbraient la gloire des Cosaques ; et la lune vit, toute lanuit, se promener dans les rues des troupes de musiciensavec leurs bandouras et leurs balalakas[22], et des chantresd'glise qu'on entretenait dans la setch pour chanter leslouanges de Dieu et celles des Cosaques. Enfin, le vin et lafatigue vainquirent tout le monde. Peu , peu toutes lesrues se jonchrent d'hommes tendus. Ici, c'tait unCosaque qui, attendri, plor, se pendait au cou de soncamarade, et tous deux tombaient embrasss. L, tout ungroupe tait renvers ple-mle. Plus loin, un ivrognechoisissait longtemps une place pour se coucher, etfinissait par s'tendre sur une pice de bois. Le dernier, leplus fort de tous, marcha longtemps, en trbuchant sur les

  • corps et en balbutiant des paroles incohrentes ; maisenfin il tomba comme les autres, et toute la setchs'endormit.

  • 4Chapitre

    Ds le lendemain, Tarass Boulba se concertait avec lenouveau kochvo, pour savoir comment l'on pourraitdcider les Zaporogues une rsolution. Le kochvo taitun Cosaque fin et rus qui connaissait bien sesZaporogues. Il commena par dire :

    C'est impossible de violer le serment, c'est impossible.Et puis, aprs un court silence, il reprit : Oui, c'est possible. Nous ne violerons pas le serment,

    mais nous inventerons quelque chose. Seulement faites ensorte que le peuple se rassemble, non sur mon ordre, maispar sa propre volont. Vous savez bien comment vous yprendre ; et moi, avec les anciens, nous accourronsaussitt sur la place comme si nous ne savions rien.

    Une heure ne s'tait pas passe depuis leur entretien,quand les timbales rsonnrent de nouveau. La place futbientt couverte d'un million de bonnets cosaques. Oncommena se faire des questions :

    Quoi ? Pourquoi ? Qu'a-t-on battre lestimbales ?

    Personne ne rpondait. Peu peu, nanmoins, on

  • entendit dans la foule les propos suivants : La force cosaque prit ne rien faire Il n'y a pas de

    guerre, pas d'entreprise Les anciens sont des fainants ;ils ne voient plus, la graisse les aveugle. Non, il n'y a pasde justice au monde.

    Les autres Cosaques coutaient en silence, et ils finirentpar rpter eux-mmes :

    Effectivement, il n'y a pas du tout de justice au monde.Les anciens paraissaient fort tonns de pareils

    discours. Enfin le kochvo s'avana, et dit : Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues ? Parle. Mon discours, seigneurs, sera fait en considration de

    ce que la plupart d'entre vous, et vous le savez sans doutemieux que moi, doivent tant d'argent aux juifs des cabaretset leurs camarades, qu'aucun diable ne fait plus crdit.Puis, ensuite, mon discours sera fait en considration dece qu'il y a parmi nous beaucoup de jeunes gens qui n'ontjamais vu la guerre de prs, tandis qu'un jeune homme,vous le savez vous-mmes, seigneurs, ne peut exister sansla guerre. Quel Zaporogue est-ce, s'il n'a jamais battu depaen ?

    Il parle bien, pensa Boulba. Ne croyez pas cependant, seigneurs, que je dise tout

    cela pour violer la paix. Non, que Dieu m'en garde ! je nedis cela que comme cela. En outre, le temple du Seigneur,chez nous, est dans un tel tat que c'est pcher de dire cequ'il est. Il y a dj bien des annes que, par la grce duSeigneur, la setch existe ; et jusqu' prsent, non

  • seulement le dehors de l'glise, mais les saintes imagesde l'intrieur n'ont pas le moindre ornement. Personne nesonge mme leur faire battre une robe d'argent[23]. Ellesn'ont reu que ce que certains Cosaques leur ont laiss partestament. Il est vrai que ces dons-l taient bien peu dechose, car ceux qui les ont faits avaient de leur vivant butout leur avoir. De faon que je ne fais pas de discourspour vous dcider la guerre contre les Turcs, parce quenous avons promis la paix au sultan, et que ce serait ungrand pch de se ddire, attendu que nous avons jur surnotre religion. Que diable embrouille-t-il ? se dit Boulba. Vous voyez, seigneurs, qu'il est impossible decommencer la guerre ; l'honneur des chevaliers ne lepermet pas. Mais voici ce que je pense, d'aprs monpauvre esprit. Il faut envoyer les jeunes gens sur descanots, et qu'ils cument un peu les ctes de l'Anatolie.Qu'en pensez-vous, seigneurs ? Conduis-nous, conduis-nous tous ? s'cria la foule de tous cts. Nous sommestous prts prir pour la religion. Le kochvos'pouvanta ; il n'avait nullement l'intention de soulevertoute la setch ; il lui semblait dangereux de rompre la paix. Permettez-moi, seigneurs, de parler encore. Non, c'estassez, s'crirent les Zaporogues ; tu ne diras rien demieux que ce que tu as dit. Si c'est ainsi, il sera faitcomme vous le dsirez. Je suis le serviteur de votrevolont. C'est une chose connue et la sainte criture le dit,que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il est impossibled'imaginer jamais rien de plus sens que ce qu'a imaginle peuple ; mais voil ce qu'il faut que je vous dise. Vous

  • savez, seigneurs, que le sultan ne laissera pas sanspunition le plaisir que les jeunes gens se seront donn ; etnos forces eussent t prtes, et nous n'eussions craintpersonne. Et pendant notre absence, les Tatars peuventnous attaquer. Ce sont les chiens des Turcs ; ils n'osentpas vous prendre en face, ils n'entrent pas dans la maisontant que le matre l'occupe ; mais ils vous mordent lestalons par derrire, et de faon faire crier. Et puis, s'il fautdire la vrit, nous n'avons pas assez de canots enrserve, ni assez de poudre pour que nous puissions touspartir. Du reste, je suis prt faire ce qui vous convient, jesuis le serviteur de votre volont. Le rus kochvo se tut.Les groupes commencrent s'entretenir ; les atamansdes kourni entrrent en conseil. Par bonheur, il n'y avaitpas beaucoup de gens ivres dans la foule, et les Cosaquesse dcidrent suivre le prudent avis de leur chef.Quelques-uns d'entre eux passrent aussitt sur la rive duDniepr, et allrent fouiller le trsor de l'arme, l o, dansdes souterrains inabordables, creuss sous l'eau et sousles joncs, se cachait l'argent de la setch, avec les canons etles armes pris l'ennemi. D'autres s'empressrent devisiter les canots et de les prparer pour l'expdition. En uninstant, le rivage se couvrit d'une foule anime. Descharpentiers arrivaient avec leurs haches ; de vieuxCosaques hls, aux moustaches grises, aux pauleslarges, aux fortes jambes, se tenaient jusqu'aux genouxdans l'eau, les pantalons retrousss, et tiraient les canotsavec des cordes pour les mettre flot. D'autres tranaientdes poutres sches et des pices de bois. Ici, l'on ajustait

  • des planches un canot ; l, aprs lavoir renvers la quilleen l'air, on le calfatait avec du goudron ; plus loin, onattachait aux deux flancs du canot, d'aprs la coutumecosaque, de longues bottes de joncs, pour empcher lesvagues de la mer de submerger cette frle embarcation.Des feux taient allums sur tout le rivage. On faisaitbouillir la poix dans des chaudrons de cuivre. Les anciens,les expriments, enseignaient aux jeunes. Des crisd'ouvriers et les bruits de leur ouvrage retentissaient detoutes parts. La rive entire du fleuve se mouvait et vivait.Dans ce moment, un grand bac se montra en vue durivage. La foule qui l'encombrait faisait de loin des signaux.C'taient des Cosaques couverts de haillons. Leursvtements dguenills (plusieurs d'entre eux n'avaientqu'une chemise et une pipe) montraient qu'ils venaientd'chapper quelque grand malheur, ou qu'ils avaient bujusqu' leur dfroque. L'un d'eux, petit, trapu, et qui pouvaitavoir cinquante ans, se dtacha de la foule, et vint seplacer sur l'avant du bac. Il criait plus fort et faisait desgestes plus nergiques que tous les autres ; mais le bruitdes travailleurs l'uvre empchait d'entendre sesparoles. Qu'est-ce qui vous amne ? demanda enfin lekochvo, quand le bac toucha la rive. Tous les ouvrierssuspendirent leurs travaux, cessrent le bruit, etregardrent dans une silencieuse attente, en soulevantleurs haches ou leurs rabots. Un malheur, rpondit le petitCosaque de l'avant. Quel malheur ? Me permettez-vousde parler, seigneurs Zaporogues ? Parle. Ou voulez-vous plutt rassembler un conseil ? Parle, nous sommes

  • tous ici. Et la foule se runit en un seul groupe. Est-ceque vous n'avez rien entendu dire de ce qui se passe dansl'Ukraine ? Quoi ? demanda un des atamans de kourn. Quoi ? reprit l'autre ; il parat que les Tatars vous ontbouch les oreilles avec de la colle pour que vous n'ayezrien entendu. Parle donc, que s'y fait-il ? Il s'y fait deschoses comme il ne s'en est jamais fait depuis que noussommes au monde et que nous avons reu le baptme. Mais, dis donc ce qui s'y fait, fils de chien, s'cria de lafoule quelqu'un qui avait apparemment perdu patience. Ils'y fait que les saintes glises ne sont plus nous. Comment, plus nous ? On les a donnes bail auxjuifs, et si on ne paye pas le juif d'avance, il est impossiblede dire la messe. Qu'est-ce que tu chantes l ? Et sil'infme juif ne met pas, avec sa main impure, un petitsigne sur l'hostie, il est impossible de la consacrer. Ilment, seigneurs et frres, comment se peut-il qu'un juifimpur mette un signe sur la sainte hostie ? coutez, jevous en conterai bien d'autres. Les prtres catholiques(kseunz) ne vont pas autrement, dans l'Ukraine, qu'entarataka[24]. Ce ne serait pas un mal, mais voil ce qui estun mal, c'est qu'au lieu de chevaux, on attelle des chrtiensde la bonne religion[25]. coutez, coutez, je vous enconterai bien d'autres. On dit que les juives commencent se faire des jupons avec les chasubles de nos prtres.Voil ce qui se fait dans l'Ukraine, seigneurs. Et vous, voustes tranquillement tablis dans la setch, vous buvez, vousne faites rien, et, ce qu'il parat, les Tatars vous ont fait sipeur, que vous n'avez plus d'yeux ni d'oreilles, et que vous

  • n'entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde. Arrte, arrte, interrompit le kochvo qui s'tait tenujusque-l immobile et les yeux baisss, comme tous lesZaporogues, qui, dans les grandes occasions, nes'abandonnaient jamais au premier lan, mais se taisaientpour rassembler en silence toutes les forces de leurindignation. Arrte, et moi, je dirai une parole. Et vousdonc, vous autres, que le diable rosse vos pres ! quefaisiez-vous ? N'aviez-vous pas de sabres, par hasard ?Comment avez-vous permis une pareille abomination ? Comment nous avons permis une pareille abomination ? Etvous, auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante millehommes des seuls Polonais ? Et puis, il ne faut pasdguiser notre pch, il y avait aussi des chiens parmi lesntres, qui ont accept leur religion. Et que faisait votrehetman ? que faisaient vos polkovniks ? Ils ont fait detelles choses que Dieu veuille nous en prserver. Comment ? Voil comment : notre hetman se trouvemaintenant Varsovie rti dans un buf de cuivre, et lesttes de nos polkovniks se sont promenes avec leursmains dans toutes les foires pour tre montres au peuple.Voil ce qu'ils ont fait. Toute la foule frissonna. Un grandsilence s'tablit sur le rivage entier, semblable celui quiprcde les temptes. Puis, tout coup, les cris, lesparoles confuses clatrent de tous cts. Comment !que les juifs tiennent bail les glises chrtiennes ! que lesprtres attellent des chrtiens au brancard ! Comment !permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la partde maudits schismatiques ! Qu'on puisse traiter ainsi les

  • polkovniks et les hetmans ! non, ce ne sera pas, ce ne serapas. Ces mots volaient de ct et d'autre, Les Zaporoguescommenaient se mettre en mouvement. Ce n'tait pasl'agitation d'un peuple mobile. Ces caractres lourds etforts ne s'enflammaient pas promptement ; mais une foischauffs, ils conservaient longtemps et obstinment leurflamme intrieure. Pendons d'abord tous les juifs,s'crirent des voix dans la foule ; qu'ils ne puissent plusfaire de jupes leurs juives avec les chasubles desprtres ! qu'ils ne mettent plus de signes sur les hosties !noyons toute cette canaille dans le Dniepr ! Ces motsprononcs par quelques-uns volrent de bouche en boucheaussi rapidement que brille l'clair, et toute la foule seprcipita sur le faubourg avec l'intention d'exterminer tousles juifs. Les pauvres fils d'Isral ayant perdu, dans leurfrayeur, toute prsence d'esprit, se cachaient dans destonneaux vides, dans les chemines, et jusque sous lesjupes de leurs femmes. Mais les Cosaques savaient bienles trouver partout. Srnissimes seigneurs, s'criait unjuif long et sec comme un bton, qui montrait du milieu deses camarades sa chtive figure toute bouleverse par lapeur ; srnissimes seigneurs, permettez-nous de vousdire un mot, rien qu'un mot. Nous vous dirons une chosecomme vous n'en avez jamais entendue, une chose de telleimportance, qu'on ne peut pas dire combien elle estimportante. Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimaittoujours entendre l'accus. Excellentissimes seigneurs,dit le juif, on n'a jamais encore vu de pareils seigneurs, non,devant Dieu, jamais. Il n'y a pas eu au monde d'aussi

  • nobles, bons et braves seigneurs. Sa voix s'touffait etmourait d'effroi. Comment est-ce possible que nouspensions mal des Zaporogues ? Ce ne sont pas les ntresqui sont les fermiers d'glises dans l'Ukraine ; non, devantDieu, ce ne sont pas les ntres. Ce ne sont pas mme desjuifs ; le diable sait ce que c'est. C'est une chose surlaquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-civous diront la mme chose. N'est-ce pas, Chleuma ? n'est-ce pas, Chmoul ? Devant Dieu, c'est bien vrai,rpondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vtusd'habits en lambeaux, et blmes comme du pltre. Jamais encore, continua le long juif, nous n'avons eu derelations avec l'ennemi, et nous ne voulons rien avoir faireavec les catholiques. Qu'ils voient le diable en songe ! noussommes comme des frres avec les Zaporogues. Comment ! que les Zaporogues soient vos frres ! s'criaquelqu'un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr,cette maudite canaille ! Ces mots servirent de signal. Onempoigna les juifs, et on commena les lancer dans lefleuve. Des cris plaintifs s'levaient de tous cts ; mais lesfarouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant lesgrles jambes des juifs, chausses de bas et de souliers,s'agiter dans les airs. Le pauvre orateur, qui avait attir unsi grand dsastre sur les siens et sur lui-mme, s'arrachade son caftan, par lequel on l'avait dj saisi, en petitecamisole troite et de toutes couleurs, embrassa les piedsde Boulba, et se mit le supplier d'une voix lamentable. Magnifique et srnissime seigneur, j'ai connu votre frre,le dfunt Doroch. C'tait un vrai guerrier, la fleur de la

  • chevalerie. Je lui ai prt huit cents sequins pour seracheter des Turcs. Tu as connu mon frre ? lui ditTarass. Je l'ai connu, devant Dieu. C'tait un seigneurtrs gnreux. Et comment te nomme-t-on ? Yankel. Bien, dit Tarass. Puis, aprs avoir rflchi : Il seratoujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques.Donnez-le-moi pour aujourd'hui. Ils y consentirent. Tarass leconduisit ses chariots prs desquels se tenaient sesCosaques. Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bougeplus. Et vous, frres, ne laissez pas sortir le juif. Cela dit, ils'en alla sur la place, o la foule s'tait ds longtempsrassemble. Tout le monde avait abandonn le travail descanots, car ce n'tait pas une guerre maritime qu'ils allaientfaire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupeset de rames, il leur fallait maintenant des chariots et descoursiers. cette heure, chacun voulait se mettre encampagne, les vieux comme les jeunes ; et tous d'aprs leconsentement des anciens, le kochvo et les atamans deskourni, avaient rsolu de marcher droit sur la Pologne,pour venger toutes leurs offenses, l'humiliation de lareligion et de la gloire cosaque, pour ramasser du butindans les villes ennemies, brler les villages et lesmoissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit deleurs hauts faits. Tous s'armaient. Quant au kochvo, ilavait grandi de toute une palme. Ce n'tait plus le serviteurtimide des caprices d'un peuple vou la licence ; c'taitun chef dont la puissance n'avait pas de bornes, undespote qui ne savait que commander et se faire obir.Tous les chevaliers tapageurs et volontaires se tenaient

  • immobiles dans les rangs, la tte respectueusementbaisse, et n'osant lever les regards, pendant qu'ildistribuait ses ordres avec lenteur, sans colre, sans cri,comme un chef vieilli dans l'exercice du pouvoir, et quin'excutait pas pour la premire fois des projetslonguement mris. Examinez bien si rien ne vousmanque, leur disait-il ; prparez vos chariots, essayez vosarmes ; ne prenez pas avec vous trop d'habillements. Unechemise et deux pantalons pour chaque Cosaque, avec unpot de lard et d'orge pile. Que personne n'emportedavantage. Il y aura des effets et des provisions dans lesbagages. Que chaque Cosaque emmne une paire dechevaux. Il faut prendre aussi deux cents paires de bufs ;ils nous seront ncessaires dans les endroits marcageuxet au passage des rivires. Mais de l'ordre surtout,seigneurs, de l'ordre. Je sais qu'il y a des gens parmi vousqui, si Dieu leur envoie du butin, se mettent dchirer lestoffes de soie pour s'en faire des bas. Abandonnez cettehabitude du diable ; ne vous chargez pas de jupons ;prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, oules ducats et l'argent, car cela tient peu de place et sertpartout. Mais que je vous dise encore une chose,seigneurs : si quelqu'un de vous s'enivre la guerre, je nele ferai pas mme juger. Je le ferai traner comme un chienjusqu'aux chariots, ft-il le meilleur Cosaque de l'arme ; etl il sera fusill comme un chien, et abandonn sansspulture aux oiseaux. Un ivrogne, la guerre, n'est pasdigne d'une spulture chrtienne. Jeunes gens, en touteschoses coutez les anciens. Si une balle vous frappe, si un

  • sabre vous corche la tte ou quelque autre endroit, n'yfaites pas grande attention ; jetez une charge de poudredans un verre d'eau-de-vie, avalez cela d'un trait, et toutpassera. Vous n'aurez pas mme de fivre. Et si lablessure n'est pas trop profonde, mettez-y tout bonnementde la terre, aprs l'avoir humecte de salive sur la main. l'uvre, l'uvre, enfants ! htez-vous sans vous presser.Ainsi parlait le kochvo, et ds qu'il eut fini son discours,tous les Cosaques se mirent la besogne. La setchentire devint sobre ; on n'aurait pu y rencontrer un seulhomme ivre, pas plus que s'il ne s'en ft jamais trouvparmi les Cosaques. Les uns rparaient les cercles desroues ou changeaient les essieux des chariots ; les autresy entassaient des armes ou des sacs de provisions ;d'autres encore amenaient les chevaux et les bufs. Detoutes parts retentissaient le pitinement des btes desomme, le bruit des coups d'arquebuse tirs la cible, lechoc des sabres contre les perons, les mugissementsdes bufs, les grincements des chariots chargs, et lesvoix d'hommes parlant entre eux ou excitant leurs chevaux.Bientt le tabor[26] des Cosaques s'tendit en une longuefile, se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait vouluparcourir tout l'espace compris entre la tte et la queue duconvoi aurait eu longtemps courir. Dans la petite gliseen bois, le pope rcitait la prire du dpart ; il aspergeatoute la foule d'eau bnite, et chacun, en passant, vintbaiser la croix. Quand le tabor se mit en mouvement, ets'loigna de la setch, tous les Cosaques se retournrent : Adieu, notre mre, dirent-ils d'une commune voix, que Dieu

  • te garde de tout malheur ! En traversant le faubourg,Tarass Boulba aperut son juif Yankel qui avait eu le tempsde s'tablir sous une tente, et qui vendait