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Cahiers d’études romanes 18 (2008) Rites et rythmes urbains /1 ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Benito Pelegrín Du culte à la culture, Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Benito Pelegrín, « Du culte à la culture, Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier », Cahiers d’études romanes [En ligne], 18 | 2008, mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 28 novembre 2013. URL : http:// etudesromanes.revues.org/1744 Éditeur : Centre aixois d’études romanes http://etudesromanes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://etudesromanes.revues.org/1744 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Cahiers d’études romanes

Du Culte a La Culture_Los Pasos Perdidos de Alejo Carpentier

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Études littéraires

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  • Cahiers dtudes romanes18 (2008)Rites et rythmes urbains /1

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    Benito Pelegrn

    Du culte la culture, Los pasosperdidos dAlejo Carpentier................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueBenito Pelegrn, Du culte la culture, Los pasos perdidos dAlejo Carpentier, Cahiers dtudes romanes[En ligne], 18|2008, mis en ligne le 15 janvier 2013, consult le 28 novembre 2013. URL: http://etudesromanes.revues.org/1744

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  • Du culte la culture, Los pasos perdidos d'Alejo Carpentier

    Benito Pelegrn CAER (EA 854) Aix-Marseille Universit

    Plusieurs villes jalonnent le parcours du hros narrateur de ce roman, poux d'une actrice, musicologue et compositeur frustr, contraint, pour vivre, de faire de la musique de films publicitaires, mticuleusement minute et rythme. Charg d'une mission d'ethnomusicologie, trouver dans la fort amazonienne des instruments de musique primitifs, il quitte une mgapole moderne (New York) avec sa matresse franaise, pour atterrir dans une mtropole latino-amricaine en apparent dcalage chronologique culturel (il se croit au XIX e sicle). C'est le point de dpart d'un voyage l'intrieur des terres, avec ses tapes dans d'autres villes plus archaques encore, qui lui donnent l'impression d'une remonte spatiale dans le temps, dans l'histoire de la civilisation, de la musique.

    Le temps, facteur commun entre rythme et rite, est donc inscrit de multiples niveaux dans ce texte qui affecte d'ailleurs la forme d'un journal, avec ses dates presque toujours, rite et rythme personnels. Je laisse ici tout ce qui concerne le temps et le rythme au niveau musical (du grgorien la musique dodcaphonique, en passant par le favellare in armonia libr de la mesure et calqu sur le rythme de la parole). Je l'ai trait en dtail dans la Premire Partie de mon livre sur Alejo Carpentier, intitule justement Rythmes amricains et Temps press, tempo oppress .

    Pour les villes, je m'en tiens naturellement celle, moderne, du dpart et du retour, avec une incursion dans la premire ville sud-amricaine et quelques excursions rapides sur les autres. Cette dernire, mme affecte de traits modernes, est connote comme une capitale du XIX e sicle malgr sa modernit priphrique : elle pose la problmatique latino-amricaine du hros, expose le contraste rythmique avec le nord du continent. Les autres

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    villes ne font que gloser ces traits, cela dispense de s'y attarder. La dialectique carpentrienne trs systmatique entre ville et campagne relve et rnove le traditionnel topos du menosprecio de corte y alabanza de aldea l'chelle de la culture europenne et amricaine, mais, renversant les valeurs du clich latino-amricain de barbarie/civilisation qui exalte celles du progrs, travers le jugement misoniste du narrateur, il donne la primaut la nature sur la culture, en faisant presque une quivalence avec le couple d'opposs classique / baroque, ce dernier devenant chez lui comme une manation spontane de la nature amricaine, sa dfinition. Le comble de l'artifice pour quelqu'un qui veut exalter le naturel.

    I Rythme de la ville moderne

    Si le rythme contient le temps, il ne lui est pas subordonn et il n'y a pas concidence obligatoire entre le rythme (ritmo) et la mesure (compas) : battue par le mtronome, stable, elle divise le temps de faon rgulire et c'est dans son intrieur ou par dessus elle que le rythme, unit morphologique l'intrieur d'un mtre, impose sa marche, son mouvement : une mesure trois temps peut donner des rythmes trs diffrents : une valse, une polonaise, une sguedille, un bolro, un fandango, etc. Le rythme est l'ordre dans le mouvement , un certain ordre, pour nuancer ce qu'en disait Platon propos de la danse et dont Aristote signalait dj le rapport avec l'espace, ne serait-ce que dans la posie o rime, disposition formelle rgulire, est un doublet tymologique de rythme.

    Ainsi, dans la mesure battue rgulirement, 'mtronomiquement', par les smaphores de la ville, il y a un rythme, au sens tymologique une 'manire de couler', de s'couler de la foule des tempos divers, cadre rythmique gnral avec des nuances de dynamique personnelle des pitons, une pulsation (synonyme de rythme) motionnelle, physiologique et psychologique, que la musique a toujours transcrite dans son vocabulaire physique et intellectuel (andante, lento, adagio, piano, forte, allegro, vivace, presto, etc) :

    Si andari a tal paso y no a otro, es porque su andar corresponde a la idea fija de llegar a la esquina a tiempo para ver encenderse la luz verde que les permite cruzar la avenida. A veces, la multitud que surge a borbollones de las bocas del tranva subterrneo, cada tantos minutos, con la constancia de una pulsacin, parece romper el ritmo

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    general de la calle con una prisa aun mayor que la reinante ; pero pronto se restablece el tiempo normal de agitation entre semaforo y semaforo.

    C'est parce qu'il n'arrive plus s'adapter a las leyes de ese movimiento colectivo que le narrateur, revenu de la fort la fin, opte pour progresar muy lentamente , remarquant dans cette impitoyable frnsie citadine, des parenthses de lenteur, zonas de indulgencia para los ancianos, los invlidos y los que no tienen prisa . Mais les seres que descansan dans quelque recoin l'abri du flux rythmique de la rue, ont l'air de naufrags d'un temps immmorial suspendu con algo de momias paradas.

    1 Rythme architectural

    Ce rythme gnral de la ville a un dcor citadin suggr ci-dessus, esquina , avenida , calle , qui se peut transcrire en termes rythmiques.

    En effet, si l'espace peut tre sans rythme, comme une surface plane et nue, le rythme, seulement perceptible dans une dure, est forcment spatialis dans la suite d'ensembles organiss qui peuvent scander une surface en hauteur ou en largeur : colonnes, ornements, courbes, contre-courbes, traves rythmiques de Bramante - baies, pilastres et niches alternes - , fentres mlodiques de Bernini qui seront logieusement voques plus tard - au fronton suprieur rectiligne, en arc ou fronton triangulaire, etc). On dit significativement que ces lments habilement agencs font vibrer une architecture, une peinture galement. Une architecture se donne voir dans une dure et non dans l'instantanit et le rythme s'y spatialis.

    J'ai analys ailleurs les rapports entre la musique, architecture muette et l'architecture, musique visuelle, dans l'uvre de Carpentier, lui-mme musicien et architecte par ses tudes de dpart, disciplines qu'il associe toujours longuement dans sa fiction et ses essais. J'analyse d'abord ces rythmes architecturaux, signalant au passage, pour ne pas trop fragmenter les citations, les mentions relevant des rites, dont je parlerai plus spcifiquement dans une seconde partie.

    Ainsi, pench sa fentre, ce n'est pas l'harmonie rythmique de la ville qui frappe le narrateur mais son dsordre aigu, ses manques ( sin patina )

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    son excs ( demasiado escorado : 'escorzado' ?), sa dmesure ( perdido el tino ) :

    las agujas sin patina de los templos cristianos, la cpula de la iglesia ortodoxa, las grandes clnicas donde oficiaban Eminencias Biancas, bajo los entablamentos clsicos, demasiado escorados por la altura, de aquellos arquitectos que, a comienzos del siglo, hubieran perdido el tino ante una dilatacin de la verticalidad. (Cap. I, 1, p. 14)

    Mais, surtout, c'est l'atonie, la monotonie grise d'un btiment afflig d'une enfilade infinie de couloirs l'intrieur et de files affligeantes de fentres toutes pareilles l'extrieur, la morne faade sans ornement rythmique, qu'il juge et jauge : significativement, un funrarium, morbide symtrie d'une maternit frappe aussi du signe de la mort ( hurfana ). Cette monotone rptition est rapporte l'uniformit insipide de ses rapports conjugaux, mme aprs avoir fait l'amour sans enthousiasme ni fantaisie, avec une rgularit d'hebdomadaire dominical, son ironique rite rptitif de la Convivencia del Sptimo da , la regla dominical impose par ce qu'il appelle son contrato matrimonial avec une clbre actrice de thtre :

    Maciza y silenciosa, la funeraria de infinitos corredores pareca una rplica en gris - sinagoga y sala de conciertos por el medio - del inmenso hospital de maternidad, cuya fachada, hurfana de todo ornamento, tenia una hilera de ventanas todas iguales, que yo solfa contar los domingos, desde la cama de mi esposa, cuando los temas de conversatin escaseaban. (Cap. I, 1, p. 14)

    On aura remarqu la mention de lieux de culte, templos cristianos , iglesia ortodoxa , sinagoga , auxquels se peuvent rapporter la funeraria et la maternidad aux rites invitablement religieux, mme s'il y a aussi crmonie athe, et mme les cliniques profanes ritualisent leurs pratiques mdicales avec ces officiants minents dignifis par un titre religieux en majuscule, Eminencias et des vtements d'une liturgique blancheur d'une religion de la science : las grandes clnicas donde oficiaban Eminencias Biancas . On retient en passant, jouxtant la synagogue, comme axe de la symtrie antithtique et rversible entre Eros et Thanatos, le funrarium et la maternit, la salle de concert, autre lieu d'un rituel profane.

    Vision morbide, sinistre et mme sinistre son retour de la vivifiante Amazonie, de ce New York toujours innomm et anonyme, comme une

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    vaste fort de pierre condamne mort :

    A mi regreso encuentro la ciudad cubierta de ruinas ms ruinas que las ruinas tenidas por tales. En todas partes veo columnas enfermizas y edificios agonizantes, con los ltimos entablamentos clsicos ejecutados en este siglo, y los ltimos acantos del Renacimiento que acaban de secarse en rdenes que la arquitectura nueva ha abandonado, sin sustituirlos por rdenes nuevos ni por un gran estilo. (VI, 35, p. 253-4)

    Desschement, maladie, ruine et mort d'une architecture mine par la reproduction routinire : rptition sempiternelle de la 'mesure' qui a perdu le rythme vital. Ce n'est que le comps, le compas du gomtre qui donne un rsultat compass par la copie mcanique des formules anciennes vides de leur sens et l'incapacit se renouveler. Palladio et Borromini, a contrario, tant les exemples de l'inspiration et de l'invention, du rythme.

    2 Empreintes rythmiques de la ville 1 dans la ville 2

    Revenons son dpart, son vasion pour l'Amrique du Sud. L'avion est comme un trait d'union rythmique entre la mgapole moderne et la mtropole latino-amricaine et lui donne le mme sentiment de clture :

    Me senta preso, secuestrado, [...] en este encierro del avin, con el ritmo en tres tiempos, oscilante, de la envergadura. (II, 4, p. 43)

    Ici, ritmo est quivalent compas , la mathmatique mesure. Mesure et gomtrie qui se retrouvent aussi dans cette ville dont le narrateur remarque malicieusement l'impeccable plan en damier des avenidas ms cntricas , trait fondateur de l'architecture coloniale hispanique : las primeras que trazaran, a punta de espada, en el sitio mas apropiado, los fundadores de la primitiva villa (Ibid., p. 41) sous-entendant la primaut du Sud sur l'urbanisation gomtrique du Nord de l'Amrique. Et mme si, dans les faubourgs modernes, les eminentes urbanistas ont banni les palmiers, ceux-ci, repoussant avec une fantaisie bien ordonne dans les patios des maisons coloniales des avenues traces au cordeau, en soulignent et scandent ironiquement les limites et les lignes, donnant une lgitimit naturelle l'artifice architectural le plus rigoureux.

    En sorte que la monotonie arythmique de l'anonyme New York, trouve grce dans l'innomme Caracas par la vertu du manichisme mcanique du narrateur. Vue d'avion mais pense synthtiquement, la ville tropicale, qui

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    n'est pas pargne par le nivellement du progreso , est une accumulation architecturale gure diffrente des opulentes et ostentatoires capitales bourgeoises de toutes les latitudes (Ibid., p. 41).

    A la diffrence prs qu'avec la saison des pluies torrentielles, tout ce bel arroi est mis mal et subverti par la puissance des vents, la force diluvienne de l'eau et la luxuriance d'une exubrante et fantasque vgtation incontrlable sans oublier l'insidieuse corrosion d'un pollen, el Gusano qui affirment le libre rythme saisonnier d'une nature indomptable et capricieuse qui donne, selon l'auteur, la spcificit baroque, sans mesure ni ordre, de certaines villes sud-amricaines.

    Le hros dcouvre d'en haut un palais, rsidence du nuevo Presidente de la Repblica y que, por muy pocos das, [le] haba faltado de asistir a los festejos populares, con desfiles de moros y romanos, que acompaaran su solemne investidura , pittoresque rituel profane aux allures de fantaisiste procession historique qui rythme le rite lectoral d'une dmocratie.

    Autre rituel local ? Prsident investi, rvolution ou coup d'tat qui clate (Ibid., II, 6, p. 52). Je ne m'attarderai donc pas sur le bruit du combat, fusillades, canonnades, sirnes, trait ailleurs, crpitement de machines crire de journalistes dans l'htel, pouvant se transcrire en termes rythmiques, tel ce projectile qui fait tinter la cloche de la cathdrale d'un martlement sonore. Je relve encore de la plate modernit architecturale parallle celle de la ville 1 dans la scne du couloir. Ivre, le narrateur erre dans l'htel, la recherche de sa matresse, prouvant le mme sentiment accablant exprim face au funrarium de la premire ville, avec ses fentres qu'il compte, son infinit de corridors, image morbide de la rptition :

    Recorra interminables corredores sobre una alfombra encarnada con anchura de camino, ante puertas numeradas - intolerablemente numeradas - que iba contando, al paso. (Cap. II, 6, p. 61 )

    Ce n'est donc pas cette ville mais ce lieu, ce couloir, un seul chemin entre lignes parallles et numros, battant une uniforme mesure, qui le renvoie ses angoisses citadines dans la grande cit anonyme au rythme implacable impos par la montre et le calendrier, les formes mathmatiques et impitoyables du temps, social mais dshumanis, impersonnel aussi. Dans une sorte de cauchemar, il dit :

    Vuelto a una notion de colmena, me sent oprimido, comprimido,

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    entre estas paredes paralelas [...] Era como si estuviera cumpliendo la atroz condena de andar por una eternidad de cifras, tablas, de un gran calendario empotrado en las paredes - cronologa de laberinto, que poda ser la de mi existencia, con perenne obsesin de la hora, dentro de una prisa que slo serva para devolverme cada mariana al punto de partida de la vspera. (Ibid., p. 61-62 )

    J'ai montr que ce passage avec ses sries de portes chiffres sur des lignes parallles relve d'une mise en abyme mtaphorique de la musique dodcaphonique srielle, o l'abandon de la tonalit est compense par une exacerbation mathmatique du rythme, dont le hros musicien stigmatise la mode un peu plus loin.

    3 Rythmes latins : langue, architecture, temps

    Je laisse de ct les retrouvailles avec la sonorit et le rythme de la langue maternelle, celle o le narrateur a appris lire et solfier, qui entraneront plus tard des vocations de son enfance, de sa mre, de sa bonne noire, sans doute La Havane, avec ses rythmes particuliers, nanas , comptines et habaneras ou valses joues par sa mre au piano (III, 9).

    L'architecture de cette ville de l'Amrique du Sud, quand elle n'imite pas celle du Nord, semble remporter les suffrages du narrateur. Le charme dsuet d'une reprsentation, avec un faste surann, de la Lucia de Lamermoor de Donizetti, alli l'architecture ancienne, signos de hbitos y de piedras (Ibid., p. 49.), renvoie aux habitudes assumes qui font les rites sociaux, les pierres en tant le cadre rythmique ancestral.

    C'est d'ailleurs la surprise clairante d'tre pass un autre rythme qui marque son premier rveil dans cette ville tropicale, croyant entendre son rveil quotidien sur la table de nuit (Ibid., p. 45) quand il ne s'agit que du triangle d'un marchand ambulant. Avant d'entendre d'insolites et vraies cloches rituelles appelant de vrais fidles :

    A lo lejos repican las campanas de una iglesia con uno de esos ritmos parroquiales, conseguido al guindarse de las cuerdas, que ignoran los carillones elctricos de las falsas torres gticas de mi pas.

    A la hte fbrile de la grande cit moderne s'oppose et s'impose une autre faon de vivre le temps :

    Las saetas de los relojes no mostraban prisa, marcando las horas con

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    criterio propio, de campanarios vetustos y frontis municipales. (Ibid., II, p. 49)

    Ce sont les caractristiques, architecture ancestrale, rythmes apaiss et rites conservs, qui vont faire, partir de cette premire ville sud-amricaine, celles des autres cits rencontres par le voyageur. Ainsi, los Altos. La petite ville n'a qu'un clairage municipal rduit 15 lampadaires, mais, pour le hros, ils ont un rle rythmique de stations religieuses : una funcin aisladora de las luminarias de retablos, de los reflectores de teatros, mostrando en plena luz las estaciones del sinuoso camino que conduca al Calvario de la Cumbre . Les lampadaires scandent la monte de ce calvaire, le dernier, naturellement, clairant les trois croix. Il y a ainsi ceux qui clairent respectivement la Grata de Lourdes , la Cathdrale et son horloge arrte, le Couvent, mais, en chemin, il y a d'autres tapes signalant d'autres lieux de clbrations rituelles profanes, le bordel de Lola (le second), la Loge maonnique, la caserne, le mange, la statue du Pote local, d'un Caudillo cheval, du hros indien contre les conquistadors rige par les francs-maons et les communistes pour faire enrager les curs (II, 7, pp. 68-70).

    II Rythme de la nature

    Je n'en parle que parce qu'a contrario, ils dfinissent ceux de la ville moderne qu'il a fuie et va retrouver.

    Le musicien est entr dans une nouvelle tape rythmique de sa vie dont il prend conscience : le rythme de la vie (IV, 22, p. 181 ; III, 11, p. 114) et non plus celui de sa montre qu'il ne pense plus remonter. Le maniaque mesureur du temps attentif au mtronome par vocation et au chronographe par mtier , finit par lentement se laisser guider par ses pulsions, par les pulsations biologiques, par les rythmes naturels du corps, apptits ou sommeil. Sans les barres de mesure horaires marques par les aiguilles de la montre, il se trouve dans cette plaine du temps , autrement dit, musicalement, dans ce plain chant , ainsi nomm parce qu'il ignore les barres de mesure de la musique mensuraliste, libre d'entraves rythmiques et mtronomiques donc, qui ne connat pas l'esclavage de la baguette, de la mesure mcanique et arithmtique, mesur simplement par la parole pose par une libre respiration naturelle, crit en neumes , vieille notation mdivale qui signifie pneuma , c'est--dire 'souffle', 'respiration'. Chant de la liturgie chrtienne. Il observe que es todo un ritmo el que se

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    crea en las frondas , une danse des bambous et qu'aucune coreografa humana tiene la euritmia de una rama que se dibuja sobre el ciel , qu'il y a una musica prodigiosa de lo verde

    III Rites de la ville moderne

    1 Rites profanes : salon, confrence de presse, bars, muses, thtres Je commencerai par les sens figurs avant d'en venir au sens initial. Les

    rites sont la formalisation et la priodisation de codes particuliers dans une tradition, donc, une dure : un rythme. Les mots parlent d'eux-mmes : on dit saison thtrale, lyrique, musicale ; aujourd'hui, les feuilletons aussi ont leurs saisons (saison 1, 2...). Autrefois, au cinma, films en plusieurs parties, se disaient en plusieurs poques (premire poque, deuxime poque...). Le cinma a lui aussi ses festivals.

    Une socit, un groupe, un clan, un cnacle formalisent par la rptition des habitudes, des faons de faire propres. Mme profanes, ces rites de la sociabilit n'ont pas perdu un arrire-fond religieux. En effet, si le mot 'religion' signifie attention scrupuleuse , selon Cicron. selon Lucrce, il viendrait de religare, 'rassembler, recueillir', 'relier'. D'ailleurs, 'glise' vient de ecclesia , 'assemble'. Le rite resserre dont les liens, d'une bande d'amis, d'une coterie (salon Verdurin, salon Guermantes), d'un clan, d'un groupe de fidles, bref, d'une chapelle. ( capilla : 'Pequeo grupo de adictos a una persona o a una idea', RAE.)

    Mouche, c'est la Franaise dlure, la germanopratine matresse du narrateur, laquelle il est galement li par un rituel de ruptures fracassantes et de rconciliations haletantes sur l'oreiller, avec l'oreille et la bouche des mots orduriers rciproques (I, 3, pp. 28-29) comme piment de leur plaisir. Dans la mgapole, elle a cr autour d'elle une sorte de salon intellectuel et artiste, avec ses habitudes, ses habitus, un peintre, un architecte, un graveur de sons, une danseuse, etc, et une sorte de gourou. On y discute de thmes la mode en Europe, en France : existentialisme, psychanalyse (da sein), musique moderne, surralisme, ml d'sotrisme (la Kabale) et d'astrologie.

    Mouche vit d'horoscopes par correspondance et se comporte en papesse de la modernit franaise, en sympathie spontane avec qui partage les mmes valeurs qu'elle, dont sa langue, mais faisant montre de hostilidad

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    apenas se vea en contacto con algo que ignoraba los santos y seas de ciertos ambientes artsticos frecuentados por ella en Europa (II, 5, p. 48), dans d'autres lieux de clbration intellectuelle et mondaine. Cette chapelle, ces initis ont donc leurs manies, leurs signes ou consignes de reconnaissance, leurs enthousiasmes, leurs exclusions, leurs anathmes, pratiquement leurs excommunications. On les dcouvre clbrant, entre deux verres, leur hros du jour, le narrateur, dont on projette plusieurs fois le film publicitaire, pour une entreprise de pche, dont il a fait la musique que Mouche dcrte chef-d'uvre , repris en chur par les prsents mchs.

    Si le salon, son rite, et ici le rituel de la modernit, s'inscrit dans une tradition, on peut considrer qu'il y a un rite nouveau du monde moderne, de la ville moderne, par lequel le groupe resserre ses liens, sa cohsion, manifeste sa solidarit, autour, sinon d'un saint, d'une clbrit, d'un hros national : la confrence de presse.

    Deux pages trs denses (VI, 34, pp. 245-247) sont consacres celle qui salue le retour du hros, qu'on a cru perdu dans la fort amazonienne, rception organise l'aroport, mise en scne par sa femme l'actrice qui, grand renfort d'interventions mdiatiques (autre moderne rituel) a fait de sa disparition et de sa recherche une cause nationale, trs utile sa publicit personnelle et de son retour, un vnement qui mobilise des foules, avec clairs des flashes comme cierges nouveaux et la procession bien rgle et hirarchise, amis, collgues, reprsentants des autorits, directeur du journal, etc. et les curieux qui escortent le hros et sa femme vers la rception offerte par la Mairie dans les salons de l'aroport (Ibid., pp. 245-246. ). C'est la clbration mdiatique de la clbrit.

    Autres lieux de rituel urbain, culte de Bacchus, et de Vnus souvent, les bars : brasseries de Saint-Germain-des-Prs frquentes par Mouche (Flore et Les Deux Magots de l'existentialisme), allusion aux polmiques rituelles entre deux papes intellectuels (Sartre et Camus). Mais le hros citadin frquente, le plus souvent seul, dans ses errances nocturnes, des lieux aux appartements secrets o l'on abandonne aussi son nom en entrant, surtout, le Venusberg (I, I, p. 13 ; VI, 36, p. 262).

    Ce Venusberg, tir de l'opra de Wagner Tannhuser, est riche en connotations rituelles, le chevalier minnasinger tant dchir entre la religion catholique mdivale, le culte courtois de la Dame et l'rotique

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    attrait de Vnus, avec ce que supposent de libations ce culte paen et les priphrases qu'il nous a lgues : sacrifier Vnus.

    Autres lieux urbains de clbrations, les muses, leurs expositions avec leurs vernissages et leurs rites mondains et artistiques, tel celui annonant l'inauguration d'une expo d'art abstrait avec force mobiles pendant de mts ( I, 1, p. 15). Naturellement, les salles de concerts, d'opra, de thtre sont des lieux o se donnent des spectacles qui ont une origine religieuse commune, qui sacrent et consacrent aujourd'hui des artistes, des stars, des toiles, qui la gloire donne un rang au-dessus des autres hommes.

    J'ai crit autrefois un essai sur l'opra, notamment romantique, que je dfinissais comme religion de la femme avec son culte de la diva, la 'desse' avec ses mythes et ses rites. Le roman n'y droge pas puisque le spectacle de la Lucia renvoie le narrateur au souvenir d'un autre opra, Gemma di Vergy, vu un sicle plus tt par sa bisaeule havanaise dont il avait lu le rituel journal de jeune fille avec ses ptales schs entre les pages. Encore aujourd'hui, il n'est pas rare de venir l'opra avec des fleurs en dvotion pour la cantatrice, mais, au XIX e sicle, les dilettanti couvraient littralement de bouquets la scne, lanant pomes et mme bijoux, notamment la Malibran, escorte dans la rue, sa calche tire par des admirateurs. Tout un code de bonnes manires, une courtoise galanterie, rgissait ces rapports. Dans cette mtropole tropicale, la salle, avec sa vgtation de tentures pendantes en velours, ses lustres clatants, ses loges illumines, ses balcons denticuls d'or, avec son rideau de scne, donne au spectateur du nord l'illusion de dcouvrir le dcor et le dcorum d'une somptueuse clbration.

    Le public galement a son rituel mondain : ses vtements de gala, son tiquette, sa monte solennelle du majestueux escalier, ses saluts polis, ses rires de connivence d'habitus, ses accessoires, gemelos de ncar, impertinentes y abanicos de pluma . Dans ce cadre pompeux dont il gote le charme surann, les loges ornes de femmes la luxueuse lgance, corsets, dentelles, aux gnreux dcollets, aux coiffures labores, aux parfums parfois excessifs, tout cela, en somme, mme dmod pour lui, est bien un rite qu'il rsume ainsi :

    . . . ese complejo de tradiciones, comportamientos, marieras de hacer, imposible ya de remozar en una gran capital moderna, era el mundo magico del teatro, tal como pudo haberlo conocido mi ardiente y

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    plida bisabuela . (II, 5, pp. 46-47)

    Mais le rituel, c'est aussi les musiciens qui s'accordent partir du la donn par le premier violon. C'est en initi que, dans la premire ville, le hros pntre par l'entre des artistes d'une salle de concerts, arrive jusqu' la scne o se placent sur des gradins los miembros de una coral famosa por voces, selon l'ordre rituel des tessitures vocales. Une longue scne dcrit les divers pupitres, qui ont aussi leur ordre, qui s'accordent avant l'arrive du meneur de la crmonie, l'officiant, le chef d'orchestre en frac, aux gestes aussi ritualiss, qui mesure et rgne sur le temps musical, ce Medidor de su Transcurso (I, 2, pp. 17-18) qui suit plus ou moins les indications de tempo, de rythme, lgus par le compositeur. Le hros musicien est si bien conscient de la profondeur rituelle qui prlude l'excution de la musique, qu'il l'exprimera clairement en observant et coutant un harpiste indien dans une taverne :

    Hubo un silencio, y con la gravedad de quien oficia un rito, el arpista coloc las manos sobre las cuerdas, entregndose a la inspiratin de un preludiar para desentumecerse los dedos . (Ibid., p. 77)

    2 Rites religieux

    Trois femmes, trois cultes ? On apprend qu'il a pous Ruth, l'actrice divorce, par rito hereje , probablement protestant, qui fait d'elle la prototype de la WASP (white anglo-saxon protestant) si l'on considre sa propre culture chrtienne, catholique par sa mre cubaine, mme si son pre allemand descend de protestants franais et s'il a perdu la foi. Quand il s'prend de la pieuse mtisse Rosario, qu'on voit mettre des cierges pour la gurison de son pre, il a un retour de foi et manifeste quelques vellits de revenir au catholicisme. Mouche, sa matresse, professe un athisme militant comme une religion, mais se pique d'astrologie dont elle vit et s'intresse aux pratiques sotriques (la Kabbale juive) et magiques des indiens.

    Santiago de los Aguinaldos, troisime ville latino-amricaine, connotant le Moyen ge, dont le nom dit la fois rythme par la priodicit qu'implique la fte rituelle du saint, redouble par la coutume des trennes, le hros, d'abord frapp par le tympan de la cathdrale et son concert cleste dont un ange aux maracas, est surpris par un brutal roulement de tambours, et une musique de fltes. Il assiste une crmonie thtrale trange, mlant diables, danseurs voils de noir comme des pnitents

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    chrtiens, lente procession qui lui voque les mystres mdivaux, mene par un Belzbuth, llorando y plaendo devant la porte d'une glise. Les portes s'ouvrent grand pour livrer passage, dans des nues d'encens, une statue de l'Aptre Saint Jacques sur son cheval blanc, semant la panique parmi les diables, tandis que rsonne, accompagne d'instruments anciens, une hymne ancienne en plain-chant et que les cloches sonnent. La procession solennelle en cet appareil, les diables jouant les possds, les convulsionnaires tordus sous la brlure de l'eau bnite dont les asperge le pieux cortge qui, aprs en avoir fait le tour, s'engouffre enfin dans l'glise, fermant les portes deux battants. Aussitt, les diables, aprs ce rituel d'exorcisme, deviennent des bouffons qui s'gayent et gayent la ville de leurs rires et de leurs facties (III, 12, p. 119-120). On expliquera au narrateur qu'il s'agissait d'une version locale de la Fte-Dieu, le Corpus Christi. C'est dans cette ville perdue qu'il retrouve le plain chant grgorien immmorial, qu'il avait tudi autrefois.

    Le journal du hros est jalonn de quelques rites funbres. Il erre romantiquement dans un cimetire de la ville 2, regarde les vieux daguerrotypes des morts (qui rappellent l'enterrement de tel acteur de la troupe de sa femme (I, 1, p. 9) ; il s'attarde devant un monument aux morts d'un naufrage (II, 5, p. 51), rendant un vague culte mlancolique aux disparus. En dernier hommage, il ira plus tard avec une comisin de huspedes l'enterrement du malheureux Kappelmeister (II, 7, p. 72) dont il avait dcouvert la mort par une balle perdue en le voyant thtralement allong sur la grande table du hall de l'htel transformada en tumulo, con un crucifijo entre las solapas de su frac , entour de cuatro candelabres de piata (II, 6, p. 67) aux bougies allumes dans un rite funbre improvis par les prisonniers de l'htel. Ironie du sort, le Kappelmeister rptait devant une glace sa gestique de chef d'orchestre, battant la mesure pour le concert qu'il devait donner dans la ville, macabre drision, le Requiem allemand, de Brahms : comme s'il clbrait lui-mme le rituel de ses funrailles par cette messe des morts anticipe et, pour comble, aprs avoir lu, pour exhorter les voyageurs apeurs, le sublime Testament d'Heiligenstadt de Beethoven.

    Dans une autre ville, Puerto Anunciacin, un autre rite funbre, dcrit en dtail sur 4 pages (III, 14, pp. 131-135), position des hommes et celles des femmes, les miroirs voils, les fleurs, sera pour le compositeur en panne l'occasion d'approfondir thoriquement son mancipation rythmique et

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    l'abme qui spare la vie d'ici avec celle de l-bas. Il entend les litanies, les rpons des femmes durant la veille funbre du pre de Rosario, 'rosaire' en espagnol, nom qui est dj celui d'une prire psalmodie, un chapelet de quinze dizaines d'Ave prcdes d'un Pater. La psalmodie hors du temps comme de la mesure, la faon de rciter en chantonnant presque recto tono, sur une seule note, les psaumes, les prires, anticipent ses retrouvailles proches avec une respiration libre, avec l'inspiration.

    En entendant les neuf femmes, Rosario et ses surs, pleurer et dplorer le pre jusqu' l'vanouissement et la transe, le rite funraire dont il est tmoin lui parat mme remonter au-del de l're chrtienne jusqu'aux tragdies grecques et leurs imprcations dclames, non plus chant ni prire, mais parole surtout de Rosario, qui le saisit par sa beaut tragique, ses hurlements de btes, ses lamentations puis ses imprcations de mtisse Cassandre. Il songe aussitt la tragdie antique, ses pleureuses et savoure el admirable sentido dramtico du culte funbre de ces femmes qui dplorent leur mort que c'en est un plaisir culturel. Dans son journal, qui progressivement perd ses dates, il avoue que cela veille en lui un souvenir obscur d'antiques rites funraires dont nous aurions la mmoire ancestrale (III, 14, p. 133).

    Cela confirme en lui la perte du sens des rites dans le monde d'o il vient :

    Los hombres de las ciudades en que yo haba vivido siempre no conocan ya el sentido de esas voces, en efecto, por haber olvidado el lenguaje de quienes saben hablar a los muertos. [...] Al gritar que se arrojaran a la tumba del padre, las nueve hermanas cumplan con una de las ms nobles formas del rito milenario segn el cual se dan cosas al muerto . (Ibid., p. 134)

    IV Usure des rites dans la ville moderne

    1 Thtre

    Ce rite funbre archaque, paen, est pour lui du thtre antique cathartique et possde encore une fonction profonde dans cette ville perdue d'Amrique du sud, la diffrence du thtre, mme historique et commmoratif d'un meurtre politique, celui de Lincoln que joue sa femme avec un immense succs qui en a fait sa prisonnire.

    On pourrait objecter la mauvaise foi du narrateur que le thtre grec

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    antique avait perdu depuis longtemps sa fonction sacrificielle religieuse et n'tait plus qu'un rite civique profane dans la cit donnant lieu concours priodique. Aprs tout, l'assassinat de Lincoln dans un thtre o il clbrait la fin de la Guerre de Scession et l'abolition de l'esclavage, la pice succs de sa femme, pourrait aussi se mythologiser : le temps qui use les mythes anciens cristallise aussi les nouveaux.

    2 Astrologie, religion : perte de sens

    Mais dans le misonisme manichen du narrateur, la survivance de la mythologie dans l'astrologie n'en est qu'une dnaturation, une croyance superstitieuse sans doute parce que ce rite citadin dsormais est offici par Mouche qui ne sait pas reconnatre les vraies constellations, pour laquelle il va mme au Plantarium (I, I, p. 16) pour lui suggrer des ides de dcoration pour son cabinet de consultation.

    Revenu dans la ville moderne, tourdi par son rythme dont il avait perdu l'habitude, attir par le son d'un latin liturgique , il se rfugie dans une glise, regarde les fidles durant l'office, les yeux poss sur le prtre et, comme s'il tait dtenteur de toute la culture, comme s'il tait le seul possesseur de la connaissance et des canons de la beaut, conclut :

    nadie de los que ha congregado el fervor en este oficio nocturno entiende nada de lo que dice el sacerdote. La belleza de la prosa les es ajena.

    Tout autant que le message du chant grgorien, devenu inintelligible pour le peuple anonyme des villes :

    A la ininteligibilidad del texto se aade ahora, para los presentes, la de une msica que ha dejado de ser msica para la mayora de los hombres : canto que se oye y no se escucha, como se oye, sin escucharse, el muerto idioma que lo acompaa. ( VI, 35, p. 250)

    V Du culte la culture

    En somme, ce citadin trilingue, si hautement cultiv ne supporte pas le passage du culte la culture. On peut estimer heureux le passage de la barbarie la civilisation et qu'un sacrifice humain immmorial se mtaphorise en mythe de mtamorphose ou de rsurrection ou que la rituelle et transsubstantielle eucharistie condense en pain et vin, en hostie, le

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    sacrifice initial, corps et sang : quand il y a perptuation et rptition de l'acte sanglant originel au nom de la tradition, le culte se perptue mais la culture n'avance pas. On peut aussi s'amuser de telles postures finalement esthtisantes du hros et mme contradictoires quand il ironise sur les nouvelles formes de la musique moderne mais dplore, dans l'architecture l'absence de trouvailles nouvelles et la sempiternelle imitation des modles anciens.

    Les paysages amricains du sud l'enchantent ainsi que les villes, simplement par leur nouveaut ( ses yeux de touriste tranger), vierges de la carte postale et de guide de voyage car tout semble y rpondre a un modo particular de vivir ( II, 7, p. 68). Mais la ville moderne n'est-elle pas particulire et pourquoi l'hritage architectural du pass y aurait-il perdu toute signification comme il le prtend (VI, 35, p. 253) ?

    Mais, ces contradictions prs, le narrateur constate, avec l'entropie des cultes et des rites, une usure aussi de la culture travers de laquelle ils pourraient survivre. L aussi, il y a perte d'un sens que le hros ne nous donnera pas lorsque, longuement, il dplore l'inconscience collective de ces fidles ignorant le latin, propia de casi todo lo que hacen , ignorantes de la simblica milenaria de sus propios gestos : les anneaux changs, les grains de riz qu'on leur jette, la fve du gteau des Rois, les amandes du baptme, les lumires du sapin de Nol, bref de toutes ces traditions que l'homme moderne s'enorgueillit de conserver rduites al automatismo de un reflejo colectivo. (Idem).

    Au-del des sources souterraines de l'uvre, la vision de l'inluctable Dclin de l'Occident d'Oswald Spengler, et celle, nietzschenne de la Mort de Dieu, la plus visible, mme cache, est celle de Max Weber sur le dsenchantement du monde d la rationalisation, la lacisation, la scularisation des socits modernes rduites la rification scientifique. Mais l'originalit de Carpentier, pour moi, c'est de leur donner une sorte de traduction musicale dans la mesure o le hros est compositeur et musicologue qui se voit ouvertement alin, au sens marxiste du terme, par le rythme rptitif de la ville moderne en Sisyphe, mythe et allgorie de Camus presque ouvertement revendique de l'homme absurde d'aujourd'hui condamn la sempiternelle rptition :

    Subiendo y bajando la cuesta de los das, con la misma piedra en el hombro [...] Pero evadirse de esto [...] era tan imposible como tratar

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    de revivir, en estos tiempos, ciertas gestas de herosmo o de santidad.

    Ainsi, cette entropie, cette usure des rites, est-elle due cette mcanique rptition dont son mtier est une illustration facile sur laquelle je ne reviens pas. Il est vou aux mcaniques rptitions et habitudes, prisonnier du temps qui tourne et se rpte inluctablement, ternel retour du mme o seule une ride de plus chez sa femme, une bougie de plus sur son gteau d'anniversaire l'immuable got, au milieu des mmes gens chantant en chur la mme rengaine, semblent marquer une variation. Le mtier de sa femme accentue sans doute ce sentiment :

    mi esposa se dejaba llevar por el automatismo del trabajo impuesto, como yo me dejaba llevar por el automatismo de mi oficio.

    Femme toujours en tourne, enferme dans sa prisin de tablas , prisonnire du succs d'une pice, vieillissant avec ses comparses dans les mmes costumes de scne. Mais il y a l'vidence existentielle de l'usure implacable du temps, l'exprience personnelle et conjugale, rduite l'ironique rite et rythme de la Fornicacin del Sptimo Da qu'il extrapole au monde grgaire de la fourmilire humaine anonyme, soumise au nombre, au comptable, et au rythme martel sur les tambours des galres par le garde-chiourme de la ville moderne :

    Habamos cado en la era del Hombre-Avispa, del Hombre-Ninguno, en que las almas no se vendan al Diablo, sino al Contable o al Cmitre.

    Mais, au-del d'un rousseauisme parfois naf, cette nostalgie d'une tymologie smantique perdue des mythes et des rites, cette exaltation d'un primitivisme qui est aussi une tendance culturelle la mode de son temps, cette dploration, qu'il faut bien dire culturelle, mes yeux, semble apporter une solution, qui est mon credo : si le culte devient une culture, la seule faon ici-bas, de renchanter le monde, c'est de faire de la culture, un culte, une religion.

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