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Deschamps, Hubert Jules. 1949. Les pirates à Madagascar

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LES PIRATES

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DU MÊME AUTEUR

Les Antaisaka. Géographie humaine. Histoire et coutumes d'une population malgache.

Le Dialecte antaisaka. (Imprimerie de FÉmyrne. Tananarive.)

Madagascar.

Côte des Somalis. (Collection F Union française. Éditions Berger-Levrault.)

En préparation :

Gallieni. Extraits et notes. (Collection Colonies et Empires. Presses Universitaires de France.)

I

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H I S T O I R E S D ' O U T R E - M E R —_

Hubert DESCHAMPS

LES PIRATES

MADAGASCAR aux xvne et XVIIIe siècles

Avec 16 planches hors texte et 2 cartes

PA.RIS ÉDITIONS BERGER-LE V R A U L T

5, rue Auguste-Comte (VIe) !94g

I

A

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IL A ÉTÉ T I R É DE CET O U V R A G E ,

LE PREMIE R DE CETTE COLLECTION,

SUR V E L I N C R E V E C ΠU R DU MARAIS

1 0 E X E M P L A I R E S N U M E R O T E S D E 1 A 1 0

ET 5 E X E M P L A I R E S HORS COMMERCE

MARQUÉ S H. C.

Éditions Berger-LcvraulL Paris, 1949.

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A Venchanteur Pierre MAC ORLAN, une de ses victimes.

H. D.

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CHAPITRE I

L E P E U ] E S P I R A T E S

Il a existé, voici plus de deux siècles, un peuple singulier, ne de la mer et d'un rêve brutal, peuple libre, retranché des autres sociétés humaines et de l'avenir, sans enfants et sans vieillards, sans maisons et sans cimetières, sans espoir mais non sans audace, un peuple pour qui F atrocité était un métier, la mort une certitude du lendemain, tout instant de vie un dernier sourire de la fortune avant le rictus final, portion d'humanité qui s'était voulue inhu-maine, peuple violent, tragique, futile, éphémère comme le sont les tempêtes et comme le destin des hommes.

C'est le peuple des pirates, les forbans, les « gentilshommes de fortune », les « gens de la mer », et ce livre retracera un moment de leur histoire. On pourrait s'étonner que soient célébrés de tels héros, mais nul n'en serait plus surpris qu'eux-mêmes, ces hommes de l'immédiat que n'effleura jamais ni le souci du temps, ni la mélancolie des choses à jamais mortes.

N'est-ce pas pourtant un appel venu du fond des âges qui les précipita vers l'aventure, le goût de l'état sauvage et des libres espaces, que chacun de nous porte en soi, légué par nos plus lointains ancêtres? Le mot de « Liberté », si galvaudé, a peut-être gardé ce sens, obscurément, dans le cœur des hommes. C'est la séduction de l'âge d'or, où la terre était vide et l'homme nouveau. Et n'est-ce pas ce même goût d'une liberté solitaire et hautaine qui nous fait encore aujourd'hui évoquer les pirates et suivre avec nostalgie leur sillage où scintillaient les constellations tropicales, prisonniers que nous sommes d'un monde mécanique, grégaire

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et monotone. Sardines en boîte, il nous arrive de rêver aux ébats libres de ces requins.

Surgis du fond des âges aussi, du temps des luttes contre l'auroch et l'ours des cavernes, cette énergie individuelle et cet instinct de la chasse qui formaient, avec la séduction de la liberté, les fondements psychologiques de la piraterie. La cupidité, le goût du butin, étaient secondaires; la preuve, c'est la hâte que mettaient presque tous les pirates à gaspiller ce qu'ils venaient de gagner pour repartir en chasse. Ils n'accumulent pas pour l'avenir, se sachant et se voulant sans avenir. Ils laissent même dormir leurs trésors cachés. « Ces hommes désespérés », ainsi les appelle leur chroniqueur Johnson. Les « desperados » disaient les Espagnols. Deux cents ans avant les anarchistes, ils ont combattu sous le pavillon noir. Comme si la Liberté était synonyme du Néant.

Ce nihilisme distingue le pirate du corsaire, avec lequel on le confond souvent, et même du flibustier, son frère. Au vrai, la course et la flibuste ont été des essais des gouvernements pour domestiquer la piraterie éternelle. La technique est la même : abordage et prise. Le corsaire Surcouf ne le cède en rien en audace aux plus casse-cous des pirates. Mais il y a entre eux la différence du chien domestique au loup. Les corsaires travaillent pour eux, mais aussi pour leur pays; ils ont une commission délivrée par les autorités; ils n'attaquent que les ennemis de leur patrie; la course est une forme'de la guerre, la guerre par entreprise indi-viduelle ; le corsaire a droit à toute prise régulièrement homologuée par les tribunaux compétents; il en ristourne une partie à l'Etat.

Les corsaires forment une profession bourgeoise et honorée. Les Bart, les Duguay-Trouin sont corsaires de père en fils. A la paix, leurs navires redeviennent de pacifiques navires mar-chands. Le corsaire est un commerçant qui fait en temps de guerre des bénéfices exceptionnels. S'ils parviennent à la vieillesse, c'est avec une fortune notable, parfois considérable. Ils sont des bourgeois importants, décorés du Saint-Esprit ou de la Légion d'honneur, avec de hauts grades dans la marine, souvent anoblis, honorés comme des héros nationaux.

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LE P E U P L E DES PIRATES * 9 Les flibustiers représentent une formule intermédiaire. Pirates

au début, on les soumit à des commissions quand les états ins-tallèrent des représentants aux Antilles. Bien vite ils se grou-pèrent en grandes expéditions pour piller les rivages espagnols où s'accumulait l'or destiné aux galions. Cette piraterie collective et à sens unique était un moyen de guerre pour les gouvernements français et anglais. Certains flibustiers firent des carrières bril-lantes : Morgan mourut lieutenant-gouverneur de la Jamaïque; un autre, Laneelot BlackLurae, devint même archevêque d'York.

Le pirate, lui, n'est pas un animal domestique. C'est un outlaw, un réprouvé, l'ennemi du genre humain. Pour lui pas de com-mission, pas de pavillon national, pas de port de refuge. Toutes les sociétés, toutes les nations le rejettent et le pourchassent. Il n'a pas de famille; la mort est sa fiancée. Il n'a pas de postérité, sauf des enfants de hasard, semés un soir sur une côte sauvage et parfaitement ignorés. Le meurtre est son pain quotidien, l'orgie son repos, l'argent son but apparent, qu'il dissipe et méprise. Il est par delà le bien, le mal et la vie, solitaire. Il est le révolté sans idéal, le nihiliste pur, l'antidote des sociétés bien assises, le prisonnier qui s'est évadé, l'étranger de la planète. Il s'en va errant sur la mer, exilé d'on ne sait quel absolu, tuant et jouissant à la hâte, attendant chaque jour que les profondeurs s'entr'ouvrent ou qu'un nœud coulant se ferme.

Ainsi les pirates ont-ils acconmli. sans doute, comme nous tous, leur rôle en ce théâtre terrest/^^io^^tranges sur l'échiquier de la création, incompréhensibb^^nime preste et, peut-être comme leoreste. dénués de sens, I? sfo, ° j h \ j J

Le recrutement de la pirs(Wje fé&fa beaucoup plus facile à assurer que celui de la Marineray&lef'lci pas de « presse », pas de galères. Les cas de prisonniers engagés de force sont extrêmement rares. Le meilleur sergent recruteur était la séduction de la liberté, « le charme de la vie libertine » comme dit Johnson. Les équipages faits prisonniers s'engageaient volontiers, parfois même avec un empressement auquel les pirates devaient mettre des bornes, D'Europe aussi accouraient les aventuriers attirés par ces pays

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inconnus et de liberté illimitée, par cette vie détachée de toute contrainte sociale, où le courage était la seule vertu indispensable. Aussi voyait-on parmi les pirates et les flibustiers des gens de toutes sortes.

On y trouvait des nobles comme Monbars, Grammont, Stede Bonnet et Misson, et aussi des prêtres comme -Caraccioli. Ici on peut parler de vocation, voire même d'enthousiasme intellectuel. Les idées libertaires conduisirent Misson et Caraccioli à se faire pirates, comme Stevenson et Mac Orlan précipitèrent, vers 1920, nombre de jeunes gens (petit nombre, à vrai dire) vers 1' « évasion » des colonies.

A côté de ces intellectuels dévoyés, on rencontrait bien des représentants de la pègre, anciens voleurs ou assassins profes-sionnels, un peu trop pressés par la justice de leur pays, comme ce Philippe Roche qui avait vécu quelque temps d'un genre d'escro-querie assez macabre, assurant des marchandises sur des navires qu'il faisait périr ensuite. Il s'enfuit en s'emparant d'un navire par le massacre de l'équipage, devint pirate et fut pendu comme il se doit.

La misère était une autre source de recrutement pour la pira-terie comme pour la prostitution. Les malheureux « engagés » des premières plantations des Antilles, véritables esclaves blancs, désertaient souvent pour devenir flibustiers. De même les, misé-rables pêcheurs de Terre-Neuve, exploités honteusement par les maîtres de leurs navires, formaient une masse permanente de candidats à la piraterie, où les forbans venaient puiser réguliè-rement pour compléter leurs équipages. Car le métier consommait beaucoup d'hommes.

Mais la plupart des pirates étaient des professionnels de la mer : capitainesj officiers et équipages, les « navigateurs » comme on disait à l'époque. Le passage était facile d'une profession à l'autre, la piraterie n'étant en somme qu'une des formes d'exploitation de la technique maritime. Chagrins intimes, rancœurs, cupidité et surtout besoin de liberté menaient vers la piraterie. Lorsqu'on était capturé par un pirate, la tentation était grande de devenir soi-même un libre forban et de participer aux prises, « Dans un

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LE P E U P L E DES P I R A T E S * 11 service d'honneur, disait Roberts, ce ne sont que peines et travaux sans récompense; mais ici on ne respire que liberté et plaisirs sans contrainte. »

En somme parmi les motifs qui entraînèrent les hommes vers la piraterie figurent tous ceux qui poussent les jeunes gens vers les carrières libérales. Tous, sauf bien entendu la tradition familiale.

Cela créait dans le cadre des aventuriers une certaine diversité d'allures. Il y a eu parmi eux d'effroyables brutes, comme l'Olo-nois qui se vantait de n'avoir jamais épargné la vie d'un prisonnier, comme Low qui inventait des tortures pour les siens, comme le capitaine Roc qui embrochait les Espagnols et les faisait rôtir. Il y a eu d'élégants personnages comme Roberts, des hommes sages et vertueux comme North et même des sortes de saints et de prophètes comme Caraccioli et Misson.

Ce rassemblement d'hommes de toutes provenances, n'ayant que des contacts assez rares et violents avec le monde civilisé, devait être assez curieux d'aspect. Oexmelin nous a laissé une description des boucaniers, tueurs de bœufs sauvages et com-pagnons des flibustiers de Saint-Domingue : « Ils n'avaient pour tout habillement qu'une petite casaque de toile et un caleçon qui ne leur venait qu'à la moitié de la cuisse. Il fallait les regarder de près pour savoir si ce vêtement était de toile ou non, tant il était imbu de sang. Ils étaient basanés; quelques-uns avaient les cheveux hérissés, d'autres noués; tous avaient la barbe longue et portaient à leur ceinture un étui de peau de crocodile dans lequel étaient quatre couteaux et une baïonnette. » Ailleurs Oexmelin nous décrit les flibustiers comme « des gens qui étaient nu-pieds et qui n'avaient qu'une chemise et un caleçon. »

Le climat des tropiques et la difficulté de se procurer des vête-ments contribuaient à simplifier le costume. On mettait ce qu'on trouvait à bord des prises ou les défroques que les marchands de rencontre voulaient bien vous vendre. Cela devait faire une chienlit àssez théâtrale, mélange d'habits pompeux et de loques sordides. Les textes ne parlent pas du fameux serre-tête rouge que l'on prête ordinairement aux forbans de cinéma, mais l'absence

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de bas et de souliers semble avoir été assez commune, ainsi que les cheveux embroussaillés, la barbe hirsute et la peau tannée par le soleil tropical et les embruns. Quant à l'arsenal de sabres et de pistolets dont étaient bardés nos pirates, tous les témoignages concordent. Même dans les pires orgies, ils ne quittaient pas leurs instruments de travail.

Si farouches que fussent leur aspect et leur coupable industrie, les pirates n'en vivaient pas moins en société fraternelle, avec un fonds de bons sentiments mutuels. L'homme est un animal social comme l'abeille ou le singe cynocéphale et il ne se détache d'une société que pour entrer dans une autre. Celle des pirates était fort libre, fondée sur l'égalité et le consentement de chacun. Elle n'en avait pas moins ses habitudes et aussi ses règles codi-fiées qu'on devait accepter en entrant dans la troupe; cette troupe que Johnson désigne d'un nom tristement célèbre depuis lors, le « Gang ».

Une coutume assez générale était celle du matelotage, qui rendait aux forbans ce peu d'assistance et d'affection que la famille et le mariage fournissent aux autres hommes. Oexmelin la décrit ainsi pour les flibustiers : « Tous ceux de l'équipage s'as-socient deux à deux en vue de s'entr'aider en cas de blessure ou de maladie. Ils passent un écrit sous-seing privé, en forme de testament, stipulant que, si l'un d'eux meurt, l'autre a licence de s'emparer de tout ce qu'il a. » Si l'un d'eux avait une femme pour quelque temps, il ne pouvait la refuser à son matelot.

Ce sentiment de solidarité s'étendait souvent au « gang » tout entier. D'où la fureur des pirates quand, dans un abordage, on leur avait tué beaucoup de camarades. Les prisonniers couraient alors un grand risque de représailles. La mort d'un capitaine aimé de ses hommes était ressentie comme une catastrophe par chacun d'eux. Quand Roberts fut tué, en pleine action, « les uns abandonnaient leurs postes, courant partout comme des insensés, sans prendre soin de leur propre défense; d'autres voulaient faire sauter Je vaisseau. » Le meurtre de certains capitaines, tués par les Malgaches, fut cruellement vengé par leurs hommes, qui y consacrèrent parfois des années.

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LE P E U P L E DES P I R A T E S * 13 Aucun milieu n'est plus propre à donner le sentiment de la

solidarité qu'un navire. Sur un navire pirate, la fortune de chacun et sa vie dépendaient du courage et de l'action de tous les autres, et aussi de la valeur du capitaine, de la discipline et du bon ordre général. Les « articles » dressés lors de la constitution de chaque u gang » témoignent de cette nécessité reconnue. Chaque pirate devait les signer et prêter serment sur un crucifix, sur la Bible ou sur une hache.

L'égalité et le libre consentement étaient des principes absolus. Les exceptions, déterminées d'avance, n'avaient d'autre raison que l'intérêt commun. « Chaque pirate, dit une de ces conventions, pourra donner sa voix dans les affaires d'importance et aura un pouvoir égal de se servir, quand il voudra, des provisions et des liqueurs fortes nouvellement prises, à moins que la disette n'oblige le public à en disposer autrement. » « Quand le capitaine, dit Oexmelin, veut croiser en quelque endroit, il faut le consentement de tous, et la plus forte voix l'emporte. » Ailleurs il décrit un repas à bord : « l'équipage s'assemble au nombre de sept pour chaque plat. Le capitaine et le cuisinier sont ici sujets à la loi générale, c'est-à-dire que, s'il arrivait qu'ils eussent un plat meilleur que les autres, le premier venu est en droit de le prendre et de mettre le sien à sa place. Et cependant un capitaine aventurier sera plus considéré qu'aucun capitaine de guerre sur navire du roi. »

« Car, ajoute-t-il, les aventuriers lui obéissent très exactement dès le moment qu'ils l'ont élu. Mais, s'il arrive qu'il leur déplaise, ils conviennent entre eux de le laisser dans une île déserte, avec son arme, ses pistolets et son sabre, et, sept ou huit mois après, s'ils ont besoin de lui, ils vont voir s'il est encore en vie ». Le capitaine élu devait donc, pour éviter d'être déposé, faire montre de justice, de compétence et surtout de courage. Le capitaine Yane, qui avait pourtant donné des preuves d'intrépidité, fut déposé par son équipage pour avoir refusé l'abordage d'un navire de guerre qu'il jugeait trop fort. On lui obéit, mais on le déposa et on l'abandonna dans une barque au gré des flots.

Le capitaine était désigné uniquement pour diriger la navigation et le combat. « En matière de combat, de chasse, de retraite,

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dit Johnson, il est convenu que le pouvoir du capitaine est absolu ; mais en toute autre chose il est' gouverné par la pluralité des voix. » Cependant les conventions différaient et les capitaines professionnels, comme Avery, Kid ou Misson, conservaient, quand ils avaient fait passer leur équipage à la piratçrie, quelque chose de leur autorité antérieure.

En même temps que le capitaine étaient élus les autres officiers : quartier-maître, bosco, maître-canonnier. Le charpentier et le chirurgien étaient des spécialistes ou de simples matelots qu'on spécialisait. Le quartier-maître commandait à l'équipage; il était son porte-parole auprès du capitaine. « Il maintient la discipline, dit Bucquoy (1), s'occupe des vivres, est le dépositaire et le distri-buteur du butin, provoque la réunion des assemblées générales, contrôle les décisions du commandant et très souvent lui dicte ses instructions au nom de ses hommes. » Johnson le compare au Mufti à Constantinople, ou au Tribunal du peuple à Rome. Des conflits violents s'élevaient parfois entre le capitaine et le quar-tier-maître et il arrivait que l'équipage déposât le premier en faveur du second, s'il était bon navigateur et courageux.

La discipline pour le service du bord était très stricte. Bucquoy, qui a vécu avec les pirates de Taylor et qui en dit beaucoup de mal, leur rend pourtant ce témoignage : « En mer, le service se fait avec beaucoup d'ordre, mieux même que sur les vaisseaux de la compagnie des Indes : les pirates y mettent un grand amour-propre. »

Voici quelques-uns des articles qui régissaient la troupe de Phillips et qui concernent la discipline :

I. Chacun sera obligé d'obéir au commandement des officiers... II. Celui qui tâchera de se sauver, ou qui recèlera quelque secret

au préjudice de la Compagnie, sera mis à terre dans un endroit inha-bité et désert, sans autre provision qu'une bouteille d'eau, avec un fusil, de la poudre et du plomb.

III. Celui qui volera la Compagnie, ou qui jouera pour la valeur

(1) Le récit de Bucquoy figure au tome V de la Collection des ouvrages anciens concernant Madaga$car> de G R A N D I D I E R .

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d'une pièce de huit, sera pareillement mis à terre ou arquebusé... V. Celui qui maltraitera ou battra quelqu'un de la troupe, tant

que ces articles subsisteront, recevra la Loi de Moïse (c'est-à-dire 40 coups de corde sur le dos).

VI. Celui qui tirera ses armes, ou qui fumera du tabac sans que la tête de la pipe soit couverte, du qui portera une chandelle allumée à fond de cale sans lanterne, subira le même châtiment.

VII. Celui qui ne tiendra pas ses armes propres et nettes pour le combat, ou qui négligera ses affaires, perdra sa portion du butin et recevra telle punition que le capitaine et la Compagnie trouveront convenable.

La durée de l'association était variable. Quand les affaires allaient mal, on voyait des partis se former et des sécessions se produire. Les articles de Phillips ont prévu le cas : « Il ne sera pas permis de parler de séparation avant d'avoir fait un profit de mille livres sterling par tête. »

Le manque d'assistance à un confrère en péril était un crime puni de mort. Il était défendu sous peine de mort de tuer ou de blesser quiconque s'était rendu à discrétion, mais on excusait ceux qui l'avaient fait étant ivres. Pour conserver la paix entre les pirates, on interdisait les disputes, les injures et les discussions sur la religion. C'est pour le même motif qu'on défendait le jeu.

En fait cette dernière interdiction était souvent violée. II arrivait aussi, malgré toutes les précautions, qu'un différend éclatât entre deux forbans. La question était alors réglée à terre par un duel au pistolet et au sabre. Le quartier-maître, assisté de quelques pirates, présidait à la rencontre. Il postait les deux adversaires à une certaine distance l'un de l'autre, le dos tourné. Puis il donnait un signal; les combattants se retournaient et lâchaient leurs coups de pistolets. Si personne n'était blessé, ils achevaient le combat au sabre. Celui-là était déclaré vainqueur qui blessait le premier son ennemi.

Les « articles » réglementaient également le partage des prises, les indemnités pour les blessures et les récompenses pour faits d'armes.

Chacun devait remettre scrupuleusement ses prises au quar-

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tier-maître, sous peine d'être traité en voleur, c'est-à-dire aban-donné ou fusillé. Les prises étaient portées au pied du grand mât et partagées suivant les conventions. Le principe était le partage égal, mais souvent certains officiers étaient avantagés et rece-vaient une part et quart, voire même deux parts. Les novices et les mousses n'avaient pas part entière. Le capitaine recevait de une part et demi à six parts. De plus on lui laissait parfois en propre le premier navire dont on s'emparait, mais non les biens qui étaient dessus. L'or et les liqueurs étaient les prises les plus appréciées, puis venaient les étoffes dont on manquait toujours. Les pirates attachaient peu de prix aux autres marchandises, dont la vente était toujours pour eux un délicat problème.

Les indemnités pour les blessures éprouvées par les flibustiers étaient si justement calculées que Philippe Gosse, qui les a com-parées aux tarifs actuels des compagnies d'assurances, les a trouvées peu différentes : on recevait 100 écus ou un esclave pour la perte d'un œil, d'un doigt ou d'une oreille; 200 écus ou deux esclaves pour la perte de la main droite ou du bras droit, d'un pied ou d'une jambe, ou pour une blessure vous obligeant à porter une canule; 600 écus ou six esclaves pour la perte des deux yeux, des deux mains ou des deux jambes. C'est le tarif d'Oexmelin, à une époque où il y avait encore peu d'esclaves. Quand Morgan entreprit l'expédition de la Vera-Cruz, il fit monter les promesses d'indemnités jusqu'à 2.000 piastres ou vingt esclaves. Il est vrai qu'il ne les paya pas.

Des récompenses étaient prélevées sur les prises pour certains hauts-faits : pour celui qui avait eu l'initiative de la capture, celui qui avait enlevé le pavillon ennemi, pour tous ceux qui s'étaient exceptionnellement distingués dans l'action. Égalitaires, réalistes et indifférents à l'opinion du monde, les pirates n'ont pas créé de décorations.

Dans l'ensemble les articles étaient exactement observés, sauf certaines tolérances, par exemple pour le jeu. L'abandon de la troupe sans préavis, le meurtre d'un membre de la troupe sans combat loyal étaient des crimes contre l'honneur. Celui qui les commettait cessait d'être considéré comme <c régulier » et, s'il ne

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LE P E U P L E DES PIRATES * 17 réussissait pas à prendre la fuite, c'était pour lui la mort presque assurée. Ce qui fait la force des lois chez les ennemis des lois c'est qu'elles sont peu nombreuses, mais rigoureusement appliquées. Car l'homme, quoiqu'il fasse, n'est jamais en liberté que sous condition.

La fraternité n'était pas limitée à la troupe mais s'étendait en principe à l'ensemble du peuple pirate. Ayant toute l'humanité pour ennemie, les pirates étaient assez sages pour ne pas se déchirer entre eux. Quand ils se reconnaissaient, à la mer en arborant de part et d'autre le pavillon noir, c'était une grande joie. On se jurait une amitié éternelle et on forgeait de beaux projets sur la force d'une telle association. Des opérations combinées per-mettaient de faire des prises plus importantes. Mais assez vite des querelles éclataient et on se séparait sans cordialité.

Outre la solidarité, les qualités nécessaires aux pirates étaient celles de nos gangsters : il fallait être brave, vigoureux et adroit. Les chefs devaient être des entraîneurs d'hommes, et d'hommes pas commodes. Enfin il fallait être bon marin.

La plupart des pirates étaient marins de métier, connaissant aussi bien la manœuvre du navire que le maniement du sabre. Mais leurs chefs élus n'étaient pas toujours des navigateurs très scientifiques et bien des échouages et des pertes de navires ont eu l'ignorance pour cause. Aussi étaient-ils fort attachés aux capitaines brevetés qui, comme Avery, Misson, Taylor, avaient embrassé la profession.

L'adresse aux armes était une condition de survie pour des gens qui se battaient constamment. Aussi s'exerçaient-ils tous les jours. Mais la vprt.n essentielle du pirate était le courage. Audacieux dans l'attaque, intrépide dans l'action, prompt à adapter sa tactique aux circonstances, déterminé à vaincre et toujours prêt à la mort, parce que n'étant en somme qu'un vivant très provisoire, tel se montre le vrai pirate. « Morgan, dit Oexmelin, passa vite parmi les flibustiers pour un très bon soldat. Il s'exer-çait à tirer et y réussissait fort bien. Il était intrépide et déterminé. Rien ne l'étonnait, parce qu'il s'attendait à tout. »

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<c II était si brave, dit-il encore d'un autre flibustier, Van Horn, qu'il ne pouvait souffrir aucune marque de faiblesse parmi les siens. Dans l'ardeur du combat, il parcourait son vaisseau, obser-vait tout son monde et, s'il remarquait la moindre surprise de leur part aux coups imprévus du fusil, du canon ou du pistolet, soit qu'on baissât la tête, soit qu'on faiblît tant soit peu, il les tuait sur-le-champ; en sorte que les véritables braves se faisaient plaisir de l'être à ses. yeux, et les lâches, s'il y en avait, n'osaient le paraître. » •

L'esprit combatif ainsi encouragé devenait une seconde nature, un instinct puissant qui dépassait le goût du profit. Tant il est fréquent parmi les hommes que les moyens en viennent à faire oublier la fin. Les capitaines Michel et Brouage s'étant emparés de deux vaisseaux hollandais qui portaient de grosses sommes d'ar-gent espagnol, leurs prisonniers leur firent observer qu'ils avaient dû s'y mettre à deux. « Recommençons à combattre, répondit fièrement Michel; le capitaine Brouage demeurera spectateur du combat. Si je suis vaincu je vous réponds que je vous rendrai maître non seulement de l'argent des Espagnols, mais encore de nos deux vaisseaux, » Les Hollandais se gardèrent bien d'accepter.

Endurcis par les intempéries et les combats, les pirates étaient des hommes rudes, habitués à tout supporter. Oexmelin nous parle de pirates échappés à une explosion, dérivant plusieurs jours dans un canot, sans vivres et couverts de plaies qu'ils soignaient en les trempant d'urine, et qui survécurent. Dans un engagement de la troupe de Phillips, un des forbans fut grièvement blessé à la jambe, £ Comme il n'y avait point de chirurgien à bord du vaisseau, dit Johnson, les pirates ne surent comment s'y prendre pour guérir la jambe du blessé. Dans une consultation qui se tint sur ce sujet, il fut résolu de la couper, et on nomma le char-pentier comme l'homme le plus propre pour cette opération. Celui-ci, sans beaucoup de cérémonie, prit la jambe sous son bras et la sépara du corps avec autant de facilité que s'il eût coupé un morceau de bois: mais il ne réussit pas si bien en appliquant un fer ardent pour cautériser la plaie; car il brûla tellement la chair que la cure devint plus dangereuse que la blessure même.

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LE PEUPLE DES PIRATES * 1 9

Cependant, la nature suppléant au défaut de l'art, le patient guérit en peu de temps. »

Pour commander de tels hommes, qui de plus étaient leurs égaux et leurs électeurs, il fallait des chefs peu ordinaires, plus braves que n'importe quel autre, durs dans le commandement et familiers le reste du temps, d'une intelligence fertile en res-sources et d'une efficacité reconnue dans la recherche et la capture du butin. Sinon, c'était la déposition, l'abandon, souvent la mort. Voici la description que fait Bucquov des procédés d?un des plus célèbres pirates de .Madagascar, ic capitaine Taylor :

« Dans le cours ordinaire de la vie, le capitaine Taylor se fâchait facilement et ses fureurs le mettaient hors de lui. Mais, dans un danger imminent comme dans la lutte contre la mer, il n'était plus le même homme; son calme, sa présence d'esprit, son cou-rage personnel dans les circonstances graves lui avaient gagné l'admiration de ses compagnons. J'ai été témoin de l'habileté avec laquelle il savait apaiser son équipage mécontent lorsqu'il craignait une révolte, et de l'audace et du courage avec lesquels il étouffait et réprimait la révolte lorsqu'elle éclatait, se jetant hardiment au milieu des pirates insurgés qu'il frappait à droite et à gauche, d'estoc et de taille, comme s'il avait à faire à des oiseaux de basse-cour. Malgré sa sévérité qu'il jugeait indis-pensable, il était très aimé de ses gens dont il se faisait bienvenir par son affabilité et ses manières adroitement familières, oubliant souvent ses prérogatives de capitaine pour venir dans l'entrepont causer, jouer, manger au chaudron commun et boire avec eux. »

Nous avons exposé les vertus des pirates, ou du moins ce qu'ils appréciaient ainsi. Leur échelle des valeurs morales était assez particulière. Ils y étaient sans doute préparés avant de venir à 3a piraterie, mais une existence si contraire à l'ordinaire des hommes devait engendrer des idéaux propres à la soutenir, a Les crimes énormes que ce dangereux métier traîne après soi, dit Johnson, leur deviennent si familiers par l'usage qu'ils en font st les transforment tellement en d'autres hommes que la moindre réflexion qu'ils pourraient foisau^ur l'honneur et la justice est regardée parmi eux comm<\^ digne de mort. » [1 dit

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ailleurs : « Dans la République des pirates, celui qui commettait le plus de crimes était regardé parmi eux avec quelque sorte d'envie et comme un homme extraordinaire; si avec cela il était distingué par quelque emploi, et qu'il eût du courage, certainement c'était un grand homme. » Il y a là quelque exagération car, si le combat et le meurtre faisaient partie de la profession et si chaque chef pirate se vantait d'être « aussi bon voleur que n'im-porte qui », l'émulation dans le crime à froid ne fut le fait que de quelques bandes ignobles, celle de Teach, celle de Low. Mais il est certain que nos pirates étaient tout sauf des petits saints et que, dans ces bandes de loups, le plus fort et le plus brutal avait la partie belle.

Leur conception du monde est atîssi modelée par leurs origines et surtout par leur genre de vie si particulier.

Ces idées sont confuses, diverses et difficiles à définir. Dans l'ensemble les forbans sont, comme il est habituel à la pègre, plus des révoltés d'instinct que des révolutionnaires conscients. Mal-faiteurs errants, vivant des dépouilles de la société, comment seraient-ils ennemis du luxe et du commerce? Ils en vivent. Nihilistes certes, dans le vrai sens du mot, et libertaires s'il en fut, mais dont le programme ne dépassait guère leur liberté person-nelle. Leur attitude à l'égard du genre humain est de bravade, de défi, mais aussi d'indifférence. Us ont rompu les ponts, ils sont les étrangers du corps social, tout en étant ses parasites. Des parasites non domestiqués, comme les rats et les puces, plus dangereux mais plus éphémères. Peut-être après tout ont-ils exercé inconsciemment une sorte de fonction sociale en rappelant aux États la nécessité de l'organisation, de la force et d'un mini-mum d'entente internationale.

Leur mentalité antisociale ne fait pas de doute, mais elle s'ex-primait rarement, sauf dans certaines occasions solennelles et d'une manière aussi vague que véhémente, Quand les gens de Roberts furent condamnés, ils maudirent leurs juges ; « Nous ne sommes, disaient-ils, que de misérables voleurs, et on ne nous pend que parce que nous ne possédons rien, tandis que tant

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d'autres plus riches bravent impunément la jport qu'ils ont plus méritée que nous. »

C'est seulement dans l'histoire exceptionnelle de deux pirates intellectuels, Misson et Caraccioli, que nous trouverons une philo-sophie et des idées sur la société méthodiquement élaborées. L'opinion du pirate moyen paraît mieux exprimée par l'algarade du capitaine Bellamy à un capitaine prisonnier qui s'était plaint qu'on ait coulé son navire : « Que Dieu vous damne, vous êtes un chien rampant, comme tous ceux qui acceptent d'être gou-vernés par des lois que les riches ont faites pour leur propre sécurité; car ces couards de petits chiens n'ont pas le courage de défendre autrement ce qu'ils ont gagné par leur friponnerie. Mais soyez damnés tout à fait : eux comme un tas d'astucieux gredins, et vous, qui les servez comme un paquet de sans-crânes au cœur de poulet. Ils nous vilipendant, ces canailles, alors qu'entre eux et nous il n'y a qu'une différence : ils volent les pauvres en se couvrant de la loi, oui ma foi, tandis que nous, nous pillons les riches sous la seule protection de notre courage. Ne feriez-vous pas mieux de devenir un de nous que de ramper après ces scélérats pour un emploi? »

Et comme son interlocuteur refusait, en invoquant les lois divines et humaines ; « Vous êtes un gredin diablement conscien-cieux, Dieu vous damne, reprenait Bellamy. Quant à moi je suis un prince libre; et j'ai autant d'autorité pour faire la guerre au monde entier que si j'avais cent vaisseaux sur mer et cent mille hommes en campagne. Voilà ce que me dit ma conscience. Mais il ne sert de rien de discuter avec de tels chiots morveux qui per-mettent à des supérieurs de leur donner des coups de pieds tout le long du pont tout leur saoul, èt qui épinglent leur foi à un maquereau de pasteur, un pigeonneau qui ne croit ni ne pratique tout ce qu'il met dans les têtes ridicules de tous les niais qu'il prêche. »

Ce sentiment de fierté provoquante à l'égard de la société dont ils s'étaient libérés était très commun chez les pirates. Quand ils décident de devenir forbans, la compagnie « déclare la guerre au monde entier » et parfois l'inscrit même expressément dans ses

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articles. « Nous ne sommes pas n'importe qui. Nous sommes des gentilshommes de fortune! » Ce sont des phrases qu'ils aiment à répéter. Ils se campent un peu théâtralement en face du monde en lui disant : « A nous deux! »

Envers la patrie, les sentiments des forbans étaient presque aussi libres. Les flibustiers étaient restés, surtout pôur des raisons de commodité, attachés à leur drapeau national, français ou anglais, pour la lutte contre les Espagnols. Ils recevaient des com-missions de leurs gouverneurs et un refuge dans leurs ports natio-naux. Mais les pirates, eux, n'avaient plus rien à attendre de personne que d'eux-mêmes. Leur seule patrie était la mer. Leur pavillon, rouge ou noir, était le signe de la révolte, le seul drapeau international qu'on eût encore levé sur le monde et dont les internationales futures devaient assez étrangement se souvenir.

Parfois, dans un équipage homogène, des sentiments patrio-tiques réapparaissaient à l'improviste, mais ils n'étaient guère désintéressés. Nous voyons les hommes de Spriggs célébrer la mort de Georges Ier, grand persécuteur des pirates, et l'avènement de son fils. On but abondamment à la santé de Georges II en s'assurant « que sans doute il y aurait dans peu un pardon général qu'ils accepteraient; mais que si, contre toute attente, ils en étaient exclus, ils juraient de massacrer tous les Anglais qui tom-beraient ensuite entre leurs mains ».

Les nationalités étaient le plus souvent fort mélangées. Ainsi dans la troupe de Bowen on trouvait, avec une majorité de Fran-çais et d'Anglais, des Danois, des Suédois, des Hollandais et même des Indiens. Taylor avait utilisé cette diversité pour empêcher les révoltes : il répartissait son équipage en escouades de sept hommes comprenant par exemple trois Anglais, deux Français, un Suédois, un Portugais, de manière à éviter les ententes parti-culières. De certains pirates originaires des Indes occidentales il était difficile de dire s'ils étaient français ou anglais; ils l'ignoraient eux-mêmes.

A l'égard de la religion, les idées des pirates restaient sensi-blement plus orthodoxes. Ne craignant rien des autres hommes qu'ils étaient habitués à combattre et à réduire en cadavres, la

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plupart d'entre eux gardaient des habitudes de vague timidité envers la puissance inconnue qu'on ne peut ni voir, ni mesurer du sabre.

Oexmelin nous montre les flibustiers priant Dieu avant chaque repas. « Les Français, comme catholiques, disent le cantique de Zacharie, le Magnificat et le Miserere. Les Anglais, comme pré-tendus réformés, lisent un chapitre de la Bible ou du Nouveau Testament et récitent des psaumes. » Il raconte aussi qu'à Mara-caïbo les hommes de l'Olonois, le plus féroce des aventuriers, pillèrent les églises et emportèrent les ornements, les tableaux, les images et jusqu'aux cloches pour meubler une chapelle qu'ils se proposaient de construire dans leur repaire de l'île de la Tortue.

Ces sentiments fervents s'atténuèrent beaucoup chez les pirates, séparés de la vie de terre et de la civilisation chrétienne. Pourtant nous voyons les pirates de Roberts, ayant pris un vaisseau sur lequel se trouvait un pasteur, proposer à celui-ci de devenir leur chapelain. Ils lui réserveraient une bonne part du butin et il n'aurait « qu'à prier Dieu et à faire le punch ». L'ecclésiastique ayant refusé, ils ne lui en voulurent pas et lui permirent de s'en aller librement en emportant tout ce qu'il voudrait. Us ne retinrent de leur prise que trois livres de prières ét un tire-bouchon.

Le père Labat, prêtre des Antilles, qui a bien connu les fli-bustiers, raconte qu'un pirate, nommé Daniel, ayant fait une razzia dans les petites îles des Saintes ramena à bord le curé et organisa une messe. Un autel fut improvisé, orné des vases sacrés enlevés à l'église. Des salves marquèrent le début de la messe, ic Sanctus, Y Élévation, la Bénédiction et FExaudiat. Un des aventuriers s'étant mal tenu pendant l'Elévation, Daniel tira son pistolet et lui cassa Ja tête. Après quoi il se tourna vers le pauvre prêtre fort alarmé, en lui disant : « Ne vous troublez pas, mon père; c'est un coquin qui vient de manquer à son devoir et que j'ai puni pour lui apprendre à mieux faire. »

Ces sentiments religieux étaient curieusement adaptés à la profession. Nous avons vu que les (c articles » des troupes de pirates étaient jurés sur le crucifix ou sur la Bible. Lorsque les flibustiers apercevaient un vaisseau espagnol, avant l'attaque, ils faisaient

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la prière et demandaient à Dieu avec ardeur de remporter la victoire et de trouver beaucoup d'argent. Dans les circonstances difficiles, quand l'ennemi paraissait trop fort, certains équipages pirates faisaient serment sur la Bible de s'en emparer. Enfin, nous le verrons, les pirates les plus religieux considéraient qu'ils faisaient œuvre pie en s'emparant des vaisseaux arabes, voire en massacrant leur équipage.

Cependant, même parmi les flibustiers, il y avait des « liber-tins », c'est-à-dire des incroyants. Le capitaine Grammont, dit le bon Oexmelin, « est impie, sans religion et exécrable dans ses jurements. En un mot, il est fort attaché aux choses terrestres et ne croit point aux célestes. C'est là son grand défaut ».

Sans aller jusqu'à l'athéisme, nouveauté incroyable alors et fantaisie d'intellectuels; nombre de pirates se plaisaient à braver le ciel comme ils bravaient la terre. Dans une horrible tempête entremêlée de coups de tonnerre, Bellamy regrettait tout haut de ne pouvoir quitter le pont pour rendre son salut au ciel a coups de canon. « Les Dieux, ajoutait-il, doivent être saouls pour faire une telle sarabande. »

Un certain Sutton, de la troupe de Roberts, au moment où on allait le pendre, voyant un de ses compagnons prier avec ferveur, lui demanda : « Que prétendez-vous gagner par toutes vos prières? — Le Ciel, répondit l'autre. — Le Ciel! s'écria Sutton, êtes-vous fou? Avez-vous jamais ouï dire qu'un pirate soit entré au Ciel? Pour moi, je veux être dans l'Enfer. On y est bien plus agréablement et, dès que j 'y arriverai, je saluerai Roberts de treize coups. »

Cette même troupe de Roberts ayant pris quelque temps aupa-ravant un vaisseau et ayant torturé l'équipage, le capitaine pri-sonnier leur remontra combien leur conduite était criminelle et à quels châtiments ils devaient s'attendre dans ce monde et dans l'autre. « Nous nous moquons du roi, répondirent les pirates, de son parlement et de son pardon; nous craignons encore moins la potence. Si nous sommes vaincus ou surpris, nous mettrons le feu aux poudres et nous irons gaîment et en bonne compagnie en Enfer. »

L'idée qu'ils étaient des créatures infernales grandissait l'or-

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gueil de certains pirates. Teach, dit Barbe Noire, était un de ceux-là. Comme on lui demandait, pour le cas où il serait tué, où il avait caché son argent, il répondit « qu'il n'y avait que lui et le diable qui le sussent, et que le dernier aurait le tout ». Après sa mort, ses hommes racontèrent qu'on voyait parfois à son bord un homme inconnu qui se promenait dans tout le navire, sans que personne sut d'où il venait. Il disparut peu avant que le vaisseau eût fait naufrage, et tous étaient persuadés qu'il s'agissait du diable.

Quant au mystérieux capitaine Lewis, nul doute qu'il n'ait été une sorte de mystique du diable. Il l'invoquait dans les circons-tances critiques et il annonça fort exactement le jour de sa mort, ayant eu à ce sujet, disait-il, une révélation de son maître.

Contre des ennemis aussi désespéré s et résolus, la défense de la société organisée était sans merci. « Un pirate, disaient les lois anglaises, est un ennemi du genre humain, à qui, selon Cicéron, il ne faut garder ni parole ni serment... Si les pirates commettent quelques pirateries sur l'Océan et qu'ils soient pris sur le fait, les vainqueurs ont le droit de les pendre au grand mât sans aucune condamnation solennelle... Si on nie les crimes, ils seront jugés par les douze jurés énumerés dans la Commission (du roi), sans que les accusés puissent en appeler; et tous ceux qui seront trouvés coupables seront punis de mort, avec l'exclusion du bénéfice*du clergé et leurs biens seront confisqués. »

Des primes élevées étaient promises pour leur découverte et leur capture : 100 livres sterling pour un capitaine ou un officier, 40 pour les bas officiers, 20 pour les simples pirates. La trahison était payée 200 livres.

Une fois arrêtés, la procédure était expéditive. Puis venait la sentence. En voici une que Johnson nous a conservée. Il s'agit de pirates qui avaient accepté le pardon du roi, puis étaient retournés à leurs mauvaises habitudes :

« La Cour, ayant dûment considéré les témoignages qui ont été donnés pour et contre vous, les dénommés John Augur, Vvilliam Cunningham, Dennis Mac Karthy, Georges Rounsivel,

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W.-Lewis, W. Dowling, Th. Morris, Geo. Bendall et W. Ling, et ayant aussi délibéré sur les diverses circonstances de l'affaire, il est jugé que vous, les dénommés..., êtes coupables de révolte, crime, piraterie, ainsi que vous en êtes accusés, tous et chacun. Pour ces motifs, la Cour prononce que vous, les % dénommés... serez ramenés à la prison d'où vous venez, et de là à la place des Exécutions, où vous serez pendus par le cou jusqu'à ce que vous soyez morts, mor ts, morts. Et que Dieu ait pitié de vos âmes ! »

C'était la fin à laquelle s'attendaient tous les forbans depuis qu'ils avaient fait profession de l'être. « Nous sommes des morts en permission », disait Lénine à ses amis révolutionnaires. C'était bien plus vrai encore des pirates : ils fréquentaient la mort assez quotidiennement pour que sa rencontre ne les étonnât pas. La plupart en plaisantaient. L'un d'eux, faisant allusion au régime de la prison, remarquait : « Je deviens si maigre, que, si cela doit durer encore longtemps, je crains que mon corps ne soit pas assez pesant pour tirer le nœud de la corde. »

La profession de foi la plus véhémente en faveur de la peine de mort a été prononcée par la femme pirate Mary Read, promise à la potence : « Les gens de cœur, dit-elle, ne doivent pas craindre la mort. Si les pirates n'étaient pas frappés de la peine capitale, les poltrons ne seraient pas retenus par la peur; mille fripons, qui paraissent honnêtes gens et qui néanmoins ne s'appliquent qu'à piller la veuve et l'orphelin ou à chicaner et supplanter leur voisin, se mettraient aussi en mer pour voler impunément. L/Océan ne serait couvert que de canailles et ce serait la ruine totale du commerce. » La grandeur du danger, pensait-elle, faisait la noblesse d'une profession qui, ainsi, n'était ouverte qu'aux braves.

Il nous resterait à décrire la cérémonie finale, si bien des exem-ples récents, ici et là, n'en avaient donné le récit et l'image. Voici, à titre d'exemple, comment Johnson raconte la fin de John Augur et de ses compagnons, ceux dont nous avons lu plus haut la sentence : « Ce fut en vain qu'on les exhortait à songer à l'autre vie et à se repentir des maux qu'ils avaient commis. « Oui, répondit un de ces malheureux, je me repens sincèrement

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LK P E U P L E DES PIRATES 11 et de tout mon cœur : je me repens de n'avoir pas lait plus de mal et de n'avoir point coupé la gorge à ceux qui nous ont pris, et je voudrais vous voir tous pendus de compagnie avec nous. — Et nous aussi » s'écrièrent les autres; après quoi ils furent pendus sans dire un mot, excepté Dennis Mac Karthy, qui dit aux assis-tants que plusieurs de ses amis lui avaient prédit qu'il mourrait dans ses souliers, mais qu'il voulait leur en donner le démenti. Sur quoi, à force de remuer les pieds, il jeta ses souliers par terre. Telle fut la catastrophe de ces misérables aventuriers, qui fait voir le peu d'impression que fait le pardon sur des hommes accou-tumés à une mauvaise vie. »

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CHAPITRE II

LE MÉTIER ET LES PLAISIRS

Tlie account (le compte, le profit), tel était, dans l'argot des pirates anglais, le nom qu'ils donnaient à leur métier. Le but est, en effet, de s'emparer de la cargaison des navires et surtout de l'argent qu'on pouvait y trouver. On y parvenait souvent par la simple intimidation, en déployant le pavillon noir, en tirant quelques coups de canon, en lançant des sommations effroyables. Si cela ne réussissait pas, il fallait combattre et aller à l'abordage. Les pirates tâchaient toujours de limiter le combat en décourageant la défense, en tuant le commandant, en enlevant le drapeau, en forçant l'équipage à descendre dans l'entrepont et en fermant sur lui les écoutilles. Les ruses étaient nombreuses et appréciées. Si on disposait de nombreux prison-niers, on les faisait monter sur le pont avant l'abordage pour décourager l'ennemi par l'étalage d'une troupe imposante. Ou bien, au contraire, presque tous les hommes se couchaient à plat ventre sur le pont, pour faire croire à un simple bateau mar-chand et pouvoir approcher de plus prés.

Mais l'abordage et le meurtre n'étaient que l'accessoire et on essayait de les éviter, car il est dans la nature des hommes de préférer le profit sans travail.

Le capital initial et indispensable, c'était le navire. Parfois le capitaine et l'équipage d'un honnête navire passaient tous ensemble à la piraterie. Plus souvent un complot se formait contre le capitaine. On s'emparait de lui et on le massacrait. Ou bien on l'abandonnait daM^TOT^ariot ou sur une côte déserte avec les hommes qui l i^élaieni^dèles . Mais il arrivait aussi

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que les pirates, par suite d'un naufrage ou toute autre circons-tance, se trouvassent dépourvus de navire. Alors on attendait qu'un bateau vînt mouiller à proximité pour tâcher de s'en empa-rer par ruse. Ou encore on partait en canot pour capturer des petits bâtiments, avec lesquels on prenait des gros.

Le type de navire le plus apprécié était la frégate, rapide, armée de 20 à 50 canons, avec des gaillards d'avant et d'arrière au-dessus des coursives. On ajoutait de la /oilure pour gagner les autres bâtiments à la course. Le sloop, dont nous trouverons le nom maintes fois, était un bâtiment de type imprécis, mais beaucoup plus petit. Le mot chaloupe désignait une embarcation non pontée. Un équipage moyen de pirates ne dépassait guère 200 hommes.

Il fallait caréner souvent pour éviter que le navire, vite encom-bré d'algues et de coquillages dans les mers tropicales, n'en fût sérieusement ralenti. Quand il commençait à s'user et à laisser passer l'eau, plutôt que de pomper ou de le remettre en état, on préférait s'emparer d'un autre navire. Johnson nous montre les pirates de Roberts rencontrant un vaisseau « qu'ils trouvè-rent à leur gré. Ils prièrent fort gracieusement le capitaine d'avoir la bonté de quitter son vaisseau pour monter le leur, disant « que changer n'était pas voler ». L'échange fait, ils accablèrent le capitaine de mille compliments burlesques, en le remerciant de sa complaisance et de l'excès de ses faveurs.

L'armement comprenait les canons du navire et les armes de chacun des pirates qui étaient ordinairement un fusil, deux pis-tolets, un sabre et un coutelas. Des grenades de type divers étaient lancées sur le pont ennemi au moment de l'abordage.

Une des ruses pour approcher le plus près possible sans danger le bâtiment ennemi consistait à hisser le pavillon de son pays. Les pirates avaient un choix de pavillons des principales nations maritimes. De même, pour se couvrir en cas d'arrestation et essayer de se faire passer pour corsaires, ils disposaient souvent de plusieurs commissions, vraies ou fausses, signées par les auto-rités coloniales de diverses puissances.

Mais au moment de l'abordage, le pavillon pacifique était

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amené et on voyait monter dans le ciel le terrible pavillon des pirates, parfois rouge, mais généralement noir. Le pavillon noir était le signe qu'on avait franchi le pas, qu'on était devenu l'en-nemi du genre humain. Beaucoup d'histoires de pirates commen-cent ainsi : ils s'emparèrent du navire « après quoi ils fabriquèrent un pavillon noir et déclarèrent la guerre au monde entier ».

Le but du pavillon noir était d'effrayer l'ennemi et de l'amener à céder, ou tout au moins de diminuer sa résolution. On l'ornait donc des motifs les plus macabres. Le modèle le plus ordinaire était celui que les Anglais appelaient le « Jolly Roger » (le Joyeux Roger), la tête de mort surmontant deux tibias croisés. Le capi-taine Quelch appelait son pavillon « Old Roger » (le vieux Roger); il figurait « un squelette tenant d'une main un sablier pendant que de son cœur traversé d'une flèche coulaient trois gouttes de sang qu'il recevait dans l'autre main ». Le pavillon de Spriggs représentait « la mort tenant d'une main un sabre et de l'autre un dard qui perçait un cœur », celui de Low « la mort peinte en rouge ». Un navire forban français, le Saris pitié, avait deux pavil-lons, un rouge, un noir; celui-ci représentait côte à côte un mas-que avec des tibias et un homme nu brandissant d'une main un sabre et de l'autre un sablier.

Les combats commençaient le plus souvent à coups de canon, surtout pour effrayer l'adversaire. La portée des canons étaiî très faible. A 200 mètres, les boulets avaient peu d'efficacité sur le bordage. On cherchait surtout à démâter l'autre navire pour l'empêcher de manœuvrer. Puis, s'il refusait de céder, on allais & l'abordage.

On n'abordait pas l'ennemi par le travers (c'eût été s'exposer au tir de toute son artillerie à bout portant), mais par l'avant, ou par l'arrière, où il n'y avait que peu de canons. Si on ne dis-posait que d'une chaloupe, on se glissait en dessous du vaisseau, le [eu de. ses canons vous passant par-dessus la tête; puis on grim-pait à bord. Si on avait un vrai vaisseau, 011 engageait son beau-pré dans les haubans de l'adversaire; des hommes juchés dans les Vergues lançaient les grappins qui crochaient où ils pouvaient

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et sur lesquels on hâlait pour rapprocher les navires hord à bord. Les hommes bondissaient alors sur le pont de la victime, les uns se laissant glisser des vergues par les cordages, les autres se pres-sant par la poulaine, pistolets, hache ou sabre à la main, voire même sabre ou coutelas entre les dents. Parfois, s'il y avait de la mer, des hommes perdaient l'équilibre, tombaient entre les deux vaisseaux. Le corsaire Duguay-Trouin devait se souvenir toute sa vie de son premier abordage : l'homme qui le précédait tomba ainsi, sa tête fut brisée et le jeune homme vit monter vers lui les éclaboussures de cette cervelle. Il faillit s'évanouir, bien que ce ne fût guère le moment.

En effet, les adversaires attendent aux rambardes, bien pour-vus d'armes à feu, de haches, de sabres; maintenant il faut ne penser à rien d'autre qu'à tuer pour ne pas l'être et pour triom-pher. Des grenades sont lancées pour dégager le pont. Des tireurs d'élite, postés sur les vergues avec un fusil, aident les pirates mal en point. Sur le pont c'est la mêlée hurlante, confuse, en corps à corps, pressée dans un espace étroit, traversée des cris des blessés, des râles des mourants que l'on piétine. Parfois les sabres s'ébrè-chent, les pistolets n'ont plus de poudre, on se tue avec ce qu'on trouve, on fait sauter les crânes à coups de barres de fer.

Il y a beaucoup de sang sur toute cette histoire. On ne le ren-contre presque jamais dans les récits des aventures de pirates, parce qu'il faisait partie de la banalité des choses quotidiennes, indignes d'être racontées. On oublie sa couleur, comme on oublie celle de la vie quand on contemple un film en blanc et noir. Il faut y suppléer par Y imagination, reconstituer les larges taches briques sur les cadavres lacérés, les ponts des vaisseaux poisseux de liquide rouge, les prises marquées par des mains sanglantes, et les pirates eux-mêmes, ceux qui restaient en vie, avec leurs cicatrices, leurs bandages, leurs mutilations. Nombre de nos héros n'avaient sans doute plus qu'un œil, un bras ou une jambe. On n'en parle que par exception. C'étaient les risques profes-sionnels.

Cette histoire grand-guignoïesque des pirates a fait partie du bric à brac romantique. Ces êtres valeureux et démoniaques, hors

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du commun monde, avaient de quoi séduire l'archange déchu Byron ou le géant Hugo. Je crains que nos réactions ne soient différentes et. que l'intérêt simplement « humain, trop humain » de leur vie quotidienne assez bizarre ne prime pour nous l'horreur de leurs massacres. Nous sommes, hélas! blasés sur l'horreur et le progrès humain, en cette matière, n'est pas contestable.

II était bien rare, dans un abordage, que la victoire ne restât pas aux pirates. D'abord ils s'attaquaient surtout aux bateaux marchands plus faibles qu'eux et moins armés. Ensuite l'exercice des armes et l'abordage étaient leur technicité. Enfin, la défaite pour eux, c'était la potence et, tout en la sachant inéluctable, ils n'étaient pas pressés de « bénir le peuple avec leurs pieds » et s'agitaient en conséquence. L'équipage du navire assailli finissait donc par céder. Les prisonniers étaient interrogés, parfois assez brutalement, pour leur faire dévoiler leurs cachettes. On les parquait en principe dans la cale, sauf ceux, et ils étaient nombreux, qui embrassaient l'état de pirate. Les autres étaient débarqués, cîe préférence sur des côtes désertes, ou abandonnés en canot avec des vivres. Le navire, après le pillage et le partage, était brûlé, à moins qu'on ne le gardât pour dédoubler l'équipage pirate devenu trop important ou pour remplacer l'ancien navire.

Les pirates se répandaient dans tout le bateau pour faire main basse sur le butin. Ils devaient le rapporter exactement, sous peine d'être considérés comme voleurs et exécutés. Le par-tage des prises avait lieu, nous l'avons vu, au pied du grand mât, tout au moins pour l'argent, les objets précieux, les vêtements et les étoffes. Les marchandises étaient vendues à terre et le pro-duit exactement réparti. C'était le quartier-maître qui faisait les lots et veillait à la distribution. En cas de contestation, on tirait au sort.

Les flibustiers, qui opéraient en vertu d'une commission déli-t é e par le gouverneur, réservaient pour celui-ci un dixième du butin. Il fallait faire déclarer le butin « de bonne prise »; c'est-à-uire pris sur l'ennemi en vertu d'une commission. Mais on pense nen que les gouverneurs de la Tortue ou de Port-Royal de la

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Jamaïque, intéressés au butin, et qui se mettaient parfois eux-mêmes à la tête des flibustiers, n'étaient pas trop difficiles pour juger du caractère valable de la prise. Certains même délivraient des commissions en blanc. Ceux qui avaient peur de se compro-mettre, quand on était en temps de paix, remettaient aux aven-turiers de simples autorisations de pêche et de chasse". Cela suffisait aux flibustiers, qui ne savaient généralement pas lire, pour s'em-parer des galions et razzier les côtes espagnoles.

Les pirates, ennemis de tous les États du Monde, n'avaient d'autre commission que leur bon plaisir. Mais ils réussissaient assez souvent à mettre certains gouverneurs dans leurs intérêts, pour faciliter la vente de leurs marchandises, caréner et se ravi-tailler dans les ports de la colonie. Teach eut même un jour l'au-dace et l'ironie de se faire attribuer comme « de bonne prise » par le gouverneur de la Caroline du Nord un vaisseau qu'il avait conquis à l'abordage, « en déposant sous serment qu'il avait trouvé ce vaisseau sans qu'il y eût personne à bord. Sur quoi on tint une Cour qui déclara le vaisseau de bonne prise. Le gouverneur eut pour sa part soixante caisses de sucre et son secrétaire en eut vingt ».

Aussitôt le partage fait et l'argent empoché, c'était l'orgie. Ces hommes en temps normal menaient une vie dure, celle des mate-lots de la marine en bois, esclaves d'un matériel brutal et des élé-ments, ayant comme seule distraction l'exercice des armes. Ils sor-taient. d'un effort violent, l'abordage, où tous leurs nerfs, tous leurs muscles avaient été tendus au maximum ; ils sortaient du danger de la mort. La détente était donc énorme, grossière, brutale.

Elle commençait à bord. On buvait ce qu'on avait trouvé sur la prise. On festoyait avec les vivres, largement arrosés d'arak ou de rhum. Parfois la saoulerie était telle que le navire errait quelque temps à l'abandon, avec des corps répandus sur le pont. Souvent l'ivresse et l'excitation du combat mal apaisée poussaient les pirates vers une frénésie de destruction et de massacres. C'était un moment dangereux pour les prisonniers, car les fantaisies des forbans étaient parfois du plus mauvais goût.

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Johnson décrit les pirates de Roberts « courant comme des furies par tout le vaisseau pris, brisant et rompant à coups de hache les balles et les coffres qu'ils jetèrent ensuite dans la mer ». Les hommes de Spriggs brûlent le navire capturé et, à la lueur de l'incendie, obligent son capitaine à manger un plat de chandelles, en braquant sur lui un pistolet et une épée. Les mêmes forbans firent prendre à leurs prisonniers, en une autre occasion, « un remède salutaire, disaient-ils, pour provoquer la sueur >> : ils les obligèrent à courir autour du grand mât en les piquant continuelle-ment « avec des canifs, fourchettes, compas et autres instruments pointus... au son d'une détestable musique ».

C'étaient là des distractions presque inoffensives de pirates mis en belle humeur par leur victoire. Il y avait des jeux plus cruels. L'un d'eux consistait à attacher des prisonniers à un cor-dage, à les élever par une poulie et à les laisser retomber brusque-ment sur le pont où ils se brisaient peu à peu. Low, ayant décidé de brûler un navire capturé, évacua auparavant l'équipage, sauf le cuisinier, qu'il attacha au grand mât, ayant jugé « qu'il ferait un assez bel effet dans le feu à cause de sa graisse et de sa crasse ».

Parfois les pirates imaginaient des distractions hors série. Ayant trouvé plusieurs chevaux sur une de leurs prises, les hom-mes de Spriggs organisèrent des courses avec pari mutuel. Mais les chevaux, rendus furieux par le bruit effroyable qu'ils faisaient en courant, jetèrent à bas leurs-cavaliers, sans doute peu experts. Les forbans s'en vengèrent en frappant les prisonniers, pour les punir, disaient-ils, de n'avoir pas apporté des bottes et des épe-rons.

Le capitaine Teach, après avoir beaucoup bu, eut l'idée d'un divertissement original. « Faisons un enfer de nous-même, dit-il, et voyons qui pourra y résister le plus longtemps. » Sur quoi, étant descendu dans la cale avec quelques camarades, « et ayant ferme toutes les écoutilles et ouvertures du tillac, il mit le feu à plusieurs pots remplis de soufre et d'autres matières combustibles, ce qu il continua au risque de les voir tous suffoqués, et il n'ouvrit es ecoutilles qu'après que la compagnie eut crié pour avoir de aip> se glorifiant d'avoir été le plus courageux ».

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Certains pirates avaient des goûts moins brutaux. Le capi-taine Laurent, flibustier, avait toujours à bord des trompettes et des vicions « dont il aimait se divertir ». Parfois aussi les forbans montaient des spectacles qui mettaient en scène leur profession.

Le plus connu est la parodie du tribunal criminel qui consti-tuait, avec la chasse à la tortue, la seule distraction des hommes du capitaine Anstis, retirés dans une île déserte des Antilles, en attendant leur pardon. On reconstituait le jugement d'un pirate. Le « juge » était grimpé dans un arbre, avec une vieille couverture autour du corps pour singer la robe. Le « procureur général » admo-nestait sévèrement le « criminel » qui paraissait accablé : « Votre Seigneurie, voici devant vous un drôle qui n'est qu'un indignissime coquin. Je supplie très humblement Votre Seigneurie qu'il soit pendu promptenient... car quiconque est né pour la corde ne périra jamais dans l'eau... Il a volé impunément, pillé, brûlé et coulé à fond une quantité innombrable de vaisseaux... Mais il a fait pis : il a bu de la petite bière et Votre Seigneurie sait bien qu'un homme sobre est un fripon. J'en dirai bien davantage, mais, Seigneur, vous n'ignorez pas que notre eau-de-vie est à sec. »

La parole était donnée ensuite à l'accusé; mais dès ses premiers mots : « Votre Seigneurie voudra bien considérer... Considérer! interrompait le juge. Comment oses-tu parler de considérer? Je n'ai jamais considéré de ma vie et je déclare que considérer est un crime de haute trahison... Le dîner est-il prêt? Bon. Écoute donc, faquin, et viens devant la barre. Tu dois être pendu pour trois raisons : la première parce qu'il ne serait pas juste que je présidasse ici sans que personne fût pendu. La seconde parce que tu as une mine vraiment patibulaire. Et la troisième parce que j'ai faim. Car... il vaut mieux que le prisonnier soit pendu promp-tement que de laisser refroidir la soupe. Ce sont là les lois de ton pays. Holà, geôlier, qu'on emmène ce coquin! »

L'équipage du capitaine Bellamy monta un jour à son bord une pièce intitulée le Royal Pirate, où l'on voyait Alexandre-le-Grand, entouré de ses gardes, jugeant un pirate et le condamnant à mort. A ce moment, le canonnier, qui avait absorbé plus que son compte de punch, quitta le spectacle et courut dans la Sainte

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Barbe où ses amis, aussi éméchés que lui-même, terminaient le punch : « Debout, vous autres, dit-il. Là-haut, ils veulent pendre l'honnête Jack Spinckles, et, si nous le tolérons, ils nous pendront tous l'un après l'autre. Mais, par Dieu, ils ne me pendront pas, car je vais nettoyfer le pont. » Il saisit une grenade, alluma la mèche, remonta sur le pont et la lança au milieu du théâtre, ses compagnons s'élançant à la rescousse avec leurs coutelas. On parvint à les calmer, mais Alexandre-le-Grand y perdit un bras et l'honnête Jack Spinckles une jambe.

C'est surtout à terre qu'avaient lieu les grandes réjouissances, c'est là qu'on trouvait le vin et les femmes. Oexmelin a décrit les orgies des flibustiers à la Tortue et dans les petits ports de Saint-Domingue. Dès que les aventuriers arrivaient chargés de gros sacs de doublons et de pièces de huit, les cabarets s'ouvraient, les filles accouraient. Les tables se couvraient « de toutes sortes de mets exquis et délicieux ». Les pirates saouls faisaient sauter les verres en l'air, renversant les pots, les plats et les femmes. On vit des flibustiers, vaniteux et bons enfants, mettre des tonneaux au bord de la route et obliger tous les passants à en boire. Après la crapule de mangeaille et de beuverie, on songeait à l'habille-ment et c'était à qui afficherait les étoffes les plus magnifiques et les plus dorées. « En cet état, ils passaient chez les dames, de là chez les joueurs et se voyaient en fort peu de temps réduits à rien ». Alors ils repartaient en course, salués comme des bienfai-teurs par tout le pays dont ils étaient la seule industrie.

La vie des pirates n'était guère différente de celle des flibustiers, seulement un peu plus secrète et astreinte à fréquenter des côtes plus désertes. Mais partout on trouvait de l'alcool et presque par-tout des femmes, indigènes ou autres. Teach avait ainsi 14 fem-mes dispersées sur toutes les côtes des Carolines et de la Géorgie. H s'amusait parfois à les partager avec ses compagnons. Souvent d allait festoyer chez les planteurs et prenait des libertés avec leurs femmes ou leurs filles. D'ailleurs un peu partout, dans les endroits qu'ils fréquentaient, il y avait des filles à pirates comme, autour des casernes, il y a des filles à soldats.

Les littérateurs ont beaucoup brodé sur les prisonnières que

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faisaient les pirates. De touchantes gravures romantiques nous montrent le rapt de belles échevelées, les seins à l'air, tendant en vain des bras grassouillets vers le ciel noir. Ou bien encore c'est la belle captive lascivement étendue aux pieds de son vainqueur. La réalité était plus sévère et moins sentimentale.

Les pirates avaient fort justement mesuré les désordres que la présence de femmes amènerait à bord. Aussi les articles frap-paient-ils de mort quiconque introduirait une femme sur le navire en habits déguisés. On n'a connu d'exception que dans la troupe de Rackam, comme nous le verrons plus tard. Quant aux pri-sonnières, voici la règle telle qu'elle figure dans les articles du Gang de Phillips : « Si, dans quelque vaisseau dont nous nous rendrons maîtres, il se trouve une femme d'honneur, celui qui la débauchera sera puni de mort. » Dans ce cas-là, si l'on en croit Johnson, on mettait une sentinelle pour garder la femme. « C'é-tait ordinairement quelque égrillard à qui ce soin était confié, et. qui pour conserver sa pudeur la gardait pour lui seul. » A part ce surcroît de précaution, les femmes subissaient le sort des autres prisonniers : abandon sur la côte ou dans une embarca-tion. On cite un seul cas de femme violée et égorgée, par une troupe particulièrement sanguinaire.

Telle était la vie des pirates, avec sa liberté, sa discipline consen-tie, ses efforts violents et ses plaisirs passagers. Sans autre famille qu'un « gang » éphémère, sans autre patrie qu'un navire vite usé, sans autre avenir que la mort par le combat, le naufrage ou la potence, pourquoi auraient-ils accumulé? Seul le jour qu'ils voyaient se lever était pour eux une certitude et ils n'étaient jamais sûrs d'en voir le soir. Les trois dimensions du temps se limitaient pour eux à un présent qui n'était qu'un point. « Aujourd'hui vivants, demain morts, disaient-ils à Oexmelin, que nous importe d'amasser et de ménager? Nous ne comptons que sur le jour que «ous vivons, et jamais sur celui que nous avons à vivre. »

Un avantage certain de la vie des pirates, c'est qu'on n'avait guère le temps de s'en fatiguer. La carrière active la plus longue a peut-être été celle du sage North. Elle dura douze ans, mais en

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fait, dans les six dernières années, il avait renoncé à la piraterie permanente pour se fixer à Madagascar. La potence, les nau-frages, les combats, le climat, la fièvre, les duels, la boisson et les orgies, les empoisonnements ou les massacres par les indi-gènes diminuaient rapidement les troupes et avaient raison des hommes les plus forts. Certains, retraités, finissaient leurs jours dans le pays, devenant peu à peu, au contact des naturels, des sauvages bons ou mauvais. Il n'y a guère d'exemples de notables pirates revenus dans leur patrie, vieillissant en patriarches riches et honorés, entourés d'unç troupe de petits-enfants turbulents réclamant du grand-père des histoires d'abordage.

Ils ont, de leur vie, é l iminée temps, et du même coup, les sentiments et les pensées autres qu'immédiats : « Quelle belle vie, dit Pascal, que celle qui commence par l'arnour et finit par l'am-bition. b Les pirates avaient abdiqué tout cela et néanmoins, à l'ombre des tibias croisés, ils avaient l'impression de mener la belle vie et d'avoir inventé le bonheur. Peut-être avaient-ils, à force de dépouillement, redécouvert, à leur manière grimaçante mais sincère, cet axiome i c'est le Présent.

la vie primitive : Le Bonheur,

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CHAPITRE III «

DÉBUTS DE LA PIRATERIE DANS LA MER DES INDES

i l - C La piraterie est vieille commèjes navires., Si une institution

humaine a pu paraître indestructible, sinon vénérable, c'est bien elle, Sa puissance s'est, affirmée dans tous les temps. On l'a vu dévaster la Méditerranée et affamer Rome, alors que la Répu-blique atteignait sa plus grande gloire et commandait au monde. Elle a insulté Charles-Quint sur l'empire duquel le 6oleil ne se couchait pas et qui prétendait à la monarchie universelle; elle a pillé son or, coulé ses navires, brûlé ses villes. Il y a moins de cent cinquante ans, elle se moquait encore de Napoléon et de la flotte anglaise, les deux plus grandes puissances de l'époque : à leur barbe elle enlevait les bateaux marchands et conduisait passagers et équipages en Alger pour être esclaves.

Voilà comment la piraterie affirmait sa liberté et son mépris à l'égard des États les plus totalitaires, les plus organisés, et qui faisaient trembler le monde. Triomphe du moustique sur le lion, de l'anarchie ailée sur une musculature énorme et pataude. On peut penser ce qu'il en était lorsque les pays riverains étaient faibles ou qu'ils ne disposaient pas d'une marine de guerre pou-vant faire respecter le trafic, surtout quand le trafic était riche.

Or, ce fut le cas dans l'Océan Indien pendant le moyen âge. Les flottes chinoises ne dépassaient guère Malacca. Les Etats de 1 Inde manquaient de stabilité et souvent de force. Les Arabes étaient divisés en sultanats dispersés le long des côtes, de Mascate a Zanzibar, isolés les uns des autres par des déserts. Quant au

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trafic, c'était celui de l'or, des plumes, des étoffes précieuses, des parfums et surtout deâ épices. Les navigateurs arabes et indiens les amenaient en Mer Rouge; puis on les transbordait par cara-vanes jusqu'aux portes de la Méditerranée où Vénitiens et Génois venaient les prendre.

On sait tout le prix que les barbares d'Occident, dans leurs maussades châteaux de pierre froide, attachaient à ces produits d'un Orient fabuleux, à ces « Merveilles » dont l'opinion commune voulait qu'elles vinssent en droite ligne du Paradis terrestre et qui réchauffaient miraculeusement les boissons ou le décor de la vie. Chaque cargaison était un trésor; et comment de tels trésors livrés aux hasards de la mer n'eussent-ils pas suscité des pirates? En fait, il en surgissait de toutes ces côtes brûlées : corsaires indiens, persans, arabes. Ils pillaient les navires et vendaient à la côte les marchandises, parfois même les passagers et l'équipage s'il en restait. Un marché « parallèle » des épices s'établissait ainsi dans certains ports d'Afrique ou d'Arabie, et contribuait quelque peu au ravitaillement de l'Europe.

J498 une révolution se produit dans cet univers dont la piraterie constituait une des routines séculaires. V^sr-g dfi fiflmfl passe le Cap, établissant la nouvelle route des épices.

A la suite des navires marchands arrivent les pirates, comme les mouettes voraces suivent les bancs de poissons. Là comme aux Antilles l'initiative revient au Français. Nous avons été longtemps un peuple hardi et, à certains égards, peut-être, insupportable. Au xvie siècle, ces qualités étaient en leur fleur.

Dès 1508, un des navires de Tristan da Cunha. qui commandait une des premières expéditions portugaises, fut capturé par des Français dans le canal de Mozambique. En 1526> partirent de Dieppe trois corsaires dont l'un atteignit l'Inde, l'autre Sumatra et le troisième Madagascar. Celui-ci fut séduit par la douceur et la sociabilité des malgaches. Il s'attarda auprès d'eux et revint en France en rapportant du piment et des bois odorants.

Cette phase idyllique ne dura pas et dès 1530 un corsaire roehe-lais, le capitaine Boudart, fut pendu par les Portugais à Mozam-bique pour avoir pillé des caravelles.

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? Par la suite la situation se compliqua.,Le monopole du com-merce fut disputé aux Portugais par les Hollandais, puis par les Anglais et les Français. Il est probable que, de son côté, le mono-pole de la piraterie ne nous était pas resté. Mais ce sont encore des Français dont il est fait mention comme pirates au début du xvne siècle. Quatre (l'entre eux sont alors signalés à l'entrée de la Mer Rouge, pillant les navires arabes et indiens.

En 1642, l'année même où Richelieu envoie à Madagascar les honnêtes colons de Pronis qui fondent l'établissement de

v Fort-Dauphin, deux corsaires français, François Cauche et Régi-mond, quittent Madagascar pour la mer Rouge « avec dessein de faire quelques bonnes prises ». Leur navire s'appelait le JSaint-Laurent. Ils passèrent par les Comores* et atteignirent le cap Guardafui. Là, ils rencontrèrent un boutre venant de l'Inde, chargé de coton, de drap et de laine. L'équipage s'étant rendu bien sagement, on se contenta de lui prendre ses marchandises.

Plus loin, les corsaires rencontrèrent un autre bateau indien plus grand, qui, malgré ses 12 canons, se rendit également. Ils y trouvèrent 200.000 écus avec des pièces de drap écarlate et huit vaches. Ils poursuivirent ainsi une croisière d'agrément, avec des prises faciles et sans avoir, semble-t-il, à verser le sang.

> Puis, ayant fait leur plein d'or et de marchandises, ils regagnèrent Madagascar.

Ce n'est là qu'un exemple heureux et il y eut nombre d'expé-ditions moins pacifiques montées par nos compatriotes. En 1646, on signale deux pirates français à l'entrée de la mer Rouge. En 1660 le capitaine Laurent David s'empara, à l'île- Périrn, des trésors de la reine mère de Vidjapour. François Martin, le futur fondateur de Pondichéry, qui était alors commis de la Compagnie des Indes orientales à Madagascar, écrit que «le nom français n'était pas en honneur en Arabie » où il était synonyme de forban.

Aux Indes, les pirates français étaient devenus un tel fléau que le grand Mogol s'en plaignit à Versailles. On a conservé une lettre pittoresque de Najabat Khan, gouverneur de Surate, adres-sée au ministre Pontchartrain :

Ditu est le tout puissant, éternellement vainqueur. Que le cha-

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peau de la sagesse soit toujours sur la tête et le manteau de la pru-dence sur le corps de l'élite des chrétiens. Au meilleur de ses pareils et des grands et magnifiques seigneurs ses égaux, au plus illustre des commandants des Francs, à M. le comte de Pontchartrain, minis-tre et secrétaire d'Etat de Sa Majesté Très Chrétienne, auquel nous souhaitons d'être sans cesse et sans interruption l'ornement de sa Cour.

Nous faisons savoir à Votre Excellence pleine de sincérité que, ces jours-ci, un ordre du Trône impérial a été donné au gouverneur du bienheureux port de Surate, serviteur de ce même trône, qui est le centre d'adoration des Rois et Sultans de la Terre.

Étant arrivé audit port, il nous est apparu que, depuis l'espace de vingt années en ça, les Corsaires portant chapeau n'ont pas cessé d'infester les routes de la mer et d'y causer des désordres et des pira-teries continuelles, pillant et déprédant les navires des marchands des Indes et fermant même les chemins aux pèlerins qui vont visiter les lieux saints de la Mecque et de Médine, desquels Dieu augmente la gloire et la sainteté, lesquelles actions ont apporté un très grand déshonneur à tous ceux qui portent le chapeau en ce pays...

Nous avons intercédé auprès du Trône aussi sublime que le Ciel pour les directeurs des Comptoirs des trois nations portant chapeau qui avaient reçu des reproches. Nous avons offert pour eux des passeports au tribunal aussi élevé que Saturne, afin d'obtenir leur pardon, et nous avons établi une escorte des porteurs de chapeau pour les navires marchands, encore que les vaisseaux se soient mis en voyage. /

Quoique les bonnes intentions et la droite manière d'agir des gens de votre nation nous soient parfaitement connues, cependant..., parce que les désordres des Corsaires portant chapeau ont causé une dimi-nution de crédit, d'honneur et d'estime pour les Comptoirs des por-teurs de chapeau, en conséquence de cela nous écrivons à Votre Excellence afin que, suivant sa sagesse et sa prévoyance ordinaires, elle prenne la peine d'informer de ces choses sa Majesté Impériale de France pour qu'elle y fasse attention et qu'elle emploie sa puis-sance et sa sagesse pour procurer les moyens de faire cesser les pirates, afin que la sécurité puisse de nouveau exister sur les routes de la mer...

Sur quoi, n'ayant rien à écrire davantage, nous souhaitons à Votre Excellence toutes sortes de prospérités.

Cette lettre pleine de chapeaux et de sincérité fut écrite en

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1705. La mention de « vingt années en ça » qui y figure date donc de 1685 la recrudescence de la piraterie. C'est en effet l'époque où la grande piraterie, délaissant les Indes occidentales où elle avait pris naissance, vint s'installer dans l'Océan Indien et à Madagascar.

Cette migration est due à une coïncidence, historique : les puis-sances européennes qui n'avaient utilisé jusqu'alors les Antilles que pour la guerre de course se mirent à en entreprendre l'ex-ploitation agricole et y installèrent une administration perma-nente, rendant intenable l'existence des irréguliers. Au même moment le commerce de la route des Indes avait pris un dévelop-pement alléchant et Madagascar, délaissée par les grandes nations, offrait, sur cette route, la sécurité de ses repaires. Nombre de vais-seaux pirates abandonnèrent alors, pour cet Ancien Monde nou-vellement découvert, un Nouveau Monde qu'ils trouvaient usé et où la civilisation devenait gênante,

La grande piraterie dans l'océan Indien e^t donc la digne fille de la flibuste des Antilles. Repassons pour un instant le cap de Bonne Espérance et rendons-nous, pour étudier ces origines, aux Indes occidentales, la patrie des films de flibustiers et des his-toires de pirates, le cadre classique des aventuriers racontés par Oexmelin, romancés par Stevenson et ressuscites par Holly-wood.

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CHAPITRE IV

GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA FLIBUSTE

AUX INDES OCCIDENTALES

La piraterie et la course ne sont pas nées aux Antilles. Les pirates Scandinaves qui, sous les successeurs de Charlemagne, s'installèrent en Normandie, ne perdirent, pour être devenus de petits seigneurs, ni leur hardiesse, ni leurs habitudes de pillage. Dieppe et Saint-Malo furent dans tout le moyen âge des pépi-nières de marins aventureux et de pirates que les rois converti-rent en corsaires, par l'invention des « lettres de marque », pour combattre les flottes anglaises pendant la guerre de Cent Ans. Mais la découverte des nouvelles routes maritimes à la fin du xve siècle va ouvrir aux aventuriers un champ d'action immense sur des mers et des côtes inconnues, sans gendarmes, pleines de repaires et de ressources pour les esprits ingénieux et intrépides comme le sont les Français de la Renaissance. La grande époque commence.

Dès son troisième voyage, Christophe Colomb lui-même est contraint de se réfugier à Madère pour fuir les pirates français. Les corsaires d'Ango pillent aux Açores les trésors de Cortez. Les Dieppois s'en prennent aux navires portugais retour des Indes. Certains coupent le nez aux prisonniers en leur disant : (< Éternuez l 'or! »

Nos pirates pullulèrent bientôt sur toutes les côtes de l'Amé-

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rique espagnole. Des Anglais se joignirent à eux. En 1543, 300 pirates français et anglais s'emparaient de Carthagène et mettaient la ville à sac. Ce ne devait pas être la dernière fois. Un corsaire surnommé « Hallebarde » se vantait alors d'avoir capturé plus de 40 vaisseaux « portugalois ou espagnols il est vrai qu'il était gascon.

Les guerres de religion rendirent cette lutte enragée. Le hugue-not rochelais Jacques de Sores s'empare, en 1555, de La Havane, brûle les églises, déshabille les madones et poignarde leS saints. Mais la guerre civile devint si acharnée en France même qu'elle y absorba bientôt les énergies. Les corsaires anglais vont, pour un temps, tenir la première place. Francis Drake s'empare à deux reprises de l'or du Pérou; il est fait chevalier par Élizabeth.

Au début du xvn e siècle, Henri IV a rétabli la paix intérieure, mettant ainsi en chômage des foules d'aventuriers habitués aux coups et au pillage, incapables de se plier à une existence régulière et à la contrainte sociale. Nombre d'entre eux vont se battre en Amérique. Leurs émules les joindront, en un courant continu, jusqu'à la fin du siècle. L'âge classique de la monarchie absolue en France est aussi l'âge classique de la flibuste aux Indes occi-dentales.

Les Espagnols, maîtres des Antilles, n'en avaient pas fait un brillant usage. Les indigènes avaient été massacrés, sauf dans quelques petites Antilles. Les Espagnols n'occupaient plus guère , que Cuba d'une façon permanente, For du continent ayant absorbé l'essentiel de leurs efforts. Les ports de Caracas, Carthagène et Maracaïbo à la Nouvelle-Grenade (Colombie), celui de la Vera-Cruz à la Nouvelle-Espagne (Mexique), voyaient aborder les flottes de galions qui 'apportaient des produits manufacturés, tissus, dentelles, etc... et remportaient l'or, l'argent, le cacao, le tabac, les bois de Campêche et les cuirs. Par l'isthme de Panama arrivaient les métaux précieux du Pérou, le pays des mines fabu-leuses. Belle tentation pour les pirates.

Les îles abandonnées par les Espagnols leur offraient des re-paires de choix sur la route même des galions. Contre l'État

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G R A N D E U R ET D E C A D E N C E DE LA FLIBUSTE 49 espagnol et son monopole, ces individualistes menèrent la lutte invincible du rat contre l'humanité organisée. Avec leurs petits bateaux qui n'avaient guère plus de 4 canons et une trentaine d'hommes, ils allaient défier les lourds galions peu manœuvriers, les abordaient souvent en se glissant sous le château arrière et partaient à l'abordage, malgré leur faiblesse numérique, avec l'avantage de la férocité et parfois de la surprise. On pense aux pvgmées qui se glissent sous l'éléphant et, brusquement, lui enfoncent leurs piques dans le ventre. Le procédé n'est pas sans danger. Mais on oublie les pertes et on célèbre les victoires.

Les petites Antilles fournirent aux aventuriers français les abris les plus sûrs. Le plus connu est Belain d'Esnambuc, qui finit gouverneur. Les Anglais s'installèrent à la Jamaïque. Les gouverneurs délivraient des lettres de marque contre les Espa-gnols quand on était en guerre contre eux et ne les reprenaient, pas quand la paix était conclue. Ainsi la piraterie, baptisée « course », recevait protection et encouragements officiels.

Mais le centre le plus célèbre des aventuriers de cette époque fut la grande île de Haïti, ou Saint-Domingue, que les Espagnols avaient abandonnée, laissant derrière eux des cavernes pleines d'ossements hunrains, quelques ruines d'établissements et des troupeaux de bœufs redevenus sauvages. Ceux-ci s'étaient multi-pliés, trouvant une bonne nourriture dans les immenses savanes dont ils étaient les seuls habitants, avec les sangliers.

Les pirates français, d'abord réinstallés dans la fameuse île de la Tortue, au nord de Haïti, se divisèrent dès lors en deux corps de métiers : les boucaniers vivaient à Haïti, chassant les bœufs sauvages et les sangliers, fumant leurs viandes sur des claies (c'est ce qu'ils appelaient « boucaner ») et ravitaillant les navires; les flibustiers, appelés aussi aventuriers, pirataient en mer et en rapportaient le butin à la Tortue. Ainsi fut instaurée k* République, très libre, des « Frères de la Côte ».

Ils eurent à se défendre maintes fois contre les Espagnols et contre les Anglais. Plus tard, le Roi leur donna un gouverneur qui organisait la défense, arbitrait les conflits, participait pour

dixième au butin et leur déliWlâited.es «lettres de marque» LES P I R A T E S A M A D A G A S C A R £ Y \ \ 4

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pour faire la course aux Espagnols. Les flibustiers devenaient ainsi des héros nationaux, non sans profit. La paix ne les arrêtait guère. Plus tard la colonie se compléta par l'installation d' « ha-bitants », anciens flibustiers ou colons venant de France, qui se fixèrent au sol et plantèrent tabac et canne à sucrg. Ils recevaient de France des « engagés », pauvres diables recrutés par la misère et les fausses espérances, et les faisaient trimer durement sous le soleil tropical. C'était la traite des blancs avant celle des noirs.

Un de ces engagés, Alexandre-Olivier Oexmelin, originaire des Flandres, entra, après bien des souffrances, au service d'un chi-rurgien-barbier qui lui apprit son métier, pour lequel on ne de-mandait pas alors, dans ces pays, six ans d'études ni même six mois. Il put ensuite participer, comme chirurgien, à un grand nombre d'expéditions pirates. Quand il en eut assez et se fut retiré dans son pays, il avait la matière de deux volumes qui furent publiés sous le titre : Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes.

Le livre parut pour la première fois en hollandais, en 1678. Il connut aussitôt un succès inouï. Traduit en anglais, en français, en espagnol, il eut de nombreuses rééditions, revues et augmentées. Les gens de la Cour et des villes, qui s'ennuyaient à Versailles ou ailleurs dans leurs existences réglées et monotones, découvraient les sauvages, les étendues désertes, les aventures et la liberté. Les petits-fils des terribles bretteurs des guerres de religion sen-taient frémir alors, sous leurs perruques solennelles de courtisans, l'instinct batailleur des ancêtres.

La plus étonnante des histoires d'Oexmelin est peut-être la première, celle de Pierre-le-Grand, natif de Dieppe, qui, en 1665, avec vingt-huit hommes mourant de faim dans une mauvaise embarcation, s'empara du navire du vice-amiral des galions d'Es-pagne, chargé de richesses immenses. Mais le plus extraordinaire fut la conduite de Pierre-le-Grand. Il mit directement la barre sur Dieppe où il débarqua et vécut ensuite en notable commerçant, sans jamais retourner en Amérique. C'était au fond un bourgeois égaré dans la flibuste. La conception habituelle du bonheur pour

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les pirates était de continuer la vie de pirate, et non de rentrer, même riches, dans les cadres sociaux dont ils s'étaient évadés.

Cet exploit n'en suscita pas moins une sainte émulation chez les Frères de la Côte. Tous, boucaniers, habitants, engagés couru-rent sus à l'Espagnol. Ils firent si bien que celui-ci s'organisa, firent circuler moins de vaisseaux mieux armés et mieux rassemblés.

Les aventuriers les imitèrent. Désormais, ils se groupèrent en grandes expéditions qui opérèrent des descentes sur la côte pour s'emparer des villes espagnoles. La ville était pillée et les habi-tants rançonnés. Telle fut la seconde époque de la flibuste, celle des grandes expéditions de terre ferme. C'est celle également des aventuriers les plus célèbres; l'Olonois, Grammont, Morgan, Monbars l'exterminateur. La prise de Maracaïbo par l'Olonois, l'extraordinaire rafle> exécutée à la Vera-Cruz par Grammont, l'expédition de Morgan sur Panama et sa fin édifiante comme gouverneur de la Jamaïque et héros national, la mystique du Gascon Monbars vengeant le massacre des Indiens par le mas-sacre des Espagnols, ce sont là les grands moments de la flibuste. Elle est une force politique, dont les gouvernements usent, sans pouvoir entraver sa liberté.

Cette période de la flibuste honorée et triomphante se termine à peu près en 1686 avec la prise de Campêche par Grammont et Laurent. Les îles se peuplaient et s'organisaient. Les planteurs de canne et de tabac et les gouverneurs ne pouvaient plus supporter les flibustiers et leurs désordres. Beaucoup se firent eux-mêmes planteurs. Quand la guerre éclatait, ils reprenaient leur fusil, mais on se méfiait d'eux et on les encadrait par des troupes régulières. Le gouverneur Ducasse, ancien corsaire, qui savait les prendre e t les utiliser, s'empara avec eux de Kingstown à la Jamaïque, P^is de Carthagène.

Le règlement de la succession d'Espagne, qui plaçait un princ?e lançais à la tête de notre ancienne ennemie héréditaire, marqua

mort de la flibuste française aux Indes occidentales. La fli-buste anglaise, qui, elle, avait encore licence officielle de s'attaquer

Espagnols, dura plus longtemps, ce qui explique que les Plates du début du xviri6 siècle soient presque tous Anglais.

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En effet, à la paix d'Utrecht en 1713, les flibustiers qui ne se rangèrent pas, devinrent pirates et s'établirent, quelques-uns sur la côte du Honduras, la plus grande partie dans l'île de la Provi-dence, une des Bahamas.

Mais, depuis longtemps, le peuplement des Antilles avait chassé, sur d'autres mers, les vrais amants de l'aventure et de la solitude. Les uns passèrent l'isthme de Panama pour écumer les mers du Pérou et du Chili. D'autres croisèrent le long de la côte de Guinée. Certains, plus aventureux et imaginatifs, allèrent plus loin encore et quittèrent les Indes occidentales pour les Indes orientales. Ce sont les pirates de Madagascar, et c'est l'objet de notre livre.

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CHAPITRE VII

LE L I V R E DE JOHNSON

(( L'IIistoirc, soupirait Fustel de Coulanges, est une science difficile ! » C'est vrai si l'on essaie de ressusciter la vie du commun peuple, dont nul contemporain ne se soucie. Les documents abon-dent au contraire dès qu'il s'agit d'individus d'exception, conqué-rants, princes ou malfaiteurs. Ceux-ci ont toujours trouvé des chroniqueurs empressés et le plus souvent admiratifs. Ce qu'Oex-melin fut pour les flibustiers, le capitaine Johnson l'a été pour leurs successeurs les pirates, ceux de l'époque de la piraterie pure, l'âge classique, les quarante années qui terminent le xvn a siècle et commencent le xvm e .

On ne sait rien sur le capitaine, sauf le titre et le nom, peut-être faux, qu'il a inscrit sur son livre : « Capitaine Charles John-son ». Cet homme, si disert quand il s'agit de « gentilshommes de fortune », ses contemporains, s'est montré sur lui-même d'une discrétion absolue. Peut-être a-t-il poursuivi les pirates? Peut-être a-t-il été quelque peu pirate lui-même? On voit apparaître un Johnson dans son livre sur un certain point de la côte mal-gache, mais il disparaît presque aussitôt. Il n'est pas non plus tout à ïait impossible qu'il ait été un simple rat de bibliothèque compilant les archives de l'amirauté ou un auteur à succès vou-lant garder l'anonymat pour traiter un sujet scabreux. Un Charles Johnson, dramaturge, vivait à cette époque et a commis nombre ^ mauvaises pièces, dont une, L'heureux pirate, avait pour thème I histoire revue et augmentée du fameux Avery. Mais son style II a guère de rapports avec celui du capitaine, heureusement pour celui-ci.

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Nous nous trouvons donc contraints à imaginer notre auteur d'après son livre. C'était évidemment un homme cultivé, doué d'une pluine alerte et d'un magnifique sens de l'humour, habile à faire vivre ses personnages et à rendre aussi bien les sermons théologico-politiques du signor Caraccioli que les informes lita-nies de jurons malodorants de l'ignoble capitaine Fly. Un homme méthodique aussi, ayant des archives bien classées et des corres-pondants bien informés. Il est apparu véridique jusque dans les détails les plus infimes chaque fois qu'il a pu être contrôlé. D'autre part, l'allure directe de ses récits, ses descriptions, son juste emploi des termes maritimes, sa familiarité avec ses personnages et sur-tout un grand air rude et frais qui passe sur tous ses récits comme le vent du large semblent indiquer un homme qui a roulé long-temps sur le pont de plus d'un bon navire et qui a connu certains de se? héros autrement qu'en contemplant leurs tristes dépouilles au quai des Exécutions.

Son livre comporte un titre de deux cents mots, dont voici un bref résumé :

Histoire générale des pillages et des meurtres des Pyrates les plus notoires ainsi que de leurs mœurs, leur discipline et leur comman-dement, depuis leur première apparition et leur établissement dans Vile de la Providence jusquà présent.

A sa publication, en 1724, chez Rivington, à l'enseigne de la Bible et Couronne, il ne comportait qu'un tome. Comme Oexmelin, il connut un vif succès et fut traduit en français dès 1726. Toutes les rééditions françaises ultérieures ne connaissent que ce premier tome.

Le tome II, intitulé simplement Y Histoire des Pyrates, parut peu après la 4e édition du premier. On y trouve la plupart des histoires concernant les pirates de l'Océan Indien.

En dehors de ceux-ci, dont nous traiterons longuement en sui-vant Johnson et quelques contemporains, le capitaine nous conte la vie d'un certain nombre de forbans notoires qui opérèrent aux Antilles, le long de la côte de la Nouvelle-Angleterre et dans le golfe de Guinée.

On trouve de tout dans cette humanité spéciale : d'immondes

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LE LIVRE DE JOHNSON 55

brutes, cîes dandys, des fantaisistes, voire même des sentimen-taux. Les plus remarquables exemplaires de la première catégorie, la pègre mal embouchée et sanguinaire, sont certainement les capi-taines Teach, Low et Fly.

Edward Teach était connu sous le nom de cc Black Beard » à cause de son immense barbe noire qui lui montait jusqu'aux yeux et lui couvrait la poitrine. « Il avait coutume d'en faire de petites tresses avec des rubans qu'il tournait autour de ses oreilles. Les jours de combat, il portait ordinairement une sorte d'écharpe qu'il passait sur ses épaules, avec trois paires de pistolets dans des fourreaux en forme de bandoulières. Il attachait dans son chapeau deux mèches allumées qui lui pendaient de chaque côté du visage. Cet équipement et ses yeux, dont le regard était natu-rellement farouche et cruel, le rendaient si affreux « qu'on ne saurait se former à l'idée d'une furie des enfers plus terrible que sa figure ».

Ses hommes et lui désolèrent plusieurs années les côtes des Carolines et de la Virginie, prenant les bateaux, pillant les habi-tations, violant les femmes et assassinant, avec une assurance scandaleuse.

Finalement Teach fut pourchassé et attaqué par le lieutenant Maynard. Après une lutte acharnée, où les sabres se rompirent plusieurs fois, la mer étant rouge de sang alentour du vaisseau, Teach, qui avait reçu vingt-cinq blessures dont un coup de feu, tomba mort pendant qu'il bandait un pistolet. Maynard lui fit couper la tête qui fut attachée en haut du beaupré, avec sa longue barbe pendante toute ruisselante de sang.

Dans le cas d'Edward Low, il y eut certainement du sadisme. H se plaisait à tuer et à inventer des supplices. Il faisait massa-crer les prisonniers en les laissant courir pour rendre l'attraction plus plaisante; ceux qui se sauvaient à la nage étaient poursuivis en canot et tués dans l'eau. Dans ses bons jours, Low se contentait de mutilations; à l'un il coupait les lèvres, à l'autre les oreilles. Un capitaine eut le nez fendu et le corps tailladé en plusieurs endroits, puis on le laissa partir. Un autre, moins heureux, eut le

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56 LES PIRATES A MADAGASCAR

ventre ouvert et les entrailles arrachées. Low ne dédaignait pas à l'occasion une sorte d'humour noir : après avoir coupé les oreilles à un prisonnier, il les lui fit manger avec du poivre et du sel en lui interdisant sous peine de mort de proférer un seul mot.

Cette bête féroce devint un danger même pour son propre équipage qui l'abandonna dans une chaloupe sans provisions et sans rames. Il eut la chance relative d'être recueilli par un bâti-ment français et conduit à la Martinique où il fut pendu.

Johnson assure, en commençant l'histoire du capitaine Fly qu'il était « ignorant des Lettres » et n'avait pas reçu d'éduca-tion. Nous le croyons sans peine à lire ses propos. Comme Guil-laume le Taciturne, il était l'homme de peu de mots qu'il entre-coupait de sempiternels « Dieu vous damne! » a Dieu maudisse votre sang! », de « diable », d ' « Enfer » et autres abominations que le pudique Johnson remplace par des points de suspension.

Teach, Low et Fly ont donné le type littéraire du pirate cruel et grossier. Howel Davis et Roberts ont fourni le type opposé, celui du vrai « gentilhomme de fortune » qui se pique de belles manières et qui, à la fin du film, épouse la tendre jeune fille che-valeresqueinent protégée. L'exagération de la grossièreté comme celle de l'élégance était pour le capitaine un moyen d'affirmer sa supériorité sur le reste de l'équipage.

Davis aimait fréquenter le beau monde. C'est ainsi qu'il entra en relations cordiales, sur la côte de Guinée, avec le gouverneur anglais de la Gambie qui l'invita à dîner. Davis en profita pour lui mettre un pistolet sous le nez, appeler ses hommes et se rendre maître du fort qu'ils pillèrent. À l'île du Prince, il tenta de rééditer son Coup. « Pour donner plus de lustre à la cérémonie, il s'était fait accompagner de quelques pirates qui avaient pris le titre de lords ou seigneurs. » C'était trop beau et le gouverneur portugais se méfia. Il convia fort gracieusement ces hauts per-sonnages à prendre quelque rafraie hissement et les fit massacrer tous, sauf un qui put rentrer à bord pour raconter l'histoire.

Roberts, qui remplaça Davis, bien loin de dissimuler sa qualité

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de pirate, l'affichait hautement et entrait dans les perU « tam-bour battant, pavillon noir déployé et aux fanfares des trom-pettes ». Les jours de combat, « il se vêtait de damas cramoisi à fleurs d'or, avec une plume rouge à son chapeau. Une chaîne d'or enrichie d'une croix de diamants lui pendait au col. Une écharpe de soie garnie de pistolets et d'un sabre qu'il tenait h la main rendaient sa figure aussi terrible que majestueuse ». Dans un combat, se voyant perdu, il allait mettre le feu aux poudres quand il fut tué d'une balle à la gorge. Ses compagnons, désespérés, le jetèrent à la mer avec tous ses ornements, obéissant au désir qu'il en avait toujours témoigné.

Rackam, qu'on appelait « Calico Jack », était un garçon avan-tageux, audacieux et sentimental. Sa troupe est la seule qui ait compris des femmes pirates, les fameuses Anne Bonny et Mary Read, d'ailleurs déguisées en hommes. Quand le vaisseau fut pris, elles furent les dernières à se défendre, acharnées à la lutte et injuriant leurs compagnons pour leur lâcheté. Finalement tous furent pris et condamnés à être pendus. On ne sait si les femmes furent exécutées.

Le major Stede Bonnet fut pour la piraterie un équivalent de don Quichotte : un vieux gentilhomme détraqué qu'une vie monotone et des infortunes conjugales avaient poussé sur les grands chemins de Paventure sans aptitudes réelles. Il n'enten-dait rien à la navigation, et ne fit que des prises insignifiantes : du rhum, du sucre, de la mélasse, pour lesquelles il fut cependant pendu sur le quai de Charleston, après que le juge lui eut aima-blement promis les flammes éternelles.

Le capitaine Lewis était un très jeune pirate et le plus mysté-rieux de tous. Les gens qui prirent le pirate Banister et le pen-dirent à son bord, en vue de Port-Royal de la Jamaïque, furent surpris de trouver sur ce navire un gamin qu'on dut suspendre Par le milieu du corps au mât d'artimon pour le calmer ou lui Aspirer une terreur salutaire. Sitôt débarqué, il repartit en course.

On ne put jamais savoir à quelle nation il appartenait. II par-

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lait parfaitement l'anglais, le français, l'espagnol et l'indien des Caraïbes. Jamais on ne vit un forban plus intrépide et plus farou-che. Le bruit courait qu'il n'était pas un homme, mais une créa-ture diabolique.

Johnson retrace encore les exploits d'autres forbans des Indes occidentales, les capitaines Charles Vane, Martel, Anstis, Worley, Lowther, Evans, Philipps, Spriggs, Roche et Bellamy. Mais nous nous montrerons discrets sur leurs exploits, car il est temps d'en venir aux pirates de Madagascar.

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CHAPITRE VII

LES PIRATES. READ ET TEAT, DAVID W I L L I Â ^ ^ T THOMAS TEW

Indien a laissé peu de traces. En 1685 on rapporte un cas dou-teux. Le capitaine Tyrrel, qui se rendait aux Indes, s'empara sur la côte malgache et à Anjouan d'un petit bâtiment et d'un navire, le Bristol, qu'il soupçonna de piraterie et emmena avec lui. Le subrécargue du Bristol, un nommé Mews, fut amené à Bom-bay devant le « tribunal du général », lequel général « suivant la coutume » l'accabla de noms injurieux, prononça la confisca-tion de tous ses biens et le condamna en outre à payer 1.000 livres sterling et à rester en prison en attendant le parfait paiement (sans doute pour faciliter ses démarches); A près quoi on se demanda si Mews était vraiment coupable, et finalement, comme s.on bateau entre temps avait été coulé, on le renvoya en Angleterre aux frais de l'administration.

L'année suivante, par contre, aucun doute n'est possible. Le capitaine Wilken, Danois, venant des Antilles, s'empara de deux navires de Surate portant pour 400.000 écus de marchandises et d'argent. Cette aubaine aurait dû satisfaire tout le monde à son bord. Mais plus la prise est riche, plus les pirates deviennent avides. L'équipage était formé de Danois et d'Anglais qui n'avaient peut-être d'autre moyen de se comprendre que les coups. Tou-jours est-il que le partage des prises amena une rixe où Wilken fut tué.

L'argent ne fut certainement pas perdu pour tout le monde.

Dans les années piraterie dans l'Océan

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Le bruit qu'il y avait de bonnes affaires en perspective dans la mer des Indes se répandit parmi les flibustiers découragés des Antilles et contribua à éveiller ou à réveiller les vocations pour un métier qui paraissait ne plus laisser place à l'initiative indivi-duelle. On allait pouvoir à nouveau déployer librement le pavillon de l'aventure sur des mers non encore domestiquées, fertiles en trafic profitable et en côtes sauvages.

En 1687, l'équipage du Cygne, capitaine Swan, se révolta aux Antilles, et, sous les ordres de Read, assisté de son lieutenant Teat et du quartier-maître More, vint écumer les parages des Philippines et de Ceylan, pillant les vaisseaux espagnols et por-tugais. Poussé par les vents et sans doute assez mal en point après tant d'abordages, le Cygne vint atterrir à Madagascar. Là Read, qui avait peut-être le mal du pays, s'embarqua sur un petit négrier qui conduisait des esclaves malgaches au Nouveau Monde. Teat prit le commandement, s'adjoignit un brigantin des Indes orientales commandé par Knight, et alla croiser dans la Mer Rouge, d'où ils revinrent à Madagascar, adoptée dès lors comme le repaire idéal. C'est là, dans la baie de Saint-Augustin, que les rencontra le capitaine Jean Avington. Ils avaient, nous dit-il, une si riche cargaison de soieries que « comme leurs cor-dages étaient pourris et qu'ils manquaient de voiles, ils en firent avec de la soie ».

« Ils ont, ajoute-t-il, prodigué avec excès leurs richesses mal acquises et se sont livrés à la débauche, s'enivrant avec les vins d'Europe qu'ils achetaient à tout prix. » Ce paradis pirate eut une fin. Le Cygne, usé par trop de loyaux services, coula un beau jour dans la baie avec ses voiles de soie. On ne sait ce que devin-rent équipages.

Avec David Williams commencent les contacts intimes et pro-longés (parfois un peu trop au gré des intéressés) des pirates avec Madagascar et ses habitants.

Williams, né dans le Pays de Galles de parents très pauvres, commença par garder des moutons. Cette occupation toute paci-fique le lassa; la mer était proche; il embarqua, vers 1690, sur

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un navire, la Mary, qui partait pour les Indes. Tout alla bien à l'aller. Au retour, le capitaine, longeant la côte est de Madagascar s'avisa d'envoyer un canot à terre pour faire de l'eau. La barre était violente, comme elle l'est tout au long de cette côte. Le canot ne put la franchir. Williams et un autre marin, bons nageurs tous deux, se jetèrent à la mer, passèrent les rouleaux et prirent pied sur la plage. Pendant qu'ils cherchaient une aiguade, le vent fraîchit et les vagues devinrent énormes, les empêchant de rejoin-dre le canot. Celui-ci regagna le navire qui reprit sa route vers l'Angleterre, laissant Williams et son compagnon sous la garde de la Miséricorde divine.

Ce lâche abandon, sans bagages et sans ressources, sur une côte désolée, dans un pays inconnu, plongea nos deux Robinsons dans un désespoir et une misère dont le compagnon de Williams se libéra bientôt en rendant son âme à Dieu. Williams prospecta les forêts voisinës et y choisit, en toute ignorance, des racines et des baies sauvages, dont il eut la chance de ne pas mourir. Il rencontra enfin une bande de malgaches qui le traitèrent humaine-ment et l'amenèrent à leur roi.

Johnson situe cette aventure vers le 20° de latitude sud. Il y avait là, à cette époque, de nombreux petits royaumes, assez sou-vent en guerre comme il se doit. La guerre servait à se procurer des esclaves, soit pour s'éviter de travailler soi-même, soit pour les vendre aux traitants européens. On s'emparait aussi des bœufs. Mais le matérialisme historique peut-il suffire à rendre compte des motifs de cette haute politique? Ici comme ailleurs, l'hon-neur, la tradition et le sport avaient leur large part dans l'exal-tation des sentiments guerriers. On se faisait la guerre pour venger une injure, pour régler de vieilles querelles sans cesse renaissantes et pour montrer la valeur des jeunes gens avides de faire bonne figure auprès des femmes.

Le pauvre Williams, à peine échappé à la fureur des flots, se trouva ainsi emporté dans un tourbillon de conflits, de conquêtes, de combats glorieux et d'événements historiques immortels qui depuis longtemps ont sombré dans toutes les mémoires. Un Euro-péen était alors chose rare sur cette côte. Les guerres s'y faisaient

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à la sagaie. Il y avait cependant quelques mousquets vendus par les marchands arabes et achetés surtout par curiosité. Un Euro-péen, c'était quelqu'un qui savait faire marcher cet engin nou-veau, bombe atomique des guerres de l'époque, terrible par le bruit sinon par l'efficacité.

En fait, Williams ne porta pas chance aux différents royaumes qui l'employèrent. Ils furent régulièrement vaincus et lui-même passa d'une tribu à l'autre comme prisonnier de guerre et comme engagé volontaire obligatoire, jusqu'au jour où, dans une grande bataille, se voyant sur le point d'être pris encore une fois, il jeta son mousquet pour se réfugier plus lestement dans la neutralité en haut d'un arbre, d'où les supplications et les marques de res-pect des vainqueurs le firent descendre à grand'peine.

Le vainqueur, cette fois, était le roi des Antaimoures, un sou-verain plus important. Il s'attacha Williams à titre de général et celui-ci fît désormais brillamment ses preuves dans les expédi-tions de pillage contre les tribus d'alentour.

Sa renommée vint jusqu'aux oreilles d'un grand roi voisin, Andrianampoina, qui demanda au roi des Antaimoures de lui envoyer son général. L'Antaimoure cherchant de mauvais pré-textes, Andrianampoina envoya 6.000 guerriers qui s'emparèrent de sa capitale et ramenèrent 100 esclaves, 500 bœufs et Williams.

Celui-ci vécut désormais à la cour, vêtu d'une riche toge rayée et hien muni d'esclaves. Il était devenu un seigneur malgache cossu et bien nourri quand il apprit qu'un navire anglais pirate, le Bedford, commandé par Achen Jones, mouillait à proximité. Il n'hésita pas à abandonner la vie sédentaire et la faveur royale pour courir les aventures avec des gentilshommes peu recom-mandables dont il adopta bientôt les coupables habitudes.

Du Bedford, Williams passa sur le Mocha, du pirate Culliford, qui l'entraîna en Mer Rouge dans une croisière qui n'était pas de pur agrément. Au retour, les pirates s'installèrent à l'île Sainte-Marie où fut fait le partage du butin.

De là Williams rayonna sur toute la côte est, rappelant aux rois ses bons offices de naguère, trafiquant avec eux de ses prises, les razziant sans doute autant qu'il pouvait, car certains se fâchèrent.

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R E À D ET T E A T , D A V I D W I L L I A M S ET T H O M A S T E W 63

Un jour les pirates attaquèrent un hollandais, Ort van Tyle, installé sur la côte malgache. Le combat tourna à la confusion des agresseurs et Williams, récidiviste de la captivité, fut réduit en esclavage par le planteur qui le fit travailler et le traita dure-ment. Comme un de ses compagnons avait eu le bras cassé par le maître, Williams jugea prudent de prendre le large. Il connut ensuite diverses fortunes à la côte Ouest, aux Comores, à Mas-careigne, avant de revenir se fixer dans le nid favori des pirates : Sainte-Marie et la côte voisine de la Grande-Terre. De là, il recom-mença à rayonner sur les régions voisines. Son éducation mari-time étant insuffisante, il ne pratiquait guère qu'une sorte de cabotage de la piraterie.

Il semble que son caractère se soit altéré à la longue par suite de ses malheurs et d'un séjour colonial trop prolongé. S'étant rendu dans l'ouest, à la baie de Bombetouke, il se prit de querelle avec le roi du pays et alla mouiller dans la baie de Boina. Là le gouverneur arabe s'empara de lui et le tortura en lui versant de la cendre brûlante sur la tète. Puis on l'acheva à coups de sagaie.

Le gouverneur avait dessein de s'emparer du sloop de Williams où il n'y avait plus que deux Européens avec quelques esclaves et des femmes malgaches. Il envoya un canot, leur faisant dire que le capitaine buvait du « toke » (alcool) avec le gouverneur et leur en envoyait pour boire à sa santé. Peu de pirates résistaient à une telle offre. Dès qu'ils furent à bord, les Malgaches tuèrent les Européens, puis conduisirent le bateau au fond de la baie et le pillèrent.

Très fier de son succès, le gouverneur en informa le roi. Celui-ci le livra aux pirates qui séjournaient dans la baie et dont il crai-gnait les représailles. Mais ils le lui renvoyèrent, avec la même grâce diplomatique, disant que lui seul avait le droit de répandre le sang de ses sujets. Le roi le fit* donc sagayer, puis il remit aux pirates les objets qui avaient appartenu à l'infortuné Williams. a1 les avait sans doute bien mal acquis et ils ne lui avaient pas profité.

La triste et très morale histoire de David Williams montre

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qu'on a tort de s'engager dans une carrière sans préparation suffi-sante.

Thomas Tew, au contraire, était un spécialiste. Il a laissé der-rière lui un bon renom de pirate loyal et compétent. Il comman-dait un sloop que le gouverneur anglais des Bermudes envoya au Sénégal pour s'emparer du comptoir français de Gorée. En route Tew, homme de tête, représenta à son équipage combien l'expédition serait dangereuse et de peu de profit : « Le succès de cette expédition inconsidérée, dit-il, serait sans utilité publique et seulement à l'avantage d'une Compagnie privée de gens dont nous n'aurons à espérer aucune récompense pour notre bravoure, » Ayant ainsi condamné les trusts, il proposa aux matelots d'en-trer dans une carrière où ils trouveraient abondance et « répu-tation ». L'équipage, enthousiasmé, s'écria : « Nous serons avec toi, que ce soit pour une chaîne d'or ou une jambe de bois ! »

Il changea alors sa route, doubla le Cap et se dirigea vers la Mer Rouge. Il y rencontra un grand bâtiiçient chargé de riches marchandises et, bien qu'il y eût 300 soldats à bord, s'en empara sans éprouver de pertes. Le butin fut de 3.000 livres par homme. Alléché par ce succès et apprenant par les prisonniers que cinq autres navires semblables allaient suivre, Tew proposa d'aller les attaquer. Mais l'équipage avait hâte de jouir de ses prises et il dut se résigner à gagner Madagascar où il s'installa sur la côte nord-est. Tew projetait de retourner en Amérique lorsqu'il ren-contra Misson, qui lui fit partager ses fantastiques projets.

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CHAPITRE VII

V I E E T P I R A T E R I E S

D U C É L È B R E C A P I T A I N E A V E R Y

dit « le roi de Madagascar »

Si beaucoup de vaillants pirates sont restés obscurs faute d his-toriens, il n'en est pas de même du capitaine Avery. L incerti-tude qui plane sur ses aventures vient au contraire du trop grand nombre de ses biographes, de leurs divergences et de leurs dis-putes. . ,

La première en date de ces histoires est un petit volume de 64 pages, paru à Londres en 1709, à l'enseigne du Black-Botj dans Pater Noster Row, et qui se vendait alors 6 pence. Le début de son titre (car il est très long, à la mode d'alors) porte : La Y le et les aventures du capitaine John Avery [ancien mousse devenu roi), maintenant en possession de Madagascar : bre/ récit de sa naissance, parenté, éducation, mésaventures et succès. L'auteur se donne pour un certain Adrian van Broeck, « hollandais de dis-tinction qui, après avoir reçu une bonne éducation à Leyde, s'est livré au commerce, comme ont coutume de le faire tous les Hollandais instruits ». Il raconte lui-même son histoire dans la préface :

Après avoir fait naufrage près de Sainte-IIélène, avec un bateau d e la Compagnie hollandaise des Indes orientales, van Broeck Poursuivit sa route sur un second navire, mais fut capturé au torge de Madagascar par les pirates du capitaine Avery. Le capi-taine l'interrogea longuement sur l'état des affaires en Europe

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et, charmé sans doute de la qualité de ses réponses, lui offrit un emploi distingué dans son gouvernement.

Van Broeclc n'osa refuser, de crainte des châtiments dont l'ima-gination des pirates était fertile, et il devint le confident d'Avery. « Mais, dit-il, un homme au cœur généreux et honnête ne sau-rait rester longtemps dans une situation déshonorante » et, lors-qu'un bateau anglais vint à mouiller près du camp des pirates, il réussit à se faire confier par Avery une lettre pour le gouver-neur de Madras. II put ainsi embarquer et, de Madras, gagner Batavia « où il occupe actuellement la charge honorable et lucra-tive pour laquelle il avait été recommandé ».

Cette histoire hollandaise parue cri Angleterre, en style agréable (quoique l'auteur s'en défende) et qui sème en chemin nombre de remarques piquantes, fruits d'une psychologie sans illusions, a paru à bon droit d'une authenticité suspecte. Il est fort pos-sible que sous le nom du négociant batave Adrian van Broeck se cache un écrivain anglais... peut-être son adversaire Daniel Defoe lui-même. Le récit est un peu trop bien conduit, avec toutes sortes de détails touchants sur la naissance et l'éducation du héros, un désespoir d'amour, une histoire sentimentale grandiose et heu-reuse, et finalement le couronnement royal de la carrière du pirate, tous éléments romanesques destinés à satisfaire à la fois les esprits aventureux et les âmes sensibles. Quant aux rensei-gnements sur Madagascar qui terminent le livre, ils sont e m p r u n t é s textuellement et dans un certain désordre, h Y Histoire delà Grande Ile Madagascar du gouverneur Étienne de Flacourt.

La véracité, sinon l'existence d'Adrian van Broeçk, fut niée avec éclat, quelque dix ans plus tard, par Daniel Defoe dans un livre intitulé : Le Roi des Pirates, récit des fameuses entreprises du capitaine Avery, le prétendu roi de Madagascar, avec ses courses et pirateries, dans lequel est révélée la fausseté des récits antérieu-rement publiés sur lui. En deux lettres écrites par lui-même, l'une durant son séjour à Madagascar, Vautre depuis quil s'en est enfui-Cette deuxième lettre est datée de Constantinople, les turque-ries étant alors à la mode. L'intervention d'Avery n'est évidem-ment qu'une fiction littéraire et le livre, dans son ensemble, révèle

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surtout l'imagination brillante de Defoe, Il devait plus tard s'emparer ainsi de la banale aventure d'Alexandre Selkirk pour la transfigurer et faire verser à toutes les générations futures des torrents de larmes sur le sort du pauvre Robinson Crusoë.

Si vive que fût cette imagination de Defoe, elle avait besoin d'un sujet réel pour foisonner; mais au contact du sujet sa faculté de renouvellement était quasi illimitée. La personnalité d'Avery lui inspira ensuite un pur roman, La vie et les pirateries du capi-taine Singleton, qui se passe en grande partie à Madagascar. Il reparle encore de notre pirate dans Un nouveau voyage autour du monde.

Le livre de Johnson parle d'Avery avec moins d'abondance et probablement plus de fondement. Johnson devait disposer de documents et avoir des pirates une connaissance autre que litté-raire. Il est le seul à faire mourir Avery. Il est vrai qu'il écrivait plus tard.

Comme l'enfance du Christ ne se trouve que dans saint Jean, celle d'Avery ne se trouve que dans van Broeck, mais fort abon-damment. Il le fait naître à Plymouth en 1653, « de parents plus connus par leur industrie que par leur noblesse ». Son père était un honnête capitaine de la marine marchande qui se retira, à la fin de sa vie, dans une localité appelée Cat-Down, près de Ply-mouth, d'où l'on domine un bras de mer. Il y mourut alors que le jeune Avery avait à peine onze ans. Sa mère était déjà morte. Il passa sous la tutelle d'un vieux marin nommé Knowles, fri-pouille hypocrite, qui encouragea son pupille à courir le monde. Dès qu'il fut adolescent, Avery s'engagea dans l'expédition d'Alger.

Il avait été un élève brillant et turbulent. Il devint vite un habile marin et se distingua au siège d'Alger, Promu officier il fut envoyé à la Jamaïque et donna pendant deux ans ia chasse

pirates, pillant les pillards, dilapidant joyeusement les lingots û or et d'argent arrachés par le dur travail de ceux-ci aux galions espagnols. Mais la Providence et la Justice immanente veillaient.

En rentrant en Angleterre, Avery s'informa de son patrimoine. découvrit qu'il ne possédait plus rien. Son tuteur avait mis à

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profit sa longue absence et s'était, k l'aide de faux et de subtilités très juridiques, fait mettre en possession des biens de son pupille, Avery, trop jeune pour se complaire à plaider, regagna son bord et oublia son héritage en faisant la guerre aux Hollandais.

Devenu capitaine et après plusieurs voyages de .commerce aux Antilles, il revint à nouveau dans son pays natal et tomba amou-reux d'une fille de cultivateur qu'il épousa. Hélas ! six mois après le mariage, sa femme accoucha d'un fort gros garçon qui était tout le portrait d'un certain aubergiste de la ville.

C'en était trop ! Avery, la rage au cœur, secoua la poussière de ses sandales sur l'Angleterre et sur la société et résolut d'entrer en piraterie.

Il dissimula son dessein, se fit confier un navire par ses arma-teurs et prit prétexte de la guerre entre l'Angleterre et la France (la guerre de la Ligue d'Augsbourg, 1688-1697) pour y faire placer un grand nombre de canons et recruter un équipage de « durs », « un équipage comme on n'en avait encore jamais vu en mer ». Il n'eut pas de mal à persuader de tels hommes. Mais en passant à la Jamaïque le commis du bord, espérant une bonne récom-pense, voulut le dénoncer au gouverneur. « Heureusement », dit van Broeck, Avery en eut vent, reprit la mer brusquement et fit pendre le commis. Ayant placé ainsi son voyage sous le signe de la potence, il fit jurer fidélité et discrétion à ses hommes et cingla vers les Indes orientales.

Van Broeck dirige Avery tout de suite sur le golfe d'Oman, comme s'il avait eu la prescience de la fortune qui l'y attendait. Johnson et Defoe le montrent au contraire se faisant la main dans divers parages. Defoe le fait même passer par le cap Horn pour se rendre à Madagascar! Johnson raconte qu'Avery, embarqué sur un bateau anglais, The Duke, frété par les Espagnols et destiné à l'Amérique du Sud, gagna l'équipage à ses projets de piraterie et profita de l'ivresse du capitaine pour le mettre dans un canot et l'abandonner aux vagues. Puis il longea la côte africaine, s'em-para à l'île du Prince de deux vaisseaux de vingt-six canons et parvint à Madagascar où il mouilla dans une rade de la côte nord-est.

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Les pirates, comme nous l'avons vu, fréquentaient déjà cette côte et Avery, très au fait de leurs coutumes pour les avoir pour-suivis longtemps, ne l'ignorait pas. Il trouva à l'ancre dans la baie deux sloops qui paraissaient abandonnés. Les matelots, qui les avaient volés en Amérique, s'étaient crus poursuivis en voyant arriver un vaisseau et se terraient dans les bois. Leurs sentinelles guettaient fiévreusement à la lisière; mais ne voyant venir que quelques hommes sans armes, elles se laissèrent approcher. Les matelots leur expliquèrent à quel genre d'activité se livrait Avery et les convièrent h se joindre à eux. Les hommes des sloops, dont les petits bâtiments étaient trop faibles seuls pour des prises importantes, acceptèrent et Avery fit voile pour le golfe d'Oman à la tête d'une petite escadre.

Nous en venons à l'épisode culminant de la carrière du célèbre capitaine. Tous ses biographes, par extraordinaire, sont d'accord sur le fait, sinon sur les détails. En arrivant près de l'embouchure de l'Indus, la vigie signala un grand vaisseau auquel ils donnèrent tout de suite la chasse, pensant avoir affaire à quelque navire de la Compagnie des Indes. Mais c'était tout autre chose. Au coup de semonce, le navire déploya le pavillon du Grand Mogol et se niit sur la défensive. Le navire était si fort et on voyait sur le pont un si grand nombre de soldats qu'Avery eut, dit-on, un moment d'hésitation. Mais il combina vite son attaque. Pendant que lui-même échangeait des coups de canon avec son adversaire, il envoya les sloops, chargés de pirates, aborder le navire chacun d'un jiôté. Les matelots sautèrent sur le pont. Aus-sitôt les soldats du Grand Mogol, sans doute peu habitués aux combats navals, amenèrent leur drapeau et se rendirent. Peut-être d'ailleurs n'y avait-il pas de soldats du tout.

Lrne surprise heureuse attendait les pirates. La magnificence ue leur capture dépassait leurs rêves les plus échevelés. Le vais-seau transportait plusieurs hauts personnages de la cour du

rar*d Mogol qui se rendaient à La Mecque « où les musulmans, | Johnson, se croient obligés d'aller en pèlerinage une fois dans

vie ». La vedette de la n'était autre qu'une fille du r a n d Mogol lui-même, cet ^reng-^eb « dont l'empire était

Jfc V h

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plus étendu qu'aucun autre dans le monde ». Une foule de servi-teurs et d'esclaves les entouraient. Les pèlerins avaient emporté leurs vêtements les plus riches, leurs bijoux, les énormes sommes d'argent nécessaires pour soutenir leur train de vie pendant le voyage et les magnifiques offrandes destinées aux lieux saints, Defoe prétend à vrai dire que le vaisseau ne se rendait pas à La Mecque, mais au royaume de Pégou, dont la princesse devait épouser le souverain. Van B*oeck parle du schah de Perse. Ces versions justifieraient l'opulence de la suite et des présents. Le pèlerinage est chose plus austère et, d'ordinaire, réservé aux hommes.

Le premier soin des pirates fut de compter la monnaie. Il y en avait, dit van Broeck, pour un million de livres sterling. Le capitaine Hamilton, qui confirme la prise d'Avery, fixe le chiffre à 2.600.000 roupies. Après cela les forbans purent regarder les femmes.

Ici nous allons prendre le récit de van Broeck et le conduire à son terme avant de rapporter les versions moins romanesques de ses concurrents. A peine, dit-il, le capitaine eut-il aperçu la jeune princesse toute éplorée qu'il en devint éperdument amou-reux. Oubliant le mépris et la haine qu'il avait jurés au beau sexe après son mariage déplorable, il se trouva plus faible qu'un petit poisson dans la nasse et, au lieu de monter immédiatement à l'abordage de sa capture, il lui témoigna les plus grands respects; puis, comme elle était partie pour se marier, il l'épousa « suivant les rites orientaux, ne se faisant aucun scrupule de se marier en dehors des usages de l'église anglaise ».

Les autres marins tirèrent au sort les femmes et les servantes et les épousèrent également. Puis ils firent voile pour Madagascar. « Mais lorsqu'ils arrivèrent en vue de cette île, leur amour pour leurs femmes était déjà très refroidi. »

Quand Je Grand Mogol apprit ce pillage et cet enlèvement, il entra dans une violente colère et manqua de chasser de ses États tous les marchands européens. Les Anglais, pour le calmer, lui dépêchèrent un ambassadeur chargé de présents et lui p r o m i r e n t que tous les eiforts seraient déployés pour s'emparer des pirates.

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Mais un gouvernement, surtout anglais, et une escadre sont des machines lentes à mettre en route. L'exploit des pirates est daté de 1695 par Hamilton. Ce ne fut pas avant 1699 que la première expédition anglaise contre les pirates atteignit l'Océan Indien. Il ne semble pas qu'elle ait fait grand mal à notre capitaine, si toute-fois il l'avait attendue.

Notre héros victorieux et amoureux jeta donc son ancre dans la baie d'Antongil, fréquentée de longue date par les pirates. De nombreux malgaches armés de sagaies se tenaient sur le rivage. Mais, quand Avery leur annonça qu'il apportait des cadeaux aux chefs et au souverain, ils le conduisirent à celui-ci. Le roi était accroupi sur une natte, entouré de mille guerriers. Avery se pré-senta comme un puissant seigneur qui, ayant à se plaindre des rois d'Europe, cherchait un établissement, et dont l'alliance serait hautement profitable. Le roi accueillit ces ouvertures avec plaisir et permit à Avery de choisir un emplacement.

Il est, au fond de la baie d'Antongil, une île de 8 miles de tour, montueuse, couverte de forêts, facile à défendre et près de laquelle les vaisseaux trouvent des fonds convenables à l'abri du vent. C'est Nosy M&ngabé (l'île très bleue ou l'île très excellente). Vision paradisiaque pour qui l'aperçoit de la terre émergeant des vapeurs de l'aurore. Elle devint la Capri du forban et le sanctuaire

. de ses amours. Il y fit édifier un fort qu'il garnit bientôt de canons enlevés à divers navires de la Compagnie des Indes. Les prises s'accumulaient, les ménages prospéraient, des enfants naissaient. Le présent était agréable, sinon l'avenir assuré. Mais l'humanité terrestre (et surtout européenne, et en particulier les gentils-hommes de fortune) est ainsi faite qu'elle~ne^peut rester en repos fci dans une chambre, comme le voudrait Pascal, ni même dans Une île tropicale, si edénique soit-elle et peuplée d'Èves dési-rables.

Parmi les pirates il y avait <j[es Français. Ce peuple jouit parmi tas autres d'une réputation ainoureuse, peut-être exagérée mais solide. Ajoutons que van Broeck écrivait au temps de la guerre de Succession d'Espagne où les Français commençaient à devenir ies ennemis héréditaires et où il était de bon ton de leur attribuer

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les actions les plus noires. Il raconte donc que le chef des Fran-çais, nommé de Sale, mécontent d'être le second d'Avery et médi-tant de prendre sa place, tomba par surcroît amoureux de la princesse sa femme. Celle-ci ne parut pas s'en apercevoir. Peut-être, dit l'auteur, « avait-elle trop peu d'expérience des affaires d'amour pour comprendre les insinuations de de% Sale sans une déclaration en règle ». Le malheureux, en proie à tous les tour-ments d'uiie passion violente et refoulée, se résolut à profiter d'une absence d"Avery, parti en expédition, pour s'emparer à la fois du gouvernement et de l'objet de ses désirs.

Il s'ouvrit de son dessein à ses compatriotes, se plaignit de la tyrannie d'Avery, leur représenta le butin à gagner et l'espoir pour eux de rentrer dans leur patrie s'ils remportaient ainsi une victoire sur les Anglais. Ils furent bientôt persuadés. On convint de former uniquement de conjurés la garde qui prendrait la pro-chaine relève au fort et de massacrer alors tout ce qui résisterait.

Mais il se trouva là un certain Piccard, autrefois brutalisé par de Sale, et qui, condamné pour meurtre et inceste, ne pouvait espérer rentrer en France. Cet homme, trouvant une occasion de se venger, dénonça l'affaire au lieutenant d'Avery qui alerta rapidement tous les pirates de l'île et ceux des navires sur rade. La garde montante des conjurés fut enveloppée et réduite à l5impuissance avant qu'elle eût gagné le fort.

Quand Avery revint, il trouva de Sale et ses amis en prison. Il réunit son conseil et les condamna à être empalés. Ce châtiment n'était pas dans les habitudes des pirates, mais ceux-ci, au contact des Hindous, avaient sans doute pris des mœurs de pachas. La sentence fut exécutée immédiatement. Les conjurés ne manifes-tèrent d'autre repentir que celui d'avoir échoué dans leur entre-prise.

Avery, devenu colossalement riche et tout puissant, n'était cependant pas heureux. Il aurait voulu retourner en Angleterre pour y terminer ses jours dans l'opulence finale. Ayant saisi un ba-teau de la Compagnie anglaise des Indes orientales, il le relâcha en lui confiant une lettre au gouverneur du fort Saint-Georges de Madras. Il l'assurait, d'une manière bien inattendue, du u profond respect »

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VIE ET P I R A T E R I E S DU C E L E B R E C A P I T A I N E A V E R Y 73 qu'il avait toujours porté à la Compagnie et de son a affection inaltérable » pour ses concitoyens. II offrait de réparer tous les dommages qu'il avait pu causer et manifestait son horreur indi-cible « pour toutes les injustices et iniquités » et son désir de servir utilement la patrie. C'est van Broeck qui fut chargé cle porter cette lettre, à laquelle il ne fut point donné de réponse.

Désespéré, Avery dut se résigner à la richesse et à la gloire des armes et du pouvoir. Si l'on en croyait van Broeck (qui d'ailleurs n'était plus là pour le savoir) il aurait soumis tous les souverains environnants, y compris le roi qui l'avait si bien accueilli. Puis, poussant plus loin, il aurait détruit une colonie de Français éta-blie dans le nord (peut-être les forbans de Misson), il aurait ruiné les établissements français de la côte Est (dont le dernier, à vrai dire, avait disparu plus de vingt, ans auparavant) et finalement, il aurait conquis l'île de Madagascar dans toute son étendue. Van Broeck donne le chiffre de son armée, de ses vaisseaux et de ses forteresses et conseille fortement au gouvernement anglais de s'entendre avec lui pour faire de l'île une colonie. Xinsi se ter-mine, d'une, manière extravagante, ce modèle des romans histo-toriques qui pourrait porter en sous-titre : « La vertu du pirate récompensée ».

Le récit de Defoe est moins romantique, mais il oriente la car-rière du forban dans une direction imprévue, sans réussir lui non plus à le faire mourir. Avery, selon lui, respecta la princesse et la fit respecter, mais permit à ses hommes d'assouvir leurs pas-sions sur les deux cents suivantes. On ne dit pas ce qu'ils en firent ensuite.

Avery reprit alors le chemin de Madagascar, riche mais céli-bataire. Malgré son opulence, il ne put se retenir de capturer au passage un petit boutre chargé d'arack et de rhum. L"équipage

dessoûla pas de quinze jours; huit hommes furent tués dans des bagarres; deux tombèrent à la mer dont personne n'eut la force de les tirer et plusieurs furent secoués de delirium tremens. Us réussirent néanmoins à retrouver Madagascar et s'y instal-lèrent.

Avery avait groupé facilement au début* 800 hommes pour

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une vie de cocagne. Mais à mesure que les richesses se dissipaient les pirates s'égaillèrent, emportant leur part les uns en Europe, les autres en course, d'autres en certains points de l'île. Six années se passèrent ainsi. Après quoi, Avery, qui s'ennuyait et dont les demandes de pardon n'avaient pas reçu de réponse, partit avec quelques fidèles sur un simple canot, passa le cap .Sainte-Marie et mouilla dans la baie de Saint-Augustin. J'aime à croire que ce « canot » était au moins une solide embarcation, car une telle navigation n'est pas une promenade en mer.

Ils étaient là depuis deux jours quand arrivèrent dans la baie cinq gros vaisseaux, anglais et hollandais. Avery entra en rela-tions avec des matelots qui venaient faire de l'eau et les amena à son campement. Après s'être présenté comme un matelot d'Àvery, il leur demanda ce qu'on disait de lui en Europe. Ils lui déroulèrent toutes les merveilles du livre de van Broeck et il apprit ainsi qu'il était roi de Madagascar. Bien loin de les démentir., lui et ses compagnons renchérirent encore sur les forces armées et la puissance de leur chef. Toutefois ils protestèrent contre les cruautés qu'on leur attribuait et firent connaître leur vif désir d'obtenir leur pardon et de revenir en Angleterre.

Les matelots rentrèrent à bord et ces nouvelles furent colpor-tées dans toutes les Indes orientales. On ne pardonna pas pour autant à Avery et à sa bande, mais on se mit à les craindre, à ce point que pendant de longues années les navires anglais et hollan-dais n'osaient plus s'aventurer dans les parages de Madagascar.

Avery cependant, qui avait regagné son repaire, voyait ses hommes déserter un à un. Inquiet de l'avenir et toujours dési-reux de rentrer en Europe, il s'en ouvrit à quelques fidèles qui devaient l'accompagner. Devant les autres, au contraire, il affec-tait de vouloir consolider son établissement. Il se fit construire un palais, assez loin dans l'intérieur, où il s'installa avec ses amis et y fit transporter secrètement son trésor. Puis ses fidèles, sous prétexte d'aller chercher du vin dans l'Inde, armèrent un sloop, y transportèrent nuitamment les 64 barils de piastres d'Avery qui les rejoignit lui-même ensuite. Ainsi ils abandonnèrent Mada-gascar sans regret.

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Ils gagnèrent le golfe Persique et débarquèrent à Bassora^ puis remontèrent le Tigre jusqu'à Bagdad où tous se vêtirent en mar-chands arméniens, enfin ils se dispersèrent. Avery parvint ainsi déguisé à Constantinople et c'est de là qu'il est supposé avoir écrit à Defoe.

Le récit de Johnson est très bref, un peu trop sans doute, et paraît plus vraisemblable. Il ne fait finir Avery ni en roi nègre ni en mamamouchi, mais en honnête cadavre britannique bien définitif et convenablement enterré.

Selon lui, après avoir pillé le vaisseau du grand Mogol, les pirates le laissèrent aller avec toutes ses femmes; on ne dit pas dans quel état. Puis ils firent voile vers Madagascar.

Pendant cette traversée xAvery convoqua à son bord les capi-taines des deux sloops qui avaient, on s'en souvient, collaboré à la prise. Il leur dit qu'il avait réfléchi sur les meilleurs moyens de mettre en sûreté leurs richesses; que la tempête risquait de les disperser et que les sloops, s'ils rencontraient alors quelque vaisseau, seraient dans l'impossibilité de se défendre; que son navire au contraire était un fin voilier, pouvant échapper facile-ment. Il leur demanda alors s'ils ne pensaient pas qu'il serait plus sûr de mettre leurs prises à son bord. Cette proposition parut dictée par la raison même. Les caisses furent transportées à bord du Duke et dûment scellés. Ils continuèrent quelques jours à naviguer de concert, la mer étant belle. Pendant ce temps Avery endoctrina son propre équipage. Une belle nuit sans lune, le Duke prit une autre route et le soleil du matin ne montra plus aux hommes des sloops que l'immensité de la mer et de la mali-gnité humaine.

Ils durent en prendre leur parti et se retirèrent à Madagascar,, ayant vaguement l'espoir d'y retrouver Avery. Mais celui-ci se garda bien de reparaître. Dénués de tout ils s'établirent à terre et se fondirent ensuite avec la troupe de Thomas Tew.

Avery et sa bande avaient pendant ce temps fait voile sur les Antilles. Dans l'île de la Providence, rendez-vous des pirates, ils vendirent leur navire, qui les aurait trahis, et achetèrent un sloop avec lequel ils visitèrent divers ports de l'Amérique. La plupart

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de ses compagnons quittèrent alors le capitaine en emportant leur butin. Mais lui conservait, outre sa part, tous les diamants, que ses compagnons avaient négligés faute d'en connaître la valeur.

Il se décida alors à tout risquer et à rentrer en Angleterre. C'était plus fort que lui. Il attendait cela depuis trcfp d'années. Il pensait, lui aussi, que « l'exilé partout est seul » et qu5 « on ne peut pas vivre sans la patrie ». Ses deux précédents retours avaient été pourtant passablement écœurants. Le troisième devait être pire. Le forban fut immédiatement pillé et sabordé par les hommes d'aifaires. Ne pouvant avouer sa présence, il eut recours à des intermédiaires peu recommandables, à qui il confia ses diamants pour les vendre. Ils lui remirent une toute petite somme, ne lui rendirent pas ses diamants et menacèrent de le dénoncer dès qu'il protesta,-de sorte qu'il mourut de misère. Ainsi finit fort piteusement le célèbre capitaine pirate John Avery, victime de son patriotisme.

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CHAPITRE VIII

H I S T O I R E E X E M P L A I R E

D E S D E U X P I R A T E S P H I L O S O P H E S ,

le capitaine Misson, gentilliomme provençal, et son lieutenant Caraccioli, moine dominicain

Pour qui lit aujourd'hui Oexmelin ou Johnson, ces histoires de pirates, si mouvementées soient-elles, finissent, quand on achève le second tome et même avant, par paraître un peu mono-tones. Rien n'est plus rudimentaire que la violence toute simple, et sa continuité n'y ajoute que l'ennui. Ces longues suites d'abor-dages, de massacres, de villes pillées, d'habitants torturés, de partages de prises, de bamboches écœurantes et sans fantaisie, de combats au sabre et au couteau, de misères, de naufrages et d'exécutions, manquent de variété et de profondeur.

Sans doute tous les pirates ne sont-ils pas d'un même modèle; d y a parmi eux, comme partout, des brutes et de plats coquins, des monstres et d'assez honnêtes gens à leur manière. Sans doute, ce type d'homme est-il une écume de la société, bien révélatrice de la composition de l'ensemble. Sans doute aussi le mode de vie qu'ils avaient choisi n'est-il pas banal et exprime-t-il à sa manière Une philosophie sociale plutôt âpre. Mais les intéressés, même s ds en avaient conscience, eussent été bien incapables de l'ex-primer autrement que par l'action, et une action purement des-tructive.

Un seul pirate tranche sur cet ensemble tumultueux et assez

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sordide. Il a raisonné de la piraterie, en a dégagé une philosophie et a tenté de la mettre en pratique. L'idée d'utiliser la piraterie pour un exemple offert à l'humanité dénote un esprit peu banal, enthousiaste et intrépide, singulièrement en avance sur son temps et peut-être sur le nôtre. Les pessimistes, qui ne voient dans les exploits des gentilshommes de fortune qu'autant de romans noirs et y prennent une délectation morose, jugeront le capitaine Misson un prédicateur révolutionnaire assommant. C'est un peu le sen-timent de Philippe Gosse, expert en pirates. Les optimistes et ceux qui, par métier ou par habitude, s'intéressent à l'évolution humaine, en feront peut-être un héros exceptionnel, bien qu'un peu compromettant. En tout cas, les intellectuels, si détachés soient-ils, ne sauraient se désintéresser de ce praticien qui déploya tant d'efforts pour faire entrer la piraterie dans le domaine des idées.

Misson naquit en Provence d'une ancienne famille dont le vrai nom ne nous est pas connu. Il reçut une excellente éducation et lit de brillantes humanités, réussissant également en logique et en mathématiques. Son père, chargé d'enfants, voulait exi faire un mousquetaire. Mais Misson, comme Crusoë, avait la tête farcie de livres de voyage et supplia tant son père que celui-ci le fit embarquer sur la Victoire que commandait un de ses parents, M. de Forbin. Le jeune homme, plein de zèle, apprit pendant la croisière en Méditerranée tout ce qu'il put sur la manœuvre et les navires, payant même de son argent de poche des leçons particulières du maître de manœuvre et du charpentier.

Étant dans le port de Naples, Misson, dont les études latines étaient encore toutes fraîches et l'admiration pour l'Antiquité sam, doute très vive, obtint la permission de visiter Rome. Ces bons sentiments furent la cause de sa perte. La Ville Éternelle le détourna à jamais de la voie droite du bon officier de marine qu'il paraissait appelé à suivre et elle le précipita dans l'aven-ture.

Il y fit, en effet, la connaissance d'un prêtre dominicain, Carac-cioli, de mœurs et d'esprit fort libres, dont les théories révolu-tionnaires séduisirent sa jeune intelligence toute chaude encore

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h i s t o i r e e x e m p l a i r e d e s d e u x p i r a t e s p h i l o s o p h e s 7 9

des discussions de l'école. Il inspira de son côté à Caraccioli le désir d'une vie plus aérée, si bien que le moine quitta Rome avec lui, renonça à ses vœux et s'engagea à bord de la Victoire.

Arrivé devant Livourne, le vaisseau rencontra deux corsaires barbaresques auxquels il livra bataille. Misson et Caraccioli s'y montrèrent intrépides. Rentrant à Marseille, M. de Forbin y trouva l'ordre d'aller radouber son navire à La Rochelle pour se rendre ensuite aux Antilles combattre les Anglais. On était aux environs de 1690, au temps de la guerre de la Ligue d'Augs-bourg.

Pendant que l'on remettait le vaisseau en état, Misson, fort impatient de combattre, s'engagea sur le corsaire le Triomphe et contribua vaillamment à la prise d'un navire anglais, le May-flower. Il apprenait ainsi la technique des abordages. Puis il regagna la Victoire qui mit à la voile pour l'Amérique.

Les traversées étaient longues alors et laissaient du loisir. Les deux amis les passaient en longues conversations. Les idées de Caraccioli, une sorte de déisme libertaire, qui dénonçait comme attentatoires à la nature la monarchie, l'inégalité et la peine de mort, se mêlaient à la fougue de Misson et à son goût de l'aventure. En arrivant aux Antilles, ils étaient mûrs l'un et l'autre pour une sainte révolte et commençaient même à prêcher leur évangile. Des circonstances dramatiques en favorisèrent le succès.

Étant en vue de la Martinique, nos marins rencontrèrent un vaisseau anglais le Winchelsea. Le combat fut acharné. Finale-ment l'anglais explosa et se perdit corps et biens. Mais la. Victoire avait perdu une grande partie de son équipage et tous ses officiers. Caraccioli persuada Misson de saisir l'occasion d'établir ia liberté dans Je monde, en citant les exemples d'audace d'Alexandre et de Mahomet, qui avec peu de moyens initiaux avaient fait de grandes choses.

L'équipage fut alors réuni et Caraccioli fit un prêche qui fut fort goûté. Il exposa que Misson, lui et quelques autres avaient choisi de mener « une vie de liberté ». Il leur demanda de se joindre a eux, en assurant qu'aucun^^rre^sipn ne serait faite et que les °Pposants .seraient débarq^^ « à ^epf convenance ». il n'y eut

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pas d'opposition. L'équipage déjà préparé, cria d'une seule voix : « Vive le capitaine Misson et son lieutenant le savant Caraccioli! »

Misson remercia.en disant qu'il était leur camarade et n'userait de son pouvoir que pour établir la liberté et faire ce qui serait expédient pour le bien commun.

Les officiers et les maîtres nouvellement élus se retirèrent alors dans la Grand'Chambre pour arrêter les lois de la confrérie. Quand on en vint au drapeau, le maître de manœuvre proposa le bon vieux pavillon noir à tête de mort, l'épouvantail classique. Mais Caraccioli protesta véhémentement. En un noble discours, digne des Romains et des futurs géants de 93, il expliqua « qu'ils n'étaient pas des pirates, mais des hommes résolus à maintenir la liberté que Dieu et la Nature leur avait donnée ». Après de longs développements de ce thème, il conclut : « Comme nous ne procédons pas à la manière des pirates, qui sont des hommes de vie et de principes dissolus, nous devons mépriser leurs couleurs. Notre cause est bonne, juste, innocente et noble; c'est la cause de la Liberté. Je suis donc d'avis d'adopter .un'pavillon blanc avec la figure de la Liberté et, si vous voulez une devise : A Deo A Libertate, par Dieu et la Liberté, afin que ce soit l'emblème de votre droiture et de votre résolution. »

Caraccioli, habitué à la chaire, devait parler fort, car les marins, massés à l'extérieur, l'entendirent. Ils couvrirent sa conclusion de cris enthousiastes : « Liberté ! Liberté ! Nous sommes libres ! Vive le brave capitaine Misson et le noble Caraccioli! » L'enseigne Îiliaîë fut donc déployée et ainsi commença la plus singulière entreprise pirate de tous les temps.

Le premier bâtiment dont ils s'emparèrent fut un sloop anglais presque sur lest • Ils se contentèrent de vider le rhum du bord et le laissèrent partir, sans molester l'équipage, sans même lui enlever ses effets comme c'était la coutume, et après lui avoir s imp lement fait jurer de n e rien raconter avant six mois. Le capitaine anglais, stupéfait de cette « candeur », ordonna à ses hommes de se tenir à la bande et de pousser trois hourrahs en l'honneur de ces char-mants écumevirs de mer.

Poursuivant leur route, les pirates rencontrèrent deux navires

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HISTOIRE E X E M P L A I R E DES D E U X P I R A T E S PHILOSOPHES 8 1

hollandais. L'un fut coulé dans le combat, mais à bord de l'autre ils trouvèrent une riche cargaison de soies brochées, de dentelles d'or et d'argent et autres étoffes précieuses. Ils allèrent, sous de faux noms, vendre leurs prises à Carthagène.

De là, ils mirent le cap sur l'Océan Indien, non sans travailler fort consciencieusement en route. Ils s'emparèrent ainsi sur la côte de Guinée de deux vaisseaux hollandais dont l'un, le Nieuw-stacik, d'Amsterdam, était chargé de poudre d'or et d'esclaves noirs. Ce fut pour Misson une occasion de définir sa doctrine à l'égard de l'esclavage.

« 11 est impossible, déclara-t-il à l'équipage, que le commerce des gens de notre espèce soit jamais agréable aux yeux de la divine Justice. Car aucun homme n'a de pouvoir sur la Liberté d'aucun autre... Nous n'avons pas dégagé notre cou du joug irri-tant de l'esclavage et assuré notre Liberté pour imposer l'escla-vage à d'autres. Sans doute, ces hommes se distinguent des Euro-péens par la couleur, les coutumes ou les rites religieux; ils n'en sont pas moins les créatures du même être omnipotent et doués d'une raison égale. Je désire donc qu'ils soient traités comme des hommes libres et répartis entre les différentes tables afin qu'ils puissent bientôt apprendre notre langue, se rendre compte des obligations qu'ils ont envers nous et devenir plus aptes et empres-sés à défendre cette liberté qu'ils devront à notre justice et à notre humanité. »

Des acclamations conclurent ce discours, si contraire pourtant a u x idées de l'époque. Les nègres furent libérés de leurs fers et vêtus des costumes des Hollandais tués au combat. Quatre-vingts pnsonniers qui voulurent quitter les pirates furent conduits à terre. Les autres, blancs et noirs, furent incorporés à l'équipage.

Ce mélange produisit d'abord un certain désordre. Les mate-°ts hollandais des honnêtes navires marchands étaient des gens ort rudes. Leurs propos et surtout leurs jurons choquèrent les-°rbans français que Misson et Caraccioli avaient transformés

autant de missionnaires d'une cause sacrée. Misson réunit °ut le monde sur le pont, et, prenant pour interprète le capitaine

andais, ^ reprocha vivement aux gens de cette nation « de MIRATES A M A D A G A S C A R 6

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profaner le nom du grand Créateur » et de donner un mauvais exemple à son équipage. Il ne voulait pas voir ses gens « dégéné-rer en brutes en noyant cette unique faculté qui distingue l'homme de la bête, la Raison ». Puis, appelant à l'aide de ladite raison son autorité de capitaine, il notifia aux Hollandais « qu'il enverrait au fouet et à la bastonnade le premier qu'il prendrait un juron à la bouche ou de l'eau-de-vie plein la tête, pour servir d'exemple au reste de sa nation ». Enfin, se tournant vers les Français, il les adjura de ne pas imiter ces vices « qui les éloigneraient de la source de Vie et les priveraient de sa protection ». Le bon ordre et les bonnes mœurs furent ainsi rétablis.

Les pirates relâchèrent ensuite près du Cap, dans la baie de Saldanja. Mais apercevant au large un navire anglais, ils se mirent à sa poursuite et s'en emparèrent après un vif combat, bien qu'il fût neuf et armé de 32 canons. Ils v trouvèrent des balles d'étoffes et de grosses sommes d'argent. Le capitaine anglais avait été tué dans l'engagement. Misson le fit enterrer sur la plage et fit graver sur une pierre tombale : « Cy-gît un brave anglais. » Les prisonniers demandèrent à servir sous ses ordres. L'équipage qui, de prise en prise, acquérait un caractère international, fut réorga-nisé pour faciliter l'amalgame. Une partie fut mise à bord du vaisseau anglais dont Caraccioli reçut le commandement.

On ne dit pas si l'ex-dominicain était devenu un parfait homme de mer. Les connaissances techniques à cette époque étaient d'ailleurs moins exigées des officiers de marine que de nos jours. Les navires étaient souvent commandés par des officiers de terre ou même des hommes de cour qui n'avaient jamais mis le pied sur u n navire. Les maîtres d'équipage et de m a n œ u v r e se tenaient auprès d'eux pour leur donner des avis et traduire leurs intentions en langage marin. Les flottes elles-mêmes, si elles avaient parfois à leur tête de grands hommes de mer c o m m e Duquesne et Tour ville, étaient quelquefois commandées par de courageux ignares, comme ce comte Jean d'Estrées qui p e r d i t

stupidement une escadre sur les écueils près de la côte du Véne-zuela pour avoir refusé d'entendre les avis des pilotes et des fli-bustiers. Quant à la charge d'amiral, elle fut donnée successive-

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ment par Louis XIV à ses deux fils bâtards le comte de Verman-dois et le comte de Toulouse, qui étaient encore des marmots.

Ayant doublé le Cap, les navires longèrent la côte ouest de Madagascar, puis se rendirent à Anjouan, une des îles des Comores, où on leur avait signalé des navires à piller. Ils rencontrèrent en route un navire de guerre anglais en perdition dont ils sauvèrent l'équipage.

Ils furent gracieusement accueillis à Anjouan par la reine et par son frère. Les vaisseaux en provenance des Indes, surtout les anglais, relâchaient fréquemment dans cette rade et les Anjouanais entretenaient avec eux de bonnes relations. D'ailleurs Misson, avec ses deux navires, était le plus fort et la reine chercha à mettre cette force de son côté, car elle s'attendait à une attaque prochaine du sultan de Mohéli, l'île voisine. Misson accorda volon-tiers son appui et son amitié.

Cette alliance fut bientôt scellée par des liens plus doux qui., autant que l'intérêt des affaires, enchaînèrent quelque temps nos pirates à Anjouan et retardèrent l'exécution de leurs projets républicains, Misson épousa la sœur de la reine et Caraccioli une autre altesse royale. A cette occasion ils offrirent à la souveraine trente fusils, autant de pistolets, deux barils de poudre et quatre de balles ! Ce fut un accroissement d'armements considérable, car l'arsenal ne contenait jusqu'alors comme armes à feu que trois pistolets et deux escopettes rouillées.

Plusieurs hommes de l'équipage prirent femmes également et dix d'entre eux, lassés d'un long voyage et trouvant la liberté suffisamment établie en ce qui les concernait, décidèrent de s'ins-taller dans l'île et réclamèrent leur part de prime qu'on leur remit. Une série de fêtes accompagna ces multiples hyménées. Ce ne furent que repas plantureux, parties de chasse, promenades dans l'île, les délices de Capoue et les plaisirs de Versailles à la mesure toutefois d'une petite île tropicale montagneuse et assez pauvre.

Brusquement on apprit que le sultan de Mohéli venait de débar-quer à la tête de ses troupes. Misson proposa de laisser pénétrer les troupes mohéliennes dans l'intérieur de l'île pour les capturer.

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La guerre eût été ainsi terminée d'un seul coup. Les Anjouanais refusèrent, craignant pour leurs villages et surtout pour leurs plantations de cocotiers que l'ennemi aurait pu s'amuser à couper. Les problèmes de la reconstruction sont faciles à résoudre pour un village surtout quand il est en feuilles. Mais il en .va autrement pour les cocotiers qui formaient la principale ressource de l'île. Un proverbe malgache de la côte dit : « Lent comme la croissance du cocotier ». Les cocotiers obligèrent Misson à modifier sa stra-tégie.

Il prépara la lutte avec ardeur, armant, pour les joindre à sa troupe, non seulement les Anjouanais, mais même les Anglais qu'il avait sauvés du naufrage et qui y consentirent volontiers. Caraccioli prit la tête de cette armée, avec son intrépidité habi-tuelle, et sema la déroute chez les Mohéliens. Pendant ce temps, Misson avec sa flotte leur coupait la retraite. Toute l'expédition mohélienne (c'est-à-dire 300 hommes) fut ainsi capturée. Les Anjouanais voulaient massacrer tous leurs ennemis. Misson réussit à en sauver un grand nombre et les renvoya fort humainement à leur sultan en conseillant à celui-ci de faire la paix. Le sultan, furieux de sa défaite et de cette générosité, fit répondre à Misson qu'il n'avait de conseil à recevoir de personne.

Ainsi continua ce grand conflit qui opposait depuis de longues années, ces deux îles minuscules. Il évoque irrésistiblement la lutte héréditaire de Lilliput et de Blefuscu et un certain nom-bre d'autres guerres tout aussi inévitables et nécessaires au bonheur du genre humain. Misson, ce philanthrope, qui aimait la paix, se résigna à continuer les hostilités. Aussi bien la lutte était son métier, et il le pratiquait en conscience.

Il forma une expédition pour attaquer Mohéli. Il emmena avec lui une centaine d'Anjouanais et autant d'Européens. A la vue des deux navires, les Mohéliens s'assemblèrent sur le rivage, mais furent dispersés par quelques boulets. Le débarquement eut lieu et la petite troupe s'enfonça dans l'intérieur. Elle se heurta bientôt à 700 Mohéliens en armes. Comme ces armes cons is ta ient surtout en sagaïes et en sabres, les fusils de Misson et le canon qu'il traînait avec lui triomphèrent sans peine. L'armée en déroute

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s'enfuit dans les bois. Les vainqueurs parvinrent tranquillement à la capitale et la réduisirent en cendres. Puis, soucieux de dé-truire les bases économiques de la puissance ennemie, ils coupè-rent tous les cocotiers et se rembarquèrent.

La reine, à leur retour, leur fit une réception digne de la vic-toire. Les fêtes durèrent trois jours au bout desquels arriva une ambassade mohélienne qui demandait la paix. Le discours de l'ambassadeur, digne de Tite-Live, conviait les Anjouanais à la sagesse, non sans une certaine arrogance : « Vous n'aurez pas toujours l'aide des Européens... Voyez le soleil, il monte et gagne le zénith, mais il n'y reste point et descend de suite. Que son exemple vous fasse réfléchir aux changements qui arrivent cons-tamment dans les choses d'ici-bas... La mer qui bat les rivages a ses limites qu'elle ne peut franchir et, dès qu'elle les a atteintes, elle s'en retourne dans les profondeurs des abîmes. »

Après cela les chefs victorieux se retirèrent pour délibérer. Le frère de la reine voulait monter une seconde expédition pour écraser définitivement les Mohéliens et leur jactance. Misson conseilla la paix, représentant que le sultan de Mohéli avait encore beaucoup de monde dans les bois et pourrait, en embus-cade, leur en tuer beaucoup, qu'au surplus lui-même ne serait pas toujours là puisqu'il avait le projet de s'installer à Mada-gascar, et qu'il valait mieux profiter de la victoire pour établir l'amitié entre les deux îles sur une base durable.

Johnson, le chroniqueur des pirates, insinue que Misson voulait secrètement entretenir la discorde entre les deux sultans, afin de rester entre eux un arbitre indispensable et fortifier d'autant son futur État. On ne voit pas trop ce qu'il pouvait gagner à risquer ses hommes dans ces guerres continuelles pour des îles médiocres éloignées de son futur établissement, alors que la pira-terie régulière était bien plus avantageuse à tous égards. Aussi bien peut-on supposer tant de machiavélisme chez un réforma-teur social et un prophète humanitaire aussi convaincu?

La reine approuva Misson, qui d'ailleurs était pratiquement je maître. Elle demanda seulement aux Mohéliens, pour garantir la paix, de lui envoyer deux fils du sultan et dix enfants de familles

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nobles. Misson alla mouiller ses navires devant Mohéli pour pres-ser la conclusion de la paix et pour recevoir les otages.

Une députation de notables mohéliens vint à bord inviter les capitaines à faire visite au sultan. Les Anjouanais dissuadèrent vivement nos pirates d'accepter cette invitation. Mais Misson et Caraccioli « qui n'avaient peur de rien » s'y rendirent et furent accueillis par le souverain avec de grandes marques d'amitié. Un dîner fut servi sous un tamarinier, après quoi les invités se mirent en route pour regagner le bord. Mais, avant d'avoir atteint le rivage, ils furent brusquement assaillis par une centaine de Mohéliens. Une grêle de sagaies s'abattit sur leur petite troupe. Tous deux furent blessés et, sur huit hommes qui les accompa-gnaient, quatre furent tués. Ils déchargèrent leurs pistolets sur leurs agresseurs puis tombèrent sur eux à coups de couteau, en bons corsaires. Ils eussent néanmoins succombé sous le nombre si les matelots des chaloupes qui les avaient amenés à terre, aler-tés par les coups de feu, n'étaient accourus en déchargeant leurs fusils dans le dos des assaillants. Les navires envoyèrent bientôt des renforts et les ennemis furent mis en fuite. On ramena à bord les blessés, les mourants et les cadavres.

Le lendemain on vit arriver deux pirogues amenant deux hommes ligottés, que le sultan envoyait pour être punis comme étant les auteurs de l'agression. L'équipage refusa d 'accepter ces boucs émissaires et se prépara à tirer une vengeance exem-plaire de la trahison du sultan. Misson, tout blessé qu'il fût, ne se rallia pas à cet avis « car toute cruauté lui répugnait et il pen-sait qu'une vengeance sanglante, à inoins d'une absolue nécessité, témoignait d'une âme basse et timide ». Il renvoya donc les piro-guiers; les chargeant de dire au sultan d'envoyer les otages avant le soir, sinon il le tiendrait pour l'auteur du guet-apens. Il fit délier les prisonniers qu'on avait amenés ligottés et voulut les renvoyer aussi. Mais ccux-ci le supplièrent de les garder, craignant que le sultan ne les mît à mort, car ils avaient, prétendirent-ils, été les seuls à lui déconseiller l'agression.

Le soir vint et aucune pirogue ne se détacha du rivage. Misson se résigna donc à l'expédition. Le lendemain, 200 hommes débar-

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quèrent et s'avancèrent de deux lieues dans l'intérieur sans rencontrer âme qui vive. Plusieurs hommes tombèrent dans des trappes et Caraccioli, qui commandait malgré sa blessure de la veille, jugea qu'une préparation plus ample était nécessaire. Il rentra à bord et les deux navires regagnèrent Anjouan.

Ici finissent les guerres mohéliennes du capitaine Misson. On peut à bon droit s'en étonner. Une histoire bien conduite ou un film à succès n'eussent pas manqué de montrer les héros, après tant de traverses, retournant irrésistiblement châtier les traîtres, démasquer le sultan félon et le faire périr dans des supplices déco-ratifs dénués de cruauté inutile et satisfaisants pour l'esprit. Mais la vie n'a pas toujours cette belle logique interne ni la construc-tion architecturale des romans. Elle apparaît souvent tordue, imprévue, contradictoire et déconcertante. C'est d'ailleurs ce qui empêche qu'on n'y meure d'ennui.

Misson, comme sans doute le lecteur lui-même, devait avoir assez de ces éternels combats de Myrmidons contre des gens armés de sagaies et qui n'étaient même pas marins. Probablement estimait-il avoir déjà perdu trop de temps en se laissant entraî-ner dans des histoires de sous-préfecture, sans aucun de ces profits qui sont, pour les braves corsaires, la récompense normale de leur valeur. Il brûlait légitimement de retourner à son métier et de poursuivre l'exécution de son grand dessein.

Quant aux souverains de Mohéli et d'Anjouan, ils continuèrent à se livrer à leur guerre mutuelle avec l'obstination de deux joueurs de jaquet qui se rencontrent au café tout au long de leur existence. Il fallut que la France, sous la IIIe République, étendît son protectorat aux deux îles pour que cessât définitivement (nouS l'espérons du moins) cette fidèle inimitié. Pendant ces deux siècles nous autres, Français à tête folle, avions eu le temps de changer trois fois d'ennemi principal, sans compter une floraison Merveilleuse d'ennemis secondaires de toutes tailles et de toutes couleurs. % Les dix jours qui suivirent le retour à Anjouan furent passés a Soigner les blessés et à enterrer les morts. Les femmes anjoua-

azses manifestèrent pour leurs maris européens une affection

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dont on ne les eût pas crues capables. L'une d'elles paraît avoir laissé aux sensibles pirates une impression profonde, S'étant rendus à la plantation de bananiers où Je cadavre de son mari était posé sur le sol, couvert de fleurs, ils la virent l'embrasser une dernière fois en faisant son éloge, l'appelant cc Bonheur des Enfants, Bien aimé des Vierges, Etonnement des jeunes gens », le comparant « à un taureau pour son audace, à un agneau pour sa douceur, à une tortue pour son affection ». Puis elle se perça le cœur avec une baïonnette et tomba morte à ses côtés. Misson et Caraccioli, surpris, demandèrent à leurs femmes ce qu'on devait en penser. Elles répondirent que c'était la moindre des choses pour une femme noble. Si celle-ci n'eût point suivi son mari, elle eût été jetée à la mer et son âme n'aurait connu aucun repos tant que tous les poissons qui l'auraient mangée ne seraient pas morts.

Les capitaines eux-mêmes, tout vivants qu'ils fussent, ne tardèrent pas à éprouver la puissance de l'attachement des femmes d'Anjouan. Ils avaient, pendant leur convalescence, amené leurs femmes à bord. Quand ils voulurent reprendre la mer, les femmes refusèrent obstinément de redescendre. Les pauvres maris pirates durent se résoudre à ne pas pouvoir sortir seuls.

Ils croisèrent quelques jours le long de la côte du Mozambique et capturèrent un navire portugais armé de 60 canons, qui avait à bord pour 6 millions de poudre d'or. Le combat fut très dur; 60 Portugais et 30 pirates y perdirent la vie et Caraccioli y laissa sa jambe gauche. Les femmes demeurèrent sur le pont pendant toute l'action, en dignes épouses de guerriers.

Il fallut rentrer à Anjouan panser les plaies. Deux mois après, voyant Caraccioli en pleine convalescence, Misson résolut d'en-treprendre enfin Fédification de sa République idéale. Il préleva tous les hommes qu'il put charger sur son navire, porta son artillerie à 40 pièces et, après avoir pris congé de la reine (on ne dit pas ce qu'il fit de sa femme), il vogua à pleines voiles vers Madagascar et l'Utopie.

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CHAPITRE XII

LA RÉPUBLIQUE INTERNATIONALE DE\IBERTALIA

(suite des aventures de Misson) / V ; 3s* las t: V2

L'existence de Diego-Suarez, près de l'ex-trémité nord de la Grande Ile, "èfmt mal connue à cette époque. Les navires ne la fréquentaient pas, peut-être en raison de l'é-troitesse de l'entrée ou des vents violents qui régnent dans cette région une grande partie de l'année. Misson semble avoir été le premier à y fonder un établissement. Cela seul prouverait l'in-telligence de notre pirate et sa supériorité sur ses congénères. C'était un repaire idéal, facile à défendre du côté de la mer, offrant un abri sûr à des flottes innombrables, se prêtant à une extension illimitée du peuplement, bien isolé du reste de l'île par un massif volcanique et des étendues désertes, à proximité des routes maritimes qui passaient par les Comores et la côte d'Afrique.

{Pénétrant dans la baie et y rencontrant à bâbord une anse large et bien abritée, il y jeta l'ancre et débarqua pour recon-naître le pays. Le sol lui parut fertile et suffisamment plat, l'air sain; une rivière y coulait, la forêt était proche. Il jugea que c'était une position parfaite pour des pirate» et un site enchanteur pour une colonie vertueuse. 11 décida de s'y fixer et s'en ouvrit à ses compagnons.

Ceux-ci approuvèrent unanimement et ils commencèrent à abattre et à équarrir des arbres dans une forêt voisine d'où on

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les amenait à la baie par flottage. C'était un dur travail, à 11° de l'équateur, et ils sentirent le besoin de renforts. Aussi se rembar-quèrent-ils pour aller en chercher à Anjouan. Ils étaient restés là dix jours et n'avaient pas vu un indigène.

Arrivé à Anjouan, Misson convoqua ses compagnons et leur exposa son projet qui reçut l'assentiment de tous. Il demanda alors à la reine, en récompense de ses services antérieurs, de lui fournir 300 Anjouanais pour l'aider à bâtir sa ville. La reine, après délibération de son conseil, y consentit, à condition que Misson ne garderait pas ses sujets plus de quatre mois et qu'il ferait alliance avec elle pour lutter contre les Mohéliens. Le traité fut ainsi conclu.

Entre temps Caraccioli s'était rétabli et sautillait sur sa jambe unique, tel Long John Silver dans Y île au Trésor. Misson mit à la voile avec ses trois navires : la Victoire, le Bijou (une prise qu'il avait baptisée ainsi à cause de sa forme élégante et de ses dorures) et le vaisseau portugais pris dans le dernier combat.

Ses hommes, dont le nombre s'était augmenté à chaque prise par le ralliement d'une grande partie des équipages, comprenaient alors des Français, des Anglais, des Hollandais, des Portugais, les anciens esclaves noirs libérés et le contingent anjouanais. Il décida d'abolir les distinctions nationales et raciales. Son peuple porterait désormais le seul nom de « Liberi », les hommes libres, et la République s'appellerait « Libertalia », le pays de la Liberté.

Misson voulut tout d'abord protéger la nation nouvelle contre toute agression extérieure. Deux cents ans avant Joffre, il fit cons-truire une batterie de chaque côté de l'entrée de la baie et y plaça 40 canons. On put ensuite en toute tranquillité édifier la ville nouvelle. Les bois coupés dans la forêt s'accumulèrent. On mit à profit également les matériaux du bateau portugais. Les cases et les magasins s'élevèrent rapidement.

Cependant il fallait faire manger tout ce monde qui travai l la it dur et les provisions emportées d'Anjouan commençaient à man-quer de fraîcheur. Des compagnons furent donc envoyés à la chasse. Ils établirent un camp à 4 lieues de la baie et rayonnèren t de là dans l'intérieur. Un jour ils finirent par rencontrer un Mal-

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gâche portant une sagaie. Ils l'engagèrent à ne pas avoir peur, l 'amenèrent à leur camp où ils le traitèrent de leur mieux, puis le laissèrent partir en lui faisant cadeau d'une pièce de toile rouge et d'une hache.

On peut s'étonner que Misson et ses gens n'aient pas rencontré plus tôt d'indigènes. Mais l'extrême nord de l'île n'est pas une région très peuplée, même aujourd'hui, et elle l'était sans doute beaucoup moins encore à cette époque. De plus les gens qui fré-quentaient les côtes étaient surtout des négriers et des pirates et les malgaches devaient se soucier assez peu de les rencontrer. Leurs villages se dissimulaient prudemment dans la brousse de l'intérieur.

Nos chasseurs auraient bien voulu entrer en relations plus amples avec les indigènes, maintenant qu'ils savaient que le pays n'était pas désert. Ils n'avaient pu tirer aucun renseignement du Malgache rencontré, faute de connaître sa langue. Mais ils avaient remarqué qu'il prenait en partant la direction du sud. ils marchèrent donc de ce côté et, du sommet d'une colline, ils aperçurent un assez grand village vers lequel ils se dirigèrent. A leur arrivée les cases se fermèrent, les enfants crièrent, les hommes s'armèrent de sagaies. Moment critique. Mais les pacifi-ques pirates de Misson savaient user de diplomatie. Deux d'entre eux s'avancèrent sans armes, portant des étoffes et les tendant aux indigènes.

Ceux-ci comprirent fort bien, reçurent les présents et leur chef convia les pirates à se rendre dans son village. Mais les forbans avaient gardé un trop vif souvenir de la trahison de Mohéli et préférèrent rester là où ils étaient, sans doute en dehors de l'en-ceinte de. bois, de pierrailles et d'épines dont tous les villages s entouraient. Les Malgaches leur apportèrent là du riz bouilli e t des poulets, ce qui constitue encore aujourd'hui pour le voya-geur, le fonds de la nourriture en brousse.

Alors eut lieu une étrange conversation par signes sur des *ujets théologiques, bien dans le goût de l'époque, mais assez surprenante de la part de forbans et de noirs de la brousse qui n e Pouvaient échanger un seul mot. Les Malgaches montrèrent

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le soleil et qu'ils étaient circoncis. Les Européens en conclurent qu'ils adoraient un Dieu unique et qu'ils étaient musulmans. On peut d'autant moins leur reprocher cette erreur ethnogra-phique qu'elle était partagée alors par tous les savants. Jusqu'à la fin du xixe siècle les gens cultivés, nourris de la Bible plus que de géographie, ont mis des juifs et des arabes partout. Samuel Butler place dans son Erewhon, qui se situe quelque part du côté de la Nouvelle-Zélande, quelques-unes des tribus perdues d'Israël.

La fantaisie de nos incultes coureurs de brousse se trouvait être du reste beaucoup moins extravagante que celle du grand écrivain britannique, car des influences « arabes » se sont fait sentir à diverses reprises sur cette côte, sans altérer à vrai dire bien gravement la religion naturelle des malgaches et leur aimable philosophie.

Encouragés par ce bon accueil, les pirates firent comprendre aux indigènes, toujours par signes, qu'ils avaient un grand nom-bre de compagnons et obtinrent du ravitaillement pour eux. Ils revinrent ainsi à bord, amenant avec eux 10 Malgaches chargés de volailles et de cabris. On les reçut avec joie et on remit aux Malgaches des cadeaux appréciés : des étoffes, des marmites en fonte, du rhum et un couteau pour le chef. Ils admirèrent la ville de bois qui s'élevait, avec un fort également en bois. Tout le monde y travaillait avec ardeur.

Misson, voyant les constructions bien en train, avec le ravi-taillement assuré, partit pour une nouvelle croisière sur la côte africaine. Au large de Quiloa, il donna la chasse à^un grand vais-seau portugais, portant 50 canons et 300 hommes, deux fois plus qu'il n'en avait lui-même. La lutte fut terrible et Misson fut sur le point d'être lui-même capturé. Mais son ardeur h l'abordage entraîna ses hommes et ils s'emparèrent finalement du navire. Notre pirate perdit dans cette affaire 56 hommes, le tiers de son effectif. La prise rapporta gros ; 200.000 livres sterling et une grande abondance de marchandises. Misson fit descendre l'équi-page portugais dans la cale et mit à bord 35 de ses hommes pour garder le navire qui revint avec lui vers Libertalia.

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Au moment où ils allaient atteindre l'île, ils rencontrèrent un sloop qui croisait dans les parages et vers lequel ils se dirigèrent, le pensant de prise facile bien que peu importante. Mais quand ils furent à portée de canon, le petit sloop hissa le drapeau noir et tira un coup de canon au vent. Misson, heureux de rencontrer un collègue aussi brave, hissa aussi ses couleurs et tira un coup de canon soijs le vent, puis lit mettre un canot à la mer et se rendit à borcf du sl$*op. Le capitaine n'était autre que Tom Tew. Misson l'invita fort civilement à se rendre à son bord, offrant de laisser son lieutenant en otage. Tew, après avoir pris l'avis de ses compagnons, déclara l'otage inutile et accepta l'invitation. Misson était du reste et de beaucoup le plus fort et il valait mieux avoir l'air d'accepter de bonne grâce ce qu'on ne pouvait refuser.

Une réception magnifique attendait Tew à bord de la Victoire et dissipa rapidement ses craintes. Celles-ci firent place à la confiance et à la curiosité quand Misson lui eut raconté la fonda-

tion de la République pirate et l'eût invité à se joindre à lui. Tew fut séduit par ses perspectives, mais, en bon Anglais pra-

tique, se méfiant un peu sans doute de la fougue méridionale de Misson, il demanda à voir avant de décider. En cela il faisait preuve de bon sens. Moins d'un siècle plus tard, un aventurier .polonais, le comte Benyowski, fit croire à la Cour de Versailles qu'il avait créé un vaste établissement à Madagascar et était en train de conquérir l'île. On lui accorda longtemps des subsides sans y aller voir. On fut surpris quand on s'aperçut un peu tard que « F empereur de Madagascar » ne possédait qu'un pauvre village. L'aventure de l'illusionniste slave finit tragiquement.

Le sloop suivit donc les vaisseaux. En arrivant à l'entrée de ta baie, Misson tira 9 coups de canon auxquels répondirent les canons des forts. Cela sonnait comme un État organisé. Tew fut encore plus charmé en découvrant la cité de Liberia lia qui avait fort bon air et il n'hésita plus à se joindre à une colonie si heureu-sement protégée et si pleine d'espérances.

Les gens de Libertalia fêtèrent l'alliance de Tew et la magni-hque prise de Misson avec allégresse, bien que la mort de tant ue leurs compagnons assombrît quelque peu leur joie. Mais la

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mort était pour eux une sorte de routine professionnelle, de sorte qu'ils ne se désolèrent pas bien longtemps. Le nombre des pri-sonniers posait par contre un difficile problème. Il y en avait près de 200, soit presque autant que les pirates eux-mêmes. Le Conseil des officiers fut réuni et la question de leur sort fut débattue.

Ces prisonniers représentaient un danger. Il était difficile de se livrer à la piraterie en les laissant derrière soi, caj* ils auraient pu détruire la colonie. Les renvoyer équivakit à signaler l'exis-tence du repaire aux flottes de guerre des États européens qui ne manqueraient pas de venir l'attaquer. Certains proposèrent de les passer tous au fil cle l'épée.

Misson repoussa cette proposition avec horreur et insista pour que les prisonniers fussent renvoyés à bord de leur navire, sauf ceux qui accepteraient volontairement de se joindre à eux. Et, comme les autres officiers faisaient des réserves, Misson convoqua une assemblée générale qui l'approuva.

Faisant ensuite venir les prisonniers, il leur exposa qu'il avait résolu de les renvoyer à bord de leur vaisseau, qu'il savait bien que cette mesure d'humanité l'exposait à être attaqué par les escadres des puissances, mais que sa situation était suffisamment forte et qu'il avait des alliances telles avec de grands chefs mal-gaches (cela, c'était la galéjade!) que sa certitude était entière de pouvoir résister à n'importe qui. Néanmoins, il leur d e m a n d a i t de prêter le serment de ne jamais prendre les armes contre lui. Il s'enquit ensuite de ce qu'ils avaient perdu, le leur faisant rendre sur sa propre part de prise. Il ajouta « qu'il ne faisait pas la guerre aux opprimés, mais aux oppresseurs. »

On enleva donc du navire portugais les canons et les munitions, on y plaça des vivres puis on ]e remit aux prisonniers au nombre de 137. Les autres avaient choisi de rester avec les pirates. Les Portugais, ahuris d'une telle générosité remercièrent chaleureu-sement l'aimable bandit et lui souhaitèrent bonne fortune. Puis ils mirent à la voile et atteignirent peu après la côte d'Afrique. Générosité imprudente, on devait s'en apercevoir par la suite. Le tort de Misson fut d'avoir fait trop confiance à la nature hu-maine.

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Avec son activité habituelle, il se consacra alors au progrès de la colonie. On ensemença des champs de maïs. 300 bœufs ache-tés aux indigènes furent mis au pâturage dans les environs. Les relations avec les Malgaches se poursuivirent. En échange du ravitaillement qu'ils apportaient, on leur cédait des haches, du rhum, des étoffes, des perles de verre provenant des prises. Les indigènes, alléchés, cherchèrent de nouveaux éléments de trafic et, un jour, ils amenèrent des esclaves, 20 hommes et 25 femmes. Il était difficile, ignorant leur langue, de leur faire un exposé des idées originales de Misson sur l'esclavage. Les pirates acceptèrent donc le présent mais délièrent les esclaves, les habillèrent et essayèrent de toutes manières de leur faire comprendre qu'ils étaient libres. Les femmes furent mariées dans la colonie.

Par ces mélanges, une certaine compréhension parut s'établir peu à peu entre les Malgaches et les gens de Libertalia. Un bara-gouin franco-malgache s'instaura, mélangé de mots anglais, hollandais et portugais. Des familles indigènes vinrent même se fixer dans la colonie, preuve de l'atmosphère paisible qui régnait dans ce nid de forbans.

Les travailleurs anjouanais furent rapatriés, mais le vaisseau qui les avait transportés ramena au retour les 10 pirates de Misson qui s'étaient fixés à Anjouan, ainsi que leurs femmes anjouanaises et leurs enfants. Devenus musulmans de mœurs, ils avaient cha-cun 2 ou 3 femmes. Ainsi s'accrut encore le nombre et la diversité des colons.

Cette diversité, quel qu'ait été le soin de Misson d'assurer l'amalgame, était pour l'État nouveau une cause de division et de faiblesse. Ce danger apparut bientôt clairement. Une querelle vint à opposer les Français de Misson et les Anglais de Tom Tew. Celui-ci voulait la vider le sabre à la main, suivant la coutume pirate. Caraccioli, neutre en tant qu'Italien et internationaliste en tant que catholique, s'interposa. Il représenta qu'une lutte fratricide affaiblirait la colonie et en amènerait peut-être la perte. L'union, poursuivit-il, était indispensable « pour des gens qui avaient le monde entier comme ennemi ». Il conclut qu'il appa-

• naissait nécessaire, afin d'éviter à l'avenir de semblables conflits,

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de donner des lois à la colonie et de constituer un gouvernement. La paix fut faite sur cette base.

Dès le lendemain, les trois chefs convoquèrent tous les colons et leur proposèrent de former un gouvernement. « Sans lois, leur dirent-ils, les plus faibles seraient toujours les opprimés et toute chose tendrait à la confusion. Les passions des hommes les ren-dent aveugles à la Justice et partiaux envers eux-mêmes, ils devraient soumettre les différends qui pourraient survenir à des personnes calmes et désintéressées. » Un gouvernement démocra-tique pouvait être institué en divisant les compagnons par grou-pes de 10, dont chacun nommerait un des délégués chargés de faire les lois et d'élaborer la constitution pour le bien commun. Le Trésor et les troupeaux seraient également divisés, et chacun deviendrait propriétaire des terrains qu'il cultiverait.

Les pirates applaudirent et désignèrent leurs délégués. On construisit en quinze jours une maison commune en bois pour recevoir ce petit Parlement. Caraccioli ouvrit la session par un beau discours, en montrant les avantages d'une bonne organisa-tion. Il proposa de confier le commandement suprême pour trois ans à un Conservateur « chargé de récompenser les actions coura-geuses et vertueuses, et de punir le vice conformément aux lois qui seraient établies. « Rien d'important ne serait d'ailleurs décidé sans l'avis du Congrès. On élabora ensuite de nombreuses lois « qu'on fit imprimer à l'usage des colons, car il y avait dans la colonie un imprimeur et tout ce qu'il fallait pour imprimer ». On vit ainsi s'élaborer dans ce repaire de forbans, perdu au bout d'une île sauvage, tous les organes essentiels de l'État moderne, y compris la paperasse.

Misson reçut ensuite le titre de « Sa Haute Excellence le Conser-vateur ». Tew fut fait amiral et Caraccioli secrétaire d'État, assisté d'un Conseil, « composé des individus les plus capables de la colonie sans acception de nationalité ni de couleur ». On mit au point la langue internationale en mélangeant les divers langages. Le principe de l'espéranto était trouvé, deux cents ans avant Za-menhof.

Ainsi déguisés en petits bourgeois démocrates, les pirates n'en

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restaient pas moins et avant tout pirates. Les navires, ces usines de leur industrie, les intéressaient plus que la terre. Un dock fut aménagé. Deux sloops furent construits, de 80 tonnes cha-cun, qu'on arma de 8 canons et qu'on baptisa Enfance et Liberté. On plaça à leur bord un équipage de 50 blancs et 50 noirs et les officiers furent élus. On leur confia une mission de reconnaissance des côtes qui dura quatre mois. La Victoire, le premier bateau de Misson. fort maltraité par tant de combats et de tempêtes, fut démoli et reconstruit sous le même nom.

On put monter alors plusieurs expéditions. Tew, à bord du Bijou rencontra, dans les parages du Cap, un navire de la Compa-gnie hollandaise, armé de 18 canons, dont il s'empara, sans grande résistance. Sur la côte d'Angola il prit un négrier anglais et fit enlever les chaînes des esclaves. Les matelots noirs expliquèrent aux esclaves la chance qu'ils avaient de tomber entre les mains du « Grand Capitaine » : c'est ainsi qu'ils désignaient Misson. On les employa au dock. A chaque groupe de 4 nouveaux était adjoint un ancien qui leur apprenait le travail et la langue.

Caraccioli à son tour fit une croisière à l'île Mascareigne (la Réunion) et y captura un navire hollandais qui se disposait à y fonder une colonie.

Misson partit ensuite avec Tew, chacun sur un navire, pour croiser sur la côte d'Arabie. Ils prirent un grand navire allant & la Mecque. Encombré de 1.600 passagers, ses 110 canons le servirent mal et il fut pris aisément. Les passagers furent déposés à terre près d'Aden, « à l'exception d'une centaine de jeunes filles de douze à dix-huit ans qu'ils gardèrent, les femmes man-quant dans la colonie ». Ils ramenèrent le navire et firent l'inven-taire des marchandises en arrivant à Libertalia. Ils trouvèrent une quantité bien satisfaisante de diamants, de soieries, de tapis, d epées. On débarqua les canons et les agrès, puis on mit le navire e n pièces.

La colonie était donc en pleine prospérité et son développement e u t autorisé les plus grands espoirs s'il ne s'était agi de pirates, SÇns pour qui le mot « espoir » n'a guère de sens. Une alerte vint

lentôt troubler la paix fallacieuse du repaire. " S P I R A T E S A M A D A G A S C A R 7

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Un jour un des sloops, qui croisait devant la baie, rentra préci-pitamment, annonçant l'arrivée de 5 navires de guerre portugais. Aussitôt, branlebas de combat; chacun se rend à son poste, qui au fort, qui aux batteries, qui aux vaisseaux. Une milice formée de 100 noirs, commandée par un sergent français, se prépare à arrêter tout essai de débarquement. A ce moment, les Portu-gais se présentent à l'entrée de la rade. Ils essuient les feux des deux batteries. Ils entrent quand même. Mais là les attendaient les quatre navires et les canons du fort. Deux de leurs vaisseaux sont coulés et leurs équipages noyés. Les trois autres, qui n'a-vaient pas cru les pirates si forts, profitent du jusant pour s'enfuir. Misson les poursuit et réussit à barrer la route à l'un dieux. Acculé à la côte, entouré par les navires pirates, il se défend bravement et perd beaucoup de monde, mais à la fin doit demander quartier. Les prisonniers furent traités humainement, sauf deux qu'on reconnut être de ces matelots qui avaient juré de ne pas com-battre Misson et qui sans doute avaient dénoncé sa retraite. Ceux-là furent pendus, après avoir reçu les secours de la reli-gion.

Cette victoire totale sur un monde extérieur hostile semble avoir singulièrement exalté les pirates, au point qu'ils commen-cèrent à imaginer qu'il pouvait y avoir pour eux un avenir. Ils songèrent à se renforcer et s'agrandir. Tew prit la mer à bord de la Victoire, avec charge de recruter des colons parmi ses anciens compagnons de la côte. Il quitta la colonie dans ce rêve de gran-deur. Il ne devait plus la revoir.

Arrivé en vue de la côte où il avait laissé autrefois ses mate-lots. il jeta l'ancre et se rendit à terre. Il finit par retrouver ses anciens camarades qui s'étaient fixés dans une clairière à l'inté-rieur. Il les prêcha longuement pour qu'ils viennent le re jo indre à Libertalia. Mais il ne rencontra aucun enthousiasme. Ces gens étaient habitués à leur coin de brousse, mariés à des indigènes et peu soucieux de quitter leur vie obscure et heureuse pour de grandes aventures d'une ambition déraisonnable. Leur « gou-verneur », l'ancien quartier-maître de Tew, lui répondit qu'il*

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étaient libres et ne se souciaient pas de se soumettre à un gouver-n e m e n t ; qu'à la rigueur ils accepteraient un chef commissionné par un État régulier, « mais qu'il ne leur convenait pas d'accep-ter pour maîtres des individus plus coquins qu'eux-mêmes ». Il remit ensuite à Tew un mémoire sur les ressources de Madagas-car et la possibilité de les développer si le pays devenait colonie britannique. En somme il n'y avait plus rien de pirate et de révolté chez ces gens là qui n'aspiraient plus qu'à vivre paisible-ment de leurs plantations en faisant travailler des esclaves sous la protection d'un pavillon décent.

Le bon pirate, élève de Misson et de Caraccioli, fut dégoûté de ces honnêtes gens. Il jugea leur cas désespéré, puisqu'ils avaient cessé d'être des « desperados » et voulut rentrer à son bord. Mais le vent était contraire, la houle forte, et il lui fallut attendre le lendemain. Il se résigna donc à passer la nuit avec eux en buvant du rhum et en rappelant le vieux temps.

Cependant la tempête (sans doute un cyclone, comme il y en a fréquemment sur cette côte) ne faisait qu'empirer. Le navire, horriblement secoué, finit par casser ses ancres et par s'échouer sur les récifs ; tout son équipage périt sous les yeux de Tew sans qu'il pût rien faire pour les sauver.

La bonne étoile qui avait jusque-là favorisé les gens et les choses de Libertalia se changeait en un sort tragiquement contraire. Tew, demeuré aven ses anciens camarades et sans moyens pour regagner la colonie, vit un jour un grand navire passer au large toutes voiles dehors. Il pensa reconnaître Le Bijou et fit des feux pour l'attirer, mais sans succès. Il renouvela ensuite ses feux toutes les nuits et, dans la journée, il surveillait la mer.

Un matin, en se rendant à la plage, il eut la surprise de trouver deux sloops à l'ancre tout près de terre. Un canot s'en détacha et bientôt il reconnut Misson.

a <( Arrivé à terre, Misson embrassa Tew et lui dit que tous leurs r e v e s de bonheur s'étaient envolés. » Une nuit, profitant de l'ab-sence des vaisseaux partes en croisière, deux troupes considéra-is " ies d ' i rttìem-endre Libertalia et avaient

%é§Kjsdons avant qu'ils aient pu

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se mettre en défense. Les sloops avaient pu se sauver avec 45 hom-mes seulement. C'est, avec quelques diamants, tout ce qui restait de la colonie. Caraccioli avait péri dans le combat.

Une attaque aussi inopinée et brutale paraît difficile à expli-quer. Sans doute est-ce ainsi qu'avait fini, quelque vingt ans auparavant, la colonie française de Fort-Dauphin. Mais la popu-lation malgache autour de Libertalia était d'une densité si faible et les rapports avec les Européens si cordiaux que l'on cherche d'où avaient pu venir brusquement tant de gens et une hostilité si sauvage. On peut néanmoins faire quelques hypothèses.

D'abord les rapports des colons avec les Malgaches étaient-ils si entièrement amicaux que le raconte Johnson? Il paraît bien probable que les chefs, Misson, Caraccioli et Tew aient voulu l'amitié avec les indigènes qui correspondait à leur tempérament, à leur doctrine, aux nécessités du ravitaillement et aux besoins de la défense qu'on pouvait ainsi tourner tout entière contre le danger extérieur. Ennemis du monde « civilisé » ils devaient être les amis des « sauvages ». Le double « front » pour eux, c'était la mort. D'où leur politique de confiance et l'absence totale de protection du côté de la terre.

Mais les compagnons de ces aventuriers exceptionnels n'étaient sans doute que des forbans très ordinaires, un mélange bizarre de pirates professionnels, de l'écume des vaisseaux capturés et d'anciens esclaves. Singulier recrutement pour le peuple de Dieu. Imaginez un convoi de forçats évadés débarquant dans la Nou-velle-Angleterre à la place des familles puritaines du Mayflower ! Ces gens rudes, pour ne pas dire plus, ne durent pas avoir avec les Malgaches que des contacts aimables et on aspirait probable-ment à s'en débarrasser.

D'autre part les richesses accumulées à Libertalia d e v a i e n t exciter la convoitise des indigènes, gens pauvres et enfantins, incapables de résister à un désir trop violent.

Par qui ces sentiments furent-ils exploités de manière à grouper « deux troupes considérables » et à combiner une action décisive? Faut-il en accuser les prisonniers portugais de la dernière capture, ou des petits roitelets locaux inquiets du développement de la

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co lon ie? Ou doit-on ajouter foi à un des biographes d'Avery disant qu'il avait fait détruire une colonie française dans le nord? On en est réduit aux conjectures. Aussi bien, comme le constate Leibniz : « Il y a le plus souvent des fatalités qui empêchent les hommes d'être heureux ».

Quoiqu'il en soit, la colonie était détruite, tous les rêves humani-taires de Misson et de Caraccioli s'effondraient et « Sa Haute Excel-lence le Conservateur » n'était plus qu'un pauvre pirate fugitif.

Tew lui proposa d'aller en Amérique « où, avec les richesses qu'il avait sauvées, on pourrait mener une vie agréable ». Misson répondit qu'il voudrait revoir sa famille en France et ensuite se retirer du monde. Il donna à Tew un des sloops et la moitié du trésor. Peut-être avait-il un pressentiment. C'est à ce moment sans doute qu'il remit son manuscrit à un des matelots qui de-vaient embarquer avec Tew et qui se séparèrent de lui à contre-cœur.

Ils attendirent en vain pendant une semaine le retour du Bijou dont nul n'entendit plus parler. Puis ils firent voile vers la côte de Guinée. Mais la fatalité ne les lâchait plus. Un terrible ouragan les surprit et le sloop du malheureux Misson sombra à la vue de Tew, sans qu'il pût lui porter aucune assistance.

Tew poursuivit seul et tristement son voyage. Arrivé en Amé-rique il remit aux armateurs du sloop qu'il avait « emprunté » quelques années avant une somme qui les payait quatorze fois; puis i] vécut quelque temps à Rhode-Island, riche, paisible et inconnu. La tragédie pourtant n'était pas finie tant qu'il restait un personnage. Ses compagnons, qui avaient dissipé leurs gains, le supplièrent de reprendre la mer avec eux. Il quitta les brumes de la Nouvelle-Angleterre et repartit pour l'océan Indien. C'est là, sur son théâtre, qu'il trouva bravement la mort à son tour, éventré par un boulet à l'abordage d'un navire du Grand Mogol.

Il n'y avait plus de témoins de la grande aventure, sauf quel-ques Français du sloop de Tew, restés en Amérique. C'est dans les papiers de l'un d'eux, mort à La Rochelle, qu'un correspondant de Johnson trouva le manuscrit de Misson dont son récit est la copie. N

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On a fait des réserves sur la sincérité de ce récit et il faut conve-nir que cette histoire unique de l'homme qui se fit pirate par phi-lanthropie est bien faite pour éveiller le scepticisme. Que Misson ou Johnson aient embelli certains détails, ce n'est pas impossible. Mais il ne s'agit certainement pas d'une histoire romancée, voire en majeure partie imaginaire, comme les récits de van Broeck et de Defoe sur Avery. Si extraordinaire que soit l'aventure de Misson, on n'y trouve rien qui sonne le faux, l'apprêté ou l'invrai-semblable. Bien mieux, elle se raccorde parfaitement à divers faits certains; son idéologie elle-même, si anachronique en appa-rence s'éclaire par certains rapprochements.

D'abord il est évident que, si Misson est bien l'auteur du récit comme l'assure Johnson et s'il a bien remis le manuscrit à ses matelots, il lui était impossible de mentir, car ces matelots fran-çais, qui étaient ses compagnons depuis le début, auraient alors exprimé leurs réserves, voire leur indignation. « Ils étaient illet-trés », dira-t-on. Comment en ce cas expliquer que la mort de Misson figure dans le récit? Il a bien fallu qu'un des matelots l'ajoutât. Si on suppose que l'un des matelots est l'auteur véri-table (supposition peu vraisemblable, en raison du caractère idéologique), l'accusation de vantardise en ce qui concerne Misson tombe du même coup.

D'autre part, les faits historiques et géographiques évoqués dans le récit sont bien exacts. Ils le sont même à un point rare si on pense aux récits de voyageurs de cette époque. La seule erreur de détail qu'on puisse relever est un passage où les chas-seurs rencontrent un Malgache armé d'un arc et de flèches. L'arc malgache n'est qu'un instrument de musique. Quant aux flèches, c'étaient probablement des sagaies un peu courtes. Erreur, on le voit, insignifiante et unique. Tout le reste correspond aux faits : lutte entre Anjouan et Mohéli, peuplement insignifiant de l'Ex-trême Nord malgache, notions sur la vie indigène, existence de Tom Tew et des compagnons qu'il avait laissés sur la côte. La baie de Diego est exactement évoquée, avec son entrée étroite et ses baies nombreuses. L'emplacement de Libertalia est indiqué : dans la première baie à bâbord en entrant, près d'une rivière qui

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prend sa source près d'une forêt. La baie et la rivière existent et, si la forêt ne s'étend plus aussi loin aujourd'hui, c'est que le déboi-sement et les feux de brousse sont passés par là. Le nom même de la baie évoque le souvenir de Misson et de ses hommes; on l'appelle toujours la « Baie des Français ».

En 1696, un capitaine anglais parti de Plvmouth rencontra des Français établis à Ànjouan. La Gazette de Lisbonne mentionne un engagement de vaisseaux portugais avec les pirates à l'époque et dans les parages où Misson livra son grand combat. Enfin les papiers de l'île de Bourbon (Mascareigne) relatent qu'on dût empê-cher alors les forbans de l'île de s'enfuir pour rejoindre ceux de Madagascar: or, nous savons que Caraccioli s'était rendu à Masca-reigne pour y faire du recrutement.

Les détails matériels confirment donc la véracité du récit. Restent les idées. On peut juger stupéfiant de rencontrer chez-des pirates à la fin du xvne siècle toute cette idéologie qui ne grandira qu'au xvine siècle et n'entrera dans les faits (et pas pour très longtemps) qu'un wsiècle plus tard à la Révolution française: Liberté, Constitution, anti-esclavagisme, Égalité, Fraternité des hommes, Internationalisme. Sans doute, le livre de Johnson a-t-il paru au cours du xvine siècle et le texte des discours peut s'en ressentir. Mais les faits eux-mêmes datent de la guerre de la Ligue d'Àugsbourg, vraisemblablement aux envi-ions de 1693, en plein règne du Roi Soleil.

C'est qu'en réalité, derrière la façade imposante du siècle de Louis XIV, derrière l'architecture de ce classicisme majestueux £t immobile, de ces convictions religieuses et sociales figées et intransigeantes, de l'absolutisme et des pompes protocolaires de Versailles, les lézardes sont déjà effroyables. Les esprits fer-mentent en France et dans toute l'Europe. Quand le vieux roi disparaîtra, maintenant jusqu'au bout vaillamment un décor de ftoble tragédie, ce sera l'explosion; on assiste aux folies de la Régence; l'escadrille philosophique, déjà prête, prendra son vol destructeur.

Descartes, père de toutes les révolutions modernes^ avait, depuis longtemps, mis la Raison à la première place, dans le domaine de

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la connaissance. C'était, dans le royaume des idées, une bombe atomique dont nous sommes loin encore d'avoir égalé la puissance et qui, par désintégrations successives, devait anéantir toutes les traditions. Elle n'a pas encore, à l'heure actuelle, produit toutes ses conséquences. À la fin du xvn e siècle, les premières étaient déjà perceptibles. A l'intérieur du christianisme les sociniens luttaient pour une « religion rationaliste ». A l'extérieur Spinoza avait professé que la religion étouffait la raison et que la démocra-tie était la forme de gouvernement naturelle, garantissant à l'homme sa liberté.

L'Italie, si on la compare alors à la France de Pierre Bayle et à l'Angleterre de Locke, semble intellectuellement épuisée, endormie dans un papisme moyenâgeux. Il n'en est rien. Le feu païen de la Renaissance couvait encore sous la cendre. Vanini, Giordano Bruno avaient souffert pour la cause de l'incrédulité* Le Déisme, qui devait remplir F Europe aux deux siècles suivants, a pris naissance alors en Italie. Des idées sociales et politiques nouvelles accompagnaient cette subversion métaphysique. Le Génois Marana, dans une Utopie datée de 1696, écrit : « Tant qu'il y aura des provinces, des royaumes et des peuples, il y aura des hostilités et des guerres. » Des idées mûrissaient ainsi qui devaient bientôt, après la République européenne de l'abbé de Saint-Pierre, produire le grand livre de Vico sur « la commune natura delle nazioni ». C'est ce que Paul Hazard, dans un beau livre, a appelé la Crise de la conscience européenne.

C'est le moment où la lave bouillonne dans le cratère avant de s'élancer et de se refroidir. C'est le moment des âmes ardentes et passionnées. Nul doute que Caraccioli n'ait été de celles-là. Il rencontra dans Misson un de ces caractères méridionaux français, généreux et enthousiastes, ayant par tradition ancestrale le goût des idées, portés à se dévouer à un rêve, et en même temps n'aban-donnant jamais un sens français très aigu de réalisme et de l'or-ganisation rationnelle. Cette rencontre rare de deux intelligences diversement intrépides projeta l'Utopie dans le domaine du monde sensible.

Il leur fallut pour cela se faire pirates. Seule, à cette époque,

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la société des hors-la-loi offrait à cet égard un cadre convenable et des hommes compréhensifs, La liberté en était le ressort, l'éga-lité y régnait; les chefs étaient élus, les décisions prises par le consentement commun; la fraternité et l'entr'aide y étaient de règle. Ce que les intellectuels Misson et Caraccioli y ajoutèrent, ce fut une large générosité humaine et un sens constructif. C'est ainsi qu'ils abolirent l'esclavage cent cinquante ans avant les nations européennes les plus avancées et répudièrent effectivement le racisme bien avant notre époque et bien plus qu'elle.

Leur internationalisme était total. Il était, certes, dans la tradi-tion pirate, mais ne fut jamais systématisé et réalisé à ce point. Sans doute l'arbre vénéneux du nationalisme et du racisme, poussé au xixe siècle sur le riche terreau de la philosophie, de la poésie et de la « science » allemandes, n'avait-il pas encore donné ses fruits amers. Les rois se battaient, mais les peuples n étaient pas empoisonnés. Le monde gardait encore au moins une apparence de raison. Misson a pu, plus aisément, s'élancer de là sur sa chi-mère et, traversant notre époque sanglante, se précipiter dans les obscurités peut-être radieuses de l'avenir.

On peut estimer étrange en effet (et quelque peu humiliant pour le mouvement des idées et le progrès de notre espèce) que les hommes d'État, les techniciens, les savants, les économistes, tou-tes les Hautes Excellences de l'humanité dirigeante, n'aient encore pu mettre sur pied, pour établir la paix sur la terre, qu'une orga-nisation diplomatique peu différente de la Sainte Alliance et qui n'a fait disparaître ni les frontières, ni les possibilités de conflits, alors que, il y a deux siècles, un misérable pirate a réussi un mo-ment, sur une côte perdue d'un pays sauvage, à réaliser cette république internationale, cette fraternité des races et des peuples, cette fusion des nations, cette préfiguration du monde futur, un monde que nous n'espérons pas voir encore en ce siècle, mais auquel il est bien permis de rêver.

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CHAPITRE XII

UN PIRATE BOURGEOIS le trop fameux capitaine Kid

Les pirates se suivent et ne se ressemblent guère, malgré les apparences. A Misson, qui haussa la piraterie au niveau d'un idéal, succède dans la chronologie le capitaine Kid, qui la pratiqua comme un trafic honteux et profitable, soigneusement caché. Les autres pirates, tout bandits qu'ils fussent, avaient le mérite d'une attitude déclarée et dont ils acceptaient toutes les conséquences, quitte parfois à s'en repentir sur le tard. Kid est Je Tartuffe de la confrérie. Jusqu'au bout, jusqu'à la mort, il cherchera à sau-vegarder son honorabilité bourgeoise et son rang dans la société. C'est un tricheur qui s'efforce de jouer sur les deux tableaux; il veut dissimuler qu'il a franchi la ligne tragique; il refuse d'être un réprouvé. Son aventure n'est pas, comme les autres, un drame atroce mais non sans grandeur. C'est une comédie écœurante, et qui, heureusement, finit mal.

William Kid est né dans le petit port de Greenock où son père, dit-on, était pasteur. Lui-même devint marin et navigua de lon-gues années dans les eaux américaines, pratiquant la course à l'occasion et faisant de bonnes affaires. En 1696 il avait cinquante ans et possédait plusieurs navires ainsi qu'une belle maison à New-York

où vivaient sa femme et ses enfants. Il jouissait de la considération générale, étant connu pour un homme de courage

un habile marin. A ce moment la guerre de la ligue d'Augsbourg durait depuis

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plusieurs années. Corsaires et pirates s'étaient multipliés et deve-naient gênants pour le commerce. De plus, on s'en souvient, le Grand Mogol, après la fameuse capture de sa petite fille par Avery, avait demandé à l'Angleterre de le délivrer de ses forbans, menaçant, si on ne lui donnait pas satisfaction, dç chasser des Indes les marchands anglais. On ne pouvait songer, en pleine guerre, à détacher une escadre contre les pirates. On se borna donc, en attendant la paix, à donner au Grand Mogol un semblant de satisfaction et on ordonna à Lord Bellamont, gouverneur du Massachussets, d'armer un vaisseau pour la chasse aux pirates. En raison de sa bonne réputation, de sa pratique de la course et du fait qu'il avait connu autrefois personnellement un grand nom-bre de marins devenus pirates, William Kid fut choisi comme capitaine.

« Guillaume III, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, Écosse, France et Irlande, défenseur de la Foi » enjoignit donc, par une commission à son « loyal et bien aimé capitaine William Kid » de s'emparer de certains « pirates, flibustiers et écumeurs de mer » originaires de la Nouvelle Angleterre, notamment Thomas Tew, Thomas Wake, William Maze, John Ireland, ainsi que des navires français qu'il pourrait rencontrer.

Cette expédition de police fut montée comme une affaire de course, sur une base commerciale. Le navire formait une sorte de société en commandite dont les actionnaires n'étaient autres que le gouverneur Lord Bellamont, le premier lord de l'Ami-rauté Lord Oxford, le lord chancelier Lord Sommers, le secrétaire d'état Lord Romney et d'autres nobles personnages. William Kid lui-même était propriétaire pour un cinquième. Le butin f o rmera i t la masse de dividendes à répartir suivant l'apport de chacun, déduction faite des parts de prises revenant à l'équipage.

Kid quitta Plymouth en mai 1696, sur un navire au nom ten-tateur, rAdventure, armé de 30 canons avec 80 hommes. Il em-barqua 75 hommes à New-York, après s'être emparé en route d'un bâtiment français. Puis il alla compléter ses approvision-nements à Madère o ù il embarqua du vin, et aux îles du cap Vert où il prit des vivres e t du sel. Sur la route du Cap il r e n c o n t r a

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UN P I R A T E BOURGEOIS 1 0 9

l'amiral Warren et lui fit part de sa mission. Puis il reprit sa route et pendant longtemps on n'entendit plus parler de lui.

Il croisa plusieurs mois le long des côtes de Madagascar, mais ne rencontra pas de pirates, soit que ceux-ci fussent alors au loin, soit que déjà il eût abandonné sa mission. Les pirates montaient des vaisseaux rapides; ils étaient difficiles à suivre, dangereux à capturer ; le risque était gros pour un profit nul si on les prenait avant qu'ils eussent fait une prise eux-mêmes. A vrai dire l'idée de combiner les rôles de commerçant et de gendarme était impra-ticable. Kid était commerçant et pas du tout gendarme et le goût du butin l'emporta bientôt chez lui sur toute autre consi-dération. Aussi bien on était loin et il pouvait au retour raconter ce qu'il voudrait au roi. L'important était de faire de riches prises et de satisfaire ainsi les nobles lords, ses co-propriétaires, qui bien certainement le couvriraient. Kid, se croyant sûr de l'impunité, se fit donc pirate.

Il croisa quelque temps entre les Comores, la mer Rouge et la côte de Malabar, pillant ça et là, torturant quelque peu les prisonniers pour leur faire avouer leurs caches, et commençant à acquérir une solide réputation parmi les capitaines de la Com-pagnie des Indes. L'un d'eux, Edward Barlow, capitaine du Septer, a laissé un journal de bord où il raconte comment, le 15 août lt>97, il se trouva en présence du pirate.

Il naviguait alors en convoi, protégeant des navires arabes, et, ce matin-là, il découvrit, au beau milieu de sa flotte passa-blement égaillée, un navire inconnu. « Il ne montrait pas de pavillon et louvoyait sous ses deux huniers, ayant des voiles targuées plus qu'un navire n'en porte d'ordinaire, en particulier un perroquet de misaine et un grand perroquet, ce qui nous renseigna immédiatement sur ce qu'il était. » Comme il se rap-prochait, certains de l'équipage reconnurent YAdveripure. « C'était, dit Barlow, une jolie frégate..., ayant à la hauteur de sa batterie inférieure, une rangée de hublots d'avirons pour faire route pendant les calmes. » Il découvrit alors une flamme rouge au m ât d'artimon.

Barlow hissa ses couleurs^ quelques coups de canon. Il

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voulait fixer l'attention du pirate pour éviter qu'il n'attaquât les navires arabes, moins bien armés et qui portaient de riches marchandises. Le convoi put ainsi se regrouper et la frégate, après être restée en observation à quelque distance, finit par établir toutes ses voileç et filer bien qu'il n'y eût pas de vent. « C'était un fameux marcheur )>, constate Barlow.

Il apprit ensuite que Kid avait fait escale à Karwar et à Calicut et s'y était ravitaillé, disant qu'il était envoyé par le roi d'An-gleterre et montrant sa commission. « Comment l'avait-il eue? » se demande l'honnête Barlow, et il ajoute : « Ceux qui la lui ont procurée le savent mieux que personne. On désirait qu'il fît de la mauvaise besogne et non pas du bien. »

Mais Kid commençait, dans l'Inde, à être connu « pour ce qu'il était ». Le chef anglais du comptoir de Calicut refusa de le ravi-tailler. Kid le prit de haut et menaça de se plaindre à la Cour, sans succès.

C'était un homme autoritaire et violent, bien qu'il le dissimulât d'ordinaire sous une certaine bonhomie. Quand une rage froide le prenait, il devenait terrible. Son équipage, ne voyant plus en lui un capitaine du roi mais un pirate, s'était relâché de sa discipline. Un jour il entra en conflit avec son chef canonnier, William Moore, et le traita de « chien pouilleux ». « Si je suis un chien pouil-leux, répliqua Moore, c'est vous qui m'avez fait tel. » Kid saisit le premier objet à sa portée, un seau cerclé de fer, et asséna sur la tête du canonnier un coup si violent qu'il lui brisa le crâne.

Quelque temps après il s'empara d'un grand navire marchand, le Queda, de 500 tonnes, qui se rendait du Bengale à Surate et dont l'équipage comprenait trois Européens et de nombreux Indiens et Arméniens. Il y trouva une cargaison de soie, de mous-seline, de sucre, de fer, de salpêtre et d'or, qu'il revendit (sauf l'or peut-être) pour 1.0.000 livres. Il se fit apporter un a b o n d a n t ravitaillement par des marchands hindous qu'il mit à terre ensuite sans les avoir payés , procédé dont ceux-ci furent stupéfaits , « car ils avaient toujours trouvé les pirates hommes d 'honneur pour ce qui est du commerce ». Puis il fit voile pour le repaire sauvage des pirates, Madagascar.

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On ne d i t pas en que l point il jeta l'ancre, mais il vit aussitôt un canot se détacher de la côte et se rendre à son bord. Il reconnut plusieurs d e ses vieilles connaissances de la Nouvelle-Angleterre, qui depuis s'étaient fait pirates et retirés dans notre île. Ils avaient appris, lui dirent-ils, que le roi l'avait envoyé à leur recherche pour les pendre, mais ce serait « un peu désobligeant de la part d 'un si viei l ami ». Kid les rassura en leur apprenant « qu'il était maintenant à tous égards leur frère, et juste aussi mauvais qu'eux ». Pour le leur prouver il rendit visite à leur chef, Culliford, à bord de la Résolution, et ils burent ensemble une bouteille de « bomboo » à leur santé réciproque. Le « bomboo » est une sorte de citronnade, ce qui tendrait à prouver que ces pirates, à défaut d'autres vertus et peut-être à défaut de liquides plus violents, pratiquaient à l'occasion une certaine continence.

Culliford munit Kid de divers objets indispensables à la navi-gation et qu'il n'avait pas, notamment une ancre de rechange. UAdventure, qui naviguait depuis deux ans sans guère s'arrêter et qui avait livré de nombreux combats, était en si mauvais état qu'il fallait avoir constamment deux pompes en service. Aussi Kid transporta-t-il tous les canons et toutes les armes à bord du Queda dont il fit son navire de combat. Il reprit ensuite le cours de ses exploits dans l'Inde et poussa jusqu'aux îles de la Sonde. C'est là, dans les îles aux épices, à Amboine, qu'il apprit par des compatriotes que ses hauts faits commençaient à transpirer en Angleterre.

Il était temps de rentrer et de jouer la partie. Kid avait bien des atouts dans sa manche : divers passeports de navires français dont il s'était emparé et qui pouvaient servir de preuve d'un bon accomplissement de sa mission; surtout l'argent et les riches marchandises qu'il avait accumulés, soie, or et joyaux, qui devaient lui permettre de faire de ses hauts associés autant de puissants complices,

H ignorait, le malheureux, en faisant voile vers l'Europe, que le roi d'Angleterre avait lancé une proclamation offrant le pardon à tous les pirates qui se soumettraient avant la fin d'avril 1699, a l ' ex cept i on d'Avery et de Kid.

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Il l'apprit en arrivant aux Antilles. Ce fut une grande conster-nation dans son équipage. Kid, comptant sur ses protecteurs, se flatta de faire rapporter la mesure. Laissant le Queda à Haïti, il s'embarqua sur un petit navire pour la Nouvelle Angleterre. Mais le scandale avait été trop grand et ses hauts amis, de peur d'être compromis, se montrèrent les plus féroces. Lord Bellamont lui-même le fit saisir, dès son arrivée à New-York, avec tous ses bagages et ses papiers. On l'envoya à Londres.

Pour comble de malheur, la femme du chef canonnier qu'il avait tué prouva l'homicide et en demanda justice. Le roi lui-même n'aurait pu l'absoudre d'un tel crime.

Jugé à Old Bailey, avec six de ses compagnons, il prétendit avoir été contraint par eux à se faire pirate tandis qu'eux assu-raient n'avoir fait qu'obéir aux ordres de leur capitaine. La Cour les condamna tous à mort. Ils furent pendus le 23 mai 1701, sur le quai des Exécutions. On accrocha ensuite leurs corps à des chaînes au bord de la rivière, où ils restèrent exposés plusieurs années. Leur histoire inspira plusieurs ballades qu'on chantait au coin des rues.

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CHAPITRE XII

LA ROUTE DES INDES ses navigations et ses richesses

Le procès et l'exécution de Kid eurent un grand retentissement dans toute l'Angleterre et firent passer ce médiocre pirate à la postérité, plus sûrement que tant d'écrivains talentueux, d'in-venteurs méritoires et d'hommes d'état pacifiques (1). On parut croire que, du fait de cet exemple venant après là promesse âii roi, tous les pirates allaient demander leur pardon et finir leur vie dans les bonnes œuvres. La guerre de la Ligue d'Augsbourg était terminée; celle de la Succession d'Espagne n'avait pas encore commencé. Le vent était à l'optimisme, les peuples respiraient. Respirons un instant comme eux, loin des combats et des carnages, et, du faîte chronologique où nous nous trouvons, entre le xvu e siècle qui vient de mourir et le x v i i i 6 qui commence à peine, explorons paisiblement à la longue vue les horizons, les terres et les mers qui virent s'agiter nos marionnettes pirates^ le décor de leur spectacle tragi-comique : la mer des Indes, Mada-gascar et les îles désertes.

Les anciens avaient connu la « mer Érythrée », c'est-à-dire la partie occidentale de l'Océan Indien; la flotte d'Alexandre 1 avait parcourue. Le moyen âge parut l'oublier. Beaucoup de gens cultivés pensaient que les épices venaient du paradis ter-

(1) Récemment Charles Laughton a magnifiquement ressuscité la basse ugure de coquin du capitaine Kid dans un film qui prend d'ailleurs avec

histoire des libertés étourdissantes. L 3 S P I R A T E S A M A D A G A S C A R 8

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restre. En fait elles venaient de l'Inde par bateaux arabes qui les transportaient en Égypte, d'où Vénitiens et Génois les ame-naient en Europe; la soie de Chine prenait la route de terre à travers les déserts de l'Asie centrale. C'est la route que suivit, au xvm e siècle, Marco Polo, dont le Livre des Merveilles fit connaître ces pays fabuleux et inspira le désir de s'y fendre. On sait qu'à la fin du xv e siècle, les progrès de la navigation per-mirent d'envisager des voyages au long cours. Colomb chercha la route des Indes par l'ouest et se heurta à l'Amérique. Les Por-tugais, plus chanceux, longèrent lentement la côte africaine, doublèrent le Cap et parvinrent dans l'Inde.

Les nouveaux venus n'eurent, rien de plus pressé que d'étrangler la concurrence arabe par la force et d'assurer à la voie qu'ils venaient de découvrir le monopole du commerce. Ils créèrent des escales tout le long de la côte africaine pour ravitailler les navires dont le voyage durait plusieurs mois, et pour leur permettre de déposer leurs malades, voire même de caréner, ce qui était sou-vent nécessaire, surtout au retour. Dans l'Inde même, ils avaient dû fonder des comptoirs, Goa, Diu, Cochin, Malacca, afin d'ac-quérir les marchandises entre deux touchées de navires et per-mettre à ceux-ci de charger rapidement.

Le succès et la richesse des Portugais leur suscitèrent des rivaux et des émules. Pendant tout le xvie siècle, des particuliers aven-tureux, français, anglais,'hollandais, se risquèrent en cachette et d'abord à l'aveuglette sur les mers nouvelles.

A la fin du xvie siècle, le Portugal avait temporairement dis-paru de la carte politique du monde, le terrible Philippe II d'Es-pagne l'ayant absorbé. Les ennemis du roi catholique, anglais et hollandais, en profitèrent pour s'emparer de la route des Indes. Comprenant que les tentatives individuelles étaient trop exposées (car il n'y avait « pas d'alliés au delà des tropiques ») et finan-cièrement insuffisantes, ils se groupèrent en grandes compagnies qui obtinrent de leurs gouvernements le monopole du c o m m e r c e de l'Inde et des droits réguliers. Nous ne retracerons pas l'histoire célèbre des compagnies des Indes, anglaise, hollandaise et fran-çaise et de leurs établissements aux Indes et en Insulinde.

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Seuls ici importent, parce qu'ils importaient aux pirates, leurs résultats commerciaux. Les bénéfices de la compagnie hollandaise n'étaient jamais inférieurs à 25 % du capital engagé et s'élevaient parfois à 50, voire même 75 % . Pourtant les charges étaient lourdes : navires, vivres, personnel, flotte de guerre, soldats, et surtout les prélèvements du fisc.

L'état politique de l'Inde au xvn e siècle favorisait le commerce, non les ambitions territoriales. La plus grande partie du pays se trouvait alors unifié sous la domination des Grands Mogols. Le dernier de ces grands souverains, Àurengzeb, régna de 1658 à 1707. A sa mort l'empire se décomposa, et il s'ensuivit un siècle de luttes confuses entre les états hindous, appuyés par les com-pagnies.

En quoi consiste ce commerce qui a attiré la convoitise des pirates? Quelles sont les richesses de la route des Indes?

D'abord les épices, très chères sous un petit volume; le poivre, la cannelle, la muscade, le piment, le gingembre et la girofle. Elles provenaient surtout .des Moluques, mais on trouvait aussi la cannelle à Ceylan, du poivre dans l'Inde et même à Madagascar.

De nombreuses drogues employées en pharmacie venaient aussi des Indes, telles l'opopônax, le cachou, le pyrèthre, le séné, l'aloès, la rhubarbe et le mirabolans. D'autres denrées coloniales, d'ua avenir autrement important, commençaient à être estimées en Europe à la fin du xvn e siècle : le café de Moka, le riz de l'Inde, le thé de la Chine et le sucre de canne.

Des pays de l'Océan Indien, l'Europe tirait encore l'encens, ta laque, le musc, le salpêtre, le vitriol, le sel ammoniac, l'indigo, ta cire. Certains de leurs bois ou fibres végétales étaient appréciés, tels l'ébène, le santal, le rotin. Enfin le cuivre, l'or, le mercure, les pierres précieuses, les perles formaient les trésors de certaines c*rgaisons.

Une autre branche clu trafic était celle des tissus de l'Inde. Ye ta côte de Malabar (Surate, Bombay), venaient les tissus de £oton, qui étaient encore une nouveauté en Europe, les toiles

anches, peintes, imprimées, rayées ou à carreaux et les mous-e Jnes. Le Bengale était le marché de la soie, grège ou écrue,

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et des tissus de soie : taffetas, damas, satins, gazes, velours, tissus brodés d'or ou d'argent. La côte de Coromandel (Pondi-chéry, Madras) exportait des étoffes moins fines : calicots, guinées, percales, toiles à carreaux, mais aussi des mousselines et des mou-choirs.

Ces produits riches, alors des plus rares faisaient lsf fortune des compagnies, malgré la durée de la navigation, ses inconvénients et ses dangers.

L'alternance des moussons dans l'Océan Indien réglait la marche des navires : mousson d'été vers l'Inde, mousson d'hiver venant de l'Inde. Les navires partaient d'Europe de janvier à mai et piquaient vers le sud, évitant l'Afrique, ses vents et ses courants pour se rapprocher de l'Amérique. Comme on ne disposait pas encore de mesures précises de longitude, il fallait, de temps en temps, reconnaître une terre pour savoir où l'on se trouvait. Les Açores, l'Ascension, Sainte-Hélène servaient ainsi de repère. Au sud du Capricorne, on se confiait aux grands vents d'ouest qui amenaient au cap de Bonne-Espérance. Ensuite la route la plus fréquentée au xvnie siècle était celle du canal de Mozambique avec escales le long de la côte d'Afrique, sur la côte Ouest de Mada-gascar et aux Comores. L'autre route, que les Français préfé-rèrent au xvin e siècle, passait à l'est de Madagascar, avec escale aux Mascareignes. Jusqu'en octobre la mousson du sud-ouest vous poussait vers l'Inde.

On repartait vers janvier, pour profiter de la mousson du nord-est. Au Cap, les alizés du sud-est gonflaient les voiles jusqu'à l'Équateur d'où on regagnait l'Europe.

Les navires étaient, si on les compare à ceux d'aujourd'hui, de tonnage médiocre : vaisseaux de 500 à 1.000 tonneaux, frégates de 200 a 500, comportant les premiers deux batteries de canons couvertes, les autres une batterie couverte et une sur le pont. Le bâtiment commercial par excellence était la flûte, navire large et lourd, d'assez fort tonnage (400 à 1.000 tonneaux) n ' a y a n t de canons que sur le pont. Tous ces bâtiments avaient trois mâts gréés presque exclusivement de voiles carrées, plus le beaupré qui portait également deux voiles carrées, les focs n'étant pas

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LA ROUTE DES INDES 117 %

encore inventés. La hourque était un petit bâtiment de commerce de 100 à 200 tonneaux, ne portant que deux mâts. Le brigantin, peu différent, est l'ancêtre du brick. Enfin pour les transports à faible distance, on construisait dans les comptoirs même des sloops de 20 à 40 tonneaux, le plus souvent non pontés.

Les marchandises s'entassaient dans la cale; à l'arrière se trouvaient la soute aux poudres et la cambuse, à Pavant les voiles de réserve et les cordages. Au niveau de la batterie, l'arrière formait la Sainte-Barbe où le maître-canonnier rangeait ses accessoires. Sur le pont la cuisine était logée à l'avant; l'arrière formait la Grand'Chambre ou Chambre du Conseil, et le Corps de garde. Au-dessus s'élevait le gaillard d'arrière avec la dunette. Les officiers, selon une tradition toujours en vigueur, logeaient à l'arrière, les hommes dans les batteries.

Les voyages duraient cinq mois et plus. On naviguait de conserve, les vaisseaux et les frégates, chargés eux-mêmes de marchandises, protégeant les bâtiments moins armés. Car il était rare qu'on n'eût pas à lutter contre les navires des autres nations ou contre les pirates. Une ruse courante, pour intimider l'adver-saire, consistait à peindre sur le bordage des navires de commerce de faux sabords figurant autant de canons. On ne se faisait pas faute, d'ailleurs, de s'emparer des bâtiments des adversaires s'ils se trouvaient être moins forts. Les prises entraient dans les béné-fices escomptés du commerce.

La navigation était assez hasardeuse, surtout au xvne siècle où beaucoup de hauts fonds et d'écueils n'avaient pas été repérés. Les cartes étaient à très petite échelle et souvent fausses ; la côte Est de Madagascar, si remarquablement droite, a figuré longtemps toute tordue sur les cartes, à cause d'un faux calcul initial de longitude. Celle-ci d'ailleurs n'était jamais qu'estimée, et on se contentait de la corriger chaque fois qu'on voyait la terre. Les instruments nautiques étaient le compas, l'astrolabe, l'arbalète e t le quartier de Davis. On se repérait sur le soleil dans la journée, sur la Croix du Sud (appelée alors: les étoiles de la Croisade) pendant la nuit.

La vie à bord était rude. L'existence des matelots dans la

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marine à voile l'a toujours été. Il faut se battre avec le vent, la pluie, les cordages et les voiles à toute heure du jour et de nuit, alors que le bateau roule et tangue, que les paquets de mer em-barquent et écrasent. On doit compter aussi bien avec les terribles cyclones où il faut combattre pour sa vie qu'avec les -calmes plats où l'on reste sur place parfois des semaines, alors que l'eau manque, que les vivres s'épuisent.

On partait avec des vivres frais, du biscuit de mer et des ani-maux vivants : bœufs, cochons, volailles. Mais en arrivant dans la mer des Indes, pour peu que le vent eût molli, il ne restait plus grand'chose et une ou deux escales étaient nécessaires où l'on embarquait du riz, des patates, des bœufs, de la viande fumée ou salée. Le manque de légumes et de viande fraîche pro-voquait souvent le scorbut. Le nombre de marins disparus au cours d'une navigation par l'effet des maladies ou de la mer était impressionnant. Les requins en profitaient.

A côté du commerce européen par la voie du Cap, s'était rétabli après la ruine de l'Empire portugais un trafic maritime d'une certaine ampleur entre l'Inde, la Perse, l'Arabie et l'Égypte. Les musulmans hindous se rendaient à la Mecque par mer, em-portant parfois des fortunes à dépenser aux lieux saints. Ces voyages, commerciaux ou religieux, se faisaient à bord des bateaux arabes, les sambouc, ou des bateaux hindous, les baghah, navires à deux mâts, de 250 tonnes environ, parfois plus, à voiles latines, aux formes effilées, souvent aussi rapides que les meil-leures frégates, bien qu'ils n'eussent que deux mâts. Les pirates les utilisaient à l'occasion. Les boutres indiens, plus massifs, plus petits, avec leur mât incliné, effectuaient comme aujourd'hui les petits transports d'Inde et d'Arabie sur la côte africaine, pro-fitant de la mousson d'hiver et attendant la mousson d'été pour revenir.

Les pirates ont toujours été les parasites des grandes routes maritimes. La Méditerranée a été écumée par les pirates de l'Antiquité, puis par les Barbaresques. Autour de la route des galions tournoyaient sans cesse les essaims sauvages des flibustiers.

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Dans le sillage des caravelles, les pirates ont apparu sur la route des Indes. Postés dans les repaires de Madagascar, ils assaillaient les navires des Compagnies, les vaisseaux portugais de la côte d'Afrique, les sambouc de la mer Rjouge, comme les seigneurs-brigands du moyen âge, du haut de leur château-fort, fondaient sur les marchands et les voyageurs qui suivaient les chemins terrestres.

La piraterie existait déjà, bien avant Vasco de Gama, sur l'ancienne route des Indes, celle des Arabes et des Vénitiens. Marco Polo le signale dès le xine siècle : « Vous dis qu'à Socotra viennent maints corsaires et là établissent leurs camps et vendent leur butin qu'ils ont dérobé et le vendent très bien parce que les chrétiens qui y vivent savent que toutes ces choses ont été prises à des idolâtres ou à des Sarrazins. »

L'idée que les prises faites sur les infidèles, arabes et hindous (les u Maures » comme on disait alors), étaient non seulement licites mais méritoires, subsista longtemps. En 1625, en 1640, en 1646 on signale des bateaux arabes ainsi amarinés par des capitaines marchands français qui considéraient ces bénéfices comme entièrement légitimes. Nous avons vu et nous verrons certains pirates commencer ainsi, et bientôt, agrandissant leur affaire, se mettre à piller indistinctement tous les navires qu'ils rencontraient.

Les Compagnies, pour protéger le commerce, faisaient voyager leurs navires en convoi. Elles assuraient même parfois la pro-tection de bateaux indiens et arabes qui se rendaient dans leurs comptoirs, Mais tous les navires d'un convoi ne marchaient pas a ta même vitesse. Il v avait des téméraires et des traînards; souvent la mer les dispersait et ils se perdaient de vue pendant longtemps. Les pirates étaient prompts à profiter de ces chances.

Ils avaient aussi des complicités dans les ports. Certains mar-chands de la côte de Malabar leur signalaient les départs ou les privées de navires et leur achetaient ensuite le butin. En 1696 le gouverneur anglais de Bombay, si l'on en croit les marchands Irançais de Surate, avait lui-même partie liée avec les pirates

<es protégeait aux dépeins des pròpres vaisseaux de sa com-

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pagnie. En 1720 encore, nous voyons Taylor, un des derniers grands pirates, ravitaillé par le gouverneur anglais de Cochin et même salué par les canons de la forteresse à son entrée dans la rade.

La fin des pirates blancs de Madagascar, à laquelle nous assis-terons plus loin, ne fit pas cesser la piraterie. Des forbans hindous prirent leur place. Ce fut la célèbre dynastie des Angria qui désola longtemps la côte du Malabar. Puis le flambeau passa à des pirates arabes du golfe Persique, les Joasmis; c'est seulement après les guerres de Napoléon que les Anglais purent envoyer .une forte escadre qui, en 1819, détruisit les navires des Joasmis et libéra finalement la route des Indes de la piraterie.

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CHAPITRE XII

LES EUROPÉENS A MADAGASCAR AUX COMORES

ET AUX MASCAREIGNES

Sur cette route des Indes, au cours de leurs longs mois de voyage, les navigateurs rencontraient des îles : la . grande terre de Mada-gascar et ses satellites, les Comores à l'ouest, les Mascareignes à l'est.

Découverte le 10 août de l'an 1500 par le Portugais Diego Dias, qui la baptisa Ile Saint-Laurent, Madagascar, au cours du xvie siè-cle, servit d'escale sur la route des Indes à de nombreux navires. Les Français suivirent de près les Portugais, puisqu'un navire dieppois aborda à Madagascar dès 1527. Hollandais et Anglais apprirent bientôt la route.

Les rapports des indigènes avec les navigateurs furent ceux qui produisent, entre gens qui se voient pour la première fois et ne se comprennent pas, la surprise, la curiosité, la crainte : tantôt les Malgaches échangeaient volontiers leurs produits, tantôt ils se sauvaient ou poursuivaient les matelots isolés qu'on avait fait débarquer. Le sort de ceux qui allaient à terre était si hasar-deux que, dans les premiers temps, on utilisait des condamnés à mort. Par la suite, Européens et naturels prirent l'habitude les uns des autres. Un commerce pacifique s'établit. Les Malgaches apportaient leurs produits : bœufs, moutons, chèvres, volailles, °eufs, riz, haricots. Mais, à part le gingembre et quelques pagnes de coton, les navigateurs s'aperçurent vite que Madagascar ne recélait

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aucune des richesses qu^ils recherchaient. A fortiori ne se livré-rent-ils pas à des investigations ethnographiques et il fallut des observateurs hollandais, gens méthodiques, pour découvrir que la langue malgache était apparentée au malais.

D'autres constatations furent faites ensuite, qui rapprochaient les Malgaches de nations mieux connues : telles la circoncision pratiquée dans toute l'île, les caractères arabes utilisés par cer-taines tribus. La vénération des indigènes envers le dieu unique « Zanahary » et envers leurs ancêtres, la douceur de leurs mœurs, leur petit nombre"*" et leur dispersion en un très grand nombre de royaumes minuscules firent bien augurer des possibilités de les convertir au christianisme et de coloniser le pays. Le xvne siècle fut, à cet égard, l'ère des illusions et d'essais malheureux, dont Anglais et Français furent les héros.

Sur le vu de prospectus alléchants, présentant Madagascar comme « l'île la plus riche et la plus fertile du monde », nombre de nobles personnages anglais se sentirent pris du désir d'aller vivre à Madagascar, loin de leurs brumes natales et des tracas du siècle. Les uns s'installèrent à la baie de Saint-Augustin, d'autres à Nossi-Bé. Ils furent décimés par la maladie ou les indigènes. L'un de ceux qui en revinrent consacra un gros ouvrage à raconter leurs malheurs et conclut : cc Que Dieu écarte de Madagascar tous les honnêtes gens qui sont à la recherche d'une position! Ainsi soit-il! »

Les relâches des navigateurs français n'avaient pas cessé au xviie siècle; exemple François Cauche dont nous avons -yu les exploits de corsaire. Mais les initiatives importantes v inrent du gouvernement. L'histoire de l'établissement de Fort-Dauphin, sous les commandements de Pronis et de Flacourt, est trop connu e pour que nous la rappelions ici. Les Français échouèrent pour les mêmes raisons que les Anglais : emplacement mal choisi, fièvres, absence de politique indigène et guerre avec les naturels, enf in oubli par la métropole. Flacourt, du moins, a laissé un livre, Histoire de la Grande Ile Madagascar, qui est la première descrip-tion étendue et partiellement exacte du pays. En quittant Fort-Dauphin, il éleva une stèle ornée de fleurs de lys, avec une ins-

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Nossi Bé

Baie de Bambetoukç Baie de Bc

Cap d Ambre Vego-Suarez

Vohèmar

Antalaha

/Ile . S'." Marie Tdmatave

Baie de iS'iAugustin

Matitarie

Fort Dauphin

ILES COMORES

QG^Comore I. Anjouan

Mohé,i LMayotte A

Cap S'.' Marie

Iles Seychelles

O C É A N

c f CQ _ jj" I. Bourbon ^ (nascareignej

I. Rodrigue C)l. Maurice

I N D I E N

et environs.

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l e s e u r o p é e n s a m a d a g a s c a r 1 2 5

cription latine terminée par ces mots ; CAVE AB INCOLIS (Méfie-toi des habitants).

Après lui, les Français ne se maintinrent guère que grâce à l'activité et à la protection du major La Caze, un Rochelais, marié à une princesse du pays et devenu un grand chef indigène, qui dirigea de grandes expéditions vers l'intérieur et ravitailla la colonie. En 1671, La Caze mourut. La colonie anémique ne devait pas tarder à le suivre dans la tombe.

Pourtant Louis XIV ne voulait pas se résigner à abandonner ouvertement une entreprise à laquelle on avait associé sa gloire,

í La belle médaille Colonia Madagascarica, portant un zébu à l'ombre d'un palmier, était encore toute neuve. « Ile Dauphine », « France orientale », Madagascar est toujours restée officiellement française depuis lors, même alors même qu'elle n'abritait plus un seul Français.

On se contenta de ne plus envoyer de colons et de marchandises à Fort-Dauphin et de n'y plus faire relâcher les bateaux allant dans l'Inde. En 1674, la plupart des colons furent massacrés par les indigènes, les autres furent évacués. La tentative ne devait être renouvelée qu'un siècle phis tard, ayee Maudave et Benyowski. Entre temps, Madagascar, abandonnée de la France, de l'Angle-terre et du monde entier, devint le repaire des pirates.

Désormais les navires de la route des Indes, évitant Madagascar, passèrent stiit à l'ouest, soit à l'est, faisant escale dans le premier cas sur la côte d'Afrique ou aux Comores, dans le deuxième aux Mascareignes. Les Comores étaient fréquentées par les Portugais depuis Tan 1500. Peu avant étaient venus de Perse des Musulmans,

avaient pris le pouvoir dans les quatre îles et leur avaient imposé l'Islam. Les Comoriens d'origine arabe ou persane por-taient. de longues robes et des turbans; les autres, pour la plupart des noirs africains parlant swahili, étaient fort peu vêtus. L'île la plus fréquentée par les navigateurs était Anjouan, riche en livres et bien peuplée. Mayotte constituait un bon abri quand on était arrivé à passer à l'intérieur de ses récifs.

Les Mascareignes ont reçu le nom de Pedro de Mascarenhas qui, en 1528, rencontra l'une d'elles. Par la suite d'autres îles furent

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découvertes et, pendant quelque temps, une incertitude plana sur leur nombre. Finalement elles se trouvèrent réduites à trois : Mascareigne proprement dite (plus tard Ile Bourbon, actuellement La Réunion), Maurice et Rodrigue.

Les trois étaient désertes, couvertes de bois, peuplées surtout de tortues et d'oiseaux, dont un fort bizarre, le dodo ou solitaire, « didus ineptus» plus gros qu'un dindon, aussi succulent qu'inofïen-sif et qui ne tarda pas à être anéanti par l'invasion et l'inep-tie de l'espèce «homo sapiens ».

Divers navires firent escale dans l'île centrale au long du xvie siècle, et y prirent du ravitaillement en bois et en gibier. En 1598, les Hollandais, y ayant reconnu un bon port, prirent possession de l'île qu'ils appelèrent Maurice, du nom de leur prince Maurice de Nassau.

Par la suite, Maurice fut alternativement évacuée et réoccupée. Mais les cultures n'y prospéraient guère; les Hollandais en accu-saient les rats qui s'étaient multipliés et contre lesquels ils devaient livrer des guerres incessantes. Leur établissement du Cap ayant fait de grands progrès et rendant inutile une autre escale, ils abandonnèrent l'île définitivement en 1712. Les Français, sur l'initiative des colons de Bourbon, l'occupèrent en 1721 et lui donnèrent le nom d'Ile de France.

Rodrigue, la plus orientale des trois îles, la plus écartée, la plus petite, la plus basse et la moins fertile, resta déserte p e n d a n t toute la période qui nous occupe. En 1691, un groupe de protes-tants français, chassés par la révocation de l'Édit de Nantes, s'enfuit jusque là pour y vivre désormais dans la paix de l'Évan-gile. Ils y subsistèrent aisément, l'île abondant en ressources naturelles. Mais ils. avaient oublié les femmes. Au bout de deux ans, ce paradis sans Ève leur parut insupportable. Leur doyen, F r a n ç o i s Léguât, qui avait passé cinquante ans, leur remontra v a i n e m e n t , à l'aide de citations de l'Écriture, tous les inconvénients de l'autre sexe et le bonheur dont ils jouissaient d'en être séparés. Ils construisirent une embarcation, et Léguât, reniant sa c o n c e p t i o n du bonheur, embarqua avec eux. Par miracle, car ils n ' a v a i e n t qu'une boussole-jouet achetée trois sous à la foire, une t e m p ê t e

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les conduis i t à Maurice. Emprisonnés par les Hollandais, ils furent relâchés trois ans après et purent retrouver enfin à Batavia ce beau sexe qu'ils avaient bien mérité.

L'île Mascareigne ou Bourbon, la plus rapprochée de Mada-; gascar, resta déserte jusqu'en 1642, date à laquelle Pronis, le I gouverneur français de Fort-Dauphin, y déporta quelques mutins. I Les ressources étaient abondantes. Il y avait tant de tortues de | toutes sortes qu'en certains endroits le bruit incessant de leurs • écailles sur les rochers empêchait les colons de dormir.

Cependant, c'est seulement en 1662 que l'île reçoit ses deux premiers colons permanents, qui logent dans une caverne près d'un étang. Peu à peu arrivent d'autres colons, qui créent le premier hameau, Saint-Paul. Des enfants naissent, un curé s'installe. On s'étend aux plaines du nord où est fondée Saint-Denis, qui devient la capitale. En 1686 la colonie compte 136 blancs et 133 noirs, surtout malgaches. Des noirs « marrons » vivent dans les montagnes du centre des produits de la forêt. En 1717 la population est passée à 800 blancs et 1.000 noirs.

Ces colons vivent de leurs cultures : céréales, canne à sucre, bananes, patates. Mais au dur travail de la terre la plupart pré-fèrent la vie libre dans les bois, la chasse et surtout la pêche à la tortue. En vain les gouverneurs essaient de les mettre au travail ©t d'interdire la destruction des tortues. Il y aura longtemps un « parti de la Tortue », composé des indisciplinés. Il forme la majo-rité, si bien qu'en 1690, avec la complicité du curé, il assassine te gouverneur. De tels hommes étaient faits pour s'entendre avec te* pirates.

La colonie vivote ainsi à l'indigène, demi-sauvage, subvenant juste à des besoins rudimentaires. Au début du x v m e siècle ^pendant on y cultive le tabac. C'est plus tard que le café fera

fortune.

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CHAPITRE X I I I

REPAIRES ET ESCALES DES PIRATES : les côtes sauvages de Madagascar et leurs naturels;

îles désertes et autres

Une grande île lointaine abandonnée par tous les gouverne-ments réguliers, quelques bonnes rades protégées de la mer par les récifs, de l'intérieur par la forêt; des indigènes assez nom-breux et organisés pour fournir du ravitaillement en abondance, assez peu pour être dangereux ; des plages pour caréner ; a proxi-mité, le gros et riche trafic de la route des Indes ; .non loin de là quelques petites îles, les unes désertes, les autres habitées par une population clairsemée et amicale qui aide à vendre les prises et à fournir les marchandises nécessaires; plus loin, le inonde asiatique où les prises et les trafics sont plus fructueux encore; tout concourait à faire de Madagascar, de 1685 à 1725, le repaire idéal des pirates. Les flibustiers, à l'époque antérieure, avaient utilisé les Antilles pour des motifs assez semblables.

Plus grande que la France, Madagascar ne compte sans doute Pas à cette époque 2 millions d'habitants, tribus fort dispersees sur cette immense étendue, séparées par de vastes espaces deserts de brousse ou de forêts, formant d'innombrables petits royaumes dont seuls les plus voisins se connaissaient, surtout par la guerre. Impossible de circuler d'une région à l'autre. L'intérieur est par-faitement inconnu.

Les côtes, par contre, sont assez bien repérées, surtout le g P I R A T E S A M A D A G A S C A R

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sud où les Français avaient beaucoup circulé et dont Flacourt donne d'abondantes descriptions.

Sur toute la côte Est, de Fort-Dauphin à Diego-Suarez, s'étend une plage battue par la houle, défendue par de nombreux récifs. Mauvaise côte, où les cyclones et les naufrages Sont fréquents. Cependant les navires du xvn e siècle, de dimensions médiocres, trouvaient aisément des abris dans les petites rades abritées par des rochers ou dans les embouchures des rivières, malgré la barre de l'entrée. Au delà de la plage, c'est la forêt; le long des fleuves, des villages aux cases sur pilotis, en feuilles de ravenales; les indi-gènes sont vêtus d'un fourreau de fibres tressées ou de coton filé, les chefs ont une toge, tous sont armés de sagaies ; ils peuvent fournir du riz, des patates, des bananes, du miel, des volailles, quelques bœufs.

La rade de Fort-Dauphin est profonde, mais trop ouverte aux vents d'Est, les plus fréquents. Le fort de Flacourt, à l'époque des pirates, présente enéore des débris imposants, où de vieux canons, par terre, sont recouverts par une végétation envahis-sante. On voit encore, sur la porte, les armes de France. Sainte-Luce, au nord, n'est, qu'un mauvais mouillage dépourvu d'eau et malsain.

En remontant la côte vers le nord, nous ne trouvons guère, comme abri utilisable avant Tamatave, que l'embouchure de la Ma titane. Les habitants sont ces Antaimoures, d e s c e n d a n t s d'Arabes, qui, seuls parmi tous les Malgaches à cette époque, connaissent l'écriture, l'utilisant pour la sorcellerie.

Tamatave est connu alors, mais beaucoup moins fréquenté que Sainte-Marie et les points de la côte qui lui font face : F é n é n v e , Foulpointe, Tintingue, Rantabé, la Pointe à Larree. C'est le pays qu'on appelle Ghalamboule, riche en cultures, surtout en riz. Les rades ne sont pas mauvaises, on s'y ravitaille aisément, les indigènes sont d'assez bonnes gens et les femmes faciles. C 'es t le repaire de choix, la côte des pirates.

La rade la plus fréquentée sur cette côte était appelée Aruba -nivola (ou pied des bambous); on ne sait s'il s'agit de Fénér iv e ou de Foulpointe. Dans l'île Sainte-Marie, on trouve à l ' o u e s t

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un bon mouillage, protégé par l'îlot Madame; un autre îlot s'ap-pelle encore Y « île aux forbans ».

La baie d'Antongil, large, encombrée de « coraux », cernée par la forêt dense, était un autre repaire bien connu. Au fond se trouve l'île Nosy Mangabé; entre l'île et la terre, la rade est bonne et sûre. Les hommes d'Avery s'y étaient installés et y avaient essaimé sur la côte en face (1). C'est là que Benyowski édifia, sous Louis XVI, son empire illusoire.

Au nord, les rades d'Antalaha (Mananarabe) et de Vohémar étaient fréquentées à l'occasion. Par contre, seul Misson a réalisé une installation dans la baie de Diego-Suarez, qui est cependant et de beaucoup la meilleure de toute l'île. Cette région du nord était à peu près déserte et quasi ignorée. La carte de Flacourt y porte la mention suivante : e Tout ce pays est Incogneu par les Français. »

A l'extrême-nord de l'île, le cap d'Ambre, avec ses rochers blancs, battu par les vents et les courants, était difficile à passer pour les petits navires qui devaient parfois attendre plusieurs mois un vent favorable.

Au delà s'étendait la côte Ouest, plus sèche, avec ses collines chauves, son décor de hautes herbes, de palmiers rares et de baobabs, ses tribus Sakalaves avec leurs guerriers nus, grands et maigres, n'ayant qu'un pagne autour des reins, des sagaies à la main, un coquillage sur le front. Les rapports avec les habi-tants étaient moins sûrs : tantôt l'hospitalité très large, tantôt le pillage et la guerre. Les ressources aussi étaient moindres, sauf les bœufs qui abondaient. C'est pourquoi on trouvait sur cette cote moins de repaires réguliers de pirates; mais ils y faisaient fréquemment escale. Les rades, plus vastes, protégées par les coraux, avec moins de vent et de houle, étaient bien préférables

(1) En 1788, deux vaisseaux français, le Curieux et le Diligent, commandés Par M. d e ja Roque, firent relâche dans la baie d'Antongil où d'anciens pirates anglais s'entremirent auprès du roi pour leur obtenir des vivres. Mais le capitaine eut vent d'un complot ourdi par les pirates pour s'emparer de ses navires et il leva l'ancre.

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à celles de l'Est. Mais on y constatait trop souvent la présence fâcheuse de navires de guerre allant aux Indes ou en revenant.

Les îles de la côte nord-ouest, les embouchures des rivières de l'ouest, notamment la Tsiribihina, recevaient parfois la visite des pirates, mais les baies les plus fréquentées étaient celles de Masse-la ge et de Saint-Augustin.

Il y avait deux baies appelées Masselage. Le « Vieux Masselage » est la baie de Bombetouke, c'est-à-dire l'embouchure de la Betsi-boka, là où se trouve actuellement Majunga. Le « nouveau Mas-selage » était, soit la baie de Boina, soit la baie de la Mahajamba.

La baie de Saint-Augustin, dans le sud-ouest, forme l'estuaire de l'Onilahyi. Elle comporte plusieurs bons mouillages, dont le meilleur est celui de Soalara, dont on projette actuellement de faire le grand port charbonnier de Madagascar. Un récif continu longe la côte à quelque distance dans cette région et la protège de la houle.

Par Saint-Augustin, on touche à l'extrême sud, côte sauvage aux grandes falaises sans abris où nombre de vaisseaux se bri-sèrent, pays sans eau, à la végétation de ronces et de cactus géants, aux tribus farouches, Mahafaly et Antandroy, habiles à la sagaie et à la fronde, et dont le sport principal est le vol de bœufs avec meurtres à la clef. Un matelot anglais rescapé d'un naufrage, Robert Drury, vivait chez ces gens-là à l'époque des pirates. Réduit en esclavage, il léchait les pieds des chefs et gar-dait leurs troupeaux. Après de nombreuses années et mille tra-verses, il réussit à gagner la baie de Saint-Augustin et eut de la peine à se faire reconnaître pour un Européen par les m a t e l o t s de passage : il était tout nu, presque aussi bronzé qu'un indigène et avait complètement oublié l'anglais, ne connaissant plus que le malgache, qu'il prononçait du reste avec un magnifique a c c e n t cockney.

Les jugements des capitaines de navires sur les Malgaches dif-fèrent extrêmement, suivant le traitement qu'ils en avaient reçu et suivant les régions où ils avaient abordé.

Flacourt, qui eut maille à partir avec les Antanosy du s u d - e s t ,

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les juge en ces termes : « C'est la nation la plus vindicative du m o n d e ; de la vengeance et trahison ils font leurs deux princi-pales vertus, estimant ceux-là niais et de peu d'esprit qui par-d o n n e n t . Au reste ils sont grands menteurs, ne s'appliquant à autre chose qu'à inventer des menteries. »

(Q Nosy i l Manqabé j Si

] B a i e \ _ / (d'Antongil

TintingueJ O C É A N è larrée>/T.1;® ? / /S'-9 Marie

c\ Fênérive \ INDIEN y ou/pointe

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y Tdmatdve

Des gens de la baie d'Antongil, qu'il connaissait moins bien, lacourt écrit au contraire : « Ce sont gens de peu de discours,

nais de plus de foi, qui ne sont point si cruels et n'usent point e trahison envers les étrangers. »

t

IL.

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Bucquoy qui, abandonné par les pirates, vécut huit mois chez les Sakalaves du nord-ouest déclare : « Ils sont tous d'un naturel pacifique, aimables, hospitaliers à l'égard des étrangers, désireux de connaître leurs mœurs et les habitudes des autres peuples; ils sont paresseux et mènent une vie indolente et facile, à laquelle leur pays se prête admirablement. )>*

Il est certain que les rapports des naturels avec les pirates ne furent pas toujours paisibles. Mais les pirates n'étaient pas des gens commodes et ils étalaient facilement des richesses bien ten-tantes. Nous avons vu des massacres, nous en verrons d'autres. Aussi les retraites des pirates d'Avery dans le nord-est étaient-elles fortement palissadées, dissimulées dans la brousse et on n'y parvenait que par des passages étroits. C'était d'ailleurs ainsi que les Malgaches, fréquemment en guerre d'une tribu à l'autre, ins-tallaient leurs villages.

Mais à l'ordinaire, les rapports s'établissaient sur une base plus pacifique. Dans certains points habitués aux retours des pirates chargés de riches prises, comme à Sainte-Marie et sur la côte qui lui fait face, les femmes accouraient alors de tous côtés pour recevoir des cadeaux, prix de leurs faveurs. Elles se pava-naient ensuite, couvertes de soie et faisant sonner leurs bijoux. Souvent, dans ces repaires, les forbans avaient leur ménagère et parfois plusieurs. Quant à leurs rapports avec les hommes, ils se traduisaient beaucoup plus par des échanges profitables et ami-caux que par la guerre, sans quoi les pirates ne se fussent pas installés à Madagascar.

Voici la description que donne Bucquoy du retour des pirates à Bombetouke : « Suivant l'usage des pirates, ils tirèrent un coup de canon et hissèrent le drapeau noir au haut du grand mât. C'est leur manière de se faire reconnaître des indigènes. Immédiate-ment la vigie du port alluma un feu, signal qui fut de suite repro-duit de proche en proche dans l'intérieur, de sorte que, en m o i n s d'une heure, le roi sut qu'un navire était arrivé en rade. »

« Tout autour de l'île, ajoute-t-il, il y a de ces vigies qui se relaient. (On prend ici sur le fait la manie française de la généra-lisation hâtive.) A peine un navire est-il mouillé qu'un ou deux

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indigènes viennent à bord voir d'où il vient et à quelle nationa-lité il appartient. Trois ou quatre marins descendent ensuite à terre avec eux, portant les cadeaux destinés au roi, auprès duquel ils se rendent pour lui demander au nom de tout l'équipage la permission de débarquer et d'acheter des vivres dans son pays; sans cette permission, nul ne peut mettre le pied même sur le r ivage et aucun indigène n'a le droit de s'approcher des étran-gers ni de rien leur vendre. Le roi, après avoir accordé la per-mission demandée, envoie son général en chef avec une troupe d'hommes porter un cadeau de vivres aux gens du navire qui descendent alors à terre par groupes, dressent des tentes, et chacun prend femme; c'est une vraie kermesse où chacun mène joyeuse vie. Personne, néanmoins, ne doit agir brutale-ment à l'égard des indigènes, sinon le général fait appréhender et conduire à bord les coupables. »

Ainsi se passaient les choses en pays sakalave, où l'on trouvait des rois puissants. Ailleurs les formalités avec les petits chefs étaient réduites. Quant aux repaires de Sainte-Marie, de la côte voisine et de la baie d'Antongil, on y rentrait chez soi tout sim-plement. A Bombetouke même, il y avait toujours quelques pirates retraités, vivant de commerce et qui facilitaient les choses à leurs collègues en exercice.

Entre les souverains locaux et les forbans, il y avait échange de cadeaux et de services. Pour obtenir la permission de commercer, on offrait au roi des armes, de la poudre et de l'alcool. On buvait ensemble. Puis il donnait quelques bœufs, du riz et du « toke » (alcool malgache). Le marché était alors ouvert, les pirates échan-geant leurs prises contre du ravitaillement et des produits indi-gènes. Souvent les pirates, en cas de guerre, aidaient les chefs avec lesquels ils étaient en rapports fréquents et obtenaient en récompense des attributions de vivres exceptionnelles. Les bœufs étaient pour les Malgaches la monnaie normale, la richesse visible.

C'était l'abondance du ravitaillement autant que le dédain dans lequel la tenaient les gouvernements européens et leurs flottes, qui faisait de Madagascar pour les pirates le repaire idéal.

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On y trouvait bœufs, moutons, cabris, volailles, gibier, riz, patates haricots, bananes, ananas, ignames, noix de coco, canne à sucre, taro, arachide, oranges et citrons (si précieux contre le scorbut), choux palmiste,- les poissons et les tortues, l'huile, le miel, ainsi que les bois pour réparer les navires.

Les anciens compagnons de Tom Tew, établis dans le pays et qui lui refusèrent de redevenir pirates, avaient écrit un mémoire, qu'ils lui remirent, pour engager les Anglais à fonder une colonie : « L'Ile de Madagascar, disaient-ils, produit tout ce qui est néces-saire à l'existence des hommes, et elle ne le cède à aucun autre pays au point de vue de l'excellence du climat et de la fertilité du sol. Le poisson abonde sur ses côtes; les forêts regorgent de gibier et la terre est riche en minerai de fer, comme on peut le voir d'après les armes des indigènes, et probablement aussi en minerai d'or et d'argent. Le sol y produira, quand on voudra, de la canne à sucre, du coton, de l'indigo et d'autres plantes tro-picales à bien meilleur compte qu'en Amérique... Il y a en outre à Madagascar toutes sortes de plantes médicinales et tinctoriales qui peuvent être exportées avec avantage en Europe, et les bois précieux y abondent. »

Tout cela était vrai. Ils raisonnaient en colons, fiers de leur colonie, soucieux de la voir prospère et efficacement protégée : « De plus, allaient-ils jusqu'à dire, un établissement anglais sur la côte de Madagascar apporterait un frein à la piraterie. » De tels propos devaient sonner douloureusement aux oreilles du loyal pirate que fut Tom Tew. Car les partisans de l'avenir parais-sent toujours chimériques ou perfides à ceux qui aiment le pré-sent ou qui manquent simplement d'imagination.

» CL

f Des quatre îles Comores : Grande Comore, Mohéli, Anjouan / et Mayotte, volcaniques, bien arrosées et fertiles, les deux pre-! mières n'étaient guère fréquentées par les pirates. Ils r e l â c h a i e n t

parfois à Mayotte, pas toujours pacifiquement. A Anjouan, ils trouvaient une rade passable, une population musulmane sans fanatisme, un ravitaillement en cabris, volailles, bananes, cocos et citrons, et surtout d'excellentes occasions de navires à piller,

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car c'était une escale très fréquentée par les navires de la route des Indes. Ils y rencontraient parfois aussi des vaisseaux de guerre qu'ils ne cherchaient pas. S'ils étaient en force, ils n'évi-taient pas le combat.

Des trois Mascareignes, il ne semble pas que Rodrigue, déserte et éloignée, ait été visitée par les pirates. Maurice par contre les vit plusieurs fois, que l'île fût déserte ou occupée. Elle présentait deux bons ports au nord-ouest et au sud-est, où l'on pouvait caréner en toute tranquillité. Elle était couverte de forêts où l'on trou-vait de l'excellent bois de charpente. Les Hollandais y avaient introduit un peu de bétail. Le gibier et les poissons y étaient abondants. Bowen et North purent y réparer leurs navires et s'y ravitailler sous la protection du gouverneur hollandais à qui ils avaient offert des cadeaux. « Le gouverneur, dit Johnson, les invita aimablement à faire de cette île un lieu de ravitaillement au cours de leurs futures aventures, leur promettant que rien ne leur manquerait de ce qui leur serait nécessaire et que son gou-vernement pourrait leur procurer. » Le gouverneur hollandais rêvait sans doute de donner à son île sauvage, quasi-déserte, l'appoint de prospérité qu'apportaient les relations avec les pirates. L'île Bourbon l'avait, en ce domaine, largement devancé.

Bourbon, que les pirates anglais appelaient encore Mascareigne, est une île volcanique, toute ronde, qui s'élève comme un sein de femme, avec de profondes crevasses, tombant souvent dans la *ner par des pentes vertigineuses, sans aucun port naturel. Ses avantages étaient sa proximité de Madagascar, ses ressources semblables à celles de Maurice et l'existence d'une colonie fran-çaise naissante, composée surtout de coureurs de bois, chasseurs et pêcheurs, très indépendante d'allure et qui entretenaient avec

pirates des relations profitables. Trop pauvres pour être pillés, ds échangeaient volontiers leurs produits, au prix fort, contre les pnses des forbans et souvent s'enrôlaient dans leurs troupes. En revanche nombre d'équipages pirates débarquaient dans le pays e t s'y installaient. Malgré les efforts discontinus de certains gou-verneurs, les pirates à Bourbon se sentaient donc chez eux. La plus grande partie de l'île, tout le sud et l'est, était d'ailleurs

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déserte et l'autorité administrative ne s'y étendait pas, non plus que dans l'intérieur.

En 1695, Avery débarqua à Saint-Denis 70 pirates français et danois dont il voulait se débarrasser. Ils furent d'autant mieux reçus qu'ils étaient riches de l'or du Grand Mogol. Ils commen-cèrent à construire une frégate avec les bois de l'île. Sur ces entre-faites survint une escadre française. « L'arrivée de cette flotte, dit Guet, fut comme un coup de foudre à Bourbon, et beaucoup d'habitants s'enfuirent dans les bois. » L'amiral fit brûler la fré-gate, mais il embarqua comme matelots une partie des forbans qui avaient perdu tout leur argent au jeu (on avait vu miser jusqu'à 10.000 écus sur une carte). Les autres se marièrent et s'établirent dans l'île. Ce n'était pas une nouveauté; dès 1684, alors que la colonie commençait à peine, un navire pirate y avait fait des achats et laissé deux de ses hommes.

Par la suite, les contacts se multiplièrent et nous aurons fré-quemment l'occasion de les mentionner. Les gouverneurs, loin de chercher à exterminer les pirates, s'efforcèrent de les amener à une vie régulière et à s'installer dans l'île. Certains gouverneurs ne dédaignaient pas les présents des pirates et leur facilitaient le ravitaillement.

Lorsque la piraterie déclina à Madagascar, le meilleur des administrateurs de Bourbon, Desforges-Boucher, leur fit obtenir des lettres de grâce à condition qu'ils vinssent s'établir d a n s l ' î le . Des ecclésiastiques ayant protesté, dans la crainte sans doute de voir contaminer les mœurs de leurs ouailles, le gouverneur s o u m i t le cas aux directeurs de la Compagnie à Paris, qui r é p o n d i r e n t , en 1722, par une verte semonce à l'égard des prêtres, d é c l a r a n t qu'ils trouvaient ce cas de conscience « singulier », que, s'ils s'y obstinaient, on pourrait bien « envoyer d'autres ecclésiatiques à leur place ». « Ils ne doivent pas ignorer, concluait la lettre, que les meilleurs habitants de Bourbon ont été des forbans. »

C'est en partie la crainte de voir les forbans les quitter pour installer leur quartier général à Maurice, alors déserte, qui poussa les habitants de Bourbon à réclamer l'occupation de l'île sœur. Les pirates amnistiés formaient, en effet, une partie importante

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de la population et particulièrement utile. Habitués à la dure, défenseurs hors ligne en cas d'attaque étrangère, ils étaient aussi appréciés pour leur débrouillage, leurs connaissances de la char-pente et de diverses professions. Marins de métier, ils contri-buèrent maintes fois à ravitailler la colonie et lui amenèrent, de Madagascar, les premiers esclaves pour ses plantations naissantes de tabac et de café. Les pirates restés à Madagascar furent som-més à plusieurs reprises de se rendre à Bourbon. La plupart accejj> 'íerent. Les autres furent détruits ou durent s'enfoncer dans l'in-térieur.

C'est ainsi que la colonie de Bourbon, jeune arbuste vigoureux, étouffait autour d'elle tout ce qui aurait pu gêner sa croissance. La hardiesse et le goût des lointaines entreprises, qui lancèrent plus tard les Réunionnais aux quatre coins de la mer des Indes, sont sans doute un héritage des ancêtres pirates de ces premiers temps.

Il y avait encore, au nord de Madagascar, un autre archipel dont nous n'avons pas parlé, celui des Seychelles, qu'on appelait alors les Sept-Sœurs. Elles étaient désertes et les histoires de pirates n'en font pas mention. Mais les pirates, gens discrets, ne les ignoraient pas. et nous les retrouverons dans notre dernier chapitre.

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CHAPITRE XVIII

M A R C H É D U P A V I L L O N N O I R

Histoire de Burgess et de Halsey

La piraterie au x v m e siècle ne présente plus de figures origi-nales comme Avery, Misson et Kid. La période des initiateurs est passée; certaines illusions ne sont plus de mise; le trafic est aussi mieux gardé. Si les pirates se qualifient maintenant « gentils-hommes de fortune », ce ne sont pas des gentilshommes, mais des marins braves et rudimentaires, et leurs aventures sont, à leur niveau, confuses et médiocres.

Madagascar à cette époque n'est plus la grande terre sauvage et inconnue. On s'y rend couramment d'un repaire à l'autre. Les colonies pirates sont bien installées et les commerçants entre-tiennent avec elles un trafic régulier. La piraterie vieillit. Elle a pris ses habitudes et s*est fait des relations dans le pays. Mais les forbans restent des forbans, et, à cette époque, leurs bandes sont particulièrement anarchiques et mal élevées. A fréquenter ces fauves, on risque souvent sa peau.

A moins qu'on ne devienne fauve soi-même. Ce fut le cas de Samuel Burgess. Né à New-York, il avait reçu, dit Johnson, « une bonne éducation » et navigué dans les eaux américaines. H entra en rapports avec un armateur, Frédéric Phillips» qui faisait le commerce avec les pirates de Madagascar. Par goût du profit ou de l'aventure, Burgess e m b a r q u a sur un dé ses navires comme second. Le bateau sombra dans la baie de Saint-Augustin et Burgess vécut dix-huit mois parmi les peuplades mahafaly qui Entretinrent de bons rapports avec lui. Il y prit le goût de la vie

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sauvage et serait resté volontiers parmi eux. Mais, un navire pirate étant venu sur la rade, le roi du pays le força à s'embarquer. Un blanc était toujours et malgré tout un sujet de trouble, soit par son ignorance des coutumes, soit par l'influence qu'il pouvait acquérir. C'est ainsi que le bucolique Burgess, qui* voulait finir sa vie comme pasteur de bœufs dans le pays des épines, fut contraint par la raison d'état de se faire pirate.

Il pirata donc quelque temps consciencieusement sur les côtes de l'Inde. Mais, ayant fait de riches prises, il retourna en Amé-rique et songea à utiliser sérieusement son expérience. Il épousa une parente de son armateur et obtint le commandement d'un navire, le Pernbroke, qui faisait le même trafic dans les mêmes parages. Après avoir acheté de l'ivoire à la côte d'Afrique, il com-merça avec les pirates dans tous les repaires malgaches, Saint-Augustin, Bombetouke, Sainte-Marie, Matitane, leur vendant des liqueurs, des tissus et des armes contre de l'argent et des esclaves. Il leur servait aussi de transporteur et ils « payaient très géné-reusement ». Comme ancien collègue, il jouissait d'une certaine considération parmi les forbans et ses affaires en profitaient. Il rentrait de temps à autre en Amérique amener les esclaves et prendre des marchandises. Son premier voyage lui rapporta 5.000 livres; le second 10.000 et 300 esclaves; au troisième il disposait de deux bateaux et ramena des pirates qui avaient accepté le pardon du Commodore Littleton. Ceci se passait en 1703.

De pirate devenu honnête commerçant, Burgess semblait avoir devant lui un bel avenir de bourgeois pansu et bien considéré. La traite des nègres était alors un trafic en plein essor, h a u t e m e n t honorable et patriotique. D'ailleurs, pour Burgess, ce n'était qu'un accessoire, sa spécialité étant le trafic avec les hors-la-loi-

Mais précisément ce commerce à l'enseigne de la tête de m o r t était quelque peu suspect aux autorités, qui p r e s c r i v a i e n t à ce moment, au moins sur le papier, la destruction des pirates. Bur-gess eut des ennuis, fut emmené par les vaisseaux de guerre angla is , d'abord à Madras, puis à Londres. Jugé, il fut acquitté, mais il n'était plus qu'un chômeur, qui devint bientôt u n m e n d i a n t . Quelque temps après, nous le retrouvons comme second, assez

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aigri, à bord du Neptune, capitaine Miller, partant d'Écosse pour Madagascar. Le navire, peut-être sur les indications de Burgess, se rendit à Foulpointe où se trouvaient alors la troupe du pirate Halsey. Ouvrons ici une parenthèse pour présenter ce nouveau héros.

John Halsey, né à Boston, et ejmployé d'abord comme corsaire contre les Français sur les bancs de Terre-Neuve, se rendit ensuite dans l'Océan Indien avec le pieux dessein de n'y pirater que contre les infidèles, Indiens et Arabes. Mais ses randonnées vers Malacca furent assez décevantes et il se résigna à prendre tous les navires, sans distinction de religion, qu'il plairait à la Provi-dence de lui envoyer. Les noms de ses principales prises, le Buf-falo, YEssex et le Rising Eagle ne rendent pas en effet un son très oriental. Il s'installa avec son riche butin sur le Rising Eagle et se rendit à Foulpointe où eut lieu le partage.

Certains passagers de YEssex, bien traités par Halsey, avaient convenu de le ravitailler régulièrement. Ils obtinrent du gouver-neur de Madras l'autorisation de se rendre à Madagascar sous le prétexte de « racheter à bas prix aux pirates les objets que ceux-ci leur avaient enlevés ». Ils armèrent dans ce dessein un petit navire3 le Greyhound, qui se rendit à Foulpointe et fit avec les forbans de fructueuses affaires. C'est à ce moment que le Neptuney capi-taine Miller, second Burgess, avec 26 canons et 54 hommes, vint s'ancrer dans la rade.

L'intention première du capitaine était de charger des esclaves pour Batavia. Mais, s'apercevant que les pirates faisaient le com-merce avec le Greyhound <c sans discuter les prix », il préféra débiter contre espèces l'eau-de-vie de France, le vin de Madère et la bière anglaise dont il avait des stocks abondants, marchandises qui (( convenaient tout particulièrement » aux pirates. Du coup, les achats de toiles aux gens du Greyhound furent arrêtés, ce dont ceux-ci conçurent un tel dépit qu'ils commencèrent à insinuer à Halsey que le Neptune pourrait être une bonne prise.

Halsey répugnait à un tel coup envers de loyaux commerçants ciu* mettaient leur confiance dans l'honnêteté des pirates et il entrevoyait bien ce que les gens du Greyhound, aveuglés par l'es-

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prit de concurrence, ne concevaient pas, c'est que ses compagnons, une fois déchaînés, ne s'arrêteraient pas en si bon chemin. Mais, sur ces entrefaites, un cyclone survint et fit sombrer les trois vais-seaux des pirates, qui étaient toute leur flotte. Dès lors, 1a. prise du Neptune s'imposa à eux comme une nécessité professionnelle.

Ils s'entendirent aisément avec Burgess, qu'ils connaissaient pour un ancien collègue et qui était en mauvais termes avec le capitaine Miller. Le cyclone ayant démâté le Neptune, Burgess, sous prétexte de réparations, envoya la plus grande pàrtie de l'équipage dans les bois pour couper des arbres et insinua au capitaine l'idée qu'il serait bon d'aller surveiller les travaux.

Miller, sans méfiance, se rendit donc à terre et fut invité par Halsey « à manger un aloyau de bœuf et à boire un bol de punch à l'arak ». Le capitaine se rendit à ce festin, avec son subrécargue et y trouva une vingtaine de pirates. L'un d'eux, un certain Emmy « qui avait été batelier sur la Tamise », ne se mit pas à table avec les autres et resta accroupi dans un coin, roulé dans son manteau en grognant qu'il avait la fièvre. Le dîner fini, Halsey sortit, disant qu'il allait ordonner un divertissement. Emmy se leva alors et, tirant de sa ceinture les pistolets que cachait son manteau, il les braqua sur la poitrine du capitaine, pendant que d'autres pirates arrivaient avec des espingoles. Le capitaine ainsi fait prisonnier, on se saisit aisément de l'équipage dispersé dans les bois. Burgess convainquit les hommes restés à bord que toute résistance était inutile.

Les traitants du Greyhound furent très satisfaits de voir détruire la boutique d'en face. Mais deux jours plus tard, après avoir rééquipé provisoirement le Neptune avec ses petits mâts, les for-bans s'emparèrent du Greyhound et reprirent tout l ' a r g e n t que les trafiquants leur avaient piraté. Puis Halsey, qui ne manquait pas d'humanité, fit placer sur ce petit navire dix barriques de Madère et deux d'eau-de-vie et le remit au capi-taine Miller avec une quinzaine d'hommes. Les pirates conser-vèrent le reste de l'équipage, « composé de jeunes garçons propres à les suivre dans leurs entreprises ».

Mais le Neptune avait apporté trop de boissons, et les orgies,

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LE MARCHÉ DU PAVILLON NOIR 145 combinées avec les fièvres, eurent bientôt raison de la plupart de ces jeunes matelots, moins endurcis que les pirates. C'était à la saison des pluies, ces trombes d'eau tiède qui noient la côte Est au milieu de la forêt spongieuse et des marais. Halsey lui-même n'y résista pas. Il mourut avant d'avoir pu achever de remettre le navire en état et de repartir vers le souffle guérisseur du large.

« Brave, courtois envers ses prisonniers, Halsey était aimé de ges compagnons; il laissa après lui d unanimes regrets. » On lui fit des funérailles nationales avec, sur son cercueil, le drapeau anglais, son épée et son pistolet. Les prières de l'Église d'Angle-terre furent dites. Puis « on tira autant de coups de canon qu'il avait d'années, c'est-à-dire quarante-six, et on termina la triste cérémonie par trois salves de mousqueterie anglaise et par une de mousqueterie française ».

Un tombeau lui fut élevé dans une clairière « au milieu d'un champ de pastèques et entouré d'une palissade, afin d'être à l'abri des sangliers ».

Halsey avait nommé Burgess son exécuteur testamentaire, avec charge de veiller sur sa femme et ses enfants. A la saison des pluies suivantes le Neptune, remis à neuf, était prêt à prendre la mer. A ce moment un autre cyclone survint et le mit à la côte.

Les pirates se dispersèrent. Burgess se rendit à Sainte-Marie, puis à la baie de Bombetouke où il resta près de dix ans, prati-quant de petits commerces d'une rade à l'autre. Avec des « sam-sams », qui étaient de petites perles de verre rouge, il se procu-rait des esclaves qu'il vendait en Arabie. Il semble avoir élu défi-nitivement domicile sur la côte malgache, bien qu'il s'y portât Bial et y fût devenu borgne. Son caractère était maintenant diffi-cile. Le roi, qu'il avait injurié, l'invita un soir à dîner et lui fit boire beaucoup d'hydromel « qu'on suppose avoir été empoi-soniié, car il tomba malade peu après et mourut ». Il confia tout son bien au second d'un navire qui était de passage pour qu'il

remis à sa femme et à ses enfants dont il ne s'était guère soucié jusque-là.

« S P I R A T E S A M A D A G A S C A R 10

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CHAPITRE XVIII

UN ESSAIM DE PETITS PIRATES : Thomas White, Bowen, Howard et leurs compagnons

Il y a des pirates moyens comme des bureaucrates moyens. Sans doute, pour tous ceux qui sont partis et qui ont rompu les ponts dans le vague désir de s'échapper eux-mêmes, les naufragesf les abordages, les partages de prises, les abandons sur les plages désertes, les fièvres, les orgies, les querelles bruyantes et la mort toujours proche peuvent exciter quelque temps l'imagination et Tamour-propre. Ils ne suffisent pas à créer une personnalité à qui en manque et un pauvre homme restera toujours tel, qu'il soit pirate ou sous-chef de bureau. C'est le mystère de la grâce. Le petit peuple des pirates est indistinct et confus comme la foule des pingouins humains qui grouillent à 6 heures du soir devant la gare Saint-Lazare. C'est pourquoi l'histoire préfère les grands hommes, matière plus décorative et moins embrouillée.

White, Bowen, Howard et leurs compagnons furent de bons pirates moyens dont les aventures s'entremêlent, sans grand relief et sans qu'il soit facile d'en dégager la biographie de chacun, dont les dictionnaires encyclopédiques de l'avenir pourraient d'ailleurs parfaitement se passer. Mais ils donnent, par leur médio-crité même, une bonne idée des travaux et des hasards de la pira-terie. On en tirerait aisément une Vie quotidienne des pirates pour une collection intitulée « Petits métiers d'autrefois ».

Thomas White, né à Plymouth où sa mère tenait un cabaret, servit d'abord dans la marine royale, puis devint capitaine au service d'un négrier des Antilles. A son troisième voyage (celui

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qui est toujours fatal dans les chansons), il fut fait prisonnier par des pirates français qui se rendaient dans la mer des Indes. Le navire s'échoua dans le sud-ouest de Madagascar., sur les récifs du pays Mahafaly où périt la plus grande partie de l'équipage. White et deux autres marins anglais prisonniers, Boreman et Bowen, s'emparèrent du canot et, nageant avec des'débris d'avi-rons et des douves de tonneaux, gagnèrent la baie de Saint-Augus-tin. Le roi du pays « qui parlait un bon anglais » les reçut aima-blement. et les entretint pendant un an et demi au bout desquels, un bateau survenant, il fut heureux de se décharger des devoirs de l'hospitalité en les remettant au commandant, qui était un pirate et les accueillit fort civilement. II semble qu'ils n'aient pas hésité longtemps à le seconder dans sa coupable industrie.

Ils firent une capture à l'entrée du golfe Persique. Le capitaine étant mort, ils se retirèrent à Mayotte où ils changèrent leur navire, trop vieux, pour un autre qu'ils trouvèrent à l'abandon et rafistolèrent. Puis ils se dirigèrent vers la pointe nord de Mada-gascar.

Un peu avant d'atteindre le cap, ils aperçurent un navire qui contournait l'île, venant de l'est. Ils se donnèrent mutuellement la chasse, ce qui ne tarda pas à les mettre bord à bord. Ils se hélèrent l'un l'autre pour connaître leur nationalité et répon-dirent en même temps : « Gens de mer ». C'était l'euphémisme décent dont on usait en pareil cas. S'étant ainsi reconnus pour des nationaux de ce pays, le plus vaste du monde et où les fron-tières sont inconnues, ils fraternisèrent et se racontèrent leurs aventures.

Le bateau rencontré, dont on ne donne pas le nom, avait été un navire français presque honnête, puisqu'il se contentait d'ap-porter du rhum de la Martinique aux pirates de Fénérive et de leur acheter des esclaves. Alors qu'il était sur cette rade, dix pirates, commandés par Georges Booth, étaient montés un jour à bord pour acheter divers objets. En réalité ils avaient fait ser-ment de s'emparer du navire ou de mourir. Serment prêté sur la Bible et qu'ils ne pouvaient transgresser sans sacrilège. De son côté, le capitaine Fourgette connaissait ses clients et se pré-

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para à les fouiller. Au premier qui monta sur le pont, il trouva des pistolets dans les poches. Les autres, restés dans le canot, feignirent une vertueuse indignation et parlèrent de casser la tête à leur compagnon. Fouillés un à un, ils réussirent, néanmoins à introduire quatre pistolets à bord. C'était peu, car il y avait vingt matelots et autant d'armes au râtelier, ce que Booth repéra tout de suite. Mais il avait son plan.

Les pirates furent invités à dîner à bord. Pendant le repas, Booth, prétextant un besoin pressant, monta sur le pont, s'ap-procha du plat-bord et, saisissant tout à coup les armes au râte-lier, il cria « Hurrah » et tira un coup de pistolet. A ce signal, les pirates surgirent, prirent les armes et tinrent l'équipage en respect. Seul le capitaine tenta de résister, mais il n'avait qu une fourchette en argent et dut vite mettre bas cet armement impro-visé. On le descendit à terre avec ses papiers, de l'eau-de-vie et de la poudre. Les pirates partirent avec le navire pour se rendre à Bombetouke. C'est en chemin qu'ils rencontrèrent White et Bowen.

Les deux équipages décidèrent de préparer une expédition èn commun et relâchèrent à Bombetouke pour y faire leurs provi-sions. A ce moment parut dans la baie un grand navire. C'était un ancien vaisseau de guerre français de 50 canons que les Anglais avaient pris, baptisé le Speaker et transformé en négrier. Il venait chercher une cargaison d'esclaves pour la Jamaïque. « Son capi-taine était un tout jeune homme sans expérience, »

Les pirates envoyèrent des canots pour prendre langue, mais le capitaine fit tirer sur eux et son tir arrosa quelque peu les villages d'alentour. Le roi, indigné, voulut se refuser à tout com-merce avec le navire. Mais les pirates, qui avaient leur idée, insis-tèrent auprès de lui pour qu'il revînt sur cette décision. « Dans n o s pays, dirent-ils, on tire toujours une salve de coups de canon en signe de bienvenue, et c'est par erreur qu'il y avait des bou-lets. »

Ils se concilièrent ainsi les bonnes grâces du capitaine qui put établir son magasin sur la plaj^^7gçAe;ter esclaves et provisions. Les pirates allaient et venaie^^armi l^\gens du Speaker, tâchant

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d'obtenir des renseignements. Ils apprirent ainsi d'un certain Hugh Man qu'il n'y avait que 40 hommes à bord. Moyennant 100 livres, Man consentit à les aider en mouillant les amorces des armes à feu. Ils invitèrent alors le capitaine à venir manger le lendemain avec eux un cochon rôti.

A la fin du repas, rééditant l'aventure précédente, Bowen sortit un instant, puis revint en braquant deux pistolets sur la poitrine du capitaine, et lui criant qu'il était son prisonnier. Les matelots, qui buvaient du punch avec les pirates, furent capturés en même temps. On réussit à obtenir de l'un d'eux le mot de passe pour monter à bord. C'était « Coventry ».

Vingt-quatre pirates montés sur une chaloupe accostèrent le navire, et, étant hélés, répondirent « Coventry ». « Fort bien!» dit le second; mais apercevant un second canot il demanda ce que c'était. « C'est la provision d'eau », répondit l'un, pendant qu'un autre disait : « C'est la provision de viande. » Du coup le second fut alerté. « Aux armes, mes gars ! cria-t-il. Ce sont les pirates! » Il mit le feu à la mèche d'un canon; mais cette mèche, mouillée par Hugh Man, ne brûla pas. Les pirates montèrent à l'escalade et se rendirent maîtres du navire sans perdre un seul homme.

Ils mirent le capitaine à bord d'un de leurs petits bateaux avec les hommes qui voulurent le suivre, au nombre desquels fut Hugh Man qui avait reçu ses 100 livres et que nul ne soupçonnait. Mais le pauvre capitaine, inconsolable de sa mésaventure, mourut en arrivant à Anjouan.

Les pirates du Speaker complétèrent leur équipage et leur arme-ment avec les épaves et partirent croiser le long de la côte d ' A f r i -que . Malheureusement, descendus à t e r re à Zanzibar pour y faire des vivres, peut-être un peu brutalement, ils furent assaillis par les Arabes et durent battre en retraite après avoir perdu une vingtaine d'hommes, entre autres Booth qui les c o m m a n d a i t . Ils élurent Bowen comme capitaine et nommèrent quartier-maître chef un homme dont on devait entendre parler plus tard, Natha-niel North.

Ils se rendirent ensuite à la côte de Malabar et y firent de

[ il 1 . *

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bonnes prises. Après quoi, ils voulurent regagner leur repaire de Madagascar. Mais les vents furent contraires et ils naviguaient à la diable, ayant sans doute trop généreusement fêté leurs suc-cès. Si bien que, ayant manqué Madagascar, ils vinrent s'échouer sur un récif de l'île Maurice et y perdirent leur bateau. Le gou-verneur hollandais de l'île (on était en 1701) offrit à ces pauvres naufragés la plus touchante hospitalité. Il logea même Bowen chez lui <t et le complimenta » (on se demande vraiment de quoi?).

Trois mois après, ayant acheté une chaloupe qu'ils convertirent en sloop, ils prirent congé du gouverneur en lui faisant cadeau de 2.500 piastres et des épaves de leur navire. Le gouverneur les ravitailla abondamment et leur fit promettre de revenir.

Ils atteignirent cette fois Madagascar (dans la longueur, c'est plus difficile à manquer) à l'embouchure de la Matitane et, lassés des aventures de mer, ils décidèrent de s'y retirer et de vivre de leurs rentes. Ils bâtirent deux forts à l'embouchure, l'un vers le large, l'autre vers l'intérieur, et une petite ville entre les deux. Puis ils échouèrent le sloop et s'installèrent pour l'éternité.

Naturellement, dès qu'ils eurent fini de construire, ils ne surent plus quoi faire et ne pensèrent qu'à reprendre la mer. L'adminis-trateur de la Matitane, aujourd'hui, quand il a fermé son bureau, peut lire des journaux de France à peine vieillis, étudier l'arabico-Hialgache ou veiller à la greffe de ses papayers (1). Mais les pirates n'avaient aucune ressource intellectuelle, ignoraient le violon d'Ingres et répugnaient profondément à toute besogne agricole. D'où leur infériorité du point de vue de la colonisation comparée.

Ils songeaient à remettre à flot le sloop échoué quand la Provi-dence (ou le diable) leur épargna ce travail.

Un beau jour, un navire vint mouiller à l'embouchure de la nvière. C'était le Speedy Retum, de la Compagnie écossaise des Indes orientales qui venait chercher une cargaison d'esclaves. Les pirates virent avec joie le capitaine et une grande partie de

(1) Ces lignes ont été écrites avant les tragiques événements du 30 mars ±7 qui ont bouleversé cette région.

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son équipage aller à terre. Bowen et quatre de ses compagnons se rendirent alors à bord dans une pirogue. Le navire n'était pas gardé. Les matelots qui étaient restés préparaient la cale pour les esclaves. Il n'y avait sur le pont que le maître, le contre-maître et un marin, vaquant à des occupations .diverses. Les pirates grimpèrent au flanc du bateau et, surgissant sur le pont, chacun avec un pistolet et un grand couteau, ils menacèrent les trois hommes de les tuer s'ils ne se retiraient immédiatement dans l'entrepont. On ferma les écoutilles, puis le signal convenu fut fait aux forbans restés à terre. Quarante d'entre eux vinrent immé-diatement occupër le bateau. Ainsi fut pris le Speedy Return> sans coup férir et sans effusion de sang.

Cet exploit eut, en Écosse, une conclusion imprévue. L'équi-page d'un innocent navire, le Worcester, qui arrivait des Indes orientales, fut accusé, par suite d'un malheureux concours de circonstances et d'inimitiés particulières, d'avoir pris le Speedy Retùrn et massacré ses hommes. La torture et la crainte de l'enfer, que les ecclésiastiques brandissaient pour les terrifier, amena certains des matelots à avouer tout ce qu'on voulut, r a j o u t a n t même des détails sanguinaires. La foule, hurlante, battait les portes du Tribunal, menaçant les juges qu'on trouvait trop lents. Ce fut un « hourrah! » immense quand les infortunés marins du Worcester furent conduits à la potence sur la plage de Leith.

Pendant ce temps Bowen avait mis le cap sur l'île Maurice, dont il avait gardé le plus charmant souvenir. Mais, découvrant en rade quatre ou cinq vaisseaux, il fit prudemment demi-tour et regagna Madagascar, à la baie de Saint-Augustin. Les p i rates apprirent là qu'un autre forban, Howard s'était emparé récem-ment d'un bateau de la Compagnie des Indes, le Prosperous et se trouvait sur la côte nord-ouest. Ils décidèrent, de le r e c h e r c h e r pour lui proposer une alliance leur permettant de « t e n t e r un gros coup ». Ils le joignirent enfin à Mayotte pour la Noël 1702. L'alliance fut acceptée et, pour la sceller, ils s'emparèrent en commun d'un navire de la Compagnie, le Pembroke, dont le capi-taine avait eu la fâcheuse idée de relâcher à Mayotte pour faire de l'eau.

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Ils pillèrent ce navire, prirent avec eux le capitaine et le char-pentier, dont ils avaient besoin et laissèrent aller le bateau et l'équipage. Puis ils préparèrent leur croisière aux Indes.

Une difficulté surgit à ce moment. Qui aurait a son bord le capitaine du Pembroke, le seul navigateur instruit dont ils dis-posassent? Les deux équipages se disputèrent à ce sujet et fail-lirent en venir aux mains quand quelqu'un proposa un expédient ingénieux, à savoir de l'assommer d'un coup de maillet sur la tête. Cette manière pratique de rétablir l'égalité par le néant reçut l'approbation générale. Seul Bowen s'y opposa et réussit à convaincre son équipage de laisser le capitaine à bord du navire de Howard où il se trouvait alors.

Les deux navires partirent donc et croisèrent sur la route d'Ara-bie aux Indes. Ils s'emparèrent de divers bâtiments arabes, vendirent les uns à des marchands de marrons de Radjapoura et abandonnèrent les autres à la dérive après leur avoir enlevé tout ce qui était utilisable, y compris les ancres et les chaînes. En fin d'expédition, ils rencontrèrent à nouveau le malheureux Pem-broke et le pillèrent une seconde fois. Ils brûlèrent alors leurs vaisseaux qui était en mauvais état (la consommation de navires, aux mains de tels gens, était effrayante) et se transportèrent sur une de leurs prises qu'ils nommèrent la Défiance. Puis ils firent voile pour Maurice, où ils restèrent quelque temps, « y menant une vie extravagante ».

Ils péchèrent un jour une grande quantité de poissons nommés « les happeurs rouges », que Bowen savait être vénéneux. Il recom-manda à ses gens de ne pas en manger. « Mais, comme à l'ancre dans un port chacun est son maître, personne ne suivit cet avis. » Alors Bowen eut un geste étonnant de camaraderie : il en mangea aussi, « préférant être empoisonné que de leur survivre seul ». Johnson explique à vrai dire qu'il craignait d'être pendu par les Hollandais s'ils l'avaient trouvé isolé et sans défense.

Ils se gorgèrent donc de poisson, car ils ne faisaient rien à demi tenaient à braver le sort. Bientôt après ils enflèrent d'une façon

effrayante. Le lendemain matin quelques colons qui venaient à bord apporter des vivres trouvèrent les pirates répandus sur le

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pont, gonflés et gémissants. Voyant des poissons à terre et com-prenant de quoi il s'agissait, ils leur conseillèrent de boire beau-coup de liqueurs fortes. Les pirates « exécutèrent de suite l'ordon-nance, qui n'étaient pas pour leur déplaire », et furent rétablis, sauf quatre d'entre eux. On n'ose supposer que cçs derniers fus-sent partisans du régime sec.

Il y avait trois mois qu'ils étaient à Maurice, ayant mis leur navire en carène pour nettoyer la quille et la graisser et y consti-tuant leurs provisions, quand le gouverneur leur fit dire un beau matin de prendre au plus vite la mer. On lui avait signalé l'arrivée prochaine de navires de la Compagnie des Indes. Ils hâtèrent donc leurs préparatifs et mirent à la voile pour Madagascar.

Leurs provisions n'étant pas terminées, ils s'arrêtèrent en che-min à l'île Mascareigne. Là Bowen et quarante de ses hommes, peut-être amollis par leurs loisirs de Maurice, découvrirent brus-quement la douceur de vivre. Ils déclarèrent qu'ils en avaient assez de la piraterie et n'iraient pas plus loin. Ils se concilièrent les bonnes grâces du gouverneur à force de cadeaux.

Cette conversion à la vie régulière ne porta pas chance à Bowen. Six mois après, il fut pris de « coliques sèches » et mourut. Il fut enseveli dans la brousse, car les prêtres ne permirent pas son inhu-mation en terre sainte; non comme pirate, mais comme héré-tique.

Lorsque Bowen les quitta, les pirates de la Défiance é lurent North capitaine, comme nous le verrons plus tard, et se r e n d i r e n t à Fort-Dauphin. Là une trentaine de matelots allèrent à terre. Mais le vent étant devenu fort pendant la nuit, le navire fut obligé de dérader et ne put rentrer dans le port. Le l e n d e m a i n les matelots qui étaient à la pointe de Taolankara, sous les coco-tiers claquant au vent, n'aperçurent plus que la mer vide et mou-tonneuse et se virent abandonnés dans ce pays sauvage, qui a v a i t été fatal à tant d'Européens.

Mais ils en avaient vu d'autres et ne perdirent pas c o u r a g e . White, bien éclipsé depuis longtemps par ses camarades, était parmi eux et prit le commandement. La chaloupe qui les a v a i t

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• y.

UN ESSAIM D E PETITS P I R A T E S 1 5 5

amenés à terre fut aménagée et, supposant que le navire avait relâché à la baie de Saint-Augustin, ils n'hésitèrent pas à s ' y rendre avec leur embarcation non pontée, malgré la mauvaise réputation des vents et des récifs de l'extrême-sud. Hélas ! à Saint-Augustin, pas de navire! rien que des indigènes hostiles. Ils se rendirent alors à Bombetouke où le navire n'était pas non plus, mais où le roi, qui les connaissait, leur fit bon accueil. Ils y res-tèrent quinze jours à saler de la viande et à faire de l'eau et repar-tirent de repaire en repaire, à la recherche de leur vaisseau fan-tôme. Ils faisaient ainsi peu à peu le tour de l'île, avec une cons-cience digne d'un meilleur succès.

C'était la saison où l'alizé a le plus de force et ils ne purent, par ce vent contraire, arriver à doubler l'extrémité nord de l'île. Ils relâchèrent donc dans une petite baie voisine. Certains des pirates, impatients, voulurent gagner la côte Est par la voie de terre. On leur fournit des vivres et on les accompagna pendant la première jour-née de marche. White retourna à la baie de Bombetouke et occupa ses trois mois d'attente à ponter sa chaloupe. Des pirates, chassés des Comores par la présence de navires de guerre, arrivèrent alors sur un boutre. White les incorpora à. son équipage.

La bonne saison pour les vents étant venue, ils essayèrent à nouveau de franchir le cap d'Ambre. Mais cette fois c'était le courant qui était trop fort. Ils durent donc relâcher encore un mois dans une baie voisine « se nourrissant de poissons et de sangliers ». Enfin Eole et Neptune daignèrent leur sourire. Ils passèrent le cap et longèrent la côte Est.

Bans la première baie qu'ils visitèrent ils trouvèrent un frag-ment de veste qu'ils reconnurent pour être celle du charpentier de leur navire, un de ceux qui étaient partis par terre. « Comme dans cette partie de Madagascar, le sol est rocailleux, ils suppo-sèrent qu'il s'était servi de ce morceau d'étoffe pour s'envelopper les pieds. » En fait on n'entendit plus parler de ces hommes que intérieur sauvage de la Grande lie avait absorbés à jamais.

A Antalaha le roi les reçut aimablement et leur fournit des vivres, et ils atteignirent enfin l'île de Sainte-Marie.

Là ils trouvèrent une lettre <c à l'adresse de tous les Européens »,

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écrite par un de leurs anciens officiers. Elle les avisait de bien se tenir sur leurs gardes et de ne pas trop se fier aux indigènes, qui, en diverses circonstances, avaient agi traîtreusement. Ils y appri-rent surtout des nouvelles de leur navire. Il avait été emmené par des Arabes, comme nous le raconterons plus tard. Mais North et ses hommes étaient installés à Fénérive. Un Malgache pilota les pirates de White vers cette rade où ils purent enfin embrasser leurs compagnons.

Leurs parts de prise avaient été honnêtement mises de côté et leur furent données. White, bien lesté d'argent, se sentit alors en proie au mal du pays. Il acheta la chaloupe aux autres pour 400 pias-tres et, avec quelques-uns de ses camarades, retourna à Bombe-touke, comptant y trouver une occasion de retour en Europe.

Il y rencontra, en fait, un petit navire de 50 tonnes, Y Hérault, armé de six canons, dont les pirates s'étaient emparés à l'embou-chure de la Matitane. C'était un navire français; les pirates, aux-quels se joignaient quelques naufragés, avaient supplié le capi-taine de les rapatrier. Le capitaine qui connaissait d'autant mieux les forbans qu'il avait servi lui-même sous les ordres de Bowen, refusa. Il craignait fort justement qu'une fois à bord ils ne s'em-parassent du navire, d'autant que la guerre avait repris entre la France et l'Angleterre et que ce n'eût pas été considéré comme un acte de piraterie de la part de marins anglais. Mais il ne dut pas faire assez bonne garde de sorte que les pirates, poussés à bout, étaient parvenus à s'emparer du bateau.

White les persuada sans peine de se joindre à lui et ils le nom-mèrent capitaine. Dès qu'il se retrouva les pieds sur le pont d'un vrai navire, le découragement le quitta et la nostalgie de l'Eu-rope s'évanouit. Il ne pensa plus qu'à faire de nouvelles prises, comme un milliardaire pour qui la vie n'a plus de goût qu'en gagnant de nouveaux dollars.

White s'embusqua dans une rade auprès du détroit de Bab el Mandeb et pilla huit navires, dont quelques-uns fort grands et portant une riche cargaison. Il revint alors à Madagascar, s'ins-talla dans la région de Fénérive—Foulpointe, fit le partage dn butin, bâtit une maison, acheta du bétail et mit son bateau en

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état pour la saison suivante. Puis il entreprit une nouvelle cam-pagne et revint à son repaire.

Après quoi, n'ayant plus rien à désirer en ce bas monde, White tomba malade de la dysenterie et mourut dans les meilleurs sen-timents. Il nomma trois amis de nationalité différente comme tuteurs de son fils qu'il avait eu d'une femme du pays, et demanda que, avec l'argent qu'il lui laissait, on l'envoyât en Angleterre a afin qu'il fût élevé dans la religion chrétienne et devînt un meil-leur homme que son père ». Quelques années après, un navire anglais étant venu sur rade, les tuteurs s'acquittèrent de leur mandat en confiant l'enfant au capitaine « qui en prit soin et en fit un homme probe et honnête ». Ici s'arrête l'histoire de Tho-mas White, mais peut-être pas celle de sa postérité. Nous en reparlerons plus tard.

Finissons-en maintenant avec nos « pirates moyens » en rappor-tant les aventures de Howard.

Thomas Howard était un batelier de la Tamise qui, ayant ruiné sa pauvre mère veuve et causé divers scandales, fatigué au surplus d'être marin d'eau douce, s'embarqua pour la Jamaïque où il devint pirate. Il apprit la technique du métier et, en 1702, il était quartier-maître à bord d'un grand vaisseau portugais fAlexander, capturé sur la côte de Guinée, et qui s'échoua à Madagascar sur des récifs, près d'un îlot de la côte sud-ouest, à 40 miles au nord de la baie de Saint-Augustin.

Pendant que l'équipage était occupé, pour alléger le navire, à transporter tout son contenu sur l'îlot, Howard, resté à bord avec onze matelots, s'entendit avec eux pour s'emparer du trésor, le mettre dans le canot et se sauver à Madagascar. Le capitaine, Qui était, malade dans sa cabine, n'entendant plus aucun bruit, monta sur le pont et, les voyant s'enfuir, tira sur le canot deux coups de canon, mais les manqua.

Howard et ses compagnons longèrent la côte Ouest et tentèrent passer le cap d'Ambre pour gagner Sainte-Marie. Comme

White ils furent repousses par les courants. D'ailleurs ils aper-çurent à ce moment trois grands vaisseaux de guerre et jugèrent

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expédient de se cacher dans une petite baie voisine où ils vécurent de pêche et de chasse.

Un jour que Howard était à la chasse, ses compagnons, profi-tant d'un vent favorable, partirent et doublèrent le cap d ' A m b r e , emportant le trésor et le laissant se débrouiller comme il pourrait. Il vécut là quelque temps une vie sauvage et solitaire, puis finit par rencontrer des Malgaches qui consentirent à le mener, dans leur pirogue à balancier, jusqu'à une petite île « nommée Ankoala » que les pirates fréquentaient quelquefois.

Pendant ce temps les hommes qui l'avaient abandonné, com-mandés par un nommé Johnson, arrivèrent à une baie de la côte nord-est, probablement Vohémar. Le roi du pays invita Johnson à dîner. Mais ses compagnons, mis en goût par l'aventure précé-dente, en profitèrent pour lui fausser compagnie avec le canot, et le trésor. Johnson obtint du roi « une pirogue avec des vivres, de l'eau et des sagaies pour les poursuivre ».

Il longea la côte jusqu'à Sainte-Marie {en pirogue, c'est un assez joli exploit) et, apprenant là que ses compagnons s'étaient établis près de Fénérive, sur le bord d'une rivière dans l'intérieur, il remonta la rivière jusqu'à ce village « où il séjourna quelques mois ». On ne dit pas s'il y rencontra ses lâcheurs, quelle fut la cordialité de leur accueil et ce que devint le trésor de Y Alexander. Peut-être est-il enterré encore dans un coin de brousse ignoré , recouvert par l'éventail décoratif des ravenales ou les rac ines puissantes de la grande forêt.

On se souvient de la prise à Fénérive, par Georges Booth et sa bande, d u navire d u capitaine Fourgette. Johnson e m b a r q u a avec eux. Il arriva que le navire relâcha à Ankoala et q u ' H o w a r d y fut recueilli. L'histoire ne dit pas non plus comment se passa sa rencontre avec Johnson qui l'avait volé et abandonné. H o w a r d était un individu peu commode. Un fait certain, c'est qu'il n'est plus fait ensuite aucune mention de Johnson.

U n petit incident éclata là avec les indigènes. Deux esc laves de la cargaison des pirates se sauvèrent. Le roi refusa de les rendre. Les forbans se rendirent au palais royal (qui devait être une case en feuilles, ouverte à tous les vents) et s ' e m p a r è r e n t des

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douze femmes de Sa Majesté. Le roi, au lieu de les remercier de Tavoir libéré de tant de sujets de querelle, finit par céder, rendit les esclaves et récupéra ses douze moitiés.

Howard ensuite, après diverses aventures, s'établit dans la baie de Saint-Augustin. C'est là qu'il s'empara du Prosperous, navire de trente-six canons, avec l'aide de plusieurs matelots du bord et après avoir tué le capitaine et le second. Ils se rendit ensuite à Ma-titane, puis à Sainte-Marie pour y compléter son équipage et caréner.

Il y reçut, ainsi que ses camarades, une invitation fort civile d'un colon hollandais, nommé Ort van Tyle, que nous avons déjà rencontré dans l'histoire de David Williams et qui les conviait au baptême de deux de ses enfants. Les pirates considéraient qu'Ort van Tyle n'était pas « régulier de vieilles histoires de meurtres couraient sur son compte. Le meurtre, d'une façon générale, n'était pas fait pour choquer le moins du monde les conceptions éthiques des forbans, mais comme les victimes avaient été des pirates, la vendetta s'imposait. Ils acceptèrent le dîner, furent fort bien traités, mais au dessert, remercièrent leur hôte en s'em-parant de lui, en pillant sa maison et en la brûlant. Ils auraient pu tuer leur prisonnier tout de suite, mais ils avaient de la justice une idée décorative et voulaient le traiter aussi bien qu'ils le seraient un jour eux-mêmes, en le pendant au bout d'une vergue. Si bien qu'il échappa pendant le trajet dans la brousse, rassembla ses esclaves, attendit en aval de la rivière la chaloupe où les pirates avaient embarqué ses biens, ses femmes et ses enfants et fit tirer sur les forbans. La chaloupe s'échoua; les gens du colon se sauvèrent et Howard, le bras cassé, eut bien du mal à rentrer a bord avec ses compagnons.

Le Prosperous se rendit alors à Mayotte. C'est là qu'il rencontra le Speedy Return de Bowen et qu'ils firent alliance, en tirant chacun quinze coups de canon, tambours battant et trompettes sonnant des deux côtés. Ils firent ensuite campagne ensemble sur la côte de Malabar comme nous l'avons vu.

« Peu après, Howard se fixa dans l'Inde, où il épousa une femme du pays. Comme il était. naturel très méchant et qu'il la Maltraitait, ses beaux-pàxënts fó tuèrent. »

il %

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CHAPITRE XVIII

LE BON FORBAN NATHANIEL NORTH

Parmi les petits pirates dont nous avons essayé de débrouiller les petites histoires, se dégage une personnalité un peu parti-culière, celle du sympathique Nathaniel North.

Né aux Bermudes, fils d'un scieur de long, il avait dû apprendre à marcher parmi les bottes et les pieds-nus des flibustiers et s'amuser, enfant, avec leur coutelas et leurs pistolets à l'ombre du pavillon noir. « Enfant de la balle » de la piraterie, il l'exerça d'abord dans son pays. Vers 1700, il était embarqué à bord du Pélican pour faire une croisière dans l'océan Indien. Ayant des principes religieux, il ne voulait pas prendre de navires européens, mais seulement des boutres arabes. Il n'était d'ailleurs pas le chef, mais tous les pirates de ce bateau devaient être pénétrés des mêmes bons sentiments, soient qu'ils aient été sélectionnés, soit qu'il les ait convertis. C'était une pieuse confrérie.

Cette croisade de forbans était, naturellement, décidé à faire tout le mal possible aux infidèles pour la plus grande gloire de Dieu et leur profit personnel. Les Comores, terres d'Islam, étaient pour eux des proies toutes désignées. Ils firent d'abord une des-cente à la Grande Comore dont ils prirent la capitale. Mais les habitants s'étaient sauvés à temps, n'oubliant derrière eux que quelques bijoux d'argent et de mauvaises toiles. Alors ils se ren-dirent à Mayotte et, guidés par un ancien naufragé qui connaissait le pays, ils entourèrent la maison du sultan et l'assaillirent. Le fais du roi, le cimeterre à la main, s'ouvrit un chemin à travers la masse des pirates, mais finit par succomber sous le nombre.

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Ils parvinrent ainsi jusqu'au sultan, le firent prisonnier et l'en-traînèrent à bord.

Comme ils avaient la conscience chatouilleuse, ils justifièrent leur agression en assurant qu'ils avaient voulu venger des cama-rades d'un navire ami que les Mayottais avaient .empoisonnés quelque temps avant. Le roi eut beau leur affirmer, ce qui était vrai, qu'il n'était jamais venu sur rade de navire de ce nom, il ne fut libéré qu'après versement d'une rançon en chaînes d'argent, en provisions et en esclaves. De plus, il dut jurer qu'il n'empoi-sonnerait jamais plus d'Européens.

Ils se rendirent ensuite à la baie de Saint-Augustin. Là une épidémie sévit parmi eux. Ils isolèrent les malades dans des cabanes construites sur la plage et leur prodiguèrent les soins. Néanmoins ils perdirent le capitaine et trente hommes. Puis ils pensèrent à reprendre le travail et visitèrent le navire. Ils s'aperçurent alors que les cercles des barriques à eau étaient rongés aux vers et pourris. On ne pouvait songer à commencer une campagne dans ces conditions. Mais le tonnelier du bord était un homme de res-source. Il s'en alla dans la brousse épineuse avec quelques esclaves mayottais et en rapporta des lianes dont il serra fortement les douves. Les pirates, qui appréciaient la technicité, le nommèrent capitaine et North fut fait quartier-maître.

Ils firent ensuite l'appel, se comptèrent 105, et décidèrent que leur navire serait un navire libre, c'est-à-dire que tous les hommes, capitaine compris, auraient une part de prise égale. Puis ils firent voile vers la mer Rouge.

Ils y rencontrèrent deux confrères : le Mocha, capitaine Culliford, que nous avons déjà croisé dans une autre histoire et le Sol-dada, capitaine Shivers. Ils coururent sus ensemble à un gros vaisseau arabe. Mais l'équipage ayant demandé quartier a v a n t que le Pélican ait mis un seul homme à bord, les autres pirates s 'ad-jugèrent tout le butin qui était des plus riches : chaque homme eut mille livres en or ou en argent, sans compter les marchandises.

Les pauvres pirates du Pélican, après ce supplice de Tantale, se remirent à labourer la m e r dans le golfe d'Oman et c a p t u r è r e n t trois vaisseaux arabes. Ils armèrent l'un d'eux, le Dolphin, de

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26 canons, et s'y transportèrent, abandonnant le Pélican à la dérive. Ils piratèrent encore quelque temps dans le détroit de Malacca, puis ils gagnèrent Sainte-Marie et partagèrent le butin qui ne dépassait pas 400 livres par homme. Ils retrouvèrent dans cette île Culliford et Shivers qui y menaient la bonne vie depuis leur heureuse prise, alors qu'eux-mêmes avaient dû longtemps trimer sur la mer sans autant de profit.

Un beau matin on découvrit, au levant de l'île, trois grands navires qui étaient visiblement des vaisseaux de guerre. Les pirates du Dolphin, pensant l'attaque prochaine et craignant que leur bateau ne fût coulé, essayèrent de le hâler à terre. Mais, n'y réussissant pas, ils y mirent le feu. Ils s'étaient trop pressés, comme on va le voir.

Les trois navires qui les avaient tant effrayés appartenaient bien en effet à la marine militaire britannique, mais leur chef, le commodore Littleton, était chargé de proposer le pardon aux pirates qui voudraient l'accepter. La plupart des forbans, étant riches, acceptèrent et regagnèrent leur pays. De ce nombre étaient Culliford et Shivers, et aussi le capitaine-tonnelier. North accepta également le pardon, mais ne s'y fia pas, « parce que l'époque fixée pour leur soumission était déjà passée avant que les navires de guerre fussent arrivés ». Les lenteurs administratives lui paraissaient machiavéliques. C'est l'effet qu'elles produisent souvent aux âmes simples.

Nombre de ses camarades s'étaient déjà enfuis de Sainte-Marie et réfugiés sur la grande terre. Il décida de les rejoindre, avec quelques autres, sur le canot du Dolphin où ils entassèrent tout ce qu'ils possédaient. Mais un grain les surprit pendant la tra-versée; le canot chavira et tous furent noyés, à l'exception de North et d'une femme malgache. North installa la femme sur la quille de l'embarcation renversée. Lui-même tira sa coupe au ttulieu des vagues « pendant quatre lieues » et parvint enfin à la côte en piteux état.

« En le voyant sortir de l'eau tout nu, dit Johnson, les Malgaches eurent peur, le prenant pour un diable marin ». Il va sans dire que les Malgaches n'ont aucune idée du diable, mais ils croient

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à des êtres blanchâtres qui vivent au fond de l'eau, les « Zazarano » (enfants des eaux), dont la vue est le plus souvent un signe de mort. North était un zazarano très vraisemblable, d'où la fuite éperdue qu'il provoquait devant lui à mesure qu'il avançait sur la plage.

Finalement une femme (les femmes sont les plus curieuses dans ces cas-là) le reconnut, car elle avait l'habitude d'aller vendre des poulets aux pirates de Sainte-Marie. Tel le bon saint Martin, elle lui donna la moitié de son « jupon » (c'èst-à-dire le fourreau, qui, comme le sarong malais constitue le seul vêtement des femmes de la côte Est). Elle appela à grands cris ses compagnons réfugiés dans les bois et obtint qu'il fût conduit à un endroit où habi-taient des blancs, à 16 miles de là, « une grande marche pour un homme affaibli par une longue natation ! » Ces blancs le reçurent fort bien et le vêtirent. Il les quitta pour s'établir dans la région de Fénérive, chez un prince malgache de sa connaissance, auprès de qui devaient se trouver d'autres pirates.

Au bout d'un an survint le navire du capitaine Fourgette, dont nous avons narré la prise au précédent chapitre. North s'y embarqua avec Booth, puis devint le quartier-maître de Bowen, d'abord sur le Speaker puis sur le Speedy Return. On se s o u v i e n t comment Bowen, fatigué de la mer, débarqua à l'île Mascareigne où il mourut peu après. North fut alors élu capitaine.

Johnson nous a décrit la cérémonie de son intronisation. Une grande table était dressée dans la cabine principale. On l'y fit asseoir. A l'autre bout se tenait le quartier-maître qui lui adressa un petit discours : l'équipage, connaissant son courage et son expérience de la mer, lui faisait l'honneur de le choisir pour com-mandant et lui promettait fidélité et obéissance, ne doutant pas qu'il n'agit toujours avec la plus grande bravoure et pour le bien de la Compagnie. Il présenta alors solennellement un sabre à N o r t h , disant : « Voici les insignes de votre pouvoir. Que vos entrepr ises soient heureuses pour vous autant que pour nous ! » Une salve de canons et de mousqueterie fut alors tirée et l'équipage poussa trois hourrahs. Le nouveau capitaine inaugura ses fonctions en ordonnant un punch général.

«

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11 fit ensuite voile vers Fort-Dauphin, mais fut obligé par le vent de quitter cette rade, en abandonnant à terre Thomas White et ses compagnons. Il longea alors la côte Est, pendant que White le chercha i t dans l'ouest. Les pirates débarquèrent le butin à Féné-rive et s'installèrent à terre, « vivant comme des princes souve-rains ».

North était sans doute fatigué des aventures et décidé à s'éta-blir définitivement dans le pays. Pour éviter toute tentation à ses camarades, il décida de se débarrasser du bateau et le fit très humainement.

Us avaient fait, au cours de leurs prises, un certain nombre de prisonniers arabes qu'ils avaient laissés à bord. North leur conseilla secrètement de profiter de la brise de terre pour s'en aller; sinon ils étaient en danger de ne revoir jamais leur patrie. Par une nuit bien noire, ils levèrent l'ancre sans bruit et mirent à. la voile.

Le lendemain matin quelques pirates qui se disposaient à se rendre à bord pour aller chercher des marchandises furent stupé-faits de trouver la rade vide. Ils donnèrent l'alarme et vinrent rendre compte à North. Celui-ci répondit que c'était leur faute; qu'ils auraient dû laisser à bord assez d'hommes pour empêcher les arabes de s'emparer du navire et qu'il n'y avait d'autre remède à leur mal que la patience. Certains pirates, qui n'avaient pas la résignation facile, suggérèrent que c'était peut-être un acci-dent, que, la rade étant mauvaise, le navire avait peut-être chassé sur son ancre et que la brise l'avait poussé au large. Mais, étant montés sur une colline, ils l'aperçurent au loin voguant vers l'est toutes voiles dehors.

Il leur fallut donc envisager une installation définitive dans la contrée. Ils se construisirent des cases à quelque distance les unes et les autres et défrichèrent un vaste terrain qu'ils plantèrent en manioc, patates et autres plantes vivrières. Ils achetèrent du hétail et des esclaves et vécurent ainsi à la malgache, en bon voi-sinage, pendant cinq années.

Cette concorde parfaite était fort remarquable chez des gens aussi rudes, en proie à un climat pénible pour le foie et dont la principale distraction aurait dû être de se diviser en clans et de

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se disputer, suivant l'aimable habitude des petites communautés européennes dans les pays chauds. La bonne entente fut main-tenue par North, qui était décidément un homme exceptionnel. Il répétait souvent, et avec raison, que l'union et la concorde pouvaient seules garantir leur sécurité, car les Malgaches, au milieu desquels ils vivaient et qui passaient leur temps à se faire la guerre, ne manqueraient pas de profiter de la moindre dissen-sion qui s'élèverait entre eux pour leur tomber dessus, les mas-sacrer et les piller.

•Ce désir d'harmonie fut poussé si loin que, si l'un d'entre eux venait à parler à un de ses camarades d'un ton colère ou simple-ment bourru, il était réprimandé par toute la Compagnie, surtout si ce fait avait lieu en présence d'indigènes, fût-ce d'esclaves. Admirable exemple à méditer. Les différends, s'il s'en produisait, étaient portés devant North, assisté d'un conseil des douze.

Les indigènes furent heureusement surpris des mœurs paci-fiques de ces pirates, car ils avaient eu beaucoup à se plaindre de tous leurs prédécesseurs sur cette côte. Ils en vinrent à sou-mettre au Conseil leurs propres différends. North, « qui avait un grand bon sens et qui était fort juste », savait leur expliquer les motifs de sa sentence, si bien que le condamné lui-même s'en allait content.

Ils réussirent ainsi à établir la concorde entre les tribus autour d'eux et formèrent, par la seule force de leur justice, une sorte de République de Venise assez prospère. Ils pratiquaient large-ment la polygamie, comme il convenait à des chefs indigènes de quelque importance.

Au bout de trois ans de tranquillité, ils décidèrent de partir en expédition pour chercher des esclaves et du bétail. En réalité ils recommençaient à avoir la bougeotte et envie de se battre un peu. Ils partirent cinquante, accompagnés de trois cents Malgaches portant sur l'épaule les bagages, la poudre et les armes. Cette petite armée longea la plage vers le sud, entre la lagune et la mer, sur une dune recouverte de gazon, ombragée de cyccas et de pan-danus, dans un paysage de parc anglais où la marche était facile. De temps à autre ils rencontraient un petit village de pêcheurs. Ils

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parvinrent ainsi à l'embouchure du Mangoro, la plus grande rivière de ces régions.

Les « Mangoriens » n'avaient guère d'esclaves ni de bœufs, mais ils a v a i e n t des ennemis. Ils proposèrent à North de les aider dans leur guerre; ils laisseraient aux pirates tous les prisonniers qu'ils feraient et leur donneraient en outre cent esclaves et cinq cents bœufs sur leur part. North accepta de grand cœur, tant pour le p r o f i t que pour la distraction.

Les ennemis habitaient un grand village au sommet d'un très haut rocher. On ne pouvait y accéder que d'un côté, par un sen-tier étroit et escarpé aboutissant à la porte gardée par une forte troupe. Le chef des Mangoriens était d'avis de ne pas s'attaquer à cette citadelle « fortifiée par Dieu lui-même et qui avait déjà causé la mort d'un nombre considérable de ses sujets. » Il pro-posait de la tourner et de piller le pays avoisinant. Mais North, s'inspirant d'une stratégie déjà un peu périmée à cette époque, tenait pour la guerre de siège. Le roi consentit à le laisser faire.

North investit la citadelle suivant toutes les règles et envoya aux habitants un messager pour les sommer de se rendre. Ce dis-cours, comme les trompettes de Josué à Jéricho, excita l'hilarité des habitants. « Avant de vous voir planer dans les airs, ajoutaient-ils, nous ne craindrons rien. »

Comme il n'était pas de machines volantes à cette époque bienheureuse, North choisit trente Européens qu'il mit à la tête de trois cents malgaches, chassa les ennemis du sentier d'accès à coups de grenades et parvint à la porte du village.

Ces portes de villages étaient faites soit de gros madriers dans les régions forestières, soit d'un énorme disque de pierre dans les pays dénudés. Les pirates creusèrent un tronc d'arbre, le rempli-rent de poudre qu'ils pilèrent fortement puis, protégés par leurs boucliers et leurs fusils, ils le placèrent sous la porte et y mirent le feu. Le fracas fut épouvantable et la porte vola en éclats. Les assiégeants se précipitèrent dans la ville où ils firent un carnage effroyable. Les Européens protégèrent tous les gens qu'ils purent, soit par humanité, soit pour sauvegarder leur butin/ A la fin, fatigués de tuer, les Mangoriens se laissèrent convaincre

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par les pirates et cessèrent le massacre. Ils réduisirent la ville en cendres et emmenèrent trois mille prisonniers à leur camp. Puis, oublieux de la part prépondérante que North avait eue à la vic-toire, ils lui envoyèrent les vieilles femmes, les enfants et les infirmes. Il se rendit auprès du chef et lui conseilla de se tenir sur ses gardes, car il ne saurait demeurer plus longtemps l'allié de gens aussi déloyaux et aussi perfides. Formant ses gens en ligne devant les Mangoriens, il fit décharger au-dessus de leur tête trois salves de mousqueterie. Tout le monde s'aplatit par terre et le roi lui-même vint, à quatre pattes, lécher les pieds de North, signe de soumission absolue chez les Malgaches, lui deman-dant son amitié et lui promettant tout ce qu'il voudrait.

North lui fit un petit sermon fort bien tourné sur la fourberie, signe « d'une âme basse et lâche », et il annonça un châtiment sévère. Tous les prisonniers ayant été amenés, il les divisa en deux groupes de nombre égal, garda celui où étaient les meilleurs esclaves et laissa l'autre au roi.

Celui-ci et son peuple admirèrent la magnanimité de North. Ils déclarèrent qu'ils lui étaient reconnaissants de son cadeau, mais plus encore de sa leçon et que « maintenant ils connaissaient la beauté d'une conduite franche et candide ». Nous ne tentons nullement ici la réhabilitation des pirates, mais nous sommes bien obligés de constater qu'on trouvait de tout parmi eux, et même des professeurs de vertu.

North et sa troupe se mirent alors en route pour rentrer chez eux avec leurs bœufs et leurs esclaves. Ils rencontrèrent en che-min une bande de gens du sud dont le chef, vaincu dans une guerre civile, avait dû s'enfuir avec ses notables. Séduit par la droiture de North et la bonne tenue de sa république, ce chef décida de s'installer auprès de lui. Pour sceller leur alliance, ils se firent frères de sang. La cérémonie consiste essentiellement en une légère incision pratiquée à la poitrine des deux aspirants-frères. On essuie la plaie de chacun avec un morceau de foie ou de gingembre que l'autre doit manger, après des imprécations rituelles contre celui qui violerait le serment.

La vie malgache de North et de ses compagnons, consolidée

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LE B O N F O R B A N N A T H A N I E L N O R T H 169

par les guerres et les alliances, dura encore deux ans. Alors sur-v i n t Halsey avec un brigantin. La croisière n'avait pas été fruc-tueuse et l'équipage, mécontent, demanda à North de devenir son capitaine. North refusa : « Halsey, dit-il, est un marin très capable, auquel il n'y a rien à reprocher, ni au point de vue du courage, ni pour son expérience de la mer. Jamais je ne consen-tirai quant à moi à prendre la place d'un homme qui n'a pas démérité. »

Cette attitude était d'autant plus remarquable que North, repris par la nostalgie de la mer et du métier, résigna ses fonctions de chef d'État pour s'engager à bord du navire d'Halsey comme simple pirate. Il accepta cependant le grade de quartier-maître. Johnson attribue sa décision à un motif plus apparent : lui et ses compagnons vivaient grassement sur leur fonds, en gentils-hommes campagnards, mais ils n'avaient plus ni argent liquide, ni vêtements et espéraient s'en procurer à bord de leurs prises.

En Mer Rouge, ils s'emparèrent d'un vaisseau à bord duquel Halsey se transféra, laissant le brigantin à North. Les deux navires furent séparés par la tempête et North atterrit à la Mati-tane. Là, trouvant le brigantin tout rongé aux vers et faisant eau de toutes parts, il l'abandonna et s'installa à terre.

Le roi des Antémoures était alors parti en expédition de guerre. North noua des relations intimes avec sa sœur. Le roi, à son retour, se mit en colère, car les femmes de sa famille devaient observer un tabou sexuel à l'égard des étrangers. Une amende seule pouvait apaiser les ancêtres. North s'en tira moyennant cent sequins et regagna si bien les bonnes grâces de son beau-frère provisoire que celui-ci lui fournit de la main-d'œuvre pour construire un bateau de 15 tonnes avec lequel les pirates gagnè-rent Mananjary.

Ils y rencontrèrent le Neptune dont, on s'en souvient, Halsey s était emparé quelque temps auparavant avec la complicité de Burgess. North s'embarqua sur ce navire et regagna Fénérive où il retrouva sa femme malgache et ses trois enfants. Mais il ne retrouva pas le calme de se^^ijiq années pastorales. Inquiet, rongé de scrupules, il fit coitstruirè^n sloop et ne cessa dès lors

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d'entreprendre des voyages maritimes sous des prétextes divers : esclaves à aller chercher, marchandises à trouver, justice à exercer, passagers à transporter et même naufragés à sauver. Il promena ainsi sa conscience souffrante à Àntongil, à Mascareigne, à Bom-betouke, aux Comores, plein de bonnes intentions qui parfois tournaient mal et de projets qui demeuraient des rêves.

Il était resté à bord du Neptune plusieurs membres de l'équi-page écossais qui, par force, vivaient parmi les pirates sans parti-ciper à leurs noires actions. North entreprit d'en rapatrier deux : le subrécargue, M. Crookshank, et l'enseigne, « un certain J. B. pour lequel il avait de l'amitié ». Les pirates y consentirent pour le subrécargue, non sans émettre la crainte qu'il ne les dénonçât, mais ils refusèrent de se séparer de J. B. qui était un bon navi-gateur, un artiste dont ils appréciaient les talents et un joyeux compagnon. Tout ce que North put faire, ce fut d'emmener J. B. en voyage, en promettant de le ramener. Il vint donc à Masca-reigne, y déposa le subrécargue en lui laissant un esclave et une jolie somme d'argent, puis revint à Madagascar avec J. B. Pour s'excuser de ne pouvoir le libérer, il lui fit don de quatre esclaves.

Pendant le voyage de retour, North restait mélancolique. Il raconta à J. B. qu'il avait obtenu du gouverneur français de Mas-careigne, moyennant un cadeau, l'autorisation d'amener ses enfants dans cette île pour les remettre entre les mains d'un prêtre qui ferait leur éducation, « car il aimait mieux qu'ils fus-sent catholiques plutôt que païens ». Quant à lui, il désirait ensuite se séparer de ses compagnons et se rendre à la Matitane pour y finir ses jours dans la pénitence (sans doute avec la sœur du roi). Il promit à J. B. de lui donner son sloop pour lui faciliter son retour en Écosse.

Sa soif de dévouement put bientôt s'exercer. En arrivant à Fénérive, il apprit qu'un vaisseau français avait laissé quelques hommes en détresse le long de la côte dans le Sud. Il partit aussi-tôt, longea la plage pendant une centaine de lieues et r e t r o u v a un survivant qu'il ramena chez lui, vêtit et nourrit. « C'est là, dit Johnson, un acte d'humanité qu'il est bon de signaler à tant de personnes qui prennent les dehors de la religion et agissent avec

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plus de barbarie que ceux que l'on considère comme l'opprobre du monde. »

Il se rendit ensuite à Bombetouke, afin d'y acheter des « sam-sams » pour faire la traite. Puis, on ne sait pourquoi, il gagna Mayotte où il avait participé jadis à un exploit peu honorable. Cette île charmante au doux nom créole ne favorisa pas non plus cette fois-là son désir de paix. Il apprit que les matelots d'un navi-re anglais, qui y étaient descendus à terre quelque temps aupa-ravant, avaient été faits prisonniers par les habitants et vendus comme esclaves aux Arabes. Cette infamie appelait une rude jus-tice. North et ses hommes firent une descente dans l'île, incen-dièrent le principal village et ravagèrent tout ce qu'ils purent des plantations.

Rentré à Fénérive, il y trouva ses amis en pleine guerre avec les indigènes. Il réunit une armée, brûla des villages et fit un grand nombre de prisonniers. Les Malgaches s'empressèrent de lui demander la paix. Il y consentit, mais peu de temps après il fut assassiné par les indigènes dans son lit, sans que son âme eût encore trouvé en ce monde l'apaisement qu'elle avait cherché par toutes les mers.

Les pirates vengèrent North cruellement et firent un épouvan-table carnage des traîtres. Puis ils continuèrent la guerre « pen-dant sept années, ne s'arrêtant que lorsqu'ils furent maîtres de tout le pays environnant et que tous les habitants leur eussent juré fidélité et pleine et entière soumission ».

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CHAPITRE XVIII

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North semble avoir été assassiné vers 1712. Le récit même de sa vie montre dans quelle décadence était tombée à ce moment la piraterie à Madagascar. Les gouvernements, nous le verrons, étaient intervenus à plusieurs reprises pour réduire les pirates en leur montrant la force et en leur offrant le pardon. Beaucoup regagnèrent leurs pays respectifs. Ceux qui étaient restés, par méfiance de l'administration ou par habitude de la vie sauvage, n'osaient plus guère aller exercer leur industrie sur les routes maritimes bien gardées. Ils s'étaient fixés dans la brousse, petits propriétaires ruraux, se risquant parfois dans des expéditions de faible amplitude, occupés surtout par le commerce et la traite des nègres. Après la mort de North et le rétablissement de la paix, ce fut pire. Les forbans furent absorbés par leurs petits trafics locaux et les luttes entre tribus malgaches. La piraterie se mourait dans la mer des Indes. Un événement lointain vint la ranimer et lui faire jeter ses derniers feux.

En 1718, l'île de la Providence, dans les Bahamas, où les pirates des Antilles s'étaient formés en République, fut occupée par ordre du roi Georges d'Angleterre. Les pirates se virent promettre le pardon et, en majorité, l'acceptèrent. La minorité insoumise se dispersa comme une volée de charognards, les uns vers les forêts Malsaines de l'Amérique centrale, d'autres vers le Brésil ou la Guinée, d'autres enfin, retrouvant la tradition, vers les Indes et Madagascar. De ce nombre furent les derniers grands fauves : England et Taylor.

Edward England était contremaître sur un sloop de la Jamaïque

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qui fut pris par un pirate et emmené dans l'île de la Providence où il devint pirate lui-même et capitaine. C'était un homme intel-ligent, assez humain par nature, mais trop accessible aux influences et à l'habitude. « Il était d'un bon naturel, dit Johnson, ne man-quait pas de courage, et l'avidité, qui possède ordinairement ces sortes de gens, n'avait aucun empire sur lui; il avait même de l'aversion pour les mauvais traitements que l'on faisait aux pri-sonniers... Mais, s'étant une fois engagé dans une société aussi abominable, il se trouva comme forcé de céder à la multitude, et de participer à leurs indignes actions. »

Au moment de la grande dispersion, England s'en alla d'abord sur les côtes d'Afrique. Un des premiers bâtiments dont il s'em-para fut le Cadogan, capitaine Skinner. Ledit Skinner rencontra ce jour-là une malchance tragique. Il s'était autrefois débarrassé à temps d'un certain nombre de matelots qui fomentaient une révolte. Il les avait remis à un bateau de guerre pour les rapa-trier et avait refusé de payer leurs gages.

A la première escale, les matelots désertèrent et, par la suite, devinrent pirates. Ils formaient, pour l'instant, la société choisie qui se trouvait en croisière avec England. Sitôt que Skinner eut mis pavillon bas, on lui ordonna de venir à bord en canot. La première personne qu'il rencontra en arrivant sur le pont fut son ancien contremaître.

« Hé! Captain Skinner, s'exclama joyeusement ce ruffian. Vous êtes précisément l'homme que je souhaitais de voir. Je suis votre débiteur et maintenant je vais vous payer de votre propre argent. »

Le pauvre homme se mit à trembler de tout son corps, et non sans raison, de se voir tomber en de pareilles mains. Le contre-maître appela ses compagnons et, parmi les explosions d'une allé-gresse sinistre, ils se saisirent du malheureux Skinner, l'attachè-rent « à une certaine machine appelée Vindas », puis le bombar-dèrent de bouteilles de verre dont il fut coupé et assommé. L'ayant délié et rappelé à la vie, ils le firent alors courir autour du tillac en le fouettant aussi longtemps qu'ils en eurent la force et c ' é t a i e n t des gaillards vigoureux. Enfin, fatigués, ils finirent par en avoir assez de ce sport et des hurlements de l'infortuné. « Comme il a

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été un bon maître, dit l'un d'eux, il faut lui faire une douce mort et là-dessus ils le tuèrent.

Peu après, England prit un sloop, la Perle, commandée par le capitaine Taylor qui, du coup, devint pirate et surpassa bientôt tout le monde dans cet art. England s'installa sur ce navire, l'équipa pour aller en course et l'appela le Royal Jacques. Un autre pirate, opérant dans les mêmes parages, avait baptisé une de ses prises la Revanche de la Reine Anne. On pourrait s'étonner de ces appellations qui dénotaient, de la part de nos forbans anar-chistes, une sorte d'attachement mystique à la cause des Stuarts. Mais c'est au roi Georges qu'ils devaient d'être chassés de la Pro-vidence et leur ressentiment les rapprochait sans doute de son concurrent le prétendant Jacques III, exilé comme eux, vagabond comme eux. Un autre vaisseau capturé fut baptisé the Flying King.

England prit encore divers vaisseaux le long des côtes de Guinée, mais il eut le tort de s'attaquer à deux navires sous les canons du fort anglais de Cape Corso Castle, dans la Gold Coast actuelle, et il dut se retirer assez mal en point. Il se rendit de là au fort de Ouidah pour le piller. Mais un pirate français, le capi-taine La Buse, venait de passer par là et avait tout enlevé. England dut s'en aller radouber ses bateaux dans une autre rade. Ses hommes, qu'un long séjour en mer avait énervés, se compor-tèrent fort mal avec les négresses et entrèrent en guerre ouverte avec leurs époux, de sorte qu'il fallut encore se rembarquer.

Dégoûtés de l'Afrique, les pirates tinrent conseil et résolurent, à la pluralité des voix, de se rendre aux Indes orientales. Ils firent escale à Madagascar au début de l'année 1720, puis se dirigèrent vers la côte de Malabar. Ils y firent de nombreuses prises de vaisseaux indiens et revinrent se mettre au vert à Madagascar, s installant à la côte avec des tentes et tuant des sangliers et des 0lseaux. Les aventures plus ou moins fabuleuses d'Avery, « roi de Madagascar », commençaient à courir le monde à ce moment e t ils entreprirent de le trouver, ou tout au moins ses compa-gnons. Mais ce fut en vain, car ils cherchaient sur la côte Ouest en 1720 des gens qui avaient vécu sur la côte Est en 1695. *

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S'étant amplement ravitaillés dans la Grande Ile, ils repar-tirent en croisière et se dirigèrent vers Anjouan.

Trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes orientales, se rendant à Bombay, relâchaient alors dans cette île. Johnson nous donne le récit du capitaine Mackraw, qui commandait l'un d'eux, la Cassandra. La scène se passe le 25 juillet Ì720.

En entrant dans la baie, les capitaines de la Compagnie avaient aperçu des canots sur la plage et en allant à terre, ils rencontrèrent leurs occupants, des pirates français, de la troupe du capitaine La Buse, dont le vaisseau s'était brisé sur les récifs de Mayotte. Les capitaines Mackraw et Kirby, en rentrant à leur bord, convinrent que « ce serait rendre un service signalé à la Compagnie des Indes orientales d'exterminer cette engeance ». A ce moment, comme pour répondre à leurs projets homicides, ils découvrirent deux vaisseaux de pirates courant droit sur eux. C'était la flotte d'England.

Le capitaine Kirby promit à Mackraw de l'assister. Mais dès qu'il fut à son bord il prit prudemment le large et l'autre vaisseau le suivit. Le malheureux Mackraw les vit croiser à l'entrée de la baie, espérant toujours qu'ils prendraient les forbans à revers. Pour l'instant il était seul en face des pirates qui avaient arboré leurs pavillons noirs, tout barbouillés de sang, « de sorte qu'il ne nous restait plus aucune espérance qu'en Dieu ».

Les deux pirates avaient l'un trente-trois pièces de canon, l'autre trente-six. L'armement de Mackraw n'était pas supé-rieur à chacun d'eux et son navire était certainement moins manœuvrier. Il avait donc toutes les chances d'être mis en pièces, étant acculé d'ailleurs dans le fond de la baie. Il combattit néan-moins pendant trois heures avec un courage intrépide, e m p ê c h a n t les pirates de venir à l'abordage en infligeant à l'un des trous à fleur d'eau et en brisant les avirons de l'autre qui tentait de l'approcher à force de rames.

Finalement, pour éviter l'abordage, il prit le parti de s'échouer. Le combat se poursuivit presque bord à bord. La plupart des officiers et des matelots qui se trouvaient sur le gaillard d 'arr ière du Cassandra avaient été tués. Le pirate endommagé e n v o y a i t ,

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en chaloupe, des combattants frais à son camarade. A ce moment le capitaine Kirby, jugeant Mackraw perdu, s'éloigna définitive-ment et disparut avec l'autre vaisseau, « nous laissant entre les bras de la mort ».

Il ne restait plus qu'à s'enfuir, car on ne pouvait attendre aucun quartier de la fureur des forbans. Les survivants tirèrent donc une derrière bordée et se sauvèrent à la faveur de la fumçe du canon, qui à la nage, qui en canot. La nuit tombait. Les pirates accostèrent et « hachèrent en pièces » trois blessés restés sur le pont.

Mackraw et ses matelots, assez mal en point, lui-même perdant du sang abondamment d'une blessure à la tête, se hâtèrent de quitter la côte et, après une marche de nuit harassante de 25 miles, parvinrent le matin, à demi-morts dans la principale ville de l'île où le sultan, qui était « dans nos intérêts » (c'est-à-dire ceux de la Compagnie) les cacha jusqu'à ce qu'ils fussent remis. Les pirates en effet, furieux de la résistance de Mackraw et des pertes qu'il leur avait infligées, avaient offert 10.000 écus à quiconque le livre-rait. Aussi jugea-t-il prudent de faire courir le bruit qu'il était mort de ses blessures.

Dix jours après, il put se lever et dut constater le triste état auquel ses compagnons et lui se trouvaient réduits, sans un navire, sans espérance de rentrer chez eux et « pour ainsi dire nus ». Il prit alors une décision stupéfiante de hardiesse, il s'adressa aux pirates.

A vrai dire il avait connu autrefois plusieurs d'entre eux, et, la fureur du combat apaisée, ils lui accordèrent un sauf-conduit pour se rendre à leur bord. Mais, à sa vue, la soif de meurtre se éveilla et on délibéra sur ce qu'on allait en faire. England, qui lui était favorable, avait lui-même beaucoup perdu de son auto-rit-é à cette époque. Il conseilla à Mackraw de gagner les bonnes grâces du capitaine Taylor, « qui s'était acquis beaucoup de crédit parmi eux par cette seule raison qu'il était le plus barbare de la troupe ». Mackraw y parvint en lui offrant du punch. Néanmoins

majorité penchait toujours pour la vengeance quand un inci-dent se produisit.

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On vit arriver sur le tillac un vieux bandit, « homme d'une mine épouvantable, qui, à la seule vue de deux moustaches prodi-gieuses qu'il portait, inspirait l'effroi et la terreur... Il avait une jambe de bois et la ceinture bardée de sabres et de pistolets. II demanda en jurant où était le capitaine Mackraw. À ces mots, le pauvre capitaine se crut perdu sans ressource. Pensant que cet horrible individu était son bourreau, il attendit le coup fatal ».

La brute en effet s'approcha de lui. Mais, le prenant par la main et jetant un regard féroce sur l'assistance : « Je suis bien aise, dit-il, de voir le capitaine Mackraw. Qu'il se montre celui qui serait assez hardi pour faire le moindre tort au capitaine Mackraw. Le capitaine Mackraw est honnête homme et j'ai navi-gué avec lui. )) Le tout entrecoupé de serments et de jurons bien propres à souligner Y énergie de son propos.

Mackraw fut ainsi sauvé. On se mit à discuter. Le punch fit le reste. Taylor consentit à ce qu'on laissât au capitaine le vais-seau qu'il avait mis mal en point et même cent vingt-neuf balles de drap appartenant à la Compagnie. Mackraw s'empressa de se retirer tant que les pirates étaient dans ces dispositions favora-bles. Ils mirent à la voile peu après avec la Cassandra. Mackraw put réparer le vaisseau pirate et gagner Bombay fin octobre, après une traversée de quarante-huit jours, ayant été surpris par un calme plat où ses compagnons et lui pensèrent mourir de faim. Ils étaient nus ou en lambeaux. « Le gouverneur, qui était un parfait gentleman, plein d'honneur et de bon sens, leur fit généreusement donner des vêtements neufs. »

Cependant les pirates, une fois les fumées du punch dissipées, regrettèrent leur générosité, dans la crainte que Mackraw n'aler-tât la Compagnie et que des forces considérables ne vinssent les attaquer. Ils s'en prirent à England jugé trop faible, le dépo-sèrent de son commandement et le débarquèrent à l'île M a u r i c e avec trois compagnons.

L'île était alors déserte. Les Hollandais l'avaient évacuée et les Français ne s'en étaient pas encore emparés. Les pirates aban-donnés y vécurent quelque temps de poisson et de porcs d e v e n u s sauvages. Puis ils construisirent une petite barque avec des débris

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de bâtiments qu'ils trouvèrent et se rendirent à Madagascar « où, dit Johnson, ils vivaient de charité, assistés par quelques-uns de leurs confrères qui ont eu soin de faire meilleure provision ».

En avril 1722, le commodore Matthews, qui recherchait les pirates de Taylor, trouva England à Sainte-Marie et lui demanda de le piloter. England, malgré le ressentiment qu'il aurait pu garder contre ses anciens compagnons, refusa d'aider à leur perte. Il mourut un mois après, « regrettant les erreurs de sa vie passée et exhortant ses compagnons à quitter leur triste carrière ».

Après avoir abandonné England dans l'île déserte, Taylor et sa bande de ruffians, à bord du Cassandra et du Victory, se ren-dirent sur la côte de l'Inde. Ils y prirent divers bâtiments maures, furent bien accueillis et ravitaillés par le gouverneur de Cochin, et firent une descente dans une des îles Laquedives où, ne trou-vant pas les hommes, ils violèrent les femmes, coupèrent les coco-tiers et brûlèrent les villages. C'était la bonne vie comme ils la comprenaient.

Survint alors une alerte sérieuse. Ils se réveillèrent un matin au milieu d'une flotte qu'ils prirent d'abord pour celle du pirate indien Angria, leur collègue. Mais un des vaisseaux se dirigea bientôt vers eux en hissant le drapeau britannique. Taylor paya d'audace, arbora le pavillon rouge, fit feu par tous les bords et passa. Le capitaine anglais ne voulut pas risquer ses navires sans ordre du gouverneur de Bombay. Celui-ci, furieux qu'on ait laissé échapper les pirates, plaça à la tête de la flotte le capitaine Mac-kraw qui avait si bien prouvé contre eux sa valeur. Les pirates jurèrent que Mackraw était un ingrat et qu'ils le pendraient. Mais ils furent durement poursuivis et réussirent tout juste à s échapper vers le sud en profitant de la nuit.

Pour célébrer ce succès relatif, ils décidèrent de fêter digne-ment la Noël 1720. Ils passèrent trois jours à manger, à chanter et surtout à boire, si bien que le matin du quatrième jour, ils se trouvèrent ne plus avoir, par homme, qu'une bouteille d'eau, deux livres de bœuf et i ' 11 riz. Ils se trouvaient alors loin de toute terre et sment morts de faim s'ils

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n'avaient finalement découvert dans une cale une cargaison de sucre et d'arak, provenant d'une prise. Ils soignèrent ainsi leur diabète et leur foie jusqu'à l'île Maurice, où ils ne retrouvèrent pas England. Ils y restèrent deux mois et y laissèrent une inscrip-tion : « Quitté cet endroit le 5 avril (1.721) pour aller à Madagascar faire des prises. » Mais c'était une fausse adressé pour dépister les gens curieux car ils se rendirent à Mascareigne.

Un sourire de la fortune les v attendait. Ils y trouvèrent à l'ancre un grand vaisseau portugais qui venait d'être démâté et fortement éprouvé par un cyclone; une proie toute offerte et de choix, car il y avait à bord le vice-roi des Indes, le comte d'Eri-ceira, ainsi que de nombreux passagers de marque et une riche cargaison.

En voyant arriver deux navires de construction anglaise et qui du reste avaient hissé les couleurs anglaises, les Portugais se dis-posaient à recevoir le salut et à le rendre. Mais ce qui vint ce fut une bordée et un bel abordage sabre en main. Les pirates trou-vèrent à bord, rien qu'en diamants, pour plus de 3 millions de piastres, sans compter les autres marchandises précieuses et les rançons qu'ils tirèrent des nobles portugais. Ceux-ci, moins heu-reux que le capitaine Mackraw, ne purent obtenir des pirates un vaisseau pour quitter l'île « qui ne pouvait pas nourrir tant de monde » (elle a maintenant 200.000 habitants).

Entre temps, ils s'emparèrent d'un petit navire d'Ostende qui rôdait malencontreusement dans les parages. Ils l ' e n v o y è r e n t devant eux à Madagascar pour annoncer aux frères de la Côte leur succès et leur arrivée prochaine. Mais, en atteignant la g r a n d e Ile, ils apprirent que les marins flamands avaient profité de l'ivresse des pirates qui les gardaient pour reprendre p o s s e s s i o n du navire et s'en aller dans l'Inde sans demander la p e r m i s -sion.

Arrivés à Madagascar, les forbans procédèrent au partage du butin. Chaque homme reçut un lot de 42 petits diamants, ou moins s'ils étaient plus gros. Un de la troupe qui n'en avait eu pour sa part qu'un seul, fort gros, fut mécontent et, tout en gro-gnant, alla le broyer dans un mortier. Il revint avec un sour i re

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de triomphe, ayant eu, disait-il, la meilleure part puisqu'il en avait tiré 43 morceaux.

Maintenant qu'ils étaient riches, nombre de pirates en eurent assez de courir les mers. Us décidèrent de s'installer à Madagascar avec rengagement qu'à chaque décès les survivants hériteraient. Taylor, n'ayant plus assez d'hommes pour armer deux navires, brûla la Victory et se rendit à Cochin pour vendre ses diamants. C'est à ce moment que le commodorc Matthews arriva à Mada-gascar pour s'emparer de lui. Ne le trouvant pas, il dispersa ses vaisseaux à la poursuite du pirate. Mais l'océan Indien est vaste et il dut rentrer en Angleterre bredouille.

Taylor, apprenant qu'il était pourchassé, avait d'ailleurs changé sa route et était allé se cacher sur la côte d'Afrique, dans la baie Delagoa, qu'il croyait déserte. Il eut le déplaisir d'y trouver un petit fort, installé par les Hollandais, dont il dut s'emparer pour être tranquille. Les forbans restèrent là quatre mois à se divertir. Puis, n'ayant plus de provisions et pensant que Fescadre était loin, ils repartirent en chasse, laissant aux soldats hollandais, qui mouraient de faim et de fièvre, des mousselines et des indiennes pour prendre leur mal en patience.

Mais la mer des Indes devenait décidément infréquentable; les vaisseaux de guerre y tenaient trop de place. Nous verrons au cours du chapitre suivant, qui éclaire la mentalité de Taylor, ce que furent les discussions entre les pirates et leurs hésitations sur le parti à prendre. La plus grande partie s'installa à Madagascar. Les autres, avec Taylor, se rendirent en Amérique, échappant de justesse aux croisières britanniques, et firent leur soumission au gouverneur espagnol de Porto-Bello, en Colombie.

« Ils se partagèrent le butin et y menèrent une vie calme et agréable. » Taylor devint corsaire pour le compte de Sa Majesté Catholique et put à son tour donner la chasse aux vaisseaux anglais.

Vingt ans plus tard, en 1744, on retrouve sa trace à Cuba. Les diamants portugais étaient loin. Il vivotait, avec sa femme et ses trois enfants, d'un petit commerce entre les îles.

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CHAPITRE XVIII

G E N T I L S H O M M E S

D E F O R T U N E S D I V E R S E S

Cornélius, Coudent, La Buse, John Plantain « roi de Rantabé »

Le pirate irlandais Cornélius est contemporain de Bowen et de Halsey. Il succéda au capitaine Lewis, le pirate ami du Diable, et, après de nombreuses prises sur la côte de Guinée, fit voile pour les Indes à bord du Morning Star monté par 70 hommes. H croisa au Cap l'escadre de trois vaisseaux de guerre du commo-dore Littleton et, en bon bagarreur irlandais, ne proposa rien moins que de les attaquer. Ses compagnons montrèrent plus de prudence et le bateau poursuivit sa route vers Madagascar où il mouilla dans la baie de Bombetouke.

Le quartier-maître se rendit à terre pour assurer le ravitaille-ment et remit au roi, en cadeaux, une espingole, un fusil et une paire de pistolets. Le roi, qui avait été aidé par les pirates pour conquérir son trône, l'accueillit fort bien, disant : a Je ne vous demande rien à vous autres blancs que je considère comme mes parents et tout le bétail que ce pays renferme est à votre dispo-sition. » Les pirates restés à bord commençaient à désespérer de revoir le quartier-maître, car la résidence du roi élait loin dans les terres. Ce fut pour eux une surprise joyeuse de le voir revenir fct de pouvoir contempler, peu après, un troupeau de mille zébus que le roi leur envoyait pour qu'ils puissent choisir ceux qu'ils voudraient. Ils en tuèrent une centaine bien gras, qu'ils salèrent.

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Les ressources en vivres étant sans limites, l'alcool abondant, les femmes sakalaves hospitalières, les pirates, longtemps privés de tout, menèrent une vie débordante qui, combinée avec les fièvres, en conduisit un grand nombre au tombeau. Cornélius décida alors de lever l'ancre et alla croiser dans le golfe Persique. Il n'y fit que des prises insignifiantes, échappa de justesse à une escadre portugaise et vint relâcher à Anjouan.

L'insuccès de la campagne avait mécontenté l'équipage. La majorité était composée de noirs, probablement malgaches, que Cornélius a\ait recrutés en remplacement des forbans décédés. Un Anglais, nommé Joë Williams, leur insinua que Cornélius avait l'intention de les vendre comme esclaves aux Comoriens. Il souleva ainsi une sédition, fit déposer le capitaine, prit sa place et ramena le vaisseau à Bombetouke. Le navire, rongé aux vers, fut donné au roi et les pirates s'installèrent dans le pays.

« Cinq mois après, Cornélius mourut et fut enterré avec les cérémonies habituelles. »

En même temps qu'England, le pirate anglais Condent (qu'on appelle aussi Congdom) dut quitter l'île de la Providence et, après avoir croisé le long des côtes de Guinée et du Brésil, se rendit, vers 1720, à bord du Flying Dragon, à Sainte-Marie de Mada-gascar où il recueillit quelques anciens de la troupe de Halsey.

Après avoir fait quelques prises dans ces parages, il se rendit dans la Mer Rouge. Sans doute était-il aimé des Dieux, car il s'y empara d'un vaisseau arabe portant la somme de treize laks de roupies. Nous renonçons à chiffrer cette somme en millions de francs actuels. Cela ferait trop de zéros et dans six mois ce serai t faux. On peut Vestimer à plus de 3 millions de francs-or, ceux de la période dorée d'avant 1914.

Le pauvre pirate et ses compagnons furent assommés d'une telle fortune. Ils se retirèrent quelque temps à Sainte-Marie pour réfléchir, puis décidèrent de se retirer des affaires. Condent fit demander le pardon au gouverneur français de Mascareigne qu'on commençait à nommer l'île Bourbon. Le gouverneur et son conse i l le lui accordèrent à condition qu'il détruirait ses navires. Il obéit,

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se rendi t à Bourbon et, comme il était devenu un parti considé-rable , il épousa la propre belle-sœur du gouverneur. Il rentra en France p e u après avec sa femme et s'établit à Saint-Malo où il termina ses jours en faisant figure de notable commerçant. Exemple quasi unique d'un pirate qui a pu se retirer après for-tune faite et jouir honnêtement du produit de son travail,

Le forban français, Olivier Le Yasseur, dit La Buse ou La Bouche, est à peine cité par Johnson, mais des relations françaises et hollandaises ainsi que des papiers de La Réunion permettent de reconstituer sa carrière. Nous l'avons vu déjà piller le fort de Ouidah avant England, puis échouer son bateau à Mayotte. Il est certain, bien que Johnson n'en parle pas, qu'il s'associa à Taylor pour la prise du vaisseau portugais du vice-roi à l'île Mascareigne. Il croisa ensuite avec son navire ie Victorieux autour de cette île, qui devait lui être fatale, s'emparant d'un vaisseau hollandais, la Ville cVOstende, puis d'un vaisseau français de la Compagnie des Indes orientales, la Duchesse de Nouilles, qu'il brûla. Cette dernière action lui valut Fanimosité durable des gens de l'île qui attendaient impatiemment les vivres apportés par ce vaisseau. Il vint se mettre ensuite à l'abri, avec Taylor, dans la baie Delagoa, à la côte de Mozambique.

On se souvient qu'il existait dans cette baie un comptoir hollan-dais dont Taylor s'empara. Lorsque les pirates, au bout de deux mois, quittèrent ce refuge, ils emmenèrent avec eux plusieurs fonctionnaires du comptoir qu'ils pensaient devoir leur être utiles, entre autres un hydrographe, Jacob de Bucquoy, qui, plus de vingt ans après, a publié le récit de son voyage. Il nous fait vivre dans la vie intime des pirates, avec lesquels il dut passer plusieurs mois, d'avril à novembre 1722.

Les forbans, au moment où ils quittaient Delagoa, possédaient ^ois navires : le grand vaisseau portugais, remâté et rééquipé, a bord duquel s'était installé Taylor; la Défense, commandée par La Buse. et une hourque prise aux Hollandais qu'on avait confiée à l'écossais Elk.

La plus grande incertitude régnait sur le théâtre de leurs futurs

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exploits. Taylor et les siens voulaient rester dans la mer des Indes, malgré la présence des escadres. La Buse insistait pour retourner aux Antilles. (Il est curieux de constater que plus tard ils réalisèrent chacun le dessein de l'autre. Ainsi varient, comme les vents furieux, les furieuses déterminations des hommes.) La Buse, étant en minorité, complota avec plusieurs de ses officiers d'abandonner Taylor et de faire voile pendant la nuit. Mais les autres pirates de la Défense n'étaient pas de leur avis. Ils don-nèrent l'alarme en tirant un coup de canon et en arborant le pavillon noir. La Buse ainsi que ses complices furent saisis, condamnés par la réunion des pirates et fouettés au pied du grand mât. On les rétrograda au rang de simples pirates et tout ce qu'ils possédaient fut confisqué au profit de la communauté.

Taylor proposa ensuite de s'emparer par surprise de la ville de Mozambique, capitale des établissements portugais de la côte est de l'Afrique. « On y fera, disait-il, plus de butin qu'à bord de cent navires. » Mais la plupart des forbans s'estimaient déjà assez riches. Comme les maréchaux de FEinpire ils n'aspiraient plus qu'au repos. Ils refusèrent, en représentant que, pour une sem-blable entreprise, il faudrait au moins six fois plus de vaisseaux et d'hommes.

Alors Taylor se livra à une crise violente de fureur et de déses-poir. Il rappela ses exploits passés, ses prises et sa vaillance et affirma qu'il ne craignait personne. « Si l'on pouvait monter à l'assaut du ciel, s'écria-t-il, je tirerais mon premier coup de fusil sur Dieu ! » Puis, s'eniportant contre ses compagnons, il leur reprocha leur lâcheté : « Pourquoi vous êtes-vous faits pirates? N'est-ce pas parce que vous ne craignez pas le danger et que v o u s voulez faire du butin. Du butin il y en a à Mozambique et beau-coup, mais je vois que j'ai affaire à des gens lâches, trop lâches pour se lancer dans des entreprises viriles 1 » Il pensait les secouer par cette injure, la plus sensible à leur conception de l ' h o n n e u r . Mais décidément ils avaient vieilli et ne se piquaient plus si facile-ment. Quand il vit qu'il ne gagnait plus rien sur eux, il haussa les épaules : « Rejoignons donc, dit-il, la terre la plus p r o c h e et que chacun cherche à y faire fortune comme il lui plaira. » Auss i -

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tôt la foule cria : « A Madagascar, et mettons-nous tout de suite en route ! » C'était fini. Us n'étaient plus les « gens de la mer x>. La Grande Ile leur apparaissait maintenant comme la chère patrie où F on a ses habitudes et dont le souvenir fait fondre les cœurs.

De Bucquoy a vécu plusieurs mois avec Taylor à cette époque et il a même, à ce qu'il dit, partagé sa cabine; son récit évoque curieusement la psychologie du personnage. Taylor se réveillait souvent en sursaut, « comme saisi de terreur » et, parmi d'hor-ribles blasphèmes, saisissait ses pistolets, qui étaient toujours à sa portée. II se dressait sur son séant puis, rassuré, se recouchait. Mais parfois il était pris d'insomnie et se mettait à causer.

Il était lui-même son grand sujet de conversation et s'enten-dait à se donner un rôle décoratif. Ancien officier de la marine anglaise disgracié par la Reine Anne après un change-ment de ministère, son vaisseau, nous l'avons vu, avait été pris par les pirates, qui l'élurent ensuite pour chef. Lui-même, disait-il, avait horreur de cette vie « qui n'était bonne que pour la canaille ». Mais il gardait une rancune amère contre la nation anglaise et voulait lui faire payer ses malheurs.

Il racontait, à sa manière, la lutte contre la Cassandra. Il se représentait montant sur ce navire, tout sanglant, le capitaine lui remettant son épée et lui-même l'acceptant gravement en disant : « Monsieur, vous êtes un brave officier et tout ce qui est à mon bord vous appartient. » Il y avait là de quoi tirer des larmes à tous les crocodiles de Madagascar. C'était encore plus beau quand on en venait au vice-roi de Goa. Le vice-roi tendait à Taylor, en pleurant, son épée enrichie de diamants et Taylor répondait : « Gardez-la. Je vous en fais présent, en souvenir de votre malheureux sort. » Puis il le conduisait dans sa cabine où d s'efforçait de l'amuser « par une conversation enjouée et de la musique à sa manière ». Quel homme du monde et quel chevalier! Une sorte de snob de l'aventure, tel fut, dans la mer des Indes, le dernier des grands écumeurs.

Bien qu'il fût son confident, Taylor refusa à Bucquoy de lui donner la hourque avep laquelle il voulait, ainsi que ses compa-

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gnons hollandais, gagner les Indes orientales. Les pirates, qui décidément ne s'entendaient plus, décidèrent de se séparer. Taylor prit la Défense et laissa le vaisseau portugais à La Buse, réintégré dans son commandement. Chacun agissait pour lui-même et les scènes étaient fréquentes. Le jour des adieux, les deux capitaines se réunirent pour boire ensemble une dernière fois. Ils se dispu-tèrent avec une telle violence que La Buse proposa finalement à Taylor de se battre vaisseau contre vaisseau. L'Anglais refusa ce duel original : « C'est à moi que vous en voulez, dit-il, ce n'est donc pas à mon équipage de payer pour moi. Est-ce parce que votre vaisseau est maintenant plus gros que le mien et que vous pensez m'écraser? » Puis, sa fureur l'aveuglant de plus en plus, il jeta un défi à tous ceux qui étaient là : « Me voici prêt, avancez, et je vous donnerai satisfaction, au pistolet ou au sabre, comme il vous plaira. » Mais sa supériorité dans le maniement des armes était connue et nul ne souffla mot. C'est dans ces dispositions fraternelles qu'ils se séparèrent.

Taylor, comme nous le savons, se rendit finalement aux Indes occidentales. Les Hollandais abandonnés, après avoir construit une chaloupe et avoir été rançonnés à nouveau par les pirates, réussirent à gagner Mozambique. La Buse continua à croiser dans les eaux de Madagascar, mais il y fit naufrage, son grand vaisseau se brisa et il s'installa dans le pays.

En 1724, une amnistie fut accordée par le Conseil supérieur de Bourbon à tous les pirates qui feraient leur soumission. La Buse omit de se soumettre expressément. Six ans après un capitaine de Bourbon, le sieur d'Hermitte se rendit auprès de lui et, en lui jouant la comédie de l'amitié (que les forbans avaient jouée bien des fois, mais dont ils ne croyaient pas capables les gens honnêtes), il réussit à s'emparer de lui et à l'amener à Bourbon. B e r n a r d i n de Saint-Pierre, qui raconte la chose, prétend que cette action si noire fut perpétrée « à l'instigation d'un conseiller qui v o u l a i t s'approprier sa dépouille ».

La Buse se défendit en invoquant l'amnistie. Mais l'arrêt du 17 juillet 1730 lui prouva qu'il n'y entendait rien. Il fut c o n d u i t à la potence sur la place de Saint-Denis; et la mer des Indes, qui

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avait porté ses exploits, fit miroiter les feux du soleil tropical sur cet épouvantaii pendu à une corde.

Le 20 avril de Fan 1721 (ou plutôt 1722), trois vaisseaux de guerre chargés de détruire les pirates dans l'Inde, arrivèrent devant la Pointe à Larrée, qui prolonge la Grande Ile en face de Sainte-Marie. C'est là que le midsliip Clément Downing, du Salisbury, entendit parler pour la première fois de James Plan-tain, « roi de Ranter-bay ». Il s'agit d'un village appelé Rantabé, situé un peu au sud de la pointe, Downing fut plus tard employé comme ingénieur à la cour du Grand Mogol. Avec ce qu'il a appris sur place et dans l'Inde, il a bâti une histoire de Plan-tain, dont le point de départ seul paraît vraisemblable.

« James Plantain, commence-t-il, est né à Chocolate-Hole, à la Jamaïque, de parents anglais qui prirent soin de lui inculquer l'excellente éducation qu'eux-mêmes possédaient et qui consista, dès qu'il commença à parler, à lui apprendre à jurer, à blasphé-mer et à dire des impiétés. C'est d'ailleurs la partie essentielle de l'éducation qui, dans ces pays, est donnée aux enfants du peuple. »

Il fut embarqué à l'âge de treize ans, comme domestique du capitaine, à bord d'un petit sloop qui en apparence allait charger du bois dans la baie de Campêche, mais faisait surtout la course aux Espagnols. C'était, là aussi, une excellente formation et quand un jour, à Rhode-Island, il fit la rencontre de pirates qui lui montrèrent beaucoup d'argent, il put se joindre à eux en pensant légitimement qu'il pourrait leur rendre de petits services. Il quitta ainsi son capitaine, non que celui-ci fût mauvais homme, mais Plantain venait d'avoir vingt ans « et toute contrainte lui pesait )>, C'est l'âge où certains lecteurs de romans d'aventures passent à l'action. Plantain d'ailleurs n'eut pas besoin de romans; son historien rapporte qu'il avait appris à lire, mais qu'il avait oublié.

La crise de l'adolescence, qui chez d'autres a produit des poèmes immortels, se traduisit donc, chez Plantain, par un enga-gement sur le sloop pirate^le-Twrible, commandé par John Wil-liams et qui participa 'tìaínfiagiies de Roberts et d'England

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sur la côte de Guinée. Il suivit England quand celui-ci passa dans l'océan Indien. Quand les pirates se dispersèrent, il fut de ceux qui se fixèrent à Madagascar. Ils choisirent des résidences diverses, peu soucieux de se revoir et se groupant sans doute par affinités électives. Il est certain que la vie de bord pendant de longs mois côte à côte, avec sa promiscuité et ses désagréments, devait susciter bien des haines, mais aussi sceller quelques amitiés indestructibles.

Plantain s'installa à Rantabé avec James Adair et Hans Bur-gen. « Au point de vue de la naissance et de l'éducation, James Adair était un peu supérieur à Plantain, car il savait non seule-ment lire mais un peu écrire. » C'était un Écossais de Leith qui avait échappé par la piraterie au puritanisme paternel. Quant à Hans Burgen, le Danois, il était tonnelier sur un navire capturé par les pirates et avait consenti à se joindre à eux. Ils avaient chacun leur case et se querellaient fréquemment. « Us ne sor-taient jamais que le pistolet au poing et le sabre au clair. »

Plantain était le plus riche et fît, peu à peu, figure de chef. Il s'insinua, suivant l'habitude des pirates, dans les querelles des tribus et « prit possession d'un vaste territoire », qui ne dépassait peut-être pas, à vrai dire, les limites de son village. Mais on l'appe-lait le <( roi de Rantabé » et il menait grand train, avec de nom-breux serviteurs. Ses femmes indigènes portaient de riches vête-ments de soie, voire même des diamants. Il les avait baptisées Mòll, Kate, Sue et Pegg. Mais elles ne lui suffisaient pas, comme on va le voir.

Le mot malgache « mpanjaka » signifie celui qui règle les ques-tions, l'administrateur. Nous le traduisons ordinairement par «roi» ou « reine », mais il peut s'appliquer à des chefs infimes, voire à des sous-ordres, aussi bien qu'à la reine Ranavalo. Plantain, lui, prit sa royauté très au sérieux. Il commença à se sentir le devoir de consolider son royaume par d'illustres alliances et à fonder une. dynastie. Apprenant que le roi sakalave du Boina, que les pirates appelaient Long-Dick, avait une petite-fille métisse, fille d'un pirate anglais, il demanda en mariage cette Eleonor Brown, que l'on disait d'une grande beauté.

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C'est à cette époque que Downing, si on l'en croit, rencontra Plantain. Les navires de guerre étaient mouillés à la Pointe à Larrée. Downing se promenait à terre quand il vit venir vers lui « un étranger vêtu misérablement, mais avant deux pistolets passés à la ceinture » qui lui demanda s'il appartenait aux navires de guerre envoyés à la poursuite des pirates. Sur sa réponse affir-mative, il déclara qu'il était lui-même un ancien pirate, mais qu'il avait pris sa retraite dans les environs et il s'offrit à appro-visionner les navires en bétail et autres vivres. Des relations com-merciales s'établirent entre les gendarmes et l'ancien bandit. Downing devint le confident de Plantain et connut ainsi ses aventures et ses espoirs.

Jusque-là le récit garde quelque allure réelle, mais ensuite il devient délirant. 11 est évident que Downing, reparti avec les vaisseaux et ébloui encore d'avoir fréquenté un roi, si piètre que fût son équipage, a imaginé de toutes pièces une guerre de Troie ensanglantant Madagascar pour les beaux yeux noirs et le teint ambré de cette nouvelle Hélène, Eleonor Brown.

Lorsque le roi Dick, raconte-t-il, eut reçu la demande de Plan-tain, il demanda leur avis aux pirates de l'ancienne troupe d'En-gland qui vivaient auprès de lui. Ceux-ci, qui étaient sans doute en mauvais termes avec Plantain, persuadèrent le roi de refuser. Plantain furieux envoya à son prétendu beau-père un ultimatum, le menaçant d'envahir ses états et de le réduire lui-même en **

esclavage. Comme le roi repoussa cet ultimatum, Fex-pirate pré-para ses troupes pour une expédition.

Il avait une petite armée exercée, dont le chef était un mulâtre, qu'on appelait Molatto Tom et qu'on disait selon Horning être le fils d1 Avery. L'histoire d'Avery, exploitée par les littérateurs, était la seule connue de la bonne société anglaise. On mettait donc Avery partout.

Molatto Tom, d'après Downing, réussit à amener à Plantain l'alliance d'un grand nombre de rois de la Côte. De son côté, le *oi, Dick rassemblait ses forces et ses alliés. Nous voyons ainsi s organiser deux ligues puissantes qui coupent Madagascar en deux partis. Inutile de dire que cela ne correspondait aucune-

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ment à l'état de l'île à cette époque, avec ses tribus étroitement compartimentées, séparées par d'immenses étendues désertes.

Downing n'en fait pas moins rencontrer lesdites armées « à mi-chemin », et il brosse un beau tableau de bataille sur le modèle européen : au centre, Plantain avec le drapeau anglais, à sa gauche le Danois sous l'enseigne de son pays, à. sa droite l'É-cossais James Adair déployant l'étendard de Saint-André. Plantain, vainqueur, prit quelques pirates, ses ennemis. Il les força à marcher sur des charbons ardents, puis il les fit larder de coups de sagaie. Poursuivant sa marche, il parvint à la côte Ouest et s'empara du Boina, du roi Dick qu'il fit mettre à mort, et de la belle Eleonor Brown qu'il épousa. Il se retourna ensuite contre les rois alliés de son ennemi et, après deux ans de lutte, les vainquit et s'empara de tout Madagascar. Simplement.

Plantain, retournant de ses conquêtes, se prépara, comme Picrochole, à « reposer à son aise » avec Eleonor Brown. Il avait trouvé, à vrai dire, la dame déjà quelque peu enceinte. Mais il ne s'en formalisa pas, et en cela il était bon malgache. Il la cou-vrit de joyaux, lui fit un certain nombre d'enfants, écouta patiem-ment ses pieuses exhortations, car elle était chrétienne, et tua d'un coup de pistolet un officier d'un navire de passage qui la serrait d'un peu trop près.

Ayant atteint le comble de ses vœux, il résolut de quitter Mada-gascar pour se rendre dans l'Inde connaître de nouvelles aven-tures. Downing, q u i vivait alors dans l'Inde, a sans doute j u g é nécessaire de promener son héros dans ce nouveau décor afin d'en utiliser les descriptions.

Il fait donc construire un sloop par Plantain et ses derniers fidèles qui placèrent à bord leurs trésors et la « reine » Nelly. La traversée était longue; plusieurs hommes moururent et f u r e n t jetés à la mer. Enfin les pirates atteignirent la côte de Ma-labar et Plantain se mit au service du pirate hindou Angria qui le reçut magnifiquement et le nomma « amiral en chef ». Ceci se serait passé en 1726 et Plantain aurait résidé huit ans à Mada-gascar.

Après une description des splendeurs de l'Inde et de l ' é t o n n é -

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rnent de Plantain « habitué à une. existence grossière à Mada-trascar », notre héros disparaît. Il se fond dans ce paradis de bayadères, comme un personnage de légende. N'est-il rien de plus que le produit de l'imagination effervescente du jeune Dow-ning, avide d'égaler la gloire littéraire d'un Defoe avec son Avery? Cependant !a rencontre de Downing et de Plantain sur le sable rend un son véridique et modeste, bien différent des outrances qui suivent. Elle a dû servir de point de départ au mythe.

En mars 1720, le chef d'escadre portugais Borelly signale la présence sur la Grande Terre, dans un lieu qu'il appelle Tellenare, à deux lieues de Sainte-Marie, d'un mulâtre de la Jamaïque qui avait épousé une fdle d'un roi du pays et qui régnait sur les for-bans et les Malgaches de la région. Ces renseignements, avec quel-ques variantes, notamment la couleur de la peau, confirmeraient tout au moins la première partie du récit de Downing.

Plantain, s'il avait gardé une activité de chef local, n'exerçait plus la piraterie dans les eaux de la Grande Ile. La Buse, qui y demeura pour son malheur, fut le dernier capitaine pirate en retraite ayant, connu quelque notoriété. La corde qui lui serra le cou sur la plage de Saint-Denis marqua la fin de la piraterie, avec un léger retard sur les événements comme toutes les homolo-gations officielles.

Pourquoi donc et sur quelles initiatives prit fin, dans ce coin du monde, l'ère des gentilshommes de fortune? C'est ce qui nous reste à voir.

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CHAPITRE XVIII

INTERVENTIONS ÉTATIQUES La fin des pirates blancs

« Il y à quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n'est pas chez nous, mes frères : Chez nous il y a des États, » Ainsi parlait Zarathoustra, voici déjà bien longtemps.

Il y a pourtant un peuple dont la disparition pourrait être portée au crédit de l'étatisme. C'est celui des pirates. Ces indivi-dualistes, comme les autres, ont été anéantis par l'organisation conquérante.

Herbe sauvage et déprédatrice, ils n'avaient pu croître et subsister que le long de côtes encore humides de la création, le long des océans mal tenus, loin des jardiniers qui mettent le monde en carrés. Ils se sont éteints, comme la baleine franche, à mesure que l'humanité encadrée prenait possession de la planète, repoussés des mers d'Europe vers les Antilles puis vers les soli-tudes de l'océan austral, et leur souvenir nous paraît aussi fabu-leux aujourd'hui que celui de leurs confrères en terreur et en soli-tude maudite : le Diable et le grand serpent de mer.

Tant que le commerce des Indes resta une entreprise aléatoire, laissée aux particuliers audacieux, les gouvernements ne se pré-occupèrent nullement des rapines occasionnelles des pirates. Us abandonnaient volontiers le lointain Océan Indien aux ébats de ces grands enfants tapageurs et sans doute bénissaient-ils cet exutoire qui éloignait des mers d'Ejirope et des Antilles tant de redoutables chenapans. C'était une sorte de bagne volontaire, c^éé par la Providence. Du reste les forbans s'en prenaient surtout

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aux navires hindous et arabes. Et faire la course aux infidèles était, nous le savons, œuvre pie. On avait bien à subir quelques protestations du Grand Mogol. Mais cela sentait l'opérette et les affaires sérieuses étaient ailleurs.

A mesure que les compagnies des Indes orientales, anglaise et française, prennent naissance et force, les pirates deviennent moins acceptables. Mais les guerres européennes ne laissent pas de vaisseaux disponibles pour s'en occuper et les intervalles de paix sont employés à reconstituer les flottes et à préparer la pro-chaine guerre inévitable.

Néanmoins la période de « paradis à l'ombre des épées » qui suivit la guerre de la Ligue d'Augsbourg permit d'adresser aux pirates quelques avertissements. En 1699, Pontchartrain fit partir M, de Châteaurenault pour Pondichéry avec trois vaisseaux pour courir sus aux forbans anglais et hollandais, et s'en faire un mérite au-près du Grand Mogol. Le mérite ne fut pas grand, car il paraît n'avoir rien fait.

Cette même année, le roi Guillaume III d'Angleterre « alarmé de l'extension qu'avait prise la piraterie dans l'Océan Indien et des pertes énormes que subissait de ce fait le commerce de l'Ex-trême-Orient », envoya à Madagascar et dans l'Inde cinq vais-seaux de ligne sous le commandement du commodore Warren. C'est lui qui promit le pardon à tous les pirates sauf Avery et Kid. Le succès paraît avoir été médiocre. La pendaison de Kid refroidit d'ailleurs singulièrement les nostalgies du pays natal. Les années qui suivirent sont même celles où la piraterie à Mada-gascar connut sa plus grande extension. C'est l'âge du pullulement des petits pirates : les Bowen, Burgess, Halsey, Howard, North et tant d'autres moins connus.

Us devinrent si gênants que, malgré la guerre de Succession d'Espagne déjà entamée, le gouvernement britannique résolut d'en finir. En 1703, le commodore Littleton fut envoyé avec trois navires, YAnglesèa, le Ilastings et le Lizard pour apporter le pardon aux pirates de Sainte-Marie et des environs qui pro-mettraient d'abandonner leur vie d'aventures. Un certain nom-bre l'acceptèrent. On les mit à bord de navires de commerce pour

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les rapatrier, ne se fiant pas trop à leurs promesses, ce qui était sage.

Littleton avait ordre de sévir contre les pirates qui ne feraient pas leur soumission. Il exécuta cet ordre avec une mollesse sur-prenante, pour ne pas dire plus. Il vint mouiller dans la baie de Tintingue, sur la côte en face de Sainte-Marie, fit venir les pirates à son bord et les relâcha sous divers prétextes. Bien mieux, « comme ils avaient de la difficulté à nettoyer la coque de leurs gros navires, il mit généreusement à leur disposition des moufles et de puissants palans afin de leur permettre de caréner ». Harnîl-ton qui rapporte cette histoire sans Y affirmer pense que Littleton a agi ainsi « pour des raisons de haute politique »; singulier euphé-misme !

Un autre commodore, Richards, croisa peu après dans l'Océan Indien. Il arrêta deux pauvres pirates retirés chez les Malgaches, John Pro et ce David Williams dont nous avons vu l'histoire. Il les fit mettre aux fers, mais la surveillance dut se relâcher et ils s'échappèrent.

En somme, toutes ces tentatives prouvaient sans doute que les gouvernements commençaient à se soucier des pirates. Mais l'exécution fut aussi faible que les résultats obtenus. Puis la guerre de Succession d'Espagne absorba les flottes. La course utilisa les énergies des mauvais garçons, de sorte que le recrutement de la piraterie cessa quelque temps. Les forbans de Madagascar, qui étaient là depuis de longues années, s'étiolèrent, décimés par le climat et les dangers du métier. La plupart, comme North, se fixèrent dans la Grande Ile, mi-agriculteurs, mi-guerriers. C'est seulement la signature de la paix d'Utrecht qui rendit les cor-saires à la piraterie, puis la dispersion des pirates de la Providence ^n 1718 qui amena des troupes fraîches à la piraterie de la mer des Indes ; England, Taylor, La Buse, Condent, Plantain et leurs émules.

On constate donc dans l'histoire de la piraterie européenne aux Indes orientales des périodes d'expansion suivies de périodes de sommeil, ou, si l'on veut, un cycle végétatif où les floraisons alter-nent avec les dessèchements. Il y a floraison quand diverses

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circonstances, notamment la paix en Europe et aux Antilles, poussent les pirates vers les mers sauvages, dessèchement quand le recrutement tarit. Les pirates sont alors éliminés peu à peu par le combat et le dur soleil tropical ou créolisés par le pays, neutra-lisés de toute manière plus par les conditions de lçur existence que par la poursuite des escadres royales.

On peut compter ainsi quatre périodes d'expansion : celle du milieu du xvxie siècle, entre le traité de Westphalie et les guerres de Louis XIV; puis, do 1685 à 1701, la période d'Avery, de Misson et de Kid; celle des petits pirates, qui culmine vers 1705; enfin, celle des derniers forbans, qui commence en 1718 et se termine vers 1726. •

Pourquoi celle-ci fut-elle la dernière?

Les exploits d'England et de ses collègues commençaient à être connus en Angleterre et à émouvoir les milieux commerciaux. On était en pleine paix et les escadres se trouvaient disponibles, ce qui avait permis déjà de réduire les pirates de la Providence et de la côte de Guinée. La tête de Teach « Bîack-Beard » avait figuré comme un trophée sur le beaupré du navire de Maynard. Les hommes de Roberts avaient expié au bout d'une corde sur le rocher de Cape Corso Castle. Restaient les pirates de l'Océan Indien, dans leur repaire de Madagascar, et aussi les pirates hindous du Malabar qui commençaient à faire parler d'eux d'une manière excessive. Une expédition fut décidée et on la confia au commodore Matthews.

C'était un homme brave, mais « dénué de sens commun, de bonnes manières et qui n'avait aucune connaissance du monde ». Avec cela brutal et malhonnête. Assez semblable en sorrime aux gens qu'il devait prendre en chasse. Mais son gibier conna i s sa i t mieux que lui le terrain et ses gîtes.

Le 6 février 1721, il quitta l'Angleterre à la tête d'une escadre comprenant trois vaisseaux : le Lyon, le Solisbury et VExeter. Il trouva au Cap une lettre du gouverneur de Madras l ' i n f o r m a n t de la situation : les pirates écumaient l'Océan Indien dans tous les sens, avec 11 navires et 1.500 hommes, et Condent. venait de

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réussir son fameux coup de chance dans la Mer Rouge, qui sti-mulait étrangement l'émulation de ses collègues.

Matthews fit donc voile pour Madagascar dans l'espoir de surprendre les pirates. Mais divers accidents ayant dispersé sa flotte, il arriva seul à la baie de Saint-Augustin et y laissa des lettres pour les autres navires, leur indiquant tout son plan de campagne et les lieux de réunion. Les pirates, qui n'étaient pas sans amis dans la région, arrivèrent dès qu'il fut parti, prirent connaissance des lettres et donnèrent aussitôt avis à tous leurs confrères de se cacher ou de quitter les parages. Ils obéirent avec empressement. C'est à cette époque que Taylor fit une retraite de quelques mois avec La Buse à la baie Delagoa et que les autres s'installèrent à terre le long des côtes malgaches, faisant figure d'honnêtes retraités bien repentants de leurs erreurs passées.

Le jour où le Salisbury arriva à Sainte-Marie, le jeune Downing, qui était rnidship sur ce navire, constata une animation extraor-dinaire de pirogues entre cette île et la Grande Terre. C'étaient les pirates qui s'enfuyaient avec leurs familles indigènes, en empor-tant leurs trésors. Mais les officiers ne le surent que plus tard. Non seulement ils ne pourchassèrent pas les forbans, mais ils avaient grande crainte d'être attaqués par eux pendant la nuit et tinrent tout l'équipage sur le pont, faisant à chaque instant des appels.

Le lendemain, ils se rendirent dans l'île et n'y trouvèrent pas de pirates, mais les restes d'un fort, qu'ils attribuèrent à Avery. Des bateaux échoués jonchaient la côte. A certains endroits on enfonçait jusqu'aux genoux dans la cannelle, le girofle et le poivre.

« Le roi du pays vint ensuite à bord pour se concilieras nouveaux maîtres, un peu tremblant qu'ils ne le punissent de son amitié avec les pirates. » Il offrit au capitaine ses deux filles en cadeau, car c'était l'usage de faire cette offre aux pirates. Le capitaine, âgé ou prudent, se contenta de remercier du cadeau sans y toucher. Mais <c ces dames furent^^TÇgi^e^ par certains de nos officiers qui payèrent cher cet hjii^ur, <&rSiï coûta la vie à l'un, et l'autre fut bien poivré ».

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C'était sans doute un souvenir aimablement laissé par les pira-tes. Un autre élail la coutume de sceller l'amitié en buvant en commun un verre d'eau salée mêlée de poudre à canon. Le roi révéla aux officiers cet extraordinaire cocktail.

Les navires se rendirent ensuite à la Pointe à Larrée et c'est là que Plantain vint à leur rencontre. Au lieu de poursuivre les pirates à terre, Matthews dut juger que ce n'était pas son domaine et il préféra faire du commerce avec eux, leur vendant des cha-peaux, des vêtements et de l'arack qu'il avait pris dans l'Inde, en échange de leur or et de leurs diamants.

Il essaya bien, à vrai dire, d'obtenir des renseignements sur les pirates en exercice, notamment sur Taylor. Mais les forbans en retraite ou prétendus tels, se montrèrent complètement ignorants du sort de ces mauvaises gens, avec qui ils juraient avoir rompu toutes relations.

Matthews tournoya donc au hasard dans l'Océan Indien, relâ-chant à Bourbon, puis à Bombetouke, puis aux Comores. Il dis-persa ensuite ses navires qui se fatiguèrent à chercher sur toute l'étendue des mers des vaisseaux qui n'y étaient plus.

Il n'avait pas eu un meilleur succès dans l'Inde. Son caractère le précipita dans des querelles violentes avec tous les gens qui devaient l'aider.

La fin et les résultats de son expédition sont indiqués d'une manière concise par Johnson : « Ils ne réussirent pas dans cette croisière et retournèrent en Angleterre sans avoir rien fait. »

Cependant les pirates avaient eu chaud. Ils apprécièrent à sa valeur l'honneur que le roi leur avait fait de leur envoyer une escadre et supposèrent qu'il n'en resterait pas là. Ils n'auraient pas toujours la chance inouïe de voir tomber entre leurs mains le plan de l'expédition. Madagascar et ses environs n'étaient plus la sûre retraite sauvage, ignorée du reste de la planète, qu'ils avaient connue en des jours heureux. Il fallait s'adapter aux circonstances nouvelles. On se dispersa donc et chacun prit le parti qui lui convenait le mieux : Taylor regagna les Indes occi-dentales, Plantain s'engagea chez Angria, La Buse et la p l u p a r t de ses collègues se fixèrent à Madagascar.

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Au reste l'expédition grotesque de Matthews ne fut pas le seul motif de sagesse pour les forbaps. L'Océan Indien devenait peu à peu irrespirable pour eux parce qu'il s'organisait. Sauf Mada-gascar toujours laissée à elle-même en raison de sa bienheureuse mauvaise réputation, toutes les îles, tous les rivages jadis déserts ou anarchiques, se peuplaient, se colonisaient, s'armaient de canons et de tribunaux. Ces côtes, jadis édéniques, devenaient malsaines pour les « gens de la mer ».

A la fin du xviie siècle, les Mascareignes, quasi-désertes, [offraient des escales commodes aux pirates. Nous avons vu à [diverses reprises le gouverneur hollandais de Maurice et le gou-verneur français de Bourbon accueillir et aider les forbans. Au rxvine siècle, les choses changèrent. La Compagnie des Indes orientales dut compter sans doute que les profits du commerce avec les pirates ne compensaient pas leurs pillages. Le 18 janvier 1709, défense fut faite aux habitants de Bourbon de trafiquer avec les pirates, et, le 15 juin 1711, une ordonnance de Louis XIV renouvela l'interdiction de commercer avec eux.

Le fait même qu'on eut à renouveler l'ordre prouve qu'il n'a-vait pas été exéciïté. Car si la Compagnie perdait beaucoup avec les pirates, il en allait tout autrement pour les particuliers de Bour-bon, voire même pour le gouverneur. Les nouveaux règlements firent peut-être seulement monter les prix, ce qui est souvent l'effet des règlements féroces débonnairement appliqués.

En 1721, la Compagnie des Indes, constatant que le commerce avec les pirates avait survécu aux textes draconiens, donna des instructions à la fois plus libérales et plus précises pour le restrein-dre. Il était défendu de les recevoir, sous quelque prétexte que ce fût, et de leur fournir « aucun vivre, excepté l'eau et le bois ». Ils ne pouvaient mettre à terre que deux hommes qui seraient étroitement gardés; le bois serait immédiatement payé et aucune chaloupe ne leur serait fourme.

Le climat était donc à la méfiance, mais pas à l'hostilité déclarée. Le gouverneur de Bourbon restait un lien diplomatique entre les forbans et le monde civilisé. C'est à lui qu'en 1720 Coudent s'a-dressa, après fortune faite, pour demander le pardon qui lui fut

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largement accordé. Son ancien lieutenant John Clayton en fit autant en 1724. On le vit arriver un beau jour en rade de Saint-Paul avec 8 hommes et 40 esclaves malgaches. Il demanda le pardon pour lui et ses compagnons, et aussi pour d'autres cama-rades restés à Madagascar et qui, plus méfiants ou moins hardis, n'avaient pas voulu se rendre sans assurances.

C'était une bonne occasion de se débarrasser définitivement des pirates en gagnant à la population de Bourbon des éléments utiles et des richesses dont l'énormité faisait pardonner l'origine. Le gou-verneur Desforges-Bouchér envoya Clayton à Madagascar pour persuader ses anciens amis de venir s'installer à Bourbon. Il leur prêcha la bonne parole, mais dut se créer des inimitiés. Car, à peine avait-il mis à la voile pour le retour qu'une pirogue se détacha de terre montée par deux forbans. Ils rejoignirent le navire et assassi-nèrent le malheureux Clayton, sans que son équipage ait paru réagir. Desforges-Boucher resta en correspondance avec les pirates; on a des lettres de Bohony et de La Buse, qui déclarent parlcF au nom d'autres pirates, notamment Jérôme et La Raison, et qui discutent des conditions de leur établissement. Cela traînait en longueur. Le gouverneur profita du passage du vaisseau La Vierge de Grâce, commandé par le chevalier de Pardaillan, pour envoyer cet officier à Madagascar châtier les meurtriers de Clayton et rame-ner les autres pirates. Pardaillan réussit en partie. Le 4 novembre 1724 des lettres patentes du Conseil provincial accordèrent le pardon à 23 forbans dont certains, trop turbulents, furent ensuite rapatriés en Europe. La Buse demeura à Madagascar et mal lui ôn prit, comme on sait.

Par la suite les Mascareignes s'organisèrent et prospérèrent grâce au café et à la canne. Elles n'avaient plus besoin du trafic des pirates. Un chantier de construction navale fut créé à Port-Louis, qui devint le point d'appui des flottes françaises. Toute chance était ainsi enlevée à la piraterie. Mais la course deva i t encore, à la fin du siècle, jeter dans la mer des Indes, ses derniers feux éblouissants avec le grand Surcouf, de Saint-Malo.

Les Indes furent plus lentes à s'organiser. L'empire des Mogols

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se décomposait. Les Compagnies européennes assuraient quelque peu la police des côtes. Mais la politique des comptoirs à l'égard des pirates ressemblait quelque peu à celle qu'on avait longtemps pratiquée aux Mascareignes. Il y eut pourtant quelques admi-nistrateurs honnêtes et énergiques, entre autres le gouverneur de Bombay, Charles Boone. Il fit bâtir un mur autour de l'établis-sement, puis construisit des navires de guerre. Il eut bientôt sous ses ordres une petite flotte de dix-huit frégates, yawls, ketches et galères à rames. Malheureusement les gages des matelots étaient si faibles qu'ils préféraient souvent déserter et aller s'en-gager chez le pirate hindou Angria, et leurs officiers manquaient de discipline et de compétence. M. Boone infligea néanmoins aux pirates quelques sévères leçons. Nous avons vu Taylor lui échap-per de justesse. Angria eut quelques navires capturés. M. Boone comptait beaucoup, pour en finir, sur l'expédition Matthews, et son échec lui fut tellement sensible qu'il quitta les Indes pour l'Angleterre en 1722, réussissant au passage à battre une Hotte d'Angria. Après son départ, les pirateries hindoues reprirent de plus belle et c'est seulement le grand Clive qui y mit fin, en 1756, en détruisant le repaire d'Angria, où l'on trouva de l'argent, de l'or et des joyaux pour 130.000 livres.

A cette date l'Inde péninsulaire était solidement tenue par les Européens et les princes leurs alliés. Depuis longtemps alors on ne parlait plus des pirates blancs dans ces parages qui avaient fait leur fortune. La flotte de M. Boone les avait découragés, ainsi que l'organisation des convois et les lois contre la piraterie.

Les convois étaient organisés depuis longtemps pour protéger les navires de la Compagnie et même les navires hindous et arabes qui trafiquaient entre la côte de Malabar et la mer Rouge. Us furent régularisés et renforcés.

Les lois anglaises contre les pirates n'avaient à l'origine envi-sagé que la piraterie dans les mers d'Europe. Les forbans capturés devaient être amenés en Angleterre pour y être jugés. Quand la piraterie eut pris sa grande extension aux Antilles et aux Indes orientales, il fallut prévoir des formes plus expéditives. Une loi de 1699 stipula que tout serviteur compétent de l'État pourrait

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arrêter et juger une personne accusée d'avoir commis un acte de piraterie.

Une loi de 1721 renforça et étendit ces dispositions. Elle consi-dérait comme « pirates, criminels et brigands » les maîtres et arma-teurs de navires qui font du commerce avec les piratçs, leur four-nissent des munitions et des vivres, ou même correspondent avec eux. La punition des pirates était la mort, dans tous les cas où il avait été fait usage de la violence; sinon les travaux forcés. Les marins blessés en se défendant contre les pirates seraient soignés aux frais du gouvernement et récompensés; ceux qui ne se seraient pas défendus se verraient condamnés à six mois df3 prison et leurs gages confisqués.

Le monde, par hasard, était en paix et pouvait s'occuper de choses utiles. Ainsi la piraterie, fille de la guerre et du désordre, disparut alors du monde. D'autres guerres devaient amener de biens pires calamités.

Fait curieux, ies puissances européennes avaient été parfois tentées d'adopter à l'égard des pirates une attitude non seule-ment libérale, mais complice. L'humanité ne compte guère quand il est question de politique nationale, et la raison d'État transforme en vertus romaines toutes les actions les plus unanimement réprou-vées dans la vie courante. Madagascar était considérée en Europe, surtout après les fantastiques histoires sur Avery, comme le royaume des pirates, puissamment organisé, muni de flottes nombreuses et dont l'alliance pouvait être recherchée. Fran-çois Ier s'était bien allié avec le Grand Turc. Les forbans, au moins, étaient des chrétiens et il n'y a pas de péchés sans miséricorde.

En 1701 fut soumis à Louis XIV un projet tendant à enlever aux Hollandais le Cap et Batavia en s'alliant aux Arabes et aux pirates. Le roi très chrétien refusa. Car « les Arabes sont les ennemis des chrétiens... et on ne peut guère se fier aux forbans ».

En 171 % la proposition fut reprise par un sieur de La Mer-veille qui était passé à Sainte-Marie et avait fait « grande liaison avec les forbans ». 11 dit leur grand nombre et leur désir de se soumettre et de jouir de leurs biens en paix. La France, si elle

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I N T E R V E N T I O N S É T A T I Q U E S 205 voulait faire de cette île une colonie, serait accueillie par eux avec joie et bénéficierait de leurs découvertes pour le commerce de l'Inde. L'affaire n'eut pas de suite.

Les gouvernements français et anglais connaissaient, en effet, à peu près les forces réelles des pirates et le fond qu'on pouvait faire sur eux. Plutôt que de les utiliser, ils préférèrent les réduire. Mais ailleurs, dans les pays plus lointains, moins informés des choses de l'Océan Indien, ces mirages pouvaient encore faire impression. Auprès des cours du Nord, hommes d'État chiméri-ques et aventuriers tentèrent leur chance d'illusionnistes en mon-trant aux souverains, dans un halo de mystère et de profit, l'ac-quisition possible de la grande île australe surmontée du pavillon noir à tête de mort.

Le point de départ de ces curieuses manœuvres est un Hollan-dais dont on ignore le nom, qui, s'étant rendu à Madagascar, avait pris contact avec les pirates. Il est possible que certains d'entre eux lui aient fait part de leur désir d'en finir avec cette vie et de jouir de leurs richesses en paix sous le drapeau d'un honnête souverain. Peut-être avaient-ils appuyé cette suggestion de perspectives brillantes, voire de quelques dons. Toujours est-il que le Hollandais se rendit en 1716 à la cour de Danemark et soumit la question au comte de Gyldensten, qui en fit un mé-moire au roi. Ce serait, dit-il <c une action pieuse et digne d'un grand roi », de sauver l'âme de ces pauvres pirates repentants. De plus, leur bravoure bien connue serait utilement employée dans les armées de Sa Majesté. Enfin « Votre Majesté pourrait profiter d'une somme considérable qu'ils ne manqueront pas de lui offrir ». Malgré ces perspectives alléchantes, le projet en resta là.

Mais il arriva que ce mémoire tomba, Dieu sait comment, entre les mains d'un envoyé secret du roi de Suède, alors ennemi des Danois. Cet envoyé entra en relations avec le Hollandais et, à son tour, exposa longuement l'affaire à son souverain. A vrai dire, le rédacteur du mémoire se targue de relations avec les pirates et il est possible qu'il ne soit autre que le Hollandais lui-même. Il proposa au roi de s'emparer de l'île Maurice, alors vacante, et d'y établir les forbans de Madagascar pour la défendre. Ce serait

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la forteresse d'une Compagnie suédoise des Indes orientales. II avait déjà, disait-il, ouvert cette perspective aux pirates, qui avaient préféré rester ambulants de peur qu'une retraite fixe n'attirât des attaques. Mais la protection du roi changeait tout, et les forbans, comme les Romains des premiers temps « qui n'é-taient qu'un ramas de coureurs », deviendraient une des « nations du monde les plus braves et les plus polies, et en un mot les plus capables de toutes sortes de vertus ».

L'idée de créer à ses frais un établissement philanthropique pour la régénération des forbans dans une île déserte des anti-podes pouvait difficilement retenir Charles XII. Il était alors empêtré dans d'interminables guerres, qui tournaient fort mal, contre tous ses voisins, Russie, Pologne, Danemark et il projetait, de plus, de rétablir Jacques III Stuart sur le trône d'Angleterre. Les forbans de l'hémisphère austral ne pouvaient l'intéresser qu'à titre de combattants sur des champs de bataille plus proches. C'est là qu'interviennent deux extraordinaires aventuriers, le comte de Linange et le marquis de Langalerie.

Linange, qui prenait habituellement le titre modeste de comte ou celui de landgrave, s'intitulait aussi à l'occasion prince de l'Empire et de Chabanais, duc de l'Angelpont, de Madagascar, d'Ophir et autres lieux. En réalité, il s'appelait Joseph Joumard. Ce n'était pas un caractère banal. Il eut l'originalité, en France, après la révocation de l'Édit de Nantes, de se convertir au pro-testantisme, ce qui lui valut d'être emprisonné à la Bastille comme renégat. Libéré en 1714, il se mit en quête d'aventures dans divers pays. L'existence des pirates à Madagascar lui fut révélée, peut-être en Hollande, et fouetta sa belle imagination. Il raconte dès lors, en persuadant sans peine tous ses auditeurs, que les 100.000 forbans de cette île s'étaient mis à sa disposition et l'avaient élu « roi de Madagascar » (un de plus, après Avery et Plantain, avant Benyowski). Il disposait, disait-il, d'une prodigieuse quantité de richesses qu'il offrit d'abord aux Hollandais, par amitié pour eux comme participation dans une compagnie à créer. Mais les mar-chands hollandais n'étaient pas des ignorants en matière d'Indes orientales, et il lui fallut placer sa friponnerie ailleurs.

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I N T E R V E N T I O N S ÉTATIQUES 207 Il rencontra le marquis de Langalerie, un vrai marquis celui-là,

ancien maréchal de camp qui, après des démêlés avec le ministre Chamillard, était venu prendre du service en x\llernagne, Le métier des armes avait eu jusqu'alors un caractère quelque peu international, qui était, à vrai dire, en voie de disparaître. Si bien qu'il fut condamné, pour félonie, à avoir la tête tranchée en effi-gie. Du coup il abjura lui aussi le catholicisme, et voua au Pape, qui n'y était pour rien, une haine mortelle. Linange, se targuant d'une vague parenté avec lui, le persuada de la grandeur de ses projets et l'y associa, pour leur donner plus de créance. Langalerie accepta à condition que la croisade contre le Pape y fût ajoutée. Car c'était un intellectuel et il avait besoin d'idéologie.

Nul ne paraissait mieux indiqué que le Grand Turc pour faire la guerre au Pape. Les deux associés lui proposèrent donc de leur céder une des îles de l'Archipel afin d'y recevoir « 20.000 braves gens ». Ils entendaient par là les forbans de Madagascar. « Nous avions parole de ces gens-là, assure Langalerie, qu'aussitôt qu'ils auraient reçu leur passeport de la Porte, ils s'y rendraient en toute diligence avec une flotte de 60 vaisseaux armés en guerre et chargés de la meilleure partie de leurs immenses trésors. »

Un accord fut passé avec l'ambassadeur Osman-Aga. Mais l'île de l'Archipel resta un mirage aussi oriental que la formidable armée des pirates. Alors au printemps de 1716, Linange et Lan-galerie se rendirent au Danemark et demandèrent un terrain près d'Altona pour installer leurs troupes. Ils n'eurent pas plus de succès.

Voltaire, dans son Histoire de Charles XII. dit qu'on a, à cette époque, proposé au baron de Goërtz, ministre du roi de Suède, l'armée des pirates et les « 60 vaisseaux chargés de richesses ». Nul doute, à ce chiffre, qu'il ne s'agisse de nos deux aventuriers. « Le baron, dit Voltaire, fit agréer au roi la proposition ; on envoya même l'année suivante deux gentilshommes suédois, l'un nommé Cromstrom et l'autre Mendal, pour consommer la négociation avec les corsaires de Madagascar ». S'ils s'y sont vraiment rendus, ils durent être bien surpris.

Cette année-là, 1715, Langalerie était en prison à Vienne et

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rendit son âme à Dieu. Charles XII mourut en guerrier Tannée suivante. Quant au « roi » Linange-Joumard, on n'en parla plus.

Mais il restait visiblement quelqu'un pour ressusciter le mirage. En 1723, la reine de Suède fait armer trois frégates pour fonder un établissement à Madagascar. Elles ne dépassèrent pas Cadix.

À la fin de la même année, c'est la Russie à son tour, ayant acquis depuis peu une fenêtre maritime, qui imagine brusque-ment de devenir une puissance coloniale. C'était un nouveau jeu de Pierre-le-Grand et il le poussa avec sa hâte et son énergie habi-tuelles, solidement appuyées sur une belle ignorance de demi-sauvage. Il fît, en dix jours, préparer deux frégates pour une croisière de huit mois avec un équipage sélectionné. Dès son arri-vée à Madagascar, l'amiral Wilster devrait remettre ses lettres de créance au roi de ce pays, que le tsar appelle « mon cousin » et le persuader de venir visiter la Russie en passant par Arkhan-gelsk! Il devait ensuite pousser dans l'Inde et s'assurer l'amitié du Grand Mogol.

L'amiral se rendait bien compte de l'insuffisance des prépara-tifs, mais il avait trop peur du tzar pour protester. Il mit donc à la voile, mais ne dépassa pas la Baltique. Une des frégates faisait eau et menaçait de couler. On revint au port, et là elle coula com-plètement comme on essayait de la mettre au sec. Pierre, qui ne renonçait jamais expressément à un projet, en ajourna l'exécution sine die. Et nul ne songea plus aux forbans de Madagascar.

Ils ne demandaient du reste qu'à se faire oublier. La piraterie n'était plus provoquante et hardie comme à ses débuts. Elle avait vieilli comme toutes les institutions humaines. Il y a une vieillesse même pour les « mouvements de jeunesse ». Seulement la vie violente de la piraterie l'avait usée très vite. Sa jeunesse avait brûlé de l'enthousiasme de la nouveauté, du hasard grand ouvert, du monde mystérieux, des initiatives illimitées. On était maintenant installé sur des côtes reconnues, dans des repaires devenus classiques; la circulation maritime suivait des lignes régulières et mieux protégées; le métier n'était plus qu'une rou-tine assurant un magot suffisant pour vivre auprès de sa mena-

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gère malgache et de ses enfants métis. A partir de 1725, le métier lui-même disparaît. Madagascar n'est plus qu'une maison de re-traite pour forbans. La piraterie grisonne et met ses pantoufles, si l'on peut employer une telle image pour des gens qui allaient ordinairement nu-pieds.

Quel est le nombre de ces forbans retirés dans la Grande Ile et dont la réputation redoutable était parvenue jusqu'à Moscou? Il semble qu'il ait beaucoup varié avec les périodes d'expansion et de régression de la piraterie, mais qu'il n'ait jamais été très élevé. En 1710, le commodore Rogers estime qu'il n'y en a pas plus de 70 dans toute l'île. En 1712 le sieur de la Merveille assure qu'il y en a 400, rien que dans la petite île de Sainte-Marie, où Drury, qui y est allé en 1717, n'en a compté qu'une vingtaine. En 1720, le gouverneur français de Pondichéry leur attribuait 11 vaisseaux montés par 1.550 hommes. Ce chiffre, si même il a été atteint, correspond à la période d'expansion qui a suivi la destruction du nid de pirates de la Providence. En 1723, le sieur Bénard écrit « qu'il y a dans un canton de Madagascar 40 à 50 forbans dont la plupart sont Anglais ». Il s'agit sans doute soit de la baie d'Antongil, soit plutôt de la côte qui fait face à Sainte-Marie (Fénérive, Foulpointe, Rantabé, Tintingue). Ce chiffre paraît raisonnable et la population totale des anciens forbans fixés dans la Grande Ile après la cessation de la piraterie active ne doit pas avoir atteint 200, ce canton-là étant certainement le plus peuplé. On est loin des 100.000 « braves gens » qui devaient former l'armée imaginaire de Linange.

Nous connaissons remplacement des repaires. Sainte-Marie, la côte située en face et la baie d'Antongil étaient devenues la patrie d'élection des forbans.

Le sieur Robert, qui les a vus de près en 1730, dit que les uns étaient là (à la baie d'Antongil) « depuis un temps considérable, les autres depuis dix ou douze ans ». Les premiers étaient peut-être les compagnons d'Avery et de Tew, les autres ceux d'England et de Taylor. « Ils y sont, dit-il, considérés comme de petits souve-rains, ayant chacun sous sa dleiíìíi^bL^n deux ou trois villages; cette autorité ne leur est v ^ u e què^^rce qu'ils ont pris pour

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femmes les principales négresses, celles qui étaient les plus en dignité du pays et qui étaient déjà presque toutes riches par la fréquentation de tout temps des forbans. »

« Leurs maisons sont situées au milieu d'une grande cour; elles sont élevées sur plusieurs poteaux de bois et on ne peut y entrer qu'en y montant par une échelle; la cour est entourée d'une forte palissade faite de gros pieux dans laquelle sont d'ordinaire ménagées des manières de meurtrières où quelques-uns ont placé de petites pièces de canon. » A part les canons, cette description s'applique parfaitement aux cases des chefs indigènes de la côte Est. Les pirates avaient donc adopté la case du pays sur pilotis, en feuilles de ravenales, bien adaptée à un pays marécageux. Dans la cour se trouvent également les habitations des femmes, celle des serviteurs, la cuisine et les magasins. Les parcs à bœufs sont à proximité, puis vient la broussaille des bananiers et des plantes vivrières, enfin les terrains de culture et les rizières.

Drury, qui a visité à Bombetouke la maison d'un pirate, la déclare « superbe ». Il est vrai qu'il venait lui-même de passer des années dans la partie la plus pauvre de l'île. Ce devait être une grande case indigène. Il en admire les richesses : « Il possé-dait des plats d'étain, un lit garni de rideaux et quelques autres meubles, mais pas de chaises, que remplaçaient très insuffisamment des coffres. » A part quelques meubles provenant des bateaux pillés, le mobilier ordinaire devait ressembler à celui des cases malgaches : étagères de bois, calebasses et nattes de jonc.

Les vêtements ont toujours été le point faible des pirates dans ce pays où le tissage est un luxe, réservé aux toges de cérémonie. Les indiennes et les soieries provenant des pillages couvraient les femmes des forbans. Maix eux-mêmes étaient en loques. Un navigateur dit en avoir vus vêtus uniquement de peaux de bêtes. Cette évocation des hommes des cavernes paraît bien suspecte. Il est à supposer qu'ils auraient plutôt adopté les vêtements locaux en joncs ou raphia tressés, à la fois plus légers et plus pratiques. Toujours est-il que leur aspect, au bout de quelque temps de ce bariolage et avec l'adaptation à la chaleur, devait être assez pitto-resque.

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En 1716 Drury, qui était alors à Bombetouke, vit surgir dans sa ca.se deux blancs « d'un aspect si formidable et si menaçant, dit-il, que je me levai d'un bond et armai un de mes fusils, pla-çant l'autre à ma portée ». C'étaient deux pirates, John Pro et Nick, compagnons de Burgess. John Pro « portait une jaquette courte garnie de grands boutons plats, et des culottes; mais il n'avait ni bas ni souliers. Dans sa ceinture était logée une paire de pistolets et il en tenait à la main un troisième ». Son compagnon traînait un arsenal semblable. Leurs dispositions à l'égard de Drury étaient fort cordiales, mais il aurait sans doute été contraire à leur dignité de se déplacer avec un moindre attirail.

Il leur manquait en outre bien des produits d'importation. « Ils n'ont, dit Robert, ni vin, ni eau-de-vie, ni souliers, ni chapeaux, et ils ont besoin de beaucoup d'autres choses. Ils promettent de payer largement ce qu'on leur apporterait, et c'est certain, car ils n'ont pas plus de conscience à dépenser leur argent qu'ils n'en ont à le gagner. » Les profits, pour les commerçants qui s'y ris-quaient, étaient énormes, car les pirates « payaient tout ce dont ils avaient besoin en argent et en diamants vingt fois plus cher que leur valeur ». Les vivres frais et les esclaves faisaient aussi partie de leurs moyens d'échange, surtout quand la piraterie active cessa d'alimenter le trafic. Mais le risque était gros pour les commerçants et, nous l'avons vu, la tentation d'un navire était si grande pour les pirates qu'ils ne résistaient pas toujours à s'en emparer et à piller ceux qui les avaient tondus. Leurs coups de force éloignaient ensuite les négociants pour des années.

Ces impulsions malheureuses ne pouvaient être freinées ni par la loi, ni par l'autorité. A bord, des règles assez strictes s'appli-quaient, surtout dans le combat; la navigation et la victoire impliquaient un certain mécanisme social. A terre la seule loi était la liberté, avec le maintien de la camaraderie. Son prestige personnel et sa sagesse reconnue imposaient parfois un juge su-prême, comme Nathaniel North. Parfois on élisait un « gouver-neur » qui réglait les différends; mais c'était pour quelques mois et chacun devait remplir cette fonction à tour de rôle. Les déci-sions importantes devaient toujours être prises à la majorité,

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et ce vote n'obligeait pas la minorité. La société pirate était une anarchie égalitaire tempérée par une sorte d'esprit de corps. Souvent la division se mettait entre eux. Les querelles étaient parfois sanglantes. Mais en cas de danger extérieur, la cohésion se faisait automatiquement. Les « gentilshommes de fortune », isolés, chacun sur sa colline dans sa palissade, redevenaient l'équi-page terrible d'un vaisseau pirate, ennemi du genre humain.

De telles colonies d'hommes violents, sans lois, sans contrainte, dans un pays sauvage où les plus grandes libertés étaient possi-bles, ne ressemblaient guère à la Salente de Fénelon. Les instincts les plus destructeurs s'y donnaient libre cours quand ils en avaient l'occasion. « Un navire écossais que commandait un certain Miller, a, à lui seul (dit Hamilton) détruit plus de pirates que toutes les escadres qui ont été envoyées à grands frais pour les pourchasser : ce Miller a apporté à Madagascar, en 1704, une cargaison d'eau-de-vie et de bière très alcoolisée qu'il leur a vendues et il en est mort plus de 500 à la suite des orgies auxquelles ils se sont livrés. »

La plupart d'entre eux étaient des brutes et, quand ils n'étaient pas bridés par le prestige d'esprits supérieurs comme Misson ou North, ils devenaient aisément des fléaux. Pour la moindre des fautes, ils attachaient leurs serviteurs à un arbre et les tuaient. On les voit parfois descendre à terre, courir dans tous les sens, violer les femmes du pays. De grands massacres, à Antongil, à Sainte-Marie, exécutés la nuit par les Malgaches exaspérés, ren-dirent les pirates plus prudents. A la longue ils aboutirent à une sorte d'entente avec les naturels, devenant des petits chefs locaux.

Leur armement et leurs habitudes de combat les rendaient redoutables dans les petites guerres locales. Ils en profitèrent pour les susciter, de manière à utiliser leurs talents, acquérir des alliances profitables et faire des esclaves soit pour les servir eux-mêmes, soit pour vendre aux traitants occasionnels. C'était là leur métier. On ne voit pas qu'ils aient appris grand'chose de bon aux indigènes, sauf peut-être certaines techniques de charpentiers.

Ils avaient des femmes malgaches et des enfants métis à qui ils ne ménageaient pas leurs richesses. « On y voit (à Sainte-Marie), dit Robert, les négresses couvertes des plus belles étoffes

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I N T E R V E N T I O N S ÉTATIQUES 213

des Indes avec broderies d'or et d'argent, et plusieurs y portent des chaînes, boucles, bagues et manilles d'or, même des diamants d'un prix considérable. » Des femmes « héritèrent de quelques-uns qui leur firent donation de bonne volonté en mourant; d'autres, en plus grand nombre, ayant été maltraitées et menacées d'être renvoyées pour en prendre d'autres à leur place, se sont servi du poison par jalousie ou par vengeance, les ont fait crever et ont emporté tout ce qui appartenait à ces malheureux ».

Il s'agit là des forbans de Sainte-Marie, qui n'avaient pas encore abandonné la vie maritime. Ceux qui s'étaient établis dans la Grande Terre, à l'intérieur, y menaient une vie plus pauvre et plus régulière, incorporés peu à peu au pays. On les voit penser encore parfois à l'Europe, exprimer aux marchands européens le désir d'être protégés par un souverain, sans doute pour obtenir des facilités de commerce. Mais ils ne désirent pas être rapatriés. Ils se sont enracinés dans leurs habitudes et leur famille. Les femmes malgaches sont douces et dociles; ils s'attachent aux en-fants café au lait qui piaillent tout nus dans leurs jambes; le soir ils fument leur longue pipe en regardant leurs filles danser gracieusement au clair de lune. En Europe, ils seraient des miséreux et des suspects; ici ils font figure de petits seigneurs. Ils ne quitteront plus ce pays qui est devenu le leur et dont le climat a endormi leur rudesse. Ils sont devenus des Malgaches.

Telle fut la fin paisible de ces féroces aventuriers, dans leurs cases en feuilles de ravenales à peine caressées par le lointain vent de la mer. Ces amoureux de l'exceptionnel avaient rompu avec le monde pour courir les hasards de l'inconnu à la poursuite de leur rêve. Rêve brutal sans doute : l'or, les plaisirs faciles; mais aussi le désir des pays lointains, de la domination, du changement, de la liberté. Chacun cherchait son Dieu par l'évasion. Et, finale-ment, à l'autre bout du monde, fatigués de l'action et des illusions, ils avaient rencontré l'humain : la sagesse malgache, sa conception « la vie est douce », un bonheur fait de mesure. Ainsi ces tru-blions de l'Occident vinrent dans un Orient sauvage ap-prendre malgré eux l'humanité.

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CHAPITRE XX

L E S D E S C E N D A N T S D E S P I R A T E S

Fondation du royaume des Betsimisaraka Expéditions maritimes

Ils ne moururent pas tout entiers. Les enfants de ces hommes énergiques et batailleurs héritèrent de leurs contestables vertus. Mais, appartenant aux tribus malgaches, ils purent y jouer un rôle plus important et plus durable. En sorte que les forbans anar-chistes furent à l'origine de la première organisation politique des peuples de la côte Est. Revanche tardive de la société.

Les principaux établissements des pirates étaient, nous l'avons vu, situés dans l'île de Sainte-Marie et le long de la côte voisine, dans la baie d'Antongil» autour de la Pointe à Larrée, et aux envi-rons de Fénérive et de Foulpointe. Cette région, depuis Antalaha au nord jusqu'au sud de Tamatave, était occupée par une quinzaine de grandes tribus £t un plus grand nombre de petites, périodi-quement en guerre les unes avec les autres. La présence des pirates et la traite des esclaves avaient développé les guerres. Les prison-niers7 les bœufs et le riz étaient vendus à la côte aux traitants européens. Ce trafic prit une grande extension avec la mise en culture des îles Bourbon et Maurice. Il fallait des travailleurs et des vivres pour les plantations.1 En échange, les Malgaches se procuraient des étoffes, des perles de yerre, des marmites et aussi des fusils, de la poudre, des pierres à feu et des balles néces-saires à leurs expéditions.

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216 . LES PIRATES A MADAGASCAR

Grâcc aux habitudes de commerce et de guerre des pirates, cette région de la côte était ainsi devenue la plus fréquentée de Madagascar et ses habitants disposaient d'une richesse et d'un armement qui faisaient envie aux peuples plus déshérités d'a-lentour. Ceux-ci pouvaient craindre d'être un jour soumis et submergés par leurs puissants voisin^. Ils prirent les devants car l'offensive est la meilleure des défensives, le bon droit est naturellement du côté de l'assaillant et les guerres sont toujours justes, saintes et inévitables.

Au sud de Tamatave, dans la région d'Andevorante et de Vatomandry, vivaient une vingtaine de clans, qui, pour lutter contre leurs voisins du nord, se groupèrent sous le nom de Tsilcoa (« qu'on ne renverse pas ») et se rangèrent aux ordres d'un de leurs chefs, Ramanano. Une armée nombreuse fut réunie qui s'empara brusquement de Tamatave et Fénérive.

Les gens du sud se comportèrent en pays conquis comme de « bons sauvages », incendiant les villages, brûlant les récoltes, vendant hommes, femmes et enfants à la côte, punissant cruelle-ment les moindres délits, confisquant le trafic et, ce qui est impar-donnable aux yeux des Malgaches, profanant les tombeaux. Car les morts ne se vengent pas sur les profanateurs, mais sur les gens de leur tribu qui les ont laissé profaner, t^es malheurs de ceux-ci ne devaient donc plus avoir de fin. Rrutâlisés le jour, ils grelottaient de terreur la nuit dans leurs cases de bambous, sentant rôder les âmes sans abri des ancêtres irrités.

Tel était l'état lamentable du pays quand revint dans la région de Fénérive un jeune homsae qu'on avait oublié, le métis milaho.

Son histoire nous est contée par Mayeur, le plus célèbre des Français qui coururent la brousse de Madagascar dans la seconde moitié du xvm e siècle, et qui, le premier, parvint à Tananarive. Il utilisait des traditions orales alors très vivantes. Aujourd'hui encore l'histoire racontée par les anciç-ns du pays célèbre le souve-nir de Ratsimilaho, le héros national.

On traduit ordinairement son nom par « Monsieur qui ne demande pas » ou bien « Monsieur qui n'a pas la peau luisante ».

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LES D E S C E N D A N T S DES P I R A T E S 2 1 7

Il était, dit Mayeur, fils du pirate anglais Tom et de la princesse Rahena, de la tribu des Zafindramisoa, de Fénérive.

Tom, connu par les Malgaches sous le nom de Tamo, un des premiers pirates qui soient venus sur la côte orientale, avait emmené son fils en Angleterre afin de lui faire donner une éduca-tion à l'européenne, mais ce jeune homme, qui avait dix-sept ans et était fort intelligent, après trois mois passés à Londres, fut pris de nostalgie et demanda à retourner dans son pays avec une telle insistance qu'on dut le ramener à Madagascar; en le renvoyant son père lai donna de l'argent, des marchandises et des munitions de guerre.

Tel est le récit de Mayeur. On a admis jusqu'ici que ce Tom, père de Ratsimilaho et « un des premiers pirates qui soient venus sur la côte orientale » ne pouvait être que Tom Tew. Mais le récit de la vie de Tew ne fait aucune mention d'un enfant rfiétis. D'autre part Tew était américain, de Rhode-Island, et ne mit jamais les pieds à Londres.

Nous avons au contraire un autre Tom qui remplit parfaite-ment les conditions pour être reconnu père de l'enfant, c'est Thomas White. Nous savons qu'il a vécu à Fénérive et à Foui-pointe (les deux ports étant d'ailleurs peu distincts dans les rela-tions du temps); qu'il a eu un fils métis; qu'il lui a légué ses biens, fort considérables, en recommandant de l'envoyer en Angleterre faire son éducation; que les exécuteurs testamentaires confièrent l'adolescent, quelques années après, à un honnête capitaine de navire marchand qui passait par là; que celui-ci prit un soin paternel du jeune homme et Famena à Londres. H est difficile de trouver, dans l'histoire d'un pays sauvage, une identification aussi précise.

La seule difficulté serait celle des dates. D'après Mayeur, les premiers exploits de Ratsimilaho auraient eu lieu vers 1712. Or, fils de Tom Tew, il aurait pu naître vers 1695, fils de Tom White pas avant 1701. Mais Mayeur écrivait une cinquantaine d'années après les événements, suivant des renseignements donnés par les Malgaches, lesquels n'ont aucune idée de la chronologie.

Tout d'ailleurs contredit cette date de 1712. Les é v é n e m e n ts

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218 LES PIRATES A M A D A G A S C A R

qui ont marqué le retour de Ratsimilaho sont si importants que les récits européens de l'époque sur cette côte si fréquentée n'au-raient pu manquer d'en faire mention. L'histoire de North en particulier se déroule dans cette région. Elle fait état de luttes confuses, qui correspondent peut-être à la conquête,du pays par les gens du sud, mais d'où n'émerge aucune grande individualité. Il en va tout autrement dix ans plus tard. En 1722, Downing parle d'un certain « Molatto Tom » (mulâtre Tom) qui avait une si grande influence dans le pays que les indigènes avaient voulu le nommer roi. Il en fait le général en chef de son héros, Plantain, pour ces guerres fantastiques. Il en fait aussi le fils d'Avery, le seul pirate dont il connut le nom et, pour les besoins de sa cause, lui donne quarante ans. Mais il est impossible, pour un Européen peu exercé, de lire l'âge d'un Malgache sur sa physionomie.

Downing, qui prétend avoir vu « Molatto Tom », le décrit comme « un homme de haute stature, bien membré et d'une figure agréable. Ses cheveux n'étaient pas laineux..., ils étaient au contraire longs et noirs ».

Ratsimilaho, pour les Européens, resta toujours « Tom ». Au milieu du siècle, et bien qu'il eût changé son nom malgache depuis longtemps, les Français des Mascareignes qui étaient en rapports de commerce avec lui l'appelaient « Tom Similo ».

Arrivant d'Angleterre, pays de la liberté, Ratsimilaho fut ulcéré de trouver ses compatriotes gémissant dans l'esclavage. Par sa mère il descendait des chefs du pays : son père lui levait laissé une belle fortune et un caractère entreprenant. Il avait donc le prestige, les moyens d'action et les qualités nécessaires pour délivrer le pays de l'oppression des Tsikoa et de leur chef Ramanano. Mais il était encore très jeune et on ne le prenait pas encore au sérieux dans sa tribu. Les Tsikoa inspiraient d'ailleurs une telle terreur que nul n'osait se plaindre ni conspirer.

Ratsimilaho résolut de s'imposer par un coup d'État, une de ces audaces de jeunesse qui assurent la fortune aux ambitieux. >11 envoya un de ses parents à la cour de Ramanano pour le som-mer d'évacuer Fénérive et Foulpointe, en lui concédant s e u l e m e n t une grâce : l'usage de Tamatave pour son commerce. L ' e n v o y é

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LES D E S C E N D A N T S DES PIRATES 219 portait à la main une corne pleine de riz, sur le front un felana, coquillage rond, ornement de guerriers. L'ultimatum était clair « Choisis la paix ou la guerre ».*

Rarnanano, indigné d'une telle insolence, fit ordonner à Ratsi-milaho de quitter le pays sous peine de mort. Le jeune homme se sauva dans la baie d'Antongil, mais fit annoncer à Ramanano qu'il reviendrait. Dès lors il devint l'espoir de toutes les tribus humiliées.

il groupa autour de lui les gens de la baie, parmi lesquels les enfants de pirates étaient nombreux. On les appelait Zana-Malata (« enfants mulâtres ») et ils faisaient souvent figure de chefs, turbulents comme leurs pères et avides de batailles. De nombreux partisans se joignirent à eux. Il y avait là toute une jeunesse ardente dont Ratsimilaho était devenu le chef, aussi bien par son audace que par le prestige de ses voyages lointains. Quand il estima ses guerriers assez nombreux, Ratsimilaho convoqua les représentants des tribus pour un grand Kabary (kabare : discours) le jour de la pleine lune que le sort indiquait comme favorable. Après que tout le monde se fut placé, suivant la cou-tume, par rang d'âge et de dignité, Ratsimilaho abandonna sa sagaie pour prendre le bâton du mpisaka (celui qui saisit, l'ora-teur). Ce bâton, comme celui de maréchal, est l'insigne d'une dignité. Un seul personnage dans chaque clan est autorisé à s'en saisir pour parler au nom de la communauté.

Son discours fut long et impétueux. Il osa, lui tout jeune (le respect de la vieillesse est encore considérable à Madagascar), blâmer les anciens et les hommes mûrs pour s'être laissé enlever par les Tsikoa l'héritage de leurs ancêtres; puis il rappela les maux dont ils étaient accablés, évoqua leurs anciennes richesses et conclut en les invitant à se montrer dignes de leur passé et à secouer le joug de leurs oppresseurs.

Tous les chefs de tribus, qui l'avaient écouté en silence, accroupis par terre, enroulés dans leur toge de cérémonie ou enfoncés dans leur fourreau de paille trçpaé&j^e levèrent alors un à un pour prendre la parole, chacu$/cfi§frafij^ton bâton. Nombre d'anciens, prudents et un peu vexés' v<%\rabroués par un gamin, opi-

I I £ !

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220 . LES PIRATES A MADAGASCAR

liaient pour la paix; mais J'enthousiasme des jeunes balaya tout et le parti de la guerre triompha. Ratsimilaho fut proclamé com-mandant en chef des Antavaratra (gens du Nord)- Puis ils firent une cérémonie analogue à la fraternité du sang, s'obligeant ainsi à se prêter un mutuel appui jusqu'à la mort.

L&s jeunes gens se dispersèrent alors dans toutes les tribus pour prêcher la guerre et annoncer que tous ceux qui ne se join-draient pas à eux seraient traités en ennemis. Un grand nombre de guerriers s'y trouvèrent réunis avec leurs sagaies. Ratsimilaho avait rassemblé 200 fusils qui furent distribués aux jeunes gens les mieux exercés. Tout le monde arborait le jelana blanc au front, tel une cocarde. Les vivres et les munitions étaient envoyés en avant par pirogues le long de la côte. Puis le signal fut donné et les combattants, pleins de zèle, s'élancèrent sur la route du sud. Les 50 lieues qui séparent Ambitsika de Fénérive furent franchies en six jours.

Les Tsikoa ne s'attendaient pas à une telle rapidité. Ils gar-daient le gué qui donnait accès à Fénérive. Mais Ratsimilaho passa la rivière en amont et arriva devant les palissades de la ville. Elle était bien fortifiée et résista à ses assauts. Alors il usa de ruse. Ses hommes feignirent de se disperser. Si bien que les Tsikoa, ayant repris confiance et jugeant que tout était terminé, reprirent leurs occupations de paix. On était au début des pluies; c'était le moment de travailler les rizières. Le mode de labourage, toujours usité de nos jours, consiste à faire entrer un peu d'eau dans les rizières, puis à les faire piétiner par les bœufs. Les hommes, tout nus sauf un léger pagne, courent après les bœufs, les frappant et les excitant par des cris, pour leur faire remuer la terre avec leurs pattes. A'ia fin de la journée, hommes et bêtes sont cou-verts de boue et exténués. C'est ce moment que choisit Ratsimi-laho pour l'attaque. Les Tsikoa coururent à la ville pour la défendre, mais elle venait d'être prise par un mouvement tournant et ils n'eurent d'autre ressource que de s'enfuir, tout maculés de boue rouge, vers leur citadelle de Vohimasina.

Ratsimilaho, vainqueur, leur donna le sobriquet de Betanimena {beaucoup de terre rouge) et ses hommes^adopterent désormais

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LES D E S C E N D A N T S DES P I R A T E S 2 2 1 «

le nom de Betsimisaraka (les nombreux inséparables). Les deux peuples ont gardé ces noms depuis lors.

Bloqué dans sa citadelle, le roi Ramanano, affamé, entama des négociations. Son ennemi, magnanime^ lui laissa Tamatave.

Ratsimilaho fut alors élu "par acclamations roi des Betsimisa-raka, qui désormais formeraient un même peuple, de la baie d'Antongil à Tamatave. Il changea de nom, comme le font tou-jours les souverains malgaches à leur avènement, et s'appela Ramaromanompo (Monsieur qui a de nombreux sujets). Par la

•vsuite, Ramanano reprit les hostilités, mais, chassé de Tamatave, il fut assiégé dans un village fortifié derrière la rivière Vohitra, et finalement dut se rendre. Il paya désormais un tribut à Rama-romanonpo.

Celui-ci, la paix établie, put développer le commerce et établir de bons rapports avec ses voisins. Il n'éprouva de difficultés qu'avec ses semblables, les Zana-Malata descendants de forbans qui le jalousaient et ne rêvaient que de batailles. Pour renforcer son pouvoir, il eut l'idée, dépassant fort le champ de vision des chefs malgaches de son temps, de chercher un appui chez le peu-ple le plus puissant de l'île à cette époque, les Sakalaves, dont les rois, tous parents, dominaient la côte Ouest d'un bout à l'autre. Comme sa femme était morte, il envoya une ambassade pour demander en mariage la fille du roi de Bombetouke, le plus consi-dérable des souverains sakalaves du nord-ouest. C'est sans doute cette demande matrimoniale que Downing a attribuée à son héros Plantain.

Le roi Sakalave avait une fille unique, Matavy (la grasse). Il accorda sa main de bon cœur à un prince dont il savait la puis-sance et les exploits. Un traité d'alliance et de commerce fut en outre conclu entre les deux souverains. L'ambassade repartit, comblée de présents et ramenant la fiancée.

Tout paraissait sourire à Ramaromanompo. Malheureusement sa femme paraît avoir eu un tempérament excessif. La coutume malgache, surtout chez les Sakalaves, admet une aimable liberté en matière de mœurs. Mais il y a des limites, et la grassouillette Matavy paraît les avoir abondamment franchies. Elle accoucha

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d'un fils, Zanahary (c'est-à-dire « Dieu », tout simplement), qu'on s'accorda à déclarer d'un autre que son mari. Mais Ramaroma-nompo, pour s'assurer un règne paisible et l'appui sakalave, n'hésita pas à sacrifier ses propres enfants qu'il avait eus d'autres femmes et à désigner Zanahary comme son fils et succes-seur.

Les Malgaches ont à ce sujet des idées très larges et aiment beaucoup les enfants. S'ils n'en ont pas, ils en adoptent. Comme dans l'ancienne Rome, il importe, avant tout, que les rites d'of-frande et de sacrifice aux Dieux et aux Ancêtres puissent continuer à être accomplis.

Ramaromànompo, à part ces légers incidents intimes, eut un règne long et paisible. Il sut rester aimé de son peuple et déve-loppa le commerce avec les Européens, entretenant toujours de bons rapports avec eux. Lorsque La Bourdonnais vint se ravitail-ler à la baie d'Antongil, où les étrangers n'allaient guère, il empê-cha ses sujets, émules des forbans, d'attaquer les vaisseaux et leur fit fournir au contraire des vivres et des secours de toutes sortes.

Il mourut vers 1754. Tel fut ce grand homme, ce métis de forban, qui s'imposa

comme prince par l'intelligence et le caractère. Il sut grouper les tribus éparses de la côte Est, qui vivaient dans l'anarchie, la guerre et la misère. Il en fit un État puissant et prospère dont il assura la persistance et la cohésion. Le peuple des Betsimisaraka, dont le nom s'étend aujourd'hui aux Betanimena et à toutes les tribus depuis Sahambava jusqu'au sud de Mananjary, est actuelle-ment le troisième de l'île, bien plus important que les Sakalaves, et compte 500.000 âmes.

Le fils de « Tom » et de Rahena a largement dépassé son époque* Les petits chefs malgaches alors ne regardaient guère au delà de leur tribu. La conquête sakalave de la côte ouest, au xvn e siècle, n'avait été qu'une marche en avant de guerriers dans un pays quasi-vide. Ramaromanompo sut faire l'union des tribus par l'exaltation de sentiments communs. Il introduisit dans la Grande Ile le sens territorial de l'État, dont les pays d'Europe sans doute lui avaient offert l'exemple. Il se haussa même à l'idée des inté-

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rêts malgaches communs; son alliance avec les Sakalaves en est un témoignage. Son œuvre préfigure celle des grands rois merina, qui, cinquante ans après lui, devaient fonder le royaume de Madagascar. L'unité malgache, que Gallieni devait plus tard achever, doit reconnaître en lui un précurseur efficace et en tous points digne d'admiration.

Après lui, son royaume se décomposa peu à peu. Les Zana-Malata et les chefs locaux reprirent leur importance. Divers comp-toirs français furent créés, puis évacués lors des guerres napoléo-niennes. En 1817, le roi des Hova, Radama Ier, occupa le pays betsimisaraka. En 1826, les chefs Zana-Malata se révoltèrent, mais ils furent battus, conduits à ïananarive et massacrés. Ainsi finit, avec la descendance des pirates, le royaume des Betsimi-saraka.

Il n'en avait pas moins brillé d'un vif éclat. Si peu cohérent qu'il fût politiquement à la fin du x v m e siècle, le sentiment de former un seul peuple subsistait et ce peuple avait gardé du temps des pirates et des expéditions de Ramaromanompo le goût des combats et des aventures de mer.

De tout temps la pêche en mer avait été pour eux une ressource appréciée. Des marins hollandais du xvie siècle rapportent avoir vu les gens de Sainte-Marie pêcher la baleine. Un capitaine fran-çais estime en 1786 que les Betsimisaraka de Foulpointe et de la baie d'Antongil en prennent une trentaine par an. « Ils font, dit-il, boucaner la viande dont ils sont friands. »

Les embarcations de la côte Est étaient et sont encore des plus primitives. C'est le simple tronc d'arbre évidé à la hache et au feu, avec des extrémités arrondies, sans quille ni balancier. Les dimensions ordinaires sont médiocres : en moyenne 0 m 60 de large et 7 mètres de long. On place quelques planches en travers pour servir de banc. Les pagaies sont de simples pelles. Telle est la pirogue de rivière.

Pour aller en mer on y ajoute simplement un bordage en plan-ches légères, qui surélève les bords auxquels il est relié par des lianes. Le banc placé le plus à l'avant est percé d'un trou. Quand

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on a vent arrière, on y place un petit mât avec une voile en nattes de joncs qui ne dépasse pas 2 mètres dans toutes ses dimensions.

Tel est l'équipement avec lequel les gens de la côte Est affron-tent la grande houle du large et avec lequel ils osaient se risquer à harponner les baleines. Les pirogues de la côte Ouest et des Comores, effilées, avec leur balancier et leur voile plus large, sont des instruments incomparablement plus élégants et plus marins. Et cependant ce sont les Betsimisaraka, montés sur ces instruments primitifs, qui menèrent, pendant toute la -fin du xv in e siècle et le début du xix€, des expéditions régulières de pillage aux Comores et jusqu'à la côte d'Afrique. Héritiers des forbans, leurs instincts^ l'emportaient sur l'infériorité de leurs moyens.

A vrai dire les pirogues utilisées pour ces expéditions semblent avoir été de très grande taille : jusqu'à 3 mètres de large et 12 mè-tres de long si l'on en croit Froberville. Elles pouvaient porter de 40 à 50 hommes.

Froberville ajoute que « les différentes pièces qui les compo-saient étaient jointes avec des chevilles de bois, ou cousues avec les fibres du raphia ». Si le fait était exact et s'il ne s'agissait pas simplement du bordage, on se trouverait devant des bâtiments d'une technique plus avancée, certainement apprise des forbans et totalement disparue aujourd'hui. D'autre part Frappaz rap-porte, d'après un propos recueilli à Anjouan, que les Betsimisa-raka joignaient parfois les pirogues deux à deux, comme le fai-saient les Polynésiens pour leurs grandes expéditions de guerre.

La difficulté principale de ces entreprises maritimes était le veirt, car on ne pouvait naviguer que vent arrière. On partait entre août et octobre, période où l'alizé est régulier et sans vio-lence. Les retours, contre l'alizé et les courants du cap d'Ambre, étaient difficiles. Beaucoup d'embarcations périssaient. En fait, on cessait rarement de pagayer.

Les expéditions étaient soigneusement préparées. La saison venue, les chefs Zana-Malata se rendaient dans les diverses tribus et s'informaient du nombre d'hommes et de pirogues que chacune

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pourrait fournir. Ils marquaient ces quantités par des nœuds faits à des lanières de cuir. Des promesses solennelles étaient jurées, en prenant à témoin Dieu et les ancêtres.

Les pirogues de Tamatave partaient les premières, se dirigeant vers le nord le long de la côte, rejointes au passage par les contin-gents de Fénérive, de Foulpointe et de Tintingue. On arrivait ainsi à Vohémar où Ton retrouvait les gens de la baie d'Antongil et du nord-est. C'était une escadre considérable qui parvenait au nord de l'île et passait le cap d'Ambre. En suivant la côte nord-ouest on atteignait enfin Nossi-Bé et les rades voisines où quelques pirogues sakalaves se joignaient à l'expédition. Alors toute la flotte mettait le cap vers le couchant, vers les Comores.

Les forces des pirates étaient très variables, mais obéissaient à une sorte de périodicité. Il y avait de grandes expéditions quinquennales, groupant jusqu'à 500 pirogues et 18.000 guerriers. Elles vidaient le pays betsimisaraka de toutes ses embarcations. En 1810 l'agent français de Tamatave constatait que les arrivages de riz et tout le trafic d'exportation se trouvaient ainsi complè-tement arrêtés. Les expéditions des quatre années intermédiaires ne comportaient, dit Froberville, qu'une cinquantaine de pirogues « afin de ne pas ruiner à jamais les ressources des Comores, et de permettre aux habitants, par le rétablissement de leurs plantations, de préparer une plus riche proie à la grande invasion ».

De 1785 à 1820, selon ce même auteur, les Comores n'eurent que trois ou quatre années de répit, dues au mauvais temps. En 1785, dit-il, Benyowski aurait envoyé aux Comores un canot monté par des Malgaches pour prendre des informations sur un navire qu'il attendait; c'est ainsi que les Malgaches auraient décou-vert la richesse des Comoçes et conçu le dessein de les piller. En réalité les Zana-Malata avaient certainement entendu parler des Comores par leurs pères les pirates blancs qui en connaissaient bien la route et les ressources pour les avoir utilisées maintes fois. Mais ils ne mirent au point que progressivement leur formule d'expéditions maritimes, procédant d'abord à des incursions moins amples chez les autres tribus de la côte Est. Les traditions orales du sud-est en font mention. Quand l'habitude du pillage eut été

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prise et qu'ils se furent exercés aux longues navigations, ils s'atta-quèrent aux Comores.

Les Comoriens vivaient dans les transes à l'approche de la saison des forbans. « La longue sécurité que les Comoriens ont puisée dans la situation géographique de leurs îles, écrit Fro-berville, est sans doute la cause de la pusillanimité extrême que manifestent, à la guerre, ces descendants d'une race partout ailleurs vaillante et belliqueuse. » Il veut dire les Arabes. Il oublie que les Comoriens sont un cocktail de races et que la chaleur de hammam de ces îles charmantes n'a rien de cette atmosphère cristalline et tonique du désert qui fait les bédouins pouilleux et infatigables.

Dès que les pirogues apparaissaient, couvrant au loin la mer calme comme les sauterelles couvrent le désert, un grand feu s'allumait au plus élevé des piçs de Mayotte et ainsi, d'île en île, les Comoriens se télégraphiaient rapproche de l'ennemi. Anjouan, la plus riche, était le but principal des attaques, mais les autres n'étaient pas dédaignées pour autant. Les habitants couraient se réfugier dans les villes; on stockait des vivres, on distribuait des armes et on attendait dans la terreur.

Les Malgaches débarquaient et balaient leurs pirogues sur la plage. Les uns construisaient des cases de branchages pendant que les autres se répandaient dans la campagne pour piller et chercher des. provisions. Les petites agglomérations étaient prises facilement. On emmenait une partie des habitants en esclavage. Les villes subissaient des sièges qui duraient parfois six mois, jusqu'au changement de la mousson qui obligeait les assaillants à déguerpir s'ils voulaient profiter du vent pour rentrer chez eux. Les provisions, à l'intérieur, s'épuisaient. En 1808, à Moutsa-moudou, capitale d'Anjouan, 200 femmes réfugiées dans une poudrière, se trouvèrent réduites à une telle extrémité que cer-taines mangèrent leurs enfants. Finalement elles mirent le feu à la poudrière et toutes périrent.

Les Comoriens n'osaient guère de sorties. Parfois ils réussis-saient à surprendre des Malgaches isolés et les massacraient immédiatement. Aux Européens qui leur reprochaient leur

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LES D E S C E N D A N T S DES P I R A T E S 2 2 7

cruauté , ils répondaient : « N'ôteriez-vous pas la vie à un serpent qui menacerait la vôtre? » Si on leur demandait pourquoi ils n'osaient pas s'avancer hors des enceintes et livrer combat aux envahisseurs, ils répondaient : « Pourquoi les Anglais ne mar-chent-ils pas sur Paris? Pourquoi Bonaparte ne prend-il pas Londres? »

Quand la saison du retour était venue, les Malgaches se rem-barquaient avec le butin : l'argent, les bijoux, les armes, les riches étoffes et toutes les marchandises accumulées par un com-merce séculaire avec l'Arabie, l'Inde et les navires européens. Il y avait aussi des prisonniers. Mais, pour ne pas surcharger les pirogues, ils préféraient vendre ceux-ci comme esclaves aux navires négriers, s'il s'en trouvait sur rade. Certains négriers suivaient les expéditions comme les charognards suivent les grands carnassiers. Ils fournissaient même aux Malgaches des indications nautiques pour qu'ils ne manquent pa^ les Comores.

Cela leur arrivait quelquefois. Leur navigation n'avait d'autre repère que le soleil et les étoiles, sans aucun instrument. Heureu-sement les Comores ont des pics élevés et qui s'aperçoivent de loin. Mais parfois on passait trop au large et on allait heurter la côte africaine.

Les Malgaches n'étaient pas déconcertés pour si peu et se mettaient à piller le littoral. La ville d'Ibo fut ainsi attaquée trois fois, de 1808 à 1816. Les deux premières invasions ruinèrent la ville et les îles voisines. Après avoir mis de côté tout ce qu'ils pouvaient emporter, ils firent avec les maisons et les cocotiers de magnifiques feux de joie, puis ils partirent en emmenant les habi-tants réduits en esclavage. Un bateau français et une corvette portugaise qui croisaient par là furent submergés par la foule des forbans et leurs équipages massacrés.

Mis en goût par ces succès, les Malgaches revinrent à la côte africaine. Mais ils furent moins heureux, sans doute parce que la surprise ne jouait plus en leur faveur. Une attaque de Quiloa échoua. La troisième expédition contre Ibo fut désastreuse : la mer avait éprouvé les pirogues ; il n'en était arrivé que 68 sur 250 et le gouverneur portugais n'eut aucune peine à les mettre en

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228 . LES P I R A T E S A M A D A G A S C A R

fuite. Plus au nord, ils s'emparèrent une autre année de l'île de Mafia d'où ils emmenèrent un butin énorme et 3.000 esclaves. Mais la nouvelle étant parvenue à Zanzibar, les Arabes équi-pèrent à la hâte 20 chelingues armées de canons et se mirent à leur poursuite. Les Malgaches, longeant la côte, s'enfoncèrent dans une baie où ils croyaient trouver un passage. S'étant échoués, leurs pirogues furent capturées par les Arabes et eux-mêmes massacrés jusqu'au dernier.

Les Zanzibarites défendaient leurs possessions, mais n'allaient pas jusqu'à protéger leurs coreligionnaires des Comores. Ceux-ci firent appel aux puissances européennes et surtout aux Anglais qui, depuis deux siècles, fréquentaient régulièrement la rade d'Anjouan. En 1812, une ambassade se rendit au Cap mais n'obtint que des armes et des munitions. En 1814, le même ambassadeur, un prince anjouanais, que les Anglais appelaient familièrement Bombay-Jack, vint à Maurice où il trouva enfin un homme qui pouvait le comprendre, le gouverneur Sir Robert Farquhar. /

Farquhar, homme très religieux, caractère obstiné, aux vues politiques hardies, poursuivait deux buts : supprimer la traite dans la mer des Indes et empêcher les Français de reprendre pied à Madagascar. Le cabinet de Londres ne lui en fournissant pas les moyens, il résolut de régler la question en utilisant la grande force dont il surveillait la croissance à l'intérieur de Madagascar : le royaume hova de Tananarive. Il envoya un ambassadeur au roi Radama et obtint de lui qu'il occuperait la côte Est et mettrait fin tant à la traite qu'aux expéditions betsimisaraka vers les Comores. Le traité fut conclu en 1817 et la côte Est occupée.

Mais Radama n'avait accepté de renoncer aux gros revenus de la traite, son principal objet d'échanges, que moyennant une indemnité annuelle versée par le gouvernement anglais. Far-quhar étant rentré en Angleterre, son successeur refusa de paver. La traite et les expéditions reprirent de plus belle et les Anjouanais recommencèrent à trembler pour leurs biens et pour leurs vies.

En 1818, le lieutenant de vaisseau Frappaz, qui commandait la „ goélette française Le Lys, aborda à Anjouan où le sultan lui

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LES D E S C E N D A N T S D E S P I R A T E S 229

confia un de ses fils pour aller porter ses doléances au gouverneur de Bourbon : « Les bâtiments de votre nation, disait-il à Frappaz, ont toujours trouvé ici un peuple qui s'est appliqué à leur fournir tout ce dont ils avaient besoin. Ils y trouvaient jadis beaucoup de provisions; aujourd'hui, il y a fort peu de chose; tout a été détruit par les pirates. 0 vous à qui j'adresse mes plaintes, faites-en part à votre gouverneur, et que son cœur soit attendri!... » Le jeune prince reçut du gouverneur un accueil plein de bonté. C'est tout ce qu'on pouvait faire. La France sortait alors de la défaite et n'avait plus ni marine, ni influence à Madagascar. Mais Farquhar étant revenu à son poste peu de temps après, un nouveau traité fut conclu avec Radama en 1820. La piraterie, morte un siècle auparavant puis sortie de son tombeau d'une manière si impré-vue, y rentra cette fois définitivement.

Que reste-t-il de nos jours de cette piraterie qui, pendant un siècle et demi, utilisa les côtes malgaches et fut à l'origine d'un puissant royaume? Peu de choses à vrai dire. Les pirates ne se souciaient ni de bâtir ni d'écrire et leur trace s'est effacée comme sur la mer le sillage de leurs navires. Peut-être cependant la socia-bilité des betsimisaraka et leur amour des liqueurs fortes sont-elles de lointains héritages. Les femmes betsimisaraka sont restées pour les Européens des ménagères réputées : dociles, actives, très propres, sachant tenir une_maison et confectionner des rideaux à jour. La gentilles

(1) Depuis que ces lignes ont ont prouvé, au pays betsimisarí x Wʧ.

d'une sombre histoire de ra manité (1) !

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CHAPITRE XVIII

T R E S O R S — M O R A L I T É

« Les pirates n'ont rien laissé, direz-vous. Et les trésors cachés? »

Car dans toute histoire de pirates il y a un trésor caché et un document qui en fixe la place. Le Scarabéè d'or d'Edgard Poe raconte la découverte d'un trésor de pirate. & Ile ait Trésor de Stevenson tourne autour du trésor d'une bande de forbans. Pierre Mac Orlan, pour varier le genre, a même dû mettre en scène, dans le Chant de l'équipage un faux document indiquant un faux trésor. Mais ne sont-ce pas là de simples conventions nécessaires du roman d'aventures, comme, dans le roman poli-cier, la scène finale ou le détective réunit les seuls coupables pos-sibles et la fatalité qui veut que le meurtrier soit le seul qu'on n'ait pas pu soupçonner (si bien qu'il est automatiquement soup-çonné par le lecteur averti)?

Eh bien non. Le trésor caché n'est pas une simple cheville littéraire. Il y a eu des trésors cachés. Il y en a peut-être encore.

Le récit d'Edgard Poe a pour origine la découverte, bien réelle, du trésor de William Kid dans l'île Gartner sur la côte des États-Unis. Le pirate bourgeois avait mis son argent soigneusement de côté avant d'aller se faire pendre. On trouva entre autres choses 200 barres d'argent et des sacs remplis d'or.

À la Réunion, en 1810, sur les indications données par le des-cendant d'un flibustier hollandais réfugié au Cap, des fouilles furent entreprises dans la plaine de Butor près de Sainte-Clotilde et on trouva 200.000 francs or.

L'île Gartner comme la Réunion, au xvn e siècle, étaient des

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232 . LES PIRATES A MADAGASCAR

îles désertes. Or, Oexmelin et Johnson sont d'accord pour nous dire que les pirates enterraient leurs trésors dans des îles désertes. Le Père Labat, qui comme prêtre des Antilles avait certainement confessé des flibustiers, spécifie que chaque trésor était divisé entre deux cachettes : au bord de la mer ce qui ne craignait pas l'humidité : l'or et les diamants; dans l'intérieur le reste, enterré dans un endroit bien sec, à 3 mètres de profondeur, de manière que, même avec une pique, on ne pût l'atteindre.

Quant aux cryptogrammes qui donnent la clef de l'emplace-ment, il faut souvent une clef pour les déchiffrer eux-mêmes. Ils sont conçus en termes imagés et sibyllins, dignes de Nostradamus. Parfois ils sont chiffrés et se rapportent aux pages d'un livre. Les marins utilisaient couramment ce système de code au xvne siè-cle. Les escadres qui allaient aux Indes laissaient par exemple à l'île de l'Ascension dans une bouteille déposée à un endroit convenu un message chiffré sous forme d'un compte en banque : « 3 livres, 10 shillings, 2 pences, signifiait : dans tel livre, 3e page, 10e ligne, 2e mot, et ainsi de suite pour la longue colonne de chif-fres qui suivait. Les vaisseaux qui naviguaient en escadre ou en convoi se perdaient souvent de vue, par suite de leurs vitesses différentes et c'était un moyen de laisser des consignes à ceux qui suivaient sans que le message pût être lu par les ennemis.

Quelques années avant la dernière guerre (la dernière en date), M. Charies de la Roncière, conservateur du département des imprimés à la Bibliothèque nationale, vit un jour accourir dans son bureau une bibliothécaire affolée : il y avait là une dame qui voulait qu'on lui remît les Clavicules de Salomon. Mais ce n'était pas une folle et il ne s'agissait pas des reliques du célèbre amant de la reine de Saba. Les Clavicules de Salomon sont un ouvrage du xviie siècle où Salomon est supposé enseigner Fart de trouver les trésors cachés. Clavicule signifie : petite clef. Le livre n'est pas d'une lecture très commune et le conservateur eut la curiosité de voir la visiteuse. Celle-ci lui expliqua qu'elle détenait un cryp-togramme légué par un pirate. On y mentionnait une série de gravures rupestres qui devaient se trouver dar:s l'île Mahé, une des Seychelles.

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T R É S O R S M O R A L I T É 233 M. de la Roncière s'intéressa à cette affaire mystérieuse. Les

îles Seychelles, au nord de Madagascar, étaient désertes à l'épo-que de nos pirates. Il apprit qu'on y avait trouvé, en effet, des gravures rupestres : en mer, face au rivage, une tête d'homme endormi, deux serpents, un scorpion; à terre, une tortue à ras du sol, en relief sur une roche une tête de serpent au-dessus d'une femme, un chien de chasse et un chien turc à gros ventre, un museau de cheval et les signes du zodiaque. Tout auprès on avait découvert le corps de trois hommes : deux reposant dans un cercueil avec des anneaux d'or aux oreilles; le troisième, la face contre terre, la jambe en l'air, avait été lapidé.

Le cryptogramme comportait une série de carrés, complets ou incomplets, avec des points, chacun correspondant à une lettre ou à un chiffre. Le déchiffrement, fort incomplet, donna le résultat suivant :

« Prenez une paire de pijon visez les 2 cœurs... Tête cheval... une kort fil winschient écu prenez une cullière de miel., outre vous en faites un ongat mettez sur le passage de la prenez 2 livres cassé sur le chemin il faut-., toit à moitié couvé pour empêcher une femme... vous n'avé qu'à vous serer la.... pour venir... épingle... juilet.... faire piter un chien turq un.... de la mer... bien sèche et sur k'une femme qi veut se faire d'un..... dans... dormir une homme r..... faut rendre... qu'un diffur ».

De plus, une donnée astronomique : « Pr N Nord 24B39 Pas 2° Sud ST 62, 39 faites 3 toises. »

M. de la Roncière conclut de ce document que le rédacteur était un marin, habitué à faire le point, et un Français du Nord d'une instruction rudimentaire. 11 estima, après plusieurs éli-minations, qu'il s'agissait du malheureux La Buse. Les magis-trats le soupçonnaient d'avoir gardé d'immenses richesses, notam-ment les diamants du vaisseau portugais. On ne retrouva rien. Mais une tradition de l'île Bourbon raconte qu'au moment d'être pendu il aurait livré un cryptogramme en disant : « Ce sera pour celui qui le trouvera. »

L'aventure parut assez curieuse à M. de la Roncière et il en fit un petit livre, en 1934, sous le titre Le flibustier mystérieux,

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234 . LES PIRATES A MADAGASCAR

en donnant le texte intégral du document, avec ses carrés et ses points, le déchiffrement imparfait qu'il avait obtenu et la des-cription des gravures rupestres des Seychelles. M. Lenôtre le com-menta agréablement dans un article du Temps, puis le pauvre La Buse parut à nouveau oublié du monde entier.

Il n'en était rien. Le livre avait suscité la passion de certains chercheurs, gens infatigables et pas toujours désintéressés. L'un d'eux, au moins, avait trouvé la solution du problème, comme le prouvèrent les événements suivants :

Bien des années après, M. de la Roncière reçut la visite d'une dame, une autre dame, qui lui fit un récit troublant. Elle possé-dait une propriété dans l'île Mahé, le long d'une baie appelée «l'Anse des Forbans ». Un beau jour un navire vint mouiller dans cette anse. Le lendemain matin il avait disparu, mais il y avait, dans l'intérieur de la propriété, un grand trou, profond de plus de 3 mètres, qui portait encore la trace de deux calebasses.

M. de la Roncière jugea qu'il s'agissait du trou supérieur, celui qui contenait les objets craignant l'humidité : l'argent, la soie, les cachemires. Il devait, pensait-il, y avoir un second trésor au bord de la mer, le plus riche, celui de l'or et des diamants du vice-roi.

La dame, ainsi informée, acheta un ouvrage de radiesthésie. Mais, depuis La Buse, le littoral s'est affaissé. On aperçoit sous l'eau des gravures rupestres. Et la radiesthésie ne permet pas, paraît-il, de déceler l'or sous une couche d'eau.

On voit que tout espoir n'est pas perdu pour les rêveurs et pour ceux qui préfèrent au travail de leurs mains, « ennuyeux et facile », la recherche ingénieuse des trésors, passion qui risque peu d'être éteinte par l'abus du succès.

Me voici au moment de conclure ce livre et de laisser reposer un stylo qui s'est épuisé à suivre dans leurs courses vagabondes les gentilshommes du pavillon noir. J'aurais pu me contenter, pour finir, de dessiner (fort mal) un pirate tirant la langue au bout d'une corde. Spectacle hautement moralisateur et satisfaisant pour le public. Mais, n'étant pas un pirate professionnel, je répugne

/

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TRÉSORS M O R A L I T É 2 3 5

à la violence, même sur mes sombres héros. Il me suffît d'avoir raconté leur histoire; elle est assez déplorable (« le crime ne pro-fite jamais ») pour garder la jeunesse de tout entraînement vers une carrière qui paraît avoir fait son temps.

Il est vrai que certains esprits chagrins assimilent les gangsters, les animateurs du marché noir et les hommes d'affaires véreux à des pirates modernes. Qu'il me soit permis de protester au nom des pirates. On oublie la poésie des décors, l'imprévu des aven-tures de nos « gens de la mer » et leur caractère de « desperados », d'ennemis déclarés du genre, humain, de condamnés à mort, sursi-taires, qui conférait aux plus humbles une sorte de grandeur. Les prétendus pirates modernes sont des bourgeois complètement dé-pourvus du sens de la fatalité, bien ancrés dans la société, bien dé-cidés à en tirer le meilleur parti en se compromettant le moins pos-sible. Les forbans arboraient bravement leur pavillon noir. Ceux-ci fréquentent les cercles mondains et achètent les policiers. Al Capone est mort bien sagement dans son lit muni des sacrements de l'Église. s

Ayant donc écarté la potence, je pensais terminer tout plate-ment par le mot « Fin » quand j'eus une vision. Il me sembla voir venir à moi, dans les brumes légères des Champs Élysées (les vrais, ceux de l'autre monde), l'ombre frêle et vénérée de Charles Seignobos, Sa barbiche diabolique se profilait sur de hautes piles d'in-quartos sévères, comme aux temps lointains où il nous initiait en Sorbonne aux rigueurs de la méthode historique. Sa voix d'outre-tombe, au tranchant émoussé, grommelait : « Qu'y a-t-il dans cette histoire de pirates? où sont les causes? et les conséquences? Et quel rôle a-t-elle joué dans l'évolution humaine? » Il dit et, s'évaporant dans l'espace, me laissa seul, tremblant comme la feuille jetée au vent et comme l'élève timide de jadis dont je suais à nouveau les angoisses.

0 ma conscience, O mon maître! J'ai bien peur que toute cette histoire ne signifie rien. Mais que signifient toutes les histoires? Que signifient les hommes? Et que voulez-vous espérer pour l'évolution de l'humanité de chenapans qui avaient rompu-avec elle en claquant la porte et qui auraient volontiers donné tout le

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236 . LES PIRATES A MADAGASCAR

genre humain et tout l'avenir de la planète pour une bouteille de ce liquide que Johnson nomme avec onction et compétence « une certaine boisson appelée Rhum »?

Quand ils furent un peu las de leur métier, ils fondèrent, par désœuvrement, des républiques et des familles. Ils ont laissé des traces involontaires dans l'évolution de la Grande De. Ils furent, sans en avoir conscience, des agents de la colonisation, c'est-à-dire de l'envahissement par l'humanité d'une nature vierge que regrettent les forestiers, les amis des animaux, les solitaires et les poètes. Madagascar a ainsi été recouverte par plusieurs couches d'arrivants successifs : les mélanésiens, les malayo-polynésiens, les Arabes, les pirates, les missionnaires, les soldats, les gens d'affaires et les bureaucrates, chacun colonisant à son tour plus ou moins ceux qui les avaient précédés.

Pendant près d'un siècle les pirates et les marchands d'es-claves ont représenté seuls pour les Malgaches le monde extérieur; nous n'osons dire « la civilisation ». De toutes les colonisations, celle des pirates fut sans doute la plus libre et la moins organisée. Une colonisation d'anarchistes qui ne prétendaient pas modifier la création. Aussi bien furent-ils eux-mêmes absorbés, comme l'avaient été avant eux les immigrants arabes, par ces tribus proches de la nature, par cette humanité néolithique qui les entou-rait.

Le monde était encore neuf. L'humanité prenait lentement possession des terres vierges et, sans volonté préconçue, obéissant à un obscur déterminisme, comme un protozoaire projette ses ten-tacules, elle envoyait en avant, en tirailleurs, ses mauvais garçons. L'homme ne grouillait pas encore sur la terre comme les pucerons sur une feuille. On ne connaissait pas les queues dans la neige pour attendre les tickets de pain, au pied de sinistres cages à lapins humains à dix étages en béton armé grisâtre, « big houses » de prisonnier^ à vie, promis à la délivrance par la bombe ato-mique. La terre sortait encore humide et floue et vacante du bain d'ignorance des siècles et les féroces pirates eux-mêmes y trou-vaient. la douceur de vivre.

Mais pourquoi nous lamenter en nous rappelant notre jeunesse

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T R É S O R S M O R A L I T É 237

deux et trois fois séculaire? Le champ de la liberté est encore vaste, la science n'a pas encore complètement triomphé de l'espèce humaine comme le gigantisme triompha des reptiles de l'ère secondaire. La carapace de ciment des villes et des usines n'a pas tout à fait recouvert la planète. Il reste malgré tout à la terre de larges espaces pour respirer, et il existe, Dieu merci, un autre domaine d'évasion que le roman ou l'histoire, un monde bien en chair, des côtes ensoleillées, des brousses désertes, des forêts vierges, des peuples bronzés pour qui la vie reste parfois douce, et surtout la patrie des âmes tourmentées, l'épanouisg£mmit dans un univers sans limites, la solitude exaltante, le n i ç ^ i f c V m e r .

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B I B L I O G R A P H I E

Alfred et Guillaume G R A N D I D J E R : Collection des ouvrages anciens concernant Madagascar (notamment les tomes III et V).

9 Alexandre-Olivier O E X M E L I N : Histoire des aventuriers flibustiers ( 1 6 8 5 ) ,

Captain Charles J O H N S O N : The history of Pyrates ( 2 tomes, le I E R de 1724, le IIE sans date).

Eugène D E F R O B E R V I L L E : Historique des invasions madécasses aux îles Comores et à la Côte d'Afrique (.Annales des voyages et de la géo graph ie9 1845).

Guillaume G R A N D I D I E R : Histoire de la fondation du Royaume Bet-simisaraka (Bulletin du Comité de Madagascar, 1898).

Jules H E R M A N N : Colonisation de Vile Bourbon.(1900). Henry W E B E R : La Compagnie française des Indes (1904). Paul K O E P P E L I N : Les escales françaises sur la route de VInde ( 1 9 0 8 ) .

Philip G O S S E ; Histoire de la piraterie ( 1 9 3 3 ) .

Raymond D E C A K Y : La piraterie à Madagascar aux xvne et xvme siè-cles (Bulletin de VAcadémie malgache, 1935).

Charles D E L A R O N C I È R E : Le flibustier mystérieux ( 1 9 3 4 ) et une com-munication à l'Académie des Sciences coloniales sur le même sujet

Nous n'avons cité ici que les ouvrages essentiels ayant un rapport direct avec le sujet.

Nous exprimons nos bien vifs remerciements à ceux qui ont connu notre projet d'ouvrage et ont bien voulu nous communiquer aimablement des volumes rares ou des renseignements précieux : M. Guillaume Grandidier, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences coloniales;"M. Laroche, archiviste du ministère des Colonies; M. Pouiade, notre navales exoti-

( 1 9 4 1 ) .

ques.

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i! i

TABLE DES ILLUSTRATIONS

CARTES Pages

1. Madagascar et environs » . . . . . . . . . . . 123 2. La côte des forbans > . • • . . . . 13H

''YAjîk es c

m GRAVURES.

Corsaires à la recherche d'une côte ou d'un navire 32 Préliminaires d'un abordage par l'avant 33 Combat naval 48 Vaisseau de troisième rang à la voile 49 Coupe d'un Amiral de 104 pièces de canon avec ses principales

proportions et les noms des pièces du dedans 64 Le Capitaine Avery 65 Cette allégorie n'évoque-t-elle pas la fille du Grand Mogol dans

son royaume malgache? : . . . . 80 On peut imaginer Misson sous les traits de ce chevalier de

Malte, homme de foi et homme de mer 81 Le cadavre de Kid pendu dans les chaînes au bord de la

Tamise 112 A droite, navire de la Compagnie des Indes orientales . . . . 113 Carte de Madagascar (xvie siècle). Dans les cartons, en haut,

baies de Sainte Marie et d'Antongil; en bas, à droite, baie de Saint Augustin. • • 128

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2 4 2 LES PIRATES A MADAGASCAR Pages.

Établissement des Hollandais à Maurice 129 Danses des Malgaches de la baie de Saint Augustin 160 Sloop 161 « Une certaine boisson appelée Rhum » 176 Malgaches péchant la baleine 177

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T A B L E D E S M A T I È R E S %

Pages I. —xLe peuple des Pirates. < 7

II. —*Le métier et les plaisirs 29 III. —>Début de la piraterie dans la mer des Indes. . . . 41 IV. —^Grandeur et décadence de la flibuste aux Indes

occidentales? 47 V. —*Le LiVre de Johnson. 53

VI. —vLes pirates Read et Teat, David Williams et Tho-mas Tew 59

VII. —y Vie et pirateries du célèbre capitaine Avery, dit « le roi de Madagascar » . 65

VIII. Histoire exemplaire des deux pirates philosophes, le capitaine Misson, gentilhomme provençal, et son lieutenant Caraccioli, moine dominicain. . 77

IX. —^La République internationale de Libertalia {suite et fin des aventures de Misson) 89

X. — p i r a t e bourgeois, le trop fameux capitaine Kid. 107 XI. — ^La route des Indes, ses navigations et ses richesses. 113

" XII. — Les Européens à Madagascar, aux Comores et aux Mascareignes 121 XIII, —v'Repaires et escales des pirates : les côtes sauvages

de Madagascar et leurs naturels; îles désertes et autres 129

XIV. — Le marché du Pavillon noir : histoire de Burgess et de Halsey 141

XV. — Un essaim de petits pirates : Thomas White, Bowen, Howard et leurs compagnons . . . 147

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2 4 4 . LES PIRATES A MADAGASCAR

Pages XVI . — Le bon forban Nathan!el North . 161

XVII . — England et Taylor . . 173 XVIII . — Gentilshommes de fortunes diverses : Cornélius,

Condent, La Buse, John Plantain « roi de Ran-tabé » * 183

X I X . —-^Interventions étatiques, — La fin des pirates blancs. 195 X X . —7sLes descendants des pirates. Fondation du royaume

des Betsimisaraka. Expéditions maritimes. , . 215 XXL —^Trésors cachés. — MoipJit^ 231

B I B L I O G R A P H I E / # • > • • • 2 3 9

z % * T A B L E D E S I L L U S T R A T I O N S - fttjr ^j. . 2 4 1

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BEB01DR'LKVaA.ULT, KAttOY. — D'OlWBB ; 120. — B&PÔT INÉGAL : 4° TRiMESTfiB 1948.

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