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Extrait de la publication… · J’ai créé un monde imaginaire qui m’arrange bien mieux que le quotidien, son agressivité, sa bêtise, son ignorance, sa cruauté, qui heurtent

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Élie SemounAvec la collaboration de Sophie Brugeille

Je grandirai plus tardAutobiographie

Flammarion

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© Flammarion, 2013.ISBN : 978-2-0813-2354-4

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Avant-propos

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— Oui bonjour, pardon de vous déranger,vous êtes Élie Semoun ?

— Attendez, je vérifie… Oui, c’est bien moi.— J’ai eu vos coordonnées par votre attachée

de presse et je voudrais vous faire une demandeparticulière. Je vous contacte de la part des édi-tions Flammarion qui aimeraient publier votreautobiographie…

— Mon autobiographie ? Mais ça va intéres-ser qui ? Et puis je ne suis pas encore mort !C’est pressé ? Vous ne pouvez pas attendre unequarantaine d’années, on se recontacte à ce

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moment-là ?…

Un an plus tard, me voici rédigeant l’avant-propos… Et pourtant je ne suis pas à l’article dela mort, je n’ai pas été pris en otage, je ne par-ticipe pas à une émission de télé-réalité, je n’aipas fait de prison, je ne me présente pas aux

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élections… Rien qui justifierait une autobio-graphie et encore moins à mon âge ! Je medemande parfois pourquoi j’ai accepté, telle-ment je doute. Ma vie est-elle assez passion-nante pour l’écrire noir sur blanc ?

Malgré tout, après six mois d’entretiens quasihebdomadaires, où je me suis fait violence pourextirper les souvenirs enfouis, pour me remémo-rer des anecdotes, raconter mes amitiés, mesamours, mes douleurs, mes rencontres, je merends compte aujourd’hui que j’avais des chosesà partager.

J’ai créé un monde imaginaire qui m’arrangebien mieux que le quotidien, son agressivité, sabêtise, son ignorance, sa cruauté, qui heurtent lasensibilité d’un artiste ou d’un enfant, pour moicela revient au même.

Quand on a mis tant de passion et d’efforts àinventer la vie des autres pour cacher la sienne,

il est difficile de retirer son masque. Pourtant, jeme suis livré au jeu des confidences avec unegrande sincérité. Je ne peux rien faire autrement.

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Chapitre 1

Telle est la vie des hommes : quelques joiestrès vite effacées par d’inoubliables chagrins.Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.

MARCEL PAGNOL

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Parquet, moulures, cheminées, l’ambiance est cosy,la déco est chaleureuse… Élie m’a donné rendez-vouschez lui, dans son nouvel appartement parisien.« J’avais besoin de sémouniser l’endroit, j’ai toutdécoré moi-même, j’adore ça », m’explique-t-il. Lesobjets vintages côtoient des pièces plus design. Aumur, un tableau représentant une tête d’éléphantbleu Klein nous regarde. « Il est beau, hein ? J’aimebeaucoup ce bleu. » Élie s’est créé un cocon, bulle dedouceur dans laquelle il peut être lui-même. Ils’excuse : des ramoneurs doivent arriver d’un momentà l’autre pour vérifier les conduits. En attendant, on

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entre de plein fouet dans le drame de sa vie : la mortde sa maman quand il était enfant…

J’ai su que ma mère était morte, sur le parkingde la place de France à Massy. Nous étions chezle coiffeur, que mon frère et moi détestions, caron en ressortait avec la même coupe que Jeanne

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d’Arc. Mon père venait de lui annoncer. La réa-lité de sa mort, c’était ce jour-là.

Les gouttes d’eau qui coulaient sur le pare-brise de la voiture, quand nous sommes repartis,suivaient un chemin invisible, le même que surmes joues d’enfant. À partir de ce jour-là, ma vien’a plus jamais été la même.

Tout ce qui s’est passé avant l’annonce est trèsnébuleux. C’est l’été, nous sommes réunis dansla maison de ma tante Denise, à Antony. Monpère me prend à part, son visage a perdu sonexpression habituelle et en a adopté une que jene connais pas. Je suis grand maintenant, j’aionze ans. « Tu dois être courageux, maman estmorte. » Est-ce que papa a prononcé cettephrase de film ou bien la scène était-elle silen-cieuse ? Tout est noyé dans un brouillard. Moncœur se fige, mon corps s’agite, je regarde furti-vement autour de moi. Je me sens observé. J’ail’impression que mon cousin Serge est caché, là,

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juste derrière le rideau rouge de l’entrée.Pudique, orgueilleux, peut-être, je ne veux pasqu’il assiste à la scène. Est-il là ? Ou bien est-ceune illusion de ma part, je ne le saurai jamais.Ne pas pleurer, ne pas crier, ne surtout pas sedonner en spectacle. Pas maintenant, en toutcas…

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Ensuite, je me vois très seul, comme extérieur àl’agitation ambiante. Toute la famille me regardela tête un peu penchée, les yeux embués, onm’embrasse, je me laisse faire. Je sors jouer au footavec Serge, il me dit : « Plus jamais je ne te feraidu mal. » Je suis étonné par cette phrase incongrueet touchante, une des rares dont je me souvienne.Je ne réalise pas ce qui m’arrive. Je ne savais pasqu’une maman pouvait mourir, du moins pas lamienne, je n’y avais jamais pensé. Il y a quelquechose de surréaliste, de pas naturel là-dedans…

Maman est morte et je ne peux pas la voir. Onme dit qu’elle est déjà inhumée. Que c’est mieuxcomme ça, les enterrements, ce n’est pas pourles enfants.

Ah bon ? Je croyais que j’étais grand, il faudraitsavoir. La dernière fois que j’ai vu ma mère, c’étaittrois jours plus tôt, à l’hôpital. Elle était malade,c’était venu d’un coup. Une hépatite, je crois. J’aicru comprendre qu’elle l’avait attrapée suite à des

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injections de fortifiants dans un dispensaire, chezdes religieuses. Ce jour-là, je lui avais rendu visiteavec papa et mon frère Laurent, dix ans. Notrepetite sœur Anne-Judith, cinq ans, avait étéenvoyée chez notre tante Colette. Au bout d’unmoment, nous étions sortis de la chambre pourlaisser nos parents seuls. Quelques minutes plus

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tard, j’étais retourné sur mes pas, et j’avais ouvertla porte d’un coup, sans frapper, avec l’espoir dedécouvrir quelque chose. Mais rien : leurs deuxtêtes s’étaient tournées vers moi, calmement. Moncœur cognait fort, mes lèvres étaient sèches, j’avaispris un air détaché pour articuler : « Ça va ? ». Ilsm’avaient répondu : « Ça va… »

J’avais refermé la porte, déçu. C’était faux,bien sûr.

Contrairement aux adultes, les enfants necroient jamais aux mensonges. J’aurais vouluqu’on me dise que non, ça n’allait pas du tout.Que ma maman allait mourir. Et que je n’allaisplus jamais la revoir. Alors, j’aurais peut-être pume jeter dans ses bras. Lui dire que je l’aimais.Elle m’aurait une dernière fois appelé « monpetit prince », des mots qu’on regrettera de nejamais avoir dits, et ceux qu’on regrettera de nejamais avoir entendus.

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La sonnette retentit, Élie bondit hors du canapé :« C’est les ramoneurs ! » Sauvé par le gong… L’arri-vée de ces deux grands gaillards ramène un peu delégèreté. Ils le reconnaissent, lui disent pour plaisan-ter qu’il ressemble beaucoup à quelqu’un de la télé.Élie est gêné, les ouvriers tentent de le faire rire enprenant la voix de Kévina. Élie sourit poliment, l’un

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des hommes lui avoue qu’il aimerait lui aussi êtrecomédien. « Acteur ramoneur, ça sonne bien en toutcas ! » On nous déloge du salon, parce qu’il va yavoir de la fumée. Nous voilà dans une chambre, luisur un bout de lit moi juste en face, sur une chaise.On se croirait chez un psy. Au moment où Élies’apprête à reprendre son récit, le son d’un cor dechasse retentit, là, tout près. C’est la sonnerie de por-table de l’un des ouvriers. Fou rire nerveux. Allez, onse concentre, je voudrais qu’il continue…

Quand on me demande pourquoi je suisdevenu humoriste, la seule réponse qui mevienne est : « Parce que ma mère est morte. » Là,j’observe toujours un temps d’hésitation chezmon interlocuteur, voire un peu d’effroi. Je suissérieux ? Oui, ça m’arrive. Je ne sais pasrépondre de façon maligne et détournée à cettequestion. Bien sûr qu’avant de perdre mamaman, j’aimais déjà bien faire rire les gens :dans la famille, l’humour est un art de vivre,une élégante façon de faire face à l’adversité.

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Mon père a toujours eu l’esprit narquois et larepartie teintée de cynisme, comme beaucoupde gens originaires du Maroc. À mon sens, cen’est pas un hasard si Jamel, Gad ou moi-mêmefaisons partie des humoristes préférés des Fran-çais. Les Marocains, qu’ils soient ouvriers, ser-veurs ou hommes d’affaires, ont naturellement

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le sens de l’humour. Mon héritage vient de là,j’en suis certain. Mais aurais-je été celui que jesuis aujourd’hui, si ma mère n’avait pas disparusi vite ? À l’évidence, non.

Mon destin est le fruit d’un arrangement. Jepense souvent au personnage d’Eddie Andersondans le film d’Elia Kazan, The Arrangement, richepublicitaire marié et heureux qui, suite à un acci-dent de voiture, rejette le présent, se mure dansle silence et se débrouille autrement pour com-muniquer. Une forme de pacte avec la réalité,une couverture de survie. En ce qui me concerne,j’ai dû m’arranger avec une douleur qui n’ajamais trouvé de porte de sortie. Elle est tou-jours là, tapie quelque part au fond de moi, etpour qu’elle ne se réveille pas, mon inconscienta tout organisé : il a méticuleusement effacé lesonze premières années de ma vie.

En pensant à ce livre, j’ai voulu me souvenir.Restituer des scènes de bonheur, des odeurs, des

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sensations de l’enfance. Et j’ai réalisé qu’il ne merestait que des miettes. C’est déstabilisant,presque angoissant. J’ai l’image de moi avec ungrand chapeau de paille tirant un cheval enplastique au milieu d’un jardin, tel un petit per-sonnage de Sempé, un peu ridicule, perdu dansl’immensité de la vie. Je me vois aussi dans le

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long couloir de notre appartement à Antony,avançant prudemment vers le berceau de mapetite sœur tout juste née. De ma mère, j’ai seule-ment un flash : je la vois en train de débroussaillerle terrain de la maison de campagne, s’épongeantle front en sueur du revers de la main. Elle a lescheveux tirés sous un foulard, comme RomySchneider dans L’Important, c’est d’aimer, d’AndrzejZulawski. Le pire, c’est que, même si cette scèneest réelle, je l’imagine encore comme une fiction.

Finalement, c’est en voyant L’Incompris, de LuigiComencini, que j’ai réalisé que ma réalité pouvaitêtre celle d’une fiction. L’histoire d’un homme quiperd sa femme et ne l’annonce à son fils aînéqu’après l’enterrement, en lui demandant de nesurtout rien dire à son petit frère. L’histoire d’unpère qui pense son enfant insensible et le fige dansune douleur muette et destructrice, parce queincomprise. L’histoire de ma vie, donc. Impossiblede voir ce chef-d’œuvre sans pleurer, sans voirLaurent, sans entendre mon père me reprocher

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d’être turbulent, sans nous imaginer partant enforêt tous les deux, perdus comme le sont lesenfants dans des mondes imaginaires.

Les similitudes sont troublantes : dans le film,le garçon trouve un enregistrement de la voix desa mère et à trop l’écouter en cachette, il efface

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malencontreusement la bande. Moi aussi, j’avaisune cassette avec la voix de ma mère. Je l’ai per-due. Moi aussi, je devais taire la mort de notremaman à ma petite sœur, et je n’ai pas tenu plusde quelques jours. Nous passions le mois d’aoûten Bretagne chez ma tante Colette, Anne-Judithjouait dans une tente installée dans le jardin, jesuis entré et je lui ai révélé ce que mon père nesavait pas encore exprimer. Je crois me souvenirqu’elle a beaucoup pleuré. J’étais à la hauteurdu rôle que l’on m’avait attribué : le petit rigoloinsensible qui se débarrasse de la vérité.

Quelques années plus tard, mon frère et masœur ont voué un culte à notre mère, allant à larencontre de ceux qui l’avaient connue, couvantprécieusement les objets qui avaient échappé augrand nettoyage par le vide de mon père, ultimepreuve qu’elle avait bien existé, que nous nel’avions pas rêvée : un sac en cuir, une mèche decheveux dans une enveloppe, une poche plastiqueavec des bigoudis, un foulard troué, une étole

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jaune pâle… Leur façon à eux de faire leur deuil,comme on dit. Je hais cette expression, c’est peut-être pour ça que je n’ai toujours pas fait le mien…

Et puis il y a cette lettre, aussi. La dernière,celle que maman a envoyée à sa sœur en Hol-lande, juste avant de tomber dans le coma :

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Vendredi 2 août 1974,

Je suis clouée au lit depuis samedi dernier, avecinterdiction formelle de le quitter et d’ailleurs,impossibilité de contourner l’interdiction. J’ai accro-ché Dieu sait où une hépatite carabinée… Voilà jeme suis bien débrouillée pour gâcher les vacancesde tout le monde. Depuis qu’il est en vacances,Paul ne cesse de faire des courses, de préparer lesrepas, conduire les enfants à la piscine car nousavons du beau temps au parc de Sceaux. Et avecle sourire SVP ! […]

Heureusement, Anne n’est pas là, elle est beau-coup plus encombrante que les garçons qui sedébrouillent tout seuls et ne nous donnent plus demal. N’empêche qu’elle nous manque cette petitebonne femme et si tout va bien Paul ira la chercherla semaine prochaine.

À propos de Laurent, je voudrais vous redirequ’il a fait un excellent voyage et je crois que c’estla première fois qu’il nous quitte et revientenchanté. Jusque-là c’était le camp scout ou les

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sports d’hiver d’où il ne revenait pas heureux pourne pas dire malade. Merci encore.

Élie ne s’est pas plaint de sa solitude, nousl’avons dorloté comme un fils unique, nous sommesallés sur le terrain avec des amis, bref il était toutà fait épanoui. […]

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Grosse bise de Paul, Élie, Laurent et Denise, laChinoise1 (sans les yeux bridés).

Denise Semhoun est morte à l’âge de trente-sept ans, le 15 août 1974. J’attends toujours qu’ellevienne me dire au revoir.

À partir de là, mon père s’est transformé en« Manpa », comme dit joliment ma sœur… Alorsqu’il venait d’enterrer sa mère et sa femme à unmois d’intervalle, il a dû gérer seul ses troisenfants, aménager ses horaires à la Poste pourpouvoir être à nos côtés après l’école, nous aiderpour les devoirs, nous préparer à dîner… Il faisaitde son mieux.

Peu de temps après le décès de maman, il avoulu nous faire des escalopes panées, et il aconfondu la farine avec le sucre glace. C’étaitimmangeable, mais le cœur y était.

Je sais combien il a dû prendre sur lui pour

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ne pas nous montrer son désarroi, faire bonnefigure. Écartelé entre sa vision du rôle autori-taire du père et la fonction, selon lui, plus ras-surante de la mère, il s’emmêlait souvent les

1. Cette remarque fait allusion à son teint jaune lié àl'hépatite.

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pinceaux : quand nous faisions des bêtises, ilnous criait dessus très fort puis, cinq minutesplus tard, il venait nous prendre dans ses braspour nous faire un câlin. Sans doute se sentait-il coupable. Sauf que son comportement étaittrès déroutant pour moi, qui ne savais jamais,du coup, comment accueillir ses soudains accèsde tendresse.

Ma sœur a une vision assez juste de notre« quartet » d’alors :

« Notre famille s’est construite autour de nousquatre, les trois gars et moi. On est devenu uneéquipe, Laurent au ménage, Élie à la glande,papa au boulot et moi aux courses avec monpère une fois rentré du bureau de poste. »

J’avoue, j’étais sans doute celui qui en faisaitle moins à la maison. Mais c’est surtout parceque dès que je le pouvais, je m’échappais. Je nefuyais pas tant les tâches ménagères que cet

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appartement empreint de l’absence de ma mère.J’avais besoin d’air, et de mes copains. Ils étaientessentiels à mon équilibre, même si nous ne fai-sions rien d’exceptionnel ensemble. Comme ilsavaient tous des maisons avec jardin, contraire-ment à nous qui habitions dans une cité à Antony,nous passions des après-midi dans l’herbe à

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discuter, rire, jouer… L’hiver, nous regardionsdes films à la télévision, les uns chez les autres.Et, plus tard, gare à celui qui s’avisait de regar-der ma sœur ! Quand elle est tombée amoureusede Philippe, je me suis mis en colère, il n’étaitpas question qu’il se passe quoi que ce soit entreeux. Elle m’écoutait, mais elle me disait : « Monfrère, ce Sicilien ! »

Quand elle a commencé à ramener ses copinesà la maison, là, je me suis radouci. Parce qu’évi-demment, moi, je ne me suis pas gêné poursortir avec certaines d’entre elles…

Je reconnais, j’ai toujours été très protecteuravec Anne-Judith, même si, aujourd’hui, les rôlesse sont un peu inversés. Récemment, elle m’arappelé combien je l’aidais pour finir la grandecôte de Verrières-le-Buisson en la poussantjusqu’au bout, une main dans le dos. J’étaisavant tout un grand frère aimant.

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Lorsque j’étais contraint de rester dans notreappartement, je m’enfermais dans ma chambre,avec la musique à plein volume. Laurent etAnne-Judith se soulageaient par la parole, jeme coupais de tout ce qui pouvait remuer madouleur.

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No d’édition : L.01ELIN000347.N001Dépôt légal : septembre 2013

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