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FRIEDRICH ENGELS SOCIALISME UTOPIQUE ET SOCIALISME SCIENTIFIQUE 1 Sommaire : Introduction à l'édition anglaise de 1892 (p.2) Socialisme utopique et socialisme scientifique (p.14) I (p.14) II (p.21) III (p.25) Notes (p.36) Edition électronique réalisée par Vincent Gouysse à partir du Tome III des Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels publié en 1970 aux Editions du Progrès, Moscou. WWW.MARXISME.FR

Engels Socialisme Utopique Et Socialisme Scientifique

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FRIEDRICH ENGELSSOCIALISME UTOPIQUE ET SOCIALISMESCIENTIFIQUE1Sommaire :Introduction l'dition anglaise de 1892 (p.2)Socialisme utopique et socialisme scientifique (p.14)I (p.14)II (p.21)III (p.25)Notes (p.36)Edition lectronique ralise par Vincent Gouysse partir du Tome III desuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels publi en 1970 aux Editions duProgrs, Moscou.WWW.MARXISME.FR2INTRODUCTION L'DITION ANGLAISE DE 1892Cette tude est une partie d'un tout plus important. Vers 1875, le Dr Eug. Dhring, privat-docent l'Universit de Berlin, annona soudain et avec assez de bruit sa conversion au socialisme et seprsenta au public allemand avec une thorie socialiste complte, comportant tout un plan derorganisation pratique de la socit. Comme de juste, il tomba bras raccourci sur ses prdcesseurs :il s'en prit surtout Marx sur qui il dversa les flots de sa rage.Cela se passait peu prs au temps o les deux fractions du parti socialiste allemand le groupe.d'Eisenach etles lassalliens fusionnaientetacquraientde fait,non seulementun immenseaccroissement de forces, mais ce qui est plus important encore, le moyen de mettre en jeu toute cetteforce contre l'ennemi commun. Le parti socialiste tait en train de devenir rapidement une puissanceen Allemagne. Mais pour devenir une puissance, il fallait que l'unit nouvellement conquise ne ft pasmenace. Or, le Dr Dhring se mit ouvertement grouper autour de sa personne une coterie, le noyaud'un parti sparatiste de l'avenir. Il tait donc ncessaire de relever le gant qui nous tait jet et, bongr, mal gr, d'engager la lutte.L'affaire n'tait pas extraordinairement difficile, mais de longue haleine. Nous autres Allemands,comme chacun le sait, nous sommes d'une Grndlichkeit terriblement pesante, profondment radicaleou radicalement profonde, comme il vous plaira de la nommer. Chaque fois que l'un de nous accouchede ce qu'il considre comme une nouvelle thorie, il doit commencer par laborer un systmeembrassant le monde entier. Il doit dmontrer que les premiers principes de la logique et que les loisfondamentales de l'univers n'ont exist de toute ternit que pour conduire l'esprit humain cettethorie nouvellement dcouverte et qui couronne tout : sous ce rapport le Dr Dhring tait la hauteurdu gnie national. Ce n'tait rien de moins qu'un Systme de philosophie, systme complet de l'esprit,de la morale, de la nature et de l'histoire, qu'un Systme complet d'conomie politique et de socialismeet enfin qu'une Critique historique de l'conomie politique trois gros in-octavo, aussi lourds deforme que de contenu, trois corps d'arme d'arguments mobiliss contre tous les philosophes etconomistes antrieurs en gnral et contre Marx en particulier, en ralit, une tentative de complet bouleversement de la science voil quoi je devais m'atteler. J'avais traiter de tout et d'autressujets encore : depuis les concepts de temps et d'espace jusqu'au bimtallisme2, depuis l'ternit de lamatire et du mouvement jusqu' la prissable nature de nos ides morales, depuis la slectionnaturelle de Darwin jusqu' l'ducation de la jeunesse dans une socit future.Nanmoins,l'universalit systmatique de mon adversaire, me procurait l'occasion de dvelopper en opposition lui, et pour la premire fois dans leur enchanement, les opinions que nous avions, Marx et moi, surcette grande varit de sujets. Telle fut la principale raison qui m'engagea entreprendre cette tche,d'ailleurs ingrate.Ma rponse, d'abord publie en une srie d'articles dans le Vorwrts de Leipzig, l'organe principal duparti socialiste, fut ensuite imprime en un volume sous le titre : M. Eugen Dhring bouleverse lascience. Une deuxime dition parut Zurich en 1886.Sur la demande de mon ami Paul Lafargue, je remaniai trois chapitres de ce volume pour former unebrochure qu'il traduisit et publia en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique.Des ditions polonaise et espagnole furent faites d'aprs le texte franais ; mais en 1883, nos amisd'Allemagne firent paratre la brochure dans sa langue originelle ; depuis des traductions faites sur letexte allemand ont t publies en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de tellesorte qu'avec cette prsente dition anglaise, ce petit volume circule en dix langues. Je ne connaisaucun autre ouvrage socialiste, pas mme notre Manifeste communiste de 1848 et le Capital de Marx,qui ait t si souvent traduit : en Allemagne, il a eu quatre ditions formant un total de 20 000exemplaires. L'annexe Die Mark3 fut rdige en vue de diffuser au sein du Parti socialiste allemandcertaines notions lmentaires sur la naissance et l'volution de la proprit terrienne en Allemagne. Acette poque, la ncessit s'en est fait sentir d'autant plus que la runion des ouvriers urbains par leParti social-dmocrate allemand tait en bonne voie d'achvement ; la tche se posait au parti de3s'intresser aux ouvriers agricoles et aux paysans. Cette annexe fut intercale dans le texte de l'ditionparce que les formes primitives de la possession terrienne, formes communes toutes les tribus deTeutons, ainsi que l'histoire de leur diffrenciation, sont encore moins connues en Angleterre qu'enAllemagne.J'ailaiss le texte dans sa forme premire,sans toucher l'hypothse avancedernirement par Maxime Kovalevski, selon laquelle le partage des labours et des prairies entre lesmembres d'une mark ne s'effectuait qu' la suite d'une mise en culture en commun de cette terre parune grande famille patriarcale embrassant plusieurs gnrations ( cela la zadrouga encore existante des Slaves du Sud peut servir d'exemple). Par la suite, lorsque la communaut, une fois largie,devint excessivement encombrante pour vaquer ensemble aux soins de l'entreprise, le partage desterres se fit dans la commune4. Kovalevski a, selon toutes probabilits, parfaitement raison, mais laquestion se trouve encore sub judice. [En cours d'examen. (N.R.)]Les termes conomiques employs dans ce livre correspondent, dans la mesure o ils sont nouveaux, ceux de l'dition anglaise du Capital de Marx. Nous dsignons par production des marchandises cette phase de l'conomie dans laquelle les denres ne sont pas produites seulement pour l'usage duproducteur, mais en vue de l'change, c'est--dire comme marchandises, et non comme valeursd'usage. Cette phase s'tend depuis les premiers dbuts de la production pour l'change jusqu' nosjours ; elle n'atteint son plein dveloppement qu'avec la production capitaliste, c'est--dire avec lesconditions dans lesquelles le capitaliste, propritaire des moyens de production, occupe, pour unsalaire, des ouvriers, gens privs de tout moyen de production l'exception de leur propre force detravail, et empoche l'excdent du prix de vente des produits sur ses dpenses. Nous divisions l'histoirede la production industrielle, depuis le moyen ge, en trois priodes : 1) l'artisanat, petits matres-artisans assists de quelques compagnons et apprentis, o chaque ouvrier fabrique l'article entier ; 2) lamanufacture, o un assez grand nombre d'ouvriers, groups dans un grand atelier, fabrique l'articleentier selon le principe de la division du travail, c'est--dire que chaque ouvrier n'excute qu'uneopration partielle, de sorte que le produit n'est termin qu'aprs avoir pass successivement entre lesmains de tous ; 3) l'industrie moderne, o le produit est fabriqu par la machine actionne par uneforce, et o le travail de l'ouvrier se borne la surveillance et la correction des oprations accompliespar la mcanique.Je sais parfaitement que ce travail ne sera pas accueilli favorablement par une partie considrable dupublic anglais. Mais si nous, continentaux, nous avions prt la moindre attention aux prjugs de la respectabilit britannique, nous nous trouverions dans une position pire que celle o nous sommes.Cette brochure dfend ce que nous nommons le matrialisme historique et le mot matrialismecorche les oreilles de l'immense majorit des lecteurs anglais. Agnosticisme serait tolrable, maismatrialisme est absolument inadmissible.Et cependant le berceau du matrialisme moderne n'est, depuis le XVIIesicle, nulle part ailleurs qu'enAngleterre. Le matrialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Dj son grand scolastique, Duns Scot, s'taitdemand si la matire ne pouvait pas penser. Pour oprer ce miracle, il eut recours la toute-puissance de Dieu ; autrement dit, il fora lathologie elle-mme prcher le matrialisme. Il tait de surcrot nominaliste5. Le nominalisme setrouve comme lment principal chez les matrialistes anglais, et il constitue d'une faon gnrale lapremire expression du matrialisme. Le pre authentique du matrialisme anglais est Bacon. La science de la nature est ses yeux la vraiescience ; et la physique, base sur l'exprience sensible, en est la partie fondamentale la plus noble. Ilse rfre souvent Anaxagore et ses homomres6, ainsi qu' Dmocrite et ses atomes. Les sens sont,dans sa doctrine, infaillibles ; ils sont la source de toute connaissance. La science est scienced'exprience et consiste souvent l'application d'une mthode rationnelle au donn sensible. Induction,analyse,comparaison,observation,exprimentation,telles sontles conditions principales d'une4mthode rationnelle. Parmi les proprits innes la matire, le mouvement est la premire et la plusminente, non seulement en tant que mouvement mcanique et mathmatique, mais plus encorecomme instinct, esprit vital, force expansive, tourment (Qual [Qual est un jeu de mot philosophique.Qual signifie littralement une torture, une souffrance qui pousse une action quelconque. Lemystique Boehme donne aussi au mot allemand quelque chose de la signification du mot latin qualitas; son qual tait le principe actif venant de l'objet, de la relation ou de la personne et dterminant sontour son dveloppement spontan, en opposition une souffrance qui lui serait inflige du dehors.].)de la matire (pour employer l'expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matire sontdes forces essentielles vivantes, individualisantes, inhrentes elle, et ce sont elles qui produisent lesdiffrences spcifiques. Chez Bacon, son premier crateur, le matrialisme recle encore, d'une manire nave, les germesd'un dveloppement universel. La matire rit l'homme tout entier dans l'clat de sa potiquesensualit ; mais la doctrine aphoristique elle-mme fourmille encore d'inconsquences thologiques. Dans la suite de son volution, le matrialisme devient exclusif. Hobbes systmatise le matrialismede Bacon. Le monde sensible perd sa fleur et devient le sensible abstrait du gomtre. Le mouvementphysique est sacrifi au mouvement mcanique ou mathmatique ; la gomtrie est proclame scienceprincipale. Le matrialisme se fait misanthrope ; s'il veut battre sur son propre terrain l'espritmisanthrope et dsincarn, le matrialisme est forc de mortifier lui-mme sa chair et de devenirascte. Il se prsente comme un tre de raison, mais dveloppe aussi bien la logique inexorable del'entendement. Partant de Bacon, Hobbes procde la dmonstration suivante : si la sensibilit fournit aux hommestoutes leurs connaissances, il en rsulte que l'intuition, l'ide, la reprsentation, ne sont que lesfantmes du monde corporel plus ou moins dpouill de sa forme sensible. Tout ce que la science peutfaire, c'est donner un nom ces fantmes. Un seul et mme nom peut tre appliqu plusieursfantmes. Il peut mme y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d'affirmer, d'une part,que toutes les ides ont leur origine dans le monde sensible, et de soutenir, d'autre part, qu'un mot estplus qu'un mot et que, en dehors des entits reprsentes et toujours singulires, il existe encore desentits universelles. Au contraire une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu'un corpsincorporel. Corps, Etre, substance, tout cela est une seule et mme ide relle. On ne peut sparer lapense d'une matire qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini est vide desens moins de signifier la capacit de notre esprit d'additionner sans fin. C'est parce que la matrialitseule peut faire l'objet de la perception et du savoir, que nous ne savons rien de l'existence de Dieu.Seule ma propre existence est certaine. Toute passion humaine est un mouvement mcanique, qui finitou commence. Les objets des instincts voil le bien. L'homme est soumis aux mmes lois que lanature. Puissance et libert sont identiques. Hobbes avait systmatis Bacon, mais sans avoir tabli sur des raisons prcises son principefondamental, aux termes duquel les connaissances et les ides ont leur origine dans le monde sensible. C'est Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, a donn les raisons du principe de Baconet de Hobbes. De mme que Hobbes anantissait les prjugs thistes du matrialisme baconien, Collins, Dodwell,Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernire barrire thologique du sensualisme deLocke. Pour le matrialiste tout au moins, le disme7n'est qu'un moyen commode et indolent de sedbarrasser de la religion. (Marx et Engels, Die Hellige Famille, Francfort-sur-le-Main 1845, pp.201-204.)Ainsi crivait Marx propos de l'origine britannique du matrialisme moderne : si les Anglaisd'aujourd'hui ne sont pas particulirement enchants de la justice rendue leurs anctres, tant pis poureux ! Il n'en reste pas moins indniable que Bacon, Hobbes et Locke sont les pres de cette brillante5pliade de matrialistes franais qui, en dpit des victoires sur terre et sur mer remportes sur la Francepar les Anglais et les Allemands, firent du XVIIIesicle, le sicle franais par excellence, mme avantson couronnement par la Rvolution franaise, dont nous essayons encore en Allemagne et enAngleterre d'acclimater les rsultats.Il n'y a pas le nier : l'tranger cultiv qui, vers le milieu du sicle lisait domicile en Angleterre, taitfrapp d'une chose, et c'tait, comme il tait contraint de le comprendre, la stupidit et la bigoteriereligieuse de la respectable classe moyenne anglaise. Nous tions cette poque tous matrialistesou tout au moins des libres penseurs trs avancs et il nous tait impossible de concevoir que presquetous les gens cultivs en Angleterre pussent ajouter foi toutes sortes d'invraisemblables miracles, etque mme des gologues, comme Buckland et Mantell, dformassent les donnes de leurs sciencespour qu'elles ne fussent pas en trop grande contradiction avec les mythes de la Gense ; tandis quepour rencontrer des hommes osant se servir de leurs facults intellectuelles en matire religieuse, ilfallait aller parmi les gens incultes, les great unwashed, comme on les dnommait, parmi lestravailleurs, spcialement parmi les socialistes owniens.Mais, depuis, l'Angleterre s'est civilise . L'exposition de 18518sonna le glas de son exclusivismeinsulaire ; elle s'est graduellement internationalise pour la nourriture, les murs et les ides, un telpoint que je me prends souhaiter que certaines coutumes et habitudes anglaises fassent leur cheminsur le continent, comme d'autres coutumes continentales l'ont fait ici. N'importe, la propagation del'huile salade, que seule l'aristocratie connaissait avant 1851, a t accompagne d'une fcheusepropagation du scepticisme continental en matire religieuse et il est arriv que l'agnosticisme, sanstre encore tenu pour aussi comme il faut que l'Eglise d'Angleterre, est plac, en ce qui regarde larespectabilit, sur le mme plan que le baptisme et incontestablement au-dessus de l'Arme du salut9.Je ne puis m'empcher de songer que, dans la circonstance, ce sera une consolation pour beaucoup quidplorent et maudissent sincrement les progrs de l'irrligion d'apprendre que ces notions de datercente ne sont pas d'origine trangre et ne portent pas la marque Made in Germany manufactures en Allemagne , ainsi que beaucoup d'objets d'usage quotidien, mais qu'elles sont,sans contradiction possible, tout ce qu'il y a de plus Old England et que les Anglais d'il y a 200 ans quiles mirent au monde allaient bien plus loin que n'osent encore le faire leurs descendants d'aujourd'hui.En fait, qu'est-ce que c'est que l'agnosticisme, sinon un matrialisme honteux ? La conception de lanature qu'a l'agnostique est entirement matrialiste. Le monde naturel tout entier est gouvern par deslois et n'admet pas l'intervention d'une action extrieure ; mais il ajoute par prcaution : Nous nepossdons pas le moyen d'affirmer ou d'infirmer l'existence d'un tre suprme quelconque au-del del'univers connu. Cela pouvait avoir sa raison d'tre l'poque o Laplace rpondait firement Napolon, lui demandant pourquoi, dans sa Mcanique cleste, il n'avait pas mme mentionn le nomdu crateur : Je n'avais pas besoin de cette hypothse . [En franais dans le texte. (N.R.)] Maisaujourd'hui, avec notre conception volutionniste de l'Univers, il n'y a absolument plus de place pourun crateur ou un ordonnateur ; et parler d'un tre suprme, mis la porte de tout l'univers existant,implique une contradiction dans les termes et me semble par surcrot une injure gratuite auxsentiments des croyants.Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est base sur les donnes fournies par lessens : mais il s'empresse d'ajouter : Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactesdes objets perus par leur intermdiaire ? Et il continue, en nous informant que, quand il parle desobjets ou de leurs qualits, il n'entend pas en ralit ces objets et ces qualits dont on ne peut riensavoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur ses sens. Voil certes ungenre de conception qu'il semble difficile de combattre avec des arguments. Mais avantl'argumentation tait l'action. Im Anfang war die Tat. [ Au commencement tait l'action , phrase deFaust de Gthe. (N.R.)] Et l'action humaine a rsolu la difficult bien avant que la subtilit humainel'et invente. The proof of the pudding is in the eating. [Vrifier un pudding consiste le manger.(N.R.)] Du moment que nous employons ces objets notre propre usage d'aprs les qualits que nouspercevons en eux, nous soumettons une preuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos6perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l'usage de l'objet qu'elles nous ont suggr estfaux ; par consquent notre tentative doit chouer. Mais si nous russissons atteindre notre but, sinous constatons que l'objet correspond la reprsentation que nous en avons, qu'il donne ce que nousattendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions del'objet et de ses qualits concordent avec la ralit en dehors de nous. Et si par contre nous chouons,nous ne sommes gnralement pas longs dcouvrir la cause de notre insuccs ; nous trouvons que laperception qui a servide base notre tentative,ou bien taitpar elle-mme incomplte ousuperficielle, ou bien avait t rattache d'une faon que ne justifiait pas la ralit aux donnes d'autresperceptions, c'est ce que nous appelons raisonner faux. Aussi souvent que nous aurons pris le soind'duquer et d'utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites parnos perceptions correctement obtenues et correctement utilises, aussi souvent nous trouverons que lersultat de notre action dmontre la conformit de nos perceptions avec la nature objective des objetsperus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquementcontrles, aient engendr dans notre cerveau des reprsentations du monde extrieur, qui soient, parleur nature mme, en dsaccord avec la ralit ou qu'il y ait incompatibilit immanente entre le mondeextrieur et les perceptions sensorielles que nous en avons.Et voici que parat l'agnostique no-kantien, et il dit : Nous pouvons certes percevoir peut-trecorrectement les qualits d'un objet, mais par aucun processus des sens ou de la pense, nous nepouvons saisir la chose elle-mme. La chose en soi est au-del de notre connaissance. Hegel, depuislongtemps, a dj rpondu : Si vous connaissez toutes les qualits d'une chose, vous connaissez lachose, elle-mme ; il ne reste plus que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et ds que vossens vous ont appris ce fait,vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi,le clbreinconnaissable, le Ding an sich de Kant. Il est juste d'ajouter que, du temps de Kant, notreconnaissance des objets naturels tait si fragmentaire qu'il pouvait se croire en droit de supposer, au-del du peu que nous connaissions de chacun d'eux, une mystrieuse chose en soi . Mais cesinsaisissables choses ont t les unes aprs les autres saisies, analyses et, ce qui est plus, reproduitespar les progrs gigantesques de la science : ce que nous pouvons produire, nous ne pouvons pasprtendre le considrer comme inconnaissable. Les substances organiques taient ainsi, pour la chimiede la premire moiti du sicle, des objets mystrieux ; aujourd'hui, nous apprenons les fabriquer lesunes aprs les autres avec leurs lments chimiques, sans l'aide d'aucun processus organique. Leschimistes modernes dclarent que, ds que la constitution chimique de n'importe quel corps estconnue, il peut tre fabriqu avec ses lments. Nous sommes encore loin de connatre la constitutiondes substances organiques les plus leves, les corps albuminodes ; mais il n'y a pas de raison pourdsesprer de parvenir cette connaissance, aprs des sicles de recherches s'il le faut, et qu'ainsiarms, nous arriverons produire de l'albumine artificielle. Quand nous serons arrivs l, nous auronsfabriqu la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus leves, n'est que le moded'existence normal des corps albuminodes.Cependant, ds que notre agnostique a fait ces rserves de pure forme, il parle et agit comme le plusfieff matrialiste qu'il est au fond. Il dira bien : Pour autant que nous le sachions, la matire et lemouvement l'nergie, comme on dit prsent ne peuvent tre ni crs ni dtruits, mais nousn'avons aucune preuve qu'ils n'aient pas t crs un moment quelconque. Mais si vous essayez deretourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s'empresse de vous conduire et devous imposer silence. S'il admet la possibilit du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendreparler in concreto, il vous dira : Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n'existe pas decrateur et d'ordonnateur de l'univers ; pour ce qui nous regarde, la matire, et l'nergie ne peuvent treni cres ni dtruites ; pour nous, la pense est une forme de l'nergie, une fonction du cerveau ; toutce que nous savons, c'est que le monde, matriel est gouvern par des lois immuables, et ainsi de suite. Donc, dans la mesure o il est un homme de science, o il sait quelque chose, il est matrialiste :mais hors de sa science, dans les sphres o il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l'appelleagnosticisme.En tout cas, une chose me parat claire : mme si j'tais un agnostique, il est vident que je ne pourraisappeler la conception de l'histoire esquisse dans ce petit livre agnosticisme historique . Les gens7pieux se moqueraient de moi et les agnostiques s'indigneraient et me demanderaient si je veux lestourner en ridicule. J'espre donc que mme la respectabilit britannique ne sera pas tropscandalise si je me sers en anglais, ainsi que je le fais en plusieurs autres langues, du mot matrialisme historique pour dsigner une conception de l'histoire qui recherche la cause premire etle grand moteur de tous les vnements historiques importants dans le dveloppement conomique dela socit, dans la transformation des modes de production et d'change, dans la division de la sociten classes qui en rsulte et dans les luttes de ces classes entre elles. On m'accordera d'autant plusfacilement cette permission si je montre que le matrialisme historique peut tre de quelque avantagemme la respectabilit britannique.J'ai dj remarqu, il y a quelque 40 ou 50 ans de cela, que l'tranger cultiv qui s'tablissait enAngleterre tait choqu de ce qu'il nommait la bigoterie religieuse et la stupidit de la respectableclasse moyenne de l'Angleterre. Je prouverai tout l'heure que la respectable classe moyenne del'Angleterre de cette poque n'tait pas aussi stupide qu'elle paraissait l'tre l'intelligent tranger. Onpeut expliquer ses inclinations religieuses.Quand l'Europe mergea du moyen ge, la bourgeoisie grandissante des villes constituait chez ellel'lment rvolutionnaire. Elle avait conquis dans l'organisation fodale une position qui dj taitdevenue trop troite pour sa force d'expansion. Le libre dveloppement de la classe moyenne, de labourgeoisie, devenait incompatible avec le maintien du systme fodal : le systme fodal devait donctre dtruit.Le grand centre international du fodalisme tait l'Eglise catholique romaine. Elle runissait toutel'Europe fodale de l'Occident, malgr ses guerres intestines, en un grand systme politique, opposaux Grecs schismatiques aussi bien qu'aux pays musulmans. Elle couronnait les institutions fodalesde l'aurole d'une conscration divine. Elle avait model sa propre hirarchie sur celle de la fodalit etelle avait fini par devenir le seigneur fodal le plus puissant propritaire d'un bon tiers au moins desterres du monde catholique. Avant que le fodalisme pt tre attaqu en dtail dans chaque pays, ilfallait que son organisation centrale sacre ft dtruite.Or, paralllement la monte de la bourgeoisie, se produisit le grand essor de la science ; de nouveau,l'astronomie, la mcanique, la physique, l'anatomie et la physiologie taient cultives. La bourgeoisieavait besoin, pour le dveloppement de sa production industrielle, d'une science qui tudit lesproprits physiques des objets naturels et les modes d'action des forces de la nature. Jusque-l, lascience n'avait t que l'humble servante de l'Eglise, qui ne lui avait jamais permis de franchir leslimites poses par la foi ; elle tait tout, sauf une science. Elle s'insurgea contre l'Eglise ; la bourgeoisiene pouvant rien sans la science se joignit au mouvement de rvolte.Ces remarques, bien qu'intressant seulement deux des points o la bourgeoisie montante devaitfatalement entrer en collision avec la religion tablie, suffiront pour dmontrer d'abord que la classe laplus directement intresse dans la lutte contre la position de force de l'Eglise catholique tait labourgeoisie, et, ensuite que toute lutte contre le fodalisme devait l'poque revtir un dguisementreligieux et tre dirige en premier lieu contre l'Eglise. Mais si les Universits et les marchands desvilles lancrent le cri de guerre, il tait certain qu'il trouverait et il trouva en effet un puissantcho dans les masses populaires des campagnes, chez les paysans, qui partout devaient durement lutterpour leur existence mme contre leurs seigneurs fodaux, tant spirituels que temporels.La longue lutte de la bourgeoisie contre le fodalisme atteignit son point culminant dans trois grandeset dcisives batailles.La premire est la Rforme protestante en Allemagne. Au cri de guerre de Luther contre l'Eglise, deuxinsurrections politiques rpondirent : l'insurrection de la petite noblesse dirige par Franz vonSickingen (1523) et la grande guerre des Paysans (1525). Toutes les deux furent vaincues, surtout cause de l'indcision des bourgeois des villes, qui y taient cependant les plus intresss ; nous ne8pouvons ici rechercher les causes de cette indcision. Ds ce moment, la lutte dgnra en une querelleentre les princes locaux et le pouvoir central de l'empereur, et pendant deux sicles, eut pourconsquence de rayer l'Allemagne du nombre des nations europennes jouant un rle politique. Larforme luthrienne enfanta nanmoins une nouvelle religion, la religion dont avait prcisment besoinla monarchie absolue.Les paysans allemands du Nord-Estn'taientpas pluttconvertis auluthranisme, qu'ils taient transforms d'hommes libres en serfs.Mais l o Luther choua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste rpondait aux besoins dela bourgeoisie la plus avance de l'poque. Sa doctrine de la prdestination tait l'expression religieusedu fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succs et l'insuccs ne dpendent ni del'activit, ni de l'habilet de l'homme, mais de circonstances indpendantes de son contrle. Cescirconstances ne dpendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont la merci depuissances conomiques suprieures et inconnues ; et cela tait particulirement vrai une poque dervolution conomique,alors que tous les anciens centres de commerce ettoutes les routescommerciales taient remplacs par d'autres, que les Indes et l'Amrique taient ouvertes au monde, etque les articles de foi conomique les plus respectables par leur antiquit la valeur respective de l'oret de l'argent commenaient chanceler et s'crouler. De plus, la constitution de l'Eglise deCalvin tait absolument dmocratique et rpublicaine et l o le royaume de Dieu tait rpublicanis,les royaumes de ce monde ne pouvaient rester sous la domination de monarques, d'vques et deseigneurs fodaux. Tandis que le luthranisme allemand consentait devenir un instrument docileentre les mains des petits princes allemands, le calvinisme fonda une Rpublique en Hollande etd'actifs partis rpublicains en Angleterre et surtout en Ecosse.Le deuxime grand soulvement de la bourgeoisie trouva dans le calvinisme une doctrine de combattoute faite. L'explosion eut lieu en Angleterre. Les classes moyennes des villes se lancrent lespremires dans le mouvement, et la yeomanry des campagnes le fit triompher. Il est assez curieux que,dans les trois grandes rvolutions de la bourgeoisie, la paysannerie fournisse les armes pour soutenirle combat et qu'elle soit prcisment la classe qui doive tre le plus srement ruine par lesconsquences conomiques de la victoire.Un sicle aprs Cromwell, la yeomanry avait vcu.Cependant, sans cette yeomanry et sans l'lment plbien des villes, jamais la bourgeoisie livre sespropres forces n'aurait pu continuer la lutte jusqu' la victoire et n'aurait pu faire monter Charles Iersurl'chafaud. (Pour que ces conqutes de la bourgeoisie, qui taient mres et prtes tre moissonnes,pussent tre assures, il fallut que la rvolution dpasst de beaucoup le but) exactement comme enFrance en 1793 et comme en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit l une des lois de l'volution dela socit bourgeoise.Cet excs d'activit rvolutionnaire fut suivi en Angleterre par l'invitable raction, qui, son tour,dpassa le point o elle aurait pu se maintenir. Aprs une srie d'oscillations, le nouveau centre degravit finit par tre atteint et il devint un nouveau point de dpart. La grande priode de l'histoire,anglaise, que la respectabilit nomme la grande rbellion , et les luttes qui suivirent parviennent leur achvement avec l'vnement relativement mesquin de 1689, que cependant les historienslibraux dcorent du titre de glorieuse rvolution10.Le nouveau point de dpart tait un compromis entre la bourgeoisie montante et les ci-devantpropritaires fodaux. Ces derniers, bien que nomms alors comme aujourd'hui l'aristocratie, taientdepuis longtemps en train de devenir ce que Louis-Philippe ne devint que beaucoup plus tard : lepremier bourgeois du royaume. Heureusement pour l'Angleterre, les vieux barons fodaux s'taiententretus durant la guerre des Deux-Roses11. Leurs successeurs, quoique gnralement issus desmmes vieilles familles, provenaient cependant de branches collatrales si loignes qu'ilsconstiturent un corps tout fait nouveau ; leurs habitudes et leurs gots taient plus bourgeois quefodaux ; ils connaissaient parfaitement la valeur de l'argent et ils commencrent immdiatement augmenter leurs rentes foncires, en expulsant des centaines de petits fermiers et en les remplaant pardes moutons. Henri VIII, en dissipant en donations et prodigalits les terres de l'Eglise, cra une lgionde nouveaux propritaires fonciers bourgeois ; les innombrables confiscations de grands domaines,9qu'on recdait des demis ou de parfaits parvenus, continues aprs lui pendant tout le XVIIesicle,aboutirent au mme rsultat. C'est pourquoi, partir de Henri VIIel' aristocratie anglaise, loin decontrecarrer le dveloppement de la production industrielle, avait au contraire cherch en bnficierindirectement ; et de mme il s'tait toujours trouv un grand nombre de grands propritaires fonciersdisposs, pour des raisons conomiques et politiques, cooprer avec les leaders de la bourgeoisieindustrielle et financire. Le compromis de 1689 se ralisa donc aisment. Les dpouilles politiques postes, sincures, gros traitements taient abandonnes aux grandes familles nobiliaires, conditionque les intrts conomiques de la bourgeoisie commerante, industrielle et financire ne fussent pasngligs. Et ces intrts conomiques taient dj l'poque suffisamment puissants pour dterminerla politique gnrale de la nation. Il y avait bien des querelles sur les questions de dtail, maisl'oligarchie aristocratique ne savait que trop bien que sa prosprit conomique tait irrvocablementlie celle de la bourgeoisie industrielle et commerante.A partir de ce moment, la bourgeoisie devint un lment modeste, mais officiellement reconnu, desclasses dominantes de l'Angleterre, ayant avec les autres fractions un intrt commun au maintien de lasujtion de la grande masse ouvrire de la nation. Le marchand ou le manufacturier lui-mme occupala position de matre ou, comme on disait jusqu' ces derniers temps, de suprieur naturel enversses ouvriers, commis et domestiques. Son intrt lui commandait de leur soutirer autant de bon travailque possible ; pour cela il devait les accoutumer la soumission convenable. Il tait lui-mmereligieux, la religion avait t le drapeau sous lequel il avait combattu le roi et les seigneurs ; il ne futpas long dcouvrir les avantages que l'on pouvait tirer de cette mme religion pour agir sur l'esprit deses infrieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des matres que, dans sa sagesseimpntrable, il avait plu Dieu de placer au-dessus d'eux. Bref, la bourgeoisie anglaise avait prendre sa part dans l'oppression des classes infrieures , de la grande masse productrice de lanation, et un de ses instruments d'oppression fut l'influence de la religion.Un autre fait contribua renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie : la naissance dumatrialisme en Angleterre.Cette nouvelle doctrine impie choquaitnon seulementles pieuxsentiments de la classe moyenne, mais elle s'annonait comme une philosophie qui ne convenaitqu'aux rudits et aux gens du monde cultiv, par opposition la religion assez bonne pour la grandemasse inculte, y compris la bourgeoisie. Avec Hobbes, le matrialisme apparut sur la scne commedfenseur de l'omnipotence et des prrogatives royales ; il faisait appel la monarchie absolue pourmaintenir sous le joug ce puer robustus sed malitiosus [Cet enfant robuste, mais malicieux. (G.Hobbes, De homine. N.R.)] qu'tait le peuple. Il en fut de mme avec les successeurs de Hobbes,avec Bolingbroke, Shaftesbury, etc., la nouvelle forme diste du matrialisme demeura, comme par lepass, une doctrine aristocratique, sotrique et par consquent odieuse la bourgeoisie et par sonhrsie religieuse, et par ses connexions politiques antibourgeoises. Par consquent, en opposition cematrialisme et ce disme aristocratique, les sectes protestantes qui avaient fourni son drapeau et sescombattants la guerre contre les Stuart, continurent constituer la force principale de la classemoyenne progressive et forment aujourd'hui encore l'pine dorsale du grand Parti libral .Cependant, le matrialisme passait d'Angleterre en France oilrencontra une autre colephilosophique matrialiste, issue du cartsianisme12avec laquelle il se fondit. Tout d'abord, il demeuraen France aussi une doctrine exclusivement aristocratique ; mais son caractre rvolutionnaire ne tardapas s'affirmer. Les matrialistes franais ne limitrent pas leurs critiques aux seules questionsreligieuses, ils s'attaqurent toutes les traditions scientifiques et institutions politiques de leur temps ;et afin de prouver que leur doctrine avait une application universelle, ils prirent au plus court etl'appliqurent hardiment tous les objets du savoir dans une uvre de gants qui leur valut leur nom l'Encyclopdie. Ainsi sous l'une ou l'autre de ses deux formes matrialisme dclar ou disme ce matrialisme devint la conception du monde de toute la jeunesse cultive de France, tel point quelorsque la grande Rvolution clata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par lesroyalistes, fournit leur tendard thorique aux rpublicains et aux terroristes franais, et fournit le textede la Dclaration des droits de l'homme13.10La grande Rvolution franaise fut le troisime soulvement de la bourgeoisie ; mais elle fut lepremier qui rejeta totalement l'accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrainouvertement politique ; elle fut aussi le premier qui poussa la lutte jusqu' l'anantissement de l'un descombattants, l'aristocratie et jusqu'au complet triomphe de l'autre, la bourgeoisie. En Angleterre, lacontinuit des institutions prrvolutionnaires et postrvolutionnaires et le compromis entre les grandspropritaires fonciers et les capitalistes trouvrent leur expression dans la continuit des prcdentsjuridiques et dans la conservation respectueuse des formes fodales de la loi. La Rvolution franaisefut une rupture complte avec les traditions du pass, elle balaya les derniers vestiges du fodalisme etcra, avec le code civil14, une magistrale adaptation de l'ancien droit romain aux conditions ducapitalisme moderne, il est l'expression presque parfaite des relations juridiques correspondant austade de dveloppement conomique que Marx nomme la production marchande , si magistrale, quece code de la France rvolutionnaire sert aujourd'hui encore de modle pour la rforme du droit deproprit dans tous les pays, sans en excepter l'Angleterre. N'oublions pas cependant que si la loianglaise continue exprimer les relations conomiques de la socit capitaliste dans cette languebarbare de la fodalit, qui correspond la chose exprimer exactement comme l'orthographe anglaisecorrespond la prononciation anglaise, vous crivez Londres et vous prononcez Constantinople [Enfranais dans le texte. (N.R.)], disait un Franais, cette mme loi anglaise est aussi la seule qui aitconserv intacte et transmis l'Amrique et aux colonies la meilleure part de cette libert personnelle,de ce self-government local et de cette indpendance l'gard de toute intervention trangre, celle descours de justice excepte, bref de ces vieilles liberts germaniques qui sur le continent ont t perduespendant l'poque de la monarchie absolue et n'ont t pleinement reconquises nulle part.Mais revenons notre bourgeois anglais. La Rvolution franaise lui procura une splendide occasionde dtruire avec le concours des monarchies continentales le commerce maritime franais, d'annexerdes colonies franaises et d'craser les dernires prtentions de la France la rivalit sur mer. C'est unedes raisons pour laquelle il combattit la Rvolution. L'autre tait que les mthodes de cette Rvolutionlui taient profondment dplaisantes. Non seulement son excrable terrorisme, mais mme satentative de pousser jusqu'au bout la domination bourgeoise. Que deviendrait la bourgeoisie anglaisesans son aristocratie, qui lui enseignait les belles manires (quelles qu'elles fussent), qui inventait pourelle ses modes, qui fournissait des officiers l'arme, pour le maintien de l'ordre l'intrieur, et la'flotte, pour la conqute de nouvelles colonies et de nouveaux marchs ? Il est vrai qu'il y avait uneminorit progressive de la bourgeoisie,dont les intrts n'taient pas aussi bien servis par cecompromis ; cette fraction, recrute principalement dans la classe moyenne la moins riche, sympathisaavec la Rvolution, mais elle tait impuissante dans le Parlement.Ainsi, tandis que le matrialisme devenait le credo de la Rvolution franaise, le bourgeois anglais,vivant dans la crainte du Seigneur, se cramponna d'autant plus sa religion. Le rgne de la Terreur Paris n'avait-il pas montr quoi on arriverait si la masse perdait ses sentiments religieux ? Plus lematrialisme se propageait de la France aux pays voisins, renforc par des courants thoriquessimilaires,en particulier par la philosophie allemande,plus le matrialisme etla libre-pensedevenaient, sur le continent, les qualits requises de tout esprit cultiv, plus la classe moyenned'Angleterre se cramponnait ses multiples confessions religieuses. Ces confessions diffraient entreelles, mais toutes taient rsolument religieuses et chrtiennes.Tandis que la Rvolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en AngleterreWatt, Arkwright, Cartwright et d'autres amoraient une rvolution industrielle qui dplaa totalementle centre de gravit de la puissance conomique. La richesse de la bourgeoisie grandit une vitesseinfiniment plus rapide que celle de l'aristocratie foncire. Dans la bourgeoisie elle-mme, l'aristocratiefinancire, les banquiers, etc., taient relgus au second plan par les manufacturiers. Le compromis de1689, mme aprs les changements graduels qu'il avait subis l'avantage de la bourgeoisie, necorrespondait plus aux positions relatives des parties contractantes. Le caractre de ces parties s'taitgalement modifi ; la bourgeoisie de 1830 diffrait grandement de celle du sicle prcdent. Lepouvoir politique,demeur entre les mains de l'aristocratie,quil'employaitpour rsister auxprtentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, devint incompatible avec les nouveaux intrtsconomiques. Une lutte nouvelle avec l'aristocratie s'imposait, qui ne pouvait se terminer que par la11victoire de la nouvelle puissance conomique. D'abord, sous l'impulsion imprime par la Rvolutionfranaise de 1830, le Reform Act15passa en dpit de toutes les oppositions. Il donna la bourgeoisieune position puissante et reconnue dans le Parlement. Puis l'abrogation des lois sur les crales16assura jamais la suprmatie de la bourgeoisie sur l'aristocratie foncire, principalement de la fractionla plus active, les fabricants. C'tait la plus grande victoire de la bourgeoisie ; ce fut la dernire qu'elleremporta pour son profit exclusif. Tous ses autres triomphes, par la suite, elle dut en partager lesbnfices avec une nouvelle puissance sociale, d'abord son allie, mais bientt sa rivale.La rvolution industrielle avait donn naissance une classe de puissants industriels capitalistes maisaussi une classe d'ouvriers d'industrie bien plus nombreuse. Cette classe grandit au fur et mesureque la rvolution industrielle s'emparait branche par branche de toute la production, et sa puissancegrandissait en proportion. Cette puissance se fit sentir ds 1824, en obligeant un Parlement rcalcitrant abolir les lois interdisant les coalitions ouvrires17. Pendant l'agitation en faveur du Reform Act, lesouvriers formrent l'aile radicale du parti de la rforme : le Reform Act de 1832 les ayant exclus dudroit de vote, ils formulrent leurs revendications dans la charte du peuple18et s'organisrent enopposition au grand parti bourgeois indpendant, le Parti chartiste, le premier parti ouvrier des tempsmodernes.Alors clatrent les rvolutions continentales de fvrier-mars 1848, dans lesquelles le peuple ouvrierjoua un rle prpondrant et formula, du moins Paris, des revendications qui, coup sr, taientinadmissibles du point de vue de la socit capitaliste. Et alors survint la raction gnrale. D'abord ladfaite des chartistes, le 10 avril 184819, puis l'crasement de l'insurrection des ouvriers parisiens, enjuin ; puis les dfaites de 1849 en Italie, en Hongrie, dans l'Allemagne du Sud, et finalement la victoirede Louis Bonaparte sur Paris,le 2 dcembre 185120Enfin,pour un temps,l'pouvantail desrevendications ouvrires tait renvers, mais quel prix ! Si auparavant la bourgeoisie anglaise taitdj convaincue qu'il fallait maintenir l'esprit religieux dans la classe ouvrire, combien elle en sentitla ncessit plus imprieuse aprs toutes ces expriences ! Sans daigner prter attention aux railleriesde leurs compres continentaux, les bourgeois anglais continurent dpenser des mille et des cents,chaque anne, pour l'vanglisation des classes infrieures ; non satisfaites de leur propre machineriereligieuse, ils appelrent leur secours Frre Jonathan, le plus habile organisateur de l'poque en faitd'entreprise religieuse, importrent d'Amrique le revivalism, Moody et Sankey et leurs pareils21, etfinalement ils acceptrent l'aide dangereuse de l'Arme du salut, qui fait revivre la propagande duchristianisme primitif, dclare que les pauvres sont les lus de Dieu, combat le capitalisme samanire religieuse et entretient ainsi un lment primitif d'antagonisme chrtien de classe, susceptiblede devenir un jour dangereux pour les possdants qui sont aujourd'hui ses bailleurs de fonds.Il semble que ce soit une loi du dveloppement historique, que la bourgeoisie ne puisse, en aucun paysd'Europe, s'emparer du pouvoir politique du moins pour un temps assez prolong de la mmemanire exclusive que l'aristocratie fodale l'a conserv au moyen ge. Mme en France, o lafodalit fut compltement extirpe, la bourgeoisie en tant que classe n'a dtenu le pouvoir quependant des priodes trs courtes. Pendant le rgne de Louis-Philippe (1830-1848), une trs petitefraction de la bourgeoisie seulement rgna, la fraction la plus nombreuse tant exclue du suffrage parun cens trs lev. Sous la deuxime Rpublique (1848-1851), la bourgeoisie tout entire rgna, maistrois ans seulement ; son incapacit fraya la route l'Empire. C'est seulement sous la troisimeRpublique que la bourgeoisie, en son entier, a conserv le pouvoir pendant plus de vingt ans ; elledonne dj des signes rconfortants de dcadence. Un rgne durable de la bourgeoisie n'a t possibleque dans des pays comme l'Amrique, o il n'y avait pas de fodalit et o, d'emble, la socit seconstitua sur la base bourgeoise. Cependant en Amrique, comme en France, les successeurs de labourgeoisie, les ouvriers, frappent dj la porte.La bourgeoisie ne possda jamais en Angleterre le pouvoir sans partage. Mme la victoire de 1832laissaitl'aristocratie foncire en possession presque exclusive de toutesleshautesfonctionsgouvernementales. L'humilit avec laquelle la riche classe moyenne acceptait cette situation demeurapourmoiincomprhensible,jusqu' ce que j'eusse entendu dans un discours public le grand12manufacturier libral, M.W.A. Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d'apprendre le franaispour faire leur chemin dans le monde ; il citait sa propre exprience et racontait combien il s'tait lui-mme apparu stupide, quand, en sa qualit de ministre, il se trouva brusquement dans une socit o lefranais tait au moins aussi ncessaire que l'anglais. En effet, les bourgeois anglais taient enmoyenne cette poque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement qued'abandonner bon gr mal gr l'aristocratie les postes suprieurs du gouvernement, o il taitncessaire d'avoir d'autres qualits que l'troitesse insulaire et la suffisance insulaire, pices deroublardise commerciale. [Et mme en affaires, la suffisance du chauvinisme national est un tristeconseiller. Jusque tout dernirement, le fabricant anglais vulgaire considrait comme au-dessous dela dignit d'un Anglais de parler une autre langue que la sienne et il tait fier que des pauvresdiables d'trangers s'tablissent en Angleterre et le dchargeassent des tracas de l'coulement de sesproduits l'tranger. Jamais il ne songea que ces trangers, la plupart des Allemands, s'emparaientde la sorte d'une large partie du commerce extrieur de l'Angleterre, importation et exportation, etque le commerce extrieur anglais direct arrivait tre limit presque exclusivement aux colonies, la Chine, aux Etats-Unis et l'Amrique du Sud. Il ne remarqua pas davantage que ces Allemandscommeraient avec d'autres Allemands l'tranger qui graduellement organisrent un rseau completde colonies commerciales sur toute la surface dis globe. Et quand l'Allemagne, il y a quarante ansenviron, commena srieusement produire pour l'exportation, ce rseau la servit merveille pouraccomplir si rapidement sa transformation, d'un pays exportateur de crales en un pays industriel depremire importance. Enfin, il y a environ dix ans, le fabricant anglais prit peur et demanda sesambassadeurs et ses consuls comment il se faisait qu'il ne pouvait plus garder ses clients. Lesrponses furent unanimes : 1 Vous n'apprenez pas la langue de vos clients, vous exigez, au contraire,qu'ils apprennent la vtre ; 2 vous n'essayez pas de satisfaire les besoins, les habitudes et les gots devos acheteurs, mais vous exigez qu'ils acceptent les vtres.] Mme aujourd'hui les dbatsinterminables de la presse sur l'ducation bourgeoise dmontrent surabondamment que la classemoyenne anglaise ne se croit pas assez bonne pour une ducation suprieure et ambitionne quelquechose de plus modeste. Ainsi, mme aprs l'abrogation des lois sur les crales, on considra, commeune chose entendue, que les hommes qui avaient remport la victoire, les Cobden, les Bright, lesForster, etc., devaient rester exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays ; il leurfallut attendre vingt ans pour qu'un nouveau Reform Act22leur ouvrit les portes du ministre.La bourgeoisie anglaise est encore aujourd'hui si pntre du sentiment de son infriorit socialequ'elle entretient ses propres frais et ceux du peuple une classe dcorative de paresseux pourreprsenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles et qu'elle se considrehautement honore quand un de ses membres est trouv assez digne pour tre admis dans ce corpsexclusif, fabriqu aprs tout par elle-mme.La classe moyenne industrielle etcommerciale n'taitdonc pas encore parvenue liminerl'aristocratie foncire du pouvoir politique quand un nouveau rival,la classe ouvrire, fit sonapparition. La raction qui suivit le mouvement chartiste et les rvolutions continentales, aussi bienque le dveloppement sans prcdent du commerce anglais de 1848 1866 (communment attribu auseul libre-change, mais d bien plus au colossal dveloppement des chemins de fer, de la navigation vapeur et des moyens de communication en gnral) avaient une fois encore courb la classe ouvriresous la dpendance du Parti libral, dont elle avait form dans les temps pr-chartistes l'aile radicale.La revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu peu irrsistible ; tandis que les leaderswhigs du Parti libral s'effaraient, Disraeli montra sa supriorit en forant les tories saisir l'occasionet introduire une extension du droit de vote selon l'habitat (pouvait voter quiconque habitait unemaison individuelle) aux districts urbains et un remaniement des circonscriptions lectorales. Puis vintle vote secret, et, en 1884, l'extension du suffrage selon l'habitat toutes les circonscriptions, mme lescirconscriptions rurales (comts) et un nouveau remaniement de celles-ci qui les rendait peu prsgales. Toutes ces mesures augmentaient considrablement la puissance lectorale de la classeouvrire, au point que dans 150 200 collges lectoraux, les ouvriers forment maintenant la majoritdes votants. Mais le parlementarisme est une excellente cole pour enseigner le respect de la tradition ;si la bourgeoisie regarde avec vnration et crainte religieuse ce que lord John Manners appelleplaisamment notre vieille noblesse , la masse des ouvriers regarde avec respect et dfrence ceux13qu'on appelait alors la classe suprieure , les bourgeois. L'ouvrier anglais tait, il y a une quinzained'annes, l'ouvrier modle, dont la respectueuse dfrence pour son matre et la timidit rclamer sesdroits consolaient nos socialistes de la chaire23allemands des incurables tendances communistes etrvolutionnaires du proltariat de leur propre nation.Mais les bourgeois anglais, qui sont des hommes d'affaires, virent plus loin que les professeursallemands. Ce n'est qu' contrecur qu'ils avaient partag leur pouvoir avec la classe ouvrire. Ilsavaient appris l'poque du chartisme de quoi tait capable le peuple, ce puer robustus sed malitiosus; et depuis ils avaient t contraints d'accepter la plus grande partie de la charte du peuple et del'incorporer dans la constitution de la Grande-Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doittre tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d'action sur les massesest et reste encore la religion. De l les majorits d'ecclsiastiques dans les School Boards, de l lesdpenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s'impose pour encourager toute sorte dedmagogie dvote, depuis le ritualisme24jusqu' l'Arme du salut.Et c'est alors qu'clata le triomphe de la respectabilit britannique sur la libre pense et le relchementreligieux du bourgeois continental. Les ouvriers de France et d'Allemagne taient devenus desrvolts. Ils taient compltement contamins par le socialisme ; et pour de bonnes raisons ils n'avaientpas de prjugs sur la lgalit des moyens permettant de conqurir le pouvoir. Le puer robustus taitdevenu de jour en jour plus malitiosus. Il ne restait aux bourgeoisies franaise et allemande, commedernire ressource, qu' jeter tout doucement par-dessus bord leur libre pense, ainsi que le jeunehomme, l'heure du mal de mer, jette l'eau le cigare avec lequel il se pavanait en s'embarquant ; l'unaprs l'autre, les esprits forts adoptrent les dehors de la pit, parlrent avec respect de l'Eglise, de sesdogmes et de ses rites et en observrent eux-mmes le minimum qu'il tait impossible d'viter. Labourgeoisie franaise fit maigre [En franais dans le texte. (N.R.)] le vendredi et les bourgeoisallemands coutrent religieusement le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s'taientfourvoys avec leur matrialisme. Die Religion muss dem Volk erhalten werden il fautconserver la religion pour le peuple elle seule peutsauver la socit de la ruine totale.Malheureusement pour eux, ils ne firent cette dcouverte qu'aprs avoir travaill de leur mieux dtruire la religion pour toujours. Et, maintenant, c'tait au bourgeois britannique de prendre sarevanche et de s'crier : Imbciles ! il y a deux sicles que j'aurais pu vous dire cela ! Cependant, je crains que ni la religieuse stupidit du bourgeois anglais, ni la conversion post-festum ducontinental ne puissent opposer une digue la mare montante du proltariat. La tradition est unegrande force retardatrice, elle est la vis inertiae de l'histoire, mais comme elle est simplement passive,elle est sre de succomber ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde ternelle pour la socitcapitaliste. Etant donn que nos ides juridiques, philosophiques et religieuses sont les produits plusou moins directes des conditions conomiques rgnant dans une socit donne, ces ides ne peuventpas se maintenir ternellement une fois que ces conditions se sont compltement transformes. Et moins de croire une rvlation surnaturelle, nous devons admettre qu'aucune prdication religieusene peut suffire tayer une socit qui s'croule.La classe ouvrire de l'Angleterre, de nouveau, se met en mouvement. Elle est sans doute entrave pardes traditions de toute sorte. Traditions bourgeoises : telle cette croyance si rpandue qu'il ne peut yavoir que deux partis, les conservateurs et les libraux, et que la classe ouvrire doit conqurir sonmancipation l'aide du grand Parti libral. Traditions ouvrires, hrites des premires et timidestentatives d'action indpendante : telle l'exclusion de vieilles et nombreuses trade-unions de toutouvrier n'ayant pas fait son temps rglementaire d'apprentissage, ce qui aboutit la cration de sespropres briseurs de grve par chacune de ces trade-unions. Malgr tout, la classe ouvrire est enmouvement ; mme le professeur Brentano a t dans la pnible obligation d'en informer ses confrresdu socialisme de la chaire. Elle se meut, comme toute chose en Angleterre, d'un pas lent et mesur, iciavec hsitations, l avec des rsultats plus ou moins heureux ; elle se meut ici et l avec une mfianceexagre du mot socialisme, tandis qu'elle en absorbe la substance, et le mouvement s'tend ets'empare des couches ouvrires, l'une aprs l'autre. Il a dj secou de leur torpeur les manuvres de14l'East-End de Londres et, tous, nous avons vu quelle nergique impulsion ces nouvelles forces lui ont leur tour imprime. Si la marche du mouvement est trop lente au gr des impatiences de tel ou tel,n'oublions pas que c'est la classe ouvrire qui prserve, vivantes, les plus belles qualits du caractreanglais, et quand un terrain est conquis en Angleterre, il n'est d'ordinaire jamais perdu. Si, pour lesraisons dites plus haut, les fils de vieux chartistes n'ont pas t la hauteur de la situation, les petits-fils promettent d'tre dignes de leurs anctres.Mais le triomphe de la classe ouvrire europenne ne dpend pas seulement de l'Angleterre : il nepourra tre obtenu que par la coopration au moins de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne25.Dans ces deux derniers pays, le mouvement ouvrier est bien en avant de celui de l'Angleterre. EnAllemagne, on peut dj mesurer la distance qui le spare du succs : ses progrs, depuis 25 ans, n'ontpas de prcdent ; il avance avec une vitesse toujours croissante. Si la bourgeoisie allemande s'estmontre lamentablement dpourvue de capacits politiques, de discipline, de courage, d'nergie et depersvrance, la classe ouvrire allemande a donn de nombreuses preuves de toutes ces qualits. Il ya prs de quatre sicles, l'Allemagne fut le point de dpart du premier soulvement de la bourgeoisieeuropenne ; au point o en sont les choses, serait-il impossible que l'Allemagne soit encore le thtrede la premire grande victoire du proltariat europen ?Le 20 avril 1892Friedrich EngelsPubli dans l'ouvrage d'Engels : Socialism Utopian and Scientific paru Londres en 1892 et dansla Neue Zeit en version allemande (traduction de l'auteur avec quelques coupures), Bd. 1, nos1 et2, 1892-1893Pour prparer la prsente dition, on a utilis la traduction publie par les Editions Sociales, Paris,1959SOCIALISME UTOPIQUE ET SOCIALISME SCIENTIFIQUEIPar son contenu, le socialisme moderne est avant tout, le produit de la prise de conscience, d'une part,des oppositions de classes qui rgnent dans la socit moderne entre possdants et non-possdants,salaris et bourgeois, d'autre part, de l'anarchie qui rgne dans la production. Mais, par sa formethorique,il apparatau dbutcomme une continuation plus dveloppe etqui se veutplusconsquente, des principes tablis par les grands philosophes franais du XVIIIesicle. Comme toutethorie nouvelle, il a d d'abord se rattacher au fond d'ides prexistant, si profondment que sesracines plongent dans les faits conomiques.Les grands hommes qui, en France, ont clair les esprits pour la rvolution qui venait, faisaient eux-mmes figure de rvolutionnaires au plus haut degr. Ils ne reconnaissaient aucune autorit extrieure,de quelque genre qu'elle ft. Religion, conception de la nature, socit, organisation de l'Etat, tout futsoumis la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raisonou renoncer l'existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure appliquer toute chose.Ce fut le temps, o, comme dit Hegel, le monde tait mis sur sa tte [Voici le passage sur laRvolution franaise : D'un seul coup, c'tait l'ide, le concept du droit qui prvalait, et contre celale vieil chafaudage de l'injustice ne pouvait rsister. C'est sur l'ide de droit qu'on a donc rigmaintenant une Constitution et c'est sur cette base que tout devait dsormais reposer. Depuis que lesoleil brille au firmament et que les plantes gravitent autour de lui, on n'avait pas vu encore l'hommese dresser sur la tte, c'est--dire sur l'ide, et construire la ralit selon l'ide. Anaxagore avait dit lepremier que le Ns, la raison, gouverne le monde, mais voil que l'homme en est venu reconnatre15que l'ide doit gouverner la ralit spirituelle. Ce fut ainsi un magnifique lever de soleil. Tous les trespensants se sont associs la clbration de cette poque. Une motion sublime a rgn en ce temps,un enthousiasme de l'esprit a fait frissonner le monde entier, comme si l'on assistait pour la premirefois la rconciliation du divin avec le monde. (Hegel, Philosophie de l'histoire, 1840, p. 535). Neserait-il pas grand temps de mobiliser la loi antisocialiste contre le danger public que reprsentent lesdoctrines rvolutionnaires de feu le professeur Hegel ?], en premier lieu dans ce sens que le cerveauhumain et les principes dcouverts par sa pense prtendaient servir de base toute action et touteassociation humaines, et, plus tard, en ce sens plus large, que la ralit en contradiction avec cesprincipes fut inverse en fait de fond en comble. Toutes les formes antrieures de socit et d'Etat,toutes les vieilles ides traditionnelles furent dclares draisonnables et jetes au rebut ; le monde nes'tait jusque-l laiss conduire que par des prjugs ; tout ce qui appartenait au pass ne mritait quepiti et mpris. Enfin,le jour se levait ; dsormais, la superstition,l'injustice,le privilge etl'oppression devaient tre balays par la vrit ternelle, la justice ternelle, l'galit fonde sur lanature, et les droits inalinables de l'homme.Nous savons aujourd'hui que ce rgne de la raison n'tait rien d'autre que le rgne idalis de labourgeoisie ; que la justice ternelle trouva sa ralisation dans la justice bourgeoise : que l'galitaboutit l'galit bourgeoise devant la loi ; que l'on proclama comme l'un des droits essentiels del'homme... la proprit bourgeoise ; et que l'Etat rationnel, le contrat social de Rousseau ne vint aumonde, et ne pouvait venir au monde, que sous la forme d'une Rpublique dmocratique bourgeoise.Pas plus qu'aucun de leurs prdcesseurs,les grands penseurs du XVIIIesicle ne pouvaienttransgresser les barrires que leur propre poque leur avait fixes.Mais, ct de l'opposition entre la noblesse fodale et la bourgeoisie, qui reprsentait tout le reste dela socit, existait l'opposition universelle entre exploiteurs et exploits, riches oisifs et pauvreslaborieux. Et c'est justement cette circonstance qui permit aux reprsentants de la bourgeoisie de seposer en reprsentants non pas d'une classe particulire, mais de toute l'humanit souffrante. Il y aplus. Ds sa naissance, la bourgeoisie tait greve de son contraire : les capitalistes ne peuvent pasexister sans salaris et mesure que le bourgeois des corporations du moyen ge devenait le bourgeoismoderne dans la mme mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaientproltaires. Et mme si, dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prtendre reprsenter galement, dansla lutte contre la noblesse, les intrts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vie cependant chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indpendants de la classe qui taitla devancire plus ou moins dveloppe du proltariat moderne. Ainsi, au temps de la Rforme et de laGuerre des Paysans en Allemagne, la tendance des anabaptistes26et de Thomas Munzer ; dans lagrande Rvolution anglaise, les niveleurs27, dans la grande Rvolution franaise, Babeuf. A ces levesde boucliers rvolutionnaires d'une classe encore embryonnaire correspondaient des manifestationsthoriques ; au XVIeet au XVIIesicle, des peintures utopiques d'une socit idale28; au XVIIIe, desthories dj franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l'galit ne se limitaitplus aux droits politiques, elle devait s'tendre aussi la situation sociale des individus ; ce n'taientplus seulement les privilges de classe, qu'on devait supprimer, mais les diffrences de classe elles-mmes. La premire manifestation de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme asctique,Spartiate qui interdisait toutes les jouissances de la vie. Puis vinrent les trois grands utopistes : Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids ct de l'orientationproltarienne, Fourier et Owen ; ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus volue etsous l'impression des contradictions qu'elle engendre, dveloppa systmatiquement ses propositionsd'abolition des diffrences de classe, en se rattachant directement au matrialisme franais.Tous trois ont ceci de commun qu'ils ne se donnent pas comme les reprsentants des intrts duproltariat que l'histoire avait engendr dans l'intervalle. Comme les philosophes de l're des lumires,ils veulent affranchir non une classe dtermine, mais l'humanit entire. Comme eux, ils veulentinstaurer le royaume de la raison et de la justice ternelle ; mais il y a un abme entre leur royaume etcelui des philosophes du sicle des lumires. Lui aussi, le monde bourgeois, organis d'aprs lesprincipes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c'est pourquoi, il doit tre condamn et misdans le mme sac que le fodalisme et les autres conditions sociales antrieures. Si, jusqu'ici, la raison16et la justice effectives n'ont pas rgn dans le monde, c'est qu'on ne les avait pas encore exactementreconnues. Il manquait prcisment l'individu gnial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vrit; qu'il soit venu maintenant, que la vrit soit reconnue juste maintenant, ce fait ne rsulte pas avecncessit de l'enchanement du dveloppement historique comme un vnement inluctable, c'est unesimple chance. L'individu de gnie aurait tout aussi bien pu natre 500 ans plus tt, et il aurait pargn l'humanit cinq cents ans d'erreurs, de luttes et de souffrances.Les philosophes franais du XVIIIesicle, eux qui prparaient la Rvolution, en appelaient la raisoncomme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un Etat raisonnable, une socitraisonnable ; tout ce qui contredisait la raison ternelle devait tre limin sans piti. Nous avons vugalement que cette raison ternelle n'tait en ralit rien d'autre que l'entendement idalis du citoyende la classe moyenne, dont son volution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque laRvolution franaise eut ralis cette socit de raison et cet Etat de raison, les nouvelles institutions,si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux conditions antrieures, n'apparurent pas du tout commeabsolument raisonnables. L'Etat de raison avait fait complte faillite, le Contrat social de Rousseauavait trouv sa ralisation dans l're de la Terreur29, et pour y chapper, la bourgeoisie, qui avait perdula foi dans sa propre capacit politique, s'tait rfugie d'abord dans la corruption du Directoire30et,finalement, sous la protection du despotisme napolonien ; la paix ternelle qui avait t promise taitconvertie en une guerre de conqutes sans fin. La socit de raison n'avait pas connu un sort meilleur.L'opposition des riches et des pauvres, au lieu de se rsoudre dans le bien-tre gnral, avait taggrave par l'limination des privilges corporatifs et autres qui la palliaient et par celle destablissements de bienfaisance de l'Eglise qui l'adoucissaient : l' affranchissement de la proprit deses entraves fodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petitpaysan, comme la libert de vendre la petite proprit crase par la concurrence trop puissante dugrand capital et de la grande proprit foncire, et de la vendre prcisment ces puissants seigneurs ;cet affranchissement se transformaitainsipourle petitbourgeois etle petitpaysan enaffranchissement de toute proprit ; l'essor de l'industrie sur une base capitaliste rigea la pauvret etla misre des masses ouvrires en condition de vie de la socit. Le paiement au comptant devint deplus en plus, selon l'expression de Carlyle, le seul lien de la socit. Le nombre des crimes augmentad'anne en anne. Si les vices fodaux qui, autrefois, s'talaient sans pudeur au grand jour avaient t,sinon supprims, du moins provisoirement repousss au second plan, les vices bourgeois, nourrisjusque-l dans le secret, n'en fleurirent qu'avec plus d'exubrance. Le commerce volua de plus en plusen escroquerie. La fraternit de la devise rvolutionnaire31se ralisa dans les chicanes et lesjalousies de la concurrence. L'oppression violente fit place la corruption ; l'pe comme premierlevier de puissance sociale fit place l'argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs fodaux auxfabricants bourgeois. La prostitution se rpandit un degr inconnu jusqu'alors. Le mariage lui-mme,qui restait comme devant une forme lgalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution,se complta par un adultre abondant. Bref, compares aux pompeuses promesses des philosophes dusicle des lumires, les institutions sociales et politiques tablies par la victoire de la raison servlrent des caricatures amrement dcevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constatercette dception, et ces hommes vinrent avec le tournant du sicle. En 1802, parurent les Lettres deGenve de Saint-Simon ; en 1808, la premire uvre de Fourier, bien que la base de sa thorie dattdj de 1799 ; le 1erjanvier 1800, Robert Owen prit la direction de New-Lanark32.Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, la contradiction entre la bourgeoisie etle proltariat taient encore trs peu dvelopps.La grande industrie,qui venait de natre enAngleterre, tait encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie dveloppe, d'une part, lesconflits qui font d'un bouleversement du mode de production une ncessit inluctable, conflits nonseulement entre les classes qu'elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formesd'change qu'elle cre ; et, d'autre part, elle seule dveloppe, dans ces gigantesques forcesproductives elles-mmes, les moyens de rsoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflitsissus du nouvel ordre social n'taient encore qu'en devenir, plus forte raison les moyens de lesrsoudre. Si les masses non possdantes de Paris avaient pu, pendant l're de la Terreur, conqurir unmoment la domination et ainsi conduire la victoire la Rvolution bourgeoise contre la bourgeoisieelle-mme, elles n'avaient fait par l que dmontrer combien cette domination tait impossible dans les17conditions d'alors. Le proltariat, qui commenait seulement se dtacher de ces masses nonpossdantes comme souche d'une nouvelle classe, tout fait incapable encore d'une action politiqueindpendante, se prsentait comme un ordre opprim, souffrant, qui, dans son incapacit s'aider lui-mme, pouvait tout au plus recevoir une aide de l'extrieur, d'en haut.Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l'immaturit de la productioncapitaliste, l'immaturit de la situation des classes, rpondit l'immaturit des thories. La solution desproblmes sociaux, qui restait encore cache dans les rapports conomiques embryonnaires, devaitjaillir du cerveau. La socit ne prsentait que des anomalies ; leur limination tait la mission de laraison pensante. Il s'agissait cette fin d'inventer un nouveau systme plus parfait de rgime social etde l'octroyer de l'extrieur la socit, par la propagande et, si possible, par l'exemple d'expriencesmodles. Ces nouveaux systmes sociaux taient d'avance condamns l'utopie. Plus ils taientlabors dans le dtail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.Cela une fois tabli, ne nous arrtons pas un instant de plus cet aspect qui appartient maintenant toutentier au pass. Que des regrattiers livresques pluchent solennellement ces fantaisies qui ne sont plusaujourd'hui que divertissantes ; laissons-les faire valoir la supriorit de leur esprit pos en face detelles folies . Nous prfrons nous rjouir des germes d'ides de gnie et des ides de gnie quipercent partout sous l'enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.Saint-Simon tait fils de la Rvolution franaise ; il n'avait pas encore trente ans lorsqu'elle clata. LaRvolution tait la victoire du tiers-tat, c'est--dire de la grande masse de la nation qui tait activedans la production et le commerce, sur les ordres privilgis, oisifs jusqu'alors : la noblesse et leclerg. Mais la victoire du tiers-tat s'tait bientt rvle comme la victoire exclusive d'une petitepartie de cet ordre, comme la conqute du pouvoir politique par la couche socialement privilgie dece mme ordre : la bourgeoisie possdante. Et, vrai dire, cette bourgeoisie s'tait encore dvelopperapidement pendant la Rvolution en spculant sur la proprit foncire de la noblesse et de l'Egliseconfisque, puis vendue, ainsi qu'en fraudant la nation par les fournitures aux armes. Ce futprcisment la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Rvolution aubord de la ruine et donna ainsi Napolon le prtexte de son coup d'Etat. De la sorte, dans l'esprit deSaint-Simon, l'opposition du tiers-tat et des ordres privilgis prit la forme de l'opposition entre travailleurs et oisifs . Les oisifs, ce n'taient pas seulement les anciens privilgis, mais aussi tousceux qui vivaient de rentes, sans prendre part la production et au commerce. Et les travailleurs ,ce n'taient pas seulement les salaris, mais aussi les fabricants, les ngociants, les banquiers. Il taitpatent que les oisifs avaient perdu la capacit de direction intellectuelle et de domination politique, cequi tait dfinitivement confirm par la Rvolution. Que les non-possdants n'eussent pas cettecapacit, ce point semblait Saint-Simon dmontr par les expriences de la Terreur. Ds lors, quidevait diriger et dominer ? D'aprs Saint-Simon, la science et l'industrie, qu'unirait entre elles unnouveau lien religieux, destin restaurer l'unit des conceptions religieuses rompue depuis laRforme, un nouveau christianisme ncessairement mystique et strictement hirarchis. Mais lascience, c'tait les hommes d'tudes et l'industrie, c'tait en premire ligne les bourgeois actifs,fabricants, ngociants, banquiers. Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espce defonctionnaires publics, d'hommes de confiance de la socit, mais garder cependant vis--vis desouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilges conomiques. Les banquierssurtout devaient tre appels rgler, par la rglementation du crdit, l'ensemble de la productionsociale. Cette conception correspondait tout fait une priode o, en France, la grande industrie,et avec elle l'opposition entre bourgeoisie et proltariat, taient seulement en train de natre. Mais il estun point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulirement : partout et toujours ce qui lui importe enpremier lieu, c'est le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre .Dj dans ses Lettres de Genve, Saint-Simon pose le principe que tous les hommes travailleront .18Dans le mme ouvrage, il sait dj que la Terreur en France a t la domination des masses nonpossdantes. Regardez, leur crie-t-il, ce qui est arriv en France pendant le temps que vos camarades y ont domin; ils y ont fait natre la famine. Or, concevoir la Rvolution franaise comme une lutte de classes entre la noblesse, la bourgeoisie etles non-possdants tait, en 1802, une dcouverte des plus gniales. En 1816, il proclame la politiquescience de la production et il prdit la rsorption entire de la politique dans l'conomie. Si l'ide quela situation conomique est la base des institutions politiques n'apparat ici qu'en germe, le passage dugouvernement politique des hommes une administration des choses et une direction des oprationsde production, donc l'abolition de l'Etat, dont on a fait dernirement tant de bruit, se trouve djclairement nonce ici. C'est avec la mme supriorit sur ses contemporains qu'il proclame, en 1814,immdiatement aprs l'entre des Allis Paris [Le 31 mars 1814. (N.R.)], et encore en 1815, pendantla guerre des Cent-Jours33, l'alliance de la France avec l'Angleterre et, en deuxime ligne, celle de cesdeux pays avec l'Allemagne comme la seule garantie du dveloppement prospre et de la paix pourl'Europe. Prcher aux Franais de 1815 l'alliance avec les vainqueurs de Waterloo34exigeait certesautant de courage que de sens de la perspective historique.Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vue gniale qui fait que presque toutes les ides nonstrictement conomiques des socialistes postrieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvonschez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour tre faite avec une verve toutefranaise,n'en estpas moins pntrante.Fourier prend au motla bourgeoisie,ses prophtesenthousiastes d'avant la Rvolution et ses flagorneurs intresss aprs la Rvolution. Il dvoile sanspiti la misre matrielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les promesses flatteusesdes philosophes des lumires, sur la socit o devait rgner la raison seule, sur la civilisationapportant le bonheur universel, sur la perfectibilit illimite de l'homme, aussi bien qu'avec lesexpressions couleur de rose des idologues bourgeois, ses contemporains ; il dmontre comment,partout, la ralit la plus lamentable correspond la phrasologie la plus grandiloquente et il dverseson ironie mordante sur ce fiasco irrmdiable de la phrase. Fourier n'est pas seulement un critique ; sanature ternellement enjoue fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps.Il peint avec autant de maestria que d'agrment la folle spculation qui fleurit au dclin de laRvolution ainsi que l'esprit boutiquier universellement rpandu dans le commerce franais de cetemps. Plus magistrale encore est la critique qu'il fait du tour donn par la bourgeoisie aux relationssexuelles et de la position de la femme dans la socit bourgeoise. Il est le premier noncer que, dansune socit donne, le degr d'mancipation de la femme est la mesure naturelle de l'mancipationgnrale. Mais l o il apparat le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la socit. Ildivise toute son volution passe en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation,laquelle concide avec ce qu'on appelle maintenant la socit bourgeoise, par consquent, avec l'ordresocial qui part du XVIesicle ; et il dmontre que la civilisation donne chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicit, une formecomplexe, ambigu et hypocrite ; que la civilisation se meut dans un cercle vicieux ,au milieu des contradictions qu'elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu'elleatteint toujours le contraire de ce qu'elle veut obtenir ou prtend vouloir obtenir ; de sorte que, parexemple, en civilisation la pauvret nat de l'abondance mme .Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la mme matrise que son contemporain Hegel.Avec une gale dialectique, il fait ressortir que, contrairement la phrasologie sur la perfectibilitindfinie de l'homme,toute phase historique a sa branche ascendante,mais aussi sa branchedescendante, et il applique aussi cette conception l'avenir de l'humanit dans son ensemble. De19mme que Kant a introduit la fin venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dansl'tude de l'histoire la fin venir de l'humanit.Tandis qu'en France l'ouragan de la Rvolution balayait le pays, un bouleversement plus silencieux,mais non moins puissant,s'accomplissaiten Angleterre.La vapeur et le machinisme nouveautransformrent la manufacture en grande industrie moderne et rvolutionnrent ainsi tout le fondementde la socit bourgeoise. La marche somnolente de la priode manufacturire se transforma en unepriode d'ardeur irrsistible de la production. A une vitesse constamment accrue s'opra la division dela socit en grands capitalistes et en proltaires non possdants, entre lesquels, au lieu de la classemoyenne stable d'autrefois,une masse mouvante d'artisans etde petits commerants avaientmaintenant une existence mal assure, en formant la partie la plus fluctuante de la population. Lenouveau mode de production n'tait encore qu'au dbut de sa branche ascendante ; il tait encore lemode de production normal, le seul possible dans ces circonstances. Mais dj il engendrait desanomalies sociales criantes : agglomration d'une population dracine dans les pires taudis desgrandes villes ; dissolution de tous les liens traditionnels de filiation, de subordination patriarcale dansla famille ;surtravail,surtout,pour les femmes et les enfants, une chelle pouvantable ;dmoralisation massive de la classe travailleuse jete brusquement dans des conditions tout faitnouvelles, passant de la campagne la ville, de l'agriculture l'industrie, de conditions stables dansdes conditions prcaires qui changeaient chaque jour. C'est alors qu'apparut en rformateur unfabricant de 29 ans, homme d'une simplicit de caractre enfantine qui allait jusqu'au sublime et, enmme temps, conducteur-n pour les hommes comme il n'y en a pas beaucoup. Robert Owen s'taitassimil la doctrine des philosophes matrialistes de l're des lumires, selon laquelle le caractre del'homme est le produit, d'une part, de son organisation native et, d'autre part, des circonstances quientourent l'homme durant sa vie, mais surtout pendant la priode o il se forme. Dans la rvolutionindustrielle, la plupart des hommes de son groupe social ne voyaient que confusion et chaos, o ilfaisait bon pcher en eau trouble et s'enrichir rapidement. Il y vit l'occasion d'appliquer sa thsefavorite et de mettre par l de l'ordre dans le chaos. Il s'y tait dj essay avec succs Manchester,comme dirigeant des 500 ouvriers d'une fabrique ; de 1800 1829, il rgit comme associ grant lagrande filature de coton de New-Lanark en Ecosse et il le fit dans le mme esprit, mais avec une plusgrande libert d'action et un succs qui lui valut une rputation europenne. Une population qui montapeu peu jusqu' 2 500 mes et se composait l'origine des lments les plus mls, pour la plupartfortement dmoraliss, fut transforme par lui en une parfaite colonie modle o ivrognerie, police,justice pnale, procs, assistance publique et besoin de charit taient choses inconnues. Et cela toutsimplement en plaant les gens dans des circonstances plus dignes de l'homme, et surtout en faisantdonner une ducation soigne la gnration grandissante. Il fut l'inventeur des coles maternelles etle premier les introduire. Ds l'ge de deux ans, les enfants allaient l'cole, o ils s'amusaienttellement qu'on avait peine les ramener la maison. Tandis que ses concurrents travaillaient de treize quatorze heures par jour, on ne travaillait New-Lanark que dix heures et demie. Lorsqu'une crise decoton arrta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chmeurs continurent toucher leur salaireentier. Ce qui n'empcha pas l'tablissement d'augmenter en valeur de plus du double et de donnerjusqu'au bout de gros bnfices aux propritaires.Mais tout cela ne satisfaisait pas Owen. L'existence qu'il avait faite ses ouvriers tait, ses yeux, loinencore d'tre digne de l'homme ; les gens taient mes esclaves :les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placs, taient encore bien loin depermettre un dveloppement complet et rationnel du caractre et de l'intelligence, et encore moins unelibre activit vitale. Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2 500 hommes produisait autant de richesse relle pour lasocit qu' peine un demi-sicle auparavant une population de 600 000 mes pouvait en produire. Je20me demandais : qu'advient-il de la diffrence entre la richesse consomme par 2 500 personnes et cellequ'il aurait fallu pour la consommation des 600 000 ? La rponse tait claire. La richesse avait t employe assurer aux propritaires de l'tablissement 5% d'intrt sur leur mise de fonds et en outre, un bnfice de plus de 300 000 livres sterling (6 millionsde marks). Et ce qui tait vrai pour New-Lanark l'tait plus forte raison pour toutes les fabriquesd'Angleterre. Sans cette nouvelle richesse cre par les machines, on n'aurait pas pu mener bonne fin les guerrespour renverser Napolon et maintenir les principes aristocratiques de la socit. Et pourtant, cettepuissance nouvelle tait la cration de la classe ouvrire. [Ces citations sont extraites de TheRevolution in the Mind and Practice, mmoire adress tous les rpublicains rouges, communisteset socialistes d'Europe , au Gouvernement provisoire franais de 1848, ainsi qu' la reine. Victoriaet ses conseillers responsables .]C'est donc elle qu'en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, quin'avaient servi jusque-l qu' l'enrichissement de quelques-uns et l'asservissement des masses,offraient pour Owen la base d'une rorganisation sociale et taient destines ne travailler que pour lebien-tre commun, comme proprit commune de tous.C'est de cette pure rflexion de l'homme d'affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial,que naquit le communisme owenien. Il conserve toujours ce mme caractre tourn vers la pratique.C'est ainsi qu'en 1823, Owen, proposant de remdier la misre de l'Irlande par des coloniescommunistes, joignit son projet un devis complet des frais d'tablissement, des dpenses annuelles etdes gains prvisibles. Ainsi encore, dans son plan dfinitif d'avenir, l'laboration technique des dtailsest faite avec une telle comptence que, une fois admise la mthode de rforme sociale d'Owen, il y apeu de chose dire contre le dtail de l'organisation, mme du point de vue technique.Le passage au communisme fut le tournant de la vie d'Owen. Tant qu'il s'tait content du rle dephilanthrope, il n'avait rcolt que richesse, approbation, bonheur et renomme. Il tait l'homme leplus populaire d'Europe ; non seulement ses collgues, mais aussi des hommes d'Etat et des princesl'coutaient et l'approuvaient. Mais lorsqu'il se prsenta avec ses thories communistes, tout changea.Il y avait trois grands obstacles qui, selon lui, barraient la route de la rforme sociale : la propritprive, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l'attendait s'il les attaquait :universelle mise au ban de la socit officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissapas dtourner de les attaquer sans mnagement, et il arriva ce qu'il avait prvu. Banni de la socitofficielle, enseveli sous la conspiration du silence, de la presse, ruin par ses expriences communistesmanques en Amrique, expriences dans lesquelles il avait sacrifi toute sa fortune, il se tournadirectement vers la classe ouvrire et continua trente ans encore d'agir dans son sein. Tous lesmouvements sociaux, tous les progrs rels qui furent mens bien en Angleterre dans l'intrt destravailleurs se rattachent au nom d'Owen. C'est ainsi qu'aprs cinq ans d'efforts, il fit passer en 1819 lapremire loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques. C'est ainsi qu'il prsida lepremier congrs au cours duquel les trade-unions de toute l'Angleterre s'assemblrent en une seulegrande association syndicale35. C'est ainsi qu'il introduisit, comme mesure de transition menant uneorganisation entirement communiste de la socit, d'une part, les socits coopratives (cooprativesde consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que lemarchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut trs bien se passer ; d'autre part, lesbazars du travail, tablissements pour l'change de produits du travail au moyen d'une monnaie-papierdu travail, dont l'unit tait constitue par l'heure de travail36, ces tablissements, ncessairement vous l'chec, taient une anticipation complte de la banque d'change37que Proudhon devait instituerbien plus tard, et ne s'en distinguaient que par le fait qu'ils ne reprsentaient pas la panace des mauxsociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation de la socit.21La manire de voir des utopistes a longtemps domin les ides socialistes du XIXesicle et les domineencore en partie. Elle tait encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et franais ;c'est elle que se rattachent les premiers socialistes allemands, Weitling compris. Le socialisme estpour eux tous l'expression de la vrit, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on ledcouvre pour qu'il conquire le monde par la vertu de sa propre force ; comme la vrit absolue estindpendante du temps, de l'espace et du dveloppement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sadcouverte sont un pur hasard. Cela tant, la vrit, la raison et la justice absolues redeviennentdiffrentes avec chaque fondateur d'cole ; et comme l'espce de vrit, de raison et de justice absoluesqui est particulire chacun d'eux dpend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, dudegr de ses connaissances et de la formation de sa pense, la seule solution possible ce conflit devrits absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre. Rien d'autre ne pouvait sortir de l qu'uneespce de socialisme clectique moyen, comme celui qui rgne, aujourd'hui encore, en fait, dansl'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre : un mlange, admettant la plusgrande varit de nuances, o entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiquesdes divers fondateurs de secte, leurs thses conomiques et leurs peintures de la socit future ; et cemlange s'opre d'autant plus facilement que, dans chaque lment composant, les artes vives de laprcision ont t mousses au fil des dbats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire dusocialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain rel.IICependant, ct et la suite de la philosophie franaise du XVIIIesicle, la philosophie allemandemoderne tait ne et avait trouv son achvement en Hegel. Son plus grand mrite fut de revenir ladialectique comme la forme suprme de la pense. Les philosophes grecs de l'antiquit taient tousdialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l'esprit le plus encyclopdique d'entre eux,Aristote, a dj tudi les formes les plus essentielles de la pense dialectique. La philosophiemoderne, par contre, bien que la dialectique y et aussi de brillants reprsentants (par exemple,Descartes et Spinoza), s'tait de plus en plus embourbe, surtout sous l'influence anglaise, dans lemode de pense dit mtaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Franais du XVIIIesicle,du moins dans leurs uvres spcialement philosophiques.En dehors de la philosophieproprement dite, ils taient nanmoins en mesure de produire des chefs-d'uvre de dialectique ; nousrappellerons seulement Le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l'origine et les fondementsde l'ingalit parmi les hommes de Rousseau. Indiquons ici, brivement, l'essentiel des deux mthodesde pense.Lorsque nous soumettons l'ex