Emilia Inés Deffis, Javier Vargas de Luna - Avez vous lu Cervantes

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     AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    Don Quichotte et le roman en Europe

    (XVIIe

    -XVIIIe

     siècles)

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     AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?Don Quichotte et le roman en Europe

    (XVIIe-XVIIIe siècles)

    TEXTES RASSEMBLÉS ET ÉDITÉS PAR  

    EMILIA  INÉS DEFFIS ET J AVIER  V  ARGAS DE LUNA 

    Les Presses de l’Université Laval

  • 8/18/2019 Emilia Inés Deffis, Javier Vargas de Luna - Avez vous lu Cervantes

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    Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et

    de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financièrepour l’ensemble de leur programme de publication.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de sonProgramme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activitésd’édition.

    Maquette de couverture :

    Mise en pages : Mélanie Bérubé

    © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2009

    Tous droits réservés. Imprimé au CanadaDépôt légal, 3e trimestre 2009ISBN 978-2-7637-9002-2

    Les Presses de l’Université LavalPavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103Québec (Québec) G1V 0A6Canada

    www.pulaval.com

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    Remerciements 

    Les directeurs des Cahiers du CIERL tiennent à remercier leFonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC)

     pour son soutien, ainsi que la Chaire de recherche du Canada en rhétorique(Université du Québec à Trois-Rivières).

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    LES  C  AHIERS  DU  CIERLDIRIGÉS PAR  :

     THIERRY  BELLEGUIC 

    M ARC A NDRÉ BERNIER  LUCIE DESJARDINS S ABRINA  V ERVACKE

    R ESPONSABLES SCIENTIFIQUES DU VOLUME : 

    Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna 

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    « Par ses Cahiers , le Cercle interuniversitaire d’étudesur la République des Lettres (CIERL) entend faire écho

    aux travaux en cours de ses membres.

    Qu’ils prennent la forme de rapports de synthèse,d’actes de colloques ou de journées d’étude,de dossiers à caractère théorique, méthodologique,

    ou bien encore documentaire,les Cahiers  ont pour vocation de partager

    l’actualité des activités du CIERL

    avec la communauté des chercheurs ».

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    TITRES PARUS DANS LA  COLLECTION

    Savoirs et fins de la représentation sous l’Ancien Régime , 2005Textes rassemblés et édités par

     Annie Cloutier, Catherine Dubeau et Pierre-Marc Gendron

    Représentations du corps sous l’Ancien Régime , 2007Textes rassemblés et édités parIsabelle Billaud et Marie-Catherine Laperrière

    Histoire et conflits , 2007Textes rassemblés et édités parFrédéric Charbonneau

    Critique des savoirs sous l’Ancien Régime , 2008Textes rassemblés et édités par

     Yves Bourassa, Alexandre Landry, Marie Lise Laquerre et Stéphanie Massé

    Plaisirs sous l’Ancien Régime , 2009Textes rassemblés et édités parNicholas Dion, Manon Plante et Esther Ouellet

    Influences et modèles étrangers en France sous l’Ancien Régime , 2009

    Textes rassemblés et édités parVirginie Dufresne et Geneviève Langlois

    Poétique de la corruption chez Anne Dacier , 2009Marie-Pierre Krück 

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    T ABLE DES MATIÈRES

     AVANT -PROPOS  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII  Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna 

    I NTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XV   Michel Moner 

    « E ST -CE  QUE  L’ ON  SAIT  OÙ  L’ ON  VA ? »DON Q UICHOTTE ET  LA DÉCONSTRUCTION  DU  RÉCIT ,DE  L’ INTRIGUE  ET  DU  PERSONNAGE  DANS  LE  ROMAN  FRANÇAIS  DU  XVIII E  SIÈCLE  (M  ARIVAUX , P RÉVOST , D IDEROT  ) . . . . . . . .23

     Jean-Paul Sermain

    C ERVANTÈS  ET  LE  RÉALISME   ANTIROMANESQUE  FRANÇAIS  :S OREL, M  ARIVAUX , D IDEROT , F LAUBERT  . . . . . . . . . . . . . . . . .39  

    Patricia Martínez García 

     J E  NE  SUIS  PAS  C ERVANTÈS  !E T   MON  BERGER  LYSIS  N ’ EST  PAS  Q UIJOTIZ  ! . . . . . . . . . . . . . . .61

    Leila de Aguiar Costa 

    LE  ROMAN   À DISTANCE  :S OREL ET  D IDEROT , HÉRITIERS  DE  LA M  ANCHA  . . . . . . . . . . . .79  

    David Leblanc 

    L’HISTOIRE TRAGIQUE DE  R OSSET  COMME  HÉRITIÈRE  DU  REFUS  DU  ROMANESQUE  DE  DON Q UICHOTTE . . . . . . . . . .91

    Claude La Charité

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     XII AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    D E  C ERVANTÈS   À LESAGE  :L’ OMBRE  USURPATRICE  D ’AVELLANEDA . . . . . . . . . . . . . . . . . .105  

    Dany Roberge 

    F  ACTEURS  DE  LISIBILITÉ , DE  LITTÉRALITÉ  ET  DE   MODERNITÉ  DANS  LES  TRADUCTIONS  FRANÇAISES  DE  DON Q UICHOTTE  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .113

     Marc Charron

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     Avant-propos

     Avez-vous lu Cervantès ? La question, que l’on peut prêter à un pédantdésireux de provoquer un interlocuteur ignorant, peut aussi s’entendre

    comme une invitation à revisiter une œuvre fallacieusement familière.En ce sens, elle se veut une sollicitation à la relecture attentive de l’unde nos tout premiers « modernes ». Ainsi posée à l’automne 2005, alorsqu’était célébré le 400e anniversaire de la publication de Don Quichotte,la question entendait plus précisément évaluer l’influence de l’œuvre deCervantes sur le roman français des XVIIe  et XVIIIe  siècles. Venus deFrance, d’Espagne et du Canada, une communauté de lecteurs curieux,de ces discretos si chers à Cervantes, s’est ainsi réunie à Québec sousl’égide du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des lettres(CIERL) pour interroger les devenirs de la fabrique romanesque deCervantes saisie au prisme de Rosset, Sorel, Challe, Marivaux, Prévostet Diderot. Une introduction de Michel Moner, traducteur des Œuvresromanesques  de Cervantes dans la « Bibliothèque de la Pléiade », ainsiqu’un article consacré aux diverses traductions actuelles de Don Quichotteencadrent ce recueil dont on comprend qu’il s’inscrit, à l’instar de l’auteur

    auquel il est consacré, dans une actualité avec laquelle il n’a pas fini dedialoguer. Par delà les réseaux lettrés de la République des lettres, laquestion « Avez-vous lu Cervantes ? » se veut aussi une invitation à unelecture incessamment relancée du désormais classique espagnol, où il estencore possible de retrouver les mots de notre humanité et les reflets denos destinées individuelles, engagées qu’elles sont dans le fertile désespoirdu Chevalier de la Triste figure.

    La réalisation du présent volume a bénéficié du soutien institutionnelet financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada(CRSH), du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture(FQRSC), du Département des littératures ainsi que de la Faculté deslettres de l’Université Laval, que nous remercions chaleureusement.Nous tenons également à manifester notre gratitude envers les autoritésde l’Ambassade d’Espagne à Ottawa et du Consulat Général de Franceà Québec pour leur appui. Quelques mots, enfin, pour remercier celles

    et ceux sans qui cette rencontre, et cette publication, n’auraient pu être :

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     XIV AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    Mme Sabrina Vervacke, actuelle directrice du CIERL, dont la constante

    bienveillance a nourri nos efforts ; M. Thierry Belleguic, alors directeurdu Centre, dont l’enthousiasme dix-huitiémiste a su nous engager danscette voie ; M. Craig Baker, pour ses conseils avisés ; Mme Mélanie Bérubé,pour son précieux soutien éditorial, ainsi que M. Gabriel Marcoux-Chabotpour sa révision rigoureuse du volume.

    Emilia Inés Deffis Javier Vargas de Luna 

    Québec, 14 janvier 2008 

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     XVI AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    véritable machine à déconstruire, va prendre place dans la panoplie

    des stratagèmes mis en œuvre par des auteurs (Marivaux, Prévost,Diderot) qui, ayant précisément pris le roman pour cible, s’appliquentà tourner en dérision l’entreprise de ceux qui prétendent l’ériger eninstrument pédagogique, ou à le détourner à des fins d’édification oud’endoctrinement.

    Dans la même veine, Patricia Martínez García s’attache, de soncôté, à suivre plus particulièrement les traces de Don Quichotte  et de son

    instrumentalisation par les tenants du « réalisme antiromanesque ». Elle faitainsi un sort à tous ceux qui, chacun à leur manière, de Sorel à Flaubert,ont repris à leur compte, malgré certaines dénégations (Sorel), les jeuxmétafictionnels et autres procédés de désabusement imités de Cervantès,dans le souci de façonner un nouveau lecteur de romans, à la fois entenduet critique.

    Leïla de Aguiar Costa, qui préfère centrer son propos sur l’imitationde Charles Sorel, s’applique tout d’abord à mettre en évidence les liens

    subtils – improbables ? – entre l’écriture et la musique, qui caractériseraientCervantès et son imitateur, avant de passer en revue les positions de cedernier, qui oscillent entre la répudiation affichée du modèle et l’obédiencetacite, mais non moins évidente.

    David Leblanc pousse plus avant la réflexion sur la démarche de Sorel,qu’il met en parallèle avec celle de Diderot, autour du concept de « roman àdistance », par où il rejoint une question philosophique, à coup sûr centraledans le roman de Cervantès, et qui semble trouver, au delà des divergences,de profondes résonances dans les écrits de Sorel et de Diderot : « Qu’est-ceque la vérité ? »

    C’est en passant par le biais de la traduction, et plus précisément decelle de François de Rosset, que Claude La Charité aborde la questionde l’influence de Don Quichotte , dans une communication au titre on nepeut plus explicite et qui résume bien son propos : déceler ce qui, dans laproduction nouvellière de François de Rosset, pourrait être redevable de sa

    fréquentation, en tant que traducteur, des récits cervantins.En prenant dans sa ligne de mire le paradoxe borgésien de Pierre Ménard,et en se référant à Lesage, Dany Roberge rouvre un dossier complexe – celuid’Avellaneda et de sa fortune en France – en s’attachant à expliquer les raisonsde l’indéniable succès du plagiaire. Il retient que don Quichotte, au Siècledes Lumières, n’est pas encore ce personnage sublime qu’il deviendra par lasuite et n’en est donc que plus vulnérable aux rabaissements parodiques etaux détournements dont il est l’objet.

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    INTRODUCTION XVII

    Enfin, Marc Charron revient sur le dossier de la traduction, en le

    plaçant au cœur d’une enquête qui vise à mettre en cause, principalement,la légitimité, ou du moins la pertinence d’une nouvelle traduction de DonQuichotte  à l’aube du XXIe siècle, telle que celle de la Pléiade (2001), dontil récuse, exemples à l’appui, les justifications affichées par l’éditeur.

    Il ne m’appartient évidemment pas de revenir ici sur ces travaux dont lelecteur de cet ouvrage aura tout le loisir de se faire une opinion par lui-même ;pour autant, on trouvera dans les lignes qui suivent quelques échos du débat

    et des conversations que j’ai pu avoir à l’Université Laval avec les auteurs descommunications qui sont publiées ici. Même si ces réminiscences, enrichiespar la relecture, n’entrent que pour une petite part dans mon propos.

    Ceux qui ont lu Cervantès, et plus particulièrement Don Quichotte, ne sont pas unanimes, tant s’en faut, à en célébrer les vertus, et on se perdencore aujourd’hui en conjectures sur les raisons qui en ont fait le succès etqui lui valent d’être considéré comme un texte fondateur, ouvrant la voie

    au roman moderne. Car, cela va sans dire, ces raisons, multiples, ne sontpas nécessairement perceptibles au premier abord. Les travaux du colloquede Québec sont revenus, du reste avec une certaine insistance, sur quelquespoints de référence, en reprenant bien entendu ceux qui avaient initialementretenu l’attention des auteurs français, au premier rang desquels figure leroman lui-même, en tant que genre aussi indéfini que controversé, maisaussi en tant qu’objet et vecteur d’un imaginaire qui est tout à la fois, on nele dira jamais assez, source de fascination et de plaisir, et par conséquent deméfiance et de réprobation. Un objet qui détourne les esprits des cheminsbalisés des lectures édifiantes pour les entraîner dans la spirale récréativedu vagabondage onirique, au point d’en faire perdre la raison. Un objetdangereux, en un mot, dont il importe de maîtriser les mécanismes afinde mieux en contrôler les effets.

    Cette spécularité du roman, si bien mise en scène par Cervantès, toutcomme les jeux métatextuels dans lesquels il excelle, sont autant de leviers

    pour de multiples questionnements, qui sont demeurés, pour l’essentiel,circonscrits, chez les premiers lecteurs et imitateurs, au champ du poétiqueet du débat littéraire, dont on sait qu’il n’était pas exempt d’arrière-plansidéologiques. La dérision et le rire, qui vont prévaloir dans les jeux parodiquesde la réécriture et dans les premières imitations, accompagnent ainsi lemouvement « antiromanesque » et le travail de sape des censeurs et despédagogues. Un motif emblématique – celui du lecteur fou intoxiqué parla littérature romanesque – et une déclaration d’intention – en finir avec les

    fadaises du roman de chevalerie –, que certains prennent encore aujourd’hui

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     XVIII AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    au pied de la lettre, ont assurément façonné la première réception de Don

    Quichotte . Ainsi, le personnage a-t-il d’abord été vu comme un pantinridicule, gouverné par ses délires inspirés du mimétisme romanesque, tandisque la figure du narrateur et ses avatars métatextuels focalisaient l’intérêt, audétriment de la trame et des développements de l’histoire, dont on a surtoutretenu, paradoxalement, à quelques exceptions près – la bataille contre lesmoulins – les récits incidents ou interpolés – tels que l’histoire du « Captif »ou du « Curieux malavisé » – dont on sait qu’ils firent l’objet de publications

    séparées. On ne s’étonnera donc pas que les limites temporelles fixées pourles travaux du colloque aient eu pour conséquence de faire émerger les lignesde force de cette première réception de Don Quichotte : le débat autour dugenre et l’émergence des contre-feux allumés par ceux qui le dénigrent ouvoudraient en prendre le contrôle et lui assigner un rôle de formation etd’édification de la jeunesse en élaborant – c’est le cas de Fénelon – une sorted’antidote à ses effets nocifs. Par où l’on rejoint, sans doute, le sempiterneldébat sur l’art et la morale, dont on sait qu’il n’est pas étranger aux préjugés

    nourris envers les « froides fictions », pour reprendre le mot de Bossuet, maisqui a surtout contribué, par une sorte d’effet de balancier, à l’exaltation duvrai, dont se réclament les tenants du réalisme littéraire.

    La question préoccupe Diderot qui, dans un tout autre esprit et avec unegrande clairvoyance, la pose dans le face-à-face entre Jacques et son maître,qui met si bien en exergue les paradoxes de l’identité et de l’altérité, et ouvrepar là même une autre forme de questionnement du texte cervantin, dontDiderot fut manifestement l’un des rares à avoir entrevu la profondeur.Quant au rapport au vrai, force est de constater que, si l’on veut bien faireabstraction de son inévitable pendant littéraire – le vraisemblable –, il setrouve compliqué, en la circonstance, d’un accident qui va profondémentmarquer les esprits et donner un tour vertigineux à cette question. Cetaccident – que je préfère, pour ma part, qualifier d’incident – a pour nom Alonso Fernández de Avellaneda. En réalité, il s’agit d’un pseudonymesous lequel se dissimule le plagiaire qui publie, peu de temps avant celle

    de Cervantès, une Seconde partie  de Don Quichotte , dans laquelle il règleapparemment des comptes avec le Manchot de Lépante, qu’il abreuve, dansson prologue, de propos insultants, et dont il tourne en dérision le romanet les personnages.

    On sait tout le parti que Cervantès en a tiré dans son propre prologueet dans les derniers chapitres du Don Quichotte  de 1615 : annexant au récitdes aventures de don Quichotte l’un des personnages de l’apocryphe, ungentilhomme du nom d’Alvaro Tarfé, il amène celui-ci, dans sa propre

    fiction, à reconnaître, devant huissier, que le don Quichotte et le Sancho

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    INTRODUCTION XIX 

    d’Avellaneda ne sont que des imposteurs et de grossières contrefaçons.

    Moyennant quoi, la question entre le vrai et le faux, le mensonge et la vérité,se complique des avatars de l’imposture et de la surprenante perméabilitéde l’œuvre, dont on mesure à quel point elle est ouverte et combien sontnombreuses et subtiles, à travers elle, les passerelles entre la réalité et lafiction.

    Cela étant, Cervantès n’avait pas attendu l’incident Avellaneda pourdécloisonner son récit et en faire un lieu de rencontre et de débat, où

    auteurs multiples, narrateurs, et autres traducteurs dialoguent avec le lecteur,quand ils ne s’adressent pas directement aux personnages. Et on sait à queldegré de fusion ou de confusion est porté l’artifice, puisque aussi bien,dès les premiers chapitres de la Seconde partie  de 1615, les protagonistesdialoguent avec des lecteurs de la Première partie , dans la mesure où – etc’est là le coup de génie – les personnages de la Seconde partie , ont lu ouconnaissent pour la plupart les aventures de la Première partie . Et sans douteest-ce dans cette réécriture – véritable réplique de Cervantès à lui-même –

    que réside l’essentiel de la trace laissée par le Don Quichotte  de 1605, dontl’artifice se complique et les perspectives s’élargissent, au point que sa portéedépasse sans conteste le propos initial et l’horizon d’attente des premierslecteurs. Que Lesage ait choisi de demeurer aveugle devant ce monumentet qu’il ait pris le parti de délaisser le labyrinthe cervantin pour s’engouffrerdans l’impasse de l’apocryphe n’est qu’un regrettable avatar de l’incident Avellaneda, dont les mérites ne sont certes pas négligeables, mais dont lesuccès est indéniablement dû au talent de Cervantès, que le plagiaire prétenddépouiller, non sans cynisme, des bénéfices qu’il était en droit d’espérer dela deuxième partie de son roman.

    Pour autant, la réaction de Lesage n’est pas un cas isolé. Et l’idée quivise paradoxalement à faire de Cervantès le plagiaire d’Avellaneda a été et estencore soutenue, au motif que quelques épisodes de l’apocryphe (publié en1614) ne sont pas sans ressembler à ceux que Cervantès met en scène danssa Seconde partie . Mais cette hypothèse se heurte à bien des obstacles. Car, à

    moins d’imaginer que le plagiat d’Avellaneda ait pu servir de déclencheur à lareprise, par Cervantès, des aventures de don Quichotte – ce qui est quasimentimpossible, compte tenu du peu de temps qui sépare la publication desdeux œuvres –, force est de constater que la concomitance des deux textesplaide plutôt en faveur de Cervantès. N’oublions pas, en effet, que le DonQuichotte  apocryphe d’Avellaneda voit le jour près de dix ans après la Première partie  du Don Quichotte  de Cervantès, dans lequel Avellaneda prétend avoirété attaqué et dont il déclare vouloir tirer vengeance. Sauf que si, comme

    l’affirme Avellaneda, son livre est une réplique à celui de Cervantès, le moins

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     XX AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    qu’on puisse dire, c’est qu’elle arrive bien tard… En revanche, si l’on admet

    qu’Avellaneda a été informé du projet de Cervantès d’écrire une secondepartie, on comprend qu’il ait saisi l’occasion de se venger et qu’il ait alorspris la plume à son tour. Ce qui expliquerait la concomitance des deux« suites ». Au demeurant, on peut légitimement penser que, du momentqu’Avellaneda avait eu vent du projet de Cervantès, il aurait pu tout aussibien obtenir des informations sur ce que ce dernier écrivait et en profiter pourlui couper l’herbe sous le pied. D’autant que les coïncidences que l’on peut

    observer entre les deux textes sont concentrées dans les premiers chapitresde l’œuvre de Cervantès. Bref, il est beaucoup plus plausible qu’Avellanedaait réagi au projet de Cervantès plutôt que l’inverse, moyennant quoi on setrouve devant un cas probablement unique dans l’histoire de la littérature,d’un plagiat par anticipation. En effet – et il ne semble pas que cela ait étésouligné jusqu’ici – le véritable plagiat d’Avellaneda ne se fait pas tant endirection du Don Quichotte  de 1605 que de celui de 1615, auquel il sembleavoir emprunté – sauf à inverser les rôles ou à invoquer d’improbables

    coïncidences – quelques-uns de ses épisodes clés.Écran ou miroir, le fait est que le récit d’Avellaneda a indéniablement

    marqué, dans un premier temps – notamment en France, où le relais en aété assuré par le succès de Lesage –, la réception de Don Quichotte . Et, sil’on veut bien accepter l’hypothèse qui vient d’être rappelée ici, force estd’admettre qu’il interfère au moins autant dans la réception du Don Quichotte  de 1605 que dans celle de l’œuvre de 1615, dont il recèle paradoxalementles prémisses.

    On me pardonnera d’avoir ainsi déplacé d’une certaine façon la questioninitiale, posée par ce colloque, dont on mesure ici à quel point elle estpertinente et complexe, puisqu’elle nous conduit à poser en corollaire laquestion de savoir si Cervantès avait lu Avellaneda, avant de commencerà écrire sa Seconde partie – on l’aura compris, pour ce qui me concerne, laréponse est non –, mais aussi celle de savoir jusqu’à quel point Avellanedaaurait eu connaissance du texte du Don Quichotte  de 1615, alors qu’il était

    en cours d’élaboration – et dans ce cas, ma réponse est oui. Je voudrais, pour terminer, revenir sur un autre type d’écran ou demiroir, dont il convient de ne pas sous-estimer les effets : la traduction. Iln’est pas besoin de souscrire aux théories des tenants de la déconstructionpour admettre que toute lecture, à défaut d’être une mauvaise lecture(misreading ), réalise, au regard d’un texte supposé immuable et figé dansl’imprimé, une opération singulière autant qu’éphémère et, qui plus est,affectée d’un coefficient multiplicateur, lui-même incalculable : celui du

    nombre des lectures réalisées à partir d’un texte unique. Ce rappel à la plus

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    INTRODUCTION XXI

    banale des évidences ne peut que nous inciter à la plus grande prudence au

    regard des traductions qui sont, elles aussi – et comment pourrait-il en êtreautrement ? – soumises au crible d’une lecture qui – sauf cas exceptionnelde mobilisation d’une équipe de traducteurs – ne peut que passer par lecrible d’une lecture singulière, et par là même éphémère. Autant il fut facileà Pierre Ménard de réécrire Don Quichotte , dans l’imaginaire de Borges, sansen changer une virgule, autant il sera impossible au meilleur des traducteursde proposer, à quelques années d’intervalle, la même traduction d’un même

    texte, pour peu que celui-ci soit de quelque extension. Ayant été moi-mêmetraducteur occasionnel de quelques chapitres de Don Quichotte, je sais bienque je serais incapable de retomber systématiquement sur la même traductionque celle que je proposais naguère. Toutefois, mon expérience en la matièren’étant que très limitée, je laisserai aux traductologues le soin de mesurerles écarts qui peuvent se creuser entre l’original et ses traductions, surtoutquand celles-ci sont nombreuses et étalées dans le temps. En revanche, jereviendrai sur l’idée d’un original figé à jamais sous les espèces du papier et

    de l’encre d’imprimerie. Autant le dire tout net : pour ce qui est de Don Quichotte , cet original

    n’existe pas. Entendons par là que le texte du chef-d’œuvre de Cervantèsest certainement l’un des plus incertains et des plus sujets à caution quiaient jamais été imprimés. L’édition princeps du Don Quichotte  de 1605est, en effet, une véritable catastrophe typographique, à laquelle on a tentéde remédier – avec des fortunes diverses – par d’innombrables corrections,rectificatifs et amendements de toutes sortes. Sans compter les conjecturesau sujet d’une hypothétique refonte, qui remettrait en cause l’ordre deschapitres, afin, notamment, de tenter de rendre compte de l’incohérence desépigraphes et des contradictions internes dues à l’escamotage – semble-t-ildélibéré – de certains passages de l’œuvre.

    On comprend, dans ces conditions, que la question de la traductionpuisse paraître relativement secondaire au regard de l’établissement et dutoilettage du texte original ! Or, c’est tout le contraire qui s’est produit : les

    traducteurs se sont mis à l’œuvre sans trop se poser de question sur la fiabilitéde l’original à partir duquel ils travaillaient. Et il aura fallu attendre la findu XX e siècle pour disposer enfin, avec l’édition de Francisco Rico, d’unepremière édition critique (Barcelone, Crítica, 1998) qui, bien qu’élaboréeà grand renfort d’érudition par un collectif de spécialistes venus de tous leshorizons du cervantisme, n’en a pas moins suscité critiques et controverses. Ils’ensuit que – sans prétendre répondre aux questions posées lors du colloqueet encore moins aux objections formulées à l’encontre de la nouvelle édition

    de La Pléiade – toute entreprise de traduction postérieure à la publication

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     XXII AVEZ-VOUS LU CERVANTÈS ?

    de l’édition critique de Rico trouve sa légitimité dans le seul fait de disposer

    d’un original qui, bien qu’encore entaché de quelques imperfections, aété dûment contrôlé et établi par des éditeurs compétents. Et à cet égard,l’édition de la Pléiade l’emporte sur les précédentes, et notamment sur celled’Aline Schulman – au moins dans sa première version publiée au Seuil en1997 –, même si cette dernière, qui fait précisément le choix de la tablerase en matière d’érudition et d’ecdotique, n’est pas la moins réussie, ni lamoins agréable à lire. Cela dit, je ne saurais clore ces remarques sans faire

    allusion à l’aspect mercantile – autre forme de légitimité – qui, au-delà despréoccupations érudites et du souci de faire partager au plus grand nombre leplaisir de lire un texte qui compte parmi les plus grands de la littérature, estdésormais irrémédiablement liée à toute entreprise de traduction, d’éditionou de réédition de Don Quichotte . Une légende (?) veut que ce livre aitrapporté à lui seul à l’Espagne autant que les usines Ford aux États-Unis.Mais c’est probablement inexact : il a dû rapporter davantage. Est-ce à direpour autant que l’on a lu Cervantès en proportion ? Ma réponse est : rien

    n’est moins sûr.

    Michel MonerLe Moulin, 25 octobre 2007 

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    « Est-ce que l’on sait où l’on va ? »Don Quichotte et la déconstruction du récit,de l’intrigue et du personnage dans le roman

    français du XVIIIe siècle(Marivaux, Prévost, Diderot)

    Les réécritures de Don Quichotte , comme l’explique Garnier dans saprésentation de l’Histoire de Monsieur Oufle , utilisent le « sujet ingénieux » dulecteur fou, et ce malgré le caractère « inimitable » du roman de Cervantès1.L’inimitable serait ainsi une incitation à l’imitation, cette contradiction estévidente pour un lecteur français de la fin du XVIIIe siècle en regard de plus decent cinquante ans de reprises et de transpositions du chef-d’œuvre de Cervantès(étudiées par Michel Bardon, Paolo Cerchi et récemment Jean Canavaggio).D’un côté, Garnier se réfère à un mode d’appropriation – particulièrementprisé au XVIIe et presque réduit au XVIIIe siècle à Bordelon et Marivaux –qui consiste à reproduire le dispositif inventé par Cervantès (celui du lecteurfou) pour faire la satire des mauvais romans et de ceux qui les aiment ou les

    prennent trop au sérieux : il suffit de remplacer les romans de chevalerie pardes cibles équivalentes et plus proches. Par ailleurs, Garnier voit l’éloignementde ce que dénonce Don Quichotte susciter des interrogations sur les motifs deson succès constant et des doutes sur l’intérêt de sa « satire » des romans dechevalerie. Témoignent admirablement de ce changement de perception (quirevient à minorer ou même à ignorer la visée antiromanesque de Cervantès)les propos de l’abbé de Villiers à la fin du XVIIe siècle dans un essai consacréau conte de fées2. Après s’être indigné de l’indigence de nombreuses fictions

    de son époque et avoir soutenu, contre ses contemporains, que le conte defées se prête, à l’égal de la fable, à un usage pédagogique, il en définit la qualitélittéraire (au moins virtuelle) en le rapprochant des romans comiques commeceux de Cervantès ou de Scarron. Il écarte comme secondaire et révolue lacharge de l’écrivain espagnol contre les livres de chevalerie :

      1. Charles-Georges-Thomas Garnier, « Avertissement de l’éditeur », dans Laurent Bordelon,Histoirede Monsieur Oufle , 1789, p. 1-8.

      2. Pierre de Villiers, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps pour servirde préservatif contre le mauvais goût , 1699.

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    est-ce parce qu’on dit que don guichot est une satire de la chevalerie espagnole qu’on

    le trouve agréable ? Quelle allégorie est renfermée dans le roman comique ? Quellesinstructions peut-on tirer des Amadis ? Touts ces livres sont des livres excellents […].Quand (ce qui n’est pas), on n’en tirerait aucune autre instruction, ne faudrait-il pasqu’un auteur ait une extrême habileté pour conter de l’air naïf et spirituel qu’on y trouve ?[…] Croyez-moi, il faut bien de l’esprit, bien des réflexions et même bien de la capacitépour conter les choses de manière à faire rire et à les rendre toujours agréables3.

     Après un premier mouvement de réécriture proche du roman deCervantès (qui dure environ cinquante ans), sensible à sa valeur burlesque,

    Villiers (avec Perrault) contribue à une modification profonde de sonappréciation et de son utilisation, assez mal repérée par les critiques, carelle conduit à des reprises moins explicites et, plus attentive aux singularitéspoétiques de Don Quichotte , elle est plus liée aux interrogations desécrivains sur la nature du roman, le rôle de l’intrigue et la création dupersonnage. Ce développement s’explique par la nécessité de prendre encompte la distance qui se creuse au fur et à mesure que le siècle avance,on l’a dit, mais aussi par les évolutions du roman français (je m’en suisexpliqué dans mon Singe de don Quichotte 4 et dans Métafictions 5), enfinpar les propriétés du roman de Cervantès qu’elles contribuent à mettre à jour (c’est sur ce point que je vais m’arrêter). Cervantès assigne dans sonPrologue et dans les lignes conclusives de Don Quichotte  une intentionexclusivement critique (ridiculiser les romans de chevalerie) et il s’appuiepour cela sur la folie de son personnage qui croit en revivre l’exaltationhéroïque. Toutefois, les trois sorties de don Quichotte le conduisent à

    vivre des aventures très différentes de ce qu’il prévoyait, à connaître uneréalité multiple au gré de ses rencontres et, par conséquent, à dépasserson rôle fixé au départ : rendre sensible l’incongruité des (mauvais) livresde chevalerie. Cervantès écrit un autre roman que celui annoncé, uneextraordinaire exploration de l’Espagne, de la littérature, de la politiqueet de la morale, conforme aux idéaux formulés par le chanoine de Tolède.

    3. Ibid ., p. 105. Voir une déclaration voisine chez Perrault au début de la deuxième partie du

    Parallèle des Anciens et des Modernes  : « mais nous avons des Romans qui plaisent par d’autres endroits,& ausquels l’Antiquité n’a rien de la mesme nature qu’elle puisse opposer, c’est le Don Guichot & leRoman Comique, & toutes les nouvelles des excellens Auteurs de ces deux livres. Il y a dans ces ouvragesun sel plus fin & plus piquant que tout celuy d’Athenes. Il s’y trouve une image admirable des mœurs& un certain ridicule ingenieux qui fait à tous momens la chose du monde la plus difficile, qui est defaire rire un honneste homme du fond du cœur & malgré qu’il en ait » (Charles Perrault, Parallèle des

     Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences : Dialogues avec le poème du siècle de Louisle Grand et une épître en vers sur le génie , 1971, p. 127).  4. Jean-Paul Sermain, Le singe de don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique ,1999.

      5. Jean-Paul Sermain,  Métafictions (1670-1730) : la réflexivité dans la littérature d’imagination,2002.

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    Comme l’explique Sancho : « […] il n’y a qu’un mois que nous allons

    cherchant les aventures ; et, jusqu’à présent, nous n’en avons rencontréaucune qui le fût vraiment ; et puis il arrive parfois qu’en cherchant unechose, on en trouve une autre6 ». Le lecteur est comme le chevalier etson écuyer : il est embarqué dans un projet dont la réalisation décevantedevient de moins en moins intéressante avec le temps et, en suivantcette voie, il participe à ce qui n’est pas annoncé, un roman inédit, dela même façon que don Quichotte, malgré lui, vit de vraies aventures

    et fait des expériences très enrichissantes. Ce roman autre se développeprogressivement et de façon détournée, sinon aléatoire, puisque saformation dépend entièrement des lubies du héros, de sa folie et de samonture, seule à décider capricieusement du chemin suivi : circonstancefondamentale dans la volonté chez Cervantès d’insignifiance du tracé del’intrigue et de la fable du roman. Le projet du romancier est donc indirectet dissimulé, puisqu’il prend le visage et les moyens d’un roman écran,celui qu’on désignera ensuite du terme d’antiroman.

    Le caractère déceptif et décevant de l’antiroman (qu’il faut plutôtconsidérer comme un opérateur) est confirmé par l’immobilité de l’intrigue,qui n’évolue quasiment pas du début à la fin. Si la folie du personnages’atténue, elle ne change pas de nature, et le rapport critique aux romansde chevalerie reste le même, la conclusion (la guérison du héros) ne faisantque dire au lecteur ce qu’il sait depuis le début : don Quichotte rejoint lepoint de vue du narrateur. Ce discours figé permet au romancier d’ajouter leséléments de l’autre roman sans s’imposer aucune composition de l’intrigue,puisque ses éléments viennent en quelque sorte se glisser au hasard descaprices de Rossinante dans la structure antiromanesque. La nouvelle identitédu héros se développe elle-même à partir des traits constants de sa folie. Sacaractérisation complexe n’obéit donc pas à une logique unifiée et, surtout,elle n’apparaît elle aussi au lecteur que de façon voilée. Le romancier tire saliberté de cette structure dédoublée et laisse au lecteur le soin de percevoir leroman vrai (l’envers positif de l’antiroman), de saisir la réalité sociale, morale

    et littéraire de l’histoire et la complexité du héros. L’antiroman est à certainségards un leurre dans le sens où il ne doit pas être pris pour la fin du roman,son sens ultime ou même son sens principal : ceux qui y succombent sontdans une situation analogue à celle du héros, consistant non à prendre à lalettre le récit des aventures, mais la fable qu’illustrerait la fiction.

    6. Miguel de Cervantès, Don Quichotte, Œuvres romanesques complètes , 2001, vol. I, p. 507. « […]no ha sino un mes que andamos buscando las aventuras, y hasta ahora no hemos topado con ninguna

    que lo sea, y tal vez hay que se busca una cosa y se halla otra » (Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha , 2004, vol. I, p. 185).

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    Dans les dernières années du XVIIe  siècle, les lecteurs français de

    Cervantès prennent conscience de ce fonctionnement déconcertant et enreproduisent l’aspect paradoxal dans leur usage retors du mot « comique ».Ce terme s’appliquait à la visée parodique, burlesque du roman deCervantès, à sa face négative, il caractérise désormais aussi sa face positive,celle qui se construit dans le mouvement même de l’antiroman, cachée,subreptice, majeure. On s’attache dès lors à la vérité morale et sociale durécit, à la profondeur humaine des deux héros, au talent du romancier à

    saisir l’ensemble de son siècle et de son pays sur un mode plaisant, capablede sourire des travers ou des mensonges, mais aussi de prendre en pitié lesvictimes. Saint-Évremond, dans une lettre au maréchal de Créqui (1671),crédite l’œuvre de nourrir l’esprit à l’égal de la plus haute poésie (Malherbe),de la plus ambitieuse littérature morale (Montaigne) ou de la tragédie(Corneille), il explique aimer les « aventures amoureuses » des Espagnols :

    Il y a peut-être autant d’esprit dans les autres ouvrages des auteurs de cette nation quedans les nôtres ; mais c’est un esprit qui ne me satisfait pas, à la réserve de celui de

    Don Quichotte , que je puis lire toute ma vie sans être dégoûté un seul moment. Detous les Livres que j’ai jamais lus, Don Quichotte  est celui que j’aimerais le mieux avoirfait : il n’y en a point, à mon avis, qui puisse contribuer davantage à nous former unbon goût sur toutes choses. J’admire comment dans la bouche du plus grand fou de laTerre, Cervantès a trouvé le moyen de se faire connaître l’homme le plus entendu et leplus grand connaisseur qu’on se puisse imaginer. J’admire la diversité de ses caractères,qui sont les plus recherchés du monde pour les espèces, et dans leurs espèces les plusnaturels7.

    Commentaire aux implications majeures : Saint-Évremond dissocie dupersonnage et de sa folie (qui sert de support à la machinerie burlesque etantiromanesque du livre) le propos de l’écrivain, radicalement inverse, quidéveloppe l’intelligence la plus avisée et tournée vers une connaissance deshommes à la fois « recherchée » et « naturelle » (donc fortement instructivesur le plan moral).

    Villiers, déjà évoqué, reprend l’idée de Saint-Évremond et en tire desconséquences radicales : importe peu ce qui commande explicitement le

    propos du romancier, la destruction des romans de chevalerie n’est qu’unmoyen. Il appartient à Marivaux, dans les années 1713-1715, d’avoirdéveloppé cette lecture provocante et d’avoir élargi la proposition deVilliers et ce qu’il dit sur la visée antiromanesque de Don Quichotte  à ce quidéfinit alors, et peut-être pour tout lecteur jusqu’à aujourd’hui, le sens duroman : sa visée démonstrative, le sens de sa fable, la valeur exemplaire deson personnage. Marivaux écarte tout cela d’un revers de plume dans son

    7. Saint-Évremond, Œuvres , 1741, t. 3, p. 48.

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    Télémaque travesti , d’une façon très subtile, c’est-à-dire en rejouant le leurre

    même du roman cervantin dont il se sert pour en étendre la portée critiqueau-delà des vieux romans et pour atteindre les romans les plus respectableset les plus conformes à toutes les attentes littéraires et morales : leur valeurd’exemple ou de parabole (entée sur le personnage et son destin) est un leurreet ceux qui y succombent ressemblent au Chevalier à la Triste Figure.

    Trois des quatre romans de jeunesse de Marivaux s’inscrivent dans la sériedes reprises du « sujet » de Don Quichotte  et semblent donc en maintenir la

    lecture réductrice à son propos burlesque et critique. Dans son Télémaque  travesti , qui nous retiendra ici, il imagine un roman entièrement focalisésur deux personnages qui prennent Les aventures de Télémaque , le noble etpédagogique roman de Fénelon (1699), comme des instructions pour eux-mêmes : ils veulent les revivre dans les Cévennes soumises aux dragonnadesde Louis XIV 8. Marivaux se moque ainsi de la volonté esthétique et moralede l’écrivain de donner des leçons au lecteur et, dans son écriture, d’anticiperle sens moral à dégager d’une composition préméditée. Mentor, le maître du

    héros, prend en charge ce programme pédagogique et est ainsi, à l’intérieurde l’intrigue, le support du projet littéraire de l’écrivain. Il en formule le sensmoral et, comme celui-ci a servi de principe à la composition du roman, ildoit désormais servir de modèle au lecteur (suivant ainsi l’exemple du jeuneTélémaque). Marivaux articule sa critique sur trois plans : il vise la niaiseriede Fénelon, précepteur du dauphin qui croit pouvoir susciter chez son élèvel’envie de faire comme un héros de roman, il vise de façon plus généralel’illusion que la représentation d’un comportement moralement bon pourraitamener le lecteur à l’adopter, et il voit dans cette application, prise à la lettredans son roman-pamphlet, une folie égale à celle de don Quichotte. Cettemoderne folie a pu échapper à l’attention : en effet, ce qui est demandé au jeune Télémaque, intrinsèquement bon, est en général approuvé, mais c’estla pertinence de cette demande, la possibilité qu’elle soit suivie d’effets, quiparticipent de l’illusion du prélat, de sa folie. L’attaque ne vise donc pastant l’impropriété du livre de Fénelon (offrant un prince antique en modèle

    à l’héritier de Louis XIV) que l’impropriété de sa démarche pédagogique.Marivaux se sert de Don Quichotte  pour contester la prétention du romande Fénelon, Les aventures de Télémaque , à donner une leçon au lecteur

    8. « On trouvera dans cette histoire même liaison et même suite d’aventures que dans le vraiTélémaque » (Marivaux, Le Télémaque travesti , 1972, p. 722). M. Brideron croit le destin de son neveu« conforme » à celui de Télémaque et il l’incite à compléter cette ressemblance : « voici un livre où sontécrites les aventures d’un prince dont la situation était pareille à la vôtre ; il semble que la conformité

    vous prescrive mêmes actions et mêmes entreprises. Lisez son histoire, mon cher fils, lisez-la, et s’il sepeut, concevez l’envie de l’imiter » (ibid ., p. 724).

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    et élargit cette critique au point de refuser de mettre le roman au service

    d’une intention morale, se dressant ainsi contre les demandes des autoritéset des institutions littéraires et religieuses adressées de façon impérative auroman9. La force de la critique de Marivaux est que, à un troisième niveau,elle montre la convergence entre ce projet moral, l’illusion de son usage àla don Quichotte et les préceptes classiques de la composition qui utilisentl’itinéraire du personnage, sa caractérisation et l’intrigue dans laquelle il sedéploie comme support de son message : c’est condamner le roman à être

    l’illustration d’un sens a priori , dûment estampillé par les autorités morales.Ce conformisme se mesure aussi chez Fénelon à son écriture vainementpompeuse et à son romanesque de pacotille. Le roman se développe alorsen stéréotypes pour ne pas déroger aux convenances de la morale et de lasociété. Critique fondamentale parce qu’elle met en question les principesmêmes de la composition qui demandent la réalisation d’un plan et unecohérence du personnage : constructions préalables qui vont à l’encontredu mouvement inventif et ouvert du roman.

     Avec une habileté vertigineuse, Marivaux ne répète pas le proposparodique antiromanesque de Cervantès, mais comprend le rôle que celui-ci joue dans une économie déceptive de l’écriture romanesque et de la lecture :Cervantès invitait à lire ailleurs qu’en lui, derrière le propos affiché del’intrigue et du personnage, le sens du roman. La destruction radicale duroman de Fénelon (on comprendra que je ne partage pas le modérantismed’Henri Coulet et de Frédéric Deloffre) soutient le refus de tout sens moralde la fable et du personnage qui atteint paradoxalement le roman même deMarivaux : la bonne lecture de ce roman suppose qu’on le lise autrement quecomme une charge antiromanesque. Saint-Évremond et Villiers dans leurs jugements, Marivaux dans son écriture, nous fournissent les clefs d’un modeou d’un genre d’antiroman que le XVIIIe siècle français va pratiquer avec uneconstance et une invention extrêmes : dans une construction à double facequi fait du roman proclamé un leurre devant être rejeté, dénoncé et inversépour laisser apparaître un autre roman, répondant aux intentions profondes

    du romancier, mais qui ne se laisse découvrir qu’à partir de son double factice,séducteur, auquel il faut se laisser prendre un moment pour s’en détacher,écarter ce qu’il promet et entrer dans le propos profondément critique, carsceptique, du roman. Ceci suppose que l’antiroman Don Quichotte  n’étaitplus apprécié pour sa destruction des romans de chevalerie, mais dans lerapport entre cette destruction et la reconstruction du roman. Le  Télémaque

    9. Demandes que les philosophes reprennent à leur compte au nom des Lumières et auxquellesun Marmontel, par exemple, entend répondre avec son Bélisaire  (1767).

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    travesti  installait cette tension au cœur même de tout roman qui liait son

    sens au dessein de la fable et à la valeur exemplaire du personnage. Lien nonpas défait mais interrogé, mis en question, ironisé par les romanciers du XVIIIe siècle. La méfiance et les pratiques négatives du XVIIIe siècle françaisrésultent en partie de la conception restrictive par les autorités morales etlittéraires de cette détermination du sens romanesque, conception exposée

     justement dans le roman de Marivaux. On le sait, le XIX e  siècle va aucontraire s’attacher à composer des intrigues significatives et des personnages

    symboliques, de Scott à Hardy, de Balzac à Stendhal, de Flaubert à Zola.Le roman du XVIIIe siècle (du moins dans sa mouvance critique quiinclut toutes les grandes œuvres aujourd’hui retenues !) va donc transposerle dispositif de Cervantès qui consiste à utiliser le propos dominant del’idéologie (ici antiromanesque) venu contaminer l’intrigue (aboutissantà la reconnaissance de sa folie par don quijano el bueno) et le personnage(érigeant en exemple la maladie du lecteur) pour instaurer subrepticementune autre réflexion morale, littéraire et sociale, une intrigue éclatée et

    ouverte, un personnage contradictoire et libre. L’une des formes préféréesdu roman au XVIIIe siècle, les faux mémoires, s’est prêtée particulièrementà ce mode paradoxal d’écriture. Marivaux a exploité avec audace ce genredans ses œuvres de jeunesse. Je m’en tiendrai ici à La vie de Marianne 10,commencée en 1727 environ et publiée de 1731 à 1742. Comme dans tousles grands romans du XVIIIe siècle (Prévost, Crébillon, Rousseau, Laclos),Marivaux confie à son héroïne non seulement le soin de mener l’intrigueet de rédiger le récit qui en rend compte, mais aussi d’en exprimer le sens,d’en revendiquer la valeur et l’interprétation : satire de la société, analyse dupouvoir féminin, formation d’un discours qui ignore les contraintes de lalangue savante et les hiérarchies du style. Marivaux pousse ainsi à l’extrêmela possibilité, offerte par le genre romanesque appelé mémoires, de confierau personnage la composition du récit, la formulation de sa signification etl’institution de sa propre personnalité.

    Cela a été souvent relevé, Marivaux sape avec une égale constance

    cette prétention grâce à trois procédés convergents bien connus. D’unepart, Marivaux laissant en suspens les deux intrigues concernant l’héroïneet Tervire, la fin du roman ne coïncide pas avec la fin de l’entreprisemémorialiste de l’héroïne et moins encore avec le compte rendu desaventures qui l’ont conduite à sa position d’éminence sociale et de retraitemorale (interruption qui vaut aussi pour Le paysan parvenu  et qui nesignifie que l’inachèvement du roman leurre, pas du roman souterrain, le

    10. Marivaux, La vie de Marianne , 1997.

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    vrai). Le second procédé est l’étalement dans le temps de la publication :

    le roman est publié en onze parties (les trois dernières en bloc) quicontredisent (et en atténuent donc la portée) l’hypothèse du manuscrittrouvé (rédigé par Marianne, puis édité) en intégrant dans le texte lesréactions à la publication de chaque partie, ce qui permet au romancierde faire prendre à son héroïne une succession de nouveaux départs etdonc, comme l’affirme Marc Escola, de rédiger son propre livre « dansl’ignorance de sa suite11 », ruinant par avance la signification englobante

    de l’intrigue. De fait, le récit est comme immobilisé dans des accidentsinfimes et dans la dilatation informe des scènes, et l’intrigue est minusculeen regard de la longueur du texte. Le troisième procédé est d’avoir minéle discours de vérité de son héroïne mémorialiste. D’une part, en lalaissant elle-même inciter au soupçon sur sa sincérité et son honnêtetéet d’autre part en la plaçant dans une situation où il lui est impossible(de même qu’à Jacob dans ses mémoires) d’expliquer les conditions et lesmotifs de sa fulgurante ascension : tout au plus lui est-il permis de laisser

    entendre qu’en est donnée une version maquillée et invraisemblable, sinonmiraculeuse. Le roman repose donc sur un discours trompeur qui ne doitpas être écarté par l’interprétation, mais intégré à elle, pris d’une certainefaçon comme l’objet d’un roman dont le lecteur a la charge et qui reposesur un mouvement inachevable de compréhension. L’apparence d’undiscours authentique et vrai, la myopie du récit, l’absence de directionde l’intrigue (qui s’enlise après trop de méandres) participent ainsi d’unnouveau roman ou d’un contre-roman fondé sur le refus d’une lignedirectrice qui aurait été préméditée et aurait pris la forme d’un plan, d’uneprévision de son terme final, ainsi que sur la complétude et l’unité du sujet.Le problème de la fiction, pointé par Valéry comme par J. Roubaud, estde s’accomplir et de s’abolir dans l’achèvement de l’intrigue. Marivaux yéchappe en laissant le roman se recommencer dans une succession d’actesde pensée et d’écritures qui se réalisent au présent. Certes, le titre del’œuvre et la position initiale de la mémorialiste placent le roman dans la

    perspective d’un mode accompli ; mais le renversement quichottesque (lefonctionnement double) permet de compenser cette fixité mortelle parassez d’indétermination pour que ces carcans se desserrent. L’expérienceainsi faite par le lecteur s’apparente à celle que l’on fait, à l’époque, duroman de Cervantès : dans La vie de Marianne , il est à la fois soumis auleurre d’un sens méthodique, fini, de l’intrigue, du récit et du personnage

    11. Marc Escola, conférence faite au colloque La poétique du roman d’Ancien Régime , ENS, juin2005. Voir aussi, du même auteur, « Récits perdus à Santillane », 2004, p. 263-279.

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    et confronté à l’échec de ce roman, du moins au refus de limiter le roman

    à cette figuration. Une telle expérience de déception (au double sens detromperie et de faillite) vise les romans traditionnels et les exigencessociales et culturelles qui lui sont imposées (exposées par Georges May),ce qu’on pourrait appeler l’illusion du personnage (facile à caractériser età unifier), l’illusion de la morale et l’illusion que les histoires permettentde saisir le mouvement de la vie et de la pensée.

    Exactement contemporain de Marivaux, Prévost exploite la même

    structure discursive du roman, c’est-à-dire cette opposition entre l’emprised’un sens affiché de l’intrigue, du récit et du personnage, et l’inversionde ce modèle qui oblige à chercher d’autres sens à l’intrigue et d’autresmanières de saisir la subjectivité. Il n’a pas donné à ses personnages lapropriété d’un style unique (à l’inverse de Marivaux), mais, au moinsdans ses trois premiers grands romans ( Mémoires et aventures d’unhomme de qualité , Cleveland , Le Doyen de Killerine ), il a attribué auxhéros mémorialistes un projet idéologique fort qui les amène à rapporter

    leurs aventures à de grandes valeurs religieuses, politiques, morales ouamoureuses, à faire de ce qui arrive leur confirmation ou leur illustration.Ils les invoquent comme principes de vie ou d’interprétation, ils écriventle récit de leur vie à partir de son terme qui s’impose éminemment commeconclusion : ce qu’ils ont vécu est immédiatement saisi à un niveausupérieur d’intelligibilité.

    Les romans de Prévost se présentent ainsi comme des réalisationsparfaites de ce dont se moque Marivaux et dont il a vu la contestation àl’œuvre dans le chef-d’œuvre de Cervantès. Prévost attire aussi loin quepossible son lecteur dans le piège du fantasme romanesque, mais finalementpour le dénoncer comme Cervantès et Marivaux. Il joue pour celaprincipalement sur les contradictions internes du récit, sur l’impossibilitéd’accorder les aventures à l’interprétation qui en est faite par le narrateuret, de façon plus générale, par des énoncés aberrants et provocateurs.Les lecteurs de Cleveland  ont ainsi d’emblée pu mesurer combien était

    spécieuses les positions de Mme Cleveland (dans son projet d’éducation),de mylord Axminster (dans la présentation de sa vengeance meurtrière),de Mme Lallin (dans son désintéressement), combien la mise en scène dumémorialiste par lui-même infirme la conclusion de sagesse qui est censéedominer son texte : elle n’inspire pas son écriture et n’a aucun effet sur sadisposition affective et morale. La conversion qui est censée mettre fin àsa quête « philosophique » et lui assurer la sérénité ne donne lieu à aucunexposé précis ou convaincant. Plus que les contradictions du héros, cette

    fin marque de façon radicale l’écart entre le point de vue du héros et le

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    propos du roman : Prévost expose en détail les vues critiques et libertines,

    dénonce la politique religieuse de Louis XIV, lui oppose implicitementla Glorieuse Révolution anglaise de 1688, en se servant d’un héros qui,lui, fait une fin vaguement conformiste et pieuse. Mais il ne laisse pasce personnage exposer les contenus ou la force persuasive de ses ultimesconvictions : il en fait donc une affaire qui ne regarde que le personnageet ne peut devenir matière commune pour le lecteur. Sur tous les plans,celui de la morale, de la politique, de la religion, de la subjectivité, la

    leçon assénée par le mémorialiste et construite par la progression de sesaventures est donc démentie : non seulement le personnage, comme lesautres de Prévost, échappe à toute maîtrise, mais, sur toutes les questionsqu’il soulève, le roman fait apparaître la difficulté de tenir le discoursconformiste, explorant ainsi obliquement d’autres voies critiques etesquissant d’autres expériences existentielles. Le roman se constitue endéfiant l’apparence normée qu’il se donne et dont il se sert pour placer lelecteur au cœur d’une subversion généralisée.

    Marivaux et Prévost écrivent au même moment, et recourent à desmoyens voisins pour engager un mouvement antiromanesque qui ne reposepas sur le personnage du fol ami des fictions, de la parodie ou du burlesque,mais qui amène le lecteur à se distancer de ce que le roman lui-mêmemet au premier plan. Intrigue, récit et personnage se constituent de façondissimulée derrière les affirmations de morale et de cohérence subjective,explorent ainsi des zones qui ne sont pas thématisées ou commentées parle narrateur, qui lui échappent, comme la vraie vie de don Quichotte sesoustrait au schéma antiromanesque qui finalement fonctionne commeun subterfuge. Notre troisième exemple, Jacques le fataliste et son maître ,est le seul à mentionner Don Quichotte explicitement et à introduire unecritique comique des romans, de leurs lieux communs et des attentes niaisesdes lecteurs. Il ignore pourtant le personnage du lecteur fou et laisse seshéros vivre et raconter leurs aventures sur un mode sérieux (comme lefont Marivaux et Prévost). La dissociation du propos antiromanesque et

    de la dynamique romanesque n’est plus à l’œuvre à l’intérieur d’un mêmediscours, d’une même fiction (comme chez Cervantès, Marivaux et Prévost,peut-être plus profondément paradoxaux), mais elle se manifeste dans unedistribution séparée de deux types d’énoncés apparaissant successivement :à côté de la satire, le roman, et non plus l’un dans l’autre. Dans l’œuvrede Diderot, le propos antiromanesque est devenu explicite (et non plusoblique, comme chez Marivaux, ou profondément dissimulé, commechez Prévost). Il est confié, on le sait, au dialogue dominant qui introduit

    l’auteur et un lecteur pour discuter du roman qui se déroule, le briser, le

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    paralyser, le brouiller12 ; la fiction elle-même est centrée sur le dialogue

    entre Jacques et son maître, qui comprend lui aussi de nombreux dialogues,etc. Ces enchâssements multiples permettent de mettre sans cesse enrapport le récit avec les conditions complexes de sa production, de satransmission, de sa réception13. Par différents procédés trop raffinés pourêtre décrits ici, Diderot donne d’une part à ses récits la forme satisfaisanteet close du bon conte, de l’anecdote, de la nouvelle, capable de séduire, deprovoquer, de saisir l’originalité d’une vie ou d’une situation, possédant

    donc tous ces apprêts trompeurs dénoncés par Marivaux et Prévost, récitsqui peuvent circuler, s’échanger comme ce denier du rêve dont parleMarguerite Yourcenar, et d’autre part il oppose à ces récits deux principesd’incertitude diversement évoqués et mis en scène. Le premier, assez simple,est un soupçon sur la langue, le discours, le récit, toujours condamnés àl’approximation, à la variation en fonction des buts de l’orateur conteur,de la situation de communication, des détails et circonstances retenus, sibien que se multiplient les versions douteuses d’une histoire dont toute

    assurance disparaît. En deuxième lieu, le dialogue du romancier avec lelecteur (ou parfois des personnages conteurs avec leur auditoire) porte surla possibilité de suivre ou non un fil narratif, de s’arrêter à un croisementpour abandonner un personnage et en suivre un autre, de sortir d’unehistoire pour entrer dans une autre qui la croise, d’introduire une infimecirconstance qui imposerait des déviations importantes, sinon de fabuleuxtête-à-queue. Diderot veut ainsi faire comprendre que tout récit est fondésur des schématisations, des oublis, des artifices, qu’il doit nécessairementoublier un protagoniste, son point de vue, son itinéraire propre, au profitd’un autre, que toute compréhension, tout récit est partiel, arbitraire,faux, toute évaluation un choix personnel et intéressé. Tout récit, toutconte, ne subsiste que sous la menace de tous ses frères et cousins, qu’ildoit écarter, et qui attendent tapis dans l’ombre pour donner un autresens, une autre direction, à chacun de ces moments et ainsi l’empêcherd’arriver définitivement à bon port. Tout récit s’inscrit virtuellement dans

    un réseau qui finit par l’absorber. Il découpe un moment d’un tableauvivant dont chaque partie s’intègre dans autant de tableaux vivants quile traversent dans la troisième dimension. Le roman  Jacques le fataliste  progresse en soutenant le charme et la nécessité de faire des contes etdes récits pour rendre sensibles les conditions de leur inadéquation, de

    12. Notre titre est la cinquième des six questions que l’auteur adresse au lecteur en ouverture dulivre.

      13. Je renvoie pour l’antécédent cervantin de cela au livre de Michel Moner, Cervantès conteur. Écritset paroles , 1989.

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    leur mensonge : en prenant conscience de cet arbitraire du récit on peut

    approcher de sa vérité. Le génie de Diderot est d’avoir repensé le dispositifquichottesque en écartant les développements de Marivaux et de Prévostet d’avoir inventé un nouveau moyen littéraire d’en poursuivre le proposlittéraire et moral, en utilisant en particulier les propriétés du conte et dudialogue qu’avaient littérairement formées Hamilton puis Crébillon dansleur parodie du conte de fées.

    De ces lectures de Don Quichotte , sur le mode d’une réflexion critique

    ou d’une création en dialogue, on peut retenir deux conclusions. La premièreintéresse l’histoire de la réception du chef-d’œuvre espagnol. Dans lescommentaires du XVIIe et du XVIIIe siècle français, on a peut-être tropretenu leur tonalité appréciative et leurs liens aux deux grands paradigmescomico-burlesque puis romantique qu’ils viendraient illustrer ou réfuter(bien mis en évidence par Anthony Close, favorable au premier, tandis que Jean Canavaggio ne veut pas renier le second). La génération classique (ledernier tiers du XVIIe siècle) propose une lecture spécifique qui résulte d’un

    doute à l’égard de la portée satirique du livre de Cervantès et dénie toutintérêt à sa critique des romans de chevalerie. Il faut donc y trouver autrechose et supposer que Cervantès l’y a mis : son livre ne se réduit ni à la penséedu héros ni à la démonstration de sa folie. Attention au roman qui conduit àmettre au second plan le héros – à l’inverse du mouvement romantique. Celarevenait à faire de la parodie contre les romans non le sens ultime du texte,mais un moment nécessaire – qui peut devenir trompeur – pour donnersa liberté (dans la mesure où cela la soustrayait à toute idéologie morale oulittéraire) au destin des personnages et à la fécondité des situations. DonQuichotte serait à lire comme un anti-antiroman, terme qui suppose qu’ondonne deux sens différents au mot anti : un contre-antiroman, plutôt ! Dansla lecture de Don Quichotte , entre les deux paradigmes burlesque (XVIIe) etromantique (XIX e), le XVIIIe siècle offrirait ainsi un troisième paradigme :celui du paradoxe.

    La deuxième conclusion porte sur l’histoire du roman français au

     XVIIIe

      siècle. On a déjà beaucoup étudié l’art du sens détourné mis enœuvre par Marivaux, Prévost et Diderot. Il consiste à présenter le récit faitpar un personnage (récit oral ou écrit) et à le mettre en doute. On a moinsmesuré ce que de telles pratiques pouvaient avoir d’antiromanesque. Lelien avec Don Quichotte  permet de considérer l’apparence de plénitude, decomposition et de conclusion offerte par les narrateurs comme conformeaux normes et aux attentes morales et esthétiques, comme la manifestationd’un romanesque décent et comme un moyen à la fois de dissimuler et

    d’exprimer d’autres expériences et d’autres façons de les rendre sensibles. Par

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    là, le roman du XVIIIe siècle s’oppose à celui du siècle suivant en refusant de

    donner un sens surplombant au tracé de l’intrigue, au conflit des idéologies,à la consistance des personnages. Il répond ainsi à sa façon au défi posé àtout romancier : comment préserver la liberté des personnages, maintenirl’incertitude de l’existence, l’impossibilité à dire simplement une situationou une émotion. L’abstraction qu’implique le retournement antiromanesque(la réduction polémique de sa cible, son mécanisme brutal qui a sollicitéau contraire les adversaires farouches du genre romanesque) peut ainsi être

    mise au service d’une manifestation très fine de l’indéterminé, de l’indicible,du confus.

     Jean-Paul SermainParis 3 – Sorbonne nouvelle 

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    TEXTES CITÉSB ARDON, Maurice, Don Quichotte en France au XVII e  et au XVIII e  siècle, 1605-1815 ,

    Paris, Honoré Champion, 1931, 2 t.

    BORDELON, Laurent, Histoire de Monsieur Oufle , dans Charles-Georges-ThomasG ARNIER , Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques , Amsterdam/ Paris, s.é., 1789, t. 36.

    C ANAVAGGIO, Jean, Don Quichotte du livre au mythe. Quatre siècles d’errance , Paris,Fayard, 2005.

    CERVANTÈS, Miguel de, Don Quijote de la Mancha , Barcelone, Galaxia Gutenberg/ Círculo de lectores / Centro para la edición de los clásicos españoles, 2004[éd. Francisco Rico], 2 vol.

    —, Œuvres romanesques complètes , Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),2001 [éd. Jean Canavaggio], 2 vol.

    CHERCHI, Paolo, Capitoli di critica cervantina (1605-1789), Rome, Bulzoni,1977.

    CLOSE, Anthony, The Romantic Approach to Don Quixote : A Critical History of the

    Romantic Tradition in Quixote Criticism, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1978.

    DIDEROT, Denis, Jacques le fataliste et son maître , Genève, Droz, 1976 [éd. SimoneLecointre et Jean Le Galliot].

    ESCOLA , Marc, « Récits perdus à Santillane », dans Béatrice DIDIER   et Jean-PaulSERMAIN (dir.), D’une gaîté ingénieuse : L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage ,Louvain / Paris / Dudley, Peeters, 2004, p. 263-279.

    M ARIVAUX , Pierre Carlet de Chamblain de, La vie de Marianne , Paris, Gallimard(Folio), 1997 [éd. Jean Dagen].

    —, Œuvres de jeunesse , Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972 [éd.Frédéric Deloffre et Claude Rigault].

    M AY , Georges, Le dilemme du roman au XVIII e  siècle. Étude sur les rapports du romanet de la critique (1715-1761), Paris / New Haven, Presses universitaires deFrance / Yale University Press, 1963.

    MONER , Michel, Cervantès conteur. Écrits et paroles , Madrid, Casa de Velázquez,

    1989.PERRAULT, Charles, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts etles sciences : Dialogues avec le poème du siècle de Louis le Grand et une épître envers sur le génie , Genève, Slatkine Reprints, 1971.

    S AINT-ÉVREMOND, Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de, Œuvres ,Paris, s.é., 1741, t. 3.

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    SERMAIN, Jean-Paul,  Métafictions (1670-1730) : la réflexivité dans la littérature

    d’imagination, Paris, Honoré Champion, 2002.—, Le singe de don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique , Oxford,

    Voltaire Foundation, 1999.

    —, Don Quichotte, Cervantès , Paris, Ellipses, 1998.V ILLIERS, Pierre de, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du

    temps pour servir de préservatif contre le mauvais goût , Paris, Jacques Collombat,1699.

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    Cervantès et le réalisme antiromanesquefrançais : Sorel, Marivaux, Diderot, Flaubert

    Depuis les débuts de sa réception critique en France, le Quichotte  futessentiellement considéré comme une œuvre comique et satirique qui unissaitle divertissement du lecteur et la critique de la littérature chevaleresque. Àune époque marquée par le discrédit généralisé de la fiction narrative, lespremières transpositions françaises de l’œuvre de Cervantès exploitentson potentiel critique pour le diriger contre le récit idéalisé chevaleresqueet pastoral, connu en France sous le nom de roman. Le retournementantihéroïsant de la fiction romanesque proposé par Cervantès inspire

    une nouvelle pratique du roman, mise au service d’une dénonciation desinvraisemblances et des effets pernicieux de la littérature d’évasion. Dans leprolongement du Quichotte  se développe la lignée des parodies littéraires ouantiroman, terme mis en tête de l’édition de 1633 du Berger extravagant  parSorel. À rebours des fictions héroïques, l’antiroman promeut un réalismecomique antilittéraire soutenu par de nouvelles stratégies du vraisemblablequi visent aussi bien l’univers de la fiction que les procédés du discoursnarratif.

    Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d’envisagerl’influence du Quichotte  dans la tradition française du réalisme antilittéraireet métafictionnel, dont les avatars successifs seront décisifs pour lerenouvellement du récit de fiction dans son évolution vers le roman au sensmoderne du terme, en tant que synonyme de « réaliste1 ». Cette réflexions’inscrira donc dans le cadre d’un réalisme antiromanesque et métafictionnelqui cherche à produire un effet de « réalisme » par les rapports d’opposition

    qu’il établit, de manière hypertextuelle, avec la tradition du romanesque.Dans un premier temps, il sera question d’établir les éléments qui définissentce réalisme antiromanesque et métafictionnel tel qu’il est institué dans

    1. Il ne sera pas question ici du réalisme tel qu’il sera conçu par les romanciers du XIX e siècle, entant que représentation d’un univers concret, contemporain au lecteur, qui lui donne une image de sesmœurs et de sa psychologie, dans lequel les déterminations physiques, économiques et sociales occupentle premier plan du roman. Cependant, cette ligne de réflexion est une voie d’approche également

    possible dans l’étude de l’influence cervantine (voir Jean-Paul Sermain, Don Quichotte , Cervantès ,1998, p. 107-112).

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    l’œuvre de Cervantès et, par la suite, d’analyser la manière dont ces éléments

    sont repris par les écrivains qui ont transposé, à des époques différentes etde façon plus ou moins créative, le dispositif critique antiromanesque duQuichotte pour dénoncer les leurres du roman et déjouer les artifices duvraisemblable romanesque.

    LE Q UICHOTTE , MODÈLE  ANTIROMANESQUE :LE DÉSABUSEMENT DU LECTEUR 

    Sans prétendre à dresser une poétique exhaustive de l’antiroman, jeme bornerai à dégager les caractères essentiels de ce réalisme antilittérairetel qu’il est institué par Cervantès dans le Quichotte . De façon générale, onpeut considérer que Cervantès met en place des stratégies d’un vraisemblableantiromanesque qui contredisent les conventions du vraisemblableromanesque : l’antiroman affirme sa vérité en exhibant et en déjouant lesimpostures des romans.

    Comme le Quichotte , l’antiroman est un livre sur les effets de lecture,

    puisqu’il y est question de ce qui leurre le lecteur et provoque sa méprise,qu’il s’agisse du héros-lecteur troublé par ses lectures, et que les personnages« raisonnables » tenteront de reconduire sur la bonne voie, ou du lecteurpréfiguré dans le texte que le narrateur essayera de prévenir contre lesimpostures, les leurres, les falsifications des fables romanesques.

    Voué au désabusement, à la désillusion du lecteur, le métadiscourscritique antilittéraire s’enchâsse dans le roman en tant que composanteessentielle du genre ; il se déploie parallèlement sur le plan de l’univers de lafiction, qui opère le renversement antihéroïsant des histoires romanesques,et sur le plan du discours narratif, pris en charge par un narrateur qui déjoueles conventions narratives typiques du roman.

    De l’intérieur de la fiction, la critique dirigée contre l’invraisemblance duroman est déployée au moyen du dispositif parodique de la folie romanesque,qui permet d’enchâsser dans l’histoire « réaliste » (qui met en place uncontexte matériel et des personnages proches de la réalité contemporaine

    du lecteur) une histoire romanesque – celle qu’imagine le lecteur troublépar ses lectures. Par opposition à la facticité de l’univers représenté dansles romans, les personnages et les actions de l’antiroman semblent plus« véritables », de la même façon que l’histoire de don Quichotte, exposé auxpénuries effectives de la vie errante, met en évidence l’invraisemblance desromans dans lesquels les chevaliers n’ont pas à s’occuper de leur nourriture,de leur tenue ou de leur bourse. La folie romanesque sert en même tempsà discréditer la littérature qui l’a provoquée et à accréditer le « réalisme » du

    monde proposé par le livre.

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    La critique antilittéraire se déroule également sur le plan du discours

    narratif, par la façon dont le narrateur se présente au lecteur et conduitson récit. L’effet de réalisme est promu par la présence d’un narrateurmétafictionnel qui reprend dans son discours les procédés typiques desromans, pour les exhiber en tant qu’artifices et les déjouer au moyen de laparodie. Ainsi, au lieu de se dissimuler tel que le recommande la poétiquenéoaristotélicienne, le narrateur antiromanesque s’exhibe ouvertement dansson travail d’écriture, interpelle le lecteur, partage avec lui sa réflexion sur la

    poétique du récit, découvre les erreurs ou les incohérences de sa narrationpour paraître plus « véritable ».Cervantès avait parodié les artifices du roman chevaleresque au moyen du

    système d’auteurs interposés qui lui permettait de multiplier ironiquementles preuves ou les attestations de vérité « historique » caractéristiques desfictions romanesques : l’allusion aux sources manuscrites, les lacunes dupremier narrateur, la confusion des noms, l’arrêt brusque de la narrationdans le chapitre IX, l’interruption du manuscrit, la mise en scène de Cid

    Hamet, l’appel aux archives de la Manche, qui ferment le premier Quichotte ,sont autant de clins d’œil qui détournent parodiquement tous ces procédés,mettent en évidence leur caractère conventionnel et découvrent au lecteurle revers de l’illusion romanesque. Mais la fiction cervantine n’était pas sansexposer le caractère fictif de la narration qui se proposait de « deshacer laautoridad2 » des « fábulas mentirosas3 », par l’utilisation ludique de tous cesrecours et par la mise en scène de l’historien Cid Hamet, présenté parfoiscomme chroniqueur consciencieux de la vérité et « flor de los historiadores »et autant de fois comme « falsario », « embustero », « mago » et « encantador ».Il se trouve ainsi que l’histoire véridique de don Quichotte, qui prétenddénoncer la fausseté des romans, est racontée par un personnage quicontredit, de par son caractère fabuleux et invraisemblable, la prétentionréaliste de l’histoire. Ce personnage fantastique, qui appartient plutôt aumonde romanesque issu de l’imagination de don Quichotte, est inadmissible,inconcevable dans l’univers réaliste que nous propose le texte. On se retrouve

    donc face à un premier paradoxe du réalisme antilittéraire de Cervantès : paropposition aux romans chevaleresques, l’auteur ne veut pas abuser le lecteur.La fiction qu’il nous propose est vraie uniquement dans la mesure où ellese présente telle qu’elle est véritablement : une invention, certes ingénieuse,mais qui n’en demeure pas moins une fiction. Voici donc un leurre qui semontre comme tel et ne trompe pas.

      2. Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha , 1999, p. 149.  3. Ibid ., p. 305.

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    R ÉALISME ET CONSTRUCTION DIALOGIQUELe vraisemblable antiromanesque proposé par le Quichotte   tient

    également à la façon dont l’auteur présente l’histoire en jouant habilementsur la diversité des opinions émises par les divers personnages, les différentsintermédiaires et les auteurs successifs. Face aux perspectives univoques ettotalisantes des narrations héroïques, le Quichotte  propose un modèle deconstruction polyphonique qui récuse toute vérité autoritaire et permetla confrontation dialogique d’une multiplicité de voix et de points de vue

    divergents. Cette polyphonie se déploie aussi bien à l’intérieur de la fictionque sur le plan du discours narratif et de sa mise en scène énonciative.Du point de vue de l’histoire, l’univers de la fiction permet de mettre

    en scène l’antagonisme de voix, de discours, de perspectives contradictoires :celui du couple de contraires (l’idéalisme romanesque de don Quichotte,le réalisme pragmatique de Sancho) ; celui du personnage fou et despersonnages soit disant raisonnables. La polyphonie intradiégétique sevoit démultipliée par la profusion des contes, des récits intercalés qui sontautant de voix et de perspectives différentes. Le monde romanesque nousest ainsi présenté comme lieu de rencontre d’une multiplicité de discourset de perspectives organisées de façon dialogique, qui contrecarrent touteinterprétation définitive et mettent en place un perspectivisme ironique,érigé sur des vérités relatives et ambiguës selon lesquelles l’ordre moral etsocial, officiellement accepté comme rationnel, peut comporter quelqueforme d’aliénation, et la folie s’avérer progressivement être une forme de

    lucidité.Cette construction polyphonique est reprise sur le plan du discoursnarratif et de la mise en scène énonciative. Face aux narrations épiques,dans lesquelles le locuteur principal soutient le point de vue du héros etentérine son exemplarité, le locuteur principal prend dans le Quichotte  sesdistances par rapport aux discours et aux points de vue des personnages.Il se tient en retrait, dissimulé par le subterfuge de l’interposition desdifférents auteurs, du traducteur, de l’éditeur, qui sont autant de « lecteurs »

    interprétant le texte qu’ils transcrivent ou traduisent : l’auteur indéterminéqui signe les dédicaces et le prologue, le premier narrateur qui dit s’appuyersur des sources manuscrites, le segundo autor   qui trouve le manuscritarabe et commande sa traduction en castillan, le traducteur, l’historienCid Hamet, postérieurement présenté comme autor primero. Au niveauextradiégétique, la polyphonie devient dialogique4 du fait qu’aucune de

    4. Horst Weich, «Don Quichotte  et le roman comique français du XVIIe et du XVIIIe siècle », 1995,p. 241-261.

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    ces perspectives n’est prise en charge par le locuteur principal. D’autant

    plus que ces différentes voix se désavouent, se corrigent les unes les autres,signalent les erreurs, les incohérences du récit qu’elles nous présentent : lessources du premier narrateur sont contradictoires quant au nom du héros,le deuxième auteur met en doute la sincérité du Cid du fait qu’il est arabe,le traducteur se méfie de l’authenticité du chapitre V-II, qu’il tient pourapocryphe « porque en él habla Sancho con otro estilo del que se podíaprometer de su corto ingenio5 ». Cid Hamet désapprouve son traducteur

    lorsqu’il affirme « que no le tradujo su intérprete como él le había escrito6

     »,et met en doute le récit que fait don Quichotte à Montesinos. Pour finir,don Quichotte lui même se méfie de son chroniqueur lorsqu’il affirme« que no ha sido sabio el autor de mi historia, sino algún ignorantehablador, que a tiento y sin ningún discurso, se puso a escribirla, salgalo que saliere7 ».

    La réalité que nous propose le livre n’est pas imposée par un discoursdominant (celui d’un personnage, celui du narrateur). Elle se construit à

    partir d’une multiplicité de voix et de perspectives dans laquelle toute véritédéfinitive devient problématique. Par la vertu même de cette polyphonie, leparcours du héros échappe constamment à toute interprétation univoque,y compris au moment de la désillusion finale et des derniers instantsdu chevalier. L’indécision quant à la signification ultime qui doit êtreaccordée à la « guérison » de don Quichotte « suspend le rôle conclusifdu dénouement8 » et rend problématique l’interprétation que le lecteurdoit tirer de la fable. Cervantès aurait donc éludé la réalisation de lavérité romanesque au moyen du discours auctorial pour la rapporter àun dialogue de voix et de perspectives contradictoires. Cette constructiondialogique peut être considérée comme la conséquence de la conceptionesthétique du réalisme de Cervantès qui rapporte le domaine du vrai àune relativisation incessante des notions de vérité et d’autorité. Or, cette« ambiguïté douteuse », selon les mots de Kundera 9, est l’un des traits quidéfinissent le réalisme moderne : elle est devenue, depuis Cervantès, la

    trace par excellence de la vérité romanesque.

      5. Miguel de Cervantès, op. cit ., p. 336.  6. Ibid ., p. 430.  7. Ibid ., p. 334.  8. Jean-Paul Sermain, « La fin de Don Quichotte  : une leçon troublante pour les romanciers français

    du XVIIIe siècle (Marivaux, Rousseau, Diderot, Laclos) », 2007, p. 51-60.9. Milan Kundera, L’art du roman, 1987, p. 12.

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    LE  BERGER  EXTRAVAGANT  DE SOREL :UN RÉQUISITOIRE CONTRE LES ROMANS

    Charles Sorel développe dans Le berger extravagant  (1627-1628) unevirtualité du Quichotte  : la tentation ultime du chevalier lorsque, vaincu parSanson Carrasco et forcé de retourner dans sa bourgade, il conçoit l’idéede vivre en berger de pastorale et de fonder une Arcadie fictive. Commele rappelle Gérard Genette dans Palimpsestes 10, l’antiroman de Sorel seconstruit sur une double relation d’hypertextualité : l’imitation du modèle

    antiromanesque du Quichotte  et la parodie du genre pastoral et chevaleresquereprésenté par l’ Astrée .La critique antiromanesque se déroule sur le plan de l’histoire au moyen

    de la récréation du dispositif parodique de la folie livresque, qui permetd’opposer les mystifications de l’idéal romanesque à un environnementlucide et narquois. La construction polyphonique du Quichotte  est