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@ Nicolas PRJÉVALSKY DE ZAÏSSANSK AU THIBET ET AUX SOURCES DU HOANG-HO (FLEUVE JAUNE) Troisième voyage en Asie centrale 1879 — 1880

DE ZAÏSSANSK AU THIBET - … · SOURCES DU HOANG-HO (FLEUVE JAUNE) Troisième voyage en Asie centrale 1879-1880 par Nicolas PRJÉVALSKY Revue Le Tour du Monde, ... — Le Thibet

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Nicolas PRJÉVALSKY

DE ZAÏSSANSK AU THIBETET AUX SOURCES DU HOANG-HO

(FLEUVE JAUNE)

Troisième voyageen Asie centrale

1879 — 1880

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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à partir de :

DE ZAÏSSANSK AU THIBET ET AUXSOURCES DU HOANG-HO (FLEUVE JAUNE)

Troisième voyage en Asie centrale 1879-1880

par Nicolas PRJÉVALSKY

Revue Le Tour du Monde, Paris : volumes 53, 1887/01, pages 1-80 1, et 54, 1887/02, pages 209-240, illustrées de 77 dessins etcompositions d’Y. Pranishnikoff, d’après l’édition russe, et de 2cartes. Texte condensé par J. Riel, sur la traduction de MmeJardetsky.

mise en format texte parPierre Palpant

www.chineancienne.fr

1 Textes, cartes et dessins (68) proviennent du site gallica.bnf.fr. de laBibliothèque nationale de France.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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T A B L E D E S M A T I È R E S

I. — Zaïssansk, le lac Oulioungour et le fleuve Ouroungou.

II. — De l’Altaï au Tian-Chan

III. — De Barkoul à Khami

IV. — L’oasis et le désert de Khami

V. — Oasis de Sa-tchéou — Localités voisines du Nan-Chan

VI. — Le Nan-Chan

VII. — Notre séjour sur le Nan-Chan

VIII. — Le Tsaïdam

IX. — Le Thibet du Nord

X. — Voyage à travers le Thibet septentrional

XI. — Suite de notre voyage à travers le Thibet du Nord

XII. — Halte près du mont Boumza

XIII. — Retour au Tsaïdam

XIV. — Du Tsaïdam au Koukou-nor et à Sinin

XV. — Exploration des sources du fleuve Jaune

XVI. — Exploration du cours supérieur du fleuve Jaune

XVII. — Séjour d’été aux bords du Koukou-nor. Seconde exploration duNan-chan oriental.

XVIII. — Voyage à travers l’Ala-chan et le Gobi central.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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(agrandissement de la carte précédente)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Bagages et tentes de l’expédition

Composition de Y. Pranishnikoff, d’après l’édition russe.

I

ZAÏSSANSK, LE LAC OULIOUNGOUR ET LEFLEUVE OUROUNGOU

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Plan et personnel de l’expédition. — Derniers préparatifs à Zaïssansk : vivres,armes, instruments scientifiques, vêtements, habitation, animaux de selle et debât. — Le guide Mirzach Aldiarof. — Premiers jours de voyage, région compriseentre Zaïssansk et le lac Oulioungour —Description de ce lac. — Bouloun-Tokhoï.— Fleuve Ouroungou, voyage le long de ses rives. — Hivernage des Kirghises. —Rivière Boulougoun. — Chasse au sanglier. — Tourgouts.

p.003 De tous nos explorateurs contemporains, celui qui a fait faireles plus grands progrès à la géographie de l’Asie centrale, estcertainement N. Prjévalsky, alors colonel d’état-major, aujourd’huigénéral dans l’armée russe. Au mois de novembre 1870 il partait deKiakhta pour reconnaître la Mongolie et le pays des Tangouts. La relationde son voyage, imprimée à p.002 Saint-Pétersbourg en 1875, fut traduite

en français par M. G. Du Laurens et publiée à Paris en 1880. Entretempsle Tour du Monde en avait donné un très intéressant résumé dans sontome XXXIV (second semestre de 1877). En 1876, N. Prjévalsky avaitentrepris un second voyage ; son but était alors de pénétrer au Thibetpar Kouldja et le Lob-nor. Malheureusement la maladie l’arrêta, et c’est àKouljda même qu’il fit de ce voyage un compte rendu succinct, insérédans les bulletins de la Société de Géographie de Saint-Pétersbourg en1877 (vol. XIII, liv. v) ; cet ouvrage n’a pas été traduit. Après uneinterruption, nécessitée par l’état de sa santé et par des difficultéssurvenues entre la Russie et la Chine, notre courageux explorateur seremit en marche en 1879, espérant arriver au Thibet et aux sources du

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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fleuve Jaune par Khami et le Tsaïdam. Si, malgré des efforts surhumainset une admirable abnégation, il n’a pas atteint complètement le but qu’ils’était proposé, sa relation n’en donne pas moins des renseignementsprécieux sur la géographie, l’histoire naturelle et les habitants de régionsjusqu’alors inconnues. C’est cette relation que nous essayons de résumerici. — J. RIEL.

L’exploration du Lob-nor et de la Dzoungarie occidentale a clos

mon second voyage dans l’Asie centrale. Après m’être reposé dans

mon pays pendant l’été de 1878, je résolus d’en entreprendre un

troisième. La Société de Géographie de Saint-Pétersbourg et le

ministère de la Guerre répondirent chaleureusement, comme

toujours, à ma proposition. Le but de cette nouvelle expédition était

l’exploration du Thibet, contrée généralement très peu connue. La

route à suivre fut tracée de Zaïssansk par Khami, Sa-Tchéou et le

Tsaïdam, p.004 c’est-à-dire à travers des localités qui offrent par

elles-mêmes un grand intérêt scientifique. La durée du voyage fut

fixée à deux ans, le personnel à 13 hommes, les frais évalués à

29.000 roubles (environ 75.000 francs). Mes auxiliaires les plus

actifs, ceux qui ont rendu des services signalés à l’expédition, sont

deux officiers, MM. Éclon et Roborovsky. Le premier, alors

enseigne de cavalerie, m’avait déjà accompagné au Lob-nor ; le

second me suivait pour la première fois. M. Éclon était chargé de la

préparation des animaux et de la collection zoologique. M.

Roborovsky avait pour mission de dessiner et d’herboriser. Trois

soldats faisaient aussi partie de l’expédition : Nicéphore Iégorof,

Michel Roumiantsef et Michée Ouroussof. Il y avait encore cinq

cosaques transbaïkaliens : Dondok-Irintchinof, mon compagnon

inséparable dans mes trois voyages, Pantaléon Téléchof, Pierre

Kalmouinin, Djambal Garmaïef et Siméon Anossof ; un sous-officier

retraité, André Koloméitsef ; et un interprète pour les langues

turque et chinoise, Abdoul-Bassid-Ioussoupof, originaire de Kouldja.

Ce dernier m’avait déjà accompagné au Lob-nor. En tout, 13

hommes, mauvais nombre pour les esprits superstitieux, mais le

résultat de notre expédition a dû le réhabiliter aux yeux du peuple,

qui l’appelle « la douzaine du Diable ».

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Ss-off. Roumiantsef Lt. Éclon Lt. Roborovsky Prjévalsky Garmaïef. Téléchof.Irintchinof.Iégorof Anossof. Ouroussof. Kalmouinin Koloméitsef

Abdoul-Ioussoupof (interprète)

Vers la fin de 1879 nous nous sommes tous trouvés au poste de

Zaïssansk 1, où l’on avait conservé le matériel de la précédente

expédition. Nous l’avons complété par de nouveaux moyens de

transport, car nous devions nous approvisionner pour longtemps. A

l’exemple des caravanes indigènes, nous avons emmené avec nous

des moutons vivants, et emporté du thé en briques et du dzamba,

sorte de farine grillée que l’on fait dissoudre dans le thé avec un

peu de sel et de graisse de mouton. Nous avons acheté en outre

120 kilogrammes de sucre, 30 kilogrammes de légumes

comprimés, une caisse de xérès et de cognac, et deux barils

d’esprit-de-vin pour les collections.

1 Aujourd’hui ville de la province de Semipalatinsk, district, et à 185 kil. sud-estde Kokbekty, près de l’extrémité orientale du lac Zaïssan. (Note du traducteur.)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Notre batterie de cuisine se composait d’un grand bassin en

cuivre où nous préparions notre soupe et notre thé, d’un petit

chaudron également en cuivre, d’une casserole et de deux seaux en

fer pour puiser l’eau. D’ordinaire nous conservions notre eau dans

deux tonneaux en bois, contenant environ neuf seaux. Les

ustensiles de table faisaient pendant à la batterie de cuisine.

Chacun de nous avait une grande tasse en bois où il mettait

alternativement sa soupe et son thé, et un couteau de poche pour

la viande. Nos doigts nous servaient de fourchettes ; nous avions

d’abord chacun une cuiller de bois, mais, quand elles furent cassées

ou perdues, nous les remplaçâmes par des espèces de spatules que

nous fabriquions nous-mêmes. Notre dîner et notre souper se

composaient invariablement d’une soupe au mouton, et de gibier

rôti quand nous avions été heureux à la chasse ; le poisson

paraissait rarement sur notre table. La nourriture était la même

pour tout le personnel.

Nos engins de guerre et de chasse étaient de bonne qualité.

Chacun de nous portait en bandoulière une carabine du système

Berdan, deux revolvers à l’arçon de sa selle, une baïonnette et une

giberne contenant 20 cartouches. Nous avions en outre sept fusils

de chasse, et nous emportions 50 kilogrammes de poudre et 300

kilogrammes de petit plomb. On nous avait fourni 6.000 cartouches

pour nos carabines et 3.000 pour les revolvers. Ces cartouches

étaient dans des caisses semblables à celles de l’armée, pesant 40

kilogrammes et contenant chacune 870 pièces ; elles se sont

parfaitement conservées pendant tout le voyage.

Pour les travaux scientifiques nous emportâmes deux

chronomètres, un baromètre de Parrot avec du mercure et des

tubes de rechange, trois boussoles, six thermomètres centigrades,

un hypsomètre et un psychromètre. Nous avions tout préparé pour

empailler les animaux, pinces, ciseaux, couteaux, savon arsenical,

alun, plâtre, ouate et étoupe. Pour les poissons et les reptiles nous

avions des boîtes en verre carrées, et plus tard nous pûmes

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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remplacer l’esprit-de-vin par de bonne eau-de-vie chinoise. Pour les

herbiers nous avions pris quinze cents feuilles de papier, mais cette

provision ne suffisant pas nous fûmes souvent forcés d’user d’un

fort mauvais papier indigène.

Nous n’avons eu guère l’occasion de mettre nos uniformes

militaires. Durant l’expédition, officiers et cosaques, nous avons

porté des blouses et des pantalons de toile écrue pendant l’été, et

de drap pendant l’hiver. Nous couchions sur de larges tapis de

feutre, avec des oreillers de cuir, nous couvrant en été de

couvertures de flanelle et en hiver de peaux de mouton. Pour

camper, nous avions deux tentes en toile du type mongol ; nous en

occupions une, les cosaques l’autre. Plus tard, au Thibet, l’une de

ces tentes fut remplacée par une kibitka en feutre, mais il ne nous

fut possible de nous en procurer qu’une. En somme j’avais fait mon

possible pour n’emporter que le strict nécessaire ; pourtant notre

bagage s’éleva à près de 3.300 kilogrammes. Le tout fut emballé

dans quarante-six caisses, formant la charge de vingt-trois

chameaux.

Chameaux de l’expédition

Le succès de notre expédition dépendait surtout de la solidité

de nos bêtes, d’autant plus que nous ne pouvions songer à les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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remplacer en traversant la Dzoungarie et le désert de Khami.

Nous avons acheté trente cinq excellents chameaux chez les

Kirghises de Zaïssansk : vingt-trois étaient destinés à porter nos

bagages, huit pour les cosaques et quatre de réserve. Outre les

chameaux, nous avions cinq chevaux de selle pour moi et les

autres officiers.

Pendant notre séjour à Zaïssansk, nous exerçâmes tous les jours

nos hommes au tir. S’ils n’avaient pas été bons tireurs, nous

aurions couru les plus grands dangers. Si nous n’avions pas été

bien armés, jamais nous n’aurions pu pénétrer dans le haut Thibet,

ni vers les sources du fleuve Jaune ; les Chinois auraient p.05 bien

trouvé le moyen d’entraver notre marche, et peut-être même de

nous faire exterminer par des brigands à leur solde.

A la mi-mars 1880 la température s’attiédit, la neige disparut

comme par enchantement, et il nous fut possible de partir. Notre

itinéraire côtoyait le lac Oulioungour, traversait la ville de Bouloun-

Tokhoï, longeait le fleuve Ouroungou et allait directement à Barkoul

et à Khami. Nous suivions ainsi le cours du fleuve, avant de nous

enfoncer dans des contrées inconnues entre l’Altaï et le Tian-Chan,

et nous évitions les avant-postes chinois et le désagrément de nous

trouver en contact avec des soldats indisciplinés.

En quittant Zaïssansk, nous avions pris pour guide le Kirghise

Mirzach Aldiarof, le même qui, pendant l’automne de 1877, nous

avait conduits de Kouldja à Goutchen. Mirzach connaissait

parfaitement la partie occidentale de la Dzoungarie, et il y faisait

depuis longtemps le métier de baranta (vol de chevaux). Ce genre

d’industrie n’a rien de déshonorant aux yeux des Kirghises. Dans ce

métier, Mirzach avait gagné le titre de héros ; il avouait avoir volé

plus de mille chevaux, mais il portait au front une grande cicatrice,

suite d’un coup de hache qu’il avait reçu d’un de ceux qu’il avait

volés. Comme guide il nous était très utile, mais il fallait le tenir

serré.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Le Kirghise Mirzach Aldiarof

Le 21 mars 1, au lever du soleil, notre caravane était prête à se

mettre en route ; les chameaux, chargés ou montés, formaient une

longue file. J’ouvrais la marche avec l’enseigne Éclon et le guide ;

M. Roborovsky et l’interprète Ioussoupof la fermaient ; puis

venaient les moutons, marchant lentement et s’arrêtant de temps

en temps pour brouter l’herbe nouvelle. Nous avions aussi plusieurs

chiens qui nous suivaient en volontaires ; nous n’en avons gardé

que deux, et un seul nous est resté jusqu’à la fin de l’expédition.

Après avoir quitté Zaïssansk, nous sommes arrivés, ayant

parcouru 25 verstes 2, à un village très pauvre, nommé Kenderlyk,

près duquel passe la ligne de démarcation qui nous sépare de la

Chine. Cette frontière, fixée en 1864, suit la rive droite de l’Irtych

Noir ; elle nous abandonne le lac Zaïssan, qui est très poissonneux,

et se dirige vers le nord-ouest en allant du mont Kouïtoun à la

chaîne des monts Saour.

1 Toutes les dates de ce voyage sont indiquées en vieux style. La différence entrele vieux style et le style moderne est seulement que le vieux retarde de douzejours sur le moderne.2 La verste égale 1056 mètres ; pour les petites distantes on peut donc employerindifféremment les verstes ou les kilomètres, d’autant mieux qu’ici toutes leslongueurs sont approximatives. (Note du traducteur.)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Du village de Kenderlyk, un chemin carrossable conduit jusqu’au

défilé de Maïkhabtsagaï et de là au lac Oulioungour, puis à la ville

de Bouloun-Tokhoï. Sur cette route nous fûmes salués le 26 mars

par un de ces chasse-neige qui, d’ordinaire, ne se produisent p.006

avec cette violence qu’au beau milieu de l’hiver. Par un vent terrible

et un froid de — 9 degrés 1, la neige, transformée en poussière

impalpable, nous collait les paupières et nous faisait trébucher :

c’est à grand’peine que nous pûmes atteindre l’endroit où nous

devions dresser nos tentes.

Un chasse-neige

Le lendemain matin, la terre était couverte d’un épais linceul de

neige, et le thermomètre marquait — 16 degrés.

La contrée qui s’étend entre le lac Zaïssan et celui d’Oulioungour

présente un aspect tout particulier. Au sud s’élève, comme une

vaste muraille, la chaîne des monts Saour, qui atteignent dans le

1 Toutes les températures sont marquées en degrés centigrades.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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groupe Mous-taou 1 une altitude de 3.690 mètres.

Au loin, vers le nord, on aperçoit le gigantesque Altaï, et entre

ces hauteurs se déploie la vallée de l’Irtych Noir, aux abords duquel

on rencontre force sables mouvants. Ces sables sont couverts de

bouleaux nains, de trembles et de djinghils (Halmodendron

argenteum). On y voit aussi le Fragopyrum, l’Ephedra et le roseau

des sables (Psamma arenaria). Les monts Saour sont escarpés au

sud, mais vers le nord ils descendent en pente douce sillonnée de

ravins. A l’ouest ils vont rejoindre le mont Tarbagataï, et à partir du

groupe Moustaou ils s’abaissent vers l’est et vont se perdre près du

bord occidental du lac Oulioungour. Ce lac, qu’a reconnu le moine

Rubruquis en 1253, a 130 verstes de circonférence ; il se trouve à

480 mètres d’altitude et doit être très profond. A l’est il reçoit une

assez grande rivière, l’Ouroungou ; il n’a pas d’écoulement ; l’eau

en est limpide, légèrement salée et néanmoins très potable.

Nous arrivâmes à l’Oulioungour le 31 mars ; la surface du lac

était encore couverte de glace, mais cette glace était peu solide.

Nous y fûmes témoins d’un passage considérable de cygnes

(Cycnus Bewickii). Ces oiseaux voyageaient par troupes de

plusieurs centaines et ne se dirigeaient pas directement vers le

nord ; ils inclinaient à l’ouest, sans doute pour éviter l’Altaï, où

l’accumulation des neiges était encore considérable. Après avoir

longé les rives occidentale et méridionale du lac, notre caravane se

dirigea le long de la rivière Ouroungou, sur les bords de laquelle

s’élève la bourgade chinoise de Bouloun-Tokhoï. Fondée en 1872,

elle a été pillée par les Dounghans ; aussi la plupart de ses

habitants l’ont-ils abandonnée ; lors de notre visite, elle n’était

occupée que par une centaine de soldats et quelques marchands.

A 4 verstes de la ville nous avons campé sur le bord de

l’Ouroungou. Cette rivière a environ 480 kilomètres de longueur ;

elle naît dans l’Altaï et arrose l’extrémité septentrionale de la

1 Mous, glace ; taou, montagne.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Dzoungarie. Vers son embouchure elle a 80 mètres de largeur ; son

fond rocailleux est guéable en hiver et au printemps, mais en été

elle subit des crues considérables ; son cours est toujours rapide et

elle n’est jamais navigable. Ses bords, au moins dans la partie

inférieure, sont boisés ; on y rencontre des forêts de peupliers noirs

et de saules de diverses espèces, entremêlés d’épais buissons de

framboisiers, de groseilliers, de chèvrefeuilles et surtout de

dyrissoun (Lasiagrostis splendens), l’une des plantes les plus

caractéristiques de l’Asie centrale. Dans ces forêts vivent des

sangliers, des cerfs, des loups, des renards, des blaireaux et une

grande variété d’oiseaux. La rivière est très poissonneuse, mais

tous ses hôtes se ramènent à quatre ou cinq espèces. En dehors de

la zone des forêts, au sud et au nord de la rivière s’étend le désert

jusqu’à l’Altaï et au Tian-Chan.

A 70 verstes de son embouchure dans l’Oulioungour, la vallée de

l’Ouroungou se rétrécit, les pentes latérales se rapprochent en

formant une gorge de 20 à 30 mètres de profondeur, au fond de

laquelle la rivière se fraye péniblement un passage pendant

plusieurs dizaines de verstes, c’est l’Ouroungou moyen. On n’y

aperçoit nulle trace de culture ; les nomades n’y viennent pas

pendant l’été à cause de la quantité prodigieuse de cousins et

d’œstres qui tourmentent les troupeaux.

Dès notre arrivée sur les bords de l’Ouroungou, nous avions fait

une pêche vraiment miraculeuse. Avec un filet long de 10 à 12

mètres nous avions pris d’un seul coup de 80 à 100 kilogrammes de

muges p.007 mesurant 1 pied de long. Cela nous permit de varier un

peu notre ordinaire ; nous avons essayé aussi de chasser, mais

sans grand succès. Nous campions toujours au bord de la rivière ;

mais, sur le cours moyen, les roches se rapprochent tellement que

la route est obligée de s’enfoncer dans le désert, où les cailloux

blessaient les sabots de nos chameaux et usaient nos bottes avec

une rapidité inquiétante. Là encore ni habitants ni nomades ;

seulement de 30 en 30 verstes un poste de soldats chinois. En 1878

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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de malheureux Kirghises émigrés du district d’Oust-Kaménogorsk

se réfugièrent sur ce plateau, au nombre de 8.000 à 9.000. Ils

furent obligés d’y passer l’hiver. Leurs souffrances furent inouïes ;

bêtes et gens périrent par centaines, et toute la région

environnante fut dévastée.

A 260 verstes de l’embouchure de l’Ouroungou, la route fait

un coude et se dirige sur Goutchen. Les stations, au nombre de

huit, sont dispersées sur une longueur de 275 verstes ; c’est

cependant le meilleur chemin pour aller de Zaïssansk à

Goutchen ; l’autre, par Kachkyr, est plus court, mais manque

absolument d’herbe et d’eau. Non loin du coude de la route

commence le cours supérieur de l’Ouroungou, qui s’y forme de la

réunion de trois rivières : le Tchinghil, le Tsagan et le

Boulougoun ; ce n’est qu’à partir de ce dernier confluent que

l’Ouroungou prend le nom qu’il conserve jusqu’au lac

Oulioungour. Ayant décidé de nous rendre à Barkoul sans

traverser Goutchen, il nous fallut quitter la route pour remonter

le Boulougoun en longeant l’extrémité des contreforts de l’Altaï

du sud. Ici point de forêts, des roches nues dans les interstices

desquelles on aperçoit de loin en loin des buissons de saksaoul et

de tamarins à côté de petits plateaux couverts de dyrissoun, de

spirées et d’oignons sauvages. C’est le 24 avril que nous nous

étions engagés dans ce nouveau chemin ; nous étions à plus de

1.000 mètres d’altitude, la rivière n’avait pas plus de 20 mètres

de largeur, les montagnes environnantes étaient hautes et

arides. Après avoir longé le Boulougoun pendant une quarantaine

de verstes, nous rencontrâmes le Gachoun-nor 1, sur le bord

duquel nous établîmes notre campement. Ce lac a 4 kilomètres

de circonférence ; il est peu profond et l’eau en est un peu

amère. Nous y avons pris beaucoup de poissons des mêmes

espèces que dans l’Ouroungou, et nous sommes restés quatre

1 En langue mongole nor veut dire ‘lac’ et gol ‘rivière’ ; on commet donc unpléonasme lorsque l’on dit le lac Gachoun-nor, et la rivière Tsagan-gol. (Note dutraducteur.)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

18

jours, pendant lesquels nous avons organisé une belle chasse aux

sangliers. Tige et branche de saksaoul

Près de notre camp, sur la rive du

Boulougoun, s’étendait une plaine

marécageuse couverte de roseaux et

de saules rampants. La superficie

occupée par ces buissons n’avait que

deux verstes de longueur sur une

verste de largeur ; néanmoins ce petit

coin fourmillait de sangliers. Les

femelles avaient mis bas, et les

marcassins étaient même déjà assez

forts ; ils se groupaient par bandes de

plusieurs familles ; seuls les vieux

mâles se tenaient à l’écart. Les uns et

les autres étaient peu craintifs,

quoique leur odorat soit assez subtil.

De grand matin, avant le lever de

l’aurore, accompagnés de plusieurs

cosaques, nous nous rendîmes dans le

fourré ; en nous voyant arriver, les sangliers sortirent de leurs

bauges, et se jetèrent au-devant de nous en si grande quantité que

nous n’avions que l’embarras du choix. Dans cette mêlée il y eut

bien des coups de fusil perdus, bien des blessés nous échappèrent :

néanmoins nous en tuâmes un certain hombre, entre autres un

mâle de 1, 70m de longueur, haut de 90 centimètres et pesant 165

kilogrammes ; il me fallut quatre coups de carabine pour l’abattre

pendant qu’il me chargeait.

En remontant le Boulougoun, nous rencontrions de temps en

temps des campements de Tourgouts. C’est une tribu mongole

appartenant au groupe des Kalmouks, habitant le long des rivières

Tchinghil et Boulougoun, par conséquent sur le versant méridional

de l’Altaï. Ils relèvent du gouverneur chinois de Kobdo et se

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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subdivisent en 5 soumos, commandés par des princes héréditaires

de différentes catégories.

En 1770 plusieurs de ces tribus abandonnèrent l’Europe et

revinrent dans l’Asie centrale ; d’abord sur les bords du lac

Balkhach, puis dans le pays de l’Ili. Chemin faisant, les fuyards

eurent beaucoup à souffrir du manque de vivres, et de rixes avec

les Kirghises et autres.

Cependant 280.000 arrivèrent dans la vallée de l’Ili, où ils

acceptèrent la sujétion chinoise. Ils furent alors internés sur le

Iouldous, plateau spacieux, très riche en pâturages, formé par le

Tian-Chan central. A la suite de la révolte des Dounghans

(mahométans), ils en furent encore chassés et, après bien des

vicissitudes, vinrent s’échouer dans les pays où nous les avons

rencontrés.

Le type des Tourgouts forme un contraste frappant avec celui

des Mongols proprement dits, ou Khalkhas. Ils sont généralement

de petite taille, maigres, d’apparence chétive et néanmoins

musculeux. Comme tous les Mongols ils sont craintifs et

paresseux : mais, tandis que les Khalkhas sont bons et hospitaliers,

les Tourgouts peuvent rivaliser avec les Chinois pour la fausseté et

la cupidité.

Leur costume se compose d’un caftan gros-bleu en coutil

chinois, avec une ceinture de cuir à laquelle sont suspendus un

briquet et un couteau ; ils portent des bottes chinoises et pour

coiffure un chapeau de feutre à bords retroussés.

Ils se rasent la tête en laissant pendre une tresse par derrière ;

ils n’ont guère de barbe ni de moustaches.

Les femmes s’habillent à peu près comme les hommes et

enduisent leurs cheveux de colle-forte.

Leur langue diffère très peu de celle des Khalkhas.

Leur religion est le bouddhisme, mais ils l’observent moins

soigneusement que les Mongols du Thibet.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

20

Ils vivent sous des tentes de feutre, qu’ils groupent rarement en

aouls.

Leur principale occupation est l’élève du bétail ; l’agriculture

n’est pratiquée que dans les endroits très fertiles, car elle leur est

souverainement désagréable.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

21

II

DE l’ALTAÏ AU TIAN-CHAN

@

Désert de Dzoungarie, sa surface, le lœss, l’irrigation. — Climat. — Flore, lesaksaoul et le dyrissoun. — Faune : le cheval sauvage et le chameau sauvage. —Notre voyage à partir du lac Gachoun ; plaine au sud de l’Altaï. — Monts Kara-Syrkhé et Koukou-Syrkhé. — Arrivée dans la plaine de Barkoul.

Entre l’Altaï au nord et le Tian-Chan au sud s’étend le désert de

Dzoungarie, limité à l’ouest par les monts Saour et les chaînes

secondaires qui unissent le p.010 Tarbagataï au Tian-Chan ; à l’est il

se confond avec le désert de Gobi. Toute cette surface était

occupée jadis par une mer dont les Chinois ont conservé le souvenir

sous le nom de Khan-Khan, et dont le désert de Dzoungarie formait

un vaste golfe. Depuis, cette mer s’est desséchée et a fait place à

des steppes peu arrosées ou à des plaines complètement arides.

Dans la partie occidentale de la Dzoungarie on trouve des

montagnes assez considérables ; entre Goutchen et les monts

Saour l’altitude est de 750 mètres. mais elle décroît vers le nord et

surtout vers le sud : vers le lac d’Ebi elle descend jusqu’à 210

mètres, chiffre inconnu dans tout le reste de l’Asie centrale.

Dans le nord et l’est du désert le sol est formé de schistes et de

graviers provenant de la décomposition des roches, mais à l’ouest

et surtout au nord-ouest les gisements de lœss prédominent, et au

sud s’étendent des sables mouvants et des salines. Le lœss, connu

des Chinois sous le nom de kouang-tou, présente un aspect d’un

blanc jaunâtre, et se compose d’argile, de menu sable et de chaux

carbonatée ; il est généralement poreux et très friable, mais sous

l’influence de l’eau et des autres agents atmosphériques il peut

devenir très compact et former des talus verticaux de plusieurs

centaines de pieds.

Le désert de la Dzoungarie n’est arrosé que sur ses confins, et

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

22

encore l’irrigation n’y est pas abondante. Au nord coule

l’Ouroungou, et au sud le Tian-Chan donne naissance à un grand

nombre de petits cours d’eau qui disparaissent en arrivant dans la

plaine. Il n’y a que deux tributaires du lac Aïar, le Tsin-chouï et

l’Oulan-Oussou, ainsi que la rivière Kiilyn, affluent de l’Ebi-nor, qui

abreuvent la région méridionale. Les sources y sont rares et

presque toujours salées, les puits encore plus rares ; il n’y a qu’en

été, lors de la fonte des neiges des montagnes, qu’ou rencontre des

torrents qui parfois se creusent des lits profonds.

En général le climat de cette région est caractérisé par une

extrême sécheresse et par un violent contraste entre les chaleurs

de l’été et les froids de l’hiver. L’automne est la meilleure saison :

le ciel y est presque continuellement pur et serein, et les chaleurs

ne sont plus accablantes. Le 11 octobre, à une heure après midi, le

thermomètre marquait + 15 degrés ; il est vrai que le 23 du même

trois, au lever du soleil, après une chute de neige, il descendait à —

26°, 2, et en décembre, du 5 au 10, le mercure gelait toutes les

nuits dans nos instruments. Le printemps vient de très bonne

heure. Nous avons constaté 27°, 2 au mois d’avril ; en été les

chaleurs sont torrides, mais les pluies ne sont pas rares.

Une particularité caractéristique du climat de la Dzoungarie et de

toute l’Asie comprise entre la Sibérie et l’Himalaya consiste dans la

violence des orages printaniers. Ces orages, qui viennent

ordinairement de l’ouest ou du nord-ouest, éclatent aussi en hiver,

moins souvent en été, presque jamais en automne. Ils s’élèvent

généralement entre dix et onze heures du matin, rarement vers midi,

et ne se calment qu’au coucher du soleil ; l’intensité du vent est alors

si considérable que l’air se remplit de nuages de sable et de poussière

qui aveuglent et étouffent les gens et obscurcissent le soleil.

La flore du désert de Dzoungarie est extrêmement pauvre et

diffère très peu de celle des localités les plus sauvages du Gobi ;

dans la région accidentée qui couvre la partie occidentale, la vie

végétale est un peu plus abondante, mais partout les arbres sont

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

23

Un orage en Dzoungarie

inconnus. Parmi les arbustes le saksaoul tient la première place,

puis viennent l’Ephedra et la Reaumuria sangarica, surtout où le

lœss domine. Parmi les herbes on remarque l’absinthe et une petite

graminée dont l’espèce n’a pu être déterminée. On peut y joindre le

kharmyk (Nitraria Scholeri) et le faux acacia (Caragana pygmæa),

puis le dyrissoun (Lasiagrostis splendens) sur le bord des ruisseaux.

Le saksaoul et le dyrissoun habitant toute l’Asie centrale, à

laquelle ils appartiennent exclusivement, nous nous y arrêterons un

instant.

Le saksaoul (Haloxylon ammodendron) appartient à la famille des

plantes salines. Il a des branches dénudées rappelant celles de la

prèle ; il a tantôt l’aspect d’un buisson, tantôt celui d’un arbre de

plus de 4 mètres de hauteur, ayant au niveau du sol de 6 à 9 pouces

de circonférence ; mais ces spécimens sont rares. Il pousse de

préférence dans les sables, où il forme des groupes isolés. A côté des

individus vivaces se trouvent toujours des arbustes desséchés, de

sorte que la « forêt » de saksaouls, même au désert, n’a rien

d’attrayant, d’autant plus qu’elle ne donne pas d’ombre. Pour les

nomades ce n’en est pas moins une plante précieuse, car elle donne

aux chameaux une bonne nourriture, et aux gens un excellent

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

24

combustible ; elle fleurit en mai ; ses fleurs sont petites et jaunes ;

ses graines, également petites, plates et de couleur grise, couvrent

les branches d’une masse compacte et mûrissent en septembre.

Forêt de saksaouls

Les forêts de saksaouls abritent des loups, des renards et

surtout des gerboises, qui se creusent des terriers entre leurs

racines et se nourrissent de leurs branches.

Une autre plante encore plus utile aux habitants du désert

appartient à la famille des graminées : les Mongols l’appellent

dyrissoun, les Kirghises tchii et les botanistes Lasiagrostis splendens.

Elle se trouve dans les mêmes régions que le saksaoul et croît

jusqu’à près de 4.000 mètres d’altitude ; il est vrai qu’à ces hauteurs

elle est très chétive. Elle choisit de préférence un sol argilo-salin,

mais un peu humide ; elle atteint de 5 à 6 et même quelquefois de 7

à 9 pieds de hauteur. Chaque arbuste présente à sa base un

amoncellement de terre de 1 à 3 pieds de diamètre ; au printemps

de nouvelles pousses s’en échappent et le vieux tronc meurt. Un

buisson ainsi formé n’offre que très peu de verdure, et le pays

couvert de dyrissoun présente un aspect gris peu agréable. Cette

plante est une excellente nourriture pour les animaux domestiques ;

avec les tiges les Chinois confectionnent des chapeaux, les Kirghises

font des p.011 nattes, dont ils tapissent l’intérieur de leurs tentes ; les

Mongols ne les utilisent que pour le chauffage.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

25

La faune du désert de Dzoungarie paraît tout aussi pauvre que

la flore. En dehors des animaux domestiques nous n’y avons trouvé

que treize espèces de mammifères, dont les plus remarquables

sont : le dzeyran (Antilope subgutturosa) ; l’antilope saïga, la

gerboise, le chameau sauvage (Camelus bactrianus ferus). Ensuite

viennent trois espèces de solipèdes : le djighetaï (Asinus

hemionus), le khoulan (Asinus onager) et le cheval sauvage (Equus

Prjevalskii). Nous y avons compté à peine dix espèces d’oiseaux

sédentaires, dont les plus répandus sont : le boldourou (Syrrhaptus

paradoxus), que l’on rencontre dans tous les déserts de l’Asie

centrale, le corbeau, le pinson du désert, l’alouette et le geai du

saksaoul (Podoces Hendersoni). Le pays est complètement privé de

poissons ; nous n’y avons pas vu de batraciens, et les reptiles ne

sont représentés que par deux espèces de lézards.

Le cheval sauvage, dont un spécimen unique se trouve au musée

de Saint-Pétersbourg et auquel on a donné le nom d’Equus

Prjevalskii, semble former la transition entre l’âne et le cheval

domestique. C’est sans doute le prototype de ce dernier, si

profondément modifié par les soins prolongés que l’homme lui a

prodigués. L’Equus Prjevalskii est généralement de petite taille ; sa

tête est proportionnellement grande, avec des oreilles moins longues

que celles de l’âne ; sa crinière est courte, hérissée, de couleur

brune ; il est sans garrot et sans raie dorsale. Dans sa partie

supérieure la queue est presque nue ; il n’y a que vers l’extrémité

qu’elle porte de longs poils noirs. La robe est grise, presque blanche

sous le ventre ; la tête est roussâtre avec le museau blanc ; le poil

d’hiver est assez long et légèrement ondulé. Les jambes de devant

sont blanches à la partie inférieure, grises vers le haut et sur les

genoux, noires auprès des sabots, qui sont ronds et assez larges.

Ce cheval, nommé par les Kirghises kertag et par les Mongols

takhé, n’habite que les parties les plus sauvages du désert de

Dzoungarie. On le rencontre en petites troupes de cinq à quinze

individus, qui paissent sous la surveillance d’un vieil étalon. Le

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

26

kertag est excessivement méfiant, et avec cela il jouit d’un odorat

très fin, d’une ouïe et d’une vue à toute épreuve. Je n’ai eu

l’occasion de rencontrer que deux troupes de ces animaux. Nous

aurions pu nous approcher de la seconde à portée de fusil, mais ils

ont éventé mon compagnon à plus d’un kilomètre et ont pris la

fuite. Le mâle courait le premier, la queue en l’air et le cou

recourbé ; sept femelles le suivaient. Le kertag n’habite nulle part

Cheval sauvage

en dehors du désert de Dzoungarie : c’est un fait que je puis

aujourd’hui certifier ; mais l’aire du chameau sauvage n’est pas

aussi restreinte. L’existence du chameau sauvage (Camelus

bactrianus ferus) a été révélée pour la première fois, par Marco

Polo. Duhald et Pallas en parlent, ainsi que plusieurs voyageurs

modernes, mais sans l’avoir étudié directement et seulement sur

les rapports des indigènes. Aussi Cuvier en niait-il l’existence,

disant que les prétendus chameaux sauvages de la haute Asie

n’étaient que des chameaux domestiques rendus à la liberté. Pour

moi, il m’a été donné de rencontrer cet animal remarquable près du

Lob-nor, sa véritable patrie, et de l’y observer. Certes la différence

entre le chameau domestique et le chameau sauvage n’est pas

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

27

considérable ; ce dernier a seulement les bosses moins

proéminentes et n’a pas de callosités aux genoux. Les localités

qu’habite le chameau sauvage se distinguent partout par des sables

profonds, au milieu desquels il fuit la présence de l’homme. Il est

répandu dans le Tarim inférieur, le p.012 Lob-nor et le désert de

Khami, puis dans les sables de la Dzoungarie, sur le plateau du

Thibet au nord-ouest du Tsaïdam, dans la plaine de Syrtin et dans

le désert du Khouïtoun-nor.

Chameau sauvage

Revenons à notre voyage. Après quatre jours passés aux bords

du lac Gachoun, nous avons pris un guide tourgout avec lequel

nous nous sommes dirigés directement sur Barkoul. Le Kirghise

Mirzach, qui nous accompagnait depuis Zaïssansk, ne connaissait

plus la route, et nous l’avons congédié après avoir largement

rétribué ses services. Nous avons ensuite abandonné les pentes

méridionales de l’Altaï le 2 mai, et devant nous se développa une

plaine immense bornée au sud par la chine des montagnes Baïtyk ;

à l’est, ce désert se confondait avec l’horizon, et à l’ouest on voyait

des montagnes peu élevées. Le lendemain ce ne fut qu’à la nuit

tombante et bien fatigués que nous dressâmes nos tentes à

Khyltygh, au pied du versant occidental du mont Baïtyk.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

28

La plaine que nous venions de parcourir, de l’Altaï au Baïtyk, est

à 1.050 mètres d’altitude absolue et parsemée de petits groupes de

monticules sablonneux. Dans sa partie septentrionale le sol argilo-

salin est couvert d’assez d’herbe pour le pâturage des troupeaux ;

les Tourgouts y viennent hiverner. En maints endroits le sel couvre

la terre d’une couche d’un pouce d’épaisseur. La partie méridionale,

beaucoup plus considérable, est formée de cailloux et de graviers.

où poussent l’Ephedra et un chétif saksaoul ; bien que nous

fussions au mois de mai, il n’y avait là ni fleurs, ni verdure, ni

mammifères, mais seulement quelques oiseaux, tels que des

mésanges et des sansonnets roses. Les montagnes environnantes

sont complètement arides. Toutefois, près de notre bivouac, nous

avons trouvé à fleur de terre des échantillons de houille d’assez

bonne qualité.

En continuant notre voyage à travers un pays où il n’y a ni

chemin ni sentier, nous avons rencontré un groupe de montagnes

peu élevées, connu dans sa partie occidentale sous le nom de Kara-

Syrkhé, et à l’est sous celui de Koukou-Syrkhé. Au nord, ces

montagnes sont arides comme le plateau de Baïtyk, mais, sur la

pente méridionale, le sol devient argilo-sablonneux et assez

fertile. Nous y avons rencontré de nombreuses antilopes ; des

cornes abandonnées çà et là témoignaient de la présence des

argalis ou moutons de montagne. Quelquefois il nous arrivait de

voir une nichée de macreuses (Casarca rutila) ou un canard égaré,

mais c’était rare. Du reste nous avons constaté que le gibier de la

Dzoungarie est beaucoup plus craintif que celui de la Mongolie ou

du Thibet et fuit à des distances énormes, sans doute parce qu’il est

moins habitué à la présence de l’homme.

Ce désert n’est habité dans aucune de ses parties ; même le

nomade, si dur aux privations, ne peut y séjourner longtemps. Ce

n’est que vers les extrémités occidentale et septentrionale que les

Kirghises et les Tourgouts dressent leurs tentes sur les bords de

l’Ouroungou ; les Ourankhaïs se joignent à eux.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

29

En quittant les montagnes de Koukou-Syrkhé, nous nous

sommes trouvés sur un terrain accidenté, qui présente l’aspect d’un

plateau assez élevé (1800 mètres) où s’éparpillent dans un grand

désordre des monticules et des collines. D’étroites vallées,

désignées sous le nom de padis, s’y entrecroisent ; les sources y

sont abondantes et l’eau est excellente ; sur les pentes se

développent de magnifiques pâturages. Les herbes qui y croissent

le plus abondamment sont l’absinthe et le dyrissoun, puis la stipe

plumeuse. Nous y avons trouvé en fleur le géranium, le fumeterre

et d’autres, et, parmi les arbrisseaux, le genévrier, la spirée, le

chèvrefeuille et le faux acacia. Dans quelques ravins poussent

l’églantier et le pommier sauvage, qui n’y dépasse guère 2 mètres.

En somme la flore y est tellement variée que dans p.013 une seule

journée nous avons enrichi notre herbier de trente-deux espèces de

plantes. Nous y avons tué un grand nombre d’argalis et nous avons

augmenté nos collections d’une fouine des rochers (Mustela foina),

de plusieurs renards et d’antilopes. Pour les oiseaux, les plus

communs étaient : le bruant des neiges, une fauvette qui chante

délicieusement, le merle de roches et les pinsons de montagne et

du désert.

Dans ces montagnes nous avons vu des habitants sédentaires,

ce qui ne nous était pas arrivé depuis notre départ du Gachoun-nor.

C’étaient des Chinois établis près des sources et s’occupant

d’agriculture. Malgré la richesse des prairies, nous n’y avons pas

rencontré de nomades, sans doute parce que les Chinois les en

repoussaient.

Le guide tourgout que nous avions pris au Gachoun-nor

connaissait très peu le pays, et, quand nous fûmes dans la

montagne, il perdit complètement la tête. Comme il nous avait déjà

maintes fois égarés, je m’empressai de le renvoyer, en lui donnant

de bonnes paroles pour toute gratification.

En général, dans l’Asie centrale, le voyageur trouve difficilement

des guides convenables ; ils sont presque tous idiots ou fripons. De

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

30

plus ils reçoivent certainement des Chinois l’ordre d’espionner, de

ne pas bien renseigner et même de tromper en tout ce que l’on ne

peut pas vérifier par soi-même. Si leurs réponses aux questions

qu’on leur fait ne sont pas un tissu de mensonges, c’est un

galimatias incompréhensible. La difficulté est plus grande encore si

l’on ne peut les interroger que par l’intermédiaire d’un interprète.

Avec ces gens-là il faut agir avec beaucoup de tact, mais avec la

plus grande sévérité. Cela est triste à dire, mais l’Asiatique, au

moins dans ses relations avec les Européens, ne cède qu’à la peur.

Après avoir chassé notre guide, nous prîmes des informations

auprès des Chinois sur la route à suivre pour aller à Barkoul, et

nous nous mîmes en marche à l’aventure. A notre droite se

détachaient les sommets neigeux du Tian-Chan, dont nous nous

approchions de plus en plus. Le pays devenait aussi de plus en plus

accidenté, le sol de plus en plus aride et l’eau extrêmement rare.

Enfin, le 18 mai, notre caravane entra dans une vaste plaine, el

nous y dressâmes nos tentes près du village chinois de Sianto-

Khaouza, à 20 verstes de la ville de Barkoul.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

31

III

DE BARKOUL A KHAMI

@

Ordre quotidien de notre vie au camp : manière de vivre, travaux journaliers,jours de repos. — Plaine et ville de Barkoul. — Routes longeant le Tian-Chan. —Forêts de sa pente septentrionale, — Traversée de la montagne. — Son versantméridional. — Route de Khami.

Nous commencerons ce chapitre par la description d’une de nos

journées, car, malgré la diversité des localités, des saisons et de

nos impressions, notre programme quotidien fut le même pendant

toute la durée du voyage.

Transportez-vous mentalement près de notre bivouac, passez-y

une journée avec nous, et vous aurez une idée exacte de notre

existence en Asie.

Le bivouac

Il fait nuit, le ciel est splendide. Notre caravane est abritée sous

deux tentes placées à proximité l’une de l’autre ; les bagages sont

rangés entre les deux : un cosaque les garde. Les chameaux et les

moutons sont un peu avant, un peu à l’écart sont attachés nos

chevaux de selle ; tout le monde se repose. On n’entend de temps

en temps que le hennissement d’un cheval, le profond soupir d’un

chameau ou les divagations d’un homme endormi. Tout autour un

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

32

désert immense, d’une sauvagerie grandiose, pas un bruit.

Mais voici que l’aurore rougit l’orient, le cosaque de service se

lève, suspend le thermomètre à son trépied de fer, allume le feu et

prépare notre thé. Quand le p.014 déjeuner est prêt, tout le monde

est debout ; on avale une tasse de thé chaud avec de la dzamba ;

ensuite, on selle les chevaux et l’on commence à charger les

chameaux. Chacun se met à la besogne ; en un instant, les malles

sont bouclées, les lits roulés et les tentes enfermées dans leurs

étuis de feutre ; puis on met les fusils en bandoulière, nous

montons à cheval ; les cosaques allument leur pipe et se hissent

sur leurs chameaux. En route !

Nous faisons chaque jour environ 25 verstes, un peu plus, un

peu moins ; sur une route commode, un chameau portant 165

kilogrammes fait aisément 4 verstes et demie à l’heure ; nous

cheminons partie au pas de nos montures, partie à pied. Chemin

faisant, on lève le tracé de la route à la boussole, on herborise, on

fait la chasse aux lézards ou aux oiseaux.

En route dans le désert

La première dizaine de verstes passe toujours inaperçue, mais à

la fin de la seconde on commence à ressentir une certaine

lassitude, d’autant plus que la chaleur s’accroît ou qu’un ouragan se

déchaîne.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

33

Enfin l’endroit désiré apparaît : c’est un puits, une source, où

rôde quelquefois un troupeau mongol. Je m’élance en avant pour

choisir l’emplacement de notre campement, et quelques minutes

après toute la caravane est autour du puits. On dresse les tentes,

on y apporte les armes, les lits, les caisses contenant nos notes de

voyage et les instruments ; pendant ce temps le cosaque de service

allume le feu et prépare le thé. Comme combustible on emploie les

excréments d’animaux domestiques, auxquels les Mongols donnent

le nom d’argal ; c’est difficile à allumer, mais cela brûle très bien.

Pendant notre déjeuner arrivent ordinairement les Mongols campés

dans le voisinage ; ils font connaissance avec nous et parfois lient

conversation avec les cosaques, qui, habitant la Transbaïkalie,

parlent tous un peu leur langue. Ces Mongols sont toujours

importuns et indiscrets, mais moins arrogants que les Chinois.

Après le déjeuner, chacun se livre à ses occupations. Je mets au

net le tracé de la route et j’écris mes impressions de voyage,

Roborovsky dessine, Éclon prépare les peaux des animaux tués

avec l’aide de Koloméitsef, les Cosaques soignent les bêtes, puis on

se repose.

Le dîner se compose invariablement d’une soupe au mouton ;

suivie le plus souvent d’un gibier rôti et d’une tasse de thé ; quand

nous nous trouvons près d’une rivière ou d’un lac, nous nous

offrons une bonne soupe au poisson. Jamais l’Européen le plus

raffiné n’a pris son repas avec un plaisir égal au nôtre.

La journée se termine par une excursion aux environs du

campement ou par une partie de chasse.

Pendant les haltes, notre genre de vie était un peu différent. Dès

l’aurore nous partions pour la chasse ou pour une exploration, et

nous ne revenions guère au camp avant dix heures du matin. Après

le dîner on rangeait définitivement les animaux empaillés et les

plantes desséchées ; nos hommes réparaient leurs vêtements et les

nôtres, passaient en revue les selles et les caisses, ferraient les

chevaux.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

34

Pendant tout le voyage ni nos cosaques ni nous nous ne

passions le temps à nous promener ou à rester oisifs.

La plaine dans laquelle nous étions entrés, près de la ville de

Barkoul, s’étend entre l’extrémité orientale du Tian-Chan et une

autre chaîne qui lui est parallèle. Sur celle-ci, quoique moins

élevée, on voyait encore des neiges à la fin de mai, même à la

pente méridionale. La plaine, d’une superficie d’environ 100

verstes, est plus étroite dans sa partie orientale que dans sa partie

occidentale, et non loin de la ville se trouve un lac salé. Ce lac, au

dire des indigènes, a une étendue de 50 verstes carrées ; il dépose

sur ses rives un sel d’excellente qualité. Le sol de la plaine est

argileux, parfois un peu salin, mais toujours fertile ; on y rencontre

d’excellents pâturages. Quoique Barkoul soit à 1.590 mètres

d’altitude, on récolte dans ses environs des céréales, telles que le

seigle, l’orge, le millet, etc. ; aussi beaucoup de Chinois y ont établi

leur domicile. L’insurrection dounghane de 1860 a semé partout la

ruine et la désolation ; tous les villages chinois ont été saccagés, la

ville seule a pu résister. Lors de notre visite l’activité commençait à

renaître ; de nombreux immigrants arrivaient de la province de

Kan-Sou et d’autres localités de la Chine centrale.

Nous n’avons pu visiter la ville de Barkoul. Nous y avons

seulement envoyé notre interprète Abdoul Ioussoupof, accompagné

d’un cosaque, pour y faire viser nos passeports. Le gouverneur les

accueillit froidement, mais promit de nous donner un guide pour

nous conduire jusqu’à Khami. Ils firent peu d’acquisitions parce que

tout était hors de prix, notamment les choses de première

nécessité. Ce renchérissement était dû aux demandes incessantes

des armées chinoises qui se rendaient à Kouldja.

De notre campement près du village de Sianto-Khaouza, nous

voyions assez bien Barkoul. La ville est située au pied du Tian-Chan

et couvre un grand espace. Elle est divisée en deux parties, le

quartier militaire et le quartier marchand, tous deux entourés de

hautes murailles de terre et renfermant des terrains vagues ou

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

35

ruinés. Fondée en 1731, elle a fait partie jusqu’à la dernière

insurrection de la province chinoise de Kan-Sou 1.

Le lendemain nous vîmes arriver un guide avec six soldats

chargés de nous accompagner jusqu’à Khami. Cette prétendue

escorte d’honneur était composée d’hommes qui ne cessèrent de

nous importuner de leur curiosité et de leurs quémanderies.

Le premier jour de notre marche nous ne fîmes que 7 verstes,

parce qu’il tombait une forte pluie mêlée de neige. Sur le sol argileux

ainsi détrempé les chameaux ne peuvent avancer ; ils ne font que

glisser et p.016 s’abattent souvent. Nous suivions cependant une

grande route carrossable qui longe le versant septentrional du Tian-

Chan. Les Chinois nomment cette route Peï-lou ; une autre, appelée

Nan-lou, se déroule le long du versant méridional, et toutes deux

vont de Khami à la frontière occidentale de l’empire Chinois, la

première à Kouldja, l’autre à Kachgar. Elles sont très anciennes et ont

été réparées dans la seconde moitié du siècle dernier. A certaines

distances sur l’une et sur l’autre sont établis des bureaux de poste,

sous forme de sales masures de terre où hommes et animaux logent

pêle-mêle. Nous arrivons enfin au Tian-Chan, qui, depuis deux jours,

nous captivait de loin par sa luxuriante verdure. Malgré les

récriminations de notre escorte, nous campons en pleine forêt.

Après une journée de repos dans un site enchanteur, au milieu

d’une forêt de mélèzes entourée d’immenses prairies émaillées de

milliers de fleurs, nous franchissons le Tian-Chan en une seule

marche. Il n’a guère ici que 25 à 30 verstes de largeur, cependant il

a encore son aspect grandiose ; ses crêtes se perdent dans les

nuages, dépassant souvent la ligne des neiges permanentes, et ses

1 Les Russes transcrivent les noms chinois d’après la prononciation des Chinois duNord ; les Français, par contre, d’après celle des Chinois du Sud. Par suite, ladivergence d’orthographe est tellement grande, que souvent l’identification desnoms devient impossible. Pour la traduction française nous pensons qu’il vautmieux se servir de la transcription française. Les Russes n’ont pas la lettre H ;dans les noms étrangers ils la remplacent par le Γ (ghé), lorsque l’aspiration estdouce, et par X (le chi des Grecs) lorsque l’aspiration est forte. C’est ainsi queHoang-ho devient Kouang-Khé.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

36

deux pentes sont très abruptes, surtout du côté de Barkoul.

Au pied du versant septentrional s’étendent des prairies, et à

une altitude approximative de 1.800 mètres commencent les forêts

qui couvrent les pentes jusqu’à 2.700 mètres. Au delà est la région

des pâturages alpestres, que nous n’avons vue qu’en passant.

Au point culminant du col, nommé par les Chinois Kachély-

Daban, à une altitude de 2.600 mètres, on a construit un temple

d’idoles et une petite maison de repos. On jouit de là d’une vue

magnifique sur la plaine de Barkoul, mais les sommets neigeux

empêchent de voir le désert de Khami. La pente méridionale est

trois fois plus longue que la pente septentrionale ; le chemin y est

moins bon et plus étroit. Les forêts sont moins touffues, mais

beaucoup de plantes qui sur le versant du nord sortaient à peine de

terre étaient ici en pleine floraison, entre autres la rhubarbe, la

crépide, le géranium, le pavot alpestre, etc. En descendant le Tian-

Chan, nous n’avons rencontré aucun mammifère, mais nous avons

vu le gypaète barbu, la perdrix de montagne, le geai bleu, plusieurs

espèces de fauvettes et l’hirondelle.

Nous descendons le Tian-Chan et dressons nos tentes près de la

station de poste de Nan-Chan-Kéou. Mon intention était de passer

là un ou deux jours pour étudier la région, mais des délégués du

gouverneur nous invitèrent à nous rendre sans retard à Khami,

sans nous donner aucune raison pour cet empressement. Il fallut

nous mettre en route accompagnés d’une masse de soldats chinois.

Enfin, après avoir passé une nuit dans une plaine absolument

sauvage, nous sommes arrivés à Khami.

Depuis notre départ de Zaïssansk nous avions fait 1.140

kilomètres.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

37

IV

L’OASIS ET LE DÉSERT DE KHAMI

@

Formation des oasis de l’Asie centrale. — Description de l’oasis de Khami. —Les indigènes. — Importance stratégique et commerciale de la ville de Khami. —Son aspect. — Un mot sur l’armée chinoise. — Notre départ. — Le désert deKhami. — Monts Beï-san, rivière Bouliountsir. — Arrivée à l’oasis de Sa-tchéou.

Oasis de Khami

p.017 L’oasis de Khami ou Komoul, connue depuis une haute

antiquité, fait partie de ce groupe d’oasis qui s’étend au pied des

deux pentes du Tian-Chan. De semblables îles se rencontrent près

du versant occidental du Pamyr, et le long du mur septentrional du

Thibet ; elles marquent dans les déserts de l’Asie centrale les points

où la vie agricole est possible. Ce sont les chaînes de montagnes

qu’elles bordent qui leur ont donné naissance et qui les nourrissent.

Des sommets neigeux descendent des torrents, qui entraînent la

terre végétale et fertilisent le sol qu’ils arrosent. Les habitants

creusent des canaux pour étendre l’irrigation à tout le terrain

cultivable, en sorte que ces torrents ne sortent pas de l’oasis ; il n’y

a que les plus abondants qui vont p.018 se perdre dans les sables.

C’est la condition essentielle de l’existence de ces îles, que le désert

menace continuellement de ses sables mouvants et de l’horrible

sécheresse de son atmosphère. Ce n’est que l’infatigable industrie

de l’homme qui conserve ces petits coins verts, où se repose l’œil

du voyageur au milieu de la nudité du pays.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

38

L’oasis de Khami est située à 40 verstes de l’extrémité

méridionale du Tian-Chan ; elle ne mérite pas la réputation qu’on

lui a faite ; en effet, elle ne diffère en rien des autres oasis de l’Asie

centrale. Toutefois sa superficie est relativement considérable ; elle

a de 12 à 15 verstes de l’est à l’ouest, et un peu moins du nord au

sud ; son sol argilo-sablonneux est très fertile ; on y cultive le

seigle, l’orge, l’avoine, le millet, les légumes et les melons. Les

melons d’eau surtout y sont d’une qualité supérieure ; on en fait

des envois à la cour de Pékin. Malheureusement tous les arbres ont

été détruits lors de l’insurrection musulmane ; on voit beaucoup de

villages en ruine ; mais, comme l’immigration chinoise renaît, on ne

peut douter que l’oasis ne reprenne bientôt son ancien aspect. Il est

à remarquer que, malgré sa fertilité, la flore, dans les parties non

cultivées, est assez pauvre ; nous n’y avons récolté que quelques

plantes, telles que la réglisse, le lyciet, le Sophora alopecuroides et

le liseron des champs. On ne voit pas de grands animaux, et, s’il y

a beaucoup d’oiseaux, ils appartiennent à un petit nombre

d’espèces ; seuls les lézards y fourmillent, ainsi que les galéodes,

sorte d’araignée dont la morsure est extrêmement dangereuse.

La population dominante de Khami descend des anciens

Ouïgours, mêlés à des Mongols et à des gens venus du Turkestan.

Ils sont tous mahométans ; entre eux ils se donnent le nom de

Tarantchis ou hommes des champs ; les Chinois les appellent

Tchantou ou Khoï-khoï, dénomination qu’ils appliquent du reste à

tous les musulmans de l’empire.

Le costume national de Khami se compose d’un caftan de

couleur claire et d’une sorte de mitre surmontée d’une houppe

noire, qu’on porte au sommet de la tête. Cette coiffure est

commune aux hommes et aux femmes ; celles-ci remplacent le

caftan par une sorte de longue blouse recouverte d’un gilet sans

manches ; quelques-unes s’habillent à la chinoise. Les hommes se

rasent toute la tête, sauf les fonctionnaires, qui portent par derrière

une longue tresse comme les Chinois.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

39

Les femmes laissent pendre leur magnifique chevelure en deux

nattes quand elles sont filles, en une seule quand elles sont

mariées. Elles ont un extérieur assez agréable ; leurs yeux, leurs

sourcils et leurs cheveux sont noirs, leurs dents perlées : mais elles

abusent du fard. Elles sont de moyenne taille, se marient jeunes,

sortent sans voile et jouissent d’une liberté absolue.

Par sa position, l’oasis de Khami est très importante, tant au

point de vue stratégique qu’au point de vue commercial. Elle

commande les deux grandes routes qui mettent la Chine

proprement dite en communication avec la Dzoungarie et le

Turkestan. Qu'elle tombe au pouvoir d'un ennemi quelconque, et

toute armée chinoise opérant dans l'ouest de l'empire serait

séparée de la source de ses approvisionnements ; on s'étonne que

les musulmans révoltés en 1860 ne l'aient pas compris.

Commercialement parlant, c'est le lieu de transit de toutes les

marchandises expédiées de Chine au Turkestan oriental et en

Dzoungarie, et vice versa, et ce transit va devenir bien plus

important s'il est vrai que le commerce russe puisse se pratiquer

librement sur tout le territoire chinois.

Nous établîmes notre camp à 2 kilomètres de la ville, dans une

belle prairie où serpentait un ruisseau argentin ; au milieu du jour

la chaleur était de 35, 8° à l’ombre. A peine installés, nous étions

envahis par les officiers du commandant général des troupes et

gouverneur de Khami, auquel les Chinois donnaient le titre de

tchin-tsaï. Ils me dirent que leur chef désirait vivement me voir,

mais toujours sans me donner le moindre motif de son insistance ;

je pense qu’il n’y en avait pas d’autre que sa curiosité et son désir

d’obtenir le plus vite possible les cadeaux que je ne pouvais

manquer de lui offrir. Je me rendis près de lui le soir même.

La cour du palais était occupée par un détachement de soldats,

bannières déployées. Le tchin-tsaï vint au-devant de moi, me fit

entrer dans sa fanza, et l’on nous servit du thé. C’était un homme

de cinquante et un ans, mais qui paraissait plus âgé : il fut très

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

40

affable et m’accabla des questions d’usage, sur ma santé, sur le but

et les moyens de mon voyage, etc. ; en somme sa conversation fut

amicale, mais très puérile.

Le lendemain il me rendit ma visite et nous invita, mes deux

officiers et moi, à dîner à sa maison de campagne. Cette villa est

située à une verste de la ville, dans la plus belle partie de l’oasis.

Au dîner assistaient les officiers supérieurs et les dignitaires de

Khami, au nombre d’une trentaine de personnes ; les autres

officiers faisaient le service de la table.

Le repas se composait de soixante plats, tous dans le goût

chinois. On commença par des friandises pour finir par du riz bouilli,

et, comme la politesse nous forçait à goûter de tous les plats, il se

fit dans nos estomacs une telle révolution que le lendemain nous

étions tous les trois malades.

On nous servit non du vin, les Chinois n’en ont pas, mais deux

espèces d’eau-de-vie également détestables ; les convives

indigènes en burent une quantité plus que suffisante pour leur

tourner la tête.

Le lendemain, nouvelle visite du tchin-tsaï, accompagné de son

adjoint civil et de beaucoup d’officiers. Ceux-ci se conduisirent avec

la dernière inconvenance, touchant à tout et demandant à chaque

objet qui leur plaisait s’il était à vendre ou si nous voulions leur en

faire cadeau. Leur chef ne se montra pas moins platement cupide ;

je lui donnai un revolver, dont il parut p.020 peu satisfait ; il aurait

voulu une carabine à deux coups, que je lui refusai, sachant bien

que, si je cédais, je n’en finirais pas avec leurs quémanderies.

Néanmoins je lui envoyai le lendemain un nécessaire en argent, et

en retour il nous invita de nouveau à dîner ; après le repas je lui fis

voir notre adresse comme tireurs. Je tuai des moineaux et des

hirondelles au vol, et il fut tellement enthousiasmé qu’il déclara,

parlant de nous, que « ces douze hommes » suffiraient, pour

mettre en déroute une armée de mille Chinois.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

41

Entre-temps, avec l’autorisation du gouverneur, nous avons pu

visiter la ville de Khami. Comme partout en Chine, nous y avons

trouvé une population tapageuse et insolente qui accourait de

toutes parts pour voir les yan-gouïls (les diables d’outre-mer), nom

donné à tous les Européens, à quelque nationalité qu’ils

appartiennent ; heureusement les longs bâtons des agents de la

police forçaient de temps à autre cette tourbe à une tenue plus

convenable.

La ville a beaucoup souffert pendant l’insurrection ; cependant,

à l’époque où nous l’avons visitée, elle comptait environ 10.000

habitants, dont 1.500 Chinois, 2.000 Tarantchis, 2.000 Dounghans

et 4.500 soldats.

Tarantchis de Khami

Khami se compose de trois

villes, entourées de murs

crénelés, deux chinoises et une

tarantchie ; entre ces villes

sont des potagers, des champs

et surtout des ruines.

Comme dans la plupart des

villes chinoises, on trouve un

assez grand nombre de

magasins garnis de

marchandises, venant

généralement de Pékin et

vendues à des prix fabuleux.

Dans la ville tarantchie, il ne se

tient qu’un marché par

semaine. Quelques vieux

arbres et des vignes y ont échappé à la destruction. On y remarque

surtout l’arbre des neuf dragons. C’est un saule (Salix alba) dont le

tronc principal est détruit depuis longtemps et des racines duquel

sont sorties neuf branches creuses bizarrement contournées. Les

Tarantchis le regardent comme un arbre sacré, d’autant plus qu’au

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

42

pied se trouve une mare d’eau sale, qui autrefois guérissait toutes

les maladies, et que, malgré son discrédit, on emploie encore

contre les fièvres intermittentes. A côté de cet arbre est le

cimetière musulman : il est assez vaste et l’on y voit le tombeau de

famille des vans.

Les soldats chinois que nous vîmes à Khami appartenaient à

l’armée qui, sous les ordres de Tso-tsoun-lan, réprima l’insurrection

mahométane et subjugua l’éphémère royaume de Iakoub-beck de

Kachgar ; il ne paraît pas qu’elle se compose de plus de 25.000 à

30.000 hommes, dispersés sur l’immense espace qui s’étend de

Khami à Kachgar. Il est à noter que l’armée chinoise se compose de

trois parties : les troupes mandchoues, les troupes chinoises et la

milice. Les troupes mandchoues sont de beaucoup les meilleures ;

c’est le seul appui sur lequel puisse compter le gouvernement

central ; aussi sont-elles en grande partie à Pékin. Elles se divisent

toujours en huit corps, que l’on distingue à la couleur de leurs

bannières. On compte en tout 250.000 hommes, parmi lesquels un

assez grand nombre de Mongols et même de Chinois.

L’armée chinoise proprement dite, ou armée du pavillon vert, est

cantonnée dans les provinces, où elle remplit l’office de la

gendarmerie ; elle est divisée en dix-huit corps, d’après le nombre

des provinces, et comprend sur le papier environ 600.000 hommes.

La milice n’en a que 100.000, également dispersés dans toutes les

parties de l’empire ; les grades d’officiers y sont héréditaires.

L’armement se compose de fusils à mèche, de fusils à capsule à

canon lisse avec baïonnette, d’arcs et de sabres. Un très petit

nombre de soldats ont des armes perfectionnées, dont le

maniement leur a été enseigné par des instructeurs européens.

Dans ces derniers temps l’État a créé cinq arsenaux (à Tiandsin,

Changaï, Nankin, Canton et Lan-tchéou), où l’on fabrique des fusils,

des canons et de la poudre.

Le corps d’armée de Tso-tsoun-lan a été formé principalement

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

43

de troupes mantdchoues. Ces soldats sont habillés d’un caftan

rouge et armés de vieilles carabines anglaises que l’on a raccourcies

d’un tiers pour les pouvoir accrocher à l’arçon de la selle. Quoique

fantassins, ces soldats ont tous des chevaux, pris aux Dounghans

ou volés aux paisibles habitants du pays. En général ils ont très peu

de soin de leurs armes, ils ne les nettoient pas et sont fort mauvais

tireurs. Leurs sabres, en mauvais acier, sont toujours rouillés. Ce

qu’il y a de pire, c’est que tous, officiers compris, font un usage

immodéré de l’opium.

L’instruction militaire est nulle, même chez les chefs de corps ;

la discipline se réduit à quelques marques extérieures de respect ;

le vol et la concussion s’exercent dans des proportions inouïes. On

ne va au feu que par crainte des châtiments ou par espoir du butin.

Pendant les cinq jours que nous avons passés à Khami, nous

avons dû nous occuper de nos approvisionnements pour continuer

notre route. Rien ne paraissait devoir être plus simple que d’acheter

des vivres pour un mois, mais en Chine rien n’est simple ; pour

chaque acquisition il nous fallut un permis spécial du tchin-tsaï.

Enfin ce dernier nous fit accompagner chez les marchands par un

de ses officiers, qui prit lui-même un adjoint, et s’engagea à nous

procurer à bon compte des marchandises de première qualité, mais

en nous faisant comprendre que tout service mérite récompense.

Nos emplettes faites à un prix exorbitant, je fixai le jour de

notre départ, et, après une dernière visite du tchin-tsaï, visite qui

me coûta encore un miroir encadré d’argent plaqué, le 1er juin, au

lever du soleil, nous chargeâmes nos chameaux et nous nous

mîmes en route.

Nous suivîmes d’abord la route de Khami à An-si sur une

longueur de quatre stations de poste ; puis, tournant à droite, nous

prîmes la direction de l’oasis de Sa-tchéou.

Pendant les dix premières verstes nous avions parcouru des

localités fertiles où l’on voyait des champs p.021 cultivés et des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

44

habitations quelquefois ruinées ; ensuite la plaine devint

rocailleuse ; au delà nous apparut l’immensité des sables du désert.

Toutefois un peu plus loin, dans une vallée arrosée par un ruisseau,

nous trouvâmes encore quelques villages chinois. Je résolus de

camper près de l’un d’eux. Là nos chameaux, qui n’avaient eu

qu’une maigre pitance à Khami, purent se régaler de djantak

(Alhagi camelorum), leur mets favori.

Nous avons été rejoints en cet endroit par les guides que nous

avait promis le tchin-tsaï, mais, en dépit de nos observations, il

nous envoyait, au lieu de deux guides, quinze hommes,

commandés par un officier : ce fut à grand’peine, que j’obtins de ce

dernier qu’il n’en conserverait que six avec lui.

Notre seconde étape nous conduisit à Tchanliou-fi, petit village

chinois perdu au milieu d’une saline couverte de roseaux et de

kendyr (Apocynum pictum) ; là finit la région habitable du désert de

Khami.

Ce désert est limité au nord par le Tian-Chan, au sud par le Nan-

Chan ; à l’ouest il se confond avec celui du Lob-nor et à l’est avec le

Gobi central. Vers son centre, dans la direction que nous suivions,

se trouve une montagne haute d’environ 1.500 mètres, et qui est

un des contreforts du mont Beï-san, que nous reverrons bientôt. Au

nord de cette hauteur s’étend une plaine légèrement accidentée et

absolument aride, qui a son minimum d’altitude (750 mètres), près

de l’oasis de Khami. Vers le sud se déroule une autre plaine

visiblement inclinée jusqu’à la rivière Bouliountsir et qui conserve

ensuite jusqu’au Nan-Chan une altitude uniforme de 1.110 mètres.

Dans cette région est située l’oasis de Sa-tchéou. La distance de

Khami à cette dernière est de 346 verstes ; nous l’avons parcourue

en quinze jours, y compris deux journées de repos ; c’est le désert

dans toute son affreuse nudité : pas de végétation, pas trace

d’animaux, pas même de reptiles ni d’insectes. L’air surchauffé crée

de fréquents mirages, et, en dehors même de ce phénomène, les

couches inférieures s’agitent et tremblent de manière à déformer

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

45

l’aspect de tous les objets. Cette terrible température nous obligeait

à voyager la nuit. Nous partions le soir à huit heures et nous

marchions jusqu’à minuit : après un repos d’environ deux heures,

au point du jour, nous nous remettions en route, jusqu’à ce que la

chaleur nous eût forcés de nous arrêter. Les puits étaient rares et

leur eau était presque toujours saumâtre, souvent amère.

Nous sommes arrivés ainsi aux monts Beï-san, chaîne de collines

n’ayant guère plus de 300 pieds au-dessus de la plaine et courant de

l’ouest à l’est, où elles semblent se confondre avec les derniers

embranchements du Tian-Chan. Ces hauteurs, formées de terre

glaise entremêlée de cailloux, ne sont pas moins arides que la plaine,

et par suite la vie animale y est presque aussi rare. Cependant, nous

y avons aperçu des lièvres, des antilopes à queue noire ou

dzeyrans, des onagres et un petit troupeau de chameaux sauvages.

Après avoir franchi les collines les plus méridionales du Beï-san,

la plaine s’ouvrit devant nous toujours aussi nue, jusqu’au puits de

Chiben-Doun, où nous eûmes la satisfaction de voir se dessiner

devant nous l’immense plaine du Nan-Chan, avec ses cimes

couvertes de neiges éternelles. Cet aspect nous causa une joie

immense ; nous allions échapper bientôt aux chaleurs qui nous

accablaient depuis tant de jours.

Ayant parcouru 30 kilomètres à travers la plaine inclinée, nous

atteignîmes la rivière Bouliountsir, qui descend du Nan-Chan et

arrose la ville d’An-si. Les canaux creusés pour l’irrigation sont

cause que cette rivière est presque à sec pendant l’été, mais à

l’automne elle se gonfle au point d’inonder les campagnes

environnantes.

Peu après sa sortie de l’oasis d’An-si, elle se perd dans une

saline ; au dire des Chinois, elle reparaît plus loin et va gagner le

Lob-nor. Nous la passâmes presque sans l’apercevoir. Cependant

sur l’autre rive le pays a une apparence différente ; le sol, formé de

lœss, se couvre d’une maigre végétation de saksaoul, de tamarins,

de p.022 kharmyk et de roseaux dans les lieux plus humides.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

46

Dix verstes au delà nous conduisirent au village de Ma-Djenten,

sur la limite septentrionale de l’oasis de Sa-tchéou. Cette oasis

nous parut charmante après l’affreuse aridité du désert d’où nous

sortions.

Un affreux ouragan nous assaillit par malheur à quelque

distance de ce lieu enchanteur. Des nuages de poussière salée et de

sable nous remplissaient la bouche et les yeux ; ils voilaient l’éclat

du soleil. L’atmosphère devint jaunâtre, puis la nuit se fit et le vent

hurlant emportait tout sur son passage. Le thermomètre marquait

35 degrés ; nous étions tout trempés de sueur. Cette tourmente

dura toute la soirée ; le lendemain il plut sans interruption ; à midi

la température avait baissé jusqu’à 14 degrés. Après cette épreuve

nous avons été heureux de nous reposer, et nous avons pu dormi à

notre aise pour la première fois depuis notre départ du Tian-chan.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

47

V

OASIS DE SA-TCHÉOULOCALITÉS VOISINES DU NAN-CHAN

@

Caractéristique générale de l’oasis de Sa-tchéou ; sa flore, sa faune, sapopulation. — Importunité de la populace, animosité des autorités chinoises. —Continuation du voyage ; les grottes sacrées ; le Dan-khé moyen. — Départ de nosguides, recherche de la route. — Rencontre de deux Mongols. — Halte admirable.— Cause de l’animosité des Chinois.

Oasis de Sa-tchéou

L’oasis de Sa-tchéou, nommée aussi Doun-Khouan, est située à

l’extrémité méridionale du désert de Khami, au pied des monts

Nan-Chan. Elle est arrosée par la rivière Dan-khé, dont le courant

est très rapide, mais qui en été n’arrive pas jusqu’au Bouliountsir

parce que ses eaux, très troubles, sont captées par les canaux

d’irrigation de l’oasis, dont elles fertilisent le sol.

Dette oasis est à 1110 mètres d’altitude ; elle a 25 verstes du

nord au sud et environ 20 de l’est à l’ouest. Toute sa surface est

habitée exclusivement par des Chinois, dont les maisonnettes

(fanzas) disparaissent dans la verdure des saules, des peupliers et

des ormes. Autour de la ville il y a de nombreux jardins où mûrissent

à profusion les pommes, les poires et les abricots. Les fanzas sont

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

48

généralement entourées d’un petit potager, et les intervalles des

unes aux autres sont remplis par des champs admirablement

cultivés, où l’on sème de préférence du froment, de l’orge, des pois

et du lin. Au mois de juin les blés étaient déjà en épis.

Dans la partie méridionale de l’oasis, à 4 ou 5 verstes des

jardins et des champs, s’élèvent des monticules de sable qui

s’étendent à l’ouest et aboutissent probablement au Lob-nor.

Monticules de sable près de l’oasis de Sa-tchéou

Malgré la fécondité de cette oasis, la flore sauvage n’est pas

riche en espèces ; noirs n’y avons trouvé que des plantes déjà

connues. Quant aux animaux, il y a, comme dans toute cette

région, des loups, des renards, des lièvres. A certaines époques les

dzeyrans, ou antilopes à queue noire, descendent du Nan-Chan en

grandes troupes et ravagent les champs cultivés. En fait d’oiseaux,

nous avons remarqué le freux (Corvus frugilegus), le lanier (Lanius

Isabellinus), des pigeons, des p.023 hirondelles, des moineaux, mais

peu d’oiseaux chanteurs. Notre seule découverte zoologique fut un

faisan que l’on considère comme une espèce particulière au pays,

bien qu’il ressemble beaucoup au Phasianus torquatus ; du reste

tous les faisans de l’Asie centrale ont entre eux une grande

ressemblance. Nous avons trouvé aussi un petit serpent, l’Eryx

jaculus, unique représentant de la famille des boas dans

l’hémisphère septentrional. La population totale de l’oasis s’élevait

alors à environ 10.000 adultes mâles. Il nous a été impossible

d’avoir le moindre renseignement sur le nombre des femmes et des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

49

enfants. Par le type, la langue, le costume, ils ne diffèrent pas des

autres Chinois de l’Asie centrale. Ceux qui habitent la ville ont la

figure flétrie, abjecte ; ceux des campagnes sont moins laids, mais

tous sont sujets à différentes maladies de peau.

La ville ressemble à toutes les villes chinoises ; elle est entourée

d’un mur en terre ; les rues sont étroites et malpropres. Le

commerce, peu étendu, se borne aux choses de première nécessité.

Malgré les instances de l’autorité locale, nous avons installé notre

camp à 6 kilomètres de la ville, au milieu d’une prairie où nos

chameaux trouvaient largement à paître ; bien nous en prit, car

nulle part nous n’avons rencontré une populace plus insolente et

plus grossière. Lorsque notre interprète se rendait dans la ville avec

un ou deux cosaques pour faire les acquisitions indispensables, la

foule se jetait au-devant d’eux avec des éclats de rire, des huées et

les épithètes les plus malsonnantes. Si les cosaques, impatientés,

distribuaient quelques vigoureux coups de poing, les éclats de rire

et les injures redoublaient ; ils étaient obligés de se quereller avec

tous les marchands, plus voleurs les uns que les autres. Il nous

fallut huit jours pour faire nos achats, et, sans l’intervention de

l’officier de notre escorte, nous n’en serions jamais venus à bout.

Contrairement à ce qui s’était passé à Khami, les autorités de

Sa-tchéou nous reçurent très froidement ; on refusa de nous

donner un seul guide, sous prétexte que personne ne connaissait

les chemins à travers la montagne.

En même temps on cherchait à nous intimider par cent contes sur

les brigands qui infestaient la route, sur les froids affreux, sur le

manque d’eau et d’herbe, etc. Avec beaucoup de calme je répondais

que, si je ne trouvais pas de guide, je saurais m’en passer ; sur quoi

on me demanda huit jours pour réfléchir, mais sans doute pour

demander des ordres à Sou-tchéou, où se trouvait momentanément

le tso-tsoun-tan, ou commandant en chef de l’armée.

Mon intention était de me rendre dans les montagnes de Nan-

Chan et d’y passer un mois ou un mois et demi ; ce temps me

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

50

paraissait nécessaire pour étudier la localité, pour bien nous reposer

nous et nos bêtes, et enfin pour nous procurer un guide qui voulût

bien nous conduire au Thibet, ou tout au moins à Tsaïdam. Afin

d’empêcher les autorités d’envoyer l’ordre de nous en refuser, je

déclarai que mon projet consistait seulement à explorer les abords

de la montagne et qu’ensuite je reviendrais à Sa-tchéou. A cette

condition on p.024 me donna pour guide un officier avec trois soldats.

Nous avons levé le camp le 21 juin au matin. A peine avions-

nous fait 3 verstes vers le sud, que l’immense désert apparut

brusquement devant nous. Heureusement, après 12 autres verstes,

nous avons tout à coup rencontré un charmant ruisseau bordé

d’ormes. Il paraît que nous nous trouvions dans un endroit sacré,

que les Chinois nomment Tchen-Fou-Doun, ou les Mille Cavernes ;

personne à Sa-tchéou ne nous en avait dit un mot. Nous étions en

effet en face de cavernes creusées de main d’homme, disposées en

deux étages irréguliers et communiquant entre elles par de petits

escaliers, sur une longueur d’à peu près 1 kilomètre. Si donc il n’y

en a pas mille, il y en a au moins plusieurs centaines, grandes et

petites. Peu d’entre elles sont intactes ; le temps et les Dounghans

les ont fort endommagées. A l’extrémité méridionale est bâti un

temple qu’habite une sorte de moine (khéchen) chargé de la garde

de ce sanctuaire ; selon lui, ces excavations datent du temps de la

dynastie des Khans et ont coûté des sommes immenses, c’est tout

ce qu’il en savait.

Les petites cavernes ont de 8 à 10 mètres de profondeur, de 6 à

8 mètres de largeur et 8 de hauteur. En face de l’entrée de chacune

d’elles est une idole de grandes dimensions, représentant le plus

souvent le Bouddha ; de chaque côté sont trois divinités

subalternes dont les attitudes et les visages sont variés.

Les grandes cavernes ont des dimensions doubles ; les statues y

sont aussi plus grandes ; les murs et le plafond sont décorés avec

plus de soin ; enfin le Bouddha est placé au milieu du sanctuaire sur

une estrade, et les dieux subalternes sont rangés le long des murs.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

51

Deux de ces idoles placées dans des cavernes particulières sont

remarquables par leurs dimensions. La première, nommée Da-Fou-

Ian, mesure de 25 à 27 mètres de hauteur ; son pied a 6 mètres de

longueur, et la distance entre les deux pouces de ses pieds est de 12

mètres, la seconde, appelée Djo-Fou-Ian, est moitié moins haute.

Le Da-Fou-Ian

Le long des murs de ces deux temples sont de grandes idoles

couchées. L’une d’elles représente une femme entourée de ses

enfants ; il y en a soixante-douze.

A l’entrée des grandes cavernes sont des statues en terre glaise

représentant des héros. Les uns sont armés de glaives ou de

serpents, les autres sont montés sur des éléphants ou des

dragons ; plusieurs ont d’affreuses têtes d’animaux. Dans une de

ces cavernes nous avons vu une grande pierre couverte d’une

inscription en caractères chinois, au-dessus desquels sont d’autres

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

52

inscriptions dans une langue inconnue. Auprès des portes et même

dans l’intérieur, il y avait des cloches et des tambours, qui servaient

sans doute aux cérémonies religieuses lors des jours de pèlerinage

en ces lieux.

La rivière près de laquelle on a creusé ces cavernes ou temples

se nomme Chouïgo ; elle se forme d’une multitude de petites

sources qui descendent de la même montagne et se réunissent

dans un profond ravin qui la coupe en deux parties. Les rochers des

bords de ce ravin sont très escarpés et il nous fallut faire un long

détour pour passer de l’autre côté. La chaîne a 12 verstes de

largeur ; sur le versant opposé st celui par lequel nous l’avions

abordée, elle s’abaisse insensiblement dans une vaste plaine, au

delà de laquelle le mont Nan-Chan se dresse majestueux et

sauvage.

En cet endroit deux de nos guides, l’officier et un soldat, nous

quittèrent pour retourner à Sa-tchéou ; il ne nous resta qu’un agent

de police et son adjoint. Ceux-ci nous conduisirent à dessein (nous

l’avons su depuis) dans un lieu inextricable où ils nous déclarèrent

qu’ils ne savaient plus leur chemin. Furieux, je p.026 les congédiai et

me mis immédiatement en quête d’un moyen d’arriver à la grande

montagne, dont nous ne devions plus être bien éloignés. Ils avaient

cru nous forcer à rétrograder, mais leur plan fut déjoué. Après bien

des difficultés pour nous orienter, nous parvînmes à regagner le

Dan-khé et à le remonter par sa rive gauche. Après avoir marché

17 verstes dans un chemin assez commode, nous atteignîmes le

lieu où cette rivière s’éloigne de la haute montagne : il nous parut

utile d’y camper pour mettre : un peu d’ordre dans nos affaires.

La haute plaine que nous venions de traverser couvre un des

contreforts du Nan-Chan ; elle est très accidentée et s’élève jusqu’à

2.280 mètres d’altitude. Elle n’est arrosée que par le Dan-khé, qui

s’y creuse un lit très profond, où il roule ses eaux boueuses. Cette

tranchée a de 20 à 30 mètres, ses parois sont souvent verticales, et

les bords en sont couverts de saules, d’oliviers sauvages

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

53

entremêlés d’épines-vinettes et de clématites. Nous n’y avons vu

nulle habitation, bien qu’on pût y reconnaître des ruines de fanzas.

Plus haut, dans la montagne, les rives du Dan-khé renferment

des mines d’or, exploitées par les Chinois avant l’insurrection

dounghane, ainsi qu’en témoignent des puits abandonnés, profonds

de 15 à 20 mètres, des habitations d’ouvriers creusées dans la

montagne, et même des canaux destinés au lavage de l’or.

Pour trouver la route que nous aurions à suivre, j’organisai deux

reconnaissances : l’une se composait du préparateur Koloméitsef et

du cosaque Iritchinof ; ils avaient l’ordre de suivre d’aussi près que

possible le cours supérieur du Dan-khé ; de mon côté, avec le sous-

officier Ouroussof, je me dirigeai droit au sud. Nous n’emportions

comme bagage qu’un chaudron pour chauffer de l’eau, un peu de

thé, quelques livres de dzamba, et chacun notre couverture. A

peine étions-nous en route qu’un violent orage éclata ; le chemin se

transforma subitement en un torrent d’eau boueuse large de 4

mètres et profond de 1 pied ; il fallut un peu de patience : dès que

la pluie eut cessé, l’eau disparut comme par enchantement, ne

laissant derrière elle qu’une vase glissante. En pénétrant dans la

montagne, nous entendîmes tout à coup des voix humaines : une

minute après, nous nous trouvions en présence de deux Mongols.

Ils étaient à cheval, tenant chacun un second cheval en main ;

effrayés de cette rencontre inattendue, ils voulurent tourner bride,

mais déjà nous étions à côté d’eux. Ils nous dirent qu’ils étaient des

bergers à la recherche de leurs troupeaux égarés ; je crois plutôt

que c’étaient des voleurs de chevaux, mais peu m’importait, et,

comme ces gens-là devaient connaître tous les sentiers de la

montagne, je leur proposai de nous accompagner à notre bivouac.

Ils refusèrent net ; alors je leur déclarai qu’ils y viendraient de

force, et que, s’ils essayaient de fuir, je leur brûlerais la cervelle.

Tremblants, ils nous suivirent, et, chemin faisant, reprenant

courage, il nous demandèrent quel était notre chef et où nous

allions. Lorsque nous revînmes au camp, il était tard ; on les fit

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

54

souper, on les régala de thé, puis on les fit coucher sous bonne

garde. Le lendemain, voyant qu’on ne leur faisait point de mal, et

stupéfaits d’apprendre que l’oros-khoun (l’homme russe), qui les

avait arrêtés la veille était le chef de l’expédition. ils nous promirent

de nous indiquer la route de Tsaïdam.

Rencontre de deux Mongols

Le même jour après midi nous étions en marche avec nos guides

improvisés. Il nous fallut repasser sur la rive droite du Dan-khé, et,

après en avoir suivi la vallée pendant environ 5 verstes, nous nous

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

55

engageâmes dans un défilé qui sépare la grande chaîne d’un

rameau tournant au nord-est. La montée et la descente étaient

escarpées, mais le sentier était bien frayé, et, revenus dans la

vallée du Dan-khé, nous y avons passé la nuit. A 3 kilomètres plus

haut nous avons abandonné cette rivière pour suivre un de ses

affluents, le Koukou-oussou, et nous sommes parvenus à une

magnifique prairie arrosée de plusieurs ruisseaux et couverte d’une

herbe succulente. Les bords du Koukou-oussou étaient garnis de

tamarins, qui pouvaient nous fournir un bon combustible ; je

résolus de nous y arrêter pour explorer la montagne.

Deux cosaques allèrent avec les guides reconnaître la route ; ils

revinrent le lendemain et nous dirent que les Mongols les avaient

conduits jusqu’aux premiers campements de leurs congénères du

Tsaïdam. Ce fut avec regret que ces gens nous quittèrent, après

avoir reçu la récompense que nous leur avions promise.

Iritchinof et Koloméitsef ne nous rejoignirent que le cinquième

jour ; ils nous racontèrent qu’ils avaient suivi le Dan-khé sur une

longueur de 100 verstes et que cette rivière coule tout le temps au

pied de la gigantesque chaîne. Ils n’avaient pas pénétré jusqu’à la

source, mais elle ne devait pas être bien loin. Ils avaient rencontré

des Chinois, dont l’un parlait le mongol ; ces hommes exploitaient

sans doute l’or en cachette. Ils avaient également vu des postes

abandonnés et une petite forteresse qui autrefois avaient dû garder

la route de Sa-tchéou aux mines. Ce Chinois leur avoua qu’on

racontait que nous étions venus pour reconnaître les gisements

d’or, et que c’était par ce motif que les autorités s’étaient efforcées

de nous empêcher de pénétrer dans les montagnes. De plus on

craignait de nous voir découvrir une nouvelle route pouvant

permettre aux Russes d’entrer directement dans le Thibet, toujours

mal soumis à l’empire Chinois. Cette dernière information était peu

rassurante ; elle nous faisait prévoir de nouvelles difficultés lorsqu’il

s’agirait de nous rendre à la capitale du Dalaï-lama.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

56

VI

LE NAN-CHAN

@

Montagnes entre la Mongolie et le Thibet. — Monts Humboldt et Ritter. —Pente septentrionale du Nan-Chan. — Prairies alpestres, leur flore et leur faune. —Climat. — Comparaison entre le Nan-Chan oriental et le Nan-Chan occidental.

Après avoir reconnu, à la fin de 1876, au sud du Lob-nor,

l’immense chaîne de l’Altyn-tag, j’ai constaté p.027 quelle est la

relation entre le Kouen-loun et le Nan-Chan et j’ai déterminé la

limite septentrionale du plateau du Thibet, limite qui, sous le

méridien du Lob-nor, doit être reportée à trois degrés plus au nord

que sur les anciennes cartes.

Une chaîne de montagnes non interrompue s’étend des sources

du fleuve Jaune au Pamyr, séparant l’Asie centrale en deux parties

qui font entre elles un contraste frappant : au nord le désert de

Mongolie ; au sud le plateau montueux du Thibet. Il est impossible

du trouver dans tout l’univers une dissemblance plus complète que

celle qu’offrent à l’observation ces deux grandes contrées situées

l’une à côté de l’autre. La chaîne qui les sépare n’a souvent que

quelques dizaines de verstes d’épaisseur, et cependant d’un versant

à l’autre tout diffère : l’altitude, la formation géologique, le relief

topographique, le climat, la flore, la faune, jusqu’à l’origine et aux

destinées des peuples qui les habitent.

Le Nan-Chan forme la partie la plus orientale de cette chaîne au

nord du Koukou-nor. Presque sous le méridien de Sa-tchéou la

montagne se rétrécit beaucoup, et un peu plus loin, près du pic

d’Anembar-oula, couvert de neiges éternelles, il s’en détache un

énorme rameau, qui s’étend à plus du 100 verstes dans la direction

de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est. Un autre court au sud-sud-

ouest, formant presque un angle droit avec le premier, et va mourir

dans la plaine de Tsaïdam, près du lac Ikhé-tsaïdamin. Ces deux

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

57

montagnes sont couvertes de glaciers, et elles n’ont reçu, ni l’une ni

l’autre, aucune dénomination particulière. Usant de mon droit de

premier explorateur, j’ai donné à la première le nom de Humboldt,

et celui de Ritter à la seconde, en l’honneur des deux savants qui

ont fait faire tant de progrès à la géographie de l’Asie centrale. La

chaîne Humboldt a 5.700 mètres ; le groupe d’Anembar-oula,

beaucoup moins élevé, forme l’extrémité occidentale du Nan-Chan,

qu’il rattache aux monts Altyn-tag. La chaîne centrale se compose

de deux groupes de hauteurs presque parallèles. Ils se séparent

vers le point où la montagne de Humboldt se soude au Nan-Chan et

se rejoignent dans le massif l’Anembar-oula. Le groupe

septentrional nous a paru le plus important. Toutefois il est aride et

sauvage et a cela de commun avec l’Altyn-tag et les montagnes du

Thibet. La sécheresse y est extrême ; par conséquent la flore y est

pauvre. Les pentes sont à peine tapissées de verdure, et même,

vues de loin, elles paraissent grises. Ce n’est que plus haut, dans la

région des prairies alpestres, que l’aspect est plus riant et que les

herbes deviennent abondantes. Naturellement la faune n’est pas

riche ; on y voit quelques serpents et un assez grand nombre de

lézards, mais tous de la même espèce ; on ne trouve ni poissons ni

grenouilles dans les rivières ; on rencontre peu d’oiseaux et à peine

quelques onagres ou quelques antilopes. Ces montagnes n’étaient

pas habitées lors de notre passage, cependant on y remarquait de

loin en loin des traces de campements mongols et de fanzas

abandonnées.

En montant les vallées ou les pentes argileuses et stériles du

Nan-Chan, le voyageur approche des sommets abrupts et

grandioses qui couronnent la crête principale ; les rochers se

groupent en masses compactes, les pentes sont plus escarpées et

couvertes de gravier, et bientôt on arrive à la limite des neiges

permanentes. Mais entre la région dont nous venons de parler et

les cimes neigeuses s’étend la zone des prairies alpestres, de

beaucoup la plus intéressante. Là, grâce à une irrigation plus

abondante, les plantes herbacées deviennent nombreuses et

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

58

variées. L’époque de p.028 notre séjour dans la montagne, le mois de

juillet, était la plus favorable pour les étudier, et nous voyions de

grands espaces émaillés de milliers de fleurs ; mais plus on monte,

plus la végétation s’appauvrit, et sur les monts Humboldt elle nous

a paru s’arrêter à 4.110 mètres d’altitude : à partir de là on entre

dans la région désolée.

La vie animale sur le Nan-Chan n’est pas variée, cependant on y

rencontre quelques espèces, qui appartiennent déjà à la faune du

Thibet. Parmi les mammifères il faut citer le koukou-iaman ;

(Pseudoïs nahoor), le yack sauvage (Paëphagus mutus) et le cerf de

Sibérie ou maral. Outre le gypaète, le vautour fauve et le vautour

des neiges, la partie alpestre abonde en oullars (Megaloperdix

thibetanus) et en corbeaux ; les insectes sont très rares.

Le koukou-iaman

Malgré la grande hauteur du Nan-Chan, l’air y est d’une grande

sécheresse ; les pluies sont rares en été et il ne paraît pas qu’il y

tombe beaucoup de neige en hiver. Dans tout le mois de juillet

nous avons eu huit jours de plaie. Les autres jours nous n’avions

pas vu un nuage au ciel, mais l’atmosphère était imprégnée de

poussière, que les vents apportent du désert voisin. Ces vents

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

59

venaient toujours du nord-ouest ; ils soufflaient de dix heures du

matin jusqu’au coucher du soleil.

Dans la zone moyenne la température du jour était de 20 degrés

à l’ombre ; les nuits étaient toujours fraîches ; dans la région

alpestre le thermomètre descendait souvent le matin à — 2 degrés.

La rosée y est inconnue, et pendant tout notre séjour nous n’avons

été exposés qu’à un orage. Du reste les conditions climatologiques

sont très différentes dans les parties orientale et occidentale du

Nan-Chan. Au nord du Koukou-nor, pendant tout l’été, le calme de

l’air n’est interrompu que par quelques averses, et, si par hasard le

vent souffle, c’est du sud-est ; au contraire, dans le voisinage de

Sa-tchéou, les vents viennent du nord-ouest et sont très violents.

Dans le Nan-Chan oriental abondent les rochers formées de gneiss,

de schistes et de feldspath ; dans le Humboldt c’est le granit rouge

qui domine. Dans le Nan-Chan oriental les forêts sont vastes et

épaisses, regorgeant d’oiseaux et principalement d’oiseaux

chanteurs ; dans la partie occidentale on ne voit pas un arbre, à

peine quelques arbrisseaux ; on n’y entend que le bruit monotone

des torrents, le croassement des corbeaux et le sifflement aigu des

marmottes. Tout est si différent entre ces montagnes, qu’on a peine

à croire qu’elles appartiennent au même système.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

60

VII

NOTRE SÉJOUR SUR LE NAN-CHAN

@

Repos dans la montagne. — Cerf de Sibérie. — Chasses infructueuses. — Glacierdu Humboldt. — Traversée du Nan-Chan, sa pente méridionale. — Disparition dusous-officier Iégorof, sa recherche. — Arrivée dans la plaine de Syrtin.

Nous avons dit à la fin du chapitre V que nous nous étions

arrêtés dans une charmante prairie arrosée d’un ruisseau. Cet

endroit fut baptisé par nous du nom de Klioutch-blagodatnyi

(Source-Bénie). Nos tentes furent dressées sur le bord du cours

d’eau, nos bagages rangés avec ordre et la cuisine installée sur la

rive opposée, où nos cosaques creusèrent un four dans une pente

argileuse. Notes n’entreprîmes pas d’abord de longues excursions,

notre but étant de bien nous reposer.

Quelques jours après notre installation, j’envoyai en ville notre

interprète Abdoul avec deux cosaques ; il avaient à y chercher le

reste de nos provisions, que nous n’avions pu prendre avec nous

faute d’un nombre suffisant de chameaux. Ils revinrent au bout de

huit jours, s’étant très bien acquittés de la commission. Les

autorités, en apprenant que nous étions installés dans la montagne,

tout en faisant bonne mine à mauvais jeu, déclarèrent que, d’après

les ordres de tso-tsoun-tan, elles ne nous donneraient pas de

guides pour aller au Thibet.

Nous passâmes près de quinze jours à la Source-Bénie.

Comme nous l’avons déjà dit, la localité est pauvre sous le

rapport de la faune et de la flore. Une fois cependant le cosaque

Kalmouinin, excellent chasseur, tua deux cerfs de Sibérie.

Malheureusement il les tua sur le tard et assez loin du camp ; il

fallut les laisser sur place, et pendant la nuit les loups en

entamèrent un. L’autre, un vieux mâle, orne aujourd’hui le

musée de notre Académie des sciences ; leur chair, salée et

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

61

séchée, nous avait fourni un excellent supplément de provisions.

Ce cerf ou maral se distinguait de ses congénères de Sibérie par

son museau et sa gorge blancs ; c’est pourquoi on pourrait l’appeler

Cervus albirostris. Sa longueur de l’extrémité du nez à la naissance

Le cerf maral

de la queue était de 7 pieds, sa hauteur au garrot de 4 pieds 3

pouces. Le corps, couvert de son poil d’été, était d’un brun roux, le

ventre et la poitrine d’un roux clair. La tête, relativement petite,

était plus foncée que le reste ; le nez, les deux lèvres et tout le

menton jusqu’à la gorge étaient blancs. Les bois, couleur de sang,

étaient recouverts d’un duvet grisâtre ; ils avaient une longueur de

3 pieds 7 ponces. L’andouiller oculaire prenait à 3 pouces de la

racine, le second à 16 pouces au-dessus ; le troisième était peu

développé ; les deux bois se terminaient à la partie supérieure par

une empaumure. Ces bois sont très recherchés par les Chinois, qui

en tirent certains médicaments stimulants dont ils font grand

mystère. Ils préfèrent ceux qui ont été recueillis en juin, et ils les

payent jusqu’à 500 et même 600 francs. Le cerf maral ne se trouve

que dans les forêts accidentées de la Sibérie méridionale et de

l’Asie centrale. Cependant ou le rencontre quelquefois dans des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

62

montagnes tout à fait déboisées, comme le Nan-Chan occidental et

les monts Tan-la au Thibet ; il va aussi paître dans les prairies

alpestres, même au voisinage des glaciers, avec l’arkar et la chèvre

de montagnes. Il est partout très prudent et se distingue par une

ouïe extrêmement subtile.

Après nous être bien reposés près de la Source-Bénie nous

transportâmes notre campement à la prairie alpestre, dans une

petite vallée, à 3.510 mètres p.030 d’altitude. Les Mongols donnent le

nom de Matchan-oula à cette partie de la montagne qui forme

l’extrémité occidentale du mont Humboldt ; là nous avions à notre

portée tout ce qu’il nous importait de voir et d’étudier. A la vérité

nous y trouvâmes peu de plantes nouvelles, et nos chasses ne

furent pas heureuses. Nous apercevions çà et là des troupeaux de

koukou-iamans, ou bien un arkar, ou un ours, ou encore la trace

d’un yack sauvage. Nous aurions voulu tuer un gros animal, tant

dans l’intérêt de nos collections que pour avoir de la viande

fraîche ; aussi tous les matins, même avant le jour, nous nous

mettions en course, ne laissant au bivouac que les hommes

nécessaires pour la garde des bagages et des chameaux. Tous les

chasseurs partaient ensemble, mais, aux endroits où il fallait

escalader les pentes escarpées, on se séparait afin d’explorer

chaque roche, chaque monticule, à cette heure où les animaux

paissent.

La chasse est difficile : on voit bien des traces, mais elles

peuvent être de la veille ; on a beau s’obstiner à chercher pendant

deux ou trois heures, les pieds s’engourdissent et l’on est pris de

découragement. Midi arrive, les animaux reposent ; on n’entend

plus aucun bruit ; il faut regagner le bivouac, où l’on retrouve les

autres chasseurs tout aussi malheureux.

Un jour je partis, accompagné de M. Roborovsky, du préparateur

Koloméitsef et d’un cosaque pour aller explorer les glaciers du

Humboldt. Après avoir fait une dizaine de verstes à l’est de notre

campement, nous laissâmes nos chevaux à la garde du casaque, à

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

63

une altitude de 3.840 mètres, et nous continuâmes notre route armés

seulement d’un baromètre. A 4.310 mètres nous atteignîmes la limite

inférieure du glacier ; il est resserré entre deux rochers et a de 2.000

à 2.500 mètres de l’est à l’ouest et une hauteur de 720 mètres ; la

glace paraissait inclinée de 30 à 40 degrés dans la partie inférieure,

de 50 à 60 degrés dans la région la plus élevée, mais il n’y avait

aucune coupure verticale, ni moraines latérales : à l’extrémité

inférieure seulement, là où le glacier s’engouffre dans un défilé, nous

trouvâmes trois masses de granit, ayant sans doute appartenu à une

ancienne moraine. L’ascension fut très pénible, et, bien que nous

eussions quitté nos chevaux à onze heures, ce ne fut qu’à cinq heures

après midi que nous atteignîmes le sommet. De là nous avions une

vue magnifique : en face de nous se dressait un rocher à pic dont la

hauteur dépassait d’au moins 600 mètres celle du point où nous nous

trouvions ; au midi s’étendait une vallée spacieuse fermée par des

montagnes également couvertes de neiges éternelles ; enfin à l’ouest

se dessinait en relief le groupe d’Anembar-oula.

Glaciers de Humboldt

La nuit approchait ; la descente fut assez commode ; il ne fallait

que restreindre la célérité et se méfier des cailloux qui roulaient

sous nos pieds.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

64

A neuf heures du soir nous rejoignîmes nos chevaux ; le

cosaque nous attendait. Nous étions tellement las qu’après avoir

absorbé une tasse de thé, nous nous endormîmes profondément,

roulés dans nos couvertures de feutre.

Nous n’avons rapporté de cette excursion que trois plantes

nouvelles, et nous n’avons vu aucun animal.

Il fallait enfin songer à notre voyage au Thibet ; nous résolûmes

de retourner à notre ancien camp de la Source-Bénie, d’y bien

nourrir nos chameaux pendant quelques jours, et, entre-temps,

d’envoyer des émissaires aux Mongols du voisinage pour tâcher

d’obtenir des guides.

Notre retour s’effectua très rapidement. Dès le lendemain

Koloméitsef et Iritchinof se rendirent à cheval dans la vallée que

nous avions vue du haut du glacier et qu’on nous avait assuré être

habitée par des gens du Tsaïdam. Ils revinrent au bout de cinq

jours, nous rapportant de bonnes nouvelles : les Mongols leur

avaient fait un accueil amical, promis des guides et vendu des

moutons et du beurre.

Le lendemain donc nous quittâmes notre terre promise et nous

nous mîmes en route en remontant la rivière Koukou-oussou. Nous

traversâmes le Nan-Chan par une gorge que cette rivière a creusée.

Le défilé n’a pas plus de 3 verstes de longueur, sur une largeur de

100 à 120 mètres et quelquefois moins. Le sentier, bordé de hautes

montagnes presque verticales, était très pénible pour nos chameaux.

Immédiatement après, nous nous trouvâmes dans une vallée

assez vaste où était une excellente source, près de laquelle nous

fîmes notre première halte.

La pente méridionale du Nan-Chan, dans le voisinage de notre

campement, nous parut escarpée et aride. On ne voit de vertes

prairies que sur les bords des ruisseaux. Le sol est composé d’une

argile salée, couverte çà et là d’une herbe chétive et déjà flétrie à la

fin de juillet.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

65

Nous entreprîmes une nouvelle expédition au glacier, afin de

bien préciser la limite supérieure de la végétation et la limite

inférieure des neiges permanentes sur le versant méridional Nan-

Chan. Partis de bon matin, nous remontâmes sans difficulté le

Koukou-oussou. Dans le défilé où nous arrivâmes, le glacier formait

un demi-cercle dont la corde pouvait avoir 60 mètres. L’épaisseur

de la glace atteignait à peu près le même chiffre ; elle était

recouverte d’une couche de neige récente mais peu profonde.

D’après nos observations barométriques, l’extrémité inférieure du

glacier se trouvait à 4.800 mètres, et il s’élevait de 900 mètres en

hauteur verticale ; à quatre heures après midi le thermomètre

marquait 8 degrés au-dessus de zéro.

Pendant notre absence le cosaque Kalmouinin avait tué deux

perdrix (Megaloperdix himalaïaensis), et, ayant appris que ces

oiseaux étaient très abondants, je résolus de m’arrêter encore un

jour ou deux pour leur faire la chasse. C’est pendant cette halte que

survint un accident qui nous a tous vivement impressionnés.

Le même jour où Kalmouinin avait tué les deux perdrix, il avait

rencontré un yack sauvage et lui avait logé quatre balles dans le

corps. L’animal n’en courut pas moins, et, à cause de l’heure

avancée, le cosaque n’osa pas le poursuivre. Le lendemain (c’était

le 30 p.031 juillet), j’envoyai ce même Kalmouinin, en compagnie du

sous-officier Iégorof, à la recherche de ce gibier blessé ; j’étais

convaincu que la bête ne pouvait être loin. Ils retrouvèrent bientôt

la piste et se mirent à la suivre. Mais les blessures étaient moins

graves qu’on ne l’avait supposé, car le yack avait pu atteindre le

sommet de la montagne et passer sur l’autre versant. Entraînés par

leur ardeur, nos chasseurs l’y suivirent. A 2 ou 3 verstes plus loin,

ayant rencontré un troupeau d’arkars, ils firent feu, et Kalmouinin,

persuadé que l’un de ces animaux était atteint, se mit à sa

recherche pendant que Iégorof continuait à suivre la piste du yack.

Satisfait de sa chasse, Kalmouinin revint sur ses pas et appela

Iégorof ; mais l’écho seul lui répondit. Dans la pensée que son

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

66

camarade était retourné au camp, il y revint aussi et fut très inquiet

de ne pas l’y trouver. Cependant j’en pris peu de souci. De

semblables retards se renouvelaient assez souvent. Le lendemain,

je ne fus pas aussi tranquille ; apprenant que Iégorof n’était pas

rentré, j’envoyai à sa recherche M. Éclon avec Koloméitsef et trois

cosaques. Fort avant dans la soirée Koloméitsef revint me dire qu’ils

avaient battu la montagne inutilement toute la journée et que M.

Éclon avait décidé d’y passer la nuit, attendant mes ordres.

Il était évident que notre chasseur s’était égaré dans les

rochers ; sans vivres, presque sans vêtements et même sans avoir

le moyen d’allumer du feu, car il n’avait pas l’habitude de fumer.

Le lendemain je partis à mon tour pour continuer les recherches.

Je rencontrai des Mongols qui conduisaient des moutons à Sa-

tchéou, mais ils ne purent me donner aucun renseignement. Après

deux jours de fatigues inouïes, nous regagnâmes notre bivouac,

avec la triste conviction que nous ne reverrions plus notre

malheureux camarade.

Le 5 août nous nous dirigions vers l’ouest, parallèlement à la crête

de la montagne, et nous avions déjà fait 25 verstes, quand le

cosaque Iritchinof, qui marchait en tête, avec moi, me signala un

homme qui descendait la pente de la montagne : je pris ma jumelle

et fus bientôt convaincu que c’était Iégorof. M. Éclon s’élança à sa

rencontre, et une demi-heure après, le malheureux était au milieu

de nous, mais dans quel état ! Il se tenait à peine sur ses jambes,

sa figure était noire et décharnée, ses yeux enflammés, son regard

presque sauvage. Il n’avait plus pour vêtements qu’une chemise en

lambeaux, plus de casquette ni de culotte ; ses pieds étaient

enveloppés de haillons ensanglantés. On lui fit boire quelques

gorgées d’eau-de-vie, on lui lava les pieds, que l’on chaussa de

bottes de feutre, on le hissa sur un chameau et l’on se remit en

route. A 3 verstes p.032 de là nous rencontrâmes une source, où

nous dressâmes nos tentes, et voilà ce que Iégorof, après qu’on lui

eut donné tous les soins possibles, nous raconta.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

67

Retour de Iégorof

Peu après avoir quitté Kalmouinin il avait aperçu le yack et

l’avait blessé de nouveau. L’animal s’étant mis à fuir, Iégorof, sans

le perdre de vue, le poursuivit jusqu’à la nuit tombante. Il songea

enfin au retour, mais il prit une fausse direction et s’égara dans la

montagne. La nuit était froide, il marcha sans s’arrêter ; le matin il

se trouva dans la plaine de Syrtin. Reconnaissant son erreur, il

rebroussa chemin, retrouva les montagnes, où il ne put s’orienter.

Il alla donc à l’aventure, et pendant trois jours il erra sans rien

manger, se désaltérant seulement à toutes les sources qu’il

rencontrait. « Je n’avais pas du tout faim, nous dit-il, je courais à

travers les rochers avec l’agilité d’un fauve et je ne me fatiguais

même pas beaucoup. Mais, ses bottes l’ayant abandonné, il avait

été forcé de marcher nu-pieds ; de sa culotte il se fit des

chaussures, qui ne durèrent pas longtemps ; ses talons ne furent

bientôt que des plaies vives. Cependant il fallait marcher, et

marcher beaucoup était son unique chance de salut. Il tua un

lièvre, dont la peau lui servit à envelopper ses pieds, où il ressentait

de vives souffrances. Le froid descendit à — 10 degrés, et il n’eut

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

68

pour tout abri qu’une grande pierre. Il se réchauffa un peu en se

couvrant le corps d’une couche de fiente de yacks. Le quatrième

jour il se sentit une faim dévorante. Il tua un lièvre, et une perdrix,

mangea la perdrix toute crue et emporta le lièvre pour en détacher

un morceau quand sa gorge se dessécherait. A la sixième nuit il

sentit que ses forces baissaient et qu’il ne tarderait pas à

succomber ; il lava sa chemise à une source afin de s’en revêtir au

moment de la mort.

Peu d’instants après il aperçut la caravane.

On passa deux jours au campement pour rendre à Iégorof

quelques forces. A notre grande joie il n’eut pas de fièvre ; aucun

symptôme alarmant : toujours bon appétit, mais ses pieds le

faisaient cruellement souffrir ; nous les lui pansions avec de la

charpie imbibée d’arnica. Enfin, il fut en état de se tenir sur un

chameau, et nous nous remîmes en route.

A 2 verstes de notre bivouac était la route de Sa-tchéou à

Syrtin, route très praticable ; descente douce et commode, mais

point d’eau.

Vingt-cinq verstes nous conduisirent au lac Baga-Syrtin, dans le

centre d’une plaine accidentée et caillouteuse, comme on en trouve

à la base de toutes les montages de l’Asie centrale : ces débris

viennent de la lente décomposition des roches des hauteurs

dénudées ; comme il n’y a pas de courants d’eau capables de les

transporter au loin, ils s’accumulent au pied des escarpements, en

couvrent à la longue les zones inférieures et forment des plateaux

plus ou moins inclinés dont la substance est identique à celle des

sommets qui les dominent.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

69

VIII

LE TSAÏDAM

@

Aspect du Tsaïdam. — Les Mongols du Tsaïdam. — Pillage des Oronghyns. —Tsaïdam du Nord, sa flore, sa faune. — L’Ikhé-Tsaïdamin-nor. — Prairies, lekharmyk et le tamarin. — Le prince Kourlyk-béissé. — Difficultés avec le prince. —Les lacs Kourlyk-nor et Tasso-nor. — Le Baïan-gol. — Malentendus avec le princeDzoun-zassak. — Départ pour le Thibet.

p.033 La partie du Thibet située sur le versant septentrional des

montagnes, à l’ouest du Koukou-nor, porte le nom de Tsaïdam. Il

est borné au nord par la chaîne du Nan-Chan et de l’Altyn-tag, au

sud par une énorme muraille, connue sous des noms différents et

s’étendant à l’est du Bourkhan-Bouddha. La frontière occidentale

est inconnue ; celle de l’est est formée par les montagnes extrêmes

de la chaîne du Khouan-Khé. De l’est à l’ouest il occupe une

longueur de 800 verstes (850 kilomètres) ; la largeur n’est que de

100 verstes dans la partie orientale. mais elle augmente beaucoup

vers le centre. Le Tsaïdam est à une altitude de 2.700 à p.034 3.300

mètres et se divise en deux régions bien distinctes. La partie

méridionale est certainement un ancien fond de mer ; elle est unie,

abondante en sources et en marais ; la partie nord, plus élevée,

comprend de vastes espaces incultes formes d’argile recouverte de

cailloux et sillonnés de collines peu élevées.

A l’exception de quelques Tangouts habitant l’extrémité

orientale, la population du Tsaïdam se compose exclusivement de

Mongols appartenant à la famille kalmouque. On ne peut rien dire

de flatteur sur leur caractère et leurs qualités morales : comme

tous leurs congénères ils sont paresseux et indolents ; de plus ils

sont menteurs, voleurs et poltrons.

Ils se confectionnent eux-mêmes des espèces de robes de

chambre de feutre que portent indistinctement les hommes et les

femmes : le linge leur est complètement inconnu, et leur

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

70

malpropreté est repoussante. En hiver ils ajoutent à cette robe des

culottes en peau de mouton et un bonnet de même fourrure. Leurs

bottes sont faites à la mode chinoise, mais fabriquées par eux.

Mongols du Tsaïdam Tan-to

L’élève du bétail est leur principale occupation ; à cause de la

difficulté des relations avec les pays plus civilisés, ils ont été obligés

de défricher quelques hectares de terre, principalement vers les

sources de la rivière Bouloungour ; leur mode de culture est des

plus primitifs, et ce genre d’occupation leur répugne. Leur

nourriture ordinaire consiste en thé, dzamba, lait, beurre,

quelquefois en baies de kharmyk fraîches ou sèches et, chez les

riches, en viande de mouton.

Le Tsaïdam relève du van du Koukou-nor : il se divise en cinq

districts, nommés kochouns ; il est impossible d’en connaître la

population. Les uns, et je crois qu’ils sont dans le vrai, n’y comptent

guère qu’un millier de iourtes, ou habitations ; d’autres prétendent

qu’il y en a plus de deux mille ; en tout cas la population n’y est pas

dense. Connus comme très poltrons, ces Mongols sont

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

71

continuellement exposés aux pillages de leurs voisins, les Khara-

Tangouts des sources du fleuve Jaune et les Golyks du Thibet. Ces

brigands, qu’ils désignent collectivement sous le nom d’Oronghyns,

envahissent leur pays par petites troupes vers la fin de l’automne ;

alors les habitants se cachent dans les buissons et laissent enlever

leurs troupeaux. Les autorités chinoises ferment les yeux ou

partagent avec les voleurs.

La limite méridionale de la plaine de Syrtin est formée par des

montagnes peu élevées qui prolongent le mont Ritter vers l’ouest,

jusqu’au lac Khouïtoun. Du même mont Ritter part au sud-est une

autre chaîne qui, après s’être abaissée en collines argileuses, se

relève au sud du Koukou-nor, au point d’atteindre la limite des

neiges persistantes. Au sud de ces deux chaînes s’étend une vaste

plaine à peine ondulée, aride et inculte, où la vie nomade même est

impossible. Cette plaine est arrosée vers le nord par quelques petits

cours d’eau. Partout abondent les marécages couverts de joncs, de

roseaux et d’autres plantes aquatiques. Au bord des ruisseaux sont

des buissons, parmi lesquels domina le kharmyk (voy. p. 36) ; puis,

sur des étendues de plusieurs dizaines de verstes, le sol est

complètement brûlé par le soleil.

Le règne animal est rare dans le Tsaïdam. D’abord ni poissons ni

batraciens ; les rivières sont courtes et très rapides ; les marécages

sont salés. On ne rencontre que deux mammifères appartenant

déjà à la zone thibétaine : le khoulan, (Asinus Kiang) et le lagomys.

Près du Khouïtoun-nor vivent quelques chameaux sauvages, des

antilopes à queue noire, des gerboises, etc. La faune ornithologique

est plus variée ; elle a beaucoup d’analogie avec celle de la

Mongolie ; le seul oiseau qui lui appartienne en propre est un

faisan, le Phasianus Vlangalii, qui niche dans les roseaux. Dans les

marécages, à l’exception de quelques macreuses, on n’aperçoit pas

d’oiseaux aquatiques. Les oiseaux de passage, dans cette région,

effectuent leur migration au commencement de septembre. On n’en

voyait pas lors de notre voyage, sauf des bécasses à pattes rouges

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

72

(Totanus calidris), dont quelques-unes couvaient encore.

Le plus grand marécage se trouve dans la plaine de Syrtin, dont

la partie orientale, nommée Koukou-Saï appartient au Nan-chan.

Dans la partie occidentale, ou Syrtin proprement dite, il y a deux

grands lacs : le Baga-Syrtin-nor, ou Petit Lac de Syrtin, et l’Ikhé-

Syrtin-nor, ou Grand Lac : nous n’avons pas pu visiter ce dernier.

Le Baga-Syrtin-nor est à l’extrémité d’un grand marécage alimenté

par des eaux souterraines, descendues probablement de l’Anembar-

oula ou peut-être des sommets neigeux du Ritter. L’eau y est à peu

près douce, et cependant sur sa rive occidentale on trouve des

dépôts, de 2 à 4 pouces d’épaisseur, d’un sel très blanc et très

agréable au goût. Sur ses bords nous avons vu beaucoup d’oiseaux,

parmi lesquels plusieurs variétés d’alouettes, dont une, de la taille

d’un grand merle, avait la voix sonore et tris agréable. L’altitude du

lac est de 2.880 mètres.

Marécages salés dans le Tsaïdam

Non loin de là nous avons rencontré plusieurs Mongols relevant

de l’autorité du prince Kourlyk-béissé, dont le campement était

établi au bord du Kourlyk-nor, dans le Tsaïdam oriental. Ces gens

sont relativement riches ; leur bétail prospère dans une région où le

fourrage est bon quoique peu abondant, où il y a beaucoup de sel,

et où l’on n’a ni œstres ni cousins à craindre. De plus le bétail se

vend bien dans l’oasis de Sa-tchéou, car, malgré ce qu’on nous

avait dit, les relations sont fréquentes entre les deux pays.

Plusieurs Chinois de Sa-tchéou habitent Syrtin, où ils échangent du

thé, du tabac, de la quincaillerie, contre du bétail. Afin de s’y

garantir contre les attaques des Dounghans, des Tangouts et autres

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

73

brigands, on a construit à Syrtin une khyrma (forteresse en terre

glaise), où les habitants peuvent se réfugier, eux et leurs richesses.

Les Mongols de Syrtin nous firent assez bon accueil, on nous

offrit du lait et l’on nous vendit des moutons et du beurre. Il nous

fut facile de trouver des guides pour p.035 nous rendre au Thibet,

mais aucun d’eux ne voulait y aller directement. Ils objectaient

qu’ils ne connaissaient pas la route, ou bien qu’elle était d’abord

complètement privée d’eau, et qu’ensuite on y tombait au milieu de

marécages infestés de mouches et de cousins, où tous nos animaux

périraient. Bref, ils voulaient nous faire faire un détour pour passer

par le campement de leur prince, afin d’obtenir sa permission et

aussi pour lui être agréable en lui conduisant des étrangers qui

ne manqueraient pas de lui faire un cadeau. Je cédai, parce que

c’était l’unique moyen d’explorer le Tsaïdam septentrional, puis

parce que j’espérais pouvoir acheter quelques chameaux au prince

de Khourlyk et lui laisser en dépôt nos collections, qui ne pouvaient

que nous gêner pendant notre excursion au pays du Dalaï-lama.

Le 13 août, vers midi, nous vîmes arriver notre nouveau guide,

nommé Tan-to. Il était d’un extérieur assez avenant et passait même

parmi les siens pour une sorte de lovelace. Contrairement aux

habitudes de ses compatriotes, il se débarbouillait tous les jours, se

lavait les dents et portait des vêtements propres. Comme il fut

toujours très serviable, je lui donnai, quand nous le quittâmes, un

savon, des ciseaux et autres bagatelles, dont il fut enchanté ; cela

devait ajouter à son prestige aux yeux des beautés du Tsaïdam.

Nous nous mîmes immédiatement en route. Le premier jour

nous ne fîmes que 18 verstes : nous savions que nous allions en

avoir à faire 65 à travers un désert complètement privé d’eau.

Arrivés au bord de la rivière Orioghyn, nous nous reposâmes tout

un jour. La santé du sous-officier Iégorof était parfaitement

rétablie, mais les plaies de ses pieds n’étaient pas encore

cicatrisées, et il était survenu quelques légers accidents aux

cosaques Irintchinof et Kalmouinin.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

74

Nous nous dirigeâmes ensuite au sud-est en longeant des

montagnes qui s’élevaient à notre gauche comme un mur

gigantesque. A notre droite s’étendait une rangée de collines

irrégulières, qui se transformèrent en véritables montagnes vers le

lac salé Ikhé-Tsaïdam.

L’Ikhé-Tsaïdam-nor est situé à une altitude de 3.240 mètres : il

a environ 35 verstes de circonférence. Ses rives sont bordées d’une

zone de 2 verstes de largeur de marécages salins où l’on trouve

d’excellent sel blanc. Là aussi jaillissent des sources d’eau douce

entourées de pâturages abondants. L’eau du lac est extrêmement

salée, et près des bords, sa profondeur ne dépasse pas 1 pied. Le

fond est formé par une couche de sel de plusieurs pouces

d’épaisseur ; cette richesse n’est pas exploitée.

A partir du lac Tsaïdamin, notre route, orientée au sud-est,

tourna tout à fait à l’est, et même quelquefois au nord-est. Ainsi

nous nous écartions de plus en plus du chemin du Thibet ; c’était

un détour forcé pour arriver au campement du prince Kourlyk-

béissé.

Nous y parvînmes le 25 août. La résidence est située sur la rive

orientale du grand lac Kourlyk. Nous nous arrêtâmes sur la rive

occidentale, près de l’embouchure du Balghyn-gol, où nous vîmes,

comme grande rareté chez les Mongols, des champs cultivés. A la

vérité ces champs n’occupent que quelques hectares et

appartiennent presque en totalité au prince. Le mode de culture y

est déplorable : on ne se donne même pas la peine d’arracher les

mauvaises herbes. Dans l’espace laissé libre entre les buissons, le

sol est tant soit peu labouré et l’on y sème de l’orge et du froment.

Quelques petits canaux dérivés du Balghyn-gol servent à

l’irrigation, et les récoltes sont assez abondantes.

Lors de notre arrivée on était en pleine moisson ; le p.036 blé, de

la hauteur d’un homme, est coupé avec des faucilles sans dents, et

on le bat immédiatement sur des aires faites d’argile. Pour le

soustraire au pillage de Oronghyns, on creuse des trous, que l’on

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

75

comble de grains, et l’on fait disparaître toute trace de travail. C’est

de là qu’on l’extrait suivant les besoins ; on le grille, puis on le

moud pour faire de la dzamba. Deux hommes ne peuvent en

moudre plus de 16 kilogrammes dans une journée, tant leur

outillage est grossier ; mais il faut aussi tenir compte de la paresse

des ouvriers, surtout lorsqu’il s’agit de travaux agricoles.

Buissons de kharmyk

En dehors de ces champs, le pays qu’arrose la rivière Balghyn

est très riche en kharmyk (Nitraria Scholeri), plante de la famille

des nerpruns, que l’on trouve dans toute l’Asie centrale, de la

Caspienne à la Chine proprement dite. Le kharmyk choisit de

préférence un sol humide argilo-salin, où il pousse généralement en

buissons isolés. C’est un arbrisseau touffu, tortu, qui ordinairement

ne dépasse pas 3 pieds ; au Tsaïdam et dans la vallée supérieure

du fleuve Jaune, il atteint souvent de 5 à 7 pieds. Il fleurit en mai ;

ses petites fleurs blanches sont accumulées sur ses branches. Ses

baies ressemblent assez à des grains de groseille ; elles sont d’un

rouge vif et mûrissent vers la fin d’août. Les Mongols les mangent

et les mêlent à leur dzamba ; ils en préparent aussi une boisson.

Tous les oiseaux en sont friands, même les corbeaux ; les

chameaux s’en nourrissent, et les ours descendent des montagnes

du Thibet pour s’en régaler.

Un autre arbrisseau très répandu dans l’Asie centrale est le

tamarin, appelé dans l’idiome local soukhoï-moto ; il en existe

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

76

plusieurs espèces, et la plus connue dans le Tsaïdam est le Tamarix

Pallasii. De même que le kharmyk, il pousse de préférence dans les

terrains argileux, mais moins humides et moins salés. Il a la forme

d’un élégant arbrisseau, atteignant 20 pieds de hauteur et ayant

plus de 1 pied de circonférence à la base. Ses branches, d’un vert

clair, se couvrent en juin de vergettes roses qui se groupent

principalement vers la cime de l’arbre. Cet arbuste donne un

excellent combustible, et les chameaux se nourrissent volontiers de

ses branches. Il pousse en plantations peu touffues, mais, dans les

localités qui lui sont les plus favorables, comme le bassin supérieur

du fleuve Jaune, il forme de véritables fourrés.

Le lendemain de notre arrivée sur les bords du Balghyn-gol,

nous vîmes venir à nous le béissé (prince du cinquième rang). A

une vente de notre campement il s’était fait dresser une tente, où il

revêtit ses habits de gala, une robe rouge ; puis il s’avança suivi

d’une dizaine de personnes. C’était un homme d’une trentaine

d’années, d’assez bonne mine, mais sale et barbouillé ainsi que

toute sa suite. Il portait une masse de grelots et avait à tous les

doigts des anneaux d’argent qui en faisaient encore ressortir la

malpropreté. Après les salutations d’usage, nous abordâmes la

question qui nous intéressait le plus, les guides, les chameaux, les

moutons, etc. : à tout il répondit par un refus formel.

Le lendemain je me rendis chez lui pour reprendre les pourparlers.

Le prince vint à ma rencontre et m’introduisit dans sa demeure ;

c’était une iourte sale et enfumée, à l’entrée de laquelle il y avait un

tapis rouge sur lequel nous nous assîmes côte à côte. On nous servit

du thé, de la dzamba et du beurre contenu dans des boyaux de

mouton. Le prince en prit avec ses doigts crottés, il en mit dans sa

tasse et dans celles de ses proches ; j’eus hâte de me soustraire à cet

honneur. Il ne se montra pas plus accommodant que la veille,

donnant un tas de prétextes aussi mensongers et aussi maladroits les

uns que les autres. Je le quittai alors, p.037 le menaçant de me

plaindre à Pékin et de prendre par force ce dont nous avions besoin.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

77

Il revint à notre camp dès le lendemain matin, mais toujours

pour affirmer la prétendue impossibilité où il se trouvait, de m’être

agréable. Irrité, le l’accablai d’injures, lui et sa suite, et je finis par

les mettre tous à la porte. Cette manière d’agir était la meilleure,

car elle leva toutes les difficultés. Le béissé, après avoir délibéré

avec ses proches, nous offrit un guide pour nous conduire, non

directement au Thibet, mais chez le prince Dzoun-zassak, son

voisin, qui m’avait déjà offert l’hospitalité en 1872, lors de mon

premier voyage au Thibet. J’acceptai, car je ne pouvais plus penser

à confier à cet homme une partie de nos bagages. Je lui achetai

une tente de feutre, quinze moutons, quelques objets

indispensables, et nous partîmes.

Une distance de près de 120 verstes séparait notre campement

de Dzoun-Zassak. Il nous fallut laisser le lac Kourlyk à notre

gauche, mais nous avons pu explorer un autre lac un peu plus

grand, le Tasse-nor. Ces deux lacs sont situés à coté l’un de l’autre,

séparés par un isthme étroit, que coupe un canal qui sert à

l’écoulement du Kourlyk-nor dans le Tasso-nor. Ce dernier reçoit en

outre les eaux du Balghyn-gol et du Baïan-gol, rivières qui prennent

naissance dans les montagnes du nord. Le Kourlyk-nor a, nous dit-

on, 36 verstes de tour, l’autre lac en a trois de plus ; ni l’un ni

l’autre ne contient de poissons.

Après avoir fait provision dans le Tasso-nor d’une vilaine eau

saumâtre, nous fîmes 42 verstes pour aller atteindre à la nuit les

bords de la rivière Boulounghir. Tout l’espace que nous venions de

parcourir était couvert de lœss et de cailloux ; çà et là on voyait des

salines où croissait quelque chétif saksaoul ; la nature semblait

morte : pas un chant d’oiseau, pas un animal, pas même un lézard.

Nous étions au 1er septembre et notre thermomètre marquait

26,8°, température que nous n’avions pas éprouvée pendant toute

la durée du mois d’août ; mais la nuit suivante, pendant un violent

orage du sud-ouest, il tomba de la neige mêlée à des torrents de

pluie. Le lendemain le vent soufflait avec une telle force, qu’il ne

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

78

nous fut pas possible de nous mettre en route ; heureusement vers

midi il se calma.

Nous eûmes d’abord à traverser une plaine argileuse qui ne

présente aucune trace de végétation. Au nord, sur le territoire du

Kourlyk-béissé, coule la rivière Boulounghir, qui sort des marécages

d’Irghitzyk et se jette dans le Baïan-gol. Là où nous le

rencontrâmes, le Boulounghir a de 6 à 8 mètres de largeur et 1

pied de profondeur : il n’y a pas une touffe d’herbe sur ses bords.

Nous fûmes d’autant plus agréablement surpris lorsque, ayant

atteint le Baïan-gol, la plus considérable des rivières du Tsaïdam

septentrional, nous apparurent ses rives, couvertes des plus beaux

spécimens de la flore locale. Le Baïan-gol, dont le nom signifie

« Riche rivière », après avoir traversé le Tasso-nor, coule vers le

nord-ouest sur une longueur de 250 verstes et va se perdre dans

Le Baïan-gol

un petit lac que les Mongols appellent Khara-nor (lac Noir). A

l’endroit où nous l’avons traversé, il est partagé en deux bras,

distants de près de 2 verstes. Le bras septentrional avait de 20 à

30 mètres de largeur et de 1 à 2 pieds de profondeur. Le bras

méridional est encore moins important ; mais il paraît qu’à l’époque

des crues il inonde la plaine sur une immense étendue. Parmi les

plantes qui garnissent ses rives dominent encore le kharmyk et le

tamarin ; aux endroits où elles sont le plus basses, abondent les

roseaux et les iris. Les oiseaux y sont nombreux, mais, en fait de

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

79

mammifères, nous ne vîmes que des p.038 dzeyrans et des ours à la

recherche des baies de kharmyk. Les Mongols n’y mènent pas leurs

troupeaux, qui auraient trop à souffrir des mouches et des cousins.

Nous campâmes à 3 verstes à l’est de la Khyrma-Dzoun-zassak,

et, à peine installés, nous vîmes arriver notre vieil ami Kamby-lama,

Kamby-lama Le tossalaktchi Le prince Dzoun-zassak et sa suite

que nous y avions déjà rencontré en 1872. Kamby-lama nous apprit

que le jeune van du Koukou-nor était allé rejoindre ses ancêtres. Il

était parti pour aller adorer le Dalaï-lama, et n’avait pu supporter les

fatigues du voyage. Son décès mit fin à la dynastie des princes du

Koukou-nor, de la famille des Tsin-Khaï-van, et jusqu’à l’élection de

son successeur le pays était gouverné par un régent ou tossalaktchi.

Contre notre attente, le Dzoun-zassak, qui était aussi une ancienne

connaissance, nous fit assez froide mine. Il assurait n’avoir aucun

homme capable de nous guider vers le Thibet, et cependant, chaque

année, de nombreuses caravanes vont du Tsaïdam à Lhassa, et ce

sont des gens de ce pays qui les conduisent. Il fallut encore se

fâcher ; alors le Dzoun-zassak envoya chercher son voisin le Baroun-

zassak pour s’entendre avec lui.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

80

Après une longue délibération, les deux princes consentirent

enfin à nous donner un guide et promirent de se soumettre à toutes

nos exigences. De mon côté je promis au guide une bonne

récompense s’il nous servait bien, mais je le prévins, que s’il

cherchait à nous tromper, je le ferais fusiller. Il accepta.

Ceci réglé, Kamby-lama consentit à garder dans la khyrma nos

collections et la partie de nos bagages qui nous était momentanément

inutile. Les deux zassaks reçurent même en dépôt une partie de notre

argent, et, nos bagages étant beaucoup allégés, nous pûmes nous

mettre en route avec vingt-deux chameaux, qui étaient heureusement

en parfait état. Nous partîmes le 12 septembre.

La khyrma Dzoun-zassak

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

81

IX

LE THIBET DU NORD

@

Coup d’œil général sur le Thibet. — Manque de notoriété de cette contrée. —Chaîne bordière du nord, montagnes intérieures. — Plaines, lacs, rivières. —Climat. — Flore, faune. — Habitants.

Fermé de tous côtés par de hautes montagnes, le Thibet

présente la figure d’un trapèze irrégulier élevé de 4.000 à 4.500

mètres au-dessus du niveau de la mer. Sur cet immense piédestal

se dressent des montagnes énormes qui semblent postées là pour

défendre l’entrée d’une région sise au-dessus des nuages et

inhabitable à l’homme. Aussi n’y a-t-il que la partie méridionale

située le long du Brahmapoutra et la province de Ngari-korsoum qui

aient été quelque peu explorées par des voyageurs européens,

puis, tout récemment, depuis 1865, par des pandits 1 qu’avaient

envoyés secrètement les Anglais. Quant à la partie septentrionale,

c’est une véritable terra incognita, moins étudiée dans ses détails

que tout notre satellite.

C’est seulement depuis le milieu du dix-septième siècle que

quelques Européens, suivant le chemin des pèlerins bouddhistes,

ont pu pénétrer de Sinin à Lhassa. Tels furent : en 1665 les

missionnaires Gruber et d’Orville, qui allèrent de Pékin à la ville

d’Agrou, sur le Gange ; de 1723 à 1736 le Hollandais Samuel Van

de Putte, allant des Indes en Chine par Lhassa ; en 1845 les

missionnaires Huc et Gabet qui, partis de Pékin, gagnèrent la ville

du Dalaï-lama et revinrent par Canton. Il est à regretter qu’aucun

de ces voyageurs n’ait laissé une description géographique des pays

qu’ils ont parcourus. L’honneur d’une description revient au pandit

Naïn-Sing, qui en 1873 fit un voyage de Ladak par le Tengri-nor à

Lhassa : il traça un plan de toute la région visitée, fixa la longitude

1 Brahmanes versés dans l’étude des sciences topographiques.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

82

de 276 points et détermina l’altitude de 497. Quant à moi, il m’a

été donné à la fin de 1872 de pénétrer du Tsaïdam dans le Thibet

septentrional jusqu’aux sources du fameux Ian-tzy-tzian 1, ou

fleuve Bleu. Enfin, en 1879 et 1880 j’ai pu traverser le plateau du

Thibet, depuis l’oasis de Sa-tchéou, par le Tsaïdam, jusqu’à la

chaîne de Tan-la ; c’est cette excursion que je vais raconter.

Mille difficultés attendent dans ces régions le voyageur

européen ; les hommes et la nature semblent se liguer contre lui.

La raréfaction de l’air, résultant de l’énorme altitude, épuise ses

forces et celles des animaux ; les variations brusques du climat, les

froids, les ouragans, l’absence de combustible, l’insuffisance du

fourrage, l’âpreté des défilés à travers les montagnes, tels sont les

premiers obstacles contre lesquels il lui faut lutter. Ajoutez la

population méfiante, même hostile, envers tout étranger, les

tracasseries et la mauvaise foi des autorités locales. Ce n’est qu’à

force d’énergie qu’on peut arriver au but.

Cet immense pays, qui s’étend entre le Kouen-loun au nord et la

chaîne septentrionale de l’Himalaya au sud, est limité à l’ouest par le

Karakorum et ses embranchements ; il s’étend à l’est jusqu’aux

provinces de Sa-tchéou et de Han-sou 2. Le Kouen-loun forme

comme un mur entre le Thibet et la vallée de Tsaïdam. Nous avons

pu l’explorer sur une longueur de 400 verstes, entre les sources du

Baïan-gol et celles du Naïdjin-gol. Il est ici formé de deux et même

parfois de trois chaînes parallèles occupant une largeur de 60 à 90

verstes ; ces montagnes dépassent souvent la limite des neiges

éternelles et portent des noms différents. Ainsi la partie de la chaîne

antérieure qui s’étend de la source du Baïan-gol à la tranchée

creusée par le Nomokhoun-gol porte le nom de Bourkhan-Bouddha ;

à l’ouest ; jusqu’à la rivière Ounyghyn, c’est le mont Gochili ; plus

1 Transcription russe ; en France on a généralement adopté la forme anglaiseYang-tse-kiang.2 Les Russes écrivent Gan-sou, parce qu’ils n’ont pas la lettre h ; les Anglais et lesFrançais écrivent Kan-sou, parce qu’ils ne savent pas articuler les aspirationsfortes ; Han-sou doit être la vraie transcription phonétique.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

83

loin, jusqu’au Naïdjin-gol, c’est le mont Tolaï. Parallèlement à ces

montagnes, une seconde chaîne s’appelle, à l’est, Ouroundouchi et

Chouga, p.039 plus à l’ouest Gourbou-Goundzouga et enfin Gourbou-

Naïdji. Cette dernière s’unit à la troisième chaîne, que j’ai nommée

Marco Polo, en l’honneur du grand voyageur. Il paraît que cette

même division se prolonge dans le Kouen-loun occidental ; mais

cette région est complètement inconnue.

Montagnes de Bourkhan-Bouddha et rivière Nomokhoun-gol

Le plateau du Thibet se partage naturellement en trois régions

parfaitement distinctes : la partie méridionale qui comprend les

hautes vallées de l’Indus, du Setledj et du Brahmapoutra ; la partie

septentrionale, présentant un plateau uniforme dont les eaux ne

vont à aucune mer ; la partie orientale, formée par le pays alpestre,

qui s’enfonce profondément dans la Chine proprement dite et où

sont les sources du fleuve Bleu et du fleuve Jaune.

Le plateau du Thibet septentrional, entouré de hautes

montagnes au nord, au sud et à l’ouest, s’étend dans le sens des

parallèles sur une longueur de 1.200 à 1.600 kilomètres, entre le

lac Tengri et les sources du fleuve Jaune. Sa largeur du sud au nord

dépasse 550 kilomètres ; il est élevé de 4.200 à 4.500 mètres au-

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

84

dessus du niveau de la mer. Il ne faut pas en conclure que le

sommet du plateau ne présente qu’une grande plaine ondulée

comme plusieurs localités du Gobi ; c’est au contraire un ensemble

de vallées largement ouvertes, séparées par de hautes montagnes.

Ainsi, entre les sources du fleuve Jaune et le Mour-oussou, branche

initiale du fleuve Bleu, se trouve le mont Baïan-khara-oula, qui, en

courant vers l’ouest, se divise en deux branches : le rameau

septentrional, dont le nom est Koukou-chili, s’étend sur une

longueur de 600 verstes ; celui du sud, ou Doumbouré, qui lui est

parallèle, en a 450. Dans la même direction de l’est à l’ouest, et à

peu d’intervalle, s’élève une autre chaîne moins importante, que les

indigènes nomment Khanghin.

Sur la rive droite du Mour-oussou on voit aussi de nombreuses

montagnes se dirigeant de l’est à l’ouest. Telles sont le Datchin-

datchioum et une autre chaîne dont le sommet culminant, le

Djoma, se couvre de neiges éternelles.

Enfin le pays atteint sa plus grande élévation dans la chaîne du

Tan-la et plus au sud, au delà de la rivière San-tchiou, dans le

Samtyn-kansyr, montagne inexplorée qui semble se rattacher à la

partie orientale de l’Himalaya septentrional. Toutes ces hauteurs

sont en pentes douces, et leurs cimes en forme de dômes ; elles

découpent le plateau en une série de vallées p.040 parallèles qui

communiquent entre elles par des cols faciles à franchir. La limite

inférieure des neiges persistantes nous a paru devoir être fixée à

5.000 ou 5.100 mètres, et plus haut encore sur le versant

méridional du Tan-la.

Dans les espaces libres entre les montagnes s’étendent des

plaines plus ou moins spacieuses, au sol argileux, quelquefois

argilo-sablonneux, plus souvent rocailleux. Nous n’avons rencontré

nulle part de grands gisements de lœss ; les sables mouvants sont

très rares ; mais il y a beaucoup de salines, ce qui fait que l’eau

d’un grand nombre de rivières a un goût saumâtre. Dans le fond

des vallées et même sur les pentes des hautes montagnes, on

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

85

rencontre de vastes marais parsemés de buttes de terre, mais

partout la végétation est très pauvre.

L’irrigation est cependant abondante, et les rivières se perdent

dans des lacs intérieurs souvent considérables. Le pandit Naïn-Sing,

dans son voyage de Ladak à Lhassa, en signale un grand nombre ;

nous en avons peu rencontré. Par suite de la grande évaporation,

ces lacs sont tous plus ou moins salés ; les plus vastes sont le

Pangong ou Tso1-Monga-lari à l’ouest et le Tengry-nor à l’est. Le

premier est à 4.200 mètres d’altitude ; le second, considéré comme

sacré, est à 4.560 mètres.

Dans la partie orientale du plateau, les rivières sont toutes

tributaires du fleuve Jaune et du fleuve Bleu, ou des deux fleuves

cochinchinois le Salouen et le Cambodge.

Le climat du Thibet septentrional est caractérisé par une

température très basse en toute saison, par de violents orages,

surtout au printemps, et par la grande sécheresse de l’air en

automne, en hiver et au printemps ; en été au contraire il y a excès

d’humidité.

L’automne est la saison la plus agréable : le ciel est alors

généralement serein, et la température relativement douce. En

octobre, le thermomètre nous donnait de 6 à 8 degrés à une heure

après midi ; mais dans les nuits de novembre il descendait à — 30

degrés ; les lacs et les rivières gèlent au commencement de

novembre. Il ne neige que très rarement, et la neige est bientôt

emportée par le vent. En revanche les indigènes nous affirment que

les pluies d’été sont extrêmement abondantes. La vérité de leurs

assertions est confirmée par les débordements des rivières, qui

déposent des amas de cailloux roulés à une grande distance de

leurs rives, et aussi par l’abondance des sources, des lacs et des

marais.

Ce climat est peu favorable au développement de la végétation ;

1 Tso ou tcho, mot qui, en thibétain, veut dire ‘lac’. (Note du traducteur)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

86

les gelées d’hiver et du printemps, l’absence de neige, la

sècheresse de l’air, les froids nocturnes en toute saison, le sol

sablonneux ou argileux, souvent salin, et enfin la violence des

ouragans, tout contribue à la pauvreté de la flore thibétaine. Aussi

ne voit-on pas un arbre, mais seulement par-ci par-là des buissons

difformes s’élevant à peine à 1 pied de terre ; dans le voisinage des

rivières, là où le terrain est argilo-sablonneux, des oignons, des

tulipes et des astragales ; partout ailleurs le sol est entièrement

dénudé ou couvert de plaques d’une sorte de mousse, mesurant 1

pouce de hauteur.

Malgré cette indigence, les animaux sont très nombreux : nous

avons trouvé cinq espèces de carnassiers, six de rongeurs, deux

solipèdes, neuf ruminants et cinquante et une espèces d’oiseaux ;

quant aux reptiles et aux poissons, la saison ne nous permit pas de

nous en occuper. Cette abondance de fauves s’explique par

l’absence presque absolue de l’homme et par la richesse p.042 des

sources ; les pâturages sont bien vite épuisés, mais l’espace est

illimité.

Parmi ces animaux, le yack sauvage occupe la place la plus

importante. Cet animal ne se distingue de la variété domestique

que par des caractères insignifiants en apparence, mais suffisants

pour le faire classer à part. Déjà Pallas l’avait appelé Paephagus

mutus, tandis qu’il donne le nom de Bos gruniens au yack

domestique.

Les plus remarquables parmi les ruminants du Thibet sont

ensuite deux gracieuses antilopes que nous avons déjà décrites

dans notre voyage en Mongolie et au pays des Tangouts, l’orongo

et l’ada. La première est plus commune que l’autre, et nous en

avons vu d’immenses troupeaux. Il faut y joindre deux moutons de

montagne, l’arkar et l’argali à poitrail blanc, puis le koukou-iaman,

qui se réfugient dans les montagnes à pentes rocailleuses. Parmi les

rongeurs nous avons remarqué le Lagomys ladacencis, qui vit en

quantités innombrables dans les endroits un peu herbus, un autre

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

87

lagomys qui recherche les fentes des rochers, et la marmotte

(Arctomys), que les Mongols nomment tarabagan, et dont nous

avons vu les terriers à près de 5.000 mètres d’altitude.

Une nouvelle espèce d’ours occupe la première place parmi les

carnassiers : c’est l’Ursus lagomiarius, ainsi nommé parce qu’il se

nourrit principalement de lagomys ; nous mentionnerons aussi des

loups, des renards et une espèce de chacal nominé corsac. Enfin il

ne faut pas oublier le khoulan (Asinus Kiang) que l’on a rencontré

en grandes troupes dans les vallées.

On pourrait ajouter cinq espèces de mammifères domestiques

que les nomades élèvent sur le versant méridional du Tan-la et plus

loin vers le sud : ce sont le yack et le mouton, puis des chèvres et

des chevaux, en moins grand nombre, et le chien, qui est là,

comme partout, le compagnon de l’homme.

Si les oiseaux sont représentés par un plus grand nombre

d’espèces que les mammifères, les spécimens dans chaque espèce

sont beaucoup plus rares. Que feraient en effet les oiseaux dans un

pays où il n’y a pas d’arbres ni presque de buissons ? Trois espèces

de rapaces, le gypaète barbu, le vautour fauve et le vautour de

l’Himalaya, y viennent assez fréquemment poursuivre les pullulants

lagomys, mais ils n’y passent pas l’hiver. On v trouve aussi le

corbeau, le chouca, la perdrix du Thibet, l’alouette, les pinsons de

montagne, mais toujours en petite quantité. Les échassiers et les

palmipèdes n’y paraissent que comme oiseaux de passage, et

encore il n’y a guère que les espèces de grande taille, comme les

cygnes et les grues (Grus cinerea, Grus virgo), qui se hasardent à

travers le plateau du Thibet ; les petits oiseaux de bocages passent

plus à l’est.

Les poissons, paraît-il, sont assez nombreux dans les rivières du

Thibet. A la rivière Nomokhoun et dans des ruisseaux coulant vers

le Tsaïdam, nous avons pêché des labres et des loches. Aux

endroits profonds du Mour-oussou, nous avons vu beaucoup de

poissons, mais sans pouvoir les prendre ; nous en avons même vu

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

88

dans les sources thermales du Tan-la, à la température de 19 à 20

degrés. Selon toute probabilité. il y en a beaucoup dans les lacs

dont l’eau n’est pas trop salée. Le pandit Naïn-Sing, qui a longé un

très grand nombre de lacs, ne les mentionne que dans trois : le

Dangra-ioum-tcho, le Kiaring-tcho et le Tengri-nor. Schlagintweit

en a vu dans le Tso-Monga-lari ; mais les poissons de ces lacs n’ont

jamais été pêchés et sont inconnus aux naturalistes.

Les conditions climatologiques du Thibet septentrional rendent

cette région à peu près inhabitable à l’homme. La culture n’y étant

pas possible, il ne s’y établit pas de domicile fixe ; les nomades

fuient ces tristes localités où les pâturages ne sont pas assez

abondants pour des animaux qui ne peuvent, comme les fauves,

passer continuellement d’un endroit à l’autre. Les hommes eux-

mêmes auraient peine à s’habituer à l’air raréfié, aux changements

brusques de température et surtout à l’absence totale de

combustible.

Cependant, au dire des Chinois, il y aurait quelques tribus

errantes vers le centre du plateau ; on leur donne le nom de Gor-pa

dans la partie occidentale et de Sok-pa dans l’est. Le pandit Naïn-

Sing a vu par exception, sur les bords du lac Dangra-ioum-tcho,

des peuplades sédentaires qui cultivaient l’orge à 4.560 mètres

d’altitude.

D’après les chroniques chinoises il y aurait eu dans cette région,

au sixième et au septième siècle de notre ère, un royaume des

Amazones.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

89

X

VOYAGE A TRAVERS LE THIBET SEPTENTRIONAL

@

Avis désagréables. — Nomokhoun-gol. — Défilé du Dynoï-obo. — Une iourte aulieu d’une tente. — Monts Chouga, rivière Chouga et sa vallée. — Quantitéprodigieuse d’herbivores. — Chasse au koukou-iaman. — Traversée du Tchioum-tchioum. — Neige et gelée. — La plaine du Naptchitaï-oulan-mouren. — MontKoukou-chili. — L’ours du Thibet.

Le 12 septembre 1879, au lever du soleil, nous avons quitté

notre bivouac de Dzoun-zassak, et nous nous sommes dirigés vers

le plateau du Thibet.

Notre caravane se composait de trente-quatre chameaux, dont

vingt-deux chargés, et de cinq chevaux de selle ; notre personnel

était resté le même, sauf le guide.

Les Mongols du Tsaïdam nous avaient prédit toutes les calamités

possibles ; ils avaient cherché à nous effrayer au récit de brigands

qui guettaient les caravanes, de soldats qui défendaient l’entrée du

Thibet aux étrangers, de l’épaisseur des neiges, etc. ; mais, selon

notre habitude, nous n’avions tenu aucun compte de tous ces

présages.

Afin d’éviter le terrible passage du Bourkhan-Bouddha, nous

décidâmes de suivre le défilé creusé par le Nomokhoun-gol. Pour

arriver à cette rivière, nous p.043 devions traverser une plaine aride

et rocailleuse qui borde le pied de la montagne. Cette plaine, saline

et souvent marécageuse, produit le kharmyk et le tamarin, qui a

même parfois les dimensions d’un petit arbre ; il atteint 6 mètres

de hauteur, et le tronc a souvent 50 centimètres de diamètre, de

sorte que les Mongols, qui ne connaissent rien de plus beau, nous

racontaient avec enthousiasme que cette plaine était couverte

d’une immense forêt.

En arrivant au Nomokhoun-gol, nous avons vu une vingtaine

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

90

d’hectares de terres cultivées ; les indigènes ont creusé des canaux

qui leur amènent l’eau de la rivière ; ils y sèment de l’orge.

Tige et branche de tamarin

Près de ces champs on a construit une khyrma en terre glaise,

carrée, dont les murs ont 260 mètres de longueur, 5 de hauteur et

3 d’épaisseur. Cette sorte de forteresse semble avoir pour objet de

garder l’entrée du défilé, mais on n’y a pas mis de garnison.

Le défilé du Nomokhoun-gol est serré entre deux énormes

rochers coupés à pic. La rivière a une largeur de 12 à 15 mètres et

une profondeur de 2 pieds. Au delà des montagnes elle s’est creusé

un lit profond dans le sol sablonneux et elle est bordée d’arbustes

assez voisins du tamarin, auxquels les Mongols donnent le nom de

balgamoto (Myricaria alopecuroïdes).On voit aussi l’osier, le glaïeul

et la clématite grimpante. Du milieu de ces plantes jaillissent des

sources d’eau vive qui attirent une grande quantité d’oiseaux.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

91

Le 18 septembre, ayant derrière nous les monts Bourkhan-

Bouddha, nous avons atteint le col de Dynoï-obo, situé à 3.930

mètres d’altitude. Nous avions franchi notre dernière étape dans le

Tsaïdam. Parvenus là, nous avons remplacé notre tente de toile par

la tente de feutre que nous avions achetée au Kourlyk-béissé. Après

examen elle nous parut fortement endommagée, mais, moyennant

quelques réparations, elle nous a suffi, pendant les quatre mois que

nous avons passés au Thibet septentrional, pour nous abriter tant

bien que mal contre le froid et les tempêtes. Une seconde tente de

feutre nous eût été bien utile, mais il nous avait été impossible de

nous la procurer, et nos cosaques durent passer l’hiver sous le toit

de tuile qui les avait protégés contre les ardeurs du soleil au désert

de Khami.

En suivant les pentes du défilé, nous sommes arrivés au sommet

du mont Chouga, qui atteint 4.560 mètres d’altitude. La descente,

sur le versant méridional, était un peu plus escarpée, mais sans

difficultés sérieuses.

Arrivés au pied de la montagne, au lieu de marcher vers le

Mour-oussou, comme en 1872, nous prîmes une direction plus

occidentale, en suivant le cours du Chouga-gol. Cette rivière prend

naissance au mont Ouroundouchi et coule au pied du mont

Chouga : sa vallée est la plus fertile et la plus riante que j’aie vue

dans toute la partie du Thibet qu’il m’a été permis de parcourir.

Là croissent à profusion la stipe plumeuse, l’iris, l’astragale, la

stachide, l’ail, la rhubarbe et le kharmyk. Ces abondants pâturages

attirent une masse d’herbivores ; sur notre passage nous

rencontrions à chaque pas des khoulans, des yacks et des

antilopes. Ces animaux regardaient avec curiosité et étonnement

l’approche de notre caravane, sans presque s’effaroucher ; les

troupeaux de khoulans se mettaient seulement un peu à l’écart

pour nous laisser passer, quelques-uns même suivaient les

chameaux ; les antilopes paissaient tranquillement au bord du

chemin, et les yacks ne daignaient même pas se lever ; on eût dit

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

92

que nous étions entrés dans le paradis terrestre au temps où ni

l’homme ni les animaux ne connaissaient le mal ni le péché.

Les herbivores dans la vallée du Chouga-gol

Sur la rive gauche du Chouga, c’est-à-dire sur le versant

septentrional des monts auxquels nous avons donné le nom de

Marco-Polo, les animaux sont aussi nombreux ; toutefois là

dominent les koukou-iaman et les arkars, et surtout les perdrix

(Megaloperdix thibetanus).

Peu après notre arrivée, ce paisible tableau de la vie animale

dans la vallée de Chouga était troublé : il nous fallait de la viande,

fraîche et des peaux pour nos collections ; c’était une nécessité

cruelle à l’égard des p.044 khoulans et des antilopes ; quant aux

yacks, comme ils reviennent quelquefois sur l’homme qui les a

blessés, la lutte pouvant devenir dangereuse cette chasse conserve

son intérêt. Il en est de même de la chasse à l’arkar et à l’ours,

qu’il faut souvent poursuivre dans des endroits peu accessibles.

En l’espace d’un peu plus de trois heures, à quatre nous avons

abattu quinze pièces de gibier : quatre orongos, trois khoulans et

huit koukou-iaman. Ce fut moi qui tirai ces derniers, tous sans

bouger de place.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

93

Dans la matinée du 25 au 26 septembre, jour où nous faisions

halte dans la vallée du Chouga-gol, il tomba une légère couche de

neige qui couvrit tout le sol. Chez nous c’eût été une circonstance

favorable pour la chasse : au Thibet il en est tout autrement. Le

soleil, frappant la surface unie et blanche, nous aveuglait ; du

reste, nous n’avions pas de piste à suivre, puisque de notre bivouac

même nous voyions les animaux qui erraient en grands troupeaux.

A huit heures du matin nous partîmes quatre.

Éclon, Iégorof et Irintchinof suivirent la rivière à la poursuite des

khoulans et des antilopes. Je pris une autre direction. En face de

nous, à une distance que j’évaluai à 4 verstes, sur la rive gauche du

Chouga, se profilait le mont Marco-Polo ; c’est de ce côté-là que

j’allai à la recherche des arkars et des koukou-iaman. Quand

j’atteignis les montagnes, le soleil était déjà haut sur l’horizon, et

son éclat était tellement éblouissant qu’il m’était presque

impossible de regarder à quelque distance. En outre la neige

rendait tous les passages très glissants, et déjà je songeais au

retour, quand j’aperçus un koukou-iaman au sommet d’une roche.

Un coup de feu retentit ; l’animal tomba. Je traversai aussi vite que

possible le ravin qui me séparait de ma victime, lorsque j’aperçus

sous mes pieds un troupeau d’environ cinquante têtes ; cette

rencontre me cloua sur place. Revenu de mon étonnement, j’avisai

un gros mâle et le tuai raide. Quand le coup partit, les

malheureuses bêtes, au lieu de s’enfuir, se serrèrent les unes

contre les autres. Un second coup frappa un second mâle, qui roula

au fond du ravin ; alors la troupe effarouchée fit quelques bonds,

mais s’arrêta de nouveau. Une troisième, une quatrième, une

cinquième balle suivirent, et à chaque coup les koukou-iaman, qui

ne me voyaient pas, ne faisaient que sursauter sur place. Ces

pauvres animaux affolés finirent par se disperser, et leur masse

principale se réfugia dans un grand défilé où j’envoyai encore huit

balles, à une distance de quatre cents pas. Ayant ainsi épuisé mes

vingt et une cartouches, je descendis de mon rocher pour compter

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

94

mes victimes ; j’en trouvai six. Aussitôt je me rendis au

campement, d’où je ramenai M. Roborovsky et trois cosaques pour

les leur faire écorcher immédiatement : c’était une véritable

boucherie. De plus les cosaques en avaient trouvé deux dans des

Chasse aux koukou-iamans

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

95

anfractuosités du rocher, et, sans doute, plus d’un blessé avait dû

s’enfuir. Nous emportâmes une partie de cette chaire fraîche et très

grasse, et nous enrichîmes nos collections de cinq belles peaux.

Toute la journée du lendemain fut employée à leur préparation,

ainsi qu’à celle de quatre autres peaux rapportées par les chasseurs

de la plaine. M. Éclon, Koloméitsef et deux cosaques qu’il avait pris

comme aides eurent fort à faire.

Après avoir suivi la rivière Chouga, nous fîmes encore une

dizaine de verstes vers l’ouest dans une étroite vallée comprise

entre les montagnes Gourbou-Goundzouga et Gourbou-Naïdji.

Cette vallée, qui doit avoir au moins 100 verstes de longueur,

n’en a pas plus de 5 dans sa plus grande largeur ; c’est comme un

chemin entre deux montagnes énormes ; quoique toujours

montant, il n’était pas incommode. Il fallut le quitter et entrer dans

un défilé, le Tchioum-tchioum, qui nous ramenait vers le sud. Au

bout de ce défilé nous nous trouvions sur le haut plateau, à environ

4.000 mètres d’altitude.

Là notre guide me déclara qu’il ne connaissait plus la route ; je le

menaçai, ce qui ne servit qu’à lui faire perdre complètement la tête ;

cet homme était presque idiot. Nous étions donc réduits à aller à

l’aventure ; heureusement nous découvrîmes des traces de

chameaux. Comme toutes les caravanes commerciales se servent de

yacks de somme, ces chameaux ne pouvaient appartenir qu’à des

pèlerins se rendant à Lhassa : nous étions donc dans la bonne voie.

En cet endroit il nous survint une assez dure épreuve. La neige,

qui depuis le milieu de septembre tombait chaque jour, fondait

ordinairement au premier rayon de soleil ; mais dans la nuit du 3

octobre elle forma une couche de 4 pouces d’épaisseur, et le

lendemain ce fut pire encore, tandis que le thermomètre marquait 9

degrés au-dessous de zéro.

Nos bêtes ne pouvaient plus trouver de nourriture : les

chameaux dévorèrent la paille qui garnissait leurs selles ; quant aux

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

96

chevaux, il nous fallut leur donner de l’orge, que nous étions forcés

de ménager comme un trésor.

La fiente des yacks sauvages, entièrement recouverte par la

neige, était difficile à trouver ; de plus, comme elle avait absorbé

l’humidité, elle brûlait fort mal ; force nous était de rester au milieu

de tourbillons de fumée ou de nous priver de feu.

Nous avons passé deux jours dans ces conditions. Puis, quand

nous eûmes parcouru 8 verstes, un chasse-neige nous arrêta.

L’herbe était abondante, mais notre position n’en était pas

moins difficile : le thermomètre était tombé à — 23 degrés.

« Coûte que coûte, il faut avancer », disais-je à mes

compagnons, et je dois noter à leur honneur qu’aucun d’eux ne

recula.

Le guide était moins intrépide ; il affirmait que nous marchions à

la mort, et pendant des journées entières il marmottait des prières

et se lamentait.

On comprend que de tels hommes périssent par dizaines dans les

caravanes qui se rendent à Lhassa, en traversant le Thibet du nord.

p.046 Nous fûmes condamnés à nous arrêter pendant deux jours,

dans l’attente d’un temps meilleur : la neige ne fondait pas. J’eus

un instant l’idée de suivre l’exemple que nous donnaient les

animaux sauvages ; comme eux, j’aurais fui vers le sud-est pour

pénétrer à l’embouchure du Naptchitaï-oulan-mouren, où nous

avions été en 1873 ; de là j’aurais longé le Mour-oussou. Mais il

nous eût fallut faire un détour d’une centaine de verstes, sans peut-

être nous procurer rien de mieux sous le rapport matériel ; nous

résolûmes donc de continuer notre route vers le sud-ouest, où se

profilaient devant nous les monts Koukou-chili.

La plaine, accidentée depuis la sortie du défilé de Tchioum-

tchioum, était comprise entre deux chaînes de montagnes, le

Marco-Polo au nord et le Koukou-chili au sud. Elle avait une altitude

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

97

de 4.000 à 4.500 mètres et se déroulait à l’ouest à perte de vue ; à

l’est elle se rattachait au haut plateau que nous avions parcouru en

1873, entre les rivières Ouïan-harza et Naptchitaï-oulan-mouren.

Le sol de cette plaine est argileux et pierreux, rarement

sablonneux, toujours stérile ; ce n’est que dans les meilleurs

endroits, comme au long de la dernière de ces deux rivières, que

l’on voit quelques buissons épars.

Dans les autres parties, le sol est complètement dénudé ou

recouvert de touffes de Reaumuria comme d’un rouge tapis.

Un trait caractéristique de cette vallée, comme de toutes les

plaines ondulées du Thibet, est l’abondance de l’irrigation naturelle

qui vient de sources et de ruisseaux allant se perdre dans de petits

lacs intérieurs.

Le mont Koukou-chili, à l’extrémité septentrionale duquel nous

nous sommes arrêtés après avoir traversé la vallée du Naptchitaï-

oulan-mouren, forme le prolongement occidental des montagnes

Baïan-khara-oula ; il s’étend sur une longueur de 600 verstes ;

toujours dans la direction de l’ouest, sans déviation. L’aspect

général de ces monts est le même que celui de la plupart des

chaînes intérieures du Thibet. Malgré son altitude absolue de 4.800

mètres, le Koukou-chili ne s’élève que de 300 à 600 mètres au-

dessus du plateau ; sa crête est presque horizontale ; quelques

sommets isolés seulement dépassent la limite des neiges

permanentes et ont la forme de coupoles. Les pentes sont douces,

couvertes de pâturages, rarement argileuses ; on n’y voit pas de

rochers, et ce n’est que de loin en loin que l’on aperçoit vers leur

cime des amas de schiste et de gneiss.

Lors de notre passage, la végétation était chétive : elle doit être

assez variée en été ; nous rencontrions de temps en temps des

spécimens desséchés de la flore alpestre, tels que Saussurea,

Werneria, Anaphalis, Allium ; dans les creux des rochers nous

trouvions même des orties et des absinthes rabougries.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

98

L’essence caractéristique de la flore du Koukou-chili est la laiche

du Thibet (Kobresia thibetica), que l’on trouve particulièrement sur

le versant septentrional ou bien dans les hautes vallées et dans les

marécages herbeux que les Mongols nomment moto-chirik. Ces

marais doivent leur origine aux orages et aux pluies d’été qui

déposent dans le Thibet septentrional une masse d’eau considérable

séjournant sur le sol argileux et favorisant le développement de ces

plantes, nourriture de prédilection des yacks sauvages, très

nombreux dans le Koukou-chili, où l’on trouve aussi des arkars, des

marmottes et des lièvres.

Sur les pentes septentrionales, couvertes de pâturages, on

rencontre à chaque pas des terriers de lagomys, animaux auxquels

font une guerre acharnée les corsacs 1, les loups et les ours. Sur les

moto-chirik vivent aussi en grande quantité les alouettes et les

perdrix du Thibet.

L’ours dont nous avons déjà parlé (Ursus lagomiarius) n’habite

que les régions situées à plus de 4.000 mètres d’altitude ; sa taille

ne dépasse guère celle de l’ours d’Europe. La croupe du mâle est

d’un brun sombre, mélange de poils roux plus nombreux sur les

flancs ; les pieds de devant sont roussâtres, ceux de derrière

presque noirs ; la poitrine et la gorge sont d’un blanc fauve, et une

large bande blanche traverse le milieu du corps ; la tête est d’un

roux clair et le museau encore plus clair. La fourrure,

particulièrement celle des femelles, est plus douce et plus épaisse

que celle de l’ours d’Europe ; elle a environ 4 pouces de longueur.

Le mâle que nous avons tué avait plus de 2 mètres de long et 3

pieds 5 pouces de hauteur ; la femelle était un peu plus petite.

Cet ours habite toutes les montagnes du Thibet que nous avons

visitées ; il est probable que c’est la même espère qui se trouve

dans le Nan-Chan et vers les sources du fleuve Jaune. N’ayant

jamais été poursuivi par l’homme, il est peu méfiant, mais, comme

1 Corsac ou renard des steppes, petit canin de couleur fauve clair, intermediaireentre le chacal et le renard (Note du traducteur.)

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

99

tous les indigènes de l’Asie centrale, il est très poltron. Cependant

les Mongols n’en parlent qu’avec terreur, et affirment qu’au

printemps, lorsqu’il est affamé, il n’hésite pas à attaquer l’homme.

La vérité paraît être que les herbes alpestres constituent le fond de

sa nourriture. Nous avons déjà vu qu’à l’automne il descend dans

les plaines du Tsaïdam pour se régaler des baies de kharmyk. Il

mange aussi de petits animaux qu’il prend par surprise ; il poursuit

surtout le lagomys des prairies (Lagomys ladacencis) ; c’est dans

son terrier qu’il le cherche. Il est curieux de constater que dans ses

chasses il est toujours suivi d’un ou de plusieurs corsacs, qui

profitent de sa pesanteur et sa maladresse.

Lorsque le lagomys voit son terrier éventré par l’ours, il saute pour

lui échapper, et c’est presque toujours un des corsacs qui le happe.

Ours et corsacs

Nous avons été témoins d’une scène de ce genre près des

sources de l’Ouïan-harza. L’ours déterrait le lagomys avec beaucoup

de précaution, mais quatre p.048 renards étaient là qui s’emparaient

des bêtes chassées de leur refuge. L’ours, mécontent de cette

indélicatesse, se fâchait et se jetait quelquefois sur les intrus sans

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

100

parvenir à les attraper ; aussitôt qu’il se mettait à gratter un

nouveau terrier, les malins revenaient à leur faction, sauf à se tenir

à une distance respectueuse.

Vers la fin de l’automne, l’ours du Thibet, comme tous ses

congénères, devient très gras. Dès le commencement de novembre

il se retire dans sa tanière et ne la quitte plus qu’au mois de février.

Il choisit son gîte dans quelque fente de rocher tournée vers le sud,

qu’il façonne à sa guise, avec l’aide de ses puissantes griffes et qu’il

a soin de garnir d’herbe. Son sommeil ne doit pas être très profond,

car dans les belles journées d’hiver on le voit parfois sortir de son

trou et se promener au soleil.

Nous nous étions bien engagés dans les montagnes du Koukou-

chili, mais comment les traverser ? Une épaisse couche de neige

effaçait tous les sentiers et tous les indices qu’auraient pu laisser

nos devanciers dans ces régions inhospitalières.

Notre guide fut en vain envoyé à la découverte. Était-il vraiment

idiot, avait-il des instructions perfides du Dzoun-zassak ? Ce qui est

certain, c’est qu’il nous égara complètement en nous déclarant qu’il

ne savait plus quelle était sa route.

Cela ne pouvait durer. Nos animaux souffraient du manque de

nourriture et du mauvais état des chemins que nous suivions ; je fis

donner au guide quelques provisions et je lui dis d’aller où bon lui

semblerait.

Nous étions donc encore une fois réduits à errer à l’aventure.

Aurions-nous inutilement fait tant d’efforts, subi tant de privations ?

Non : il était écrit que dans toutes mes expéditions le succès

dépendrait d’une circonstance fortuite.

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De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

101

XI

SUITE DE NOTRE VOYAGEA TRAVERS LE THIBET DU NORD

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Sortie des montagnes de Koukou-Chili. — Mont Doumbouré. — Monts Tsagan-obo. — Cours supérieur du fleuve Bleu. — Chasse aux yacks. — Rivière Toklonaï-oulan-mouren. — Plateau et montagnes de Tan-la. — Égraïs et Golyks. — Attaquedes Égraïs. — Sources minérales. — Rencontre de fonctionnaires thibétains. —Nécessité de nous arrêter.

Après avoir chassé notre guide, nous nous trouvions perdus au

milieu des montagnes où il nous avait amenés et où il n’y avait

nulle trace d’habitation humaine. Il fallait avant tout nous tirer de

là. Je résolus de me diriger droit au sud, espérant gagner ainsi le

Mour-oussou, rivière que suivent fréquemment les pèlerins mongols

se rendant à Lhassa.

Nous fûmes plus heureux que je n’avais osé l’espérer, car le

lendemain le défilé que nous avions pris au hasard nous conduisit

sans difficulté sur le revers méridional du Koukou-chili. Devant nous

s’étendait une large vallée à l’extrémité de laquelle se dressait une

nouvelle chaîne de montagnes : c’était, comme nous l’avons appris

plus tard, le Doumbouré.

J’envoyai deux cosaques à la découverte et je fis établir le

campement. Le temps s’était sensiblement adouci, la neige avait

disparu de la plaine et des pentes des montagnes ; les sommets

seuls avaient conservé leur blanche parure. A leur retour, les

cosaques me dirent que partout la caravane pouvait passer sans

encombre, en sorte que, nous étant dirigé droit sur le Doumbouré,

nous traversâmes la plaine en deux jours.

p.050 Nous n’éprouvâmes de difficultés que sur les bords de la

rivière Khaptchik-oulan-mouren, qui occupe le fond de la vallée. La

glace n’était pas assez épaisse pour porter nos chameaux ; il fallut

la couper à coups de hache et les faire passer à gué. Cette plaine

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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est à une altitude moyenne de 4.500 mètres ; elle est parsemée de

petits lacs, et son sol sablonneux produit des plantes herbacées,

telles qu’astragale, iris, oignons, etc.

Le Doumbouré s’étend parallèlement au Koukou-chili sur une

longueur d’environ 450 verstes ; ses pentes sont d’un accès facile,

et si dans la partie orientale quelques pics restent éternellement

couverts de neige, aucun des sommets de la partie occidentale

n’atteint une pareille hauteur. Les roches y sont rares ; partout

elles sont remplacées par des amas de cailloux formés d’un calcaire

rougeâtre. La pente septentrionale est abondante en marécages

(moto-chirik), sur lesquels vivent des alouettes et des perdrix. Des

quantités de lagomys s’y creusent aussi des terriers, et les ours

viennent leur faire la chasse. Kalmouinin tua un beau mâle, qui

orne aujourd’hui le musée de l’Académie des Sciences de Saint-

Pétersbourg en compagnie de la femelle, que Koloméitzef avait

abattue dans le Koukou-chili.

Le passage du Doumbouré ne fut pas aussi commode que l’avait

été celui de cette dernière montagne ; nous n’avancions qu’à

grand’peine à travers les cailloux et les marécages gelés, et notre

désenchantement fut grand quand, parvenus sur le versant

méridional, nous vîmes devant nous, au lieu de la vallée du Mour-

oussou, une nouvelle chaîne.

Aucun de nous ne savait quelles étaient ces montagnes ;

j’envoyai donc trois reconnaissances pour voir s’il était possible de

les traverser. Je partis moi-même avec l’une d’elles, et à la nuit je

me trouvai sur le bord d’une rivière assez considérable, que je sus

depuis être le Doumbouré-gol. Nous y vînmes camper. Le

lendemain le passage de ces nouvelles montagnes fut assez facile.

Au pied de l’autre versant coulait le Mour-oussou.

Ces montagnes, que les Mongols nomment Tsagan-obo et les

Thibétains Laptsy-gari, ne sont qu’un embranchement du

Doumbouré, dont elles se distinguent en ce qu’elles sont très

rocheuses. Les roches ont été fortement altérées par les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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intempéries ; elles se composent d’un calcaire brun près de l’endroit

où nous nous trouvions, et de calcaire gris plus à l’ouest. On y trouve

un grand nombre de koukou-iaman, comme dans le Bourkhan-

Bouddha, le Chouga et toutes les montagnes pierreuses du Thibet

septentrional. On y rencontre aussi des traces d’un séjour prolongé

de l’homme, des ruines d’habitations, des inscriptions gravées sur

des pierres, etc. On nous dit plus tard que le Tsagan-obo avait été

occupé par les Golyks, peuplade tongoute, dont nous reparlerons.

Le Mour-oussou est, nomme nous l’avons déjà dit, la branche

supérieure du fameux Ian-tsy-tsian ou fleuve Bleu. Il prend

naissance sur la pente septentrionale des monts Tan-la, où il se

forme de la réunion d’un grand nombre de sources et de ruisseaux

produits par les glaciers qui remplissent les hautes vallées. D’abord

il se précipite vers le nord, puis il se dirige au nord-est, absorbe le

Toktonaï-oulan-mouren, et tourne droit à l’est. Après le confluent

du Naptchitaï-oulan-mouren il descend vers le sud et reçoit alors le

nom de Kin-tcha-tsian ; puis il traverse le pays des Tangouts et

pénètre dans la Chine proprement dite. Au pied du Tan-la, dans les

basses eaux il a de 60 à 80 mètres de largeur et, dans les crues, de

100 à 150 ; plus bas son volume augmente rapidement.

Le courant du Mour-oussou est rapide ; son eau, dans les beaux

jours de l’automne, est bleue et très limpide ; sa profondeur est

presque partout considérable : il gèle en novembre, et la débâcle

ne se produit qu’au mois de mars. Tous ses affluents importants,

tels que le Toktonaï, le Naptchitaï, lui viennent par sa gauche ; il ne

reçoit à droite que des ruisseaux insignifiants.

La vallée du Mour-oussou n’a jamais plus de 8 à 10 verstes de

largeur, le sol en est assez fertile, les pâturages y sont bons, pour

le Thibet. Aussi y voit-on errer d’innombrables troupeaux

d’orongos, d’adas, de khoulans et surtout d’yacks sauvages. Nous

chassions ces derniers avec, passion, parce que, lorsqu’ils sont

atteints, ils se jettent souvent sur le tireur, et alors la lutte, le

danger, excitent l’ardeur et ajoutent une dimension de plus à la vie

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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déjà si aventureuse du voyageur. Dans ces chasses nous utilisions

nos deux chiens, qui pour manquer de race, ne manquaient ni

d’adresse ni de courage. Quand nous avions blessé un vieux yack,

ils se précipitaient sur lui, l’attrapaient par la queue ou lui barraient

le passage. L’animal, effrayé, se jetait d’un côté à l’autre, cherchant

à atteindre l’un des chiens, mais sans y parvenir. Pendant ce temps

le chasseur s’approchait à bonne portée. Il faut ordinairement une

dizaine de balles pour que le yack tombe. Quand il en a reçu deux

ou trois, il revient sur le tireur, mais toujours avec indécision ; il fait

quelques bonds, puis s’arrête ; il reçoit alors un nouveau coup de

feu, ce qui le fait encore courir en avant, la tête basse et la queue

en l’air ; mais il semble s’effrayer de sa propre audace, car une fois

encore, il s’arrête. Cependant les chiens ne le quittent pas. Bientôt

ses forces l’abandonnent, ses mouvements deviennent moins

violents, et tout à coup il tombe comme une masse.

Le plus souvent nous emportions la peau ou une partie de la

chair, sans oublier la queue, et nous abandonnions le reste aux

loups et aux vautours.

Une seule fois il m’arriva d’être poursuivi sérieusement par un

de ces animaux : c’était dans le Doumbouré, lors de notre retour, la

veille du 1er janvier 1880. Ce jour-là nous étions partis de grand

matin pour chasser les argalis à poitrail blanc, sans intention de

faire grâce aux loups et aux yacks que nous pourrions rencontrer ;

quant aux antilopes et aux khoulans, nous n’y faisions plus

attention. Pendant une dizaine de verstes je marchai dans la

montagne. La p.052 matinée se passa sans me donner le moindre

résultat. Je revenais à mon bivouac par un autre chemin, quand

j’aperçus quelques vieux yacks paissant dans une petite vallée.

Après avoir tiré une dizaine de balles, j’en tuai un ; puis, faisant le

tour d’un rocher pour me rapprocher de la bande, je tirai de

nouveau. L’un des plus beaux s’abattit et roula le long de la pente

neigeuse de la montagne. L’animal, étourdi de sa chute, restait

étendu au fond du ravin, j’y courus ; dès qu’il me vit à une centaine

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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de pas, il se releva et chercha à fuir ; je lui envoyai une balle, qui

ne l’atteignit pas ; alors il se retourna et se rua sur moi. Je n’avais

plus que deux cartouches ; je tirai à 70, puis à 50 pas ; le yack fit

encore une vingtaine de pas, et s’arrêta la tête basse, agitant

violemment la queue. J’étais assez près de lui pour voir non

seulement ses petits yeux, mais le sang qui coulait de ses naseaux.

Si la bête avait eu un peu plus de décision et d’énergie, j’étais

perdu, car je ne pouvais me sauver et je n’avais plus pour arme

Je n’avais plus pour arme que la crosse de ma carabine.

que la crosse de ma carabine. Nous restions là à nous regarder ;

mais bientôt je lui vis relever la tête et tenir sa queue immobile ; il

était certain que son irritation se calmait. Je me laissai rouler à

terre, et, sans le perdre de vue, je me mis à ramper en arrière ;

puis, quand je fus à une soixantaine de pas, je me relevai et je

marchai le plus vite possible. Ce n’est qu’après avoir fait deux cents

pas que je respirai librement.

Nous avons passé deux jours dans la vallée du Mour-oussou ;

nous remontions cette rivière en suivant un sentier tracé par les

caravanes. Malheureusement nous étions à peine à 30 verstes du

Doumbouré-gol quand le sentier disparut, et le Mour-oussou,

faisant un brusque détour, se perdit dans la montagne.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

106

Il fallait avant tout nous débarrasser d’une partie de nos bagages,

car nos chameaux, épuisés tant par la marche que par la raréfaction

de l’air à cette grande hauteur et la mauvaise nourriture, n’avançaient

plus qu’avec peine. Nous en avions déjà perdu quatre que nous avions

été obligés d’abandonner, ainsi qu’un de nos chevaux. Nous fîmes

donc quatre ballots des peaux des animaux tués en route et nous les

déposâmes dans une caverne du Tsagan-obo ; nous fûmes assez

heureux pour les retrouver en bon état à notre retour.

Ayant repris notre sentier vers l’angle occidental des montagnes

qui coupent le Mour-oussou, nous nous remîmes en route, mais

gens et bêtes étaient éreintés. Nous étions obligés d’aller à pied,

car le froid ne nous permettait pas de rester longtemps sur nos

montures, et nous ne pouvions guère nous reposer dans nos haltes,

parce que l’argal trempé de neige donnait plus de fumée que de

chaleur et qu’il ne fallait pas songer à un autre combustible. De

temps en temps nous rencontrions des crânes humains et des

ossements d’animaux ; nous étions donc sur la bonne route, mais

le climat du Thibet se faisait sentir dans toute sa rigueur.

Malheureux sort d’un pèlerin

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

107

Peu après avoir retrouvé le cours supérieur du Mour-oussou,

nous vîmes sur le bord du chemin le cadavre d’un pèlerin, qui sans

doute avait voulu aller seul à Lhassa ou qui avait été abandonné

par la caravane dont il faisait partie. Il avait près de lui son bâton,

une sacoche, une tasse de terre, et un petit sac rempli de thé. Les

loups et les vautours l’avaient déjà presque entièrement dévoré.

Dans quelques semaines les bêtes de proie auront fini leur œuvre,

le vent aura dispersé ces ossements, et rien ne rappellera aux

nouveaux pèlerins le sort malheureux d’un de leurs confrères.

Au delà du cours supérieur du Mour-oussou, c’est-à-dire sur la

rive droite de la rivière, le terrain s’élève graduellement vers le sud

et y forme un vaste plateau, peut-être le plus haut du Thibet. Sur le

sommet de ce plateau s’étend, dans la direction est-ouest, une

chaîne de montagnes couvertes de neiges éternelles, connue sous

le nom de Tan-la, nom qu’on applique également à tout le plateau.

L’ascension de la pente septentrionale ainsi que la descente sur le

versant méridional sont très faciles, quoique le col que suit le

chemin des caravanes soit à 5.000 mètres d’altitude. La crête n’est

qu’à 630 mètres au-dessus de la vallée du Mour-oussou, et à 600

au-dessus de celle du San-tchiou, qui roule ses eaux au pied

méridional. Sur cette crête, les hauteurs couvertes de neiges

permanentes ne forment pas une ligne continue, mais s’élancent de

la masse principale comme des îles. Vers l’ouest le Tan-la s’étend à

250 verstes du point où nous l’avons passé, puis il s’abaisse

doucement et se perd dans une plaine ondulée. Selon le dire des

Mongols, il s’étend également à 200 verstes à l’est, il irait alors

rejoindre le Baïan-Khara-oula et formerait avec lui la ligne de

partage entre les sources des plus grands fleuves de l’Asie

orientale, le fleuve Bleu d’un côté, le Cambodge et le Salouen de

l’autre. Il est certain que tous les cours d’eau descendant du

versant septentrional du Tan-la vont au Mour-oussou et par suite

au Ian-tsy-tsian. D’autre part, la pente méridionale donne

naissance à la grande rivière Zatcha-tsampo, qui ta se perdre dans

le lac Mityk-Djansou, le même que le pandit Naïn-Sing désigne sous

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

108

le nom de Tchargout-tcho. Ce lac, qui reçoit en outre les eaux de

plusieurs rivières venues de l’Himalaya septentrional, s’écoule dans

le lac Amdo-tsonak, qui, à son tour, donne naissance à la rivière

que les Thibétains nomment Nap-tchiou et les Mongols Khara-

oussou. Celle-ci est connue plus tard sous les dénominations de

Dou-tsé-tsian et de Né-Kio, et pénètre en Indo-Chine sous le nom

de Salouen. Si, comme le dit Naïn-Sing, il existe une

communication entre le lac Tchargout-tcho et d’autres lacs plus

occidentaux, les sources du Salouen doivent être reportées sur le

plateau du Thibet septentrional par 53° de longitude est de

Poulkova et 32°30’ de latitude nord, c’est-à-dire un peu à l’ouest du

méridien sous lequel se trouvent celles du Iarou-tsampo ou

Brahmapoutra supérieur. Il en résulte que ces deux grandes

rivières coulent parallèlement de l’ouest à l’est, séparées par

l’immense chaîne de l’Himalaya septentrional. Enfin, dans la rivière

qui sort du lac Tchargout-tcho s’écoulent aussi les eaux du Tengri et

de tous les ruisseaux qui p.053 descendent de la partie occidentale

du versant sud du Tan-la. Dans la partie orientale doivent se

retrouver les sources de l’Om-tchiou et du Baroun-tchiou, qui par

leur réunion forment le Lan-tsan-tsian ou Lakio. Ce fleuve coule

assez longtemps vers le sud et, après avoir traversé la province

chinoise de Iou-nan, entre dans l’Indo-Chine, où il est connu sous le

nom de Mékong ou Cambodge.

Le Tan-la renferme très peu de rochers ; ils sont presque

partout remplacés par des amas de cailloux de schistes argileux ;

son sommet doit atteindre de 5.700 à 6.000 mètres ; les glaciers

vers le nord descendent à 5.100 mètres, mais sur la pente

méridionale ils s’arrêtent à 150 mètres plus haut.

Sous le rapport du climat le plateau du Tan-la est terrible : en

novembre et décembre le thermomètre y descendait au-dessous de

30 degrés ; pendant toute l’année les ouragans y sévissent, et

pendant l’été, au dire des indigènes, on n’y voit que pluie, neige et

grêle. Naturellement la végétation y est très pauvre et il ne s’y

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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trouve guère d’animaux. Les yacks et les khoulans se hasardent

jusqu’à près de 5.000 mètres ; le lagomys y creuse aussi ses

terriers, mais les antilopes y deviennent rares, et il y en a moins

encore sur la pente méridionale que sur le versant du nord. Quant

aux oiseaux, on y voit beaucoup de gypaètes et de vautours, puis

des alouettes, des pinsons de montagne et des perdrix.

Quoique, d’après ce que nous venons de dire, le Tan-la doive

paraître inhabitable, c’est ici que, pour la première fois depuis notre

départ du Tsaïdam, nous avons rencontré des figures humaines.

Sur le versant méridional nomadisent les Égraïs et les Golyks,

peuplades appartenant à la famille tangoute et connues des Chinois

sous le nom général de Sok-pa. Nous n’avons point vu de Golyks,

qui habitent sur le fleuve Bleu, au delà du confluent du Naptchitaï-

oulan-mouren, mais nous nous sommes rencontrés avec des Égraïs.

Ceux-ci ont de longs cheveux noirs, qu’ils laissent tomber sur leurs

épaules, et peu de barbe ; ils ont la figure anguleuse, le teint

fortement basané, et les vêtements malpropres. Ils portent

invariablement un sabre à leur ceinture, un fusil en bandoulière, et

ne quittent jamais leur cheval de selle. Enhardis par la terreur qu’ils

inspirent aux pèlerins mongols, ils sont fort arrogants, mais nous

avons eu la preuve qu’ils sont aussi poltrons que les autres

habitants de l’Asie centrale. Le pillage des caravanes qui se rendent

à Lhassa est leur occupation favorite. Ils les guettent à la sortie du

défilé du Tan-la, en sorte qu’elles ne peuvent guère leur échapper

ils s’emparent de l’argent et d’une partie des effets des voyageurs

et les laissent continuer leur route ; si par hasard la caravane est

assez forte pour essayer de se défendre, ils appellent à leur aide les

Golyks. C’est ainsi qu’en 1874 ils assaillirent le régent chinois qui se

rendait à Sinin, emportant 500 kilogrammes d’or, sous l’escorte de

200 soldats. Les Égraïs dispersèrent les soldats après en avoir tué

quelques-uns, s’emparèrent de l’or et d’autres objets précieux, et,

pour punir la caravane d’avoir osé résister, brûlèrent le palanquin

du régent. Ce malheureux, qui montait fort mal à cheval, ne parvint

à Sinin qu’à grand’peine.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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Outre le pillage, les Égraïs s’occupent de la chasse et de l’élève

des bestiaux. Malgré l’âpreté du climat, ils ont des troupeaux de

yacks et de moutons ; leurs chevaux sont petits mais infatigables et

Égraïs

ils gravissent les montagnes comme des chèvres. On compte 400

tentes occupées par les Égraïs, ce qui, à raison de 5 personnes

par tente, donne un total d’environ 2.000 individus des deux

sexes : ils sont tributaires du grand chef des Golyks, auquel ils

payent annuellement une livre de beurre et une peau de mouton

par tente. Les Golyks sont plus nombreux : ils ont, dit-on, 1.500

tentes, ce qui suppose de 7.000 à 8.000 personnes. Ils vivent de

la chasse, de l’élève du bétail et un peu de l’exploitation des

mines d’or. Ils sont aussi pillards que les Égraïs et poussent

même leurs excursions jusqu’au Tsaïdam. Les uns et les autres

se disent bouddhistes, mais ils ne reconnaissent pas plus

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

111

l’autorité du Dalaï-lama que celle de l’empereur de la Chine.

La traversée du col du Tan-la nous prit huit jours, parce que nos

bêtes étaient épuisées de fatigue ; nous y perdîmes encore quatre

chameaux.

Pendant ce temps nous rencontrâmes quelques petites bandes

d’Égraïs qui conduisaient leurs troupeaux dans la vallée du Mour-

oussou ; leur insolence leur attira quelques bonnes corrections ;

mais en somme il n’y eut pas de rixe sérieuse. Seulement il nous

fut facile de nous apercevoir que toutes ces bandes correspondaient

entre elles et qu’elles ne nous perdaient pas de vue.

Le 7 novembre 1879 une quinzaine d’Égraïs se présentèrent à

notre bivouac, sous prétexte de nous vendre du beurre. Pendant les

pourparlers, l’un d’eux s’empara du couteau que notre interprète

Abdoul-Ioussoupof portait à la ceinture. Celui-ci réclama son bien,

l’autre lui répondit par un coup de sabre, qui heureusement ne fit

pas grand mal, mais en même temps un autre Egraï se précipitait

sur Ioussoupof la lance en avant. M. Roborovsky n’eut que le temps

Les cosaques bousculant les Égraïs

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

112

de se saisir de la lance et de la briser. Nos cosaques les

bousculèrent et ils se retirèrent à l’abri d’un rocher, d’où ils nous

envoyèrent plusieurs coups de fusil. On eut alors recours aux

carabines, et les brigands furent bientôt en déroute ; quatre étaient

Déroute des Égraïs

tués, plusieurs blessés ; les autres se dispersèrent dans la

montagne. Alors nous transportâmes notre camp dans un endroit

plus découvert, et deux cosaques firent bonne garde ; les autres se

couchèrent habillés, la carabine à portée de la main et le revolver à

la ceinture. Pendant toute la nuit nous entendîmes leurs cris

sauvages, mais il n’y eut pas d’attaque.

Le lendemain au point du jour nous nous mîmes en marche ;

chacun de nous portait 100 cartouches dans sa giberne. Un

nouveau défilé se dessinait à peu de distance en avant de nous ; un

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

113

groupe d’Égraïs en gardait l’entrée, un second détachement à

cheval se tenait sur le côté de la route pour nous surveiller, et un

troisième se tenait un peu à l’écart, sans doute pour nous attaquer

par derrière ou nous couper la retraite. Il n’y avait pas à hésiter, et,

voulant profiter de l’avantage de nos armes à longue portée, je

donnai l’ordre de faire feu sur ceux qui étaient en face de nous. Ils

étaient là soixante ou soixante-dix, mais à la troisième décharge il

n’y avait plus personne : tous ceux qui n’avaient pas été atteints

s’étaient cachés dans les rochers. Je fis élever les hausses et tirer

sur les autres groupes, tous s’enfuirent ; il fallait se hâter de

profiter de l’instant propice pour passer le défilé ; nous n’y

rencontrâmes personne. Le défilé traversé, nous nous trouvâmes

dans une large plaine, où, en cas de nouvelle attaque, nos

carabines auraient eu beau jeu.

A peu de distance de là nous rencontrâmes des sources

minérales, coulant sur la rive gauche de la rivière Tan-tchiou. Ces

eaux, analysées plus tard par le docteur Schmidt, de l’université de

Dorpat, ont donné une assez forte quantité de chaux carbonatée et

très peu de sels métalliques. Les sources étaient entourées de

concrétions calcaires d’une hauteur de 8 à 10 mètres d’où se

dégageaient des vapeurs suffocantes. L’une d’elles était à la

température de 52 degrés, une autre à celle de 32 degrés ; mais,

dans celles qui ne marquaient que 19 ou 20 degrés, nous

constatâmes l’existence d’un grand nombre de petits poissons ; il y

avait aussi des algues, et des milliers d’insectes tourbillonnaient au-

dessus. Il paraît qu’autrefois, pendant l’été, on dressait là des tentes

et que des malades de Lhassa et d’autres localité du Thibet y

venaient suivre un traitement ; mais, les Égraïs et les Golyks ayant

plusieurs fois pillé et dévasté le campement, personne n’y vient plus.

Un peu au sud des sources minérales se dressait à notre droite le

mont Mounkar, couvert de neiges persistantes. C’est le dernier haut

sommet que nous ayons aperçu sur le plateau du Tan-la ; plus loin il

n’y avait plus que des collines ou des montagnes insignifiantes. La

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

114

végétation était la même que sur le versant septentrional, seulement

un peu plus abondante, et les marécages (moto-chirik) étaient plus

nombreux. Nous y rencontrions des orties, des touffes de potentille

et une quantité énorme de terriers de lagomys, mais presque pas de

grands animaux. Les conditions climatologiques tournaient aussi tout

à notre avantage, malgré de fréquents ouragans venant du sud-

ouest. Le thermomètre marquait à midi — 6 degrés ; il n’y avait de

neige qu’au sommet des hautes montagnes, et la rivière San-tchiou,

le long de laquelle nous cheminions, n’était pas prise. Cette rivière se

jette dans le Tan-tchiou, qui coule vers le sud-est et va se mêler au

Nan-tchiou p.055 ou Kara-oussou ; il est nommé Boughyn-gol par les

Mongols. Sur ses bords nous rencontrâmes les premiers Thibétains

nomades, dont les tentes noires étaient éparses dans la plaine ;

entre les tentes paissaient d’innombrables troupeaux de yacks et de

moutons.

Au sud la vallée du San-tchiou est bordée par les montagnes

Djougouloun, dont la hauteur n’a rien d’imposant, mais qui servent

de terrasse à un nouveau dos de terrain en forme de plateau

accidenté. Ce plateau s’étend probablement jusqu’au mont Samtyn-

kansyr, qui forme l’embranchement occidental du Nian-tchen-tan-la

et par conséquent de l’Himalaya septentrional. Le Samtyn-kansyr

sépare les eaux qui se jettent dans le Khara-moussou de celles qui

vont au Iarou-tsampo ou Brahmapoutra supérieur.

Nous continuâmes à marcher vers le sud. La contrée présentait

toujours le même caractère : des collines arrondies et peu élevées,

se transformant parfois en monticules entre lesquels se trouvaient

des marécages parsemés d’îles. Le sentier était détestable ; les

chameaux tantôt glissaient sur les cailloux, tantôt s’enfonçaient dans

la vase. Nous rencontrions partout des groupes de Thibétains qui

accouraient au-devant de nous pour nous vendre des moutons, du

beurre et du fromage blanc. Nous y trouvâmes un jour trois Mongols,

dont l’un, nommé Dadaï, était une ancienne connaissance du

Tsaïdam. Il nous apprit que les autorités thibétaines avaient résolu

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

115

de ne pas nous laisser pénétrer jusqu’à leur capitale. On avait

répandu le bruit que nous venions pour enlever le Dalaï-lama, et par

suite une grande effervescence régnait contre nous à Lhassa. Les

troupes régulières et la milice étaient massées au village de

Naptchou pour nous arrêter, et défense avait été faite à tous les

habitants, sous peine de mort, de nous vendre des vivres et d’entrer

en relation avec nous. Peu après vinrent à nous deux fonctionnaires

thibétains qui nous demandèrent, fort poliment du reste, qui nous

étions, où nous allions et quel était le but de notre voyage. Je leur

répondis, par l’intermédiaire de Dadaï et des deux lamas qui

l’accompagnaient, que nous étions Russes, et je tâchai de leur faire

comprendre que le but de notre expédition était purement

scientifique. Ils me répliquèrent que les Russes n’avaient rien à faire

à Lhassa et que les autorités étaient bien décidées à ne pas nous y

laisser pénétrer. J’exhibai mon passeport chinois et je déclarai que,

étant autorisé par l’empereur de Chine, nul n’avait le droit de

m’arrêter. Ils nous prièrent alors d’attendre sur place jusqu’à ce

qu’ils en eussent référé à leurs chefs. Il fallait une douzaine de jours

pour avoir la réponse. J’acceptai toutefois cette combinaison,

d’autant mieux que nous marchions depuis dix-sept jours et que

tous, hommes et bêtes, nous avions grand besoin de repos.

Le lendemain, conduits par des soldats thibétains, nous

avançâmes de 5 verstes jusqu’à la source du Nier-tchoun-gou, où

nous nous installâmes pour attendre la réponse de Lhassa.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

116

XII

HALTE PRÈS DU MONT BOUMZA

@

Le mont Boumza et la source du Nier-tchoungou. — Nomades du Thibet, types,vêtements, demeures, qualités morales, langue, coutumes. — Chasse auxgypaètes et aux vautours. — Caravane marchande. — Itinéraire de Naptchou àLhassa. — Description de cette ville. — Soldats thibétains. — Retour desémissaires du Dalaï-lama. — Ma résolution de rebrousser chemin.

Le mont Boumza, sur la pente duquel nous avions établi notre

bivouac, ressemble à toutes les montagnes que nous avions déjà

rencontrées sur le plateau du Thibet septentrional ; il a plus de

5.000 mètres d’altitude absolue, mais il ne s’élève guère qu’à 480

mètres au-dessus de la plaine. Les pentes de l’ouest et du sud sont

assez abruptes et parsemées de roches de gneiss, riches en mica.

Le sommet est parfaitement plat, et les bouddhistes y ont construit

Obo au sommet du mont Boumza

un énorme obo. On rencontre souvent de ces obos dans cette

région : ce sont en général des pyramides grossières entourées de

perches auxquelles les fidèles attachent des chiffons sur lesquels ils

ont écrit, ou fait écrire, des prières. Chaque passant se croit tenu

de déposer au pied une pierre, un os, un objet quelconque ; ceux

qui n’ont rien arrachent une pincée de poil à leur chameau ou à p.056

leur cheval. De l’obo du mont Boumza on voit très distinctement le

Samtyn-kansyr couvert de neige, et, vers l’ouest, le plateau se perd

à l’horizon. De la pente orientale sourdent un grand nombre de

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

117

ruisseaux qui, en se réunissant, donnent naissance au Nier-

tchoungou, près duquel nous étions campés. L’emplacement était

bon : nous avions de l’argal pour le chauffage, un peu de fourrage

pour nos animaux et de l’eau potable. Tout autour de nous se

trouvaient des tentes de Thibétains nomades, avec lesquels nous

eussions fait plus ample connaissance si nous avions pu nous

comprendre.

D’après leur type, les Thibétains se rapprochent beaucoup des

Tangouts, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni Mongols ni Chinois ; ils

ressemblent surtout à nos Tziganes.

Les hommes sont de taille moyenne, rarement grands ; ils ont la

poitrine enfoncée, et leurs formes n’annoncent pas une grande

vigueur. Leur teint est très basané, leur crâne oblong, leur front plat,

leur nez long et effilé ; leurs pommettes sont un peu saillantes, leurs

yeux grands, noirs et à fleur de tête, leurs lèvres fortes, leur menton

saillant. Les moustaches et la barbe poussent mal ; les cheveux sont

noirs, longs, incultes, et pendent par devant en touffes semblables à

des queues de yack. Les lamas se rasent la tête, ne conservant

qu’une natte, qu’ils ornent de cercles en os, de coraux, de turquoises

et de plaques de métal. Les femmes sont petites, malpropres, et loin

d’être belles ; cependant, si elles se lavaient, quelques-unes auraient

le teint assez clair. Elles arrangent leurs cheveux en un grand

nombre de tresses qui pendent devant et derrière et que, suivant

leur position de fortune, elles ornent de coraux, de turquoises et de

rubans ; elles portent des boucles d’oreilles et des bagues, le plus

souvent en argent. Les hommes et les femmes se couvrent en hiver

d’une longue pelisse en peau de mouton, que les plus riches

doublent d’une étoffe de laine rouge ; chez les hommes la manche

droite pend et le bras reste nu, même pendant les froids. Ils n’ont ni

linge ni pantalon, mais seulement de longues guêtres en peau de

mouton ; ils se couvrent la tête de bonnets de même fourrure ou de

celle du renard ; en été on les remplace par des bandelettes d’étoffe

rouge ; ils vont souvent aussi la tête nue.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

118

Les hommes portent toujours à la ceinture un sabre, dont la

lame ne vaut rien, mais dont le fourreau est incrusté d’argent et de

corail ; ils y portent également une pipe, un couteau et un sac

rempli de bagatelles. Dans une poche de la pelisse, sur la poitrine,

on met une tasse, la blague à tabac et parfois même un mouchoir

de poche.

p.058 Le logement thibétain se compose d’une tente en étoffe

noire tissée de poil de yack, maintenue au moyen de cordes et de

piquets. Au sommet est une large ouverture qui donne de la

lumière et laisse échapper la fumée. Au-dessous de cette ouverture

est le foyer, où l’argal ne s’éteint pas de tout l’hiver ; et autour de

ce foyer sont étendues des peaux de mouton ou de loup qui servent

de sièges et de lits. Dans un coin se trouve la provision d’argal ;

au-dessus sont suspendus les vêtements et les ustensiles de

ménage. Dans un autre coin on amasse de l’argal de manière à en

faire une sorte d’étable pour les moutons.

Intérieur d’un tente thibétaine

La principale nourriture des Thibétains est la chair de mouton,

plus rarement celle du yack, qu’ils mangent souvent crue. Le chef

de famille jette, comme à des chiens, à toutes les personnes

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

119

présentes des lambeaux sanglants, que l’on dévore avec avidité.

Comme supplément au repas on emploie le thé avec du fromage ou

quelquefois du lait ou du beurre.

Un campement thibétain

Tous ces nomades ne vivent que de l’élève du bétail ; la région

agricole est plus voisine de Lhassa. Les yacks sont aussi nourris en

domesticité chez les Mongols, mais ici est leur véritable patrie ; les

prairies y sont pauvres, les herbes chétives et souvent brûlées par

les ouragans : leur lait n’en est pas moins succulent. Les yacks

donnent à leur maître leur lait, leur chair, leur poil, leur peau, et de

plus servent de bêtes de somme et même de montures. Cet animal

domestique est ordinairement noir ou d’un brun roux ; les blancs ou

les noirs à queue blanche sont rares ; les queues blanches sont très

recherchées dans l’Inde et en Chine. Les moutons que l’on élève au

Thibet ne sont pas de l’espèce à grosse queue ; ils sont grands, ont

la tête noire ou brune, le poil long mais dur ; ils ont peu de laine.

La chair n’en est pas très bonne : c’est cependant le mets favori

des Thibétains ; on utilise le lait des moutons comme celui des

vaches, et on les emploie au transport des fardeaux ; avec une

charge de 10 kilogrammes, un mouton peut faire des centaines de

kilomètres. Les chevaux sont moins nombreux et ne sont utilisés

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

120

que comme montures ; nés dans le pays, l’air raréfié ne les fatigue

pas et ils ont le sabot conformé pour gravir les montagnes.

En somme l’élevage du bétail chez ces nomades est très

développé, quoique cela puisse sembler invraisemblable au premier

coup d’œil, à cause de la pauvreté des pâturages ; mais trois

choses le favorisent : l’abondance du sel, l’absence de mouches en

été et l’immense étendue des prairies, où le bétail erre toute

l’année sans connaître la stabulation. Malgré cela, il se vend à des

prix très élevés et il est difficile de se procurer du lait frais.

De tous les nomades que nous avons rencontrés, les Thibétains

sont les pires au point de vue moral. On nous a assuré que les

habitants de Lhassa valent moins encore. Ils peuvent rivaliser pour

l’astuce et la rapacité avec les plus dangereux filous des grandes

villes européennes. « Leur âme est noire comme la suie », nous

disaient les Mongols. Tromper, voler, surtout un étranger, passe

pour une prouesse dans la capitale du Dalaï-lama. Ajoutez que leur

paresse dépasse toutes les bornes.

Leur religion est nécessairement le bouddhisme ; ils sont très

exacts à en accomplir matériellement toutes les formalités et

marmottent des prières partout et toujours, bien qu’ils n’en

comprennent pas le sens. Ils portent tous des amulettes dans

une boîte plus ou moins ornée suspendue à leur cou ; l’influence

des lamas sur le peuple est extrême ; leurs paroles sont pour lui

des lois.

Nous avons rencontré au Thibet une coutume déjà observée

dans le Boutan et le Ladak, c’est la polyandrie. Deux, trois et même

quatre hommes n’ont souvent qu’une femme commune, avec

laquelle ils vivent sans jalousie et sans querelles ; il n’y a que les

plus riches qui ont une femme à eux, et quelquefois deux. La

conduite de ces femmes est très légère, souvent même avec le

consentement de leurs maris. Les lamas célibataires sont les

principaux agents de la corruption du peuple.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

121

p.060 Les Thibétains nomades parlent la même langue que ceux

de Lhassa, mais leur idiome diffère beaucoup de celui des

Tangouts ; du reste il ne nous a pas été possible de l’étudier. En

causant entre eux, ils gesticulent beaucoup avec leurs doigts,

comme les Chinois. L’inférieur parlant à son supérieur se montre

très obséquieux, et naturellement le chef se montre très arrogant

envers son subordonné. Les hommes et les femmes fument, mais

ils ne s’enivrent pas. L’ivrognerie est un vice presque inconnu dans

l’Asie centrale. On jette les morts en pâture aux bêtes de proie ; il

n’y a que les cadavres des lamas que l’on recouvre d’un peu de

terre, et cependant leur mémoire est fidèlement conservée.

Administrativement les Thibétains nomades ne relèvent pas du

Dalaï-lama, mais des autorités chinoises de Sinin : la province de

Sinin s’étend donc au delà du Koukou-nor, comprenant le Tsaïdam

et tout le nord-est du Thibet jusqu’à la province de Ouï.

Les Thibétains dépendant de Sinin se divisent en sept aïmacks

ou oros, dont trois nomadisent le long de la rivière San-tchiou, les

quatre autres sur le Tan-tchiou, depuis sa sortie du Tan-la jusqu’à

son confluent. Ils comptent au total 1.340 tentes, soit environ

7.000 individus.

Nous fûmes obligés de passer dix-huit jours dans notre

campement du mont Boumza, attendant avec impatience une

réponse de Lhassa. Les premiers jours furent consacrés à des

excursions dans les environs ; quant aux cosaques, ils s’occupaient

à réparer leurs vêtements et le harnachement des animaux.

Lorsque tout fut mis en ordre, nous ne savions plus comment

chasser notre ennui, et notre inactivité dans une iourte froide et

remplie de fumée nous pesait plus que toutes les fatigues de nos

voyages à travers les montagnes. L’incertitude sur le sort de notre

expédition nous empêchait aussi de jouir de ce repos forcé, qui

nuisait même à notre santé.

Notre unique distraction était la chasse aux gypaètes et aux

vautours qui s’approchaient souvent de notre bivouac. N’ayant

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

122

jamais été poursuivis par l’homme, ces grands oiseaux ne

montraient aucune méfiance ; les gypaètes principalement venaient

s’abattre à 30 ou 40 pas des cosaques occupés à faire la cuisine.

Nous les tirions toujours à balle franche, et nous en eûmes bientôt

tué une vingtaine, dont les six plus beaux firent partie de nos

collections. Les vautours, plus circonspects, ne faisaient que planer

au-dessus de nos tentes, et allaient s’abattre, souvent par groupes,

sur le sommet des rochers. Nous leur envoyions alors une salve de

nos carabines, et presque toujours sans succès. J’essayai de les

tirer au vol : la balle touchait bien les plumes du gigantesque

oiseau, mais le corps restait intact, bien que la distance ne fût pas

très grande. C’est que le corps est très petit comparativement à

l’envergure, et qu’atteindre cette cible mouvante est certainement

très difficile.

Après avoir dépensé plusieurs dizaines de cartouches, je n’avais

tué au vol que deux gypaètes et un vautour des neiges ; alors je

résolus de me procurer de ces oiseaux au moyen de viande

empoisonnée. Ayant saupoudré d’arsenic les intestins d’un mouton

qu’on avait abattu pour notre dîner, nous les plaçâmes dans un

endroit où les vautours venaient fréquemment se poser. Pendant

deux ou trois heures ils tournèrent autour de l’appât, sans qu’aucun

d’eux osât s’en approcher. Deux gypaètes, moins défiants,

tombèrent empoisonnés ; nous nous étions empressés de les

enlever, ce qui parut augmenter encore l’incertitude des vautours.

Ils se groupèrent au nombre de trente ou quarante autour de cette

friande nourriture ; à la fin le moins expérimenté, ou le plus vorace,

se jeta sur l’appât, et ce fut un signal pour les autres, qui tous s’y

précipitèrent. Mais les derniers n’avaient pas encore eu le temps de

toucher terre, que la bande s’envolait à tire-d’aile, abandonnant six

des siens que le poison avait réellement foudroyé.

Nous essayâmes d’empoisonner de même les intestins des yacks

et des khoulans que nous avions tués à la chasse, mais les loups et

les renards sentirent l’odeur du poison, et pas un ne s’y laissa

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

123

prendre. Il nous fut aussi impossible de les prendre au piège ; nos

engins étaient de trop faibles dimensions. Une seule fois M. Éclon eut

l’occasion de prendre un corsac, parce que l’animal s’était embarrassé

une patte de devant dans un piège et une patte de derrière dans un

autre. Avec de bons instruments nous eussions certainement pris un

grand nombre de loups et de renards dans le Thibet du nord, car ils

ne connaissent pas encore cette espèce de danger.

Gypaètes empoisonnés

Les Thibétains établis dans notre voisinage évitaient au

commencement toute relation avec nous ; ils ne nous vendaient des

moutons que parce que nous les avions menacés de les prendre par

force. Mais bientôt, voyant que nous ne leur faisions aucun tort, ils

se familiarisèrent et nous apportèrent du thé et du fromage puis ils

nous amenèrent des moutons et des chevaux ; il est vrai qu’ils nous

demandaient pour tout des prix exorbitants, et qu’ils cherchaient à

nous tromper par tous les moyens possibles. Leurs femmes les

accompagnaient quelquefois, par simple curiosité. Malheureusement

notre ignorance de leur langue nous empêchait d’en tirer le moindre

renseignement ; nous ne pouvions nous faire comprendre que par

gestes, ou au moyen de mots mongols que quelques-uns d’entre eux

connaissaient. M. Roborovsky reproduisait en cachette les traits des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

124

hommes et des femmes. Quand il nous arrivait de pénétrer dans une

de leurs tentes, ils ne nous offraient pas du thé ou du lait, comme

l’eussent fait des Mongols, et ils faisaient même tous leurs efforts

pour se débarrasser de nous le plus vite possible.

Notre voyage à travers les montagnes sans guide, la défaite des

Égraïs, la supériorité de nos armes, tout se savait parmi les

indigènes. On y ajoutait cent contes absurdes. On assurait partout

que nous avions trois yeux (en comptant sans doute la cocarde de

nos casquettes pour un), que nos armes portaient à des distances

p.061 incalculables et qu’elles tiraient sans interruption, enfin que

nous-mêmes étions invulnérables et que nous lisions dans l’avenir.

Une autre idée qui nous fut fort préjudiciable était que nous

savions changer le fer en argent, et que, le jour de notre départ, le

métal reprendrait sa première forme.

Par suite de ce conte habilement répandu, les Thibétains, dans

les premiers jours, ne voulaient pas accepter notre argent ; ils

n’osaient même pas y toucher, et beaucoup d’entre eux ne furent

jamais bien convaincus qu’en le recevant ils n’étaient pas volés.

Du détachement de soldats postés à la frontière des domaines

du Dalaï-lama, cinq hommes étaient toujours à notre campement,

sous prétexte de nous protéger, mais en réalité pour nous

surveiller : eux-mêmes nous l’avouèrent.

« Nous avons l’ordre, nous disaient-ils, de vous empêcher de

pénétrer dans le pays et, pour cela, s’il le faut, de nous battre

contre vous jusqu’à la mort ; mais que pouvons-nous contre vos

armes ? à vos premiers coups tout le monde se sauvera ; nos chefs

ont encore plus peur que nous.

Ces « soldats » appartenaient à l’armée régulière du Dalaï-lama,

armée que le gouvernement chinois a réduite à mille hommes, tant

infanterie que cavalerie. Ils sont tous armés d’un sabre et d’un fusil

à baïonnette. Leur uniforme ne diffère en rien du costume national ;

ils reçoivent du gouvernement leurs armes, leurs vêtements, trois

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

125

sacs de froment et trois lanes d’argent par an. On les recrute parmi

les familles riches en enfants mâles. La famille qui a un garçon sous

les drapeaux est exempte d’impôts. On entre au service à quatorze

ans et l’on y reste jusqu’à la vieillesse. En cas d’invasion du

territoire, on appelle aux armes toute la milice nationale, mais,

quant à l’instruction militaire, armée et milice sont encore bien au-

dessous des troupes chinoises.

Une caravane de marchands thibétains se rendant de Lhassa à

Sinin vint camper auprès de nous ; elle se composait de 200 yacks

chargés, de quelques chameaux et de 22 hommes, et transportait

des draps, des objets consacrés au culte, tels que cierges, livres

sacrés, amulettes, des médicaments et des denrées coloniales. Ces

marchandises trouvaient un débouché assuré dans la Chine

septentrionale et la Mongolie. Au retour ils devaient rapporter des

produits de l’industrie chinoise et principalement des étoffes de

soie, de la vaisselle en porcelaine, de la batterie de cuisine en

fonte, des bottes, des couteaux et des pipes.

Le transport n’est point coûteux ; les yacks se nourrissent de

l’herbe du chemin, et les hommes ne connaissent nullement le prix

du temps. Ils ne redoutent pas beaucoup non plus les brigands

égraïs et golyks : comme ce sont toujours les mêmes hommes qui

font ce trajet d’aller et retour, ils sont entrés en arrangement avec

les pillards, auxquels ils payent une sorte de tribut, assez léger ;

ces derniers se rattrapent sur les pèlerins.

Avec la caravane étaient revenus les trois Mongols de notre

connaissance qui servaient d’avant-garde aux p.062 fonctionnaires

thibétains. Ils nous apprirent qu’une grande agitation régnait à

Lhassa à cause de nous. Pour nous arrêter, les fidèles du Dalaï-

lama, n’ayant sans doute pas grand’confiance dans leur armée,

avaient recours à toutes sortes de sortilèges ; dans un temple

spécial, des lamas, après bien des conjurations, massacraient des

chiens à grands coups de sabre, qui devaient retomber sur les

ennemis de Lhassa, fussent-ils à plusieurs milliers de verstes. Les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

126

Chinois croient encore à ces conjurations et en redoutent les effets.

Nos Mongols nous donnèrent également des renseignements sur

la route du mont Boumza à Lhassa, mais, comme nous n’avons pu

les contrôler, nous ne les reproduisons que sous toutes réserves.

Le village de Naptchou est situé sur les bords de la rivière

Kharg-oussou, en thibétain Nap-tchiou. Celle rivière sort du lac

Ando-tsonak, situé à une centaine de verstes à l’ouest du village, et

prend ensuite sa direction vers le sud-est. Après Naptchou

commence le passage du mont Samtyn-kansyr, dont les sommets

sont couverts de neige. Le défilé principal, nommé Lam-liou, est

praticable aux chameaux et même aux voitures. Sur la pente

méridionale du Samtyn-kansyr prend naissance la rivière Ouï-

mouren, qui arrose Lhassa. La route suit d’abord cette rivière. puis

s’engage à travers le mont Djok-so-la. A la sortie du défilé on

rencontre le village de Lka-ghyn-dzoun, qui possède douze maisons

en pierre et des champs cultivés. Au village de Poudo-dzoun, qui a

une trentaine de maisons, on voit sur le Pou-tchiou un pont fort

curieux formé de deux chaînes de fer tendues d’une rive à l’autre et

réunies par des peaux de yacks sur lesquelles sont posées des

planches. Il est bien entendu que ce pont ne sert qu’aux piétons :

les animaux et les voitures passent à gué ou sur la glace.

En tout, de Naptchou à Lhassa on compte 450 lis chinois, ce qui

fait à peu près 270 kilomètres ; le voyage à dos de chameau dure

quatorze jours. Avec des yacks, il en faut une vingtaine. L’un de

nos Mongols, qui avait habité Lhassa pendant six ans, nous donna

sur cette ville de nombreux détails.

Les Mongols donnent à Lhassa le nom de Baroundzou

(Sanctuaire-de-l’Ouest), ou de Mounkhou-dzou (Sanctuaire-

Éternel). Elle est située, d’après les pandits, à une altitude de 3.500

mètres, dans une plaine sur la rive de l’Ouï-mouren (en thibétain

Ki-tchiou), à une journée de marche de l’endroit où cette rivière se

jette dans le Iarou-tsampo. Les maisons sont construites en pierre

et en terre glaise. On y compte une vingtaine de mille habitants,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

127

mais avec la population flottante on arrive au chiffre de 40.000 et

même de 50.000. Ils se partagent en Thibétains, Chinois, Pébous

ou Indiens du Boutan, et Cachemiriens, connus sous le nom de

Katchis ; ceux-ci sont tous commerçants et, en leur qualité de

mahométans, forment une commune à part ; les Pébous sont

presque tous artisans : les Chinois sont fonctionnaires ou soldats.

On importe à Lhassa surtout des marchandises venant de Chine,

beaucoup moins de l’Inde et de Cachemire. Tout s’y vend à des prix

exorbitants, l’argent y étant très commun. Les mœurs sont

abominablement relâchées, et comment en serait-il autrement dans

une ville où les lamas posent en principe que tout péché sera

pardonné s’il a été commis dans la Cité Sainte ?

Outre le Bouddhala, résidence habituelle du Dalaï-lama, il y a

onze couvents, généralement très riches et très peuplés, et, dans

les environs immédiats, un très grand nombre de temples, en sorte

qu’on nous a assuré qu’en dehors de la population ordinaire Lhassa

et sa banlieue entretenaient 50.000 lamas.

Lors de notre voyage, le Dalaï-lama avait à peu près six ans ;

son prédécesseur était mort en 1874 à l’âge de vingt-deux ans,

empoisonné, dit-on, par le régent Nomoun khan.

Chaque nouveau grand prêtre est toujours choisi parmi les enfants

nés le jour de la mort de l’autre, puisqu’il n’est qu’une nouvelle

incarnation du même être. Du reste l’existence de ce demi-dieu n’est

rien moins qu’enviable. Il vit sous la surveillance éternelle des lamas

de la cour, et chacun de ses pas est épié par les fonctionnaires

chinois. A certains jours fixés on l’assied sur son trône et il pose la

main sur la tête des innombrables fidèles qui se présentent. Cette

espèce de bénédictions se paye, et les offrandes apportées par les

pèlerins venus de tous les coins du monde bouddhiste montent à des

chiffres énormes. Cet argent est employé à l’entretien du grand

prêtre et des couvents, mais une forte partie en reste entre les griffes

des lamas de la cour ; ceux-ci font un grand commerce de prières et

d’amulettes ; ils vendent jusqu’aux déjections de leur patron.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

128

Le sixième jour de notre station près du mont Boumza, nous

avions vu arriver enfin deux fonctionnaires thibétains, accompagnés

du chef du village de Naptchou. Ils nous annoncèrent qu’un

ambassadeur (goutsaf) nous était envoyé par le régent Nomoun

khan, mais que cet ambassadeur avait dû s’arrêter à Naptchou,

malade par suite des fatigues du voyage. De plus ils nous

déclarèrent que par décision de Nomoun khan et des principaux

dignitaires, il nous était absolument interdit de pénétrer dans les

États du Dalaï-lama. Je demandai ce qu’en disait le résident chinois :

on nous répondit qu’on n’avait pas à s’en occuper et que ce dernier

n’avait seulement pas connaissance de notre arrivée. C’était

évidemment un mensonge, et l’autorité chinoise voulait ignorer cette

affaire. Je déclarai à mon tour que, ne sachant pas les motifs pour

lesquels on s’opposait à mon voyage, je voulais voir le principal

ambassadeur, et que, si d’ici à trois jours il n’était pas venu, j’irais

moi-même le trouver à Naptchou. Dès le lendemain l’ambassadeur

arrivait avec sa suite. C’était un personnage très influent à Lhassa,

nommé Tchig-med-tchoïtchor ; il était accompagné des chefs des

trois principaux couvents et des représentants des treize aïmacks qui

composent les domaines du Dalaï-lama. Une riche robe en martre

zibeline le couvrait ; il nous tint un long discours pour nous prouver

que jamais les p.064 Russes n’avaient pénétré dans cet État ; que trois

peuples seulement pouvaient y venir par le nord : les Chinois, les

Tangouts et les Mongols ; et que, comme nous étions d’une religion

différente, le territoire devait nous être interdit. Du reste il ne nous

menaçait pas ; il nous conjurait seulement d’abandonner notre

projet. Quoique cela me fit bien mal au cœur, je répondis que, en

présence de l’opposition de tout un peuple, je consentais à retourner

sur mes pas, mais que je le priais de me donner par écrit les raisons

de la mesure adoptée contre nous. L’ambassadeur me demanda à se

retirer pour en délibérer avec ses compagnons, qui résistèrent

d’abord ; mais, sur mes menaces d’aller à Lhassa malgré eux, ils me

dirent qu’ils allaient rentrer à leur campement et que là ils

rédigeraient en commun la déclaration exigée.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

129

Voici la traduction textuelle du document que nous reçûmes le

lendemain : « Prenant en considération que le Thibet est une contrée

de religion, il arrive que, auparavant et après, y viennent des

individus d’autres pays ; mais ceux qui dès les temps les plus reculés

n’ont pas le droit d’y venir selon la décision unanime des princes, des

dignitaires et du peuple, n’y sont pas reçus, et l’ordre est donné de

leur en empêcher l’entrée au prix même de la vie, ordre que ratifie le

souverain, par l’intermédiaire de l’amban résidant au Thibet. A

l’heure qu’il est, dans le village de Pouboum-tchoun, relevant du Tra-

mar de Naptchou, dans la dixième lune, le treizième jour parurent,

avec l’intention de pénétrer au Thibet, Nicolas Chibalissiki, amban de

Tchagan-khans, le toussoulatchi (lieutenant) Akélon, dix serviteurs et

soldats. En ayant reçu l’avis par l’administration locale, beaucoup de

Thibétains ont été envoyés pour s’en convaincre ; après un séjour de

vingt jours, nous les priâmes de retourner d’où ils étaient venus, et,

pendant une entrevue personnelle, nous leur avons exposé

minutieusement toutes les raisons pour lesquelles on ne peut

pénétrer dans l’intérieur du Thibet.... »

La lecture terminée, le chef cacheta le papier et me le remit.

Aussitôt je donnai l’ordre aux cosaques de lever le camp. Sous

l’heureuse impression de leur réussite, les émissaires prirent congé

de nous avec beaucoup d’amabilité. Ils suivirent longtemps des

yeux la marche de notre caravane, jusqu’à ce qu’elle disparût

derrière un rocher.

Il est probable qu’à Lhassa notre départ sera représenté comme

un effet des conjurations des lamas et de la toute-puissance de leur

chef.

Je partis le cœur gros : l’ignorance et la barbarie humaine me

fermaient encore une fois la route de Lhassa.

J’étais d’autant plus contrarié que c’était là ma quatrième

tentative pour pénétrer dans la capitale du Dalaï-lama. En 1873

j’avais dû y renoncer à cause de la perte de tous mes chameaux,

et, en 1877, par suite des difficultés que m’avait suscitées Iakoub-

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

130

bek de Kachgar. Vers la fin de la même année, la maladie m’avait

forcé à revenir de Goutchen à Zaïssansk ; et voici que, cette année

encore, il nous fallait retourner sur nos pas, n’étant plus qu’à 250

verstes de la capitale du Thibet.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

131

XIII

RETOUR AU TSAÏDAM

@

Ennuis du retour. — Nous pénétrons de nouveau sur le plateau de Tan-la. —Légende relative à la cité des pierres. — Chasse aux perdrix. — Halte dans lamontagne Tsagan-obo. — Chasse à l’ours. — Le mont Marco Polo. — Les antilopesorongos. — Mont Gourbou-Naïdji et rivière Naïdjin. — Le Tsaïdam occidental. —Ennuis de notre guide. — Retour à Dzoun-zassak.

p.065 Les premiers jours de notre retraite vers le Tsaïdam furent

tristes. Nous regrettions de n’avoir pu pénétrer jusqu’à Lhassa, et

nous n’avions rien de fort réjouissant en perspective ; il nous fallait

faire un long et fatigant voyage à travers le Thibet septentrional, au

milieu des froids et des bourrasques de l’hiver, avec la probabilité

de rencontrer les Égraïs, qui se seraient sans doute préparés à se

venger de leur humiliante défaite.

Nous n’avions pu nous procurer, pendant notre séjour aux

sources du Nier-tchoungou, qu’une dizaine de chevaux, 80

kilogrammes de dzamba et une petite quantité de fort mauvais thé.

Nous n’avions plus que vingt-six chameaux, dont la moitié était très

affaiblie. Nous étions toute la nuit sur le qui-vive ; les cosaques

veillaient deux à deux : nous dormions tout armés.

Heureusement nos amis les Mongols avaient abandonné la

caravane marchande pour voyager avec nous : ils nous rendirent

bien des services. Deux de ces Mongols étaient des lamas du

Kartchin ; le troisième, Dadaï, était le neveu du guide qui nous

avait conduits une première fois au Thibet dans l’hiver de 1872 à

1873. Dadaï, de même que son oncle, connaissait le pays, ayant

déjà fait huit fois la route du Tsaïdam à Lhassa avec des caravanes

de pèlerins ou de marchands. Il se faisait bien payer ses services,

mais nous pouvions au moins obtenir de lui quelques

renseignements utiles et nous fier à sa conduite.

Outre le chemin direct que nous avions suivi à travers le Tan-la,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

132

il existe une autre route pour aller de Naptchou au Tsaïdam ; elle

nous permettrait d’éviter la rencontre des Égraïs. Dadaï la

connaissait très bien, car il l’avait déjà suivie deux fois ;

l’inconvénient était qu’elle eût allongé notre voyage de trois

semaines.

Notre bivouac dans le défilé de Tan-la

Cette route conduit à l’extrémité occidentale du Tan-la, p.066

coupe deux montagnes, le Bi-la à huit jours de marche de

Naptchou, et le Kar-la à quatre jours plus loin. Le reste se compose

de plaines ondulées ; l’eau ne manque jamais, mais il faut traverser

une grande rivière, le Zatcha-tsampo, qui coule vers le sud-ouest et

se jette dans le lac Mityk-djansou.

Pour faire le tour de ce lac, il faut dix-huit jours avec des yacks ;

on y rencontre beaucoup de nomades. De là pour gagner la rivière

Dombouré, il faut encore quarante-cinq jours.

Malgré tant de causes de retards, nous eussions certainement

pris cette route pour explorer ce nouveau coin du Thibet, si nos

chameaux eussent été en meilleur état.

Après avoir passé au bord du San-tchiou trois jours, pendant

lesquels Dadaï nous acheta encore quatre chevaux, nous reprîmes

vers le Tan-la le chemin que nous avions déjà suivi. Ainsi que nous

l’avons dit, le passage y est très facile. Nous y revîmes un obo des

bouddhistes, orné de chiffons couverts de prières et attachés à des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

133

pieux ; au bas de ces pieux se trouvent des tas de pierres et de

têtes de yacks ; chaque pèlerin y jette son offrande : un os, une

pierre ou, s’il n’a ni l’un ni l’autre, une poignée de poils de son

chameau ou de son cheval. A notre première traversée du défilé,

nous y avions déposé une bouteille vide ; mais, en retournant, nous

ne l’avons pas retrouvée.

Obo dans le défilé de Tan-la

A notre grand contentement, nous ne vîmes nulle trace des

Égraïs, pas plus vers les sources thermales où nous avions campé

que dans le défilé où nous les avions mis en déroute : évidemment

ils avaient quitté le pays.

Tout en traversant le Tan-la, notre guide nous conta une

légende locale.

Quand tous les saints du bouddhisme habitaient encore le

Thibet, Haldzou-Abouté, khan des Khalkas, vint avec une puissante

armée pour enlever le Dalaï-lama et le transporter dans sa propre

capitale. Les Thibétains, n’étant pas de force à résister, prièrent

leurs saints de venir à leur aide. Les saints envoyèrent une grêle de

pierres, qui tua la plus grande partie des guerriers khalkhas ; les

autres furent victimes de la fureur des yacks sauvages. En dépit du

miracle, Haldzou-Abouté et seize chefs échappés à la calamité

pénétrèrent dans Lhassa, s’emparèrent d’un des principaux saints

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

134

et l’installèrent à Ougra ; c’est depuis ce temps que réside dans

cette ville le Koutoukh-ta, dont les pouvoirs sont presque égaux à

ceux du Dalaï-lama.

Quant à la grêle de pierres qui dispersa les Mongols, on en voit

les traces sur le versant septentrional du Tan-la, près des sources

du Tem-tchiou. Là en effet, à une dizaine de verstes de l’orée de la

montagne, on voit des amas de pierres rondes de la grosseur d’une

noix ; ce sont les courants d’eau qui les ont arrachées du lœss qui

couvre les hauteurs, les ont roulées et déposées dans la plaine :

mais les lamas mongols ont foi dans la tradition et, à leur retour de

Lhassa, ils en prennent de véritables charges, qu’ils vendent à prix

d’or dans leur pays.

Quoique nous eussions considérablement diminué les charges de

nos chameaux, nous en perdîmes deux dans la traversée du Tan-

la ; cependant la neige avait disparu et ne se conservait que dans

les régions supérieures, au-dessus de 4.800 mètres d’altitude. Le

thermomètre nous donnait encore 33 degrés au-dessous de zéro au

lever du soleil, mais le vent nous soufflait dans le dos, tandis que

nous l’avions eu en pleine figure lors de notre précédent voyage.

Nous fîmes pendant ce passage d’excellentes chasses aux

oullars ou perdrix du Thibet. Ces oiseaux n’habitent que les

montagnes les plus hautes et les prairies alpestres qui les

entourent ; on n’en voit pas au-dessous de 3.000 mètres et ils

s’élèvent jusqu’à près de 5.000. A ces altitudes, pendant toute

l’année, règnent les glaces et les bourrasques ; on n’y rencontre

que cailloux et rochers abrupts : la nourriture doit donc y être bien

maigre, et cependant les oullars ne quittent jamais leur patrie. Ils

supportent aisément des gelées de 30 degrés. Au printemps ils se

séparent par couples ; le mâle ne cesse alors de crier du matin

jusqu’au soir, et la femelle bâtit son nid, soit à terre, soit dans une

fente de rocher. Les petits, au nombre de cinq à dix, ne quittent

pas leurs parents ; à l’approche d’un danger ils se blottissent entre

les pierres, où il est presque impossible de les apercevoir. En

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

135

automne plusieurs familles se réunissent et choisissent un domicile

commun pour la nuit ; dans le jour ils vont parfois à de grandes

distances à la recherche de leur nourriture. Ce n’est que le soir,

lorsqu’ils regagnent leur retraite, qu’on peut les chasser avec

succès. Il est vrai qu’il faut alors rester à l’affût à des hauteurs qui

dépassent celle du mont Blanc, sous un froid aigu souvent

accompagné de coups de vent terribles. Comme les oullars

choisissent généralement pour gites de nuit des rochers isolés sur

des crêtes à peu près inaccessibles, c’est là qu’il faut aller se poster

avant le crépuscule et attendre patiemment. Peu après le coucher

du soleil on entend retentir le cri des mâles qui s’appellent, et

bientôt toute la troupe vient se poser à deux cents ou trois cents

pas du logis. Ils se rendent de là en courant à leur nid et passent au

bout du fusil du chasseur. Un coup de feu part : les oiseaux,

surpris, ne s’envolent pas ; ils se jettent seulement un peu de coté.

Après quatre ou cinq minutes, ne voyant personne, ils courent de

nouveau vers leur gîte ; il fait alors très sombre, on ne les voit plus,

mais on entend le cri du chef de la bande. Un nouveau coup de feu

arrête encore la troupe, et cette manœuvre se renouvelle jusqu’à ce

que le chasseur, ayant ramassé ce qu’il a tué, songe à regagner son

bivouac. Ce n’est pas chose facile ; les cailloux roulent sous les

pieds, on glisse, on se heurte dans l’obscurité, parfois on tombe ;

heureusement le feu de la cuisine sert de phare.

Le Mour-oussou, à notre passage, était couvert d’une couche de

glace de plus de deux pieds d’épaisseur. En suivant toujours notre

ancien chemin, nous atteignîmes la petite rivière Tchiou-Nagma, où

se réunissent les trois routes qui mènent du Koukou-nor au p.067

Thibet par le Tsaïdam. Nous avions pris celle du milieu en 1872-

1873 ; cette fois nous avons préféré la plus orientale : c’est la plus

longue, mais la moins difficile, et l’on est sûr de n’y manquer ni

d’eau ni de fourrage.

Au mont Tsagan-obo nous nous arrêtâmes pendant quatre jours,

à cause d’une maladie du cosaque Garmaïef. Pendant ce repos forcé

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

136

nous passions notre temps à chasser les oullars et les koukou-

iaman ; j’eus de plus la chance de tuer un ours, et voici comment :

En courant le pays, M. Éclon avait aperçu un ours dans sa

tanière, mais il n’avait pas pu le tirer parce que son fusil n’était

chargé que de plomb. Le lendemain matin nous nous mîmes quatre

à la poursuite de l’animal : il avait délogé ; nous nous dispersâmes

à sa recherche. La montée était rude, le vent violent et le froid vif.

En maints endroits je vis des oullars ; pour le moment je m’en

souciais peu ; au bout de deux ou trois heures j’atteignis le sommet

de la montagne sans avoir rien vu de la bête de chasse.

A sa male heure un troupeau de koukou-iaman se précipita alors

dans ma voie ; je lui envoyai deux balles, dont l’une atteignit une

femelle, qui tomba, mais pour se relever bientôt et faire un saut

jusqu’au sommet des rochers au-dessus de ma tête. Toute la bande

l’y rejoignit ; et, comme je cherchais à m’en approcher, j’aperçus à

cinq cents pas un animal couché derrière un rocher.

C’était un ours se chauffant au soleil.

Je ne pouvais le tirer à pareille distance. Je me laissai glisser le

long des rochers. L’ours, qui probablement n’avait jamais vu

d’homme, ne bougea pas, et tourna nonchalamment la tête de mon

côté. Je gagnai ainsi un rocher derrière lequel je pus m’abriter.

N’étant à guère plus de cent pas de l’animal, je fis feu. L’ours,

mortellement atteint, rentra dans son antre, où je lui envoyai deux

nouvelles balles. Je m’approchai avec beaucoup de peine et je vis

qu’il était mort. C’était une magnifique bête et je m’apprêtais à

l’écorcher quand je fus rejoint par M. Éclon. Nous nous chargeâmes

de la peau et de la tête, sans oublier la graisse, qui du reste était

peu abondante. Pendant notre descente à travers les cailloux nous

rencontrâmes le cosaque Ouroussof, qui rentrait bredouille ; il nous

aida à porter notre lourde charge.

A partir du Tsagan-obo nous quittâmes notre ancienne route,

pour suivre celle du Taïdjiner. Celle-ci, outre l’avantage d’être plus

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

137

facile, nous faisait parcourir environ 500 verstes d’un pays nouveau.

Cependant il fallait nous hâter ; nos chameaux faiblissaient à vue

d’œil et nos provisions de bouche s’épuisaient.

Après avoir tourné l’extrémité orientale du Tsagan-obo, nous

traversâmes une large vallée et atteignîmes le Doumbouré.

Sur la pente méridionale de cette montagne j’eus la satisfaction de

tuer un magnifique yack. Malheureusement c’était à la vêprée que je

l’avais abattu et je fus obligé de le laisser sur place jusqu’au matin. Le

lendemain les loups l’avaient complètement gâté ; c’est ce qui arrive

le plus ordinairement en pareille circonstance, quelque soin qu’on

prenne pour cacher son butin aux fauves qui errent toujours dans la

montagne. Au Thibet on ne rencontre jamais un cadavre ni un

squelette complets. Des cornes d’antilopes ou d’arkars, des crânes de

khoulans et des sabots de yacks, voilà tout ce qu’on trouve.

Argali

Enfin-temps le cosaque Kalmouinin avait tué un beau spécimen

d’arkar ou argali à poitrail blanc. Ce bel animal habite tout le Thibet

du Nord, et j’en ai déjà donné la description clans mon ouvrage : la

Mongolie et le pays des Tangouts. Je dois seulement ajouter que

nous l’avons souvent rencontré au nord du Tan-la, jamais sur le

versant méridional de cette montagne.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

138

Nous saluâmes le premier jour de l’an 1880 du haut du

Doumbouré ; puis nous nous remîmes en marelle. Nous ne fîmes

que 6 verstes. Grâce à nos chiens, j’avais pu tuer deux magnifiques

yacks, un jeune et un vieux ; et, comme la contrée abondait en eau

et en herbage, nous nous arrêtâmes pour en préparer les peaux.

Cette opération nous prit toute la journée.

Yack attaqué par les chiens

Le jour suivant, nous fîmes 25 verstes et nous arrivâmes au pied

méridional du mont Koukou-chili, que nous traversâmes

immédiatement. Le col est à 4.800 mètres d’altitude, mais les

pentes sont très douces et très commodes pour les caravanes.

A partir de là notre chemin s’éloigna beaucoup de celui que nous

avions suivi précédemment. Nous avions à traverser une vaste

plainte, baignée par le Naptchitaï-oulan-mouren et limitée par les

monts Marco-Polo. Cette plaine était aussi stérile ici qu’à l’endroit

où nous l’avions déjà parcourue. La rivière était gelée et la glace

couverte d’une épaisse couche de poussière.

La chaîne à laquelle, nous avons donné le nom de l’illustre

voyageur vénitien prend naissance sur la rive gauche du Chouga-

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

139

gol, s’étend vers l’occident en formant le rempart intérieur du

plateau du Thibet, vers le Tsaïdam, et doit aller rejoindre le Kouen-

loun. Sa partie la plus élevée est vers l’est, entre les passages

Tchioum-tchioum et Anghyr-daktchin ; c’est là que se trouve le

Baldyn-dardji, dont la hauteur atteint 5.700 mètres.

Plus loin vers l’ouest le Marco-Polo ne présente plus une masse

couverte de neiges persistantes ; nous n’y avons reconnu que trois

groupes présentant ce caractère : le Chara-gouï, le Baldyn-dardji et

enfin le Kharra, le plus occidental. A une quarantaine de verstes de

ce dernier, vers la frontière du Tsaïdam, se trouve le lac Khouïtoun,

qui a près de 100 verstes de circonférence ; l’Oulou-mouren y

prend naissance, pour aller se perdre dans les plaines salées du

Tsaïdam. Là nous essuyâmes une terrible bourrasque pendant que

le thermomètre descendait à 23 degrés au-dessous de zéro. Il fallut

nous arrêter, bien que nos chevaux et nos chameaux n’eussent rien

à manger. Les pauvres bêtes tremblaient de froid ; nos tentes

disparaissaient sous les amoncellements de neige et de poussière,

et malgré cela un vent aigu pénétrait à travers le feutre. Le matin il

était impossible de tenir les chronomètres pour les remonter,

quoique j’eusse pris soin de les envelopper d’une peau de renard et

de les placer sous mon oreiller. Il était impossible de trouver de

l’argal pour alimenter le feu. Il semblait qu’en guise d’adieu le

Thibet eût voulu nous faire connaître tous ses charmes et les bien

graver dans notre mémoire.

Après le Marco-Polo nous avons trouvé une nouvelle vallée,

s’étendant jusqu’au mont Gourbou-Naïdji et tout aussi stérile que la

précédente. Quoi qu’il en soit, au dire des Mongols, la vie animale y

abonde pendant l’été. Les femelles des antilopes orongos s’y

rassemblent pour mettre bas, tandis que les mâles restent confinés

dans les défilés des montagnes. Les ours, les loups, les vautours

profitent largement de cette proie facile ; les mères ne restent là

qu’un mois environ, puis, avec les petits échappés à la voracité des

fauves, elles regagnent leurs retraites habituelles. Quel instinct

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

140

pousse ces bêtes à venir mettre bas dans une plaine découverte et

parfaitement nue ? de quoi s’y nourrissent-elles ? C’est ce qu’il nous a

été impossible d’apprendre, malgré une légende locale qui donne une

explication de ce phénomène et que notre guide nous a racontée.

Antilopes orongos

« Tous les orongos du Thibet, nous a-t-il dit, constituent la dot

de la fille cadette de l’Esprit qui règne p.069 sur les monts

Amnématchin, aux sources de la rivière Jaune. Cette fée, depuis

son mariage, habite le mont Baldyn-dardji, et, tous les ans, les

orongos doivent se réunir au pied de cette montagne pour que leur

maîtresse puisse en constater le nombre. »

Après avoir traversé diagonalement cette vallée, nous atteignîmes

le mont Gourbou-Naïdji ou simplement Naïdji, dont la traversée n’a

pas plus d’une verste et qui n’a point de pentes escarpée. Cette

montagne forme le prolongement du Gourbou-Houndzoug, et s’étend

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

141

parallèlement à la chaîne du Marco-Polo, qu’elle rejoint près du

massif du Chara-gouï. Sur leur versant méridional, ces deux

montagnes sont arrosées par le Naïdjin-gol, qui les sépare du

Tsaïdam ; ce versant n’en est pas moins stérile ; le versant

septentrional est beaucoup plus fertile, surtout dans le Naïdji.

La rivière Naïdjin prend naissance sur la pente nord du mont

Oumyké ; elle coule assez longtemps de l’ouest à l’est, entre la

chaîne du Toraï et celle des Gourbou, puis elle pénètre dans le

Tsaïdam. Ici elle se dirige vers le nord sur une longueur de 90

verstes et se perd dans un lac salé qui a 30 verstes de tour. A peu

de distance se trouve un second lac, de moindre étendue, qui reçoit

le Baïan-gol et qui, au dire des Mongols, se réunit au premier à

l’époque des crues. A sa sortie des montagnes, le Naïdjin-gol reçoit

par sa droite la rivière Chouga, qui coule dans un lit profondément

encaissé. Le Naïdjin s’est creusé un lit semblable à travers les

alluvions ; la largeur de cette tranchée est de près de 100 mètres ;

les parois s’élèvent à 20 ou 30 mètres et sont très escarpées ; au

fond la rivière démit de nombreux méandres. Dans son cours

moyen elle a de 20 à 30 mètres de largeur et elle se rétrécit vers

son embouchure ; sa profondeur varie de 3 à 4 pieds et elle ne gèle

jamais. Sur ses deux rives, les sources sont abondantes et

couvertes d’herbe ou d’arbrisseaux, taudis que les bords de la

rivière restent nus. Vers la source se dresse le mont Toraï, qui,

avec le Bourkhan-bouddha, forme l’enceinte extérieure du Thibet,

du côté du Tsaïdam.

Le Toraï n’atteint jamais la limite des neiges permanentes ; il est

sauvage et rocailleur ; il s’étend à l’ouest jusqu’au mont Outou-

mouren, vers lequel il prend le nota de Tsagan-nir.

Après avoir perdu deux chameaux dans le passage du Gourbou-

Naïdji, nous arrivâmes sur les bords du Naïdjin-gol, où nous n’étions

plus qu’à 3.750 mètres d’altitude. Le temps s’était sensiblement

adouci, notre marche était plus facile, nous pouvions nous chauffer

avec du bois, et nos bêtes avaient un bon fourrage, p.070 mais nous

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

142

n’avions plus que quelques poignées de riz pour faire la soupe et,

dans cette région, nous ne pouvions compter sur la chasse.

J’envoyai deux cosaques à la recherche des Mongols, et nous

nous remîmes en route en longeant la rivière ; nous passâmes

devant cinq iourtes occupées par des gens du Taïdjiner, qui nous

vendirent du dzamba, du lait, du beurre, plusieurs moutons et un

yack domestique, dont nous avons trouvé la chair excellente.

Après deux jours de repos, nous nous remîmes en marche ;

nous n’avions plus que dix-sept chameaux et encore étaient-ils

exténués : il nous fallut louer six yacks. On eut beaucoup de mal à

Passage d’un contrefort du Toraï

les charger, ce qui nous fit partir tard. Le premier jour nous fîmes

peu de chemin. Le temps était magnifique, le ciel serein, et, bien

que nous fussions en janvier, le thermomètre montait à 10 degrés

au milieu du jour. Le lendemain il nous fallut gravir un contrefort du

Toraï extrêmement escarpé et rocailleux ; le Naïdjin-gol y était si

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

143

profondément encaissé qu’il était impossible d’en suivre les bords.

Le passage ne s’élève qu’à 300 mètres au-dessus de la vallée et,

pour le franchir, nous mîmes plus de dix heures ; encore nos

chameaux ne purent-ils parvenir jusqu’au sommet ; il nous fallut

les décharger, monter les caisses sur nos épaules, puis hisser avec

des cordages les plus faibles d’entre eux. Malgré tous nos efforts il

y en eut un qui ne put aller plus loin ; nous dûmes l’abandonner

aux Mongols. La descente, quoique aussi escarpée, était moins

rocailleuse. Comme d’ordinaire, au point culminant du défilé se

trouvait un obo en pierres.

A 4 verstes de là nous rencontrâmes la rivière Chouga, affluent

du Naïdjin-gol ; elle n’avait pas plus d’une quinzaine de mètres de

largeur et était complètement prise. Elle coule au fond d’une

tranchée qui mesure de 100 à 150 mètres d’ouverture, et dont les

parois ont en moyenne 30 mètres de hauteur. La descente dans ce

ravin est très difficile et il est plus difficile encore de remonter ;

mais au bord de la rivière se trouve un sentier taillé, dit-on, par un

lama qui en avait fait le vœu. Ce sentier côtoyait la rive droite ; il

était très commode ; malheureusement il ne se prolongeait pas

loin ; d’autre part les bords de la rivière étaient tellement abrupts

que nous ne pouvions même pas puiser de l’eau. Nous traversâmes

ensuite un défilé très facile, nommé le Gono, et nous campâmes

près de la source Ountzyk-boulak, qui est tellement à l’écart qu’on

a de la peine à la trouver.

Le pays que nous traversâmes le lendemain était tantôt

rocailleux, tantôt sablonneux ; puis vint une immense saline

couverte de kharmyks et de tamarins. Enfin nous arrivâmes à l’Ara-

tolaï, contrée féconde en herbages et en ruisseaux, où nous

dressâmes nos tentes. En cet endroit nous n’étions plus qu’à 2.760

mètres d’altitude ; l’air était imprégné d’émanations printanières ; à

midi le thermomètre marquait 9 degrés à l’ombre, et au soleil

s’élevaient des nuages d’insectes.

Les hautes montagnes formant la ligne de démarcation entre le

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

144

Thibet et le Tsaïdam fuyaient à l’est et à l’ouest ; nous avions pu les

étudier dans la première direction, mais pour la région occidentale

nous étions obligés de nous en rapporter aux récits des indigènes.

Cette région a l’aspect d’une immense saline entourée de

montagnes : celles du sud appartiennent au système du Kouen-loun

et vont rejoindre celui de l’Altyn-tag. Le Tchamen-tag en forme

probablement l’extrémité septentrionale.

A environ 200 verstes de la province de Galmyk, située dans la

vallée inférieure du Naïtchin-gol, se trouve celle de Hadjir, sur le

bord de la rivière Outou-mouren, où habitent les Mongols de

Taïdjiner ; cette contrée est riche en eau et en plantes aquatiques.

A 250 verstes plus loin, dans la même direction, on trouve la

province de Haste, où il y a de bons pâturages, et par conséquent

où l’on rencontre beaucoup de khoulans et de dzeyrans. Là est un

lac de 100 verstes de tour, en partie couvert de roseaux, sur

lequel, au printemps et en automne, abondent les oiseaux de

passage.

Les Mongols de Taïdjiner habitaient précédemment dans le

Haste, mais ils y furent pillés et massacrés par les Dounghans ;

depuis lors on n’y rencontre plus guère que des chasseurs du

Khotan et de Tchertchen, qui s’installent dans des grottes, souvent

avec toute leur famille.

Une distance de 200 à 230 verstes sépare le Haste du Lob-nor.

A partir de cette province à travers le Hadjir et le Golmyk jusqu’à la

khyrma de Dzoun-zassak une route se prolonge par le Koukou-nor

jusqu’aux villes de Donkyr et de Sinin. Cette route, qui a

certainement servi aux relations entre le Khotan et la Chine, est

beaucoup plus commode que celle qui passe par le Lob-nor ; nous

l’avons suivie depuis la rivière Ara-tolaï jusqu’à Dzoun-zassak sans

éprouver la moindre difficulté.

Après un jour de repos près des sources de l’Ara-tolaï, nous

achetâmes aux Mongols six chameaux, et nous partîmes pour la

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

145

khyrma de Dzoun-zassak. Sur une distance d’à peu près 180

kilomètres vers l’est, nous longions la chaîne bordière du Thibet,

entourée toujours d’une zone aride inclinée vers le nord. Le sol

consistait en une couche de lœss recouverte par endroits de

kharmyks et de tamarins ; près des sources et dans les endroits

marécageux le roseau croissait en abondance. Non loin de là

brillaient, comme la neige au soleil, les salines incultes situées en

aval du Baïan-gol et du Naïdjin et se prolongeant vers l’ouest. Ce

sont les dernières traces d’une mer intérieure qui, encore de

mémoire d’homme, a couvert tout le Tsaïdam méridional et en a

nivelé le sol à une altitude de 2.760 mètres.

La faune de cette région n’est pas plus riche que sa flore : on y

trouve des lièvres, des renards et des loups, très peu de dzeyrans.

En automne, comme nous l’avons dit, les ours y viennent manger

les baies du kharmyk. Les oiseaux sédentaires sont : le faisan

(Phasianus Vlangalii), le geai du saksaoul, le corbeau, l’alouette et

quelquefois le merle du désert.

p.071 Il nous fallut dix jours pour aller de l’Ara-tolaï à la khyrma

de Dzoun-zassak ; nous marchions sans nous hâter, parce

qu’autrement les observations sont impossibles. Près des ruisseaux

nous rencontrions des campements de Mongols nomades ; les

pâturages dévastés nous expliquaient pourquoi ils les avaient

abandonnés.

La chaîne qui borde le nord du Thibet s’étendait continuellement

à notre droite, et c’est d’après elle que nous nous orientions pour le

relèvement de notre itinéraire. Lorsque nous arrivâmes au défilé du

Nomokhoun-gol, nous ne trouvâmes qu’une différence de 20

verstes avec notre tracé de l’automne précédent.

A une journée de marche du Nomokhoun-gol nous dressâmes

nos tentes près de la iourte de la mère de notre guide Dadaï. Cette

femme, ne voyant pas son fils bien-aimé au milieu de nous, se

précipita à notre rencontre et nous accabla de questions. Rassurée

sur son sort et sur sa santé, elle nous demanda aussitôt s’il n’avait

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

146

pas laissé pousser ses cheveux à la mode thibétaine. Je ne savais

vraiment que lui répondre, quand Dadaï arriva, et, horreur ! il avait

une longue chevelure. La mère, après d’amers reproches, entraîna

Entrevue de Dadaï et de sa mère

son fils dans sa iourte, d’où une heure plus tard il sortit rasé,

n’ayant plus qu’une tresse à la nuque. Mais un événement bien plus

grave vint fondre sur notre malheureux guide. Il paraît qu’avant

son départ il avait séduit une jeune fille qu’il avait promis d’épouser

aussitôt après son retour. Or la fiancée, s’étant présentée

accompagnée de son frère et d’une vieille femme, il parut hésiter :

son amour s’était refroidi pendant le voyage, mais on réclama de lui

à grands cris l’exécution immédiate des promesses antérieures,

d’autant plus qu’on savait déjà qu’il allait recevoir de nous 40 lanes

d’argent, soit de 400 à 450 francs.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

147

Le 31 janvier 1880 nous étions de retour à la khyrma de Dzoun-

zassak, que nous avions quittée quatre mois auparavant pour aller

au Thibet. Dans cet intervalle nous avions fait environ 1.700

verstes ; mais nos trente-quatre chameaux étaient réduits à treize,

encore étaient-ils en fort mauvais état. Nous aussi, nous nous

ressentions de la fatigue. Notre excursion ne nous laissait que des

souvenirs désagréables.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

148

XIV

DU TSAÏDAM AU KOUKOU-NOR ET A SININ

@

Séjour à Dzoun-zassak. — Le Tsaïdam occidental. — Marais Irghitzyk. —Dabassoun-gobi. — Chaîne méridionale du Koukou-nor. — Description du lac,climat, flore, faune, populations. — Poste de Chala-khoto. — Excursion à Sinin. —Population de cette province : Chinois, Dounghans, Tangouts, Kirghiz et Daldys. —Entrevue avec le gouverneur. — Départ pour le Hoang-ho.

Le temps que nous passâmes près de la khyrma de Dzoun-zassak

fut employé à sécher et à emballer les peaux que nous avions

recueillies au Thibet, puis à l’achat de moutons et de chameaux,

enfin à tous les préparatifs indispensables pour la suite de notre

voyage. L’argent et les effets que nous avions laissés l’automne

précédent nous furent remis avec une parfaite exactitude : ce qui

valut à Kamby-lama et aux deux princes un cadeau.

Dzoun-zassak fut aimable ; il nous assura que pendant l’hiver

nos bagages avaient préservé son khochoun de toute tentative de

pillage de la part des Oronghyns, qui auraient craint d’enlever

quelque chose appartenant aux Russes, et que le guide qui nous

avait abandonnés dans les monts Koukou-chili avait reçu une

sévère correction à son retour. Je n’en crus rien, mais je ne fis

aucune observation. Une seule chose me chagrina, c’est que toute

ma correspondance, que je croyais arrivée à sa destination, était

restée telle, que je l’avais laissée. J’avais écrit à notre ambassadeur

à Pékin pour lui rendre compte de notre voyage de Sa-tchéou au

Tsaïdam et de mes intentions ultérieures ; j’avais chargé le Dzoun-

zassak d’envoyer ces lettres par le Koukou-nor et Sinin : mais il me

remit le tout, m’assurant que l’amban de Sinin les lui avait

retournées en refusant formellement de les transmettre à Pékin. Il

est vrai que, comme pendant plusieurs mois nous n’avions pas

donné signe de vie, on avait fait courir le bruit de notre perte totale

dans les déserts du Thibet.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

149

p.072 Toutes nos affaires furent du reste rapidement réglées et

nous nous remîmes en route, emmenant avec nous deux

chameliers et un guide idiot. Si le Dzoun-zassak avait craint de

nous donner un homme qui nous aurait fourni des renseignements,

il avait bien choisi, car celui-ci s’en allait toujours en tête de la

caravane, marchant droit devant lui comme un automate.

Nous reprîmes le chemin que nous avions déjà suivi en

novembre 1872 et en février 1873 ; seulement nous passâmes le

Baïan-gol à 8 ou 9 verstes plus bas qu’à cette époque ; sa largeur

est ici d’environ 60 mètres.

Tout autour du Baïan-gol, jusqu’à une distance de 25 verstes, on

ne voyait que salines et marécages ; aux endroits où il y avait

moins de sel et des sources plus abondantes on trouvait de bons

pâturages et des Mongols nomades. Plus loin s’étendaient des

sables mouvants que les vents accumulaient en collines plus ou

moins hautes, et parmi lesquelles croissait le saksaoul.

A l’extrémité septentrionale se trouve un grand marécage,

l’Irghitzyk, que traverse la rivière Balgantaï. Celle-ci prend plus loin

vers l’ouest le nom de Boulounghir-gol ; c’est le même cours d’eau

que nous avons traversé en août 1879. Tout près de l’Irghitzyk

abondent des sources dont l’eau est excellente et qui sont bordées

de roseaux. Les Mongols ne profitent guère de ces pâturages, parce

que dans cette région ils redoutent les Oronghyns.

L’Irghitzyk est à 150 mètres plus haut que la vallée du Baïan-

gol ; c’est le dernier marécage du Tsaïdam du côté du Koukou-nor ;

c’est aussi le dernier endroit où nous ayons rencontré le Phasianus

Vlangalii. Pendant notre halte de vingt-quatre heures nous avons

tué un grand nombre de ces oiseaux ainsi que des canards

sauvages, qui probablement y avaient séjourné l’hiver, car ce

n’était pas encore la saison du passage. Dans les sources déjà

libres de glace, nous prîmes un grand nombre de poissons des

mêmes espèces que celles que nous avions pêchées l’automne

précédent dans le Baïan-gol.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

150

L’air qui nous enveloppait était tellement chargé de poussière,

que nous ne pouvions voir les montagnes qui se dressaient devant

nous, et cependant nous en étions bien près. Peu élevées, elles

forment un embranchement de la chaîne méridionale du Koukou-

nor, et aboutissent au Dabassoun-gobi vers les sources du

Gachoun-gol. Entre elles et la chaîne méridionale du Koukou-nor

une grande plaine s’étend au loin vers l’est et l’on y rencontre deux

grands lacs salés, le Syrkhé-nor et le Doulan-nor. Le chemin

conduisant au temple p.074 de Doulan-kit, ancienne résidence du van

du Koukou-nor, passe entre ces deux lacs. Aujourd’hui ce bâtiment

est occupé par un tassolaktchi ou régent, qui nous affirma que nos

correspondances avaient bien été envoyées à Sinin, mais que

l’amban avait toujours refusé de les recevoir.

Nous fûmes bien heureux de trouver des forêts auprès du

Doulan-kit ; nous n’en avions pas vu depuis notre départ du Tian-

chan. Leur altitude était de 3.500 à 3.800, peut-être même de

3.900 mètres, et elles étaient presque exclusivement composées de

genévriers (Juniperus pseudo-sabina). Ces arbres, que les Mongols

nomment astra, atteignent de 15 à 20 mètres de batteur, avec un

tronc de 1 à 2 pieds de diamètre.

Nous espérions y faire bonne chasse, mais nous n’y vîmes que

des gypaètes planant au-dessus des arbres à la poursuite de leurs

femelles, et pas un mammifère ; les Mongols prétendent cependant

qu’il y a là des marals.

A Doulan-kit, comme à Dzoun-zassak, on refusait de nous

vendre des chameaux, parce que, nous disait-on, les autorités

locales ne savaient pas vers quel point nous voulions nous rendre.

Cependant notre but bien avoué était d’explorer les sources du

Khouan-khé (Hoang-ho ou fleuve Jaune), et, pour arriver, il nous

fallait aller à Sinin, afin d’y voir le gouverneur ou amban, duquel

relèvent ces localités. A la fin le tassolaktchi consentit à nous céder

dix chameaux, qui, avec nos invalides, devaient suffire pour nous

conduire à Donkyr, près de Sinin. Nous nous mîmes immédiatement

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

151

en route et, après avoir traversé un défilé très facile, nous nous

trouvâmes subitement dans le Dabassoun-gobi, vaste plaine

sablonneuse entrecoupée du salines. Vers son centre se trouve le

Dabassoun-nor, lac qui a environ 40 verstes de circonférence et

dont le sel est exploité sous la surveillance d’un fonctionnaire

chinois.

De l’ouest à l’est le Dabassoun-gobi a plus de 100 verstes et

dans sa partie occidentale il a environ 25 verstes de largeur. Après

y avoir fait deux haltes, nous tournâmes au nord pour commencer

la traversée de la chaîne méridionale du Koukou-nor. La montée et

la descente furent un peu plus pénibles que dans les montagnes de

Doulan-kit, mais nous n’y rencontrâmes pas de difficultés sérieuses.

Le point culminant du col est à 3.960 mètres, et les sommets

voisins le dépassent, à vue d’œil, de 400 à 600 mètres. Après le

défilé nous longeâmes la vallée du Tsaïza-gol, où d’excellents

pâturages se développaient devant nous et où les bivouacs des

Tangouts devenaient plus nombreux.

Le même jour nous aperçûmes le Koukou-nor, encore couvert

d’une glace que la poussière faisait paraître grise. Ce lac me sembla

moins majestueux qu’au printemps de 1873. Du reste ici, comme

au Lob-nor, il suffit d’une bourrasque pour que la glace soit ternie,

mais un rayon de soleil suffit aussi pour que la poussière soit

absorbée et que la surface redevienne brillante.

Nous entrâmes ensuite dans la vallée du Boukhaïn-gol, le plus

grand affluent du Koukou-nor. A en juger par la largeur de cette

rivière, dont l’embouchure n’a pas moins de 30 à 40 mètres, et

d’après ce que disent les Mongols, qui en déterminent la longueur

par quinze jours de marche, le Boukhaïn-gol prendrait naissance à

la jonction des monts Ritter et Humboldt, et sa direction générale

doit être vers l’est-sud-est. Le 20 février nous campâmes sur ses

bords ; il commençait alors à dégeler. Vers son embouchure, les

macreuses et les canards s’en approchaient déjà, mais en petit

nombre.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

152

Là nous reçûmes la visite de deux Chinois délégués par l’amban

de Sinin, qui avait appris notre retour du Thibet. L’un d’eux, après

une courte conversation, retourna vers son patron ; l’autre resta

avec nous sous prétexte de nous guider et de nous faire honneur,

mais en réalité pour nous surveiller. Je ne sais par quel motif il ne

voulait pas nous laisser suivre la rive méridionale du lac, qu’il nous

peignait sous les couleurs les plus affreuses. Mais, comme je tenais

à faire le relevé de cette rive, que je n’avais pas encore parcourue,

je lui déclarai net que telle était mon idée, et, de même que tous

les Chinois, en présence d’une volonté énergiquement exprimée il

céda.

Le Koukou-nor, enfermé de tous côtés par les montagnes, et

situé à 3.240 mètres d’altitude, a la forme d’une poire dont la partie

plate est tournée vers le nord-ouest et dont la partie étroite

s’allonge au sud-est. Dans cette direction la longueur est de 100

verstes, la plus grande largeur de 59 : la circonférence atteint 250

verstes. Les rives sont sinueuses et forment des baies vastes, mais

peu profondes. Le lac contient cinq îles. Deux sont rocheuses et se

trouvent dans la partie occidentale : les trois autres sont basses,

sablonneuses et situées près de la rive du nord-est.

La profondeur du Koukou-nor doit être peu considérable : à 3

verstes de la rive méridionale, à l’est de l’embouchure du Galdyn-

khara, je n’ai trouvé que 18 mètres. Le lac Khara, qui n’en est

séparé que par un isthme sablonneux, en a certainement fait partie,

car il est facile de voir que, par suite de l’amoncellement des sables

qu’apportent les vents de l’ouest et du nord-ouest, la surface du lac

diminue ; d’un autre côté, les affluents, peu nombreux et surtout

peu abondants, n’amènent pas assez d’eau pour faire équilibre à

l’évaporation.

Quand le temps est beau et le ciel découvert, l’eau du lac est

d’un bleu froncé ; c’est pourquoi les Mongols lui ont donné ce nom

de Koukou-nor ou « lac Bleu » ; les Tangouts l’appellent Tsok-

goumboum et les Chinois Tsin-khaï. Il se couvre de glaces à la mi-

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

153

novembre et ne dégèle qu’à la fin de mars : la glace y atteint 2

pieds d’épaisseur et est généralement unie. A la fin de février on y

voyait de longues crevasses de 1 à 2 pieds de largeur, au fond

desquelles on apercevait l’eau.

Une légende locale rappelle que le Koukou-nor était autrefois un

lac souterrain situé juste sous la ville de p.076 Lhassa, et ce serait assez

récemment qu’il est apparu à l’endroit qu’il occupe. Des deux îles

rocheuses, la plus grande avait été apportée du Nan-Chan par un

oiseau pour fermer le trou par lequel arrivait l’eau, sans quoi la terre,

entière eût été inondée. La seconde île en granit est due à un malin

esprit qui la laissa tomber de haut, dans l’espoir de briser la première,

mais il n’y réussit pas. Celle-ci n’est point habitée ; au centre de la

plus grande s’élève un temple que gardent quelques lamas vivant

dans des grottes. Ces lamas ont des troupeaux de chèvres ; ils vivent

aussi de ce que leur donnent les pèlerins qui viennent les visiter en

hiver, en passant sur la glace ; en été, ils doivent être complètement

isolés ; nous n’avons pas vu un seul bateau sur le lac.

Le Koukou-nor ne reçoit que deux tributaires qui méritent d’être

cités : le Boukhaïn-gol et la Balema ou Kharghyn-gol ; les autres,

dont 23 descendent de la chaîne méridionale, sont très courts et

n’ont d’eau que dans la saison des pluies. Les montagnes ceignent

le lac de trois côtés, au sud, à l’est et au nord ; quant à la partie

occidentale, elle est bornée par un vaste plateau accidenté que

traverse le Boukhaïn-gol. Les montagnes du sud ne laissent entre

elles et la rive qu’une étroite bande de steppes ; celles de l’est sont

également très rapprochées ; il n’y a que celles du nord, rameau du

Nan-Chan, qui laissent entre elles et le lac un assez large espace,

sur lequel on remarque beaucoup de marécages analogues aux

moto-chirik du Thibet. En été l’humidité est extrême, le reste de

l’année est très sec ; au printemps soufflent de violents ouragans,

et en hiver il fait très froid, mais il ne tombe que très peu de neige.

On comprend qu’un pareil climat ne favorise pas la végétation ;

dans la région occidentale on rencontre seulement le pin et le

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

154

peuplier nain ; partout ailleurs il n’y a que des pâturages. La faune

est la même qu’au Thibet : on y voit fréquemment le khoulan, le

dzeyran, le loup, le renard des steppes et le lièvre ; le lagomys y

pullule. Le lac contient énormément de poissons, appartenant tous

au genre Chyzopygopsis ; nous n’y avons vu d’autres pêcheurs

qu’un grand nombre d’oiseaux, tels que pygargues, mouettes et

cormorans. Les oies sauvages (Anser indicus), les macreuses et les

bécassines à pattes rouges y nichent volontiers ; les autres oiseaux

de passage évitent cette région.

Les oiseaux sédentaires sont très nombreux, mais appartiennent

à un petit nombre d’espèces : ce sont principalement des geais, des

fauvettes et des alouettes de marais.

Il est certain que le Koukou-nor a joué un rôle important à

l’époque des grandes migrations des peuples de l’Asie. Placé sur les

confins des nationalités chinoise, tangoute et mongole, possédant

d’excellents pâturages, le bassin de ce lac a dû être le théâtre

d’invasions, de pillages et de luttes sanglantes. Les plus anciens

résidents semblent être les Tangouts, bien que les Chinois leur

donnent le nom de Fan ou de Si-fan, c’est-à-dire étrangers de

l’Occident. Les Mongols de la famille des Eleuthes l’avaient envahi au

dix-septième siècle ; les Chinois en firent la conquête au

commencement du dix-huitième. Ces derniers y introduisirent une

administration régulière, mais le pays n’en fut pas plus tranquille. Il

fut d’abord pillé par les Dzoungars, puis la lutte éclata entre les

Tangouts et les Mongols, et en 1860 l’insurrection dounghane le

ravagea. Aujourd’hui les Tangouts y sont les plus nombreux ; ils

appartiennent à la tribu des Kara-Tangouts, et sont gouvernés par

deux princes nommés vans. Le Tsaï-khaï-van règne dans la partie

occidentale, et le Mour-van dans l’est ; tous deux sont censés relever

de l’amban de Sinin ; en fait, ils sont parfaitement indépendants.

Les Mongols, de leur côté, sont divisés en kochouns ou

bannières, commandés par des princes héréditaires placés sous

l’autorité du gouverneur de Sinin.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

155

En somme, toutes ces populations sont misérables et les ]pires

représentants de la race mongole.

Après avoir passé deux jours près de l’embouchure du Tsaïza-

gol, nous nous mîmes en route pour Sinin en longeant la rive

méridionale du Koukou-nor. Un chemin est frayé entre le lac et les

montagnes, qui s’abaissent un peu vers le milieu du lac, puis se

relèvent et deviennent même imposantes, jusqu’à ce que, ayant

dépassé l’angle sud-est du lac, elles s’abaissent de nouveau et

tournent au sud-est, dans la direction du fleuve Jaune.

La rive méridionale du Koukou-nor est très sinueuse. Tantôt elle

se rapproche des montagnes et tantôt elle s’en éloigne sensiblement,

mais la largeur de la bande comprise entre les deux ne dépasse

jamais 10 verstes ; elle est en outre très inclinée vers le lac.

A la fin de février, la glace ne fondait encore nulle part ;

cependant l’air était très doux ; on voyait des mouches et des

araignées, et le matin, dans le calme, on entendait au loin le chant

des alouettes et le gazouillement des fauvettes.

Après sept jours de marche nous quittâmes le lac pour entrer

dans la vallée de l’Ara-gol ; cette rivière tombait autrefois dans le

Koukou-nor, mais ses bouches se sont ensablées et elle se perd

maintenant dans trois marécages. Il est probable cependant que

dans les crues elle rejoint encore le grand lac. Elle se prolonge au

loin vers le sud-est, et dans sa vallée inférieure nous trouvâmes

quatre khyrmas, dans lesquelles, nous dit-on, étaient jadis

cantonnés des soldats chinois au nombre de trois mille. Il y a une

dizaine d’années, des Tangouts révoltés surprirent ces soldats et les

massacrèrent jusqu’au dernier ; depuis lors les khyrmas n’ont plus

été occupées.

Un passage à pente très douce sépare le bassin du Koukou-nor

de la province de Han-sou, qui fait partie de la Chine proprement

dite. A 4 verstes du défilé se trouve un poste chinois nominé Chala-

khoto, où nous fîmes halte. Quinze soldats, commandés par un

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

156

officier, vinrent au-devant de nous, et, le lendemain, p.077 un autre

détachement de même force arrive de Dankyr, ville située à 26

verstes de notre camp. Tout ce monde nous servirait d’escorte

d’honneur jusqu’à Sinin. Nous devons reconnaître qu’en vertu

d’ordres supérieurs, les autorités chinoises se montraient envers

nous pleines de déférence, ce qui ne les empêchait pas de nous

décrier auprès de la population : les officiers de notre escorte

faisaient déployer leurs bannières en traversant les villages, mais

sans dissimuler leur mépris pour les Ian-gouiz.

Les soldats appartenaient à la milice territoriale ; ils étaient

vêtus d’une pelisse d’ordonnance, sans broderies, semblable à celle

des Mandchous, et armés de fusils à mèche, d’une fabrication très

grossière : on ne pouvait s’en servir qu’en les appuyant sur une

fourchette.

Après une journée passée au poste Chala-khoto, je laissai ma

troupe sous les ordres de M. Eclon, et je me rendis à Sinin avec M.

Roborovsky, l’interprète et trois cosaques. Les soldats chinois nous

suivirent à pied, avec deux drapeaux jaunes, qu’ils déployèrent en

entrant à Dankyr. Là nous fûmes accueillis par des huées et des

vociférations : ce qui ne nous empêcha pas d’y passer la nuit.

Dankyr est une ville de 15.000 à 20.000 habitants, sans

compter la population flottante de pèlerins et de marchands se

rendant au Thibet. Elle est semblable à toutes les villes de cette

partie de la Chine ; elle est entourée d’une muraille en terre.

Le lendemain, à moitié route, nous rencontrâmes les envoyés de

l’amban de Sinin. où nous n’arrivâmes que vers le soir. Nous nous

établîmes dans le logement qui nous était désigné et qui avait été

occupé quelques mois auparavant par le voyageur hongrois comte

Sétchényi.

De Chala-khoto à Sinin, la distance est de 70 verstes. La route

traverse d’abord des montagnes peu élevées, puis tombe dans la

vallée de Sinin-khé, rivière qui arrose la ville de Sinin et va finir

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

157

dans le Tétoung-gol. Au nord de cette vallée une plaine accidentée

s’étend jusqu’au Nan-Chan ; elle est très peuplée. D’après le

nombre indiqué, les nationalités qui occupent la province de Sinin

doivent se classer dans cet ordre : Chinois, Dounghans, Tangouts,

Daldys, Mongols et Kirghiz.

Chinois et Dounghans des environs de Sinin

Les Chinois, qui forment l’élément le plus considérable, sont

principalement agriculteurs ; beaucoup d’entre eux se livrent aussi

au commerce. Les Dounghans, que les Chinois nomment Khoï-Khoï,

comme tous les Mahométans de l’empire, y sont encore, malgré la

guerre et les massacres, au nombre de 50.000 à p.078 60.000

familles. Leurs traits diffèrent beaucoup de ceux des Chinois et se

rapprochent plus de ceux des Tatars de Russie, mais ils portent le

costume chinois ; ils parlent et se nourrissent des mêmes aliments

que les Chinois, à l’exception de la viande de porc. Ils ont plus de

force dans le caractère, sont bons agriculteurs, s’occupent aussi de

commerce et aiment beaucoup l’argent. Ils sont restés fidèles à la

secte chiite.

D’autres Mahométans, en nombre très restreint, habitent aussi

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

158

la plaine de Sinin, surtout aux bords du Dankyr et jusque dans le

Koukou-nor ; ce sont les Kirghiz, qui prétendent être venus dans le

pays il y a environ deux cents ans au nombre de 500 familles ; ils

ont conservé leur type et leur culte, mais ils ont complètement

oublié leur langue. Ils s’habillent comme les Dounghans, et ils sont

tous nomades.

Les Tangouts sont très nombreux aux environs de Sinin et dans

la province de Han-sou. Les Chinois, qui les désignent en général

sous le nom de Si-fan (gens de l’Ouest), les divisent en deux

tribus : les Beï-fan ou jaunes et les Kheï-fan ou noirs, les Kara-

Tangouts des Mongols. Les premiers mènent généralement une vie

sédentaire aux environs de la ville et jusqu’au Tétoung-gol ; ils

habitent des fanzas chinoises et s’occupent d’agriculture ; d’autres

mènent une vie à demi nomade ; ils se sont construit des maisons

de bois clans les vallées du Tétoung, mais ils ne s’occupent que de

l’élève du bétail.

Les Kara-Tangouts, ainsi nommés sans doute à cause de la

couleur de leurs tentes, sont tout à fait nomades ; on les rencontre

surtout dans la vallée supérieure du fleuve Jaune.

Le peuple le plus intéressant, quoique peu nombreux, est celui

des Daldys du nord de Sinin, que les Tangouts nomment Kar-loun

et les Chinois Touou-jen ; on évalue leur nombre à 10.000 individus

des deux sexes. Les hommes ressemblent beaucoup aux Chinois ;

ils en portent le costume et se rasent la tête en laissant seulement

une tresse sur la nuque. Mais les femmes se rapprochent beaucoup

plus des femmes russes que des Chinoises ; elles diffèrent de ces

dernières par la physionomie, par le costume et surtout par la

coiffure. Elles séparent leurs cheveux au milieu de la tête, laissent

pendre très bas les tresses de devant et forment par derrière un

gros chignon, qu’elles recouvrent d’une sorte de voile en dalemba

(coutil) gros bleu. Elles y ajoutent un grand nombre de rubans

rouges qui passent dans des anneaux de cuivre de deux à trois

pouces de diamètre, se terminent par des ornements en os, en

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

159

porcelaine, en faux corail, retombant sur le cou, sur les oreilles et

sur la poitrine. Leur costume se compose d’une chemise à manches

de couleur variée, d’un caftan sans manches, d’un pantalon en

dalemba gros bleu et de souliers chinois. Les hommes sont de taille

moyenne : les femmes, généralement petites, ont un caractère vif

et enjoué.

Hommes et femmes daldys

La langue des Daldys a un fond mongol auquel on a ajouté un

grand nombre de mots chinois et tangouts et d’autres qui semblent

appartenir à un dialecte plus ancien. Nul ne sait d’où ils viennent :

eux-mêmes ont complètement oublié leur histoire. Cependant les

Mongols de l’Ordos les considèrent comme leurs frères, et voici ce

qu’ils racontent :

Pendant son séjour dans l’Ordos, Tchinghiz-khan avait un si bon

cheval, qu’il pouvait aller chasser au Koukou-nor et revenir chez lui

le soir. Un jour il emmena avec lui un héros escorté de nombreux

guerriers. Toul alla bien, sauf qu’au retour le héros et ses guerriers

ne purent suivre leur maître ; ils s’égarèrent et s’établirent près de

Sinin ; c’est d’eux que descendent les Daldys.

La ville de Sinin est située sur la rivière du même nom, à 2.260

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

160

mètres d’altitude ; sa population est d’environ 60.000 habitants, en

majorité Chinois, les autres Dounghans. Il y a peu d’industrie, mais

le commerce, surtout avec le Thibet, y est assez développé. Les

marchandises, venant principalement de Pékin, qui en est à 48

stations de poste, sont vendues à des prix très élevés, tandis que les

produits locaux sont à des prix à peu près raisonnables. Les murs de

la ville sont hauts et épais. Lors de l’insurrection dounghane, les

Chinois y soutinrent un siège de deux ans, jusqu’à ce que, vaincus

par la faim, ils durent se rendre, et furent tous massacrés.

Sinin resta huit ans au pouvoir des révoltés ; c’est seulement à

la fin de 1872 que les Chinois purent le reprendre, et à leur tour ils

massacrèrent tous les Dounghans.

Le lendemain de mon arrivée, accompagné de M. Roborovsky,

de l’interprète et de deux cosaques, je rendis visite au gouverneur

ou amban, comme disent les Chinois. Devant nous, derrière nous,

partout se remuait une masse compacte de peuple qui ne nous

quitta qu’à la porte du palais ou yamen. Nous traversâmes deux

cours remplies de fonctionnaires et de soldats, toujours bannières

déployées ; puis on nous introduisit dans la salle d’audience.

L’amban me reçut poliment mais froidement ; il me fit asseoir à

son côté, et après les questions d’usage il me demanda où je

voulais aller. Je lui dis que mon intention était d’explorer les

sources du fleuve Jaune et d’y passer trois ou quatre mois, selon

l’intérêt que j’y trouverais. Il me répondit, en fixant les yeux sur

les miens, qu’il ne me le permettrait jamais. Je souris et lui

déclarai que je n’avais nul besoin de sa permission, et que, s’il me

refusait des guides, je saurais m’en passer. Il essaya alors

de m’intimider par des récits absurdes sur les brigands tangouts

qui m’attendaient pour venger la défaite des Égraïs et qui étaient

de vaillants soldats. Tous les gens de son entonnage

l’approuvèrent, et l’un d’eux affirma même que les Tangouts

étaient anthropophages. Comme ce moyen ne réussissait pas

mieux que l’autre, il en vint à capituler ; il ne me demanda plus

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

161

qu’un certificat constatant que j’entreprenais ce voyage à mes

risques et périls malgré ses observations, et la promesse qu’à mon

retour je p.080 passerais par l’Ala-chan et non plus par ses États. Je

répondis évasivement à la dernière condition. Quant à la première,

j’y souscrivis d’autant plus volontiers que cela me débarrassait de

l’escorte. Là-dessus se termina l’audience, qui avait duré plus

d’une heure, et nous pûmes retourner à notre logement. J’envoyai

ensuite à l’amban des cadeaux, mais, à mon grand étonnement, il

n’accepta que quelques bagatelles, en me renvoyant le reste, qu’il

accompagna même de provisions et de quelques litres d’une très

bonne eau-de-vie.

A Sinin comme à Dankyr, notre porte était assiégée par une

foule de curieux des plus indiscrets ; on accablait notre interprète

des questions les plus absurdes ; l’amban lui-même me fit

demander s’il était vrai que nos yeux nous permettaient de voir à

100 mètres sous terre et d’y découvrir les trésors.

Nous passâmes encore quatre jours à Sinin pour y acheter tout

ce dont nous avions besoin. Grâce à l’intelligence de notre

interprète Abdoul, l’achat des vivres fut assez facile. La difficulté

était que, comme nous allions pénétrer dans un pays où les

chameaux ne pouvaient plus nous être utiles, il nous fallait

absolument des mulets. Après bien des cris, des vociférations et

même des voies de fait, nous finîmes par en acheter quatorze à

raison d’une somme de 400 francs par bête, y compris la selle et la

rémunération due aux commissionnaires.

Il ne nous restait plus qu’une question à régler. Il nous était

impossible d’emporter avec nous nos collections et une partie de

nos bagages : or l’amban ne nous permettait pas de les laisser en

dépôt à Chala-khoto, et il ne nous eût guère convenu de les faire

venir à Sinin. Par bonheur, une caravane de soixante-dix

chameaux, qui devait bientôt retourner à peu près à vide, arriva de

l’Ala-chan. Nous fîmes marché avec elle pour dix chameaux qui

transporteraient nos effets dans l’Ala-chan.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

162

Toutes nos affaires ainsi terminées, nous quittâmes Sinin

comme nous y étions entrés, c’est-à-dire escortés de fonctionnaires

et de soldats.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

163

XV

EXPLORATION DES SOURCES DU FLEUVE JAUNE

@

Caractéristique générale du bassin supérieur du Hoang-ho. — Description decette partie de son cours. — Les Kara-Tangouts. — Leurs chamans. — Achat demulets. — Région de Balekoun-Gomi. — Séjour enchanteur. — Température ;pauvreté de la flore. — Voyage en amont du fleuve Jaune. — Plateau sans eau. —Mont Sian-si-beï. — Rivière Baga-gorghi. — Menaces des Kara-Tangouts. — Lefaisan oreillard. — Chasse au faisan. — Montagne et temple de Djakhan-fidza. —Marche vers la rivière Oumou. — Bivouac près du Tchoumyn. — Marche au bord duHoang-ho. — Impossibilité de continuer la route.

p.209 Les sources du célèbre fleuve Jaune 1 sont jusqu’à présent

cachées à la curiosité des Européens. D’abord la partie de l’Asie

centrale où se trouvent ces sources est généralement inconnue, et,

de plus, l’accès en est extrêmement difficile. Elles se trouvent au

sud de la chaîne du Koukou-nor, dans l’angle nord-est des

montagnes du Thibet, là où le puissant plateau, montrant à nu son

squelette, prend un caractère tout à fait sauvage. Le fleuve entre

immédiatement dans la zone des montagnes gigantesques ; dans

cette région, son cours, souvent entravé et même barré par les

rochers, change continuellement de dimension et de direction. Nous

avons pu l’étudier sur étendue de 250 verstes (268 kilomètres) à

partir de ville de Gouï-Douï, mais il nous fut impossible de parvenir

jusqu’aux sources mêmes du fleuve.

La région supérieure du Hoang-ho présente de hautes

montagnes presque inaccessibles, reliées entre p.210 elles par des

plateaux couverts de pâturages et sillonnés de profonds défilés qui

s’entrecoupent dans tous les sens. Ces montagnes appartiennent au

système du Kouen-lun central et ont leur direction générale de

l’ouest à l’est ; les unes sont dans le prolongement de celles qui

limitent le Thibet du côté du Tsaïdam ; les autres, plus au nord,

1 Hoang-ho, d’après la prononciation des Chinois du Sud, adoptée par les Français,ou selon la transcription des Russes, en relations surtout avec les Chinois du Nord.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

164

couvrent tout l’espace jusqu’au Koukou-nor. Elles ont toutes un

aspect sauvage, mais il n’y en a que quelques-unes qui dépassent

la limite des neiges permanentes. Elles se rattachent entre elles par

des plateaux herbus, plus ou moins vastes, qui sont d’anciens fonds

lacustres. Les eaux y ont déposé, pendant leur long séjour, des

masses de cailloux et de sable entremêlés de parcelles de lœss ;

ces dernières prédominent dans les plaines les plus vastes et les

plus éloignées des hautes cimes. Ces montagnes sont sillonnées de

ravins profonds, souvent pleins d’eau, au moins dans la saison des

pluies. Dans les montagnes l’eau roule avec une rapidité étonnante

et tombe souvent en cascades ; sur le plateau, elle devient plus

calme et s’étale au milieu des terrains d’alluvion. Du côté des

pâturages, rien ne fait prévoir ces ravins, on ne les aperçoit que

lorsqu’on est sur le bord ; cependant leur profondeur atteint

souvent 100 à 150 mètres. Les parois ne se composent que de

sable et de gravier, de sorte que, sous l’action du vent, des pluies

ou des neiges, des blocs s’en détachent et roulent avec fracas au

fond des gorges. Aussi les pentes présentent l’aspect fantastique de

tours, de murs, de pyramides, à travers lesquels les Tangouts ont

tracé des sentiers qui vont jusqu’à l’eau. Au fond on aperçoit des

bosquets de peupliers, de saules et de roseaux ; sur les pentes

croissent par places l’acacia, l’épine-vinette, l’églantier, le

chèvrefeuille, le groseillier et le sorbier.

Au sommet ces arbustes sont remplacés par des pins et des

genévriers avec un sous-bois très touffu.

A l’endroit où le Hoang-ho, venu du nord, en s’appuyant au

massif du Koukou-nor tourne brusquement vers l’orient, se trouve

le point extrême de la population sédentaire, la région de Balekoun-

Gomi. Le fleuve y coule à une altitude de 2.580 mètres, et aux

basses eaux il mesure de 100 à 120 mètres de largeur. Il est alors

limpide, mais assez profond pour qu’on ne puisse nulle part le

passer à gué ; son courant est d’environ 100 mètres à la minute.

Pendant la période des pluies sa rapidité et sa largeur augmentent,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

165

et l’eau devient jaune par le lœss qu’elle tient en suspension. En

novembre il se couvre de glaces, qui ne fondent qu’en février ;

mais, ces glaces n’étant ni continues ni solides, les communications

d’une rive à l’autre sont toujours fort difficiles.

A Balekoun-Gomi le fleuve Jaune fait un coude vers l’est, et

conserve cette direction pendant environ 300 kilomètres, jusqu’à la

ville de Lian-tchéou-fou. Là il fait de nouveau un brusque détour,

vers le nord et, traversant la partie orientale du Nan-chan, il arrose

la province de Han-sou, puis entre dans les déserts d’Ala-chan et

d’Ordos. Nous n’avons exploré le cours occidental du Hoang-ho que

sur une longueur de 70 kilomètres, entre le Balekoun-Gomi et

l’oasis de Gouï-Douï : sur ce court espace le niveau baisse de 390

mètres. Aussi, dans cette partie, le fleuve roule ses eaux avec

fureur, au fond d’une gorge profonde, formée à droite par les talus

abrupts du haut plateau, et à gauche par des roches schisteuses

appartenant aux montagnes méridionales du Koukou-nor.

L’oasis de Gouï-Douï est formée par les rivières Moudjik-ho et

Doun-khé-tsian, qui prennent naissance sur les pentes des monts

Djakhar. Un peu au-dessus tombent dans le Hoang-ho les rivières

Djma-tchéou, Doro et Tagalyn, qui descendent des montagnes du

nord ; vers leur confluent se trouvent des villages chinois et

tangouts. Enfin, au-dessous du Balekoun-Gomi arrive la rivière

Cha-Kougou, qui coule le long d’un plateau herbu, au fond d’une

profonde tranchée.

Près de Gouï-Douï, le fleuve Jaune est devenu un peu plus large

que vers le Gomi, mais il n’est pas plus profond, de sorte que

depuis ses sources jusqu’en cet endroit la navigation est à peu près

impossible. En amont du Balekoun-Gomi, du confluent du Tchanga-

gol à celui du Baga-gorghi, sur une longueur d’environ 100

kilomètres, le fleuve coule du sud-sud-ouest au nord-nord-est il

coupe ici un vaste plateau bordé, sur la rive gauche, par le mont

Sian-si-beï et, sur la rive droite, par le mont Djoupar. L’altitude de

ce plateau est d’environ 3.000 mètres ; le sol est en partie

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

166

sablonneux, en partie argileux, et couvert de bons pâturages, mais

il manque d’eau. Le lit du fleuve y est enfoncé à plus de 325

mètres ; le ravin au fond duquel il coule a d’abord de 6 à 8

kilomètres de largeur, mais il se rétrécit considérablement vers le

sud. Les bords en sont très escarpés et même forment, sur la rive

droite, de véritables précipices hauts de 30 à 100 mètres. Du point

où le Baga-gorghi se jatte dans le Hoang-ho, ce fleuve coule du sud

au nord ; il reçoit à gauche le Tchour-myn, et à droite, presque en

face, la rivière Baa, tous deux assez considérables et coulant

également au fond de profondes tranchées.

En amont du confluent de la Baa, le fleuve Jaune se rétrécit

encore entre les escarpements de ses rives, dont, par endroits, les

rochers ne sont éloignés que de cinquante mètres, et il roule avec

fureur des cailloux énormes. La seconde chaîne de montagnes qu’il

traverse, à soixante-cinq kilomètres au sud de ce confluent, est,

selon toute probabilité, le prolongement de l’enceinte du Thibet du

côté du Tsaïdam méridional, et se lie aux monts Chouga et

Ouroundouchi. Nous n’avons pu apprendre le nom de la partie

occidentale de ces montagnes, mais sur la rive droite ou orientale

elles sont connues sous le nom de Dzoun-mo-loun. Ces dernières,

quoique sauvages et très élevées, quelquefois même inaccessibles,

n’atteignent pas la hauteur des neiges éternelles. Dans toute la

partie du bassin du Hoang-ho que nous avons explorée, on ne

trouve qu’un sommet qui arrive à cette limite, c’est le mont

Ougoutou, situé sur la rive droite. Du sud de ce mont se détache

une p.212 petite chaîne transversale qui borde à l’est le lac de Tasso

et sert de lien avec les chaînes plus méridionales. Encore plus au

sud se dresse le mont Amné-Matchin ou Amné-Moussoun, qui force

le fleuve Jaune, immédiatement après sa naissance, à faire un

brusque détour. A notre avis, ce détour n’est pas aussi considérable

que l’indiquent les cartes, mais il n’y a que les explorations des

voyageurs européens qui pourront débrouiller ce chaos de

montagnes.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

167

Les Kara-Tangouts forment toute la population de la partie du

bassin supérieur du Hoang-ho que nous avons explorée. Une minime

partie d’entre eux est établie à demeure fixe dans la région voisine

de l’oasis de Gouï-Douï : les autres sont nomades. Les premiers sont

généralement désignés sous le nom de Djakhou, et les seconds sous

celui de Rounva. Ceux-ci se subdivisent en nombreuses tribus, qui

reconnaissent peu l’autorité des gouverneurs chinois et ne payent

aucun impôt. Il est impossible d’en indiquer le nombre ; il doit être

considérable, car on en rencontre partout. Ces tribus sont entre elles

dans un état de guerre permanent au sujet de la possession des

pâturages. Par leur physionomie, les Kara-Tangouts se distinguent

facilement des Thibétains et de ceux de leurs congénères que nous

avons été à même d’observer. Chez eux la face est plus large, les

oreilles plus détachées, les yeux plus obliques, surtout chez les

jeunes gens ; en un mot ils se rapprochent plus du vrai type mongol.

On rencontre des figures supportables chez les petits garçons et les

jeunes gens ; mais les vieillards sont fort laids, d’autant plus que

leur teint, généralement couleur cannelle, fonce beaucoup en

vieillissant. Ils ne portent ni barbe ni moustaches ; il est probable

que chez eux cet ornement pousse mal. Ils se rasent la tête, en

laissant parfois une tresse sur la nuque. Ils ont tous un long sabre

passé dans la ceinture et portent souvent un fusil à mèche ou une

lance. Les femmes sont de taille moyenne : dans leur jeunesse elles

ne sont quelquefois pas désagréables. De même que les hommes,

elles ont toutes les yeux et les cheveux noirs ; elles recherchent les

ornements et les bijoux. Elles séparent leurs cheveux au milieu de la

tête et en forment deux longues tresses qu’elles garnissent de grains

de corail, de plaques d’argent ou de cuivre, de coquillages, et

qu’elles attachent par derrière au moyen de larges rubans. Leur

costume, identique à celui des hommes, consiste en une vaste

pelisse de peau de mouton, en un caftan de drap ou de dalemba, un

pantalon de même étoffe et une paire de bottes chinoises. Les deux

sexes se couvrent la tête de bonnets en dalemba ou en peau de

mouton et parfois d’étroits chapeaux de feutre.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

168

Des tentes de feutre noir servent de demeures aux Kara-

Tangouts ; elles ne diffèrent de celles des Thibétains que par la

disposition du foyer intérieur. Il est à remarquer qu’ils ne brûlent

que de l’argal, quoique le bois soit abondant dans le pays. Sans

doute pour plus de sécurité, ils établissent toujours plusieurs tentes

à proximité l’une de l’autre, et de préférence sur une hauteur.

Chaque groupe est gardé par plusieurs chiens assez semblables à

nos terre-neuve ; ces animaux, très farouches, surveillent aussi les

troupeaux, seule richesse de leurs maîtres.

Kara-Tangout à cheval

Les Kara-Tangouts n’élèvent guère que des yacks ou des

moutons ; ils ont peu de chevaux et point du tout de bœufs ni de

chameaux. Dans leurs montagnes ils trouvent d’excellents

pâturages ; mais ils ne peuvent passer l’hiver sur les plateaux, sans

doute à cause de l’abondance des neiges, et en automne ils

transportent leurs tentes dans les défilés les plus profonds. Leurs

troupeaux leur donnent la nourriture, viande, beurre et lait, auxquels

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

169

ils ajoutent du thé et du dzamba que leur vendent les Chinois.

Les Kara-Tangouts sont en général d’un caractère morose et

cupide ; jamais chez eux nous n’avons vu un air aimable, ni entendu

un éclat de rire ; les enfants mêmes ne jouent pas. Ils se livrent

souvent au pillage : les Mongols du Koukou-nor et du Tsaïdam les

redoutent et leur donnent le nom d’Oroughyns, comme nous l’avons

vu ; mais les Kara-Tangouts n’attaquent jamais que là où ils ne

rencontreront pas de résistance : ils sont très poltrons, comme tous

les Asiatiques, en outre indolents et malpropres ; de même que tous

les nomades, ils abandonnent leurs morts dans les champs, pour

servir de pâturage aux animaux ; ils ne brûlent que leurs lamas.

Les Tangouts nomades n’ont qu’une seule femme, qui est souvent

une Mongole ravie dans leurs incursions. Ceux qui sont sédentaires,

sans doute par économie, n’ont généralement qu’une femme pour

deux ou trois hommes ; nous avons déjà rencontré cette coutume au

Thibet. Cette femme est maîtresse au logis, seulement elle a toute la

charge du ménage et du bétail. D’après ce qu’on nous a dit, la langue

des Tangouts diffère beaucoup de celle des Thibétains. Ils sont tous

bouddhistes, mais nous ne savons pas de quelle secte.

Quoique fort enclins au brigandage, ces gens sont très pieux ;

on rencontre fréquemment des hommes tenant un chapelet et

marmottant des prières ; il y a un lama dans chaque tente, et les

chapelles ne sont pas rares, même dans les montagnes les plus

sauvages. On offre dans ces temples une partie des objets pillés,

pour obtenir la rémission du péché. A côté de la stricte observation

des pratiques religieuses, les sortilèges ont aussi leur place ; ils

sont pratiqués par des chamans appartenant à la classe des lamas,

que leur bizarre coiffure distingue des autres. Comme les sorciers

africains, ces chamans ont la réputation de faire tomber la pluie,

d’éloigner la grêle et la foudre. On raconte partout leurs miracles.

Les chamans ont une très grande influence sur les Tangoutes ; on

les respecte, on leur sert les meilleurs plats, et l’on craint fort de les

blesser par quelque parole inconsidérée.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

170

A mon retour de Sining au bivouac de Chala-Khoto, nous

consacrâmes deux jours (le 15 et le 16 mars) à la réorganisation de

notre caravane. Nous envoyâmes à Ala-chan, sous la surveillance

du cosaque Garmaïef, nos collections et tous les objets qui ne nous

étaient p.213 pas indispensables. Nos provisions de bouche, à elles

seules, n’en formèrent pas moins la charge de quatorze mulets. Ces

animaux rendent de très grands services en Chine, où ils servent de

bêtes de somme, de monture et d’attelages. Mais dans un voyage à

travers des pays non cultivés, sans routes, ils sont loin de valoir les

chameaux. Le mulet est d’abord moins fort, puis plus difficile à

nourrir, il ne supporte pas la soif et exige beaucoup plus de soins et

de surveillance ; s’il suffit de trois ou quatre hommes pour soigner

et conduire une bande de vingt chameaux, il en faut au moins huit

pour le même nombre de mulets. Il est vrai que le mulet gravit

mieux les montagnes, mais il se fatigue très vite dans les plaines

sablonneuses ; il ne sait, comme le chameau, ni éviter les trous

creusés par les lagomys, ni découvrir les gués. Il nous était

impossible de nous procurer ici des chameaux, et les neuf que nous

avions ramenés de notre excursion au Thibet étaient en si mauvais

état que nous dûmes les laisser à Balekoun-Gomi.

Une distance de 60 kilomètres seulement nous séparait du

fleuve Jaune si désiré ; mais nous avions deux montagnes à

traverser, la chaîne méridionale du Koukou-nor et celle de

Balekoun. Cette dernière, qui n’est pas longue, s’étend d’abord

parallèlement à celle du Koukou-nor, puis, après s’en être

rapprochée, elle aboutit à la rive gauche du fleuve. Les pentes sont

douces ; on n’y rencontre ni rochers ni forêt, à peine quelques

arbustes ; le versant septentrional est couvert de pâturages ; celui

du sud est formé de cailloux et de lœss complètement aride,

fortement sillonné de trous et de crevasses.

De la partie méridionale du Balekoun, nous vîmes le Hoang-ho

se déployer en large ruban argenté au milieu des arbustes et bordé

sur l’autre rive d’une haute muraille de granit. Nous voyions

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

171

également serpenter le sombre défilé de la rivière Gha-Kougou. Le

long du fleuve, s’élevait vers l’est une masse imposante de rochers,

et vers l’occident une montagne jaune de sables mouvants ; on

découvrait au loin vers le sud sa profonde vallée encastrée dans un

vaste plateau herbu se perdant à l’horizon.

Balekoun-Gomi forme, comme nous l’avons déjà dit, la limite

extrême de la population sédentaire dans la vallée supérieure du

Hoang-ho. Dans les trois hameaux portant ce nom de Gomi sont

établies, sous des fanzas chinoises, environ cent quarante familles

de Kara-Tangouts, qui relèvent de l’autorité de l’amban de Sining.

Sur des champs arrosés par des canaux dérivés de la rivière

Tchanga, on cultive le froment et l’avoine ; on n’y voit aucun arbre

fruitier. Nous dressâmes nos tentes au milieu des arbustes qui

bordent la rive gauche du fleuve. Nous étions à 2.580 mètres au

dessus du niveau de la mer.

Depuis huit mois nous n’avions pas campé à une aussi faible

altitude. Les bocages avaient pour chacun de nous un charme tout

particulier après un si long séjour au milieu des déserts uniformes

du Thibet, du Tsaïdam et du Koukou-nor. Au froid avait succédé

une véritable température printanière, et nous ne rencontrions plus

le Chinois insolent ni le Mongol cupide. Les Tangouts venaient

rarement nous voir. Nous décidâmes de nous reposer pendant dix

jours dans ce lieu charmant. Je profitai de cette occasion pour

renvoyer notre interprète avec deux cosaques à Donkyr, afin d’y

acheter encore un mulet et trois chevaux de selle, et de nous

rapporter de la dzamba, de la farine, etc.

Notre espoir de rencontrer en ce lieu charmant une riche flore et

de nombreux animaux fut loin de se réaliser. Cinq ou six espèces

d’arbustes formaient autour de nous des taillis assez touffus, du

milieu desquels émergeaient quelques bouquets de peupliers ;

mais, au-dessous, point d’herbes, rien que l’argile dénudée ou des

cailloux couverts de poussière. Comme animaux, nous n’y

aperçûmes que des loups, des renards, des lièvres et plusieurs

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

172

petits rongeurs ; parmi les oiseaux, des pies bleues, des merles,

des moineaux et le pic de Chine (Picus mandarinus). Les rivières

étaient plus riches ; nous y prîmes treize ou quatorze sortes de

poissons.

La température s’élevait : à une heure après midi, nos

thermomètres marquaient 25 degrés ; et le tonnerre gronda le 24

mars.

Il était important de nous procurer un guide ; nous savions que

plusieurs de ces Tangouts avaient visité les sources du fleuve Jaune,

cependant aucun n’en soufflait mot : évidemment ils s’effrayaient du

but mystérieux de notre voyage. Après bien des pourparlers, nous

finîmes par en trouver un, mais il était presque aveugle et

complètement idiot, et il avouait ne pas connaître le fleuve à plus de

cent kilomètres en amont. Nous l’engageâmes toutefois, comptant

bien pouvoir nous orienter ensuite nous-mêmes.

Nous nous mîmes en route le 30 mars, en remontant le fleuve

Jaune. Bientôt nous nous trouvâmes au milieu de ravissants bosquets

où il y avait beaucoup de faisans et de petits oiseaux. Des monticules

de sable nous barrèrent tout à coup la route et, après bien des efforts

inutiles, il nous fallut quitter les bords du fleuve et grimper

péniblement sur le plateau, situé à une altitude moyenne de 3.000

mètres. Il s’étend au loin vers l’ouest et forme une plaine accidentée

couverte d’une herbe excellente, seulement il manque absolument

d’eau. Le climat y est plus rude que dans la vallée, et, dans la nuit du

3 au 4 avril, le thermomètre descendit à — 18 degrés.

L’étape suivante nous conduisit aux monts Sian-si-bei ou

Koutchou-Dorghen, comme les appellent les Tangouts. Ces

montagnes, dont aucun sommet n’atteint la limite des neiges

éternelles, présentent des pentes douces couvertes d’une très

bonne herbe. Il n’y a point de forêts, mais seulement des touffes

d’arbustes. On y rencontre des ours, des loups, des renards, des

muscs et des lapins. Les lagomys et les rats-taupes y abondent,

ainsi que les gypaètes et les vautours.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

173

Après une marche de vingt-huit kilomètres au delà du Sian-si-bei,

nous arrivâmes à la rivière Baga-gorghi, p.214 le premier affluent de

gauche du Hoang-ho qui ait quelque importance. Il vient du mont

Ougoutou, et son courant est tellement rapide, qu’il est souvent

impossible de le passer à gué. Il s’est creusé à travers le plateau une

vallée large d’un kilomètre à la partie supérieure et profonde de plus

de 325 mètres. Les parois, fortement ravinées, sont en pente assez

douce et couvertes d’acacias, d’épines-vinettes, d’églantiers et de

chèvrefeuilles. Plus haut, le pin s’y mêle au genévrier. Dans ces

fourrés, vivent le faisan commun, le faisan oreillard, la perdrix de si-

fan, la pie bleue et une foule de petits oiseaux.

Les indigènes, quoique prévenus de notre excursion par leurs

amis de Balekoun-Gomi, s’effrayèrent de notre arrivée et résolurent

de chercher à nous intimider, pour se débarrasser le plus vite

possible de notre présence.

Le lendemain un cavalier s’approcha de notre bivouac, jeta

quelques paroles à notre guide et s’éloigna rapidement. Il paraît

que c’était un ambassadeur des Kara-Tangouts qui venait nous

prévenir que nous allions être tous massacrés. Nous nous tînmes

sur nos gardes ; nous ne nous couchions qu’armés et nous n’allions

à la chasse que le revolver à la ceinture. C’était une fausse alerte,

nous ne fûmes point attaqués, et même nos relations avec les

Tangouts devinrent assez intimes. Pendant les huit jours que nous

passâmes sur les bords du Baga-gorghi, nous fîmes une guerre

acharnée aux oiseaux, pour enrichir nos collections ; nous

chassions de préférence le faisan oreillard.

Ce magnifique oiseau est de la taille de notre coq domestique ; il

paraît plus grand à cause de sa queue longue et bien fournie. Son

plumage est bleu ardoisé ; des deux côtés de la tête il porte une

plaque nue d’un rouge ardent ; le bec est jaune, la gorge blanche

ainsi que les deux bouquets de plumes auxquels il doit son nom. Le

dessus de la queue est bleu d’acier avec des reflets verts ; les plumes

latérales, au nombre de quatre à sept de chaque côté, ont leur bord

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

174

extérieur blanc ; les quatre plumes médianes sont plus relevées, plus

longues et légèrement recourbées à leur extrémité. Les pieds,

rouges, très forts, sont armés d’éperons chez les mâles : Nous avions

déjà rencontré cet oiseau dans l’Ala-chan et le Nan-chan, jusqu’à

3.300 mètres d’altitude. Il se plaît surtout au milieu des buissons

touffus, où il trouve facilement sa nourriture, exclusivement végétale.

Il mange de l’herbe, les bourgeons et les fleurs de l’épine-vinette

ainsi que ceux d’autres arbrisseaux et toutes sortes de baies. En hiver

il recherche la djouma, c’est-à-dire la racine de la Potentilla anserina,

qu’il déterre avec ses ongles puissants. Il marche le plus souvent à

terre, d’un pas mesuré et la queue relevée ; il court fort vite et

s’envole rarement ; au reste son vol est lourd et de peu de durée,

comme celui du coq de bruyère. Ils dorment et nichent à terre ; la

femelle pond de cinq à sept œufs, d’un gris olivâtre et de la grosseur

d’un œuf de poule. Ils soignent bien leurs petits, mais en cas de

danger ils ne cherchent guère à les défendre.

La chasse au faisan oreillard est extrêmement difficile. A peine

peut-on le distinguer à travers les fourrés et les taillis, et

l’approcher à portée de fusil. D’un autre côté, la mollesse et

l’épaisseur de son plumage font que ses blessures sont rarement

mortelles, et, le fussent-elles, il trouve encore la force de fuir ; on

le retrouve alors difficilement.

Les chasses les plus fructueuses étaient celles que nous faisions

au lever de l’aurore. L’une d’elles, au bord du Baga-gorghi, s’est

profondément gravée dans mon esprit.

Vers le soir nous étions partis à quatre pour nous rendre à une

lieue de notre campement. Nous arrivâmes avant le coucher du

soleil ; après avoir attaché nos chevaux, nous pénétrâmes dans la

broussaille afin de reconnaître les gîtes de nuit des oiseaux. Nous

nous arrêtâmes sous de grands pins où se voyaient des traces non

équivoques de leur passage. Le jour baissait de plus en plus ; une

volée de pies bleues s’abattit près d’une source et disparut dans les

buissons ; de grands merles s’assemblèrent de tous côtés ; l’un

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

175

d’eux chantait, sa voix ressemblait tout à fait à celle des merles

d’Europe. Je me rappelai ces soirées de printemps où, dans mon

pays, j’écoutais le ramage des oiseaux en guettant le passage de la

bécassine.

Plus le soir s’avançait, plus les oiseaux devenaient bruyants ;

puis leurs voix s’éteignirent, et tout à coup la forêt devint aussi

calme que si elle ne renfermait aucun être vivant. Bientôt la lune

parut à l’horizon, et, les faisans ne venant pas, nous retournâmes à

notre bivouac, où pétillait un grand feu. Nos cosaques nous avaient

préparé le thé et une tranche de mouton rôti ; nous soupâmes et,

roulés dans nos couvertures, nous nous couchâmes sur la mousse.

Rien de plus beau, de plus enchanteur que cette paisible nuit

d’été ! La lune brillait d’un si vif éclat qu’on aurait pu lire ; devant

et derrière nous s’élevaient les hautes parois du défilé, au fond

duquel serpentait un ruisseau faisant entendre son murmure, et la

forêt nous enveloppait de toutes parts.

Enfin mes paupières se fermèrent, et je m’assoupis, mais pour

me réveiller bientôt. Tout était calme, on n’entendait que le

gazouillis du ruisseau et de temps en temps le hennissement d’un

de nos chevaux. Je regardai la lune, et, comme elle brillait fort haut

dans le ciel, je vis que le jour n’était pas encore proche. Alors,

m’étant roulé plus étroitement dans ma couverture, je m’endormis

d’un profond sommeil. Vers le matin l’air se refroidit, la lune se

cacha derrière les montagnes, et, comme l’orient se colorait d’une

bande lumineuse, je vis qu’il était temps de nous lever et de nous

mettre en chasse. Après avoir déjeuné d’une tasse de thé, nous

prîmes nos carabines et nous nous enfonçâmes dans la forêt. Tout

dormait encore, mais au bout d’un quart d’heure le cri aigu de la

perdrix de si-fan retentit au loin. Aussitôt on entendit le babil des

pies bleues dans les buissons, puis un appel prolongé du faisan

oreillard, auquel répondirent les cris de plusieurs couples dispersés

dans les taillis : notre cœur tressaillit de joie.

p.215 Cependant l’aurore éclairait distinctement les objets ; les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

176

oiseaux chantaient dans les arbres, mais le cri du faisan se produisait

rarement ; enfin, deux mâles passèrent, malheureusement hors de

portée ; j’en aperçus un troisième, et il me fut encore impossible de

le tirer. Le dépit commençait à s’emparer de moi, d’autant plus que

j’avais déjà entendu retentir la carabine d’un de mes compagnons. Je

restai néanmoins à ma place, et ma persévérance fut récompensée.

A quarante pas de moi je vis un magnifique couple, marchant d’un

pas égal, sans se douter du danger. Mon premier coup de feu tua

raide le mâle ; le second blessa la poule, qui parvint à s’échapper.

Sans m’aventurer à la poursuivre, je retournai au bivouac, où mes

compagnons m’attendaient. Ils avaient aussi tué un faisan. Plus tard

nous fîmes des chasses plus fructueuses, et vingt-six de ces

splendides oiseaux enrichirent nos collections.

La rivière Baga-gorghi était le point extrême dont notre guide

connût tant soit peu la route. Il fallut envoyer des reconnaissances,

malgré les difficultés qu’elles présentent dans un pays tout sillonné

de montagnes et de ravins. Nous n’hésitâmes pas, et, nous

avançant à l’aventure, nous fîmes une marche de dix kilomètres

jusqu’au pied de la montagne de Djakhan-fidza. Nous campâmes au

milieu d’une prairie, au bord d’un ravin mesurant jusqu’à 50 mètres

de profondeur. Ses parois sont taillées presque à pic dans des

roches de schiste argileux, et au fond roule une petite rivière qui

sépare le Djakhan-fidza d’une autre montagne aussi haute mais

moins rocailleuse.

Au pied septentrional de la première montagne se trouvait une

petite chapelle très fréquentée par les Kara-Tangouts ; nous vîmes

comment les dévots, marmottant des prières et fléchissant le genou

tous les trois pas, faisaient le tour de la montagne, qu’ils

considèrent comme sacrée. Il est défendu d’y chasser ; c’est

pourquoi les koukou-iamans y pullulent en toute sécurité, ainsi que

les perdrix oullars, et un peu plus bas les muses et les faisans

oreillards.

On s’étonne de la quantité de rhubarbe qui pousse sur les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

177

pentes : les Tangouts ne la vendent pas, et les Chinois n’osent

pénétrer dans cette région. Nous en avons récolté une racine qui,

humide, pesait dix kilogrammes et demi, et, séchée, cinq

kilogrammes.

Quand nous atteignîmes le plateau du Djakhan-fidza (3.540

mètres), la chaleur qui nous avait caressés au bord du Baga-gorghi,

fit place au froid, et rien de meilleur ne nous attendait au bord de la

rivière Oumou, où nous arrivâmes six jours après. Ce cours d’eau,

qui est un affluent du Baga-gorghi, coule au pied p.216 d’une gorge

tournée vers le nord et dont les pentes sont couvertes d’une

épaisse forêt de sapins et de genévriers. Les sapins y atteignent

des proportions colossales : nous en avons vu qui avaient de vingt-

cinq à trente-trois mètres de hauteur. Au bord de la rivière ils

étaient remplacés par des trembles et des bouleaux.

Les cosaques envoyés en reconnaissance vinrent nous dire qu’il

avait, à quarante kilomètres de l’endroit où nous campions, une

assez grande rivière nommée Tchourmyn ; nous résolûmes de nous

y rendre. Nous y arrivâmes après un voyage de deux jours à

travers un défilé sauvage et difficile. Les parois de la gorge où coule

le Tchourmyn sont très escarpées et formées de sable et de lœss

entremêlés de gravier. Le sentier que nous suivions était étroit, et

la descente était très pénible, à cause des cailloux qui roulaient

sous les pieds de nos bêtes. En maints endroits saillissaient des

masses énormes de granit qui surplombaient et semblaient tenir à

peine au sol. Parvenus au bord de la rivière, nous y trouvâmes dans

tout leur épanouissement les feuilles des arbres et des buissons.

Les plantes herbacées étaient en pleine floraison ; mais, si les

espèces en étaient très variées, les spécimens de chaque espèce

étaient peu nombreux et couvraient mal le sol. De plus ces fleurs,

poussées au milieu des cailloux et de la terre glaise, ne charmaient

ni l’œil par la vivacité de leurs couleurs, ni l’odorat par leur parfum.

Notre bivouac près de la rivière Tchourmyn était établi dans une

charmante localité, près d’un petit ruisseau, sous l’ombrage des

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

178

peupliers. Il faisait chaud, p.218 et, malgré l’excellent fourrage, nos

mulets dépérissaient à vue d’œil. Nous en perdîmes trois, ainsi

qu’un de nos chevaux de selle. Les Tangouts de la tribu des Loun-

tchéou habitent ordinairement cette vallée, mais ils s’étaient déjà

éloignés, pour aller passer l’été dans les montagnes voisines.

Néanmoins leur chef vint nous voir avec quelques hommes et nous

vendit du beurre de yack.

Il était impossible de regagner le Hoang-ho en suivant les rives

du Tchourmyn : des masses de rochers nous barraient le passage ;

il nous fallut remonter sur le plateau, y parcourir à peu près huit

kilomètres, puis descendre vers le fleuve, dont le lit est ici à 480

mètres au-dessous de la plaine. Le tiers de cette pente est occupé

Escarpement de la rive gauche du Hoang-ho, près de la rivière Tchourmyn

par des blocs de granit verticaux présentant les formes les plus

originales et les plus fantastiques ; puis viennent d’autres masses

de granit, à travers lesquelles coule majestueusement le fleuve

Jaune. Il mesure de quatre-vingts à cent mètres de largeur, avec

une profondeur qui dépasse partout vingt mètres. A trois kilomètres

au-dessus du confluent du Tchourmyn, il reçoit la rivière Baa, qui

vient de l’est et amène des eaux jaunes et troubles. A soixante ou

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

179

soixante-dix kilomètres de cette rivière passe le chemin de

caravanes qui conduit de Sining par Gouï-Douï à Sy-tchouan, et

n’est praticable que pour les yacks. Il n’est guère suivi que par des

marchands de Sining qui viennent vendre aux Tangouts du thé, de

la dalemba, des plaques d’argent, etc.

La vallée du Hoang-ho après le confluent du Tchourmyn s’élargit

jusqu’à trois kilomètres et offre un aspect sauvage : là, point de

bois ; sur le bord seulement de la rivière, quelques touffes de joncs

et de roseaux d’où s’élancent de rares peupliers. Malgré l’énorme

profondeur du ravin, la descente en est assez commode, mais elle

se prolonge sur une longueur de sept kilomètres.

Nous restâmes quatre jours sur les rives du Hoang-ho à

chercher un gué pour passer de l’autre côté ; toutes nos recherches

restèrent infructueuses. Il nous eût fallu construire un radeau, mais

les matériaux nous manquaient, et, de plus, ce moyen était bien

chanceux avec nos bagages et nos mulets, le courant étant très

rapide et les récifs très fréquents. Il ne nous restait que deux partis

à prendre : essayer de côtoyer la branche occidentale du mont

Ougoutou pour gagner les sources du fleuve Jaune par le Tasso-

nor, ou rebrousser chemin.

Quant au premier parti, il fallait résoudre d’abord ces deux

questions : Étions-nous capables de traverser sans guide plusieurs

chaînes de montagnes inexplorées ? Nos mulets étaient-ils en état

de supporter ces nouvelles fatigues ? L’une et l’autre question se

résolvaient par la négative. A notre grand regret, nous prîmes la

résolution de regagner Balekoun-Gomi, d’explorer l’oasis de Gouï-

Douï et d’y passer le fleuve pour aller reconnaître les montagnes de

la rive droite. Nous y trouvâmes de grandes richesses pour nos

collections, mais cela ne nous consola qu’imparfaitement de n’avoir

pu parvenir aux sources du Hoang-ho.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

180

XVI

EXPLORATION DU COURS SUPÉRIEUR DUFLEUVE JAUNE

@

Décidés à retourner à Balekoun-Gomi, nous nous mîmes en

route dans l’après-midi du 11 mai, et nous parvînmes vers le soir

sur le plateau que traverse la gorge du Hoang-ho. Après y avoir

passé une nuit, pendant laquelle le thermomètre marqua 42 degrés

au-dessous de zéro, nous redescendîmes dans la vallée du Baga-

gorghi. Non loin de l’embouchure de cette rivière, nous trouvâmes

un endroit charmant où serpentait un ruisseau et où l’herbe

poussait en abondance. De gigantesques peupliers, qui mesuraient

de vingt à vingt-cinq mètres de hauteur et d’un mètre et demi à

deux mètres de diamètre, y formaient des bosquets sous lesquels

poussaient des touffes de roseaux et d’osier. Un arôme printanier

se répandait dans ce petit coin, l’air était embaumé du parfum

des fleurs, et les oiseaux chantaient sur toutes les branches.

A une petite étape de là, nous rencontrâmes un autre endroit,

où les arbres étaient plus abondants et où les buissons chargés de

fleurs émaillaient les pentes du ravin. Nous y passâmes deux jours

à herboriser et à chasser. Nous arrivâmes le lendemain dans les

montagnes de San-si-beï, où nous trouvâmes la Caragana alpestris

couverte de ses fleurs d’un rose pâle, le chèvrefeuille, l’iris bleu, le

trolle et l’adonide bleue, dont la floraison commençait à se

développer. Nous voyions arriver la saison des pluies, qui dure ici

tout l’été et même une partie de l’automne.

Ce temps froid et pluvieux nous força de passer trois jours près

du Balekoun-Gomi ; nous y retrouvâmes nos chameaux, mais, les

pauvres bêtes n’ayant pas repris de forces, nous ne pûmes en

emmener que trois, qui nous suivirent jusqu’à la fin de l’expédition.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

181

Pour nous rendre à Gouï-Douï, où nous avions résolu de passer

sur la rive méridionale du fleuve, nous suivîmes d’abord notre

ancienne route ; puis, tournant à droite, nous traversâmes la

chaîne méridionale du Koukou-nor, un peu plus à l’est que nous

n’avions fait au mois de mars. Ce nouveau col était aussi très facile

et se trouvait à 3.420 mètres d’altitude. Comme il avait neigé toute

la nuit et que le vent soufflait avec violence, nous eûmes

grand’peine à descendre dans la vaste plaine qui s’étend à la

sortie ; le lœss était tellement détrempé que non seulement les

chameaux, mais les mulets glissaient et tombaient, et nous, nous

tirions vingt livres de boue à chacune de nos bottes.

A la sortie du col

Il nous fallait cependant redescendre dans la profonde vallée du

Hoang-ho ; heureusement à midi la pluie cessa, le vent chassa les

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

182

nuages, et, comme toujours dans ces régions, en deux ou trois

heures le soleil p.220 eut complètement séché le chemin. En même

temps nos yeux étaient ravis de l’aspect que présentait toute la

vallée, et nous apercevions les cimes neigeuses des monts Djakhar,

que nous avions résolu d’explorer : mais pour cela il fallait d’abord

gagner l’oasis de Gouï-Douï.

En suivant la rivière Tagalyn, nous rencontrâmes d’abord la

bourgade de Kha-Gomi, puis celle de Doro-Gomi, qui est au

confluent de la rivière avec le Hoang-ho. Elles sont habitées par

soixante-dix familles de Kara-Tangouts qui, dans des champs très

bien soignés, cultivent le froment, l’orge, le lin, les pois et les fèves.

Il y pousse aussi de grands saules et des peupliers qui en été

donnent beaucoup d’ombrage et en hiver fournissent un bon

combustible.

Nous traversâmes le fleuve en deux fois sur une grande barque

bien établie pour ce genre de service. Le Hoang-ho est ici à 2.200

mètres d’altitude, il mesure 120 mètres de largeur, et son courant

est très rapide. Quand on veut se rendre à une localité située en

aval, on se sert de radeaux d’une construction très originale. Ils se

composent de peaux de mouton remplies d’air, que l’on réunit au

moyen de perches très minces et que l’on recouvre de joncs ; un

seul homme dirige ce frêle esquif.

L’oasis de Gouï-Douï, où nous abordâmes, est formée par deux

petites rivières qui tombent dans la droite du fleuve Jaune ; elle ne

comprend que la ville du même nom et une centaine de fanzas,

disséminées le long des deux rivières. Elle est très fertile, bien

arrosée ; on y cultive beaucoup de melons et de pastèques ; et il y

a suffisamment d’arbres fruitiers, poiriers, abricotiers et cerisiers,

dont les fruits étaient déjà mûrs. La population de cette oasis

s’élève à 6.000 ou 7.000 individus des deux sexes, Chinois et

Tangouts.

Après un jour de repos, nous nous rendîmes dans les montagnes

situées au sud. Elles forment un groupe isolé au milieu d’un vaste

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

183

plateau de lœss ; les indigènes leur donnent le nom de Moudjik et

de Djakhar. Ces montagnes se dirigent de l’ouest à l’est, mais elles

ne s’étendent pas fort loin, et ce n’est que dans leur partie

occidentale qu’elles atteignent la limite des neiges persistantes.

Elles ressemblent à toutes les montagnes que nous avons vues sur

le haut Hoang-ho : pentes escarpées, aspect sauvage, formes

grandioses et peu de rochers. Elles sont formées de schistes gris

dans les parties inférieure et moyenne, et de granit rouge dans la

région supérieure. Toutes les pentes, surtout le versant

septentrional, sont couvertes de forêts peu épaisses, où dominent

le bouleau de l’Himalaya, le sapin et le genévrier. On y trouve aussi

le sorbier et le tremble, sur la lisière l’épine-vinette, le

chèvrefeuille, le groseillier, l’églantier, et au bord des rivières le

saule, le glaïeul et la spirée. Dans le sous-bois nous vîmes des

fraisiers en fleur, des pigamons, des cardamines et aussi des

champignons. Au-dessus de 3.500 mètres on ne trouve plus que

des buissons alpestres, rhododendrons, framboisiers, saules

rampants ; puis restent seules les plantes herbacées, telles que le

pavot jaune, le pavot bleu, le populage, le trolle, l’iris, la dent-de-

lion, etc. En un mot la végétation y est très variée, mais, comme

dans toutes les hautes montagnes, de peu de durée ; ce n’est guère

qu’en juin et en juillet qu’on peut en jouir. A 4.500 mètres cesse

toute trace de végétation ; on ne voit plus que la roche nue : il n’y

a même pas de lichens.

La faune est la même que dans le Nan-chan oriental ; en fait de

grands animaux, on y rencontre l’ours, le maral, le koukou-iaman,

le chevreuil et le musc ; il y a des lièvres et une masse de petits

rongeurs, mais point de marmottes. La variété est plus grande

parmi les oiseaux ; dans les forêts nichent le faisan oreillard, le

merle, le pouillot, la mésange ; dans les buissons alpestres, le

rossignol à gorge rouge et la fauvette babillarde ; dans les prairies,

l’alouette des champs.

Nous chassions de préférence le traquet bleu (Grandala

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

184

calicolor). Ce charmant oiseau, de la grosseur de notre merle, a été

trouvé pour la première fois par Gould dans l’Himalaya, puis par le

missionnaire David dans le Sy-tchouan occidental et par moi dans

le Nan-chan oriental. Son plumage est très élégant les ailes et la

queue sont noires, et le reste d’un beau bleu céleste : la femelle est

tout à fait terne. Il ne niche que dans les hautes montagnes, d’où il

descend dans les prairies pour faire la chasse aux insectes, qui

semblent être sa seule nourriture.

Les traquets bleus vivent en troupes formées de plusieurs

dizaines d’individus, et nichent à proximité les uns des autres. La

chasse en est très difficile, parce qu’ils ont l’habitude de se percher

au sommet de rochers inaccessibles ; cependant nous en avons tué

vingt-cinq en un jour. Partout où on les rencontre, se trouvent aussi

la perdrix des neiges et la fauvette des haies. Les mauvais temps

produisent peu d’effet sur tous ces oiseaux des montagnes : on

entend souvent leur ramage même pendant les orages ; quant au

traquet bleu, sa voix manque de charme.

Les Kara-Tangouts nomades de la tribu des Nan-chou-Tapchou

viennent s’établir pendant l’été dans les excellents pâturages des

monts Djakhar, au nombre d’environ mille tentes. Ces sauvages

nous regardaient avec défiance, et jamais ils n’ont voulu nous

permettre de pénétrer chez eux.

Le 14 juillet je partis avec M. Roborovsky et un soldat pour

tâcher de préciser l’altitude absolue du sommet du Djakhar. La

montée fut très pénible pour nos chevaux, parce qu’il n’y avait nul

sentier de tracé et qu’à une certaine hauteur nous nous trouvâmes

au milieu de marécages. Lorsque parurent les roches nues, nous

laissâmes nos chevaux sous la garde du soldat, et, grimpant de

saillie en saillie, nous parvînmes à la limite des neiges éternelles. Le

baromètre nous indiqua que cette limite est ici à 4.600 mètres, par

conséquent beaucoup plus bas que dans les montagnes du Thibet à

latitude égale ; nous ne vîmes aucun glacier. De là il nous fut facile

de monter, à travers la p.221 neige durcie, jusqu’au sommet le plus

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

185

proche. Nous y trouvâmes 4.720 mètres ; à côté, deux ou trois pics

nous parurent à l’œil avoir de 120 à 150 mètres de plus que celui

où nous étions. Impossible de nous en assurer : ces sommets

disparurent au milieu d’un épais brouillard. Nous nous hâtâmes de

descendre ; mais, avant d’avoir pu rejoindre nos chevaux, nous

fûmes surpris par un violent orage qui dura jusqu’à notre retour au

bivouac.

Après cette exploration nous résolûmes de retourner par Gouï-

Douï au Koukou-nor. Le voyage dans la direction du sud vers les

monts Dzoun-mo-loun eût été trop fatigant pour nos bêtes. Le

lendemain nous partîmes pour Gouï-Douï. Là, au lieu du froid et de

l’humidité, nous trouvâmes une douce chaleur ; nous en profitâmes

pour sécher nos plantes et empailler nos oiseaux.

Nous y reçûmes un envoyé de l’amban de Sining, qui nous

engageait à regagner directement l’Ala-chan, sans entrer au

Koukou-nor. Nous ne fîmes aucune objection, nous renvoyâmes le

messager avec de bonnes paroles et nous partîmes pour le Koukou-

nor. Nous repassâmes le Hoang-ho au même endroit et sur la

même barque ; seulement pendant ces trois semaines l’eau un peu

baissé. Le même jour éclata un orage suivi d’une pluie diluvienne,

et nous trouvâmes sur la rive gauche une boue dans laquelle

hommes et bêtes enfonçaient jusqu’aux genoux. La température

s’élevait à 33,7° mais, dès que nous fûmes arrivés sur la rivière

Taga-lyn, vers le plateau du Koukou-nor, elle s’abaissa.

Ici finit notre exploration du haut Hoang-ho, c’est-à-dire d’une

région ayant un caractère moitié thibétain, moitié chinois, sans que

ni l’un ni l’autre prédomine.

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

186

XVII

SÉJOUR D’ÉTÉ AUX BORDS DU KOUKOU-NOR.SECONDE EXPLORATION DU NAN-CHAN ORIENTAL

@

Plaine de l’Ara-gol. — Halte au bord du Koukou-nor. — La rive orientale de celac ; végétation. Bivouac aux bouches de la rivière Balema. — Chasse aux oiessauvages. — Pays entre le Koukou-nor et le temple de Tcheïbsen. — Moulins àprières. — Chaîne méridionale du Tetoung-gol. — Temple de Tchertyntou. —Tangouts. — Chaîne septentrionale du Tetoung. — Descente du plateau du Thibetdans l’Ala-chan.

Le 23 juin nous avons quitté les profonds défilés du Hoang-ho

pour entrer sur le plateau du Koukou-nor, nous dirigeant vers ce lac

à travers une plaine située au sud-est de l’Ara-gol. Cette plaine est

bornée au sud par la chaîne méridionale des montagnes du Koukou-

nor, et au nord par les monts Amasourgou, qui séparent le bassin

du lac de celui de la rivière de Sining. Les pluies, qui avaient un

moment cessé, recommencèrent à tomber en averses qui

troublaient l’eau des ruisseaux au point que nous n’en pouvions

boire ni même nous en servir pour préparer le thé sans lui donner

le temps de déposer au fond du vase toutes les matières étrangères

qu’elle contenait.

Ces pluies détruisaient aussi des masses énormes de lagomys,

que nous trouvions morts près de l’entrée de leurs terriers inondés.

Les corbeaux et les vautours s’emparaient de cette proie facile, et il

paraît que ces p.222 catastrophes ne sont point rares et arrêtent la

multiplication insensée de ce petit rongeur.

L’Ara-gol n’arrive plus jusqu’au Koukou-nor ; il se perd dans

trois petits lacs d’eau douce qui ont été évidemment séparés du

grand lac par l’amoncellement des sables. Nous dressâmes nos

tentes près du plus septentrional, et nous y passâmes quatre jours

à chasser et à étudier la flore, d’ailleurs assez chétive. Nous y

vîmes une grande quantité de macreuses, d’oies sauvages, de

grèbes et la grue à collier noir (Grus nigricollis), oiseau peu connu,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

187

dont nous fûmes assez heureux pour nous procurer sept spécimens

et deux nids. Malgré la haute situation, les mouches et les cousins

abondent, et notre pauvre mouton, que nous avions appelé Égraï,

parce que nous l’avions acheté au Thibet, devint la victime de ces

insectes. Atteint de cécité, nous l’abandonnâmes dans la plaine ;

aucun de nous n’eût voulu tuer ce vieux compagnon de voyage.

En trois jours de marche nous nous rendîmes de l’Ara-gol à la

Balema, distante d’environ soixante-huit kilomètres. Tantôt nous

suivions les bords du lac, tantôt nous étions forcés de nous en

éloigner, à cause des sables mouvants. A une petite distance de la

Balema nous vîmes un temple entouré de plusieurs tentes noires,

qu’occupaient des lamas tangouts et chinois.

La flore du bassin du Koukou-nor ne brille pas par la diversité

des espèces. Dans le lac flotte une sorte d’algue, et, sur ses bords,

croissent le dyrissoun, la stipe orientale, l’oignon rose. Dans les

sables profonds on remarque principalement la djouma (Potentilla

anserina), petite herbacée appartenant à la famille des dryadées,

qu’en France on appelle « argentine » ou « pimprenelle à cent

feuilles ». Cette plante offre une racine globuleuse d’une saveur

rappelant celle de la noisette. Cuite et assaisonnée de beurre et de

sel, elle donne une nourriture très substantielle et d’un goût

agréable ; c’est le mets favori des Tangouts, et nous-mêmes nous

en avons mangé de grand appétit. Les faisans oreillards et les rats-

taupes en sont aussi très gourmands.

La Balema, que les Mongols appellent Kharghyn-gol, est, après

le Boukhaïn-gol, le plus grand tributaire du Koukou-nor. Elle prend

naissance dans la partie orientale du Nan-chan. et, quoique ayant

de trente à quarante mètres de largeur, elle est presque partout

guéable dans la saison des basses eaux. Elle est très poissonneuse

dans sa partie inférieure ; aussi ses bords sont-ils fréquentés par

les macreuses, les canards et les cormorans. Dans les marécages

avoisinants nous avons surtout remarqué la bécassine à pieds

rouges et l’oie sauvage. Cette dernière a été trouvée pour la

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

188

première fois dans l’Inde : de là le nom d’Anser indicus que Latham

lui a donné.

Le lendemain de notre arrivée je me rendis avec le préparateur

Koloméitsef vers de petits lacs situés à cinq kilomètres de notre

campement. Sur l’un d’eux, très peu profond, nous vîmes une

soixantaine d’oies, jeunes et vieilles. Je me dirigeai droit vers elles,

tandis que Koloméitsef faisait le tour du lac. Dans l’eau jusqu’à la

ceinture, je pus m’en approcher à soixante-dix pas, et je fis feu. Les

oies s’enfuirent ; mais, apercevant mon compagnon sur l’autre rive,

elles s’arrêtèrent au milieu de l’eau, de sorte que, sans bouger de

place, je pus recharger douze fois mon fusil. A la fin elles se

refugièrent dans les marécages, et nous ramassâmes notre gibier.

Nous avions vingt et une pièces, et plusieurs blessées s’étaient

enfuies avec les autres.

Avec notre arrivée à l’embouchure de la Balema s’achevait le

tracé du lac de Koukou-nor ; il ne nous restait plus à relever qu’une

longueur d’environ vingt-sept kilomètres pour atteindre la rivière

Oulan-Kho-choun, où nous nous étions arrêtés en 1873. Alors se

souleva une question très importante pour nous : quel chemin

allions-nous prendre pour rentrer dans notre pays ? Par le chemin

que nous avions suivi en venant, c’est-à-dire par le Sa-tchéou, le

Khami et la Dzoungarie, la route était plus facile, mais nous risquions

de ne pouvoir nous procurer les chameaux dont nous avions besoin :

tandis que nos mulets pouvaient toujours nous porter jusqu’à l’Ala-

chan, où nous trouverions à discrétion de ces animaux. De plus nous

pourrions par là rectifier nos observations de 1873, qui avaient été

faites avec des instruments très grossiers ; c’est donc cette route

que nous choisîmes définitivement.

Le 6 juillet nous quittâmes les rives du Koukou-nor, dont le bassin

n’est séparé de celui de la rivière de Sining que par un monticule se

rattachant au système du Nan-chan oriental. Immédiatement après

les cols élevés qui font communiquer ces deux bassins, s’étend un

plateau assez vaste, bordé au sud par les montagnes de Donkyr, à

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

189

l’ouest par celles du Koukou-nor, au nord et à l’est par le bras du

Nan-chan limitant au sud la vallée du Tetoung-gol, affluent de

gauche du fleuve Jaune. Ce plateau n’est occupé que par des

Tangouts nomades, auxquels se mêlent quelques familles mongoles

et kirghises. Nous fîmes une halte p.223 de deux jours dans les

montagnes situées à l’ouest de la petite ville de Bamba, habitée par

des mahométans opprimés par les Chinois, qui s’en font ainsi des

ennemis mortels. Un peu plus loin nous entrâmes dans une contrée

peuplée de Mongols sédentaires. Aussi loin que notre œil pouvait

s’étendre, il n’y avait pas un coin qui, ne fût cultivé. Dans ces

champs jaunissaient l’orge, le froment, les pois, les fèves ; on y

voyait aussi du lin, du chanvre et des pommes de terre. Là point

d’irrigation artificielle, les pluies suffisent : il est vrai que ces pluies

tombent tout l’été. Elles nous gênaient beaucoup ; une affreuse

humidité régnait partout, nos vêtements étaient continuellement

mouillés. La température s’abaissait tout à coup ; nous ne pouvions

sécher les plantes récoltées, et nos armes se couvraient de rouille.

Heureusement que, lorsque le soleil se montrait, il brûlait très fort

sans quoi toutes nos collections eussent péri.

Ayant passé un pont de pierre construit sur le Bougouk-gol, et

fait encore une étape, nous arrivâmes au temple de Tcheïbsen, où

nous retrouvâmes plusieurs anciennes connaissances, qui nous

reçurent avec beaucoup d’amitié. Comme nouveauté, nous vîmes

un grand nombre d’oratoires hydrauliques. Ces moulins à prières,

fort communs au Thibet et dans d’autres pays bouddhiques,

consistent en un cylindre de fer fixé à un pieu d’à peu près un

mètre de hauteur. A ce pieu est attachée une roue à aubes que le

courant met en mouvement et qui fait tourner le cylindre, peint

habituellement en rouge et couvert d’inscriptions. Les dévots

jettent dans l’intérieur des morceaux de papier ou de toile sur

lesquels des prières sont écrites, et ces prières, étant

continuellement agitées, sont, dans leur croyance, une incessante

invocation à la Divinité.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

190

Temple de Tcheïbsen

Après avoir de nouveau engagé le Mongol Djig-djet, qui nous

avait déjà servi de guide en 1873, nous nous rendîmes dans les

montagnes de la rive méridionale du Tetoung-gol. Nous y

trouvâmes également une population très dense, composée de

Chinois et, en moindre nombre, de Tangouts et de Daldys. Ces

montagnes, dont les sommets atteignent 4.200 mètres, offrent un

aspect sauvage et complètement alpestre. Sur la pente

septentrionale, d’épaisses forêts les couvrent jusqu’à 3.000 mètres

d’altitude ; puis vient la région des arbustes ; entre 3.600 et

4.000 mètres s’étend la zone des prairies, et au delà on ne trouve

plus que des roches nues et des gisements de cailloux. Parmi les

arbustes, le premier rang appartient aux rhododendrons, dont

nous avons reconnu quatre espèces ; puis viennent la caragane

des Alpes, les saxifrages jaunes et blancs, le saule rampant et,

dans les endroits découverts, le framboisier. Dans la p.224 zone des

prairies il n’y a pas d’espèce dominante ; on y remarque

seulement les oignons bleus et jaunes, le pavot bleu, l’aconit, etc.

Je n’ai vu nulle part dans l’Asie centrale de forêts aussi belles que

celles qui couvrent tout le fond de la vallée de Tetoung ; elles se

distinguent par la diversité des essences et la hauteur de certains

individus ; des rochers de gneiss et de granit y percent çà et là ;

les ruisseaux y forment de petites cataractes, et le ramage

incessant des oiseaux complète ce spectacle enchanteur. Les

espèces principales sont le bouleau à écorce rouge, le bouleau

blanc, le tremble, le peuplier baumier, le sapin et surtout le

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

191

genévrier. Dans ces forêts les mammifères sont très rares, et tous

ceux que nous avons rencontrés appartiennent aux espèces qui

habitent le Hoang-ho supérieur. La faune ornithologique est plus

riche ; elle se distingue de celle de la Mongolie et du Thibet du

nord, pour se rapprocher de celle de la Chine occidentale.

Moulin à prières près du temple de Tcheïbsen

La population des montagnes du Tetoung-gol se compose de

Tangouts et de Chinois. Ces derniers sont en minorité ; ils n’habitent

guère que les villes de Iounan-tchen et de Tetoung, situées dans la

haute vallée de la rivière, et quelques villages où ils sont mêlés aux

Dounghans. Les Tangouts n’ont pas de domicile fixe ; les uns sont

complètement nomades et vivent sous la tente, les autres se

construisent dans les vallées des baraques en bois ; ni les uns ni les

autres ne cultivent la terre. Leur physionomie diffère de celle de

leurs congénères du haut fleuve Jaune ou Kara-Tangouts. Ils sont

moins laids, leurs oreilles sont plus petites, et leur teint moins foncé.

Ils s’habillent volontiers à la chinoise mais les vrais nomades portent

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

192

le caftan, les bottes chinoises et le chapeau de feutre ; ni les

hommes ni les femmes n’ont de chemises et de pantalons. Les

hommes se rasent la tête, laissant seulement une mèche par

derrière ; les femmes se coiffent à peu près comme celles des Kara-

Tangouts. Leur caractère moral se distingue par l’indolence, la

pusillanimité et la cupidité ; ils se livrent volontiers au commerce et

Femme tangoute filant

à la fraude. En fait d’animaux domestiques, ils n’élèvent que des

yacks et des moutons ; les chevaux et les chèvres sont rares. Leur

industrie se borne à filer la laine pour en confectionner leurs robes et

leurs tentes ; ce travail est fait également par les deux sexes, et l’on

s’en occupe même en marchant.

Leurs maisons de bois rappellent les izba des paysans de la

Russie-Blanche. Ils les construisent avec des poutres mal équarries,

et remplissent les interstices avec de la terre glaise ; le toit est fait

de perches que l’on recouvre aussi de terre. On pratique dans ce

toit une ouverture assez grande, que l’on peut fermer par un volet,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

193

pour laisser pénétrer la lumière et échapper la fumée du foyer. Ce

dernier est toujours au milieu de la baraque, dont le sol est en terre

battue. Le long des parois sont disposés des bancs, également en

terre battue, qui servent de sièges et de lits. En somme cette

demeure, si on la compare à la tente des nomades, est assez

confortable, car on peut s’y abriter de la pluie et du froid.

Habitations tangoutes

p.225 Après une halte d’un jour dans la chaîne méridionale des

montagnes du Tetoung-gol, nous passâmes dans la région

septentrionale, par le même chemin que nous avions déjà suivi lors

de notre premier voyage. L’altitude du col est de 3.750 mètres

d’après nos observations barométriques ; la montée en est très

facile, mais la descente vers les sources de la rivière Ranghta est

très escarpée. Nous y rencontrâmes beaucoup de Chinois,

conduisant des ânes et des mulets chargés de bois de chauffage,

qu’ils allaient vendre à la ville d’Ouïam-bou et dans les localités

voisines ; ils ont ainsi abattu presque tous les arbustes de cette

contrée. Aussi le calme que nous avions trouvé dans les montagnes

du Tetoung en 1873 avait complètement disparu ; il y avait même

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

194

des auberges sur les rives de la rivière Ranghta.

Nous passâmes deux jours au pied du mont Sodi-Sorouksoum,

un des pics les plus élevés de la chaîne méridionale. Nous y fîmes la

chasse aux perdrix, mais sans retrouver le traquet bleu que nous y

avions vu en si grande quantité. Nous étions établis dans la vallée

pittoresque du Chougry-tchéou, tributaire de la rivière p.226

Ranghta. Cet endroit est loin de la grande route, aussi pouvions-

nous y respirer à l’aise et jouir de la beauté des forêts avoisinantes.

Le troisième jour, nous allâmes à l’embouchure de la Ranghta, et

les Tangouts que nous y avions connus il y a six ou sept ans

venaient nous voir et nous accueillaient avec bienveillance. Le

Tetoung-gol bouillonnait maintenant près de nous sur son lit de

pierres et de cailloux ; sa largeur ici est de 50 mètres. L’eau en est

limpide, d’une teinte un peu verdâtre ; seulement, après les

grandes pluies, elle se trouble et devient jaune, comme celle de

toutes les rivières de cette région.

Pont de bois sur le Tetoung-gol

Nous le traversâmes sur un pont de bois construit à une lieue du

temple de Tchertynton. Ce pont a été jeté à la hâte, et c’est un

véritable miracle qu’il ne soit pas encore écroulé. Au delà du pont

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

195

nous franchîmes une chaîne de collines et nous fîmes halte auprès

du temple. Celui-ci est inférieur comme construction à celui de

Tcheïbsen, mais on y jouit d’un site enchanteur. D’énormes blocs de

granit descendent des montagnes voisines, et il n’est pas rare d’y

voir des koukou-iamans paissant en toute tranquillité. Le nombre

Temple de Tchertynton

des lamas attachés à ce temple est de huit cents ; ils habitent de

mauvaises fanzas agglomérées en deux groupes. En avant,

jusqu’au Tetoung, s’étend une vaste prairie qu’il serait facile de

transformer en magnifiques jardins ; mais les indolents et grossiers

lamas ne s’en soucient guère ; ils y ont seulement établi des

moulins à prières. Au-dessus du temple, la montagne est couverte

de forêts où les pins et les sapins surtout atteignent des proportions

gigantesques. Il est défendu d’y chasser, aussi y rencontre-t-on des

marals, des kabargas et une énorme quantité d’oiseaux. Nous

retrouvâmes plusieurs anciennes connaissances, mais notre vieil

ami le hyghen n’était plus, et son emploi était encore vacant.

La chaîne septentrionale du Tetoung ressemble beaucoup à celle

du sud ; seulement il y a moins de forêts et l’on y trouve plus de

pics élevés ; l’un d’eux, le Konkyr, atteint même les neiges

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

196

éternelles. A proximité de notre route se trouvaient la haute

montagne de Hadjour et le petit lac Demtchouk, que nous avons

déjà décrits. Ces montagnes sont bordées au nord-est par le

Tchagryn-gol, autre affluent de gauche du Hoang-ho. Le col qui met

ces deux vallées en communication est situé à 3.540 mètres ; la

montée et la descente sont très commodes.

Dzeyran

A partir de là il nous fallait dire adieu aux montagnes

grandioses ; devant nous allait se dérouler le désert aride,

fatiguant la vue par son éternelle uniformité. Nous y

rencontrâmes des Tangouts nomades et des Chinois établis sur

les bords du Tchagryn-gol. Ces derniers semblent être en moins

grand nombre qu’avant l’insurrection dounghane, car on aperçoit

encore bien des fanzas en ruines et des champs abandonnés. Plus

au nord s’étend un plateau accidenté dont l’altitude moyenne est

de 2.700 mètres. Ce plateau s’élargit à l’est et atteint

probablement la rive gauche du Hoang-ho ; vers l’ouest il se

rétrécit. On voit partout d’excellents pâturages, où les Chinois

font paître d’immenses troupeaux de moutons, et dans lesquels

errent aussi les dzeyrans, antilopes auxquelles nous avons fait

une chasse acharnée.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

197

Au commencement d’août le temps se gâta de nouveau ; il

pleuvait presque tous les jours ; il semblait que le ciel voulût se

dédommager du repos qu’il nous avait laissé en juillet. Nous

gagnâmes la région voisine des pentes de l’Ala-chan qui seules nous

séparaient du désert. Cette région montagneuse forme l’extrémité de

la chaîne qui, du fleuve Jaune, s’étend vers Sa-tchéou et le Lob-nor

et qui, plus loin, se développe en un haut plateau. Elle est presque

entièrement déboisée, et l’on y voit même peu d’arbustes ; en fait

d’herbes il n’y a que le dyrissoun et la camomille sauvage. Presque à

chaque mètre de la descente on voit les montagnes devenir plus

stériles : sur leur versant domine l’argile. Les formes de cette chaîne,

au moins dans la partie que nous avons reconnue, ne sont pas trop

sauvages ; les rochers, formés de schiste argileux, ne sont pas

hauts, et les défilés, assez étroits, sont tous perpendiculaires à la

crête. Il y a peu d’eau, et, même dans cette saison, nous y avons vu

des rivières complètement desséchées. Après être descendus, nous

nous arrêtâmes à deux kilomètres de la ville de Dadjin, où nous

n’étions plus qu’à 1.920 mètres d’altitude. La fraîcheur des

montagnes fit subitement place à une chaleur intolérable, et, dès

que nous eûmes dressé nos tentes, éclata un violent ouragan qui

remplit l’air d’une poussière suffocante. C’est ainsi que le désert nous

souhaitait la bienvenue !

@

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

198

XVIII

VOYAGE A TRAVERS L’ALA-CHAN ET LE GOBI CENTRAL

@

Coup d’œil général sur le Gobi. — Sol, climat, végétation, vie animale. —L’Ala-chan, son climat, sa flore, sa faune et sa population. — Départ de la ville deDadjin. — Désert de Tyngheri. — Soulkhir et Pugionium. — Chevaux redevenussauvages. — Passage inattendu d’oiseaux. — Arrivée à Dyn-iouan-in. — Princesd’Ala-chan. — Aïmack des Ourots. — Gobi central. — Nouvel argali. — MontKhourkhou. — Climat de septembre. — Steppes du Gobi septentrional. — Arrivéeà Ourga. — Voyage à Kiakhta. — Résumé de nos explorations. — Remerciementsà mes compagnons. — Charmes de la vie de voyageur.

La route de Dadjin à Ourga, que nous avions suivie en 1873,

traverse le Gobi 1 dans sa partie la plus large. Ce grand désert

asiatique s’étend sous dix degrés de latitude, et de l’ouest à l’est,

du Pamyr au Hinghan, sur une longueur de 4.260 kilomètres. Cette

immense étendue formait jadis le fond d’une mer intérieure ;

cependant elle présente l’aspect d’un plateau assez élevé,

franchement séparé des contrées environnantes par des

montagnes. Ces limites naturelles sont : au nord, l’Altaï, le Kenteï

et les branches méridionales des monts Iablonnoï ; à l’est, les

montagnes peu connues du grand Hinghan ; au sud, l’immense

chaîne comprenant le p.228 Nan-chan, l’Altyn-tag, le Tougouz-daban

et le Kouen-lun occidental ; à l’ouest, le Tian-chan occidental. De

ces montagnes il n’y a que le Tian-chan et l’Altaï qui envoient des

ramifications dans l’intérieur du Gobi, à l’angle sud-est duquel se

dressent les montagnes isolées de l’Ala-chan. Les autres groupes,

disséminés çà et là dans le désert, n’atteignent jamais une grande

hauteur et n’apparaissent que comme des collines rocailleuses,

modifiant à peine l’aspect général de la région. La partie la plus

1 Les Mongols désignent sous le nom de Gobi les déserts et sous celui de Tala lesparties les plus plates.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

199

basse du Gobi se trouve vers le Lob-nor, à 750 mètres ; l’Ebi-nor,

en Dzoungarie, n’a que 210 mètres d’altitude ; mais il forme une

exception, et ses bords se relèvent vivement. Les points les plus

élevés sont le puits Ma-tian-tchouan (1.650 mètres), dans le désert

de Khami, et celui de Dzéré-Khoudouk (1.620 mètres), dans le Gobi

central.

Partout l’irrigation est pauvre ; en fait de grandes rivières, il n’y

a que le Tarym qui appartienne exclusivement au désert ; par ses

débordements il forme le lac Lob-nor. Les autres cours d’eau

importants sont : l’Ouroungou, dans la Dzoungarie, et le Kerouloun,

au nord-est ; dans la partie sud-est apparaît momentanément le

Hoang-ho qui arrose l’Ordos. Quant aux petites rivières qui

descendent du Tian-chan, elles disparaissent dès qu’elles arrivent

dans la plaine. On y rencontre aussi peu de lacs ; encore sont-ils

généralement salés. Les principaux lacs d’eau douce sont les deux

Dalaï-nor, à l’extrême orient ; l’Aïar-nor et l’Ebi-nor, dans la

Dzoungarie, et le Sogo-nor, à l’embouchure de la rivière Etziné.

Parmi les lacs salés on peut citer le Djarataï-dabassou, dans l’Ala-

chan, et le Dabassoun-nor, dans l’Ordos. Quant au Lob-nor, il

renferme de l’eau douce dans sa partie occidentale et il est salé

vers l’est ; le grand lac Denghiz ou Bagratch-koul, au pied du Tian-

chan oriental, n’appartient plus au désert, il est déjà dans la région

des montagnes. Les sources sont rares, et les puits ne donnent le

plus souvent qu’une eau saumâtre, ou calcaire, ou même d’un goût

repoussant.

Le sol du Gobi est formé de cailloux, de sables mouvants et de

lœss. Les sables se trouvent principalement dans la partie méridionale

depuis le bassin du Tarym jusqu’à l’Ordos. Les cailloux et graviers,

provenant de la désagrégation des montagnes, et renfermant parfois

des calcédoines, des agates et du quartz, remplissent la région

centrale jusqu’à la Dzoungarie. Le lœss se trouve partout sous les

sables et les graviers et se montre à découvert dans le midi et

l’ouest ; c’est la partie la moins aride du Gobi.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

200

Le climat est essentiellement continental et d’une extrême

rigueur. Dans la Dzoungarie, les froids dépassent le point de

congélation du mercure, et sous le 42e degré de latitude nous avons

vu le thermomètre descendre à — 32,7° ; cependant dans ces

mêmes lieux la chaleur monte à 60 et même parfois à 70 degrés.

On y est d’autant plus sensible que l’ombrage des arbres manque

absolument et que l’air est alors d’une sécheresse terrible. Les

passages du chaud au froid, et réciproquement, sont toujours

excessivement brusques. Dans la partie de l’est et du sud-est, des

pluies sont amenées en été par la mousson ; mais, dans le bassin

du Tarym, pluies et neiges sont extrêmement rares. Enfin, ce qui

complète la caractéristique de ce climat, c’est la violence des

ouragans, surtout en hiver et au printemps.

On comprend que dans de telles conditions la végétation du Gobi

soit excessivement pauvre. La partie la moins aride se trouve vers

l’est et le sud-est, ou l’on voit même d’assez belles prairies. Ce qui

caractérise la flore de cette contrée, c’est l’absence totale

d’essences forestières et de gazon. Il est probable que les

premières ne peuvent supporter les variations de température ni la

violence des vents ; le gazon ne peut trouver dans le lœss et

encore moins dans les sables et les graviers l’humidité qui lui est

nécessaire. Les arbustes buissonnants restent seuls, et ils couvrent

fort mal la surface du sol. Chaque partie du désert a ses espèces

spéciales. Ainsi le djighid et le kendyr, si répandus vers le Tarym,

ne se trouvent plus dans la région orientale ; le soulkhir abonde

dans l’Ala-chan et ne pousse pas ailleurs ; on n’y rencontre pas non

plus le kharmyk, le dyrissoun ni le saksaoul. Le tamarin domine

dans la vallée du Tarym, dans l’Ordos et dans la vallée du Hoang-

ho ; le pugionium se trouve exclusivement dans les sables de

l’Ordos et de l’Ala-chan ; dans maints endroits le sol est absolument

stérile et dénudé.

La faune est en rapport avec la flore. Dans les montagnes

bordières, sur les rives des rivières et des lacs, la vie animale est

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

201

assez abondante ; mais dans la plaine on ne voit absolument rien,

que des lézards qui à chaque instant glissent entre les pieds du

voyageur. Non seulement les oiseaux, mais encore les mammifères

semblent y mener une vie nomade, errant sans cesse à la

recherche d’une source et d’un peu de nourriture. Et cependant ils

sont bien sobres, surtout sous le rapport de la boisson ; il est

probable que les gerboises, les lagomys ne boivent jamais et se

désaltèrent avec des plantes salines ou des herbes fraîches, ou, en

hiver, avec un peu de neige. Tant dans le Gobi que dans l’Ala-chan

et l’Ordos, nous avons reconnu quarante-six espèces de

mammifères sauvages et onze espèces domestiques. Les plus

caractéristiques sont : pour la Dzoungarie, le cheval et le chameau

sauvages, le khoulan ou onagre, le djéghetaï ou hémione, et

l’antilope saïga ; pour le Lob-nor et le Tarym inférieur, le chameau,

le tigre royal, le sanglier et le maral ; pour l’Ala-chan et l’ordos, le

dzeyran, le koukou-iaman, l’argali, la chèvre de Sibérie et le

lagomys. Le loup, le renard, le lièvre, le hérisson et la gerboise

habitent un peu partout ; l’ours ne se trouve que dans le Nan-chan

oriental, qui sous aucun rapport n’appartient au Gobi, bien qu’il s’y

enfonce profondément. L’abondance du sel et l’absence d’insectes

favorisent beaucoup l’élevage du bétail, quoique les rigueurs de

l’hiver et le manque d’eau amènent des épizooties fréquentes, mais

très vite réparées. On y trouve surtout des moutons, des bœufs,

p.229 des chameaux et des chevaux ; dans les montagnes de l’Ala-

chan, les bœufs et les chameaux sont remplacés par des yacks. On

voit aussi partout des chèvres et des chiens qui gardent les

troupeaux et les iourtes des nomades.

Dans le Gobi, en y joignant la Dzoungarie et le Tarym, nous

rencontrâmes deux cent quatre-vingt-onze espèces d’oiseaux

sédentaires et de passage, savoir : rapaces, trente espèces ;

passereaux, cent cinquante ; grimpeurs, six ; colombins, six ;

gallinacés, onze ; échassiers, quarante-trois ; palmipèdes,

quarante-cinq. Parmi ces oiseaux, les sédentaires sont en infime

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

202

minorité, et aucun d’eux n’appartient en propre au Gobi. Les

oiseaux de passage sont très abondants dans la partie orientale,

tandis qu’ils semblent éviter les déserts du Tarym et de la

Dzoungarie. Des premiers, les plus communs sont le corbeau, la

chouette, le geai du saksaoul, le moineau, l’alouette à grandes

oreilles et le pinson du désert. Le milan, les traquets, les canards

sauvages, les macreuses et une petite variété de grue viennent y

nicher et s’enfuient avant l’hiver. Comme nous l’avons dit, il y a

énormément de lézards, surtout dans l’Ala-chan, et peu de

serpents ; les tortues n’habitent que les bords du Hoang-ho dans

l’Ordos. On trouve des poissons dans les rivières des extrémités et

dans les lacs d’eau douce, mais ils se ramènent tous à deux genres,

les carpes et les goujons.

Revenons maintenant à l’Ala-chan, vers lequel nous nous

dirigeons.

En descendant du Nan-chan oriental, le voyageur qui se dirige

vers le nord entre immédiatement dans le désert d’Ala-chan. Au

lieu des montagnes revêtues de riches prairies et d’épaisses forêts,

il a devant les yeux une immense plaine couverte de sables

mouvants. Celte plaine s’étend de l’est à l’ouest depuis les monts

Ala-chan jusqu’à la rivière d’Etziné, et du sud au nord depuis le pied

du Nan-chan jusqu’au Galbyn-gobi, c’est-à-dire sur une longueur de

mille kilomètres et une largeur de trois cents. Cet espace ne

présente pas l’aspect d’une plaine uniforme : le sable est divisé en

bandes plus ou moins larges dont les intervalles sont occupés par

des salines et des terrasses de lœss. Le sable, très fin et d’une

couleur jaune rougeâtre, forme, sur un fond de lœss, des milliers de

petites collines hautes de treize à vingt mètres, et qui ressemblent

à une mer houleuse subitement pétrifiée. A chaque orage, les

contours des vagues changent ; mais l’aspect général reste le

même, et des nuées de poussière s’élèvent dans les airs, menaçant

d’ensevelir le voyageur égaré. De place en place s’élèvent en outre

des monticules isolés de formation calcaire, entièrement stériles.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

203

Dans la partie orientale, l’altitude du désert d’Ala-chan est entre

1.260 et 1.740 mètres ; il n’y a que le lac salé Djarataï-dabassou

qui soit à 1.080 mètres. C’est l’endroit le plus bas de toute la partie

de l’Ala-chan que nous avons explorée. Comme on doit bien le

penser, cette région n’est pas riche en eau ; les petites rivières qui

prennent naissance dans le versant nord-est du Nan-chan

n’arrosent qu’une étroite bande de terre au pied de la montagne et

se perdent bientôt dans les sables du désert. Il n’y a que l’Etziné-

gol qui, à l’ouest, parcoure un espace un peu plus considérable

avant de former un ou deux lacs, dans lesquels il finit. Une seule

petite rivière prend naissance dans la partie occidentale des monts

Ala-chan, et c’est sur ses bords qu’est bâtie la ville de Dyn-iouan-

in, l’unique cité du pays. Au dire des indigènes, il y a çà et là, dans

l’intérieur, des lacs salés et quelques sources, mais ils n’ont

généralement à leur disposition que l’eau des puits.

p.230 Le climat de l’Ala-chan diffère de celui des autres parties du

désert de Gobi en ce qu’ici les pluies d’été ne sont pas rares ;

cependant la quantité d’humidité n’est pas suffisante, et une

affreuse sécheresse y règne pendant la plus grande partie de

l’année. Les ouragans sont fréquents, surtout au printemps ; et en

hiver la terre ne se couvre pas de neige, parce qu’elle fond aussitôt

qu’elle est tombée. Les chaleurs sont insupportables en été ; il est

surtout presque impossible de vivre au milieu du sable ardent de

Baden-djarin, localité située à quinze jours de marche vers l’ouest-

nord-ouest de Dyn-iouan-in. Au dire des Mongols, les sables,

disposés en petits monticules, s’échauffent excessivement, et « il y

fait chaud comme sous un chaudron ». Le Badan-djarin sert de lieu

d’exil aux criminels de l’Ala-chan.

Le désert d’Ala-chan est aussi monotone sous le rapport de la

vie organique que par son aspect. C’est dans les salines que la

végétation est le plus riche ; les plantes qui y croissent sont toutes

gonflées de sève ; les autres sont difformes et pour la plupart

épineuses. Il est fort rare d’y rencontrer une fleur, et celle-ci

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

204

produit une impression pénible, parce qu’elle semble égarée dans

ce royaume de la mort. Il n’y a un peu de variété que sur la limite

des sables, où le lœss commence à se montrer. Là croissent, en fait

de buissons, le kharmyk, le Calligonum mongolicum, l’Artemisia

campestris, et, en fait d’herbacées, trois espèces d’oignons

sauvages, l’Inula ammophila, la Tournefortia arguzia, etc., etc. Plus

loin, sur les terrasses argileuses, se trouvent la Reaumuria

songarica, dont les Mongols mangent les graines, et la rhubarbe.

Dans les salines poussent le dyrissoun, les salicornes et les

salsolées, tandis qu’au milieu des sables et principalement dans les

crevasses et les enfoncements on trouve le soulkhyr, le Pugionium,

le saksaoul et le Hedisarum arbuscula, qui à la mi-août se couvre

de belles fleurs roses rappelant notre pois de senteur.

La faune du désert d’Ala-chan n’est pas plus riche que la flore.

Nous n’y avons trouvé que neuf espèces de mammifères sauvages,

dont les plus importants sont le dzeyran et le loup, puis viennent le

renard, le lièvre, le hérisson, la chauve-souris et deux espèces de

mérions. Dans les montagnes d’Ala-chan et de Kara-narin-oula on

rencontre le cerf maral, le musc, l’argali et le koukou-iaman, mais

ces animaux n’appartiennent pas au désert. Les oiseaux sédentaires

les plus caractéristiques sont le geai et le moineau du saksaoul, la

chouette, le pinson, la fauvette et l’alouette du désert. Les oiseaux

qui viennent seulement y couver sont le milan, le lanier du désert,

la huppe, la fauvette rieuse, le traquet à gorge noire et la grue

cendrée.

Le désert est très riche en lézards ; on en heurte à chaque pas ;

nous y avons vu trois espèces de serpents.

Comme on peut bien le penser, la population y est très peu

dense ; d’après les avis officiels, elle comprend trois mille iourtes,

contenant environ quinze cents habitants des deux sexes. Dans ce

nombre figurent une centaine de Kirghises, venus jadis du Koukou-

nor. Les Mongols de l’Ala-chan, appartenant au groupe des Eleuths

ou Kalmouks, se distinguent, par leur type extérieur, des Mongols

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

205

Khalkhas et se rapprochent davantage des Chinois ; du reste ils

portent tous le costume chinois. Les femmes se font remarquer par

leur obésité précoce et elles sont de mœurs très légères. Le

caractère des hommes ne le cède en rien à celui des Chinois ; ils

Lamas et Mongols de l’Ala-chan

sont insolents, rusés et trompeurs comme eux, et paresseux

comme de vrais Mongols. Au milieu d’eux est une quantité

incroyable de lamas, qui ne font absolument rien ; les impôts sont

excessifs, et le peuple est dans la plus profonde misère. Du reste

aucun d’eux ne cultive le sol ; ils aiment mieux la vie indolente des

pasteurs. Ils élèvent de préférence des chameaux, à l’aide desquels

ils transportent du sel dans les villes voisines, d’où ils ramènent des

marchandises chinoises.

Le désert d’Ala-chan, comme tous les déserts, produit sur le

voyageur une impression puissante, mais pénible. On s’avance peu à

peu, à travers les sables mouvants et les salines incultes, et l’on

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

206

rencontre toujours les mêmes paysages, le même silence, le même

dénuement. On aperçoit au loin un timide dzeyran ; soudain retentit

le sifflement aigu de la gerboise ou du geai du saksaoul ; on voit

passer une volée de traquets ; puis des heures se passent sans

qu’aucun bruit vienne troubler le silence solennel, sans qu’un seul

être en égaye l’uniformité, excepté toutefois les innombrables

lézards. Cependant le soleil darde ses plus chauds rayons, et pas un

arbre, pas un arbuste ne vous offre un ombrage protecteur, ne fût-ce

que pour quelques minutes. Aucun souffle ne vient rafraîchir le front

du voyageur. Si tout à coup un ouragan s’élève, loin de vous

soulager il ne fait que soulever des tourbillons de sable et de

poussière salée, qui vous suffoquent. L’inexorable soleil brûle jusqu’à

son déclin ; le sol, fortement échauffé, vous rend cette chaleur

jusqu’au matin suivant, et alors apparaît le disque rouge-sang de

l’astre du jour qui brûle de nouveau tout ce qui a pu s’attiédir

pendant la nuit. En hiver, l’aspect général du désert est le même ; il

n’y a de changé que les conditions climatiques. L’insupportable

chaleur fait place à des froids non moins insupportables, auxquels il

est impossible de se soustraire sans abri ni combustible. Il faut que,

chez les quelques plantes qu’on rencontre, la force vitale soit bien

grande, pour qu’elles puissent résister à ces extrêmes et à toutes les

autres rigueurs de cette marâtre nature.

Après avoir passé une nuit près de la ville de Dadjin, dont les

abords, autrefois ravagés par les Dounghans, ne s’étaient point

encore relevés de leurs ruines et se présentaient encore à nous tels

que nous les avions laissés il y a sept ans, nous nous dirigeâmes

vers l’Ala-chan en suivant la route précédemment parcourue ;

seulement cette fois nous avions avec nous deux guides

connaissant assez bien le pays.

p.231 Pendant les trois premiers jours nous rencontrâmes des

Chinois qui gardaient les chevaux de l’État. Après avoir dépassé la

Grande Muraille, qui s’étend à une lieue au nord de Dadjin et ne

présente dans cette partie qu’un mur de six mètres de hauteur,

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

207

fortement endommagé par le temps, nous passâmes la nuit près de la

fanza Ian-djonza, où nous nous étions déjà arrêtés deux fois. Cette

fanza offre le type de la plupart des constructions des villages de cette

partie de la Chine. Un mur en terre glaise la défend contre les

incursions des nomades, et à l’abri de ce mur se trouvent l’habitation

et les bâtiments de service. Il n’y a que le puits qui soit creusé à

l’extérieur ; ce puits, d’une profondeur considérable (soixante

mètres), donne une eau excellente, à la température de 13,3°. En y

puisant pour abreuver nos chevaux, nous trouvâmes dans un des

seaux un crapaud, qui probablement y était tombé par mégarde, mais

qui n’y creva pas et qui avait vécu tranquillement dans l’eau.

Après la fanza Ian-djonza nous prîmes la direction de l’est-nord-

est, le long de sables profonds qui s’étendaient au loin vers le nord.

Nous traversions une saline inculte, sans eau, hérissée de petits

monticules, et dont l’altitude était de 1.740 mètres. Le temps était

couvert et assez frais. Nous avions parcouru quatre-vingt-dix

kilomètres, quand une rangée de ces monticules nous barra

complètement le passage ; il nous fallut faire un détour de quatorze

kilomètres dans un sable où nous enfoncions jusqu’à la cheville. Par

bonheur il avait plu la veille, le sable était humide et nous pûmes

arriver d’assez bonne heure près de la source du Baïan-boulyk.

Les sables au milieu desquels nous nous trouvions ont reçu des

Mongols le nom de Tyngheri, c’est-à-dire ‘Ciel’, à cause de leur

immense étendue. Ils présentent le même aspect que tous les

sables de l’Asie centrale et du Turkestan russe, où ces régions sont

connues sous le nom de barkhan. Ces Tyngheri sont couverts de

collines de treize à vingt mètres, rarement de trente mètres de

hauteur, séparées par des vallées plus ou moins profondes

disposées parallèlement. Du côté exposé à l’action du vent, le pied

n’enfonce pas trop et la pente est douce ; du côté opposé, les

collines sont escarpées et le sable est très mouvant. Il s’y forme

souvent des crevasses qui pénètrent jusqu’aux couches inférieures

du sol. On ne rencontre dans tous les Tyngheri que deux ou trois

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

208

sources, et, partout où nous avons creusé, nous n’avons obtenu

qu’une eau boueuse et saumâtre.

La végétation n’existe dans les Tyngheri qu’au bord des rares

sources et aux limites extrêmes ; les plantes les plus répandues

sont le soulkhir et le Pugionium.

Le soulkhir appartient aux plantes salines ; on le trouve dans

toute l’Asie centrale jusqu’au 48e degré de latitude, et il ne pousse

que dans les sables. Nous l’avons rencontré également dans le

bassin supérieur du fleuve Jaune et dans le Tsaïdam, mais jamais

au Thibet. Comme toutes les plantes du désert, il a de très longues

racines qui vont chercher l’humidité à de grandes profondeurs. Plus

il pleut, plus la végétation est puissante, et, si les conditions sont

favorables, il atteint dans l’Ala-chan trois pieds de hauteur. Non

seulement cette plante donne un excellent fourrage, mais ses

graines, ressemblant à celles du pavot, servent de nourriture aux

Mongols, qui en tirent une très bonne farine.

L’autre plante de ces déserts, quoique moins utile aux habitants,

est le Pugionium, que les Mongols nomment dzerlik-lobyn, c’est-à-

dire « radis sauvage » ; effectivement les fruits crus ont la saveur

du p.232 radis ou de la moutarde. Les Chinois en récoltent les jeunes

pousses, les font mariner et en assaisonnent leurs mets. La tige ne

dépasse jamais un pied, et encore est-elle presque entièrement

enfouie dans le sable. Les branches s’étalent sur le sol, couvrant un

espace de 65 centimètres à 1 mètre de diamètre ; elles sont minces

et fragiles. A la fin de la deuxième année elles donnent de petites

fleurs blanches ou roses.

Au dire des Mongols il existe dans les Tyngheri des chevaux

sauvages ; mais ce sont des animaux domestiques qui, lors de la

dévastation des Dounghans, en 1869, se sont enfuis dans le désert,

où, depuis lors, ils errent et se multiplient en toute liberté. Ils sont

très prudents et ne vont boire aux sources que la nuit ou dans les

lieux inhabités ; cependant les indigènes en ont déjà repris une

bonne partie à l’aide du lasso.

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

209

A notre grande surprise nous vîmes dans l’Ala-chan un passage

d’oiseaux assez considérable, non seulement de grands comme les

cygnes, les oies, les grues, mais aussi de menues espèces, telles

que roitelets, gobe-mouches, gorges-bleues, moineaux des joncs,

canepetières. Le plus fort passage fut du 10 août au 20 septembre ;

plus tard nous ne vîmes plus que des individus isolés.

Nous nous apprêtions à franchir les sables du Tyngheri, quand

nous vîmes venir à nous trois Mongols, émissaires du prince d’Ala-

chan, parmi lesquels notre vieille connaissance Moukdoï. En leur

honneur nous fîmes une halte d’un jour près de la source de Baïan-

boulyk. Sur un petit marais voisin de cette source nous aperçûmes

une grande quantité de bécassines tellement fatiguées de leur

voyage que nous pouvions les prendre à la main. Puis en deux

étapes nous atteignîmes le lac salé de Serik-dolon, qui est situé

tout au milieu des sables et n’a pas plus de deux cent cinquante

mètres de circonférence. Le sel y forme une couche assez épaisse,

que l’eau recouvre de quinze centimètres de hauteur ; il est bordé

de roseaux, et près de là on a creusé un puits assez profond, où

nous trouvâmes une dizaine de seaux d’eau assez douce. A partir

de ce lac nous fîmes environ quinze kilomètres à travers des sables

mouvants, où la route est indiquée par des tas de pierres placés à

une grande distance les uns des autres. Puis, après avoir dépassé le

temple de Sokto-Kouri, nous eûmes une route carrossable jusqu’à

la ville de Dyn-iouan-in. Cette ville est à 1.500 mètres d’altitude ;

nous y arrivâmes le 24 août, par une chaleur terrible, et nous y

campâmes, dans une fanza qu’on nous avait préparée en dehors du

mur d’enceinte.

Cette ville est connue des Chinois sous le nom de Va-ïan-fou, et

des Mongols sous celui d’Alacha-iamin. C’est l’unique ville du pays

d’Ala-chan ; elle est située, comme nous l’avons dit, à quinze

kilomètres à l’ouest de la chaîne de montagnes, sur une petite

rivière qui prend sa source près du sommet du mont Bougoutouï.

De même que toutes les villes de cette partie de la Chine, elle est

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

210

ceinte d’une muraille en terre glaise qui a un kilomètre et demi de

circonférence. A l’abri de cette forteresse habite le prince d’Ala-

chan et se trouvent les boutiques des marchands, presque tous

Chinois, de la ville de Ning-sia. En dehors du mur on avait établi

plusieurs centaines de fanzas, qui furent toutes dévastées par les

Dounghans, ainsi que le palais d’été du prince ; rien de tout cela n’a

encore été relevé. Il nous fut impossible d’apprendre le nombre des

habitants, mais, à coup sûr, il n’est pas fort élevé.

Le lendemain de notre arrivée, nous reçûmes la visite de notre

vieil ami le lama Baldyn-Sordji, qui revenait de Pékin et nous

apportait des lettres et des papiers. Baldyn est toujours l’homme de

confiance du prince :il a un peu vieilli, mais il a encore toute son

énergie.

p.234 A la mort de l’ancien van, survenue en 1877, son fils aîné,

Aria, lui succéda ; le second, Sia, reçut le titre de goun, c’est-à-dire

prince du sixième degré ; et le troisième conserva celui de hyghen.

Nous avons pu avoir les portraits des deux derniers, mais jamais

celui de l’aîné. Ce prince est obèse et louche ; Sia est de taille

moyenne, et également trop gros : quant au hyghen, il est maigre

et musculeux, et malgré ses trente ans il a toujours l’air d’un

adolescent.

Le van gouverne la province, et ses frères lui servent de

conseillers ; mais, à tout prendre, ils ne font rien que se quereller

entre eux ; tous leurs efforts tendent à tirer le plus d’impôts

possible de leurs sujets. Dans ce but, le van confère, à prix

d’argent, à ses courtisans différentes petites dignités, que peuvent

acquérir même des domestiques et des bergers. A la moindre faute

ces dignitaires sont destitués ; toutefois, après un nouveau

payement, leurs charges peuvent leur être rendues.

Les deux autres princes organisent des représentations

théâtrales, où ils ne craignent pas de figurer dans des rôles de

femmes. Ils invitent les habitants notables de la ville, ainsi que les

riches mongols du voisinage, et chaque invité est obligé de faire un

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

211

présent en argent ou en nature. En somme, les trois princes de

l’Ala-chan ne sont que de rusés fripons. Bien que nous leur eussions

fait de jolis cadeaux, ils n’eurent pas honte de nous envoyer leurs

domestiques pour nous prier de leur donner tel ou tel objet désigné.

Les princes Sia et Hyghen

Ils traitent leurs subalternes avec une suprême arrogance et

exercent sur leurs sujets un espionnage constant. Il y a huit ans ils

étaient encore de tout jeunes gens, déjà profondément corrompus ;

mais, depuis qu’ils ont le pouvoir entre les mains, ils sont devenus

des despotes de la pire espèce, comme d’ailleurs la plupart des

souverains d’Asie.

Les neuf jours que nous passâmes à Dyn-iouan-in furent

consacrés à faire nos préparatifs pour une expédition à Ourga ;

c’était un voyage de mille kilomètres à travers le centre du Gobi.

Par bonheur approchait l’automne, la meilleure saison pour voyager

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

212

dans les déserts ; cependant il n’en fallait pas moins songer à se

procurer de bonnes bêtes de charge. En conséquence nous

vendîmes nos mulets au van, qui nous loua vingt-trois chameaux et

six Mongols pour les conduire. Nous vendîmes également nos

chevaux, fatigués, pour en acheter d’autres ; il n’y eut que nos trois

chameaux vétérans, derniers débris de notre caravane du Zaïssan,

qui firent encore partie de cette expédition.

Le matin du 2 septemhre nous quittâmes Dyn-iouan-in, et,

après quatre jours de marche, nous passâmes la nuit près du lac

Djarataï-dabassou, distant d’une centaine de verstes de la ville

d’Ala-chan. L’aspect général du désert était toujours le même : de

l’argile, du sable, au milieu desquels poussait çà et là le saksaoul.

Pendant tout cet été il n’avait point plu dans le désert, aussi sa

misérable végétation avait entièrement péri. Quoique nous fussions

en septembre, le temps était chaud (28,5° à une heure de

relevée) ; il n’était même pas froid pendant la nuit.

Le Djarataï-dabassou n’a pas moins de cinquante kilomètres de

circonférence ; il se trouve à une altitude de 1.080 mètres. C’est

l’endroit le moins élevé de toute la partie de l’Ala-chan que nous

avons explorée. Un excellent sel y forme une couche de deux à six

pieds d’épaisseur ; l’exploitation en est très restreinte et se fait

exclusivement au profit du prince.

Au nord du lac, la contrée paraît encore plus aride ; on ne voit

partout que sables ou salines, sur lesquels sont dispersées des

touffes de saksaoul ou de kharmyk. Quand on approche de la

montagne de Khan-oula, ces plantes deviennent de plus en plus

rares, et cependant nous rencontrions souvent des Mongols avec

leurs chameaux et leurs troupeaux de moutons. En les voyant, nous

nous demandions : où l’homme ne peut-il pas s’acclimater ! car ces

nomades vivent dans cet affreux désert, et peut-être s’y sentent-ils

heureux.

Après avoir dépassé le puits Boro-soutchi et la source Kara-

morité, près de laquelle nous étions restés dix jours en 1871, nous

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

213

arrivâmes aux bords du Koukou-nor. Ce lac se trouve à cinq

kilomètres de la route que nous suivions actuellement ; mais je fis ce

détour pour pouvoir m’arrêter au bord de l’eau et y organiser une

chasse. Mon espoir ne fut pas trompé ; nous y trouvâmes une grande

quantité de cygnes, d’oies et de canards sauvages. En nous rendant

ensuite du Koukou-nor aux monts Khan-oula, nous traversâmes un

large groupe de rochers de granit. qui forme le prolongement de la

montagne Kara-nourin-oula, limite septentrionale du bassin du

Hoang-ho.

A proximité de notre chemin, à travers ces montagnes, se

trouve le temple de Baïan-toukhoun, qui ne compte pas moins de

trois cents lamas. Au nord de ce couvent finit le territoire d’Ala-

chan, et nous entrâmes dans l’aïmack des Mongols-Ourots, qui

s’enfonce, en triangle aigu, entre l’Ala-chan et le Khalkha. En

revanche il s’étend fort loin vers l’orient, jusqu’au pays des

Tsakhars, en touchant au sud à l’Ordos et au nord à l’aïmack des

Souniouts.

L’extérieur des Ourots rappelle beaucoup plus le type des

Mongols de l’Ala-chan que celui des Khalkhas, mais leur caractère,

fait de ruse et de cupidité, se rapproche de celui de tous leurs

congénères établis sur les confins de la Chine. Le coin de leur pays

que nous avons traversé est remarquable par le nombre d’ormes

(Ulmus campestris) que l’on y rencontre. Ils produisent une

impression très agréable au milieu de la nudité du désert.

Malheureusement les indigènes laissent leur bétail en dévorer les

rejetons, et, quand ces arbres mourront, il n’y aura pas de jeunes

pour les remplacer.

Depuis la frontière de l’aïmack des Ourots, entre le 41e et le 45e

degré de latitude nord, s’étend la bande centrale du Gobi. Cette

région, à base de granit et de gravier, diffère beaucoup du désert

sablonneux de l’Ala-chan, et est peut-être la plus aride de tout le

désert. Le gravier mélangé de lœss en forme le sol. Le manque

d’eau s’y fait partout sentir ; c’est pourquoi la flore et la faune y

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

214

sont si pauvres. A l’endroit où nous l’avons p.235 traversée, cette

bande était divisée en deux parties par le mont Khourkou. Au sud,

la contrée n’a que 1.050 à 1.230 mètres d’altitude, et les sables

mouvants ne sont pas rares. Au nord ils disparaissent presque

entièrement, et la plaine s’élève à 1.500 mètres. Cependant, de l’un

comme de l’autre côté, dominent les vallées rocailleuses, inégales,

de petits rochers de schiste, de gneiss et plus rarement de granit,

de grünstein et de grès. Le saksaoul y croît encore en assez grande

abondance ; dans la partie septentrionale on voit la Caragana

pygmæa, et, dans le sud, des buissons d’amandiers. Au pied des

terrasses de lœss, où les averses forment des lacs temporaires,

poussent le kharmyk, le dyrissoun, l’absinthe et plusieurs espèces

de graminées. En fait de mammifères, cette partie du Gobi

renferme le dzeyran, le loup, le renard, le lièvre, le hérisson et la

gerboise, mais tous en très petite quantité. Les argalis que nous y

rencontrâmes diffèrent suffisamment de ceux du Thibet pour

constituer une espèce distincte, à laquelle nous proposons de

donner le nom d’argali de Darwin. Ils sont assez grands : un mâle

que nous avons tué avait 1,47m de hauteur jusqu’à la naissance

des cornes, et pesait plus de cent kilogrammes. Le poil est brun-

foncé, parsemé de fils blancs ; le museau et le ventre sont roux, la

queue gris cendré ; sur le front et les épaules le poil est frisé et

plus épais que dans les autres parties du corps. Nous le

rencontrâmes dans le versant méridional, où il semble préférer les

régions rocailleuses presque entièrement privées d’eau. Il est très

peu méfiant, n’étant jamais p.236 chassé, mais il est difficile à tuer ;

nous en avons vu un, dont une balle avait perforé le cœur, fuir

encore à plus de trois cents pas.

Pendant notre halte près du temple de Baïan-Oula. nous

apprîmes qu’aucun des six Mongols conduisant nos chameaux ne

connaissait le chemin d’Ourga. Comme il est à peu près impossible

de s’orienter dans le désert, où l’on n’a aucun point de repère, il

nous fallut prendre des guides, et, comme toujours, nous eûmes

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

215

beaucoup de désagréments avec ces gens. Ajoutez à cela que le

pays était affreusement stérile : nos chameaux trouvaient bien

encore à manger, mais nous ne pouvions nourrir nos chevaux

qu’avec du grain, riz ou orge ; cependant ils ne maigrissaient pas

beaucoup.

Nous fîmes une nouvelle halte près des sources du Tchirgou-

Boulyk, où nous tuâmes beaucoup de canards sauvages. Dans cette

contrée, le bétail n’a pour se nourrir que les grosses tiges du

Cynomorium coccineum, du reste assez abondant ; les Mongols les

mangent aussi, mais après les avoir fait bouillir. De là nous

parcourûmes une trentaine de kilomètres en longeant des taillis de

saksaouls qui croissent sur des sables mouvants. Nous vîmes

ensuite des terrasses de gravier parsemées de monticules pierreux,

derrière lesquels se développe le Galbyn-Gobi. Les Mongols

prétendent que ce désert s’étend, à l’est et à l’ouest, à vingt jours

de marche ; mais, à l’endroit où nous l’avons traversé, il n’a que

vingt-sept kilomètres de largeur, et il est à 1.050 mètres d’altitude.

En quittant le Galbyn-gobi, près du puits Soutjan-Kara-Tologoï,

nous abandonnions le pays khalkha pour pénétrer dans l’aïmack de

Touchtou-khan.

Au pied septentrional du mont Khourkhou nous coupâmes,

près de la source du Bortzou, le chemin de caravane qui conduit

des villes Koukou-Khoto et Baou-tou à Khami et à Sou-tchéou. Le

mont Khourkhou est le prolongement oriental de l’Altaï

méridional ; généralement peu élevé et assez étroit, il atteint,

selon le colonel Pievtsof, la limite des neiges éternelles au mont

Ikhé-Bogdo, situé par 45 degrés de latitude nord et 70 de

longitude orientale de Poulkova. Tournant ensuite vers le sud-est,

il devient de moins en moins élevé, tout en conservant une

grande hauteur dans le groupe isolé de Gourboun-Seïkhyn, et

disparaît complètement dans le Galbyn-gobi, approximativement

sous le 42e parallèle. Il résulte donc des observations de M.

Pievtsof et des miennes que l’Altaï méridional, loin de s’arrêter

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

216

dans le nord-ouest du Gobi, coupe diagonalement ce désert et

s’étend presque jusqu’aux confins de l’In-chan.

Dans la direction que nous avons suivie, le Khourkhou n’a pas

plus de 10 kilomètres de largeur, et ne s’élève pas à plus de 1.000

mètres au-dessus de sa base et, par conséquent, de 1.800 mètres

d’altitude absolue. Ces monts sont sillonnés par de nombreux

défilés, où l’on rencontre des rochers de schiste et de granit. Il y a

peu de sources, mais des puits, à proximité desquels des Mongols

s’étaient établis avec leur bétail ; celui-ci trouve à vivre, car le

Khourkhou n’est pas aussi dénudé que nous l’avions cru en 1873.

Sur ses pentes croissent le pigamon et l’armoise, et, au fond des

ravins, il n’est pas rare de rencontrer le dyrissoun, le kharmyk et le

pêcher sauvage.

En fait de grands animaux nous n’y vîmes guère que le bouc noir

de Sibérie ; cette espèce est très méfiante ; on ne peut guère la

poursuivre à travers les roches aiguës qu’elle habite, aussi n’en

avons-nous pu tuer qu’un seul spécimen. Nous y avons trouvé le

gypaète barbu, le vautour fauve et beaucoup de Caccabis chukar.

Pendant ce temps (22 et 23 septembre), l’automne commençait à

reprendre ses droits, l’herbe jaunissait et les feuilles des arbustes

se détachaient à chaque souffle de vent.

Continuant à nous diriger le nord, nous traversâmes une vallée

assez étroite fermée à l’ouest, puis un rameau septentrional du

Khourkhou, et nous entrâmes de nouveau dans des plaines

ondulées, parsemées de collines rocailleuses. La contrée, qui n’avait

que 1.110 mètres d’altitude au pied de la montagne, s’élevait

graduellement et atteignait 1.620 mètres au puits Boudoun-

chabakhtaï. Au delà le sol recommençait à s’abaisser ; il revenait à

1.110 mètres au puits de Tougriouk, et cette altitude ne changea

plus jusqu’à Ourga. Dans cette plaine il y avait des terrasses de

gravier ; les steppes devenaient de plus en plus rapprochées et les

puits moins rares. Ils étaient peu profonds ; l’eau était potable,

bien que quelquefois un peu salée ; mais, les vents devenant

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

217

violents, il fallut remplacer notre tente par une iourte. Plusieurs

routes carrossables traversaient le pays, nommément celle de

Koukou-khoto à Ouliassoutaï et de Baoutou à Khami. Ces chemins

étaient alors assez fréquentés, on y rencontrait surtout des

caravanes portant des vivres et du fourrage à l’armée chinoise

campée dans les oasis du Tian-chan.

Mongols et Mongoles Khalkhas

Arrivés aux limites extrêmes du Galbyn-gobi, et entrés sur le

territoire des Khalkhas, nous rencontrions plus souvent les iourtes

des Mongols nomades. Il n’y avait pas un coin de prairie qui ne fût

occupé par le bétail, car ce désert, comme tout le Gobi, est habité

autant que la nature le permet. Si sur son immense surface la

Mongolie n’a que de deux à trois millions d’habitants, c’est qu’elle

ne pourrait en nourrir davantage. On voit même souvent des

nomades établis, de gré ou de force, dans des régions qui frappent

le voyageur par leur sauvagerie et leur aridité : mais les parties

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

218

plus fortunées ne pourraient pas recevoir un plus grand nombre

d’hommes avec leurs immenses troupeaux. Chaque tribu a sa place

désignée pour y faire paître son bétail. Quand le fourrage vient à

manquer, ils ont le droit de transporter leurs tentes dans une autre

localité et d’y séjourner jusqu’à ce qu’elle soit épuisée. Dans le Gobi

central on voit quelquefois les Mongols, attirés par les vertes

terrasses, installer leur camp à cinq et sept kilomètres des sources

et s’y rendre chaque jour pour s’approvisionner d’eau : p.237 ils

abreuvent leurs moutons tous les deux jours et leurs chameaux

tous les quatre ou cinq jours. En hiver, dès les premières neiges, ils

se retirent dans des prairies ou il y a absence totale d’eau et qui,

par conséquent, n’ont pas servi de pâturages en été ; ils y restent

aussi longtemps que dure l’herbe et que la neige peut suffire pour

les désaltérer.

Toute la vie du Mongol se consume en soins à donner à son

bétail, et son existence ne diffère pas beaucoup de celle de ses

bêtes. Il ne sait et ne voit rien ; toujours s’étend devant ses

regards le désert morne et illimité, avec ses froids, ses chaleurs et

ses ouragans. Ce n’est pas sans raison que le caractère du nomade

est si apathique : dans le milieu où il végète, rien de mieux ne

saurait se produire. Du reste cette vie a aussi ses avantages : il n’y

a pas ici de distinction bien tranchée entre riches et pauvres ; les

raffinements du luxe y sont impossibles, et il n’y a pas de

mendiants. Les nomades ne connaissent pas la prostitution, ni la

plupart des maux inhérents à la civilisation. Si les souverains et le

personnel administratif usent trop souvent de l’arbitraire, il est

toujours de s’y soustraire au moyen d’un cadeau, et les grandes

injustices sont rares. Le nomade est beaucoup plus indépendant

que nos paysans et nos artisans ; il ne fait que ce qu’il veut, tandis

que nos ouvriers succombent souvent à la peine et n’ont pas

toujours un morceau de pain. Cela ne lui donne pas la moindre

envie de changer sa vie paresseuse et libre contre une existence

plus civilisée, d’autant plus qu’il n’y a qu’un homme sur cent, même

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

219

sur mille, qui jouisse des bienfaits d’une vraie civilisation. Ajoutons

que les conditions physiques de la Mongolie et d’une partie du

Thibet n’admettent pas la vie sédentaire, agent indispensable du

mouvement progressif des nations. Il en résulte que les nomades

de l’Asie centrale resteront barbares pendant encore de longues

années, jusqu’à ce que la marche fatale des événements amène

leur disparition, comme nous voyons s’anéantir les indigènes de

l’Amérique et de l’Australie.

Mongols Ourots

Pendant la première partie de notre voyage de l’Ala-chan à Ourga

s’acheva le mois de septembre, qui s’était fait remarquer par un

temps presque continuellement clair et par une température presque

aussi élevée qu’en été. Dans l’Ala-chan et dans le pays des Ourots, la

chaleur, pendant les deux premières décades, atteignait 27,5° au

milieu du jour, et pendant la nuit il n’y eut pas une seule gelée.

Après avoir traversé le mont Khourkhou, en nous avançant vers le

nord, le thermomètre baissa, cependant il marquait p.238 encore

20degrés, et nous ressentîmes la première gelée nocturne le

21 septembre. Nous en eûmes d’autres avant le 1er octobre : la plus

intense nous donna 8,3°. Il n’y eut, dans tout le mois, que trois jours

couverts et quatre à demi voilés ; la pluie, qui tomba à trois reprises,

ne fut pas abondante ; la sécheresse de l’air était extrême.

Dans les deux premières décades de septembre les vents étaient

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

220

très variables et les ouragans rares : il y avait des jours d’un calme

absolu. A partir du 20 septembre les ouragans se déchaînaient

presque tous les jours, venant de l’ouest ou du nord-ouest. Dans

l’Ala-chan, ces vents violents font toujours tourbillonner des nuages

de sable et de poussière : mais ici, où le sol est couvert de cailloux

ou d’herbe, même pendant l’orage le ciel reste serein. Après avoir

dépassé la route postale de Kalgan à Ouliassoutaï, nous étions entrés

dans la région des steppes ; au lieu des plaines arides, nous

rencontrions des monticules pierreux et des chaînes de collines. Plus

loin au nord se profilaient les contours de montagnes peu élevées

formées par les derniers rameaux sud-ouest du Kenteï. Le long de

notre route l’altitude ne dépassait pas 1.560 mètres et ne descendait

pas au-dessous de 1250 ; c’est à ce dernier niveau qu’est située la

ville d’Ourga. Au fur et à mesure que nous avancions, les pâturages

devenaient plus abondants et les troupeaux plus nombreux. Les

Mongols de la tribu des Khalkhas avaient l’air beaucoup plus fiers

que leurs congénères du Gobi central, et nous voyions en grande

quantité des dzeyrans et des terriers de marmottes et de lagomys.

Les oiseaux de passage étaient déjà partis ; nous ne rencontrions

plus que des alouettes et des fauvettes de haies. Il n’y a aucune

rivière, mais les sources sont fréquentes ; les puits ne sont pas rares

et l’eau en est potable. Nous mîmes douze jours pour traverser cette

région avant d’arriver à Ourga ; il n’y avait pas de route carrossable,

mais un grand nombre de sentiers sillonnaient la steppe.

A une centaine de verstes d’Ourga nous reprîmes la route que

nous avions abandonnée près de l’Ala-chan et qui est fréquentée

par les pèlerins se rendant du Khalkhas au Thibet. Ce chemin est

tortueux ; nous y rencontrâmes de petites caravanes de Mongols

allant à Ourga pour rendre hommage au Koutoukhtou. Ces gens

mènent avec eux du bétail, qu’ils vendent dans la ville et dont ils

abandonnent une partie du produit au profit du temple.

Après Ganghy-Daban notre campement fut établi près du

Bougouk-gol, première rivière que nous rencontrions depuis le Nan-

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

221

chan. Une seule étape nous séparait encore d’Ourga, et, sous

l’impression de cette joyeuse idée, la journée du 19 octobre nous

parut effroyablement longue. Le terrain est accidenté et l’on ne

découvre pas l’horizon à une grande distance ; mais enfin nous

vîmes se dérouler devant nous la large vallée de la rivière Tola. Au

fond, sur le tapis blanc de la neige nouvellement tombée, se

détachait en noir Ourga, la ville sacrée des Mongols, et bientôt se

dressa devant nous l’élégant édifice de notre consulat. La rivière

Tola roulait ses ondes claires libres de glace ; à droite, au sommet

du Khan-oula, s’estompait la ligne sombre d’une immense forêt :

les fatigues et les dangers de dix-neuf mois touchaient à leur fin.

Nous voilà à la porte de cette maison si bien connue ; nous voyons

des figures amies, nous entendons notre langue natale.

La ville d’Ourga est située sur la rive droite de la rivière Tola et se

compose de deux parties : l’une, habitée par les Mongols, est

nommée par eux Da-Kouren (Grand-Camp) ou Bogdo-Kouren

(Camp-Sacré) ; l’autre est la ville chinoise de Maï-ma-tchin (Ville-

Sacrée), qui s’étend à cinq kilomètres à l’est de la première. La

population totale s’élève à trente mille individus. Les Chinois à Maï-

ma-tchin s’occupent de commerce ; à Da-Kouren pullulent les lamas.

Dans l’un des temples de cette dernière, réside le grand Koutoukhtou

de toute la Mongolie. Des bandes de pèlerins, surtout à l’approche du

nouvel an, y viennent lui rendre hommage. De plus, résident à

Ourga deux ambans ou gouverneurs, qui administrent la ville et les

deux aïmacks orientaux des Khalkhas. Quant aux deux aïmacks

occidentaux, ils relèvent directement du dzian-dzioun ou chef de

l’arrondissement militaire d’Ouliassoutaï. La ville mongole est aussi

habitée par un certain nombre de commerçants russes, qui vendent

au détail des marchandises de leur pays et achètent principalement

du thé, qu’ils envoient à Kiakhta. Le consulat russe se trouve sur une

hauteur, non loin de la Tola, entre les deux quartiers.

La ville était alors en état de siège ; on y avait même construit

une petite forteresse, qu’occupaient quelques centaines de soldats

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

222

chinois, et l’on y avait appelé jusqu’à quatre mille Mongols. Cette

horde déguenillée, armée de flèches et de vieux fusils, n’était

évidemment bonne à rien.

D’Ourga nous renvoyâmes les chameaux loués dans l’Ala-chan

nous vendîmes les trois qui nous avaient suivi dans toute notre

expédition ainsi que nos chevaux de selle, et nous nous rendîmes à

Kiakhta au moyen de chevaux de poste mongols. La distance est

d’environ trois cents kilomètres, partagés entre onze relais. Nos

compatriotes nous procurèrent un tarantass et un chariot chinois ;

Départ d’Ourga

ce dernier se compose d’une caisse solidement établie sur deux

roues et fermée de tous côtés, à l’exception d’une étroite ouverture

sur le devant. On ne peut s’y tenir que couché, le dos tourné vers

les chevaux : sans quoi ou aurait la tête plus basse que les pieds ;

on y est horriblement secoué. Comme les cavaliers qui conduisent

les chevaux se relèvent toutes les vingt minutes, il y a au moins

une dizaine de Mongols qui galopent derrière chaque voiture.

Entre Ourga et Kiakhta le pays est couvert par les ramifications

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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du Kenteï, situé à cent vingt ou cent cinquante kilomètres au delà

d’Ourga. Les rivières qui en descendent se jettent dans l’Orkhon,

affluent de la Selenga et faisant partie par conséquent du bassin du

lac Baïkal ; plus à l’est prennent naissance le Keroulioun et p.239

l’Onon, qui appartiennent aux sources de l’Amour. Les montagnes,

d’aspect assez doux, sont couvertes à leur sommet de forêts de

bouleaux blancs, de pins et de mélèzes ; plus bas elles portent

d’excellents pâturages.

Chemin faisant, nous rencontrâmes beaucoup de Mongols

nomades ; ceux-ci sont plus grands, plus robustes que leurs

congénères déjà étudiés, et ils semblent moins dévots, car nous ne

les entendions pas murmurer continuellement des prières. Le temps

fut beau pendant ce voyage : le ciel était serein, le vent léger, et la

neige ne couvrait le sol que sur une épaisseur de trois à quatre

pouces ; pendant la nuit le thermomètre descendait à — 19°, 3.

Enfin, le 29 octobre, nous aperçûmes les coupoles des églises de

Kiakhta et nous saluâmes, les larmes aux yeux, ce premier symbole

de la patrie. Peu après, le commissaire vint au-devant de nous et

nous conduisit dans un logement préparé, où nous passâmes huit

jours, entourés d’une sollicitude fraternelle de la part de nos

compatriotes.

Ainsi s’acheva notre troisième voyage dans l’Asie centrale.

Comme dans les deux précédents, nous avions parcouru des

contrées peu connues ou même complètement inconnues, s’étendant

sur un développement de 23.730 kilomètres. Nous avons déterminé

les coordonnées astronomiques de quarante-huit points, et fixé

l’altitude de deux cent douze lieux ; nous avons noté toutes nos

impressions et fait autant d’études ethnographiques qu’il nous a été

possible. Enfin nous avons rapporté : 408 spécimens de

mammifères, se rapportant à 90 espèces ; 3.425 oiseaux de 400

espèces ; 976 reptiles et batraciens ; 423 poissons ; 6.000 insectes ;

12.000 plantes, et un grand nombre d’échantillons minéralogiques.

S’il m’a été donné de réussir dans mes trois voyages, je le dois

De Zaïssansk au Thibetet aux sources du Fleuve Jaune

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surtout, je l’atteste ici à haute voix, à l’énergie, au courage, à

l’entier dévouement de tous mes compagnons. Ils ne reculaient

devant rien. Loin de leur patrie, séparés de tout ce qui est cher à

l’homme, au milieu de fatigues et de dangers incessants, ils ont

toujours été fidèles à leur devoir et se sont conduits comme de

véritables héros.

Pour moi, après les premiers transports de joie et les premiers

épanchements, un sentiment pénible me serre le cœur ; plus le

temps avance, plus il me semble que j’ai laissé dans les lointains

déserts de l’Asie quelque chose de bien cher que l’Europe ne peut

pas me rendre. C’est que là-bas pousse une herbe bien précieuse ;

c’est la liberté, liberté sauvage il est vrai, mais exempte d’entraves

et presque absolue. Les fatigues, les périls, sont oubliés ou ne

servent qu’à donner plus de relief aux moments de joie et de

satisfaction intérieures. Aussi le voyageur passionné ne rêve plus

qu’à ses aventures passées ; devant ses yeux défile incessamment

le panorama de cet heureux temps qui l’engage à substituer au

confort de la vie civilisée les fatigues et les labeurs d’une existence

vagabonde, mais pleine de liberté et de ravissement.

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