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Revue du bureau de Stratégie et de Défense – Numéro 1 / novembre 2019 - 1 - DÉFENSE EUROPÉENNE : UNE NÉCESSITÉ GÉOSTRATÉGIQUE Par Thomas Estève-Robert, étudiant à Sciences Po Lyon REMERCIEMENTS Je tiens à remercier chaleureusement tous les membres du Bureau de Stratégie et de Défense pour leur soutien et leurs relectures attentives tout au long de la rédaction de cet article. SOMMAIRE INTRODUCTION ............................................................................................................................. - 1 - UNE EUROPE DE LA DEFENSE, MAIS POUR QUOI FAIRE ? ........................................... - 4 - CHINE ET RUSSIE : PUISSANCES « REVISIONNISTES » .................................................. - 6 - o Une Russie revancharde …....................................................................................... - 6 - o … mais aux perspectives limitées .......................................................................... - 6 - o La Chine : Une superpuissance en devenir …..................................................... - 7 - o … et une menace pour l’UE ? ................................................................................... - 8 - DES ÉTATS-UNIS PLUS DISTANTS ....................................................................................... - 10 - o La crise de l’appareil militaire américain.......................................................... - 10 - o La crise de l’identité géopolitique américaine ................................................. - 10 - o Le recentrage américain sur l’Asie et la divergence Atlantique................. - 11 - o L’Europe seule face aux soubresauts du Moyen-Orient .............................. - 12 - QUELLES OPTIONS POUR UNE AUTONOMIE EUROPÉENNE ? ..................................... - 14 - o La convergence des industries de défense ...................................................... - 14 - o Patriotisme économique en matière militaire ................................................. - 15 - o Construire l'Europe de la défense, déconstruire l'Otan ? ............................. - 16 - CONCLUSION : DÉCIDER ET AGIR DANS UN MONDE INCERTAIN ............................... - 17 -

DÉFENSE EUROPÉENNE : UNE NÉCESSITÉ GÉOSTRATÉGIQUE · 2019. 10. 8. · Revue du bureau de Stratégie et de Défense – Numéro 1 / novembre 2019 - 3 - faisant, tant ue la biue

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Revue du bureau de Stratégie et de Défense – Numéro 1 / novembre 2019 - 1 -

DÉFENSE EUROPÉENNE : UNE NÉCESSITÉ GÉOSTRATÉGIQUE Par Thomas Estève-Robert, étudiant à Sciences Po Lyon

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier chaleureusement tous les membres du Bureau de Stratégie et de Défense pour

leur soutien et leurs relectures attentives tout au long de la rédaction de cet article.

SOMMAIRE

INTRODUCTION ............................................................................................................................. - 1 -

UNE EUROPE DE LA DEFENSE, MAIS POUR QUOI FAIRE ? ........................................... - 4 -

CHINE ET RUSSIE : PUISSANCES « REVISIONNISTES » .................................................. - 6 -

o Une Russie revancharde … ....................................................................................... - 6 -

o … mais aux perspectives limitées .......................................................................... - 6 -

o La Chine : Une superpuissance en devenir … ..................................................... - 7 -

o … et une menace pour l’UE ? ................................................................................... - 8 -

DES ÉTATS-UNIS PLUS DISTANTS ....................................................................................... - 10 -

o La crise de l’appareil militaire américain .......................................................... - 10 -

o La crise de l’identité géopolitique américaine ................................................. - 10 -

o Le recentrage américain sur l’Asie et la divergence Atlantique................. - 11 -

o L’Europe seule face aux soubresauts du Moyen-Orient .............................. - 12 -

QUELLES OPTIONS POUR UNE AUTONOMIE EUROPÉENNE ? ..................................... - 14 -

o La convergence des industries de défense ...................................................... - 14 -

o Patriotisme économique en matière militaire ................................................. - 15 -

o Construire l'Europe de la défense, déconstruire l'Otan ? ............................. - 16 -

CONCLUSION : DÉCIDER ET AGIR DANS UN MONDE INCERTAIN ............................... - 17 -

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L’Europe de la défense n’est pas une idée neuve. Il s’en était en effet fallu de 50 voix de

parlementaires français pour que n’éclose pas dès 1954 une réelle armée européenne possédant un

uniforme commun et placée sous commandement de l’OTAN. Il est intéressant de remarquer qu’il y a

65 ans, 10 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce projet de Communauté Européenne de

Défense (CED) allait bien plus loin dans l’interpénétration des outils militaires des pays de la CEE d’alors

que tous les projets proposés depuis. Signe des temps, la tutelle otanienne du projet inscrivait

clairement cette initiative dans un bloc atlantiste supervisé par la superpuissance américaine, quand

aujourd’hui les velléités d’intégration européenne en matière de défense sont plutôt pour les Européens

un moyen de regagner une souveraineté militaire vis-à-vis d’une Amérique en crise existentielle dont la

politique et la diplomatie laissent de plus en plus circonspectes les nations du vieux continent.

L’alignement des planètes propice à une intégration européenne post-seconde guerre mondiale prit fin

rapidement à la suite du refus français. Durant la guerre froide, l’OTAN agit ainsi comme un organe de

supervision souple, capable de coordonner une éventuelle entrée en guerre face à la menace soviétique

et s’assurant du maintien d’une certaine cohérence technico-doctrinale entre les armées du bloc. À côté

de cela, chacun était laissé à sa « tambouille » interne, gérant ses armées comme bon lui semblait. A

fortiori, l’arrivée en France du souverainisme gaullien (qui sortit du commandement intégré de l’OTAN

en 1966) contribua à faire des questions militaires une chasse gardée absolue des états membres de la

CEE, la construction européenne évitant soigneusement le sujet pour privilégier l’intégration

économique.

Ce n’est que bien plus récemment que la question de la sécurité est revenue sur la table des projets

européens par le volet diplomatique après un timide mécanisme de Coopération Politique européenne

(CPE) mis en place en 1970 et chargé de favoriser le dialogue des pays de la CEE sur les questions

diplomatiques. En effet, en 1992, dans la foulée du traité de Maastricht qui crée l’Union européenne

(UE), cette dernière se dote d’une « Politique étrangère de Sécurité commune » qui constitue l’un des

trois piliers de la nouvelle entité. Cette dernière s’incarne principalement par la création d’un poste de

« Haut-Représentant », sorte de Ministre des Affaires étrangères de l’Union dont les fonctions furent

élargies par le traité de Lisbonne en 2009. De facto, le volontarisme affiché par les traités fut

relativement symbolique. Les cas de l’invasion de l’Irak en 2003, où l’union s’est scindée entre le camp

de ceux qui ont accompagné l’intervention américaine (Royaume-Uni, Pologne, Espagne) et le camp de

la paix (France, Allemagne) illustre que la réalité diplomatico-militaire est restée très largement

nationale.

Quelque part, cela apparaît comme somme toute logique. Si l’on considère la fenêtre de tir de

l’immédiat après-guerre comme conjoncturelle au sein d’un continent alors traumatisé par les armes,

on remarquera que les réalités nationales n’ont fait que de réapparaître progressivement. En admettant

que la guerre soit, ainsi que le disait Clausewitz « la continuation de la politique par d’autres moyens »,

alors l’outil militaire qui la permet est le bras de la diplomatie d’un état souverain. Ainsi, donner une

armée à une Union européenne sans unité politique ni diplomatique reviendrait à doter d’une armée

un non-état qui ne pourrait par définition l’utiliser pour affirmer une souveraineté qu’il n’a pas. Se

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faisant, tant que la brique élémentaire et principale de la souveraineté demeure l’État-nation, il semble

évident que ce dernier reste le détenteur souverain de son armée1.

Pour créer une véritable armée européenne intégrée et mutualisée qui obéirait à un hypothétique

gouvernement de l’UE, il faudrait en somme faire de cette dernière un état fédéral souverain à la

diplomatie unifiée, reléguant les États-nations à un statut « régional ».

S’il n’entre pas dans le cadre de cet article d’analyser en détail les possibilités d’accomplissement d’un

projet fédéral européen sur le long-terme, bornons-nous à constater que son avenir à court terme

semble largement compromis, et qu’il est peu probable de le voir émerger à une échéance de 10 ou 15

ans. Ce faisant, il est tout aussi peu probable, et non souhaitable comme nous l’avons vu, qu’une

intégration européenne en termes de défense porte atteinte de manière décisive à la souveraineté

militaire de jure ou de facto des états membres.

Est-ce donc à dire qu’il faut enterrer toute possibilité d’Europe de la Défense ? L’objet de cet article est

précisément de défendre l’idée que, pour autant, un approfondissement des liens diplomatiques,

industriels et doctrinaux au sein de l’UE est nécessaire et possible. Dans un XXIe siècle marqué par le

retour d’états-puissance comme la Russie et la Chine, et alors que les liens militaro-diplomatiques entre

Europe et Amérique sont distendus, l’Europe doit acquérir une véritable autonomie géostratégique. A

plus forte raison, un rapprochement industriel est nécessaire pour pérenniser la souveraineté

européenne en matière d’armement, avec en ligne de mire un modèle d’armée soutenable dans un

contexte économique contraint.

1 Cela implique d’ailleurs sans doute de rester très modéré face aux envies de mutualisation des moyens entre

pays. Imaginons par exemple que la France et l’Allemagne, pays souverains, décident de mutualiser la

maintenance de leurs hélicoptères. Ainsi les régiments de techniciens deviennent des ensembles parfaitement

intégrés comprenant des soldats français et allemands imbriqués intimement. Demain, alors qu’une crise éclate

quelque part sur le globe, la France décide d’intervenir. Naturellement, pour mener à bien sa mission, l’Armée

française a besoin de ses hélicoptères. Or, le gouvernement allemand, lui, fidèle à sa politique non

interventionniste à l’international, refuse catégoriquement de s’engager. Ce faisant, il refuse également que tout

soldat allemand participe à des opérations. Le régiment de maintenance des hélicoptères est alors inopérant, les

hélicoptères du même coup aussi, et la France ne peut finalement intervenir comme elle le souhaitait. Une

mutualisation des moyens (armée) sans mutualisation de la direction de ces moyens (diplomatie) est une perte de

souveraineté globale.

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UNE EUROPE DE LA DÉFENSE, MAIS POUR QUOI FAIRE ?

Penchons-nous un instant sur l’état global des armées européennes. En 2016, les dépenses combinées

de tous les pays de l’union atteignaient 252,7 milliards de dollars, loin derrière les États-Unis (650

milliards), mais devant la Chine (entre 150 et 250 milliards de dollars), et largement devant la Russie (60

milliards) ou l’Inde (50 milliards). Même en soustrayant le budget britannique (50 milliards), l’Union

européenne est ainsi dotée du 2e ou 3e budget militaire mondial2.

Pourtant, du fait du fractionnement des états, les capacités globales en terme militaire de l’Union ne

reflètent pas cette apparente abondance de moyen financier. Au-delà des comparaisons purement

comptables du nombre d’avions, de chars ou de militaires dont la pertinence est plus que discutable, il

est plus intéressant de constater qu’aujourd’hui, seules la Grande-Bretagne et la France disposent d’un

outil militaire capable de répondre à l’ensemble du spectre de menace et surtout d’intervenir à

l’étranger de manière (presque) autonome. Si l’on exclut de l’équation une Grande-Bretagne bientôt

sortie, il faut admettre que la capacité de l’Europe à agir en dehors de ses frontières pour protéger ses

intérêts est quasi nulle.

Cela fut aggravé par les politiques massives de réduction des crédits militaires depuis les années 90 dans

un contexte de dividendes de la paix, avec des budgets de la Défense tournant dans de nombreux pays

autour d’à peine 1,20% du PIB. Ceci, conjugué à une professionnalisation remplaçant la conscription par

des armées de haute technologie dans un contexte d’équipements de plus en plus couteux3 a conduit

à une réduction spectaculaire du format des forces4, réduits dans certains pays à une armée de métier

« minimale » voir quasi symbolique, avec certes des matériels souvent récents voir derniers cris et des

soldats plutôt bien armés, mais en nombre échantillonnaires5.

L’on pourrait se dire qu’après tout, ce n’est pas dramatique. Les pays européens sont pacifistes dans

leur politique étrangère, les menaces sont faibles et, lorsque malgré tout une crise sérieuse éclate

2 Tous les chiffres viennent du rapport L’année stratégique 2019 l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). A noter qu’on peut trouver des divergences de chiffres de l’ordre de 10 à 20% selon les sources. Cela vient des méthodes de calcul (prise en compte ou non des pensions aux anciens combattants, des polices sous statut militaire, etc.). A fortiori, dans le cas de la Chine, le budget réel est difficile à estimer du fait de l’opacité du gouvernement chinois. Enfin, il faut noter que la comparaison brute présente certaines limites : du fait des différences de coût de la vie selon les pays, à compétence et équipement similaire, un soldat chinois ou russe coûte moins cher qu’un soldat américain ou danois. Il en va de même pour tous les matériels militaires : Avions, Chars, Navires, etc. 3 Voir l’excellent rapport de l’IFRI sur l’explosion des coûts militaires : Sophie Lefeez, « toujours plus chers ? Complexité des armements et inflations des coûts militaires », Focus stratégique, n°42, février 2013. 4 Pour le cas français de fonte des effectifs à iso budget, illustration par l’article de l’IFRAP de mars 2018 : « Combats de haute intensité, où en sommes-nous ? » 5 Pour la seule période de 2006 à 2015, le nombre de militaires total au sein de l’UE est passé de 1,83 à 1,38 million, soit une baisse de 25% en seulement 9 ans. European Defence Agency, defense data 2006-2016, p. 16

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(comme l’essor de Daech en Irak-Syrie en 2014), une participation symbolique à côté de l’armada

américaine suffit. Le Danemark, le Portugal ou la République Tchèque semblent ainsi par exemple ne

pas avoir d’intérêt évident à posséder un outil militaire capable d’agir sérieusement à l’étranger face à

des menaces qui, au pire, seront prises en charge par d’autres (comprendre : les États-Unis).

Penser l’avenir de la Défense européenne, c’est donc tout d’abord s’interroger sur sa nécessité et son

périmètre d’action : Quels sont les intérêts stratégiques communs des pays de l’UE ? Quelles sont les

menaces probables auxquelles devront faire face ces pays ? Quels moyens leur seront nécessaires ?

L’Amérique sera-t-elle toujours cet allié stratégique évident aux moyens militaires illimités assurant la

protection du continent européen ? Quid de la Russie ? Menace existentielle ou partenaire ? Et la

Chine ? Future superpuissance à volonté hégémonique ? En clair, dans quel monde l’Europe sera-t-elle

amenée à évoluer ?

En 2003, le document de la Stratégie européenne de Sécurité6, feuille de route stratégique publiée sous

l’autorité du Haut-Représentant dans le cadre de la PESC, offrait pour la première fois une réflexion

stratégique sur les enjeux auxquels l’UE devait faire face. A l’époque, le ton était pour le moins

optimiste, le texte parlant d’une « période de paix et de prospérité sans précédent » dans son

introduction. Si l’accent est mis, 2 ans après le 11 septembre, sur la menace terroriste et les

engagements humanitaires de l’UE en Afrique et dans les Balkans, aucun acteur étatique n’est identifié

comme menaçant pour l’Union. Les États-Unis sont vus comme un partenaire évident de l’Europe, le

document expliquant que « la relation transatlantique est irremplaçable » et évoquant un lien entre

Europe et États-Unis capable de « constituer une formidable force au service du bien dans le monde ».

La Russie est citée sous les traits d’un partenaire potentiel et la Chine, qui vient de rentrer dans l’OMS,

est à peine évoquée.

Autant dire donc que, presque vingt ans plus tard, le contexte global apparaît comme bien différent.

6 Le document complet est disponible ici : https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/031208ESSIIFR-3-2cle06292e.pdf

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CHINE ET RUSSIE : PUISSANCES « RÉVISIONNISTES »

La réapparition de rivaux étatiques majeurs animés par une volonté de puissance tranche en effet

radicalement avec le contexte de « fin de l’histoire » issue de l’immédiat après-guerre froide et

constitue peut-être la rupture la plus visible avec la situation décrite dans le rapport de 2003.

UNE RUSSIE REVANCHARDE …

La Russie, en premier lieu, redevient un acteur stratégique majeur après une décennie 90 noire marquée

par l’effondrement économique du pays7 consécutif à la fin du communisme et à la conversion à marche

forcée du pays à l’économie de marché. La présidence de Vladimir Poutine, depuis 2001, est marquée

par une volonté de restauration du prestige diplomatique d’un pays qui a vécu la fin de l’URSS et

l’effondrement de son « empire » comme une profonde humiliation. Appuyée sur un certain consensus

populaire8 vis-à-vis de cette remontée en puissance géopolitique et portée par une économie qui a

repris des couleurs dans les années 2000, la Russie entend reconquérir son précarré, assoir sa crédibilité

et peser comme puissance majeure capable de défendre ses intérêts. Si la Russie avait gardé l’habitude

d’interventions très musclées de ses forces armées pour défendre son intégrité territoriale en

Tchétchénie ou en Géorgie 9 , la décennie 2010 marque le retour d’un interventionnisme russe à

l’extérieur de ses frontières, en soutien à Bachar El-Assad en Syrie ou via la pratique d’une guerre

hybride dans l’Est de l’Ukraine, s’appuyant sur les minorités russes de la région.

… MAIS AUX PERSPECTIVES LIMITÉES

La Russie, servie par des dirigeants compétents et une stratégie géopolitique cohérente, est donc

capable de coups d’opportunités sur la scène internationale en exploitant les atermoiements de ses

adversaires comme en Syrie et en Ukraine. Elle n’en reste toutefois pas moins un pays au PIB nominal

inférieur à celui de l’Italie, à la démographie chancelante et au niveau de vie stagnant. Même son outil

militaire, tant vanté, est vieillissant par bien des aspects en dépit d’une industrie de pointe héritée de

l’URSS, et son budget militaire la place derrière des pays comme la France ou l’Inde. Ainsi, l’armée russe

apparaît comme un patchwork regroupant d’une part un matériel encore nombreux mais très

vieillissant issu de l’ère soviétique et de quelques équipements de pointe mais dont le budget militaire

restreint ne permet pas l’acquisition dans de grandes quantités. En clair, la Russie n’a pas les

7 L’espérance de vie chute ainsi de 5 ans entre 1989 et 1994 et le PIB/hab dégringole de moitié. Voir Gouline, Konstantin, et Vladimir Iline. « Le niveau de vie en Russie 1991-2004. Des inégalités croissantes », Le Courrier des pays de l'Est, vol. 1051, no. 5, 2005, pp. 42-56. 8 Veronika Dorman, « Syrie, la victoire cathodique de Vladimir Poutine », Libération, 14 octobre 2015 9 1ères et 2e guerres de Tchétchénie entre 94 et 96 et 99 et 2000 / Guerre d’Ossétie du Sud en août 2008.

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caractéristiques structurelles d’une superpuissance sur le long terme. Ce faisant, en dépit de toute la

volonté du monde de ses dirigeants, ses capacités de nuisance réelles face à une Europe unie demeurent

assez faibles. I

Quelque part, en adoptant une vision purement cynique, il est même possible de voir le retour de cette

agressivité russe comme une formidable opportunité pour l’Europe. Car si les ambitions de cette Russie

revancharde vis-à-vis des états baltes et de l’est de l’Europe 10 mettent l’Union dans l’obligation

d’assumer ses responsabilités, c’est aussi une occasion historique de démontrer la crédibilité de l’unité

diplomatique et militaire européenne. A fortiori, cette Russie diminuée est clairement gérable par

l’Europe seule et constitue un défi « à taille européenne », par opposition avec le danger mortel

représenté jadis par la superpuissance soviétique qui justifiait de se réfugier derrière le bouclier

américain.

LA CHINE : UNE SUPERPUISSANCE EN DEVENIR …

Tout à l’inverse de la Russie, la Chine affiche quant à elle clairement un profil de superpuissance. Ayant

rompue avec le communisme économique traditionnel au profit d’un modèle mixte associant libre-

échange et capitalisme d’état, son PIB, qui a déjà dépassé celui américain à parité de pouvoir d’achat,

deviendra le premier mondial dans les années 202011. Sa vaste population de 1 milliard 400 millions

d’individus a connu une augmentation exceptionnelle de son niveau de vie au cours de deux décennies

de croissance à deux chiffres. « L’usine du monde » comme on l’a longtemps appelée voit ainsi naître

en son sein une vaste classe moyenne qui nourrit sa demande intérieure et la rend moins dépendante

de ses exportations. Surtout, la Chine voit une montée en gamme de son industrie, rivalisant de plus en

plus avec les occidentaux dans les secteurs de hautes-technologies12.

Ce marché intérieur florissant qui aiguise l’appétit des multinationales du monde entier participe aussi

indirectement à la naissance d’un soft-power chinois, les produits culturels à vocation mondiale (les

films notamment) étant de plus en plus marketés pour plaire au public chinois13.

Appuyée sur un parti communiste tenant le pays d’une main de fer avec un modèle de société

autoritaire qui ne semble pour l’instant pas remis en cause au sein de la population, la Chine se fait aussi

10 Voir Franck Berteau, « États baltes, la peur de l’invasion », Arte, 5 mai 2015 11 Nicolas Gallant, « La Chine pourrait devenir la première économie mondiale dès les années 2020 », Capital.fr, 25 juillet 2018 12 Frédéric Lemaître, Simon Leplâtre, « Avec les nouvelles technologies Made in China 2025, Pékin rêve d’autarcie », Le Monde, 27 janvier 2019 13 Exemple avec Top Gun 2, suite du mythique film de guerre de 1986 qui sortira en 2020. La veste du héros principal a été modifiée discrètement par rapport au premier film pour supprimer les emblèmes de Taïwan et du Japon afin de ne pas déplaire au public et aux autorités chinoises. Ce cas, pour anecdotique qu’il soit, illustre bien l’autocensure dont peut faire preuve l’industrie culturelle pour plaire à Pékin et aux consommateurs chinois.

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pionnière dans les techniques de surveillance de masse, faisant usage de méthodes et de technologies

de répression dignes d’une dystopie à l’encontre de ses minorités tibétaines et ouïghoures14.

Surtout, l’Empire du Milieu nourrit une ambition géopolitique dévorante sous l’impulsion du président

Xi Jinping, en place depuis 2012. Ce dernier, que certains observateurs surnomment désormais «

l’Empereur », a progressivement resserré l’étau du Parti sur la société après des années de relatif

relâchement du contrôle politique tout en renforçant son propre pouvoir personnel. Xi Jinping assume

une rhétorique nationaliste au service d’un expansionnisme politique et militaire qui tranche avec la

prudence et la modération qui caractérisaient traditionnellement la diplomatie chinoise. Sous sa

présidence, le budget militaire chinois atteint désormais la moitié de celui américain et les chantiers

navals militaires chinois sortent l’équivalent en tonnage de la Marine française tous les 48 mois15. La

Chine entend profiter de cette puissance maritime pour contester la suprématie américaine en la

matière et faire de la mer de Chine un espace acquis où nul ne pourra contester son hégémonie.

Le pays revendique ainsi la souveraineté d’îlots de plus en plus lointains, bien au-delà de ce que lui

accordent les traités et accords de délimitations internationaux, et qu’il militarise en y déployant des

batteries de missiles et des radars. Cette politique du fait accompli dans la prise de contrôle de confettis

de terre ferme au milieu de l’océan ne manque pas de provoquer de vives tensions avec les pays voisins

qui s’inquiètent de la posture de plus en plus offensive de la Chine à mesure que sa puissance

augmente16.

La Chine emploie aussi sa formidable puissance économique et ses marges budgétaires considérables

pour financer de vastes projets d’infrastructures (ports, routes, voies ferrées, etc.) à l’étranger, le tout

dans le cadre de la politique globale de développement des « nouvelles routes de la soie »17.

Ces financements de grands travaux à l’étranger permettent à la Chine de développer rapidement son

influence diplomatique, lui assurant un maillage de ses routes commerciales par des infrastructures

portuaires et ferroviaires concédées à ses entreprises d’État, voir directement sous son contrôle lorsque

les pays concernés ne peuvent pas rembourser les prêts consentis.

… ET UNE MENACE POUR L’UE ?

Si cette politique étrangère concerne surtout des pays émergents d’Asie et d’Afrique, l’Union

européenne n’est pas épargnée. En témoigne l’accord signé entre la Chine et l’Italie le 23 mars dernier.

La Chine financera ainsi entre autres la rénovation des ports de Trieste et de Gênes en échange d’une

prise de participation à hauteur de 49% dans les entreprises gérant ces concessions portuaires. Cet

14 Sébastien Seibt, « Comment Pékin organise la surveillance 2.0 des Ouïghours », France 24, 18 février 2019 15 Vincent Groizeleau, « La chine conforte sa position de seconde flotte mondiale », Mer et Marine, 6 février 2019 16 Voir l’excellent dossier de l’IRIS : « Les défis sécuritaires en mer de Chine méridionale » : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2017/10/Asia-Focus-47.pdf 17 Pour une analyse détaillée de la stratégie des routes de la soie : Vicenty, Christian. « Les nouvelles routes de la soie : ambitions chinoises et réalités géopolitiques », Géoéconomie, vol. 81, no. 4, 2016, pp. 133-158.

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accord, signé en « cavalier seul » par le duo Salvini-Di Maio a provoqué l’ire de nombreux pays

européens. Les principales chancelleries d’Europe considèrent en effet que face à la menace que

représentent les offensives économiques chinoises, l’Europe doit se montrer unie, d’autant que

nombreux sujets opposent l’Union et la Chine.

Au-delà de la traditionnelle question des droits de l’homme, ce sont évidemment surtout des tensions

économiques qui animent les relations entre les deux géants. L’Europe reproche notamment à la Chine

la dissymétrie de l’ouverture de leurs marchés respectifs. Ainsi, si 90% des marchés publics européens

sont ouverts aux entreprises chinoises, la réciproque n’est pas vraie18. De même, la porosité entre

entreprises et État du côté chinois rend souvent problématique les investissements chinois en Europe.

« Les investissements américains en Europe ont un but commercial, ceux des Chinois visent à faire main

basse sur nos technologies » résume un fonctionnaire européen19. Cela pose de nombreux problèmes

de sécurités dans le secteur clé, comme l’illustre le cas de l’entreprise de télécom chinoise Huawei dans

le cadre de du déploiement de la 5G : les Européens (comme les américains) soupçonnent à juste titre

la compagnie, qui entretient des liens étroits avec l’État chinois, de permettre aux services de

renseignements de l’Empire du Milieu d’accéder à ses réseaux et bases de données 20 . Dans ces

conditions, de nombreux pays européens ont d’ores et déjà exclu l’entreprise des appels d’offres.

Autres cas problématiques sont les subventions cachées de l’État chinois à son secteur secondaire. Le

cas de l’acier avait agité l’actualité en 2017. En effet, ces subventions permettent aux producteurs

chinois de baisser les prix au-delà de tout coût de revient, le tout afin d’asphyxier et de tuer toute

concurrence internationale. Face à cela l’Europe avait réagi vigoureusement avec des mesures anti-

dumping.

Jean-Claude Juncker, futur ex-Président de la Commission européenne, résumait en mars dernier « la

Chine est à la fois un concurrent, un partenaire, un rival ».

On le comprend, les tensions entre la Chine et l’Europe sont pour le moment très majoritairement

d’ordres commerciales. Contrairement aux États-Unis, les pays européens ne possèdent pas d’enjeux

vitaux dans la région pacifique où se concentre l’expansion militaire chinoise. Toutefois, le cas Huawei

doit nous rappeler que la souveraineté et la sécurité militaire de l’Europe sont aussi une question de

sécurité des données et des infrastructures, domaine où l’espionnage et les entreprises chinois sont

très actifs. A fortiori, dans une optique d’interpénétration croissante des outils et informations militaires

entre pays européens, toute faille nationale peut menacer l’intégralité des pays de l’Union. Il convient

donc de coordonner nos décisions sur des questions stratégiques comme celles liées aux infrastructures

internet et de ne faire preuve d’aucune naïveté vis-à-vis des méthodes chinoises.

18 Derek Perrotte, « Marchés publics : la Commission européenne veut riposter face à la Chine », Les Échos, 18 mars 2019 19 Jean Quatremer, « Chine, quand l’Europe se réveillera… », Libération, 25 mars 2019 20 Julien Lausson, « L’Europe observe avec attention les risques autour de la 5G et Huawei », Numerama, 24 Juillet 2019

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DES ÉTATS-UNIS PLUS DISTANTS

Si l’Europe de l’Est affiche, comme on l’a vu, sa nervosité face à la menace russe, c’est aussi que le

traditionnel allié américain apparaît plus distant en dépit des mesures de réassurances prises dans le

cadre de l’OTAN en 2014. La superpuissance états-unienne, garante de l’Europe de l’Ouest face à l’Ours

soviétique durant la guerre froide21 semble désormais nettement plus frileuse à assumer la protection

du vieux continent. En effet, le lien transatlantique, si fort depuis 1945 et encore rappelé dans des

termes élogieux dans le rapport de 2003 s’est considérablement érodé en ce début de XXIe siècle. S’il

serait fastidieux de faire l’inventaire des étapes de cette fragilisation, évoquons les 3 piliers de cette

dislocation : la remise en cause du leadership américain, la crise d’identité américaine menant à la

tentation isolationniste et enfin la divergence croissante des intérêts géostratégiques entre Europe et

Amérique.

LA CRISE DE L’APPAREIL MILITAIRE AMÉRICAIN

En premier lieu, les guerres moyen-orientales des USA en Irak et en Afghanistan ont abouti à des

bourbiers géopolitiques inextricables où les États-Unis se sont révélés impuissants à emporter la

décision malgré leurs moyens considérables. Maya Kandel dans son livre Les États-Unis et le Monde22

parle ainsi d’une décennie 2000 où la conjugaison des échecs irako-afghans et du krach boursier de

2008 ont abouti à une « triple crise de la politique étrangère » américaine : « Crise de légitimité, crise de

crédibilité, crise de moyens [qui vont] de pair avec une crise d’identité ». Ces trois crises qui réduisent les

marges de manœuvre américaines en termes de politique étrangère dans un contexte de faillite de l’

« american way of war »23.

LA CRISE DE L’IDENTITÉ GÉOPOLITIQUE AMÉRICAINE

Deuxième point, cette crise d’identité qui en découle fonde une redéfinition du rapport qu’entretient

la société américaine avec elle-même et, in fine, avec le reste du monde. Échecs extérieurs et problèmes

socio-économiques intérieurs ont fait rentrer les États-Unis dans une phase de doute profond où, pour

la première fois depuis longtemps, ils ne sont plus certains de la supériorité de leur mode de vie ni de

leur destinée manifeste ; encore moins du bien-fondé de leurs velléités messianiques en politique

étrangère. Cette crise d’identité de la nation américaine aboutit depuis la présidence Obama à un

21 Allant jusqu’à stationner 400 000 soldats sur le continent européen au plus fort des tensions entre les deux blocs. Voir l’évolution du nombre de troupes américaines en Europe depuis 1945 : https://bit.ly/2nLC2OM 22 Maya Kandel, Les États-Unis et le monde, de George Washington à Donald Trump, Paris, Perrin, 2018, 193 pages

23 Voir à ce propos le très bon papier de Michel Goya : Goya, M. (2007). Dix millions de dollars le milicien: La crise du modèle occidental de guerre limitée de haute technologie. Politique étrangère, printemps(1),pages 191-202.

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certain désengagement américain teinté d’isolationnisme, avec l’idée de « reconstruction intérieure »24

de l’Amérique.

Dans ce contexte, la plupart des candidats à l’élection présidentielle de 2016 ont défendu des positions

en rupture vis-à-vis de la politique étrangère traditionnelle de l’Amérique. Du camp républicain à celui

démocrate, un Donald Trump comme un Bernie Sanders ont appelé tous deux à un désengagement

américain du monde – certes avec des justifications différentes. Ce relatif unanimisme (où Hillary

Clinton, sur une ligne néoconservatrice traditionnelle faisait exception) fait écho à un sentiment global

de lassitude vis-à-vis des guerres de la part de l’opinion publique américaine. Dans ce contexte, l’appui

américain à l’Europe apparaît plus incertain, moins automatique, et les sorties furieuses de Donald

Trump sur un éventuel (quoiqu’improbable) retrait des États-Unis de cette « OTAN qui coûte trop

cher », ou ses appels répétés aux Européens à « payer pour leur propre sécurité »25 soulignent cette

volonté de mise en retrait américain vis-à-vis de la protection du Vieux Continent.

LE RECENTRAGE AMÉRICAIN SUR L’ASIE ET LA DIVERGENCE ATLANTIQUE

Enfin, et cela constitue peut-être le facteur le plus impactant des relations européo-américaines sur le

long terme, il est probable que les intérêts géopolitiques respectifs des États-Unis et de l’Europe

divergent fortement à l’avenir sur de nombreuses questions cruciales. Cela constitue une nouveauté

majeure. Il est évident de rappeler que si le lien transatlantique a été si fort, si naturel et évident depuis

1945, c’est aussi et surtout car les intérêts entre l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, les deux faces de

cet Occident capitaliste et démocratique, ont toujours très fortement convergé, à commencer par la

lutte contre l’URSS durant la guerre froide qui fut le creuset de l’OTAN.

Ce débouclage géostratégique transatlantique est la conséquence de tendances géographiques et

économiques lourdes de longs termes. Les États-Unis se recentrent sur le Pacifique et l’Asie. La National

Defense Strategy 201826, courte publication qui détaille les orientations stratégiques du Pentagone cite

ainsi comme principale menace la Russie, mais surtout la Chine. Le document estime qu’« Il est de plus

en plus clair que la Chine et la Russie veulent façonner un monde compatible avec leur modèle autoritaire,

et obtenir un droit de véto sur les décisions des autres pays en matière économique, diplomatique et

sécuritaire ». Dans le même temps, Donald Trump se livre à une guerre commerciale d’une violence

inouïe vis-à-vis de l’Empire du Milieu à coup de dizaines de milliards de dollars de taxes sur les

importations, allant jusqu’à menacer la croissance économique mondiale 27 . Il semble clair que la

24 « America, it is time to focus on nation building here at home » extrait du discours de Barack Obama du 22 juin 2011 sur le retrait américain d’Afghanistan : https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2011/06/22/remarks-president-way-forward-Afghanistan 25 Article détaillé : Le Monde avec AFP, « Au sommet de l’OTAN, Trump déconcerte ses alliés », Le Monde, 11 juillet 2018

26 Document complet consultable ici : https://dod.defense.gov/Portals/1/Documents/pubs/2018-National-Defense-Strategy-Summary.pdf

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Politique américaine du XXIe siècle se concentrera sur sa rivalité avec la néo-superpuissance chinoise

aux visées expansionnistes dans ce qui apparaît de plus en plus nettement comme une potentielle

nouvelle guerre froide28.

Dans ce contexte, et contrairement à la « vraie » guerre froide, il ne semble pas évident que les intérêts

européens soient de suivre les États-Unis contre la Chine. Certes, l’essor chinois pose, comme nous

l’avons vu, de nombreux défis à l’Europe, mais nous n’avons pas les mêmes intérêts vitaux que les États-

Unis dans le Pacifique, nous ne sommes pas les garants de l’indépendance taiwanaise, et il n’est pas

évident non plus que nous ayons intérêt à nous joindre à la guerre commerciale de Donald Trump29. En

clair, l’Amérique a beaucoup plus de raison de monter en tension vis-à-vis de la Chine que nous. Si

l’Europe doit se montrer ferme, unie et vigilante face à la Chine, elle doit aussi être capable de

développer une politique singulière et nuancée vis-à-vis de cette puissance émergente, là où leurs

intérêts objectifs et leur inclinaison au leadership mondial semblent condamner les États-Unis à une

politique de confrontation.

L’EUROPE SEULE FACE AUX SOUBRESAUTS DU MOYEN-ORIENT

Surtout, ce recentrage sur l’Asie met fin à 25 ans de priorité donnée par le Pentagone au Moyen-Orient.

Depuis la fin de l’URSS et la guerre du Golfe de 1991, cette « zone » (qui court de l’Égypte à l’Afghanistan

dans l’acceptation anglo-saxonne du terme) avait concentré toute l’attention des stratèges américains

du fait de son instabilité et de son importance stratégique liée au pétrole. La guerre contre le terrorisme

amorcée après le 11 septembre 2001 accentua encore la chose avec les guerres évoquées

précédemment. Ce désengagement américain du Moyen-Orient, déjà perceptible dans la gestion de la

crise irako-syrienne par la Maison-Blanche, est peut-être plus lourd de conséquences encore pour les

Européens que le cas chinois. Car si le Moyen-Orient perd en importance relative pour les États-Unis,

l’Europe, elle, est en première ligne face aux soubresauts de cette région. 6 000 km d’océans protègent

l’Amérique des flux de réfugiés syriens, aucun de ses ressortissants ou presque n’a embrassé le drapeau

noir de Daech et aucune diaspora arabe ne la lie culturellement aux pays du proche et Moyen-Orient. A

l’inverse, notre géographie et notre démographie nous arriment au destin du monde arabo-musulman.

Dans ce contexte le vide laissé par les Américains fragilise l’Europe. Car si le bilan des guerres contre le

terrorisme de l’Amérique fut un désastre pour la région dont l’État islamique est d’ailleurs une

conséquence lointaine, l’instabilité chronique du Moyen-Orient n’a pas attendu les bombes américaines

27 Étienne Goetz, « Les marchés financiers vivent au rythme de la guerre commerciale », Les Echos, 30 mai 2019 28 Article détaillé : Barthélémy Courmont, « La Chine, une obsession américaine », Les grands dossiers de la diplomatie, n°50, Avril-Mai 2019. 29 Philippine robert, « L’Europe peut-elle profiter de l'affrontement entre les Etats-Unis et la chine ? », Capital,

28 novembre 2018

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pour exister et tout laisse à penser que d’autres guerres et d’autres conflits émailleront la destinée de

cette région dans les décennies à venir où de nombreuses puissances émergentes cherchent à jouer

leur partition30. Or, sans soutien américain, les capacités d’intervention autonome des pays européens

sont quasi nulles.

Un cas illustre parfaitement cette dépendance européenne envers les moyens militaires de l’Oncle Sam.

Fin août 2013, en pleine guerre civile syrienne et après les attaques chimiques du régime de Bachar El-

Assad sur sa population, plusieurs pays européens, à commencer par la France souhaitaient une

intervention militaire sous forme de bombardement sur les batteries de missiles et les centres de

commandements syriens. Les renseignements sont pris, les cibles désignées. Après plusieurs

atermoiements, Barack Obama annonce que les États-Unis n’y participeront pas. Finalement,

l’opération est annulée en catastrophe et pas une bombe ne tombera sur le sol syrien31. Les Européens

ne peuvent que constater à cette occasion que faute du soutien américain, ils n’ont pas les moyens

militaires de mener une opération de cette ampleur sauf à prendre des risques démesurés vis-à-vis des

enjeux.32

Il en va de même concernant la Coalition internationale dont les bombardements ont joué un rôle

central dans le reflux territorial de Daech. Si de nombreux pays européens y ont participé, seuls la France

et le Royaume-Uni ont eu un rôle dépassant le stade symbolique. Plus globalement, 90% des frappes

étaient d’origines américaines33. Un simple calcul permet de comprendre que les 5 pays européens qui

participaient aux missions de bombardement, cumulant 138 milliards de dollars de budget militaire34,

n’ont été capables de fournir que 7 à 8% des frappes face à un adversaire qui menaçait pourtant bien

davantage la sécurité immédiate de l’Europe que des États-Unis. Si l’on sort le Royaume-Uni de

l’équation, le bilan est pire encore. Il apparaît ainsi clairement que, sans aide américaine, jamais l’Europe

n’aurait été capable de mettre fin à l’emprise territoriale de l’État islamique en zone irako-syrienne.

30 Cyrille Bret, Florent Parmentier, « Vers un scénario d’alliance entre Riyad-Moscou au Moyen-Orient ? », Diploweb, 11 octobre 2017 31 Vincent Jauvert, « Comment Hollande avait prévu de frapper la Syrie », L’Obs, 29 septembre 2013 32 Il n’entre pas dans le cadre de cet article de savoir si bombarder Assad était une bonne décision ou pas. La démonstration vise à souligner qu’en dépit d’une volonté politique, les Européens n’ont pu agir seuls à cause des limites de leur outil de défense. 33 Valentine Pasquesoone, « Syrie : Quelles peuvent-être les conséquences du retrait des troupes américaines », France Info, 21 décembre 2018 34 France (60 Mrds) + Grande-Bretagne (57) + Pays-Bas (11,5) + Belgique (4,5) + Danemark (4,3). Chiffres SIPRI

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QUELLES OPTIONS POUR UNE AUTONOMIE EUROPÉENNE ?

On l’a compris, face à des défis inédits, et alors que le parapluie militaire américain semble s’étioler,

l’Europe est dans l’obligation de prendre en main sa destinée. Au sein même des institutions

européennes, la prise de conscience de cette nécessité commence doucement à se faire, et les lignes

semblent bouger après des années d’atermoiement. Signes de cette évolution sont les prises de parole

d’Ursula Von der Leyen, nouvelle présidente de la Commission européenne (elle prendra ses fonctions

le 1er novembre prochain) et de Charles Michel, futur président du Conseil européen. Devant ses

commissaires européens réunis à Bruxelles le 10 septembre, la première a en effet érigé comme priorité

l’avènement d’« une Europe plus forte sur la scène internationale » quand le second déclarait au même

moment aux diplomates européens que « L’UE doit jouer un rôle de leader sur la scène mondiale. Si elle

ne le fait pas, d’autres le feront. Et ils le feront dans leur intérêt, pas dans le nôtre »35.

Si ces prises de paroles n’engagent à rien dans l’absolu, le ton résolument offensif du nouveau couple

exécutif de l’Union est de bon augure et promet un volontarisme accru dans les domaines

diplomatiques et militaires pour transformer l’Europe en véritable puissance unie. Reste que, comme

évoqué en introduction, l’option d’une délégation accrue des prérogatives nationales au profit d’une

direction fédéralisée demeure peu probable aux vues des obstacles auxquels il faudrait faire face. Dans

une Europe où se côtoient la Hongrie de Viktor Orban, la Pologne du très conservateur et atlantiste parti

« Droit et Justice » (PiS), une Italie toujours sous la menace d’un retour de Matteo Salvini36 et où les

sentiments eurosceptiques demeurent vifs dans de nombreux pays37, l’idée d’une délégation de la

diplomatie et des forces armées à l’échelle européenne tient du scénario de science-fiction.

Dans ce contexte, toute la difficulté tient donc dans la mise en place de dispositifs et de politiques

favorisant l’unité diplomatique et la convergence des appareils militaires tout en laissant aux états la

souveraineté sur ces domaines en dernier ressort.

LA CONVERGENCE DES INDUSTRIES DE DÉFENSE

En la matière, la mise en place d’une convergence des industries de défense et d’un mécanisme de

préférence communautaire sur les achats militaires semblent les deux premiers jalons les plus simples

(en tout cas les moins difficiles) à mettre en œuvre. En effet, l’autonomie militaire commence par une

souveraineté en matière de production d’armements, du porte-avions au véhicule de transport de

troupes en passant par l’avion de chasse. Si le continent peut s’appuyer en la matière sur de nombreuses

compagnies aux savoir-faire et aux finances solides, la complexité croissance des armes et véhicules

menace de laisser l’Europe en situation de retard sur les technologies de rupture, la faute à des

35 Toute les citations viennent de : Sylvie Kauffmann, « Ce n’est pas encore la révolution de l’Europe-puissance,

mais il se passe quelque chose dans la tête des Européens », Le Monde, 11 septembre 2019

36 Olivier Tosseri, « Comment Salvini prépare son retour », Les Echos, 4 septembre 2019 37 Catherine Chatignoux, « L’euroscepticisme progresse dans toute l’Europe », Les Echos, 9 juin 2016

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entreprises de défense trop diluées face aux géants de l’armement américains. En effet, lorsqu’un avion

de combat nouvelle génération nécessite des dizaines de milliards de dollars d’investissement en

Recherche & Développement, seuls d’énormes groupes peuvent posséder les reins assez solides pour

assumer ces dépenses.

C’est pour cela que l’industrie européenne de défense doit se structurer autour de géants de

dimensions continentales grâce à la fusion d’entreprises d’envergure nationale entre elles. En la

matière, le rapprochement franco-italien entre DCNS et Fincantieri pour créer un conglomérat de la

construction navale d’échelle mondiale, ou la fusion entre le français Nexter et l’allemand KMW dans le

secteur des blindés terrestres vont dans la bonne direction en dépit des difficultés inhérentes à des

opérations comme celles-ci.

Mais ces nouveaux mastodontes industriels ne pourront rien sans l’assurance d’importantes

commandes, afin de lisser ces coûts de développement énormes sur le plus grand nombre possible

d’unités. Ainsi, si l’Américain Lockheed Martin qui développe l’avion de combat F-35 peut s’appuyer sur

un carnet de commandes de 3 000 exemplaires pour un appareil encore en développement, le français

Dassault n’a lui vendu que 357 Rafale dans le monde en 20 ans de service actif. Si bien sûr, le seul

marché américain concentre à lui seul 2/3 des F-35 commandés, plus de 350 l’ont été à des pays

européens38, continent où, hormis en France, Dassault n’est pas parvenu à vendre le moindre Rafale.

Quand on sait que par ailleurs le F-35 accumule les difficultés de mise au point, les retards de mise en

service et les explosions de coût jusqu’à frôler la catastrophe industrielle 39 , 40 , on comprend que

l’appétence des pays européens pour le matériel militaire américain tient moins aux qualités objectives

dudit matériel qu’aux réseaux de lobbying et d’influence des industriels d’outre-Atlantique41 sur fond

de pressions diplomatiques et de tutelle Otanienne.

PATRIOTISME ÉCONOMIQUE EN MATIÈRE MILITAIRE

Ainsi, l’autonomie industrielle de l’Europe ne pourra s’accomplir que si les pays européens s’efforcent

d’acheter préférentiellement du matériel issu de leur propre industrie, comme le font eux-mêmes

Russes, Américains ou Chinois. En la matière, les programmes franco-allemands SCAF (avion de combat)

et KANT (char d’assaut) sont des initiatives intéressantes auxquelles il faudrait que d’autres états se

greffent afin d’élargir la base de clients.

39 David Brichard, « F-35 : un avion inapte au combat selon un rapport indépendant américain », RTBF, 27 mars 2019 40 Voir aussi l’excellent article de fond de Portail-Aviation qui retrace l’histoire du F-35 : Yves Pagot, « Les déboires du programme F-35 ou le paradoxe de Zénon », Portail-Aviation, 3 août 2018 41 Pour le cas du lobbying sur le F-35 en Belgique : Anne Xuan Nguyen, Christophe Wasinski, « Remplacement des F-16 : comment le F-35 est devenu un appareil « incroyable » ? », Le Soir, 10 février 2018

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Il est donc prioritaire pour l’UE de plancher sur des dispositifs contraignants à l’échelle européenne pour

forcer au patriotisme économique en matière d’armement. A fortiori, cela serait l’occasion de mettre

en place des appels d’offres groupés de nombreux pays pour l’achat du même matériel. Les lois du

marché étant ce qu’elles sont, une Union européenne négociant à un industriel l’acquisition de 600

avions de chasse aura plus de marges de négociation pour réduire le coût unitaire de chaque jet que

des nations arrivant en ordre dispersé pour l’achat de microflottes de quelques dizaines d’appareils. Ces

économies d’échelles possibles grâce à des méga-contrats d’envergure européenne adouciraient ainsi

le coût d’une remontée en puissance des outils de défense des pays européens dans le contexte

budgétaire tendu évoqué précédemment.

A fortiori, une homogénéisation des parcs de matériel entre pays faciliterait grandement

l’interopérabilité des armées des différentes nations. Faire fonctionner ensemble deux armées

semblables utilisant les mêmes blindés, les mêmes avions et les mêmes hélicoptères est bien sûr plus

simple à tous les niveaux.

CONSTRUIRE L'EUROPE DE LA DÉFENSE, DÉCONSTRUIRE L'OTAN ?

Comme on l’a vu, l’OTAN est structurellement un outil dirigé par et pour les États-Unis 42 .

L’autonomisation de l’Europe d’un point de vue militaire s’inscrit donc par nature en concurrence avec

l’OTAN. Selon le principe qu’il faut diviser pour régner, l’Amérique gardera d’autant plus facilement sa

domination au sein de l’alliance atlantique si elle a comme partenaire une myriade de petits pays

désunis. A l’inverse, la création d’une défense européenne unie avec une autonomie industrielle et

pesant presque la moitié du budget militaire américain rééquilibrerait sensiblement l’OTAN en faveur

du vieux continent. La diplomatie américaine ne s’y trompe d’ailleurs pas. Elle a vivement critiqué en

mars 201943 les initiatives de Coopération structurée permanente [CSP ou PESCO], le Fonds européen

de Défense [FED] ou encore le Programme européen de développement industriel pour la Défense

[PEDID]44, Donald Trump allant jusqu’à qualifier ces projets de « très insultants »45.

Si les États-Unis, comme on l’a vu précédemment, se désintéressent de la protection des Européens et

appellent ces derniers à augmenter leurs dépenses militaires, ils n’envisagent donc pour autant cette

montée en puissance européenne que sous l’égide de l’OTAN, le tout afin d’en faire profiter largement

le complexe militaro-industriel américain et de garder une certaine marge de contrôle diplomatico-

militaire sur l’Europe. Construire une Europe de la Défense pose donc comme défi de tenir tête aux

Américains qui n’hésiteront pas à peser de tout leur poids diplomatique et économique pour torpiller

42 Jean-Yves Haine, « L’Otan à 70 ans, retour à l’essentiel », ILERI, 5 avril 2019 43 Laurent Lagneau, « Les États-Unis critiquent les initiatives de l’UE en faveur de l’industrie européenne de la défense », OPEX 360, 15 mai 2019 44 Pour plus de détails sur ces trois initiatives, voir : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/defence-security/ 45 Laurent Lagneau « Mme Parly répond aux critiques américaines sur les projets visant à renforcer l’autonomie stratégique européenne », OPEX 360, 23 mai 2019

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les projets allant en ce sens. Cela explique d’ailleurs en partie la difficulté de mise en place desdits

projets, une partie des classes politiques européennes gardant un fort tropisme atlantiste. La marge de

manœuvre est fine : Les États-Unis sont des partenaires économiques cruciaux pour l’Europe et en dépit

de l’éloignement évoqué précédemment, nous gardons évidemment avec eux de nombreux intérêts

diplomatiques communs. Une « Guerre froide transatlantique » à base de brouille diplomatique et de

mesures de rétentions économiques n’est dans l’intérêt de personne. Il faudra donc de la détermination

aux gouvernements européens pour tenir la barre. Si la volonté européenne est forte, les États-Unis

n’auront d’autres choix que de se résoudre à laisser cette unification militaire se faire bon an, mal an.

CONCLUSION : DÉCIDER ET AGIR DANS UN MONDE INCERTAIN

Le lecteur avisé l’aura compris, la démarche qui a présidé à la rédaction de cet article a été de tenter de

déterminer « l’avenir de plus probable » en terme géostratégique afin de prédire où se situeront les intérêts

vitaux européens, et proposer ainsi quelques voies d’actions pour protéger ces derniers. En d’autres

termes, c’était un exercice de prospective.

Or, l’époque contemporaine est sans doute celle où un exercice comme celui-ci revêt le caractère le

plus spéculatif. L’humanité du XXIe siècle évolue en effet dans un monde à la fois extraordinairement

complexe et mouvant. Le progrès technique, l’irruption de technologies disruptives (intelligence

artificielle, transhumanisme) et les changements sociaux ne cessent de révolutionner le

fonctionnement des sociétés humaines à un rythme de plus en plus rapide. Dans le même temps,

notre espèce fait face à des défis écologiques et climatiques d’une ampleur inédite qui remettent en

cause les fondements du monde moderne hérité de la révolution industrielle. Ce faisant, une myriade

de scénarios totalement antinomiques semblent parfaitement crédibles concernant l’avenir de

l’humanité à moyen terme, de l’utopie transhumaniste de fusion complète entre l’homme et la

machine46 à l’effondrement brutal et proche de nos civilisations47.

Naturellement, ces divers scénarios impactent directement la perception que l’on se fait d’un projet

politique, comme celui d’une Europe de la défense, qui se pense en termes de décennies. Le concert

des nations et les rivalités diplomatiques telles qu’on les a connus depuis l’essor d’état structurés au

Néolithique sont des concepts qui n’auraient sans doute plus cours ni pertinence au sein d’une

transhumanité évoluant dans des mondes largement artificiels et numériques. De même, les

élucubrations sur l’essor géopolitique chinois où les velléités militaires russes n’ont pas grand sens non

plus si le monde que l’on connait est voué à s’effondrer avant 2050.

46 Comme le professe Yuval Noah Harari dans son ouvrage Homo deus. Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017 47 Comme le pensent les défenseurs de la « collapsologie » comme Pablo Servigne et Raphaël Stevens, auteurs de Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015

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Cette extraordinaire diversité des possibles concernant le futur de l’humanité a donc une

conséquence : Le monde est devenu plus imprévisible. S’il était raisonnable pour l’homme du XVIe

siècle de supposer que le monde qui adviendrait dans 100 ans serait sensiblement identique à celui

qu’il connait, ce serai déjà très déraisonnable de supposer cela à échéance de 20 ans pour l’homme du

XXIe. Dans ce cadre, le futurologue en herbe, en dépit de l’abondance de données dont il dispose, doit

faire preuve d’une grande modestie dans ses prétentions à « lire » l’avenir : repérer les tendances et

prolonger les courbes ne suffit pas, car le futur n’est jamais la caricature du présent.

Un constat s’impose donc : mener un projet de longue haleine à notre époque, c’est décider, arbitrer

et agir dans un monde incertain. C’est accepter l’idée que l’on se trompe sans doute lourdement dans

notre manière d’imaginer le futur, mais faire le pari qu’en étant rigoureux dans notre exercice de

prospective, on formulera des hypothèses un peu moins fausses que nos concurrents, et qu’in fine l’on

pourra prendre de meilleures décisions qu’eux ; en tout cas de moins mauvaises.

« Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible » disait Antoine de

Saint-Exupéry. Puissent les décideurs européens garder en tête cette maxime.