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L A R E V U E Trimestriel – Juillet-Septembre 2018 Numéro 122 – Prix : 7,50 DANS CE NUMÉRO Souverainismes Jacques Rupnik Ovidiu Voicu Patrice Pélissier Fiscalité et numérique Stéphane Pallez Alain Lamassoure Lord Kirkhope of Harrogate Défense Federico Santopinto Sven Biscop Frédéric Mauro L’EUROPE NAUFRAGÉE

COUVs 122 122 - Confrontations

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L A R E V U ETr imestr ie l – Ju i l l e t -Septembre 2018 Numéro 122 – Pr ix : 7 ,50 €

DANS CE NUMÉRO

SouverainismesJacques Rupnik

Ovidiu Voicu

Patrice Pélissier

Fiscalité et numériqueStéphane Pallez

Alain Lamassoure

Lord Kirkhope of Harrogate

DéfenseFederico Santopinto

Sven Biscop

Frédéric Mauro

L’EUROPE NAUFRAGÉE

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En ce début d’été, les frictions entre les États membressont montées d’un cran. Les invectives publiques confir-ment les divisions qui font vaciller l’Europe de crise encrise. Le sort de migrants en quête d’un port d’accueilagit comme un révélateur.

L’arrivée au pouvoir de leaders nationalistes, souvent anti-euro-péens virulents et dépeignant l’étranger comme une menacen’est pas une surprise ; depuis plusieurs années déjà, nous nousalarmons de la montée régulière des partisans du repli qui vade pair avec une défiance croissante vis-à-vis de l’Europe.Les risques que ces dirigeants font prendre à leur peuple et auxEuropéens sont occultés par des électeurs convaincus des limites,pour partie bien réelles, des politiques européennes. Lespromesses d’une liberté retrouvée du Royaume-Uni grâce auBrexit se transforment en une série de difficultés : l’improbable

résolution de la question de la frontière irlandaise, les profondes divisions de la sociétébritannique, le recul de la livre, la menace d’un départ d’Airbus du territoire britanniquene modifient guère les rapports de force entre pro et anti Brexit.L’Europe vacille sous l’instabilité politique d’une partie de ses États membres, la mise encause des valeurs européennes ailleurs et si sa Constitution protège la France de quelquesdéboires, elle ne l’épargne pas sur le fond. Ces crises nationales sont la cause profonde dela crise européenne et de ses divisions.Il nous faut comprendre les raisons de ces divisions et éviter les jugements péremptoires,c’est pourquoi le cœur de ce numéro offre un regard sur l’état des opinions des citoyenspolonais, tchèques, roumains, allemands. Sur l’accueil des migrants comme sur d’autressujets, il faut, au-delà des désaccords, comprendre ce qui tient aux histoires particulièresdes territoires, aux trajectoires des individus. Nous l’avons compris à Confrontations enécoutant les jeunes apprentis polonais, allemands, français que nous avions rassemblésrévéler des écarts nationaux conséquents dans la mobilité de leurs ascendants. Et pouvons-nous faire comme s’il n’y avait pas de ressentiments dans cette partie de l’Europe quant àla manière dont s’est opérée leur intégration à l’UE ?Ce n’est qu’en dépassant le conflit entre souveraineté nationale et souveraineté européenneque nous relèverons les défis qui nous attendent.Il est politiquement et moralement inacceptable de laisser les pays d’accueil (Grèce, Italie...)gérer seuls les migrants arrivant sur leurs côtes. L’absence de solidarité n’est pas étrangèreaux résultats des dernières élections italiennes. Les solutions sont difficiles à construire, lasolidarité européenne doit être effective mais l’imposition de quotas de migrants à accueillirocculte les dimensions culturelles et les histoires des territoires tout en éloignant des pers-pectives communes à plus long terme.Il faut donner tout son sens au concept de « souveraineté partagée entre Européens », quisignifie qu’elle n’appartient ni aux institutions ni par morceaux à chaque État membre. Lasouveraineté partagée oblige à une relation avec des citoyens qui sont partie intégranted’un destin commun où s’entremêlent dimensions nationale et européenne. Elle pousseles chefs d’État et de gouvernements à construire un intérêt commun qui ne peut ignorerla diversité des cultures, des histoires et des préférences nationales. C’est en décidant deprojets portés par notre destin commun d’Européens en matière de défense, d’investissementsindustriels et humains, de cohésion des territoires... en nous assurant de leur plus-valuepar rapport à nos politiques nationales que nous devenons davantage Européens et conso-lidons nos souverainetés nationales sans nous y enfermer comme dans une forteresse. �

SOMMAIREÉDITORIAL

L A R E V U ECONFRONTATIONS EUROPEFondée par Philippe Herzog et Claude Fischer. Directeurs de la

publi cation : Marcel Grignard et Anne Macey • Rédactrice en chef :

Clotilde Warin • Iconographie : Alexis Couette • Secrétariat de rédaction :

Alexis Couette • Comité de rédaction : Irina Boulin-Ghica, Olivier Fréget, Marcel Grignard, Philippe Herzog, Hervé Jouanjean, Édouard-Françoisde Lencquesaing, Anne Macey, Patrice Pélissier, Thierry Philipponnat,Édouard Simon, Jérôme Vignon, Clotilde Warin • Adresse : 227, bd Saint-Germain, F-75007 Paris. Tél. : 00 33 (0) 1 43 17 32 83. Fax : 00 33 (0) 1 45 5618 86. Courriel : [email protected]. Internet : confron-

tations.org • N° CP : 0419 P 11 196. N° ISSN : 1955-7337 • Réa lisation :

C.A.G., Paris • Imprimeur : R.A.S. (95) • Illustration de couverture :

© Vasco Gargalo / Cartoon Movement

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Marcel Grignard,président deConfrontations Europe

COMMENTÊTRE EUROPÉEN ?

CONFRONTATIONS EUROPE LA REVUE Numéro 122 – Juillet-Septembre 2018

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➧ LIBRE PROPOSp. 4 Bouffée d’oxygène à Bruxelles, Philippe Herzog

➧ L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMESp. 5 Le tournant « illibéral » de la Hongrie

et de la Pologne, Jacques Rupnik

p. 7 Les quatre de Visegrad ne forment

pas un bloc, Martin Michelot

p. 8 Roumanie : ne laissons pas la

société civile livrée à elle-même ! Ovidiu Voicu

p. 9 Allemagne : à enjeux nationaux,

réponses nationales ? Patrice Pélissier

p. 10 Merkel et Macron, derniers leaders européens ?

Anne Macey

p. 11 Les enjeux du budget de l’union, Anne Macey

p. 12 La difficile équation du budget européen,

Stéphane Saurel

p. 14 Commerce : une modernisation

européenne qui tombe à point,

Hervé Jouanjean, Marie-Sophie Dibling

➧ FISCALITÉp. 16 L’urgence d’une réforme

de la fiscalité en Europe,

Delphine Siquier-Delot, Valérie Bauer-Eubriet

p. 17 Taxation du numérique :

vers un nouvel ordre fiscal mondial ?

Stéphane Pallez

p. 18 Fiscalité et numérique :

au tour des États membres ! Alain Lamassoure

➧ NUMÉRIQUEp. 19 Et si on écoutait ce que nous disent

les cours de la Bourse, Thierry Philipponnat

p. 20 Les GAFA ou le péril démocratique ?

Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi

p. 22 RGPD : le calme avant la tempête ?

Lord Kirkhope of Harrogate

➧ DÉFENSEp. 23 Défense européenne  : l’immense défi

de l’appropriation, Edouard Simon

p. 24 PESCO ou l’occasion manquée pour la défense

européenne, Federico Santopinto

p. 25 PESCO  : un pas vers l’autonomie stratégique,

Dr Sven Biscop

p. 26 Le Fonds Européen de Défense, Frédéric Mauro

➧ AXES DE CONFRONTATIONSp. 28 Cybersécurité  : une question de confiance,

Morgane Goret-Le Guen

p. 29 Quand mobilité rime avec électricité

Michel Cruciani

p. 30 Les consultations citoyennes  : belle initiative

dans un drôle de climat, Marcel Grignard

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CONFRONTATIONS EUROPE LA REVUE Numéro 122 – Juillet-Septembre 2018

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Je reviens galvanisé d’une conférence àBruxelles avec la volonté de poursuivreavec plus de force le combat pour que laconstruction européenne soit comprisecomme un enjeu de civilisation. À défaut,

la sécheresse du débat dans l’espace public françaisest souvent déprimante.

Organisée par Antoine Cahen, un cadre du secré-tariat du Parlement européen, cette conférence aété consacrée au génie qu’a été Alexandre Kojève(1902-1968). Peu de philosophes ont joué un telrôle en Europe. D’origine russe, formé en Allemagne,de culture encyclopédique, il vient en France etréunit de grands intellectuels dans un séminaire àl’École Pratique des Hautes Études où il fait lireHegel en le réinterprétant. Puis il entre en 1945dans l’administration française et devient son négo-ciateur pour le commerce international, où sa visionstratégique du long terme et son intelligence tactiquesidèrent ses interlocuteurs.

«  Kojève, mon seul maître  », a dit Lacan. Il aexploré la question du désir du désir de l’autre enavançant le concept de reconnaissance : la valeurque je suis doit être reconnue par l’autre. Cette clépour la compréhension de la lutte autour des valeursa pour moi une résonance immédiate aujourd’huien ce qui concerne les nations. Les peuples euro-péens ne se reconnaissent pas mutuellement et leregard que ceux de l’Ouest portent sur ceux de l’Estest singulièrement vide.

Kojève a été le premier à élaborer le concept defin de l’histoire. L’histoire est un processus libre etcontingent ; acquérir la sagesse ne peut se réaliserpleinement qu’avec l’avènement de l’humanité.Contrairement à Fukuyama qui proclamait en 1992le triomphe de la civilisation occidentale, Kojèveimaginait plusieurs chemins pour dépasser l’hété-rogénéité conflictuelle des nations en allant versune homogénéité universelle qui n’annule pas ladifférenciation. Dans l’histoire, les Empires ont étéformés par des nations différentes mais apparentées,Kojève imagine plutôt la formation de grandesRégions qui interagissent pacifiquement et il s’in-terroge sur la construction de l’Europe dans uneorganisation du monde qui à longue échéance seraasiatique et africaine. D’influence marxiste, quoiquenon formé à l’économie politique, il dénonçait uncolonialisme prédateur et aggravant les inégalités,et appelait à transformer le capitalisme par une

Europe dont la puissance consisterait à donner età partager.

À la conférence de Bruxelles j’ai déclaré avoirfait du Kojève sans le savoir. Au fil des années j’aien effet éprouvé un besoin impérieux de m’inspirerde la philosophie politique à chaque moment demon activité militante, et comme négociateur tantdans le cadre de l’Union de la gauche que dansles institutions européennes. On déplore tous lesjours la montée des populismes et de l’euroscep-ticisme sans plus de souci de ce dont elle est lesigne. J’ai dit à quel point les gens souffrent de laperte de sens des politiques nationales comme dela construction européenne. Les dirigeants ne ces-sent de prétendre à l’efficacité de leurs actes, enparticulier pour la protection des gens, mais quandconsidèrent-ils la sourde demande populaire sous-jacente de valorisation des identités et de l’êtreensemble en société ? De plus l’Europe est cruel-lement introvertie mais inscrite dans un capitalismeoccidental disruptif et inégalitaire, et dans unmonde livré aux rivalités des puissances, elle pré-tend toujours faire de ses propres normes un uni-versalisme.

À Bruxelles j’ai dit ma reconnaissance aux remar-quables spécialistes de Kojève et à Antoine Cahen.Mon appel à l’autocritique des Européens a ététantôt approuvé tantôt non par les dirigeants poli-tiques présents, mais toujours très amicalement.Alors que je viens d’achever quinze mois de travailde rédaction de mes mémoires politiques(1), j’aiappelé à rouvrir l’histoire, en réhabilitant l’Europecomme construction d’une Cité politique qui relieles nations et aide à dépasser les œillères et lesrivalités de leurs États. Elle doit disposer pour celades attributs d’une puissance publique médiatricevisant au partage des biens communs ici et dansle monde. Nous devons choisir le chemin d’unereconnaissance mutuelle et reconquérir le tempscomme durée pour une action qui sera indisso-ciablement civilisatrice et pratique. Kojève a explorédifférentes incarnations d’une Autorité politique,comme le sage ou le chef ; j’ai voulu souligner lerôle du militant et d’une société civile responsable.Repenser notre engagement européen, c’est uncombat auquel j’espère de nouveau apporter unecontribution. �

Philippe Herzog, Paris, 15 juin 2018

“ Poursuivre

le combat pour que

la construction

européenne

soit comprise

comme un enjeu

de civilisation.

“LIBRE PROPOS

BOUFFÉE D’OXYGÈNE A BRUXELLES

À PARAÎTRELE 3 OCTOBRE 2018

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CONFRONTATIONS EUROPE LA REVUE Numéro 122 – Juillet-Septembre 2018

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

LE TOURNANT «  ILLIBÉRAL »DE LA HONGRIE ET DE LA POLOGNE

Comment expliquer le repli nationaliste et eurosceptique de pays comme la Pologne ou la Hongrie,qui affichaient lors de leur adhésion un si fort soutien à l’Union européenne ? Le politologue

Jacques Rupnik tente de décrypter ce courant «  illibéral » qui souffle à l’Est de l’Europe mais pas seulement…

Le spectre du populisme hante l’Eu-rope. Toute l’Europe, même si dansles perceptions et la couverturemédiatique prévaut la lecture d’unclivage Est-Ouest. Celui-ci est bien

réel dans la crispation identitaire des paysdu groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie,République tchèque, Slovaquie) et leursréponses à la crise migratoire. Il serait cepen-dant erroné de limiter la poussée nationalisteet populiste au seul espace post-communiste.Le phénomène est transeuropéen, et à cer-tains égards on peut même parler d’une vagueplanétaire qui, de l’élection de Donald Trumpà la Maison Blanche à celle de Narendra Modien Inde, ébranle les démocraties. JaroslawKaczynski et Viktor Orban ont préconiséensemble au sommet de Krynica, en octobre2016, une «  contre-révolution culturelle enEurope  ». Pourtant, lors de  leur adhésion,l’UE incarnait, pour Varsovie et Budapest,l’ancrage et l’irréversibilité de la démocratie.Que s’est-il passé ? Les populistes en Europecentrale sont porteurs d’une réaction conser-vatrice contre ce qu’ils considèrent être dela part de l’Union européenne la promotiond’un libéralisme sociétal et culturel qui viseà la dissolution des valeurs traditionnelles :la famille, la nation, l’Église. Cet euroscep-ticisme affiché ne doit pas cependant occulterque c’est au sein de l’Union que les popu-lismes prospèrent et que l’on ne peut com-plètement éluder la question dérangeante dela contribution de celle-ci à la montée desforces qui la contestent.

Si à l’Ouest les populistes sont une force decontestation montante, ils ont pris à l’Est lescommandes du gouvernement dans plusieurspays. Doit-on situer la poussée populiste dansune réflexion d’ensemble sur la clôture à l’Estd’un cycle libéral post-1989(1) ou bien s’agit-ilmoins d’une rupture que d’un écart, d’une ◗◗◗

Jaroslaw Kaczynski

Viktor Orban

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

embardée sur une trajectoire de la démocratiepost-89 qui fut tout sauf linéaire (2) ?

La Hongrie et la Pologne et leurs leadersrespectifs, Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski,sont devenus, au cours des dernières années,partenaires dans le tournant «  illibéral » deleur système politique. « Budapest à Varsovie »,tel était le programme du PiS lors de son arrivéeau pouvoir fin 2015 alors même que les par-cours politiques de leurs partis sont assezcontrastés : Orban est le fondateur en 1990d’un parti libéral, le Fidesz, qui, une décennieplus tard, a évolué vers la droite nationaliste-conservatrice et plus récemment vers laconstruction de ce que le Premier ministrehongrois, qualifie lui-même d’« État illibéral » (3).

Souveraineté du peupleLe parcours de Kaczynski et de son parti le PiS(Droit et Justice) est différent. Sa marque defabrique première est la radicalité : il préconisedans les années 1990 une « décommunisation »radicale et reproche aux élites libérales issues dela dissidence d’avoir fait un compromis immoralet dangereux avec les ex-communistes dès 1989.

En Hongrie comme en Pologne, cetteconception « illibérale » repose sur l’idée quela souveraineté du peuple exprimée dans lesurnes ne doit souffrir aucune entrave. La ciblepremière du PiS et du Fidesz dès leur arrivéeau gouvernement a été les contre-pouvoirs institutionnels : en premier lieu, la Cour consti-tutionnelle et, plus généralement, l’indépen-dance de la justice avec, dans les deux pays, lepassage en force de nominations de jugesproches du parti au pouvoir. La seconde ciblea été les médias de l’audiovisuel public où unepurge massive a été menée. Enfin toute neu-

tralité politique de l’administration a été aban-donnée. C’est là une remise en question desfondements de l’État de droit et de la séparationdes pouvoirs, assumée politiquement. Kaczynskientend sortir de « l’impossibilisme légal », c’est-à-dire des contraintes qu’imposent les institu-tions de la démocratie libérale, au nom d’uneautre conception de la démocratie qui privilégiela souveraineté du peuple laquelle ne peut s’exer-cer que dans le cadre d’un État souverain.

L’évolution de la Hongrie et de la Polognevers un régime politique qui n’est plus une démo-cratie libérale ne peut pas néanmoins être qua-lifiée de dictature à la Poutine ou Erdogan. Leterme de « démocrature » parfois utilisé ne faitque renvoyer à cette dualité : un autoritarismehybride. Pour Grzegorz Ekiert, professeur àHarvard : « Dans les deux pays, un système ins-titutionnel autoritaire a été mis en place, donnantun pouvoir sans restrictions au parti au gouver-nement. Bien que ce ne soient pas des dictatures,la transformation en un régime autoritaire s’accroîtconsidérablement à chaque nouvelle législationqui vise de fait à élargir le pouvoir du gouverne-ment. Il n’y a plus de garanties que les prochainesélections seront libres et équitables »(4).

Quelles réponses de l’UE ?Face à la dérive antilibérale de la Pologne et dela Hongrie, la Commission européenne a réagide façon contrastée : timorée et inefficace vis-à-vis de la Hongrie, elle a choisi, en revanche,de faire pression sur la Pologne. Le 27 juillet 2017,la Commission européenne s’est dite « prête àdéclencher immédiatement » la procédure desuspension des droits de vote de la Pologne ausein de l’UE en vertu de l’article 7 du Traité deLisbonne constatant un « risque clair de violation

grave » de l’État de droit. En outre, dans lecontexte de la négociation sur le budget euro-péen qui a été présenté début mai, il est questiond’établir un lien entre l’accès aux fonds de cohé-sion et le respect de l’État de droit.

Comment expliquer cela ? Le contexte a defait changé. La « contre-révolution » en Europequ’appelaient de leurs vœux Viktor Orban etJaroslaw Kaczynski, après le vote du Brexit,n’a pas eu lieu. Après les élections en Autriche,aux Pays-Bas et en France, la vague populisteet europhobe a été contenue et n’a pas paralysél’UE. C’est la situation interne en Polognecombinant pression par le bas et division ausein du pouvoir et du PiS (Duda vs Kaczynski)qui ouvre un espace à l’ingérence de l’UE(5)

et, à terme, une possibilité de compromis.Incontestablement, l’effet cumulatif de la

dérive « illibérale » en Hongrie puis en Polognea changé les perceptions à Bruxelles. Suite audifférend de l’UE avec les pays du groupe deVisegrad (Pologne, Hongrie, Républiquetchèque), la Commission a durci le ton enjuin 2017 face aux États qui refusèrent la répar-tition par quotas des migrants arrivés dansl’UE(6).

La réponse franco-allemande au Brexitautant que la montée des périls extérieurs(Poutine à l’Est, Islamistes au Sud, Trump àl’Ouest) ont favorisé une repolitisation de l’Eu-rope qui se traduit aussi par une vigilancenouvelle sur les questions de la démocratie etde l’État de droit en son sein. La cohésioninterne et les intérêts géopolitiques de l’UEont partie liée. �

Jacques Rupnik, directeur de recherche àSciences Po-Ceri, politologue, historien, spécialiste

du monde russe et d’Europe centrale et orientale

1) Jacques Rupnik, Eurozine, décembre 2017 ; Lenka Bustikova andPetra Guasti, “The Illiberal Turn or Swerve in Central Europe”, Politics andGovernance, 2017, Volume 5, Issue 4, Pages 166-176.2) Lenka Bustikova, art.cit.3) Cf. discours de Viktor Orban, The Budapest Beacon, 26 juillet 2014.4) Grzegorz Ekiert, “How to deal with Poland and Hungary”, in Social Europe,Occasional Paper n 14 (15 août 2017).5) «  Nous n’accepterons aucun chantage de la part de fonctionnaires del’UE, et particulièrement un chantage qui n’est pas fondé sur des faits  »,riposta le porte-parole du gouvernement.6) Euractiv, Georgi Gotev, 7 juin 2017.

◗◗◗

COMMENT EXPLIQUER CETTE POUSSÉE POPULISTE EN EUROPE CENTRALE

Difficile de justifier la poussée populiste en Europe centrale par des facteurs socio-économiques. Defait, les pays de Visegrad se portent plutôt bien économiquement. La République tchèque a le taux

de chômage le plus bas de l’UE (3). La Pologne, la seule à n’avoir pas été en récession après 2008, garde unecroissance forte. Les populismes en Europe centrale se retrouvent tous sur le couple identité-souveraineté. Le lien est affirméentre la défense de l’identité culturelle de la nation et de l’Europe face à «  l’invasion  » de provenance noneuropéenne de religion musulmane. Tandis qu’une majorité d’Européens considère l’immigration commeporteuse de conséquences négatives, en Pologne, ils sont 75 % à le penser, en Hongrie 83 %, 88 % enSlovaquie et 91 % en République tchèque. Si l’Islam est perçu comme une menace par la moitié des habitantsde l’UE, c’est le cas pour 75 % des Polonais et des Hongrois, 78 % des Slovaques et 85 % des Tchèques.Enfin, la défense de l’identité culturelle de la nation trouve son prolongement dans la défense de la souverainetéde l’État-nation face à l’ouverture des frontières et les intrusions de l’Union européenne. J. R.

Cet article est un extrait du texte publié sur

le site du Ceri, « Spécificités et diversité des

populismes en Europe centrale et orientale »,

février 2018.

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CONFRONTATIONS EUROPE LA REVUE Numéro 122 – Juillet-Septembre 2018

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

LES QUATRE DE VISEGRADNE FORMENT PAS UN BLOC

Très souvent stigmatisés à Bruxelles ou dans les médias des différents États membres, les pays de Visegradont le sentiment, 15 ans après leur entrée dans l’Union européenne, d’être mal ou peu compris. Les discussions

autour du futur budget de l’Union leur permettront-elles de réaffirmer leur attachement à l’Europe ?

Les pays de Visegrad (Hongrie, Pologne,République tchèque, Slovaquie) conti-nuent à payer, dans l’opinion publiqueoccidentale, un lourd tribut dû à leuropposition frontale au plan de reloca-

lisation obligatoire des réfugiés à l’été 2015 ins-titué par la Commission européenne. Ce défautde solidarité doit, dans la perspective des dis-cussions sur l’avenir de l’Union, être nuancéafin de ne pas tomber dans les écueils consistantà penser le V4 comme un groupe uni dans sesperspectives européennes.

Aujourd’hui, il s’avère que l’unitédu V4 sur les grands enjeux euro-péens est une exception plutôt quela règle. Les dirigeants à Prague etBratislava ont bien rappelé derniè-rement que le V4 n’est qu’un formatde coalition parmi d’autres permet-tant à leurs pays de défendre leursintérêts, et non pas un format pri-vilégié. On assiste par ailleurs à unrenforcement important de dia-logues stratégiques avec l’Allemagneet l’Autriche, pays avec lesquels leV4 partage des perspectives com-munes sur les questions migratoires, maisaussi avec les pays scandinaves et du nord del’Europe, tenants d’une orthodoxie budgétaire(et hors de la zone euro) que partagent aussiles 4 de Visegrad. La France ne reste pas endehors de ces discussions, et a dans cette pers-pective grandement bénéficié des effets anti-cipés du retrait britannique en revenant dansle jeu en Europe Centrale, région stratégiquedans la mise en œuvre d’une « Europe quiprotège », surtout sous son volet économiqueet social. Le Président Macron s’est fermementopposé à la Pologne et la Hongrie, dont lesdémêlés avec la Commission européennecontribuent à forger cette image problématiquedu V4. Dans ce contexte, la République

tchèque et la Slovaquie tendent à se tenir àl’écart du groupe de Visegrad.

Populations pro-européennesCe n’est donc pas le V4, en tant que groupestructuré, qui réintégrera les quatre pays ausein du concert européen, mais bien un dia-logue structuré avec les grands pays. C’est bienlà la demande des quatre, qui, presque 15 ansaprès leur intégration au sein de l’Union, aspi-rent – légitimement – à un traitement d’égalà égal. La crise migratoire de l’été 2015, au

cours de laquelle les pays du sud, en particulierla Hongrie, ont joué un rôle de premier plan,a renforcé auprès des sociétés civiles le senti-ment que la région avait agi pour le bien del’Europe, et a accentué l’incompréhension sus-citée par les réactions véhémentes de Bruxelles.Le fait que l’UE soit sur le point d’adopter leconcept de « solidarité flexible », émis lors duSommet de Bratislava de septembre 2017, etque l’Autriche, la France et l’Allemagne aientinfléchi leurs politiques migratoires ontconfirmé les pays du V4 dans leur position.

Dans ce cadre, les discussions sur le prochainCadre pluriannuel financier s’avèrent d’unegrande importance. Les propositions du Pré-sident Macron, et celles de la Commission,

visant à réformer la Politique Agricole Com-mune et les fonds de cohésion, dont les paysdu V4 sont d’importants bénéficiaires, serontardemment débattues. Il sera crucial ici de nepas s’en tenir à une rhétorique consistant à lierla disponibilité des fonds à la position politiquede ces pays, comme cela a pu maladroitementêtre fait pendant la crise migratoire. Les paysde Visegrad considèrent avoir accepté de faired’importantes concessions en ouvrant leurséconomies et leurs marchés en l’échange deleur entrée dans l’UE, ce qui a obéré le déve-

loppement de leurs propres indus-tries. Pour les dirigeants du V4, lesfonds de cohésion sont perçus commeun mécanisme compensatoire néces-saire – de la même manière que laFrance a longtemps conçu la PACcomme un instrument compensatoiredes effets du marché unique. Par ail-leurs, les pays du V4 ont appuyé lahausse du budget européen afin depermettre le financement des nou-velles priorités (sécurité et défense,éducation, migration) et ont ainsicréé un socle commun favorable aux

discussions autour du futur budget de l’UE. Ce sont ces discussions qui permettront de

forger un avenir en commun qui inclut le V4.Car même si les politiciens se servent, demanière ingénue, de l’UE comme d’un épou-vantail, les populations dans leur majoritécontinuent de se sentir pro-européennes etsatisfaites de l’appartenance de leur pays àl’UE. Le prochain défi des décideurs du V4sera de convaincre leurs électeurs de ne pasconsidérer l’UE comme une simple perspectiveéconomique mais de leur donner envie departiciper à une destinée commune. �

Martin Michelot, directeur adjointdu think tank Europeum (Prague)

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CONFRONTATIONS EUROPE LA REVUE Numéro 122 – Juillet-Septembre 2018

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

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ROUMANIE : NE LAISSONS PAS LASOCIÉTÉ CIVILE LIVRÉE À ELLE-MÊME !

En Roumanie, la marge de manœuvre de l’action civique se réduit de plus en plus alors même que les passerellesentre autorités publiques et société civile sont en train d’être coupées. Autant de signes que les tendances antilibérales

de la majorité politique actuelle gagnent encore du terrain sur une société civile qui a du mal à les contrecarrer.

Problème dominant : la corruption.Avec un nombre impressionnant depersonnalités politiques de haut rangsous le coup d’une enquête, la Roumanie a bien du mal à lutter

contre la corruption, qui gangrène encore lasphère publique. En décembre 2015, suite àun violent incendie dans une boîte de nuit deBucarest qui a fait 64 morts et de nombreuxblessés, des manifestations ont permis de ren-verser le gouvernement. Les manifestantsdénonçaient les pratiques de corruption ayantpermis à l’établissement de rester ouvert aumépris des normes de sécurité.

Mais, un an plus tard, la majorité politiqueissue des élections de 2016 a tenté de contrôlerles magistrats et de mettre un terme auxenquêtes pour corruption, en essayant demodifier le Code pénal par le biais d’un décretd’urgence. Cela a déclenché les plus grandesmanifestations de rue de l’histoire récente dela Roumanie. Cette tentative s’est soldée parun échec, mais des propositions similairessont encore à l’étude au Parlement.

Les politiques se retournent contre lasociété civile. Face à la résilience des citoyens,la majorité politique s’en prend aux ONG etaux associations caritatives, officielles ou non.Au nom de la « transparence », au nom de la« lutte contre le blanchiment d’argent et les

délits fiscaux » ou de la « gestion du terrorismeet des autres menaces pour la sécurité », lespolitiques proposent des mesures qui, de fait,ne font qu’alourdir la charge administrative,complexifier l’organisation et la participationaux manifestations, et qui accroissent la vul-nérabilité des organisations face aux abus del’État.

Des militants discrédités par le pouvoirLes mesures législatives s’accompagnent decampagnes de diffamation diffusées sur leschaînes de télévision contrôlées par des oli-garques proches de la majorité et qui ont eux-mêmes des démêlés avec la justice. Lapro pagande du parti s’appuie sur des «  fakenews » pour tenter de discréditer les militants.Comme notamment en Hongrie, les activistesroumains sont dépeints comme vendus à desintérêts étrangers, payés et contrôlés par lephilanthrope milliardaire, George Soros. Leshommes politiques roumains semblent prêtsà suivre les tendances antilibérales des paysvoisins.

Quels sont les moyens de défense de lasociété civile ? Sous la pression politique, lasociété développe de nouveaux anticorpscontre la corruption et les abus. Les immensesmanifestations ont permis de faire échouerles amendements les plus scandaleux. D’autresmesures ont dû être reportées. Mais le rétré-cissement de l’espace civique suscite uneinquiétude réelle.

Des citoyens mus par la même colère choi-sissent aujourd’hui de passer à l’action. Ainsi,des groupes de défense civique sont actifsdans plus de 20 villes, ainsi que dans de nom-breuses villes européennes où la diaspora rou-maine est présente. Le réseau national ContractRomania joue un rôle actif dans le débatpublic.

Et l’Internet reste libre. De grandes

communautés comme Coruptia Ucide(« La corruption tue », 110 000 membres) ouRezistența (« Résistance », 35 000 membres)organisent des manifestations et luttent contrela désinformation. Florin Bădiță, le fondateurde Coruptia Ucide, a récemment été distinguépar le prix de la Personnalité européenne del’année lors de la cérémonie ELA2018.

Des professionnels des secteurs de l’infor-matique, des médias et de la publicité sontégalement prêts à s’investir. Le groupe Geeksfor Democracy (« Geeks pour la démocra-tie  ») a été créé pour soutenir les actionsciviques à tous les niveaux. Les «  geeks  »lèvent également des fonds récurrents afind’établir un Fonds pour la démocratie, destinéà accorder de petites subventions aux groupescommunautaires.

Mais ce n’est pas fini. Certes, la menace de l’antilibéralisme a éveillé de nouvellesconsciences civiques en Roumanie, mais lespoliticiens corrompus sont loin d’avoir perdu.Le Parlement continue de proposer de scan-daleux amendements au Code pénal qui ontpour but de mettre un coup d’arrêt à la luttecontre la corruption. La législation à l’encontredes ONG est toujours à l’étude. La majoritémenace de démettre le président de la Répu-blique de ses fonctions et de faire passer enforce l’ensemble des textes. Les discoursdes politiques prennent des accents natio -nalistes et anti-européens. Livrée à elle-même,la société civile roumaine ne pourra vraisem-blablement pas résister à la nou velle vagued’antilibéralisme qui déferle en Europe. �

Ovidiu Voicu, chercheur, activiste et consultant,directeur du Centre pour l’innovation publique

(CPI) à Bucarest, un mouvement qui mèneun travail politique et de lobby sur des thèmes

comme la démocratie, les droits,l’ouverture gouvernementale et la migration

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ALLEMAGNE : À ENJEUX NATIONAUX,RÉPONSES NATIONALES ?

Les Allemands font preuve d’une indifférente bienveillance vis-à-vis de l’Europe. Pourquoi ?Parce qu’ils ne voient pas en quoi l’Union européenne leur permettra de régler leurs problèmes nationaux.

Comment expliquer le manque d’en-thousiasme des Allemands pour lespropositions d’approfondissement del’Union européenne émises par Pariset Bruxelles ? La raison en est simple :

si l’Allemagne a bel et bien des problèmes àrégler, leur résolution passe avant tout par despolitiques nationales. La réforme de l’UE appe-lée de ses vœux par Emmanuel Macron ouproposée par Jean-Claude Junker, entraînera,vue d’Allemagne, plus de coûts, conduira àmoins de souveraineté et ne permettra quasi-ment pas de résoudre les problèmes actuels dupays. L’argument selon lequel, sans profonderéforme, l’UE court à sa perte, ce qui seraitdommageable pour l’Allemagne plus que pourtout autre pays membre, n’est pas (ou plus) – àtort ou à raison – aujourd’hui audible dans lepays. Les Allemands constatent de fait que l’UEa finalement surmonté en l’état la crise finan-cière, que les propositions de réformes de l’UEne changeraient rien ni au Brexit ni à l’agressivitéde Trump ou de Erdogan... Pire, ils ont aussien mémoire le fait que lorsque leur pays a dûrelever un défi majeur, comme la crise des réfu-giés de l’été 2015, il s’est retrouvé bien seul. Unerefondation de l’UE apparaît d’autant moinsnécessaire, que l’Allemagne va bien, même trèsbien, contrairement à la Grande-Bretagne, laFrance, l’Italie ou l’Espagne.

Le problème structurel de l’Allemagnedemeure sa démographie dramatiquement vieil-lissante. La population passera en dessous des80 millions d’habitants d’ici une quinzaine d’an-nées. Dès 2035, il n’y aura plus qu’un actif parretraité, avec des conséquences financières catas-trophiques, d’ores et déjà calculables, pour lesystème de protection sociale. En quoi la créa-tion d’un ministre des Finances européen pour-rait-elle aider l’Allemagne à affronter cet enjeu ?

L’autre défi majeur est migratoire. L’Alle-magne a accueilli, entre 2013 et 2016, 1,7 mil-lion de migrants. Aucun autre État membre

n’a fait preuve d’une telle solidarité. Sur unobjectif de 160 000 « relocalisations » fixé parBruxelles, seuls 35 000 migrants ont effecti-vement été relocalisés au sein de l’UE.Aujourd’hui, l’Allemagne doit intégrer l’essen-tiel de ces migrants et a la ferme intention derenvoyer les déboutés du droit d’asile. Nuln’imagine que la transformation du Méca-nisme européen de stabilité (MES) en un FMIeuropéen serait d’une utilité quelconque pourrésoudre la question migratoire. Et si Bruxellesenvisage de verser 4,8 milliards d’euros à l’Al-lemagne en guise de compensation pour l’ab-sence de solidarité des autres pays de l’Union,cette aide pourra être versée dans le cadreactuel de l’UE sans nécessité de réforme.

Le troisième sujet de préoccupation desAllemands est la crise du logement. Du pro-pre aveu de la Chancelière, il manque 1,5 mil-lion de logements dans le pays, ce qui conduità une explosion des loyers, notamment dansles grandes villes, avec un impact significatifsur le pouvoir d’achat des ménages, en par-ticulier des jeunes. Il manque en Allemagne,depuis plus d’une décennie, entre 100 et150 000 logements chaque année. Et si l’ar-rivée massive de migrants a aggravé le pro-blème, el le ne l’a pas provoqué. Orl’Allemagne souffre d’un triple déficit foncierconstructible en zone urbaine, en efficacitébureaucratique et surtout en main-d’œuvre.

En quoi un budget propre pour la zone eurorèglerait-il ce problème ?

Autre frein à la croissance économique dupays : le retard des infrastructures tant tradi-tionnelles que technologiques. Le réseau routiers’est fortement détérioré en raison de la restrictiondes investissements décidée par le ChancelierSchröder dans l’agenda 2010  : de nombreuxponts sont fermés à la circulation, de grandsaxes sont mal entretenus et ne répondent pas àl’accroissement massif du trafic, notamment dufret. Il faudra attendre le milieu de la prochainedécennie pour une remise à niveau complète.

L’Allemagne a aussi pris un retard énormedans l’Internet à haut débit. Seuls 7,3 % desterritoires en bénéficient, un niveau bien infé-rieur, non seulement à la moyenne euro-péenne, mais aussi aux pays baltes ou àl’Espagne. Un quart des entreprises, notam-ment les ETI (le « Mittelstand »), souventimplantées en zone rurale, pâtissent de la len-teur désespérante de l’internet, poussant mêmecertaines sociétés à déménager ! En quoi uneréforme des institutions européennes serait-elle d’un secours quelconque à l’Allemagnepour lui permettre une remise à niveau de sesinfrastructures étant entendu que ce problèmene résulte pas d’un déficit de financement ?

Pour les populistes, l’Union européenne estla source de (tous) leurs maux. Pour les Alle-mands, plus mesurés, l’Union est utile et doitêtre préservée, éventuellement adaptée pouren conserver les avantages réels, mais elle nesemble pas pouvoir résoudre leurs problèmesactuels. Dans les deux cas, l’UE n’est pas enphase avec les préoccupations citoyennes. Etles électeurs allemands ne voient pas bien enquoi les projets de réforme visionnaire y chan-geraient quelque chose. Le travail pédagogiques’annonce donc compliqué... �

Patrice Pélissier, senior advisor pour des groupes industrielseuropéens et des fonds d’investissement anglo-saxons

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

MERKEL ET MACRON,DERNIERS LEADERS EUROPÉENS ?

Les sommets de crise se multiplient à Bruxelles présentés comme ceux de la dernière chance mais aucun consensusn’en ressort. Les questions migratoires divisent plus que jamais des États tétanisés par leurs opinions publiques.

Nous sommes aujourd’huiconfrontés à des ques-tions « existentielles ».L’Europe doit porter unprojet de société en

accord avec nos valeurs et nos inté-rêts communs, un projet de « civi-lisation ». Chacun reconnaîtra lestermes d’Angela Merkel et d’Em-manuel Macron à Meselberg(« Merkelberg » diront les mau-vaises langues). Sont-ce les deuxderniers leaders européens et pourcombien de temps encore ? Oubien, parviendront-ils envers etcontre tout à refonder l’Europe ?

Profondément divisés, les Européens s’in-terrogent sur leur identité qu’un grand nombred’entre eux perçoivent comme menacée. Defait, la proportion d’Européens dans le mondesera de plus en plus ténue. L’effet des tendancesdémographiques, du changement climatique,des crises géopolitiques fera que les migrationssont devant nous. D’autant que le développe-ment économique ne les réduira pas. La tran-sition démographique, déjà largement engagée,devrait changer le profil des migrants (plusâgés, plus éduqués, plus urbains), ouvrant desperspectives de migrations choisies quandnombre de secteurs industriels déplorent unedifficulté à attirer les compétences. Nousdevons aussi aider le Maghreb et l’AfriqueSub-Saharienne à se développer et à érigerdes États capables de lever l’impôt, combattrela corruption, éduquer leur jeunesse.

Prendre sa part de solidaritéCertains veulent croire qu’il est possible dese barricader derrière des frontières nationales.Mais la France recroquevillée par la peur etla haine de l’autre ne serait plus la France dontnous sommes fiers. Nous ne pouvons laisserla Grèce et l’Italie seules accueillir les réfugiés

au motif qu’elles sont des pays de premièreentrée. Nous avons trop attendu pour leurdémontrer notre solidarité européenne, c’estl’une des raisons de la victoire des populisteset extrémistes en Italie. La question migratoire,au moins aussi fortement que la crise écono-mique, explique les résultats des élections ita-liennes. La France doit démontrer biendavantage qu’elle prend sa part de solidaritéeuropéenne à l’égard des réfugiés qui, par défi-nition, fuient des zones de guerre et ont droità l’asile. Stigmatiser nos voisins n’apporterarien de bon. Quelle Europe ferions-nous sansles Italiens ?

Aucun pays ne peut seul relever le défi desmigrations. Cela appelle a minima des solu-tions européennes. Doter le corps européende 10 000 garde-frontières et garde-côtes, créerune agence européenne d’examen desdemandes d’asile pour qu’un réfugié ait lesmêmes chances de se voir accorder l’asile quelque soit le pays où il postule, anticiper lesmoyens alloués pour renforcer nos frontièreseuropéennes communes. Pour éviter lesdrames des naufragés, après l’épisode malheu-reux de l’Aquarius, Paris et Madrid proposentdes « centres d’accueil fermés sur le territoireeuropéen », mais encore faudrait-il qu’ils ne

soient pas tous en Grèce et en Italie(« pour quelque pourboire  » commele dénonce Matteo Salvini). Et il n’y apas que l’Autriche qui préférerait, plusou moins ouvertement, plus ou moinshonteusement, qu’ils soient dans lesBalkans ou de l’autre côté de la Méditerranée.

L’Allemagne aussi se raidit. La CSU,partenaire de la coalition (Groko) for-gée par Angela Merkel, n’a toujourspas digéré l’accueil par la chancelièredes réfugiés en 2015. Horst Seehofer,devenu ministre de l’Intérieur, a tentéde faire voter au sein de l’intergroupe

CDU-CSU du Bundestag un « Masterplan »visant à renvoyer immédiatement à la frontièreles demandeurs d’asile déboutés des pays voi-sins. Angela Merkel s’y est opposée, cherchantune solution européenne. La CSU, confrontéeà la montée de l’AFD lors des prochaines élec-tions en Bavière, a posé un ultimatum à la chancelière dont le sort ne tient plus qu’à unfil, comme souvent, aux grands moments del’histoire. Comment obtenir en deux semainesce qu’on n’a pu obtenir en une décennie auniveau européen ? Même Angela Merkel necherche plus que des solutions « bilatéralesou trilatérales pour s’entraider, sans toujoursattendre les 28 ».

Mais si le chancelier autrichien, dont le paysprend la présidence de l’Union le 1er juillet, aappelé à un axe dur avec l’Italie et l’Allemagnesur les migrations, quelle cohérence un tel« axe » pourrait-il avoir quand la fermetureunilatérale des frontières d’un pays se ferait audétriment d’un autre, à savoir l’Italie, où lesmigrants seraient alors renvoyés ? Si la solutionest européenne et humaniste, elle devra se faireavec les Européens et non contre eux. �

Anne Macey, déléguée généralede Confrontations Europe

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LES ENJEUX DU BUDGET DE L’UNIONConfrontations Europe a organisé un séminaire à Bruxelles le 19 juin autour de Marc Lemaître,

Directeur général de la DG REGIO à la Commission européenne. Retour avec Anne Macey, déléguée générale,sur les priorités esquissées pour le prochain budget européen.

Le prochain cadre financier plurian-nuel pour 2021-2027 sera le premierbudget à 27. L’impact du Brexit estconsidérable. Le contexte difficiledans lequel se trouve l’Union devrait

inciter nos dirigeants à prendre un peu dehauteur pour s’accorder sur un budget quireflète nos ambitions européennes communesdans un monde perturbé.

Dans ces conditions, le cadre financier plu-riannuel pour 2021-2027 proposé par la Com-mission européenne prévoit un budget en légèrebaisse (1,08 %) pour les 27 à périmètre constant.Les termes de la négociation qui s’ensuivra avecles États membres (qui devront l’adopter àl’unanimité) et le Parlement européen, demeu-rent compliqués, même si les chantres de l’aus-térité budgétaire européenne se sont affaibliscomparé aux exercices passés : Pays-Bas, Suède,Autriche et dans une moindre mesure Dane-mark. L’Allemagne et la France, et a fortiori leRoyaume-Uni, n’en font plus partie.

Ce budget doit aussi faire place aux nou-velles priorités de l’Union. Premier défi pourl’Union : les migrations. La Commission pro-pose de faire passer le corps européen à 10 000garde-frontières fin 2027, de soutenir les Étatsmembres dans le retour des migrants illégauxet d’inclure l’intégration des migrants légauxdans la politique de cohésion. Deuxième prio-rité : les enjeux de sécurité-défense. Il ne s’agitpas de créer une police européenne, mais d’al-

louer un peu plus de moyens à la lutte contrela cybercriminalité et la coopération entreservices de sécurité. Nouveauté : l’accent surla défense (recherche, innovation, dévelop-pement de prototypes) cherche à pousser à lacoopération les industries d’armement euro-péennes.

Troisième priorité : l’approfondissement del’Union économique et monétaire, avec le pro-gramme de soutien aux réformes structurelleset un mécanisme de prêt préférentiel pouraider les États à maintenir l’investissementmême en retournement de cycle : c’est là unembryon de budget de la zone euro proposépar la Commission européenne (hors budgetde l’UE). Le Conseil franco-allemand du 20 juinmise, lui, sur l’option alternative d’un méca-nisme d’assurance-chômage pour la zone euroen cas de choc asymétrique. Quatrième priorité,la jeunesse, avec le doublement d’Erasmus +.Cinquième priorité la recherche, l’innovationet la numérisation, avec le programme HorizonEurope (+ 50 %) et la création d’un instrumentde financement des supercalculateurs et del’intelligence artificielle. L’action extérieure estportée par un agenda migratoire renforcé dansles pays sources des principales migrations.Enfin, « InvestEU » permet deregrouper/mutualiser les instruments finan-ciers, offrant une garantie budgétaire supérieureà celle du Plan Juncker (38 mds€). La Banqueeuropéenne d’Investissement n’est plus la seule

récipiendaire, les banquespromotionnelles de dévelop-pement (type Caisse desdépôts) pouvant en bénéficierdès lors qu’elles coopèrententre elles.Pour la Politique AgricoleCommune, cela se traduit(pour le deuxième pilier desoutien à l’investissement)par une réduction de 13 % àprix constants. La PAC n’apas été repensée pour s’ac-

commoder de prévisibles réductions, et subitune renationalisation partielle qui ne répondpas aux objectifs qui lui sont assignés : stabi-lisation du revenu des agriculteurs et indé-pendance agricole de l’Union. Pour la politiquede cohésion, la baisse de 10 % à prix constantspeut s’expliquer par les progrès considérablesréalisés par nombre de pays d’Europe centraleet orientale (la Lituanie passée de 61 % de lamoyenne de l’UE à 76 %, la Pologne de 57 %à 69 %). Mais les divergences au sein de lazone euro ont été marquées (la Grèce a plongéde 84 % à 69 % pour rejoindre le niveau de laPologne ; l’Espagne et l’Italie ont perdu 10 %).Les écarts internes se sont accentués, de sorteque des parties importantes de la populationvivent dans des régions au-dessous du seuilde 75 % qui permet de bénéficier fortementde la politique de cohésion.

Véritables arlésiennes des exercices précé-dents, trois ressources propres affectées aubudget de l’UE (par opposition aux contribu-tions des États qui l’abondent) sont proposées.Reste à espérer que le Brexit, une attitude plusouverte de l’Allemagne, et le choix proposé(1)

permettent cette fois d’aboutir.Mais faut-il que les États membres trouvent

un accord avant les élections européennes ouaprès, pour des raisons démocratiques ? L’ac-cord franco-allemand sur un budget de lazone euro d’investissement et de stabilisation,même de quelques dizaines de milliards d’eu-ros, pourrait compliquer l’équation : cesmoyens s’ils sont exclusifs pour la zone euro,seraient en concurrence avec ce que les Étatsmembres seront disposés à faire à 27. Toujoursest-t-il que ce compromis franco-allemanddoit être salué chaleureusement, en souhaitantqu’il entraîne nos autres partenaires dans cettedynamique. �Les propos tenus dans cet article n’engagent en rien la Commissioneuropéenne.

Anne Macey, déléguée généralede Confrontations Europe

1) Voir article de Stéphane Saurel.© V

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LA DIFFICILE ÉQUATION DUBUDGET EUROPÉEN

Les discussions autour du budget européen sont toujours mouvementées entre États membres,selon qu’ils sont contributeurs nets ou bénéficiaires nets, alors que les défis sont aujourd’hui encore plus nombreux :

création d’emplois, migrations, changement climatique...

La négociation du cadre financier plu-riannuel de l’Union européenne pourla période 2021-2027 est un temps fortde définition de ce que les Européensveulent faire ensemble ainsi que du

degré d’intégration et de solidarité qu’ils sontprêts à consentir. L’enjeu est d’autant plusimportant que le contexte créé par le retraitdu Royaume-Uni est inédit. Toutefois, le risqueest grand de voir ce moment de vérité sur lespriorités et les objectifs à assigner aux poli-tiques européennes s’embourber. En effet, lesÉtats membres sont avant tout à la recherched’un équilibre soutenable d’un point de vueéconomique, politique et budgétaire dans leursrelations avec l’Union européenne.

Augmenter le potentiel de croissance,de sécurité et de défenseLe 2 mai 2018, la Commission européenne aformulé ses propositions pour le cadre finan-cier pluriannuel de l’Union européenne pourla période 2021-2027, en mettant l’accent surla valeur ajoutée des politiques communes etle financement de biens publics, en particulierpour augmenter le potentiel de croissance, dedéfense et de sécurité de l’Union européenne.

Les besoins de consolidation de la croissanceet de création d’emplois sont encore impor-tants ; les attentats terroristes font peser unemenace constante sur nos sociétés ; l’Europedoit faire face à des crises internationales degrande ampleur, avec des conséquences surson territoire, notamment en termes de migra-tion ; la réalisation des engagements pris pourlutter contre les changements climatiquesrequiert une action vigoureuse. Autant dedéfis à relever et de moyens budgétaires àmobiliser à l’échelle européenne, au momentmême où le départ du Royaume-Uni, contri-buteur net important au financement du bud-get européen, crée un manque à gagner de

l’ordre de 14 milliards d’euros (Mds€) par an.Pour que sa proposition constitue une base

crédible de négociation, la Commission devaitaussi veiller à respecter certains équilibres,notamment entre :• le Parlement européen qui appelle de sesvœux un budget représentant 1,3 % du revenunational brut (RNB) de l’Union européenne,et le Conseil, plutôt enclin à le stabiliser, mêmesi ce terme a des acceptions très différentesselon les États membres, d’où une propositionqui s’établit à 1 135 Mds€ en prix 2018, soit1,11 % du RNB de l’Union européenne ;• les États contributeurs nets, désireux de limi-ter le montant de leur contribution au finan-cement du budget, et les bénéficiaires netssouhaitant maximiser leurs retours au titredes politiques européennes ;• les amis de la Politique agricole commune(PAC), ceux de la Cohésion et ceux de la Com-pétitivité, les deux premières politiques subis-sant dans la proposition de la Commissiondes réductions de 15 et 10 % par rapport aucadre financier actuel, ce qui permet à l’exécutifeuropéen de proposer des augmentations subs-tantielles en matière de recherche, déve -loppement et innovation, de jeunesse,d’envi ronnement et de lutte contre le change-ment climatique, de migration et de gestiondes frontières, de sécurité ainsi que pour lesactions extérieures ;• les partisans d’une réforme ambitieuse dusystème de financement du budget européen(d’où la proposition de créer de nouvelles res-sources propres, assises sur l’impôt sur lessociétés, le produit des enchères de quotas deCO2 et une taxe sur les plastiques non recyclés)et les États soucieux de ne pas voir leur soldenet se dégrader brutalement (d’où une dispa-rition progressive sur cinq ans des mécanismesdérogatoires dont bénéficient certains États) ;• ou encore entre le Nord et le Sud, l’Est et

l’Ouest de l’Europe, avec notamment un ren-forcement des dotations de la politique decohésion au profit des États du Sud, plus dure-ment et durablement touchés par les effets dela crise économique.

À équidistance des critiquesLes critiques à l’égard des propositions de laCommission sont venues de toutes parts. Lescontributeurs nets les plus stricts, à l’instardes Pays-Bas, de la Suède, du Danemark oude l’Autriche, considèrent qu’une Union euro-péenne plus petite devrait avoir un budgetréduit ne dépassant pas 1 % de son RNB. LesAmis de la PAC, emmenés notamment par laFrance, s’insurgent d’une réduction des moyensqui menacerait la viabilité de certaines exploi-tations et ferait perdre à l’agriculture son statutde premier poste de dépenses en même tempsqu’ils redoutent que les nouvelles modalitésde mise en œuvre de cette politique en dimi-nuent la dimension commune.

De leur côté, les Amis de la Cohésioncontestent également une réduction impor-tante des moyens disponibles et un rééquili-brage des dotations au profit des États enpremière ligne, que ce soit face à la crise éco-nomique ou dans l’accueil des réfugiés. Le lienétabli entre le versement des aides européenneset le fonctionnement du système judiciairedes États membres, et donc de l’État de droit,est également une source de clivages et detensions. Enfin, le débat sur les recettes hérisseceux qui redoutent qu’une nouvelle ressourcepropre constitue un pas supplémentaire dansla direction d’une Europe fédérale en mêmetemps qu’il oppose des intérêts contradictoiressur la question des mécanismes dérogatoiresdont bénéficient certains États pour ne pasenregistrer un déséquilibre excessif dans leursrelations avec le budget de l’Union européenne.

Une telle levée de boucliers incite la Com-

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mission à considérer qu’elle est bien parvenueà déterminer le centre de gravité de la négo-ciation. Elle plaide donc pour un accord rapidesur le cadrage budgétaire, de manière à alignerles calendriers budgétaire et institutionnel,avant les élections européennes de mai 2019,et à assurer un démarrage effectif des nouvellespolitiques au début 2021.

Néanmoins, il ne faut pas oublier que cesnégociations sont, en règle générale, longues– deux ans, voire plus – et ne sont concluesqu’au terme de Conseils européens souventhomériques. Le cadre financier requiert eneffet un accord politique à l’unanimité deschefs d’État ou de gouvernement. Sa traductionjuridique prend ensuite la forme d’un règle-ment du Conseil portant cadre financier plu-

riannuel, adopté à l’unanimité après appro-bation du Parlement européen, et d’une déci-sion du Conseil sur le système des ressourcespropres, adoptée elle aussi à l’unanimité maisaprès une simple consultation du Parlementeuropéen. Parallèlement seront égalementnégociées les bases légales sous-tendant lesdifférentes politiques communes.

Cette négociation est à ce point sensibledans le débat politique national que les diri-geants ont besoin de montrer à leur opinionpublique qu’ils ont épuisé toutes les margesde négociation avant d’accepter un compromis.L’idéal européen, empoisonné par la sur -pondération attribuée à la notion de justeretour, n’en sort pas grandi. Pour autant, il estmalheureusement peu probable que les

négo ciateurs échappent à cette réalité et s’af-franchissent totalement des dynamiques tradi -tionnelles propres à ces négociations.

Dans un environnement où les grands para-mètres du budget européen (volume, structuredes dépenses, sources de financement) sontdifficiles à faire évoluer, cinq figures classiquesde la négociation européenne – faire faire,faire plus avec moins, faire mieux plutôt queplus, faire à moins, faire plus tard – pourraientêtre appelées à la rescousse pour faciliter et« habiller » le compromis final. Celui-ci devraaussi être articulé avec la possible créationd’un budget propre à la zone euro, doté defonctions de convergence et de stabilisation,sur lequel le président de la République fran-çaise et la Chancelière allemande ont dégagéun accord de principe.

Le budget européen a toujours servi de faci-litateur, pour favoriser l’acceptabilité par lesÉtats membres et les citoyens de nouvellesavancées de la construction européenne,comme le marché unique, l’euro ou l’élargis-sement. Force est aujourd’hui de constater queles tensions qui s’expriment sur le cadre finan-cier 2021-2027 sont, avant tout, le reflet desdivergences qui existent entre les États membressur le chemin que doit emprunter l’Unioneuropéenne, sur le sens, c’est-à-dire le contenuet la direction, à donner au projet européen.

Aussi difficile soit-il, ce débat sur l’avenirdu budget de l’Union européenne ne doit pasêtre l’apanage de quelques spécialistes habilesà en manier le jargon. Il doit être rendu acces-sible à tous les citoyens, car le budget del’Union n’est pas un budget « pour Bruxelles »mais un budget pour tous les Européens. �

Stéphane Saurel, ancien président du comitébudgétaire du Conseil de l’Union européenne,

ancien directeur de cabinet du Secrétaire d’Étatchargé des Affaires européennes

POUR ALLER+ LOIN

Stéphane Saurela publiéLe budget de l’Unioneuropéenne. CollectionRéflexe Europe,La Documentationfrançaise, mai 2018.

Crédits d’engagement (M€, prix 2018)Total 2014-2020 Total Évolution

(UE27+FED) 2021-2027 (%)

R1. Marché unique, Innovation et Numérique 116 361 166 303 42,9

1. Recherche et Innovation 69 787 91 028 30,4

2. Investissements stratégiques européens 31 886 44 375 39,2

3. Marché unique 5 100 5 672 11,2

4. Espace 11 502 14 404 25,2

R2. Cohésion et Valeurs 387 250 391 974 1,2

5. Développement régional et Cohésion 272 647 242 209 – 11,2

6. Union économique et monétaire 273 22 281 n.s.

7. Investir dans le capital humain,la cohésion sociale et les valeurs

115 729 123 466 6,7

R3. Ressources naturelles et Environnement 399 608 336 623 – 15,8

8. Agriculture et Politique maritime 390 155 330 724 – 15,2

9. Environnement et action pour le climat 3 492 5 085 45,6

R4. Migration et gestion des frontières 10 051 30 829 206,7

10. Migration 7 180 9 972 38,9

11. Gestion des frontières 5 492 18 824 242,8

R5. Sécurité et Défense 5 252 24 323 n.s.

12. Sécurité 3 455 4 255 23,2

13. Défense 575 17 220 n.s.

14. Réaction aux crises 1 222 1 242 1,6

R6. Voisinage et reste du monde 96 295 108 929 13,1

15. Actions extérieures 85 313 93 150 9,2

16. Aide de pré-adhésion 13 010 12 865 – 1,1

R7. Administration publique européenne 70 791 75 602 6,8

Total Crédits d’engagement 1 082 320 1 134 583 4,8Source : Commission européenne / Stéphane Saurel

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COMMERCE : UNE MODERNISATIONEUROPÉENNE QUI TOMBE À POINT

Ne pas céder aux provocations de Donald Trump et faire respecter les règles instituéespar l’Organisation mondiale du commerce (OMC), telle est la légitime démarche de l’Union européenne

qui mène une opportune modernisation de ses instruments de défense commerciale.

Le Président Trump a regrettablementposé les premiers jalons d’une guerrecommerciale internationale en décidantd’ignorer purement et simplement lesrègles de l’Organisation mondiale du

commerce. Sagement, l’Union européenne quitrouve ses fondements dans la règle du droitet qui a traditionnellement été en faveur d’unsystème multilatéral fort, réagit de manièremesurée mais ferme à ces atteintes inacceptablesau regard des règles du commerce international.S’abstraire de ces règles ne ferait que consacrerune approche privilégiant le rapport de forcessur le respect des engagements communs etmettrait en cause le fonctionnement de cetteforme de démocratie internationale que le sys-tème de l’OMC a instauré entre ses membresavec le principe « un pays, une voix ».

Les praticiens de l’OMC connaissent bienles défauts de l’organisation dont l’évolution aété arrêtée à l’état du monde de 1994 : l’OMCne prend pas en compte les change-ments intervenus dans l’économieinternationale, elle exonère tropde pays parvenus à un stadede développementavancé des responsa-

bilités qui devraient être les leurs au sein dusystème, ses règles sont aujourd’hui incomplètespour offrir un cadre parfaitement appropriéau commerce mondial. C’est un chantier delongue haleine qui s’ouvre et la bonne volontéde tous sera nécessaire. Quand on songe à cequ’il est advenu du cycle de Doha, ce n’est pasacquis. Si les pays développés semblent d’accordpour faire front commun face aux provocationsdes États-Unis, les pays émergents restent pourl’instant bien silencieux même si les menacesse font plus précises, tout en étant très actifsentre eux. En attendant, l’Union européennedoit faire valoir ses intérêts, tous ses intérêtsavec fermeté sans pour autant sortir desrègles qu’elle a contribué à établir. C’est ainsi,et seulement ainsi, qu’elle gardera toute lacrédibilité nécessaire pour faire avancer leschoses. Cela implique en particulier uneunité sans faille de tous les États membres

qui la composent.Nous reviendrons

sur la ré formedu systèmeOMC. À cestade, dans laligne de ce quenous avons écritprécédemment surl’évolution de lapolitique commer-ciale de l’Union euro-

péenne(1), il est utile defaire le point sur le corps

de règles « modernisées »dont l’Union européenne

vient de se doter pour défendreplus efficacement son industrie

contre la concurrence déloyale depays tiers. Comme l’a rappelé le pré-

sident de la Commission européenneJean-Claude Juncker, le 7 juin 2018, il per-

met « de relever certains des défis actuels enmatière de commerce international ».

Réforme des instruments antidumpingDepuis le 8 juin 2018, la législation européenneen matière de dumping et de subventions de lapart de pays non membres de l’Union euro-péenne a été modifiée substantiellement pourtoutes les nouvelles enquêtes initiées après cettedate(2). C’est une inflexion qui tranche avec lepassé même si les prémisses d’un changement

étaient apparues avec le rejet despropositions avancées en

2006-2007 par le Britan-nique Peter Mandelson,alors Commissaire euro-péen au Commerce, quiavait initié un projet deréforme des instruments

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

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L’EUROPE MALADE DE SES SOUVERAINISMES

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antidumping et anti-subvention destiné, dansun contexte de globalisation des échanges, àaffaiblir leur utilisation. En 2013, à l’occasiond’une consultation publique sur la modernisationdes instruments de défense commerciale lancéepar la Commission européenne, l’industrie euro-péenne s’est mobilisée en poussant cette dernièreà mieux tenir compte des intérêts industrielsdans sa proposition de législation. Fort de sonnouveau rôle en la matière depuis le Traité deLisbonne, le Parlement européen a largementcontribué à l’enrichissement du texte avec ledépôt de nombreux amendements, et, au total,il aura fallu huit «  trilogues », entre mars etdécembre 2017, pour que la Commission, leParlement et le Conseil parviennent à un accord.

Six avancées majeuresCe texte est évidemment un compromis entredifférentes approches au sein de l’Union euro-péenne. Il faut en retenir les principales avancéessuivantes :• la non-application de la règle du « droit moin-dre » dans toutes les procédures anti-subvention,ainsi que dans les procédures antidumping quifont apparaître des distorsions sur les matièrespremières, résultant notamment d’une inter-vention étatique visant à favoriser l’industrielocale. L’Union européenne était un des raresmembres de l’OMC à octroyer ce type de« cadeau » aux exportateurs en leur permettantd’être assujettis à un droit plus faible que celuiétabli au niveau de ses pratiques déloyales surle marché européen (OMC+) ;• la prise en compte des normes sociales etenvironnementales résultant des accords inter-nationaux dans divers aspects de la procédure.Cette mesure devrait contribuer à mieux refléterle dommage subi par l’industrie européenneen raison des importations déloyales ; • un délai pour mener l’enquête réduit d’unmois pour les procédures antidumping (14 moisau lieu de 15 mois) et des mesures antidumpingprovisoires qui devront être adoptées plus rapi-dement, dans un délai de 7 à 8 mois, au lieude 9 mois ;• un profit cible minimal de 6 % dans tout calculde la marge de préjudice qui permet de mettreen évidence le préjudice subi par l’industrieeuropéenne. L’établissement d’un profit cibleminimal devrait permettre d’obtenir des niveauxde marges de préjudice plus satisfaisants en vued’améliorer la protection offerte à l’industrie ;

• une meilleure assistance aux PME par un ser-vice destiné exclusivement à ces dernières afinde les aider dans leurs démarches pour le dépôtde plainte ou pour participer aux enquêtes afinde faire valoir leurs intérêts ; • une possibilité pour les syndicats de coopérerà la procédure et de déposer des plaintes.

En contrepartie de ces avancées offertes à l’in-dustrie, le nouveau règlement offre davantagede prévisibilité et de transparence aux partiescoopérantes, avec notamment une non-impo-sition des mesures provisoires pendant unepériode de trois semaines à compter de la noti-fication de ces mesures aux parties intéressées.Ainsi, les parties connaîtront désormais en avanceles niveaux des mesures provisoires et ces infor-mations seront consultables publiquement.

Légitimer des actions plus fermesCette modernisation offre à l’Union européennela possibilité de légitimer des actions plus fermescontre des pays qui ne respectent pas les règlesdu jeu du commerce international.

Coïncidence ou non, dans le contexte actueld’une remise en question des règles de l’OMCet d’un Brexit qui modifiera l’équilibre des sen-sibilités dans le cadre du processus décisionnelau sein de l’Union européenne, cette moder-nisation est déterminante pour une Europe quia compris qu’il fallait savoir mieux mesurer sagénérosité sans s’écarter de la règle de droit.

L’Union européenne devrait donc pouvoirdéfendre davantage ses industries et ses emploiscontre des pratiques déloyales de plus en plussophistiquées et difficilement qualifiables au

regard de règles OMC largement dépassées.Cette réforme offre également la perspectivepour des entreprises européennes, assujettiesà des normes sociales environnementales etautres de plus en plus contraignantes et affectantdirectement leur compétitivité, de mieux sedéfendre alors que ces mêmes normes sontrarement respectées par leurs concurrents depays tiers. Cette avancée est d’ailleurs parfai-tement en cohérence avec les lignes adoptéespar l’Union en ce qui concerne la substancedes accords commerciaux qu’elle signera à l’ave-nir avec des pays tiers.

Dans la perspective du « grand déballage »qui se profile à l’horizon, l’Union européenne,qui reste la plateforme d’échanges la plus impor-tante au monde, doit saisir l’opportunité quilui est offerte par la modernisation de ses ins-truments de défense commerciale pour rappelerfermement à ses partenaires commerciaux savision de la régulation des échanges, de l’orga-nisation d’un monde interdépendant et du res-pect des règles négociées. �

Hervé Jouanjean, vice-président de ConfrontationsEurope, Of Counsel Cabinet Fidal et ancien

directeur général à la Commission Européenne etMarie-Sophie Dibling, avocat associé Cabinet Fidal

1) Hervé Jouanjean, «  Politique commerciale de l’Union européenne  »,Confrontations Europe n° 120, janvier-mars 2018, p. 18.2) Règlement (UE) 2018/825 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018modifiant le règlement (UE) 2016/1036 relatif à la défense contre les impor-tations qui font l’objet d’un dumping de la part de pays non membres del’Union européenne et le règlement (UE) 2016/1037 relatif à la défensecontre les importations qui font l’objet de subventions de la part de paysnon membres de l’Union européenne, JOUE L143, du 7 juin 2018, pp. 1-18.

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FISCALITÉ

L’URGENCE D’UNE RÉFORME DELA FISCALITÉ EN EUROPE

Le 25 avril 2018, Confrontations Europe et l’Institut Friedland ont organisé une conférence pour débattrede l’avenir de la fiscalité en Europe dans un contexte mondialisé. Retour sur les échanges de la journée.

La coexistence de 28 systèmes fiscauxdifférents au sein de l’Union euro-péenne s’est traduite par une concur-rence fiscale âpre entre les Étatsmembres, chacun cherchant à attirer

les entreprises sur son territoire. La politiquefiscale attractive menée par un Royaume-Unien vue du Brexit et la réforme fiscale améri-caine mettent également l’Europe fiscale souspression. La transformation numérique deséconomies pose par ailleurs de nombreuxdéfis à des systèmes fiscaux développés pourdes activités économiques dites « tradition-nelles ». Ce contexte révèle les limites du cadrefiscal européen actuel et l’urgence d’une révi-sion profonde.

Les pistes pour faire évoluerla fiscalité des entreprisesAprès un rappel du contexte et des enjeux,David Bradbury, responsable de la Politiquefiscale et de la division Statistiques de l’OCDEet Gaëtan Nicodème, en charge de l’Unitéd’analyse économique de la direction généraleTaxation et Union douanière de la Commis-sion européenne, ont exposé les pistes envi-sagées par leurs institutions respectives pourfaire évoluer la fiscalité des entreprises.

L’OCDE a été mandatée par le G20 deSaint-Pétersbourg en 2013 pour contrer lespratiques de BEPS (“Base erosion and profitshifting”) et remettre les standards interna-tionaux en phase avec le nouvel environ -nement économique mondial. Ce travailmise avant tout sur une plus grande trans-parence et se traduit progressivement auniveau européen (directives ATAD) et auniveau national (reporting pays par pays enFrance, par exemple).

De son côté, la Commission européenne arelancé le projet d’assiette commune consolidéeà l’impôt sur les sociétés (ACCIS) pour har-moniser les règles permettant de déterminer

le résultat imposable d’une société au sein del’UE et compenser ses pertes et profits enEurope.

Harmonisation... et consolidation ?Parmi les différents scénarios possibles pourl’Europe fiscale, les échanges de la journéeont montré un large consensus en faveur del’ACCIS avec les deux « C », la consolidationdevant permettre de renforcer le marché com-mun et d’améliorer la compétitivité des entre-prises. En effet, l’ACIS sans la consolidationne permettrait pas de résoudre la questiondes prix de transfert en Europe, même si laconcurrence fiscale ne s’arrête pas aux fron-tières de l’Europe, comme l’a rappelé Alfredde Lassence, directeur fiscal d’Air Liquide.

Selon Paul Tang, député européen et rap-porteur de la directive ACIS, seule l’ACCISavec la consolidation introduit un véritablechangement de paradigme, pouvant ainsi offrirun second souffle aux entreprises.

Patrick de Cambourg, président de l’Autoritédes normes comptables, a souligné que l’ACCISpermettrait notamment « une convergence dumanagement et des systèmes de reporting »,donc des économies pour les entreprises. Àtitre d’exemple, Sune Hein Bertelsen, repré-sentant la Confédération des industries duDanemark et membre de Business Europe, aindiqué que les entreprises danoises dépen-saient actuellement 2 milliards d’euros par anen coûts de mise en conformité fiscale !

Alain Lamassoure, député européen, rap-porteur de la directive ACCIS, a insisté surl’urgence d’avancer sur ce dossier : s’il s’enlise,l’Europe risque de rater cette opportunité...

Pour Wendelin Staats, chef d’Unité au seindu ministère des Finances en Allemagne,l’adoption de l’ACIS est le meilleur moyenpour atteindre l’ACCIS. Grégory Abate, direc-teur au sein du département de politique fis-cale à la DGFiP, a indiqué que la France et

l’Allemagne étaient d’ailleurs très proches deconclure un accord sur ce dossier.

Adapter la fiscalité aux enjeux du numériqueMais le défi n’est-il pas aussi lié à l’économiedu numérique ? C’est pour répondre à cet enjeuque David Bradbury a présenté l’état des travauxde l’OCDE qui a publié, en mars 2018, un rap-port intermédiaire intitulé “Tax Challenges Ari-sing from Digitalisation” proposant des réformesà l’horizon 2020. La Commission européennes’est également saisie du sujet, comme l’a rappeléGaëtan Nicodème, avec les deux propositionsde directive présentées le 21 mars 2018 (taxede 3 % sur les services numériques et notionde présence numérique significative).

Eelco van der Enden, président du groupede politique fiscale au sein d’AccountancyEurope, est revenu sur la proposition de taxede 3 % : est-elle la réponse adaptée aux enjeux ?Selon Stéphane Pallez, présidente de la Fran-çaise des Jeux, il ne peut s’agir que d’un pointde départ... En revanche, pour Maria Volanen,présidente de la commission fiscale au seinde Digital Europe, les mesures ciblées sur lesentreprises du numérique sont inadaptéesdans la mesure où le numérique se diffusepartout, quelle que soit la taille de l’entrepriseet son secteur d’activité.

Pour clôturer les débats de la journée, PierreMoscovici, commissaire européen pour lesAffaires économiques et financières, la fiscalitéet les douanes, a réaffirmé son attachementau projet d’ACCIS avec la consolidation, et aajouté : « Pour avancer sur ces enjeux majeurs,la stratégie se doit d’être collective ». �

Delphine Siquier-Delot, analyste senior àl’Institut Friedland et Valérie Bauer-Eubriet,

responsable Communication de l’Institut Friedland

Des vidéos de la conférence  sont en ligne surwww.institut-friedland.org

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FISCALITÉ

l’acheminement, l’entreposage et la distributionde biens, activités exercées dans tous les Étatsmembres de l’UE mais qui échappent souventen tout ou en grande partie aux taxes qui ysont applicables.

Atteindre les ciblesIl est évidemment important de ne pas setromper de cible, ou plutôt d’atteindre toutesles cibles visées. La proposition de taxe surle chiffre d’affaires de certains services enligne est, de ce point de vue, à la fois impar-faite et incomplète, donc inévitablementprovisoire.

Sa mise en œuvreéventuelle ne devrait entout état de cause pasrepousser, comme tropsouvent, la rechercheactive d’une solutionpérenne fondée sur unerépartition des profitstaxables entre différentspays au moyen d’une cléobjective, simple et sur-tout non manipulable.D ’ i m p o r t a n t e sréflexions sont menéesen ce sens par l’OCDE

(BEPS), par la Commission européenne (direc-tive ACCIS et notion d’« établissement stablenumérique »(2)).

Il est par ailleurs crucial que tous les opé-rateurs actifs sur le marché européen soientredevables de cette taxe provisoire si elle venaità être mise en place, et s’en acquittent effec-tivement, quel que soit leur pays d’établisse-ment. Il serait paradoxal et contre-productifque cette imposition pèse sur les seuls – ethélas peu nombreux – champions européensde la nouvelle économie, avec pour consé-quence de renforcer les déséquilibres existants

Les défis posés par la numérisation del’économie et de la société sont multi-ples et chacun peut constater au quotidien leur variété sans cesse renou-velée, sous le double effet de l’inno-

vation galopante et de l’extension du champdu numérique. Ils n’épargnent rien ou presque,bouleversent schémas de création de valeur,marchés économiques et comportementssociaux, et remettent en question la régulationet ses modes d’intervention toujours en retard,souvent dépassés.

Cette numérisation tous azimuts ne ménagepas davantage la fiscalité. Si celle-ci a toujourspeiné à appréhender lesactivités dématérialiséeset les prestations à dis-tance, pour l’opinionpublique elle échouetotalement à contrer lespratiques des « passa-gers clandestins dumonde contempo-rain »(1), qui vont del’optimisation à l’éva-sion fiscale.

Face à ces enjeux, lessolutions proposées parla Commission Junckersont inspirées par le concept de « level playingfield », visant à réparer les ruptures et les iné-galités créées par la nouvelle économie. Il s’agitde restaurer une concurrence loyale dans leMarché Unique du Numérique et, dans ledomaine fiscal, de faire contribuer normale-ment les géants du net à la solidarité sur lesterritoires où ils créent cette valeur, alors queleurs profits sont souvent rapatriés dans desparadis fiscaux.

Une part importante de l’activité de cesacteurs repose par ailleurs sur des pans entiersde l’économie réelle, comme, par exemple,

et la concurrence déloyale des acteurs inter-nationaux.

L’objectif de mise en place d’un nouvel ordrefiscal mondial, dont participent ces différentesinitiatives, ne devrait pas faire oublier la néces-sité pour l’UE de réviser sa position pour lemoins clémente à l’égard de certains paradisfiscaux nichés en son sein. Cette attitudecontribue au développement effréné du forumshopping, et conduit à une situation extrêmedans le secteur régulé au niveau national desjeux d’argent en ligne, pour citer un exemplepeut-être moins connu.

De fait, le plus petit État membre et marchéde l’UE a accordé le plus grand nombre delicences de jeux d’argent en ligne, soit plus de450. À titre de comparaison, la France et l’Italien’en délivrent que 30 à 50... , Or nombre d’opé-rateurs établis à Malte, dont les effectifs pour-raient croître, avec le transfert, dans laperspective du Brexit, d’opérateurs, aujourd’huibasés à Gibraltar, et qui proposent l’essentielde leurs services aux résidents d’autres Étatsmembres, ne sollicitent pas les autorisationsexigées pour ce faire par les législations natio-nales. Ils échappent ainsi au contrôle des auto-rités locales, et représentent une concurrencedéloyale. En effet, ils se dispensent de payerles taxes indirectes sur les jeux et n’assumentpas le coût de la mise en conformité de leuroffre avec les règles de protection des consom-mateurs applicables dans les pays de destina-tion de leurs services. �

Stéphane Pallez,PDG de la Française des Jeux

1) Discours sur l’Europe du président dela République Emmanuel Macron prononcé en septembre dernier à la Sorbonne.2) Cf. article d’Alain Lamassoure danscette même Revue, p. 18.

Les solutions proposéespar la Commission

Juncker sont inspiréespar le concept

de « level playing field »,visant à réparer

les ruptures et les inégalitéscréées par

la nouvelle économie

TAXATION DU NUMÉRIQUE : VERSUN NOUVEL ORDRE FISCAL MONDIAL ?

Dans le contexte d’une numérisation accrue de l’économie, la lutte contre la concurrence déloyale s’impose.Il convient de s’assurer que les opérateurs payent leurs taxes dans les pays

dans lesquels s’exerce leur activité. Le secteur des jeux n’échappe pas à cette règle.

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FISCALITÉ

FISCALITÉ ET NUMÉRIQUE :AU TOUR DES ÉTATS MEMBRES !

Repenser la fiscalité à l’heure de la dématérialisation de l’économie apparaît comme un impératif majeur.Le Parlement européen plaide pour la notion d’« établissement numérique stable » dans le cadre des discussions

sur l’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS).

Uune situation ubuesque : notrecadre actuel de l’impôt sur lessociétés date de 1949... Presque70 ans, trois générations, que nousbricolons la fiscalité. Et que de bou-

leversements nos économies ont connudepuis, et qui ne cessent de s’accélérer. Plusencore que l’économie numérique, la déma-térialisation de l’ensemble de l’économie aachevé de mettre en évidence l’obsolescencede notre système fiscal.

Le principe de la territorialité de l’impôt,qui gouverne ce système, s’appuie sur le prin-cipe d’établissement stable au sein d’un pays.Cet établissement stable suppose une présencephysique conséquente, héritage de l’époquedu brick and mortar, époque à laquelle l’activitééconomique était intrinsè-quement liée à cette pré-sence physique.

Or, sous l’effet de ladématérialisation de l’éco-nomie, les administrationsfiscales se sont retrouvéesconfrontées à une multi-plication des situationsdans lesquelles des entreprises ayant leur siègeà l’étranger sont à la fois actives sur leur ter-ritoire sans pour autant que cela ne se maté-rialise par une présence physique. Impossible,en l’état actuel des lois fiscales, de qualifierl’établissement stable. En résulte une situationabsurde : ces structures, réalisant des profitscolossaux et trouvant dans certains pays leursplus gros marchés, peuvent y opérer sans ypayer un centime d’impôt.

Cette faille, plutôt que d’être corrigée parune réforme concertée à l’échelle internatio-nale, ou même européenne, a jusqu’àaujourd’hui été exploitée sans vergogne. DesÉtats pirates ont ainsi fait de ce dévoiement

des règles fiscales le cœur de leur businessmodel, en offrant aux entreprises un cadre fis-cal extrêmement avantageux fondé sur le lientout à fait artificiel de la présence physiquematérialisée par la présence de leur siège social.Pire encore, cela a donné lieu à une insoute-nable concurrence au sein même de l’Union,entre États supposément partenaires, au méprisdu principe de coopération sincère censé sou-tenir leurs relations.

Repenser l’établissement stableL’enjeu auquel nous confronte le numériqueest donc le suivant : comment établir la présenceéconomique d’une entreprise sur un territoiresans qu’elle y soit physiquement présente ?

C’est ainsi qu’intervient la notion d’« éta-blissement stable numé-rique ». Il ne s’agit pas,contrairement aux pro -positions de taxation dunumérique récemmentfaites par la Commission,de taxer le chiffre d’af-faires des géants du sec-teur. Un tel impôt non

seulement contrevient au b.a.-ba des principesde la fiscalité internationale, qui veut que l’onne taxe pas les recettes mais les bénéfices,mais, qui plus est, se trouvera répercuté direc-tement sur les clients de ces mêmes entreprises,ce sont eux qui paieront in fine la note.

L’établissement stable numérique entendà l’inverse intégrer les activités entreprisesnumériquement par toutes les sociétés,quelles qu’elles soient, dans la déterminationde leur lieu d’imposition. Il ne s’agit doncpas de créer un nouvel impôt, mais en unsens d’adapter le cadre général actuel auxnouvelles formes de création de valeurcontemporaines. Plusieurs critères peuvent

être envisagés : nombre de clients numé-riques, volume des données personnelles col-lectées, nombre de clics, etc.

Le Parlement européen a, à cet égard, jetéun colossal pavé dans la mare en devançanttoutes les institutions internationales. Dans lecadre de la réflexion sur l’assiette communeconsolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS),ce dernier a poussé la réflexion en intégrant lanotion d’établissement stable numérique autexte.

Le Parlement a ainsi fait le choix du longterme et de la réflexion de fond, plutôt quecelui du cosmétique et de l’effet d’annonce.C’est une véritable révolution de notre cadrefiscal qui s’opère : au même titre que les actifsimmobiles, l’activité numérique d’une entre-prise dans un État membre justifiera que sesbénéfices y soient proportionnellement taxés.

Ainsi, l’Europe mettrait fin à une concur-rence fiscale malsaine qui sape les fondementsde son union économique et la gangrènedepuis déjà trop longtemps. Chaque État mem-bre se verrait ainsi restituer une part du gâteaufiscal qui lui est dû.

Plus encore, elle constituerait un formidablesignal adressé aux citoyens et autres petitspatrons européens, las de voir les multinatio-nales parvenir, avec la complaisance de certains,à échapper à l’impôt, alors que la pression fis-cale s’accroît sur eux.

Chacun ressortirait gagnant de l’aboutisse-ment de ce projet : il nereste donc plus que lesÉtats membres s’en sai-sissent. �

Alain Lamassoure, députéeuropéen (groupe du Parti

populaire européen –Démocrates-Chrétiens)

Il s’agit d’adapterle cadre général actuelaux nouvelles formesde création de valeur

contemporaines

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NUMÉRIQUE

Pour comprendre ces valorisations, il nefaut pas se poser la question de savoir si ellessont justifiées par les profits futurs, mais réa-liser que l’équation a été inversée : la financedonne à ces entreprises les moyens « d’acheterle monde » et d’établir des monopoles qui jus-tifieront, une fois établis, les valorisations. Cen’est pas parce que l’entreprise est un monopoleaujourd’hui que le financier la valorise depareille façon mais parce que le financier lavalorise à ce niveau qu’elle pourra devenir unmonopole.

Augmentation des prixLes cours de Bourse de ces entreprises nousdisent deux choses : d’abord qu’elles sont entrain de construire, chacune sur leur marché,des monopoles et qu’elles augmenteront leursprix de façon très importante lorsque cesmonopoles seront établis ; ensuite que lesinvestisseurs ne croient pas à la réaction desautorités de la concurrence.

Leurs valorisations « hors de proportions »dotent ces entreprises d’une monnaie – leurpropre action – qui leur confère un avantagedécisif pour acquérir leurs concurrents. Lesexemples sont légion, de l’acquisition d’Ins-tagram par Facebook en 2012 (qui n’avaitque deux ans d’existence et employait 13 sala-riés à l’époque) pour 1 milliard de dollars

ET SI ON ÉCOUTAIT CE QUENOUS DISENT LES COURS DE BOURSE

Qu’on évoque les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber)ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), les géants du numérique bénéficient tous

d’une valorisation boursière hors normes. Comment l’expliquer ? Et quels en sont les risques ?

La rencontre entre le mondede la finance et celui desentreprises numériques àvocation globale est entrain de changer la façon

dont l’économie mondiale fonc-tionne. En substance, les investis-seurs donnent aux géants dunumérique les moyens de créerdes monopoles mondiaux qui jus-tifieront a posteriori les valorisa-tions « hors normes » qui sont lesleurs aujourd’hui.

Quand il valorise une société, le monde del’investissement traditionnel décide du prixqu’il est prêt à payer compte tenu des pers-pectives économiques de l’entreprise consi-dérée. De nombreuses méthodes existent pource faire et aucune d’elles ne peut prétendreêtre une science exacte, mais elles partagenttoutes le dénominateur commun de mettreune valeur présente sur des perspectives éco-nomiques futures. Cette approche n’est pascelle utilisée pour l’évaluation des géants dunumérique.

Regardons les valorisations accordées à cesentreprises par la Bourse : 950 milliards de $pour Apple ; 820 milliards de $ pour Amazon ;780 milliards de $ pour Google/Alphabet oupour Microsoft ; 540 milliards de $ pour Face-book ; 520 milliards de $ pour TenCent oupour Alibaba...

Prenons l’exemple d’Amazon. Le géant ducommerce en ligne affiche une valorisationboursière représentant, peu ou prou, 270 foisses bénéfices annuels et 4,2 fois son chiffred’affaires. Dans le monde de la finance tradi-tionnelle, une société générant un profit de3 milliards de dollars pourrait valoir, selon sesperspectives de croissance, entre 40 et 90 mil-liards de dollars. Mais Amazon vaut... 820 mil-liards : l’ordre de grandeur n’est pas le même.

au rachat de GitHub par Micro-soft en juin 2018 pour 7,5 mil-liards de dollars. Ce phénomèneparticipe à plusieurs titres d’unedynamique monopolistique  enfaveur des géants du numérique.Les acquisitions, même à prix éle-vés, leur coûtent peu en réalité(GitHub, la plus grande biblio-thèque de code du monde, a puêtre achetée par Microsoft avecmoins de 1 % de ses actions), ce

qui leur permet d’évincer aisément d’éven-tuels acquéreurs concurrents qui ne possè-dent pas le même avantage. De plus,l’absorption systématique des concurrentsémergeants permet de construire des mono-poles que rien ne semble pouvoir arrêter.Ainsi Microsoft, dont la puissance est liée àsa domination du monde des logiciels pro-priétaires, prend par l’acquisition de GitHubune position dominante dans le monde dulogiciel libre. Amazon, forte de sa prépon-dérance dans le monde du e-commerce et ducloud, s’attaque désormais à la finance, à laculture, à l’intelligence artificielle et au mar-ché des droits du football...

Cette dynamique est économiquementnéfaste : les consommateurs en paieront unjour le prix, la libre concurrence en pâtira etl’entrepreneuriat sera écrasé. Sans parler dela perspective de développement d’un mondeorwellien.

Quand il rencontre une entreprise à ren-dements croissants, le financier devient mono-poliste et cela nuit au bon fonctionnement del’économie et de la société. Les autorités de laconcurrence devraient peut-être écouter ceque leur disent les cours de Bourse. �

Thierry Philipponnat, directeur de l’Institut Friedland

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NUMÉRIQUE

L’émergence des GAFA et des grandesentreprises technologiques a permisde rappeler toute la valeur qu’il estnécessaire d’accorder à la donnée.Dès 2006, on assimilait son rôle dans

la révolution numérique à celui du pétrole aucours de la révolution industrielle. On évoquaitl’extraction de la donnée brute et les méthodespour la « raffiner » puis l’exploiter... Tout celava désormais en s’accélérant, car à la différencedes énergies fossiles, la donnée est une sourceintarissable. Avec l’internet des objets en par-ticulier, chaque fait, chaque geste, devientsynonyme d’encore plus d’informations. Lesobjets connectés devraient ainsi contribuer àfaire doubler la taille de l’univers numériquetous les deux ans.Pourtant, transmettre une donnée confiden-tielle à une entreprise privée ou à un tiers n’estpas un phénomène nouveau. Pensons à toutesles informations personnelles que l’on transmetà son banquier, son médecin, son avocat...

Mais si, hier, l’information était envoyée defaçon éparse, elle se concentre aujourd’huidans les mains d’une poignée d’entreprises.Et, la variété de la nature des données estextrêmement large : centres d’intérêts, com-portements de consommation, orientationpolitique ou religieuse, données médicales oufinancières, géolocalisation indiquée en tempsréel, etc.

Manne d’informations confidentiellesTout cela est désormais centralisé et agrégéchez quelques sociétés seulement. Outre l’er-gonomie parfaitement pensée et la qualité duservice rendu, le modèle économique de cesentreprises repose largement sur la gratuité.C’est notamment par ce moyen que ces entre-prises obtiennent le consentement de l’utili-sateur, voire sa frénésie, et parviennent àcollecter une manne d’informations confi-dentielles. La phrase devenue culte – « Lorsquec’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » –

suscite toutefois toujours cette même réactiond’insouciance – « Qu’importe, je n’ai rien àcacher ! » – balayant ainsi d’un revers de maintoute la gravité que ce pacte suppose.

Cette gravité relative à la donnée est plusou moins discutée à travers les différentsdébats d’aujourd’hui relatifs à l’influence desGAFA, et bientôt des BATX. Quatre types desujets sont largement traités. Il s’agit de sujetstechniques et bien précis, et tous sont en voied’être résolus. Le premier, c’est bien sûr la pri-vacy et les risques liés à l’exploitation des don-nées à des fins commerciales ou politiques.Nous le savons, l’enjeu du traitement des don-nées concerne aussi l’amélioration des algo-rithmes et l’optimisation des modèlesprédictifs. Nous convergeons vers des servicestoujours plus individualisés, qu’il s’agisse deciblage marketing ou de médecine person-nalisée. Toutefois, si l’affaire Snowden n’a paseu l’impact attendu concernant une quel-conque évolution dans le comportement des

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LES GAFA OULE PÉRIL DÉMOCRATIQUE ?

Privacy, fiscalité, abus de position dominante, enjeu démocratique : Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi reviennent pour nous sur les défis posés par les GAFA.

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NUMÉRIQUE

utilisateurs, il semblerait que l’affaire Cam-bridge Analytica ait permis une prise deconscience ponctuelle et collective des dérivespossibles du traitement des données de masse.La réglementation évolue progressivementelle aussi, en Europe essentiellement, avecl’entrée en vigueur du Règlement Général surla Protection des Données depuis le 25 maidernier.

Ensuite, il y a le sujet de la fiscalité et destechniques d’optimisation largement pratiquéespar les entreprises numériques. On a tous entête ces différentes amendes infligées parquelques pays, européens ou pas, à l’encontrede certains géants de la tech. La Commissioneuropéenne et l’OCDE semblent eux aussibien décidés à poursuivre leurs efforts pourfaire évoluer les règles actuelles, et tout celadevrait se résoudre dans un avenir procheavec une remise à niveau de la fiscalité inter-nationale et une prise en compte des caracté-ristiques propres à l’univers du numériquedans le calcul de l’imposition.

Impossible maîtrise de notre avenirtechnologiqueLe troisième type de débat, ce sont les accu-sations de pratiques commerciales abusiveset l’abus de position dominante envers lesGAFA et les autres big techs. Comme pour lafiscalité, la Commission européenne et sacommissaire à la Concurrence, MargretheVestager, suivent ce dossier de près, et déjà,n’hésitent pas à infliger de lourdes amendesen attendant qu'une évolution réglementairese mette en place. En juin 2017 par exemple,la pénalité infligée à Google s’était élevée àhauteur de 2,42 milliards d’euros. La raisonconcernait un abus de position dominante dumoteur de recherche « Google Search » accuséde favoriser le comparateur de prix « GoogleShopping », une pratique évidemment jugéeillégale et déloyale au regard des règles de laconcurrence de l’Union européenne. Enfin,le dernier sujet, largement traité lui aussi,concerne tous les débats liés aux fake news etaux risques de manipulation de l’information.

Cependant, un cinquième sujet est totale-ment absent de nos réflexions : pour la pre-mière fois de notre histoire, nos sociétésdémocratiques semblent incapables de maî-triser leur avenir technologique. C’est pourtantprécisément ce sujet qui devrait retenir toute

notre attention. Comment en sommes-nousarrivés là ? Il semblerait que, depuis la crisefinancière de 2008, le monde soit devenu per-plexe. Il a enfin pris conscience des grandescontraintes auxquelles il doit faire face : levieillissement démographique, le ralentisse-ment des gains de productivité, l’explosiondes inégalités, la finance non maîtrisée... L’en-vironnement politique est marqué un peupartout dans le monde par la montée desextrémismes et du populisme. Et dans cetenvironnement si fragmenté, les États sontdésormais dans l’impossibilité de définir toutenouvelle trajectoire. Face à ce vide politique,on a vu apparaître certains gourous et patronsde grandes sociétés technologiques qui se sontsubtilement emparés d’une place qui était àprendre... Il n’y a qu’à les écouter décrire ceparadis terrestre, cet Eden technologique, danslequel il serait possible de créer des villes autonomes sur Mars, repousser les limites dela mort et faire de l’homme un surhommeaux capacités augmentées. Qu’il s’agisse d’en-treprises spécialisées dans le numérique, legénie génétique, l’énergie ou le transport spa-tial, ces nouveaux prophètes technologiquesdessinent pour nous le monde qu’ils veulentpour eux.

On pourrait penser que les grandes entre-prises numériques se distinguent dans l’his-toire économique moderne par leur puissancetechnologique, finan-cière ou politique. Maisla situation que nousvivons n’a en fait riend’original... Déjà dans lepassé nous avons connudes entreprises auxcaractéristiques simi-laires en termes de tailleet d’influence. La nouveauté réside en réalitédans le projet sociétal que dessinent et impo-sent ces entreprises technologiques. Les dis-cours des patrons de la Silicon Valleytémoignent bien de cet espoir naïf quiexplique comment les contraintes humainesseront surmontées par le progrès techniqueet la science. Si l’on s’appuie sur certainestechnologies dites «  de rupture  », on peutd’ailleurs s’apercevoir du caractère si parti-culier et dangereux du système de valeursvers lequel ces entreprises nous dirigent. Parexemple, l’intelligence artificielle suppose un

risque d’aliénation ; le big data traduit unedisparition progressive du libre arbitre ; etsurtout le génie génétique réveille la tentationpour l’homme de devenir un homme-dieu etde tendre vers l’immortalité.

Finalement, on peut estimer que la consé-quence ultime du consentement passif etgénéralisé à devenir un produit en échangede la gratuité d’un service relève d’une gravitébien plus profonde que celle initialement ima-ginée. La donnée ne relève plus d’un simplesujet de confidentialité ou de ciblage marke-ting, elle concerne notre liberté et son avenir.Bien entendu, notre position ne consiste pasà rejeter le progrès technique, les GAFA etbig techs ont à leur tête des innovateurs etindustriels exceptionnels. Mais le fait d’êtreinnovants n’autorise pas des entreprises pri-vées à tracer la route de l’humanité. Ce n’est

tout simplement pas leurrôle. Et si aujourd’hui,nos sociétés démocra-tiques semblent incapa-bles de maîtriser leuravenir technologique,c’est à la réf lexionhumaine et collective, etdonc politique, de

reprendre le dessus pour définir l’avenir denotre liberté. Bien sûr, chaque innovationtechnologique fait l’objet de beaucoup d’es-poirs. Mais chacune d’entre elles suppose aussides débats économiques et philosophiquesque nous devons aborder. À nous de conver-ger vers un monde plus apaisé qui aura lavertu de redonner au politique tout son rayon-nement et sa capacité à se projeter dans unavenir construit par et pour les hommes. �

Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi,économistes

À LIRE

L’avenir de notreliberté  : Faut-ildémanteler Google…Et quelques autres  ?

De Jean-HervéLorenzi et MickaëlBerrebi, éditionsEyrolles, juin 2017.

La nouveauté résideen réalité dans le projetsociétal que dessinent etimposent ces entreprises

technologiques.

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NUMÉRIQUE

Ces dix dernières années, le dévelop-pement de l’électronique et de latechnologie numérique dans lesdomaines de la communication etdu stockage a radicalement renforcé

le besoin d’améliorer la protection des donnéespersonnelles. L’entrée en vigueur du RGPD,au bout de sept années de délibérations et depréparation, était donc absolument essentielle.Au cours de notre travail sur ce texte au Par-lement européen, auquel j’ai participé active-ment, nous avons parfois eu l’impression quenous ne parviendrions jamais à rattraper l’évo-lution de la technologie et de la cybercrimi-nalité. C’est ce qui m’a incité à défendre uneapproche plus souple que j’ai appelée « smartLegislation »(1) permettant une mise à jourplus rapide de textes comme le RGPDpour rester au fait des chan-gements dans les comporte-ments sociaux et commerciaux,et s’y adapter. Depuis que je suisrentré au Royaume-Uni en 2016pour devenir législateur domes-tique au sein de la Chambre desLords, j’ai de nouveau prôné uneapproche plus moderne et plus flexible denos lois et de notre processus législatif natio-nal. J’espère que nos collègues de l’UE finirontpar adopter la même approche.

Quels ont été les effets de lanouvelle réglementation à ce jour ?Afin d’anticiper les nouvelles règles et amendes,nos entreprises, petites et grandes, se sontempressées d’obtenir le consentement desclients et des consommateurs, et leur ontgaranti que leurs données seront traitées ettenues à jour comme il se doit. Vous avezsûrement tous reçu comme moi d’innombra-bles courriers, e-mails et autres messages nousdemandant si nous étions satisfaits du niveaude sécurité de nos données détenues par destiers, ou décrivant au minimum la manière

Mais ensuite ? Est-ce juste le « calme avantla tempête » ? Des associations de consom-mateurs ou des « militants de la protectiondes données » sont-ils en train de monter desdossiers à l’encontre de grandes entreprisespour tester les nouvelles lois ? J’espère quenon, mais c’est possible.

Dans notre monde en mutation rapide, etmême sans ma «  législation intelligente  »,nous allons devoir réexaminer régulièrementces réglementations afin de nous assurer queles dispositifs de protection prévus corres-pondent toujours aux modalités de collecteet de conservation des données. Personne ne

devrait pouvoir tirer profit de nosdonnées personnelles sans notre auto-

risation, et j’espère que nous avons aumoins pu freiner cette tendance.

Il était plus que tempsqu’un règlement indispensa-ble comme le RGPD entre envigueur. Il a vraiment été trèscompliqué à mettre au point.

Je ne participerai pas (ni leRoyaume-Uni malheureuse-

ment, j’en ai bien peur) au prochainremplacement de la loi britannique

modifiant le règlement relatif à la vieprivée et les communications électro-

niques de 2003 (Privacy and Electronic Com-munication Regulations, PECR) qui estmaintenant envisagé par l’UE ; le processussera sûrement encore plus compliqué que pourle RGPD, mais tout aussi nécessaire à mesureque les années passent. �

Lord Kirkhope of Harrogate, député européen(1999-2016), porte-parole conservateur

à la Commission de la justice et des libertésciviles (LIBE) et shadow rapporteur sur le RGPD,

ancien député et ministre de l’Intérieurdu Royaume-Uni, avocat

1) Législation intelligente

dont ces informations sont conservées et lesmoyens de recours mis à notre dispositionpour remédier à un abus éventuel. Nous avonsdû apprendre à gérer les messages chiffrés etun nombre plus important que jamais de motsde passe, ce qui a évidemment posé quelquesproblèmes, notamment aux citoyens plus âgés

ou aux personnes moins« douées » en infor-

matique. Cettefrénésie

commence à « se tasser », et les nominationsde préposés nationaux à la protection des don-nées et de leurs équipes ont été finalisées.Toutes les entreprises ont désigné leur déléguéà la protection des données. Personne (dumoins, au Royaume-Uni) ne s’est encore vuinfliger une amende, et nous allons devoirpatienter pour voir si (et quand) des sanctionsdraconiennes commenceront à être appliquéesen cas d’utilisation abusive des données. Jusqu’àprésent, c’est une approche plus douce et prag-matique qui prévaut, comme certains d’entrenous l’ont recommandé, en particulier auxpremiers stades de la mise en application.

RGPD : LE CALME AVANT LA TEMPÊTE ?Le 25 mai dernier, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en vigueur après

plus de sept années de débats au Parlement européen. Le principe en est simple et rassurant :l’utilisation des données personnelles est soumise au consentement de la personne concernée.

Et des sanctions pourront être prononcées à l’encontre des entreprises qui ne respecteraient pas le texte.

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DÉFENSE

DÉFENSE EUROPÉENNE  :L’IMMENSE DÉFI DE L’APPROPRIATIONAprès des années de demi-succès, voire de vrais reculs, les enjeux de défense connaissent de véritables progrès au seindes institutions de l’Union européenne. Mais ces programmes doivent être portés par une véritable stratégie politique.

Les questions de défense et d’armementsortent enfin des limbes européens,dans lesquels elles étaient plongéesdepuis plusieurs années. En l’espaced’un an et demi, en effet, trois projets

majeurs, qui changent radicalement l’universde la défense européenne, ont vu le jour : lelancement de la coopération structurée per-manente (PESCO), la mise en œuvre d’unprocessus de revue annuel des capacités natio-nales de défense pour permettre un accrois-sement de la coopération (CARD) et l’adoptiondes deux volets de ce qui sera bientôt le FondsEuropéen de Défense (FED). À ces trois créa-tions, il faut ajouter les potentiels 13 milliardsd’euros qui pourraient abonder ce fonds surla période 2021-2027, alors même que la pos-sibilité de financer des activités ayant trait àla défense était encore inimaginable, il y aseulement cinq ans, lors de l’adoption du pré-cédent cadre financier pluriannuel. L’Unionentend donc sortir du statut de soft power ettendre vers celui de puissance complète, affir-mant un objectif d’autonomie stratégique.

Trois « outils » sont donc désormais sur latable. Encore faut-il désormais que les acteurss’en saisissent et en exploitent les potentialités.Or, tout porte à croire qu’au-delà de la prisede conscience salutaire, beaucoup, si ce n’estl’essentiel, reste à faire. Le choix qui a été fait

de faire de PESCO non pas une initiative deforte intégration mais un cadre politique flexi-ble et inclusif pour de futures coopérationsentre États membres repousse (sans les régler)les choix sur l’ambition et le format de ladéfense de l’Europe. Dans ce dossier de laRevue, Federico Santopinto souligne lesmanques de cette approche, Sven Biscop lespotentialités ; signe que l’heure de ces choixn’est pas (encore ?) arrivée.

FED, catalyseur et symbolede l’envie d’EuropeToutefois, cette prudence (pour dire le moins)n’est guère compatible avec le futur FED, dontFrédéric Mauro souligne tout le potentiel dis-ruptif. Le futur Fonds a le potentiel et l’ambi-tion d’être le catalyseur de la coopérationeuropéenne en matière d’armement.

Le changement de paradigme que porte leFonds et l’obligation de résultats qu’imposeson ambition supposent que chacun (institu-tions européennes, États membres, industrieset opinions publiques) prenne ses responsa-bilités. C’est donc, sans surprise, à son endroitque s’exprime de manière la plus immédiateet la plus urgente ce défi d’appropriation. Envoici deux exemples.

Comme le Fonds Européen pour les inves-tissements stratégiques (FEIS ou Fonds

Juncker), le FED est « seu-lement » un canal pour lesinvestissements. Il fautmaintenant le « nourrir »de projets, qui seront doncmenés en coopération.Étant donné le niveauactuel de la coopérationd’armement et le caractèrerelativement décevant dupremier appel à projets ausein de PESCO, il est évi-dent que leur émergence

est un défi en soi, aux implications profondes.Il est, en effet, difficilement concevable que lesprocessus nationaux de développement capa-citaire – dans lesquels la coopération estaujourd’hui globalement considérée commeune solution dégradée – n’évoluent pas pourfaire de la coopération le mode privilégié deproduction des capacités de défense.

Mais, d’autre part, l’émergence de ces projetset programmes d’investissement ne sauraientêtre de la seule responsabilité des bénéficiairesdu Fonds. Pour être acceptable socialementdans une Europe aux cultures stratégiques sidifférentes, le soutien apporté via le futur FEDaux industries d’armement doit être subor-donné à un projet politique, celui de « l’auto-nomie stratégique des Européens et de l’UE ».Le Fonds doit être le moyen de la mise enœuvre de ce projet et non seulement un outilà la disposition des industries et des Étatsmembres. Or, avec le déploiement promis auFED, le risque est bien celui de voir celui-cifinancer des programmes uniquement parcequ’ils sont militaires, sans considération pourla réalisation de cet objectif. Si la Commissionn’a pas vocation à devenir ce « grand archi-tecte » de la défense européenne, il n’en restepas moins que ce rôle ne peut être laissé auxseuls États membres au cas par cas. Le manqued’un véritable processus de développementcapacitaire propre à l’UE se fait ici aussi pro-fondément sentir.

Sans ce nécessaire mais difficile effort d’ap-propriation des outils et des enjeux, la défenseeuropéenne n’ira nulle part et retournera dansles limbes, actant de fait l’absence de pertinencestratégique de l’UE. �

Edouard Simon, directeur du bureau de Bruxelles,Confrontations Europe.

Auteur de la thèse : « Rôles et fonctionsdu droit de l’UE dans l’intégration des politiquesd’acquisition d’armement » (2017).©

DR

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DÉFENSE

PESCO OU L’OCCASION MANQUÉEPOUR LA DÉFENSE EUROPÉENNELes États membres ont-ils vidé de son sens la « coopération structurée permanente » (CSP ou PESCO) ?Pour Federico Santopinto, chercheur au GRIP, PESCO repose sur des engagements « apolitiques » et

«  inconsistants » qui ne lui permettront pas de répondre à l’ambition de départ.

En décembre 2017, lors de son adop-tion, la Coopération structurée per-manente (CSP), plus connue sous sonacronyme anglais PESCO(1) a été pré-sentée comme un tournant pour la

défense européenne. La Haute représentantepour la politique étrangère de l’Union, Fede-rica Mogherini, n’a pas hésité à qualifier cemoment d’« historique ». Pourtant, tous nepartagent pas ce même enthousiasme. L’anciendirecteur général de l’Agence européenne dedéfense, Nick Witney, par exemple, s’est montrétrès critique vis-à-vis d’une initiative dont ilne perçoit pas la valeur ajoutée.

Dans son esprit d’origine, PESCO avait pourambition de réaliser deux choses que la Poli-tique de sécurité et de défense commune(PSDC) de l’UE ne permettait pas de faire  :regrouper les pays les plus volontaires en uneavant-garde (la PSDC s’adresse à tous sauf auDanemark) afin qu’ils puissent adopter desengagements contraignants qui leur permet-tent de rapprocher leurs appareils de défense(la PSDC ne fonctionne que sur la base decoopérations volontaires).

En instituant une PESCO « inclusive » et« modulaire », les États membres ont décidéde faire grosso modo le contraire. Le caractèreinclusif de cette initiative signe l’arrêt de mortde l’idée d’avant-garde d’États engagés, alorsque la notion de modularité semble avoir étéintroduite pour atténuer la nature contrai-gnante des engagements souscrits (le conceptde « modularité », voulu par les États membres,fait d’ailleurs penser à un oxymore lorsqu’ilest adjoint à celui d’«  engagement contrai-gnant », prévu quant à lui dans les Traités).

Qu’aurait donc pu être PESCO qu’elle nesera pas ? À l’instar de l’Eurogroupe, elle auraitpu rassembler les pays qui croient vraimenten l’idéal d’intégration pour qu’ils puissentavancer sérieusement dans le domaine mili-taire, sans bâtons dans les roues. Au final, elleregroupera quasiment tous les États membres,y compris une Pologne bien décidée à repren-dre le flambeau souverainiste du Royaume-Uni. PESCO aurait pu, en outre, fixer desengagements sérieux visant, à terme, à uneconvergence des appareils militaires natio-naux : elle ne se basera finalement que surdes critères inconsistants, apolitiques et defait pas ou peu contraignants.

Une Agence européenne de défense bis ?Une deuxième question se pose dès lors : àquoi pourrait bien servir une telle PESCO ?Les États membres ont décidé de transformerce qui devait être un outil d’intégration et deconvergence en un outil de coordination, afind’encadrer une série de projets capacitairesqu’ils voudraient mener en commun. En d’au-tres termes, ils en ont fait un mécanismedevant gérer, et le cas échéant générer, desprojets. Cet objectif détourné reste louable,mais il est loin d’être nouveau. En fait, il cor-respond peu ou prou au rôle qui fut attribuéà l’Agence européenne de défense en 2004.

L’UE dispose désormais d’une nouvelle struc-ture à ces fins.

Au regard du succès mitigé de l’Agence dansce domaine, PESCO pourrait peut-être appor-ter son grain de sel dans ce domaine. Aussi,le bébé ne doit pas être jeté avec l’eau du bain.Néanmoins, telle qu’elle a été conçue, PESCOpourra difficilement faire mieux. Au fil dutemps, la physionomie initiale que les Étatsmembres lui ont attribuée risque de ne pouvoirévoluer que marginalement. Pour s’en rendrecompte, il suffit de rappeler que PESCO pou-vait être créée à la majorité qualifiée. Or, cettemajorité qualifiée ne devait pas seulementpermettre de constituer une avant-garde. Elledevait permettre aussi et surtout de rendrePESCO ambitieuse dès sa naissance, ce quiétait indispensable étant donné que par lasuite cette même PESCO doit fonctionner àl’unanimité. Une fois mise sur pied, en effet,elle sera difficile à modifier.

L’ambition de départ était donc la piècemaîtresse du dispositif. Une pièce qui étaitd’autant plus importante si l’on considère queles traités européens confèrent à PESCO uneautre particularité : l’unicité. Car contrairementaux « coopérations renforcées », la « coopé-ration structurée permanente » est au singulierdans le Traité sur l’Union européenne. Il n’yen aura pas d’autres, d’autant plus qu’elle doitêtre « permanente ». À ces conditions, unePESCO inclusive, peu contraignante et sou-mise aux fortunes de l’unanimité, bref unePESCO qui ressemble étrangement à la PSDCdans sa composition et ses limites, risque derester dans l’Histoire surtout comme une occa-sion perdue. �

Federico Santopinto,chercheur au Groupe de recherche et d’Information

sur la Paix et la Sécurité (GRIP)

1) Permanent Structured Cooperation

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coup plus compétitifs, notamment sur le planmondial. Les autres États membres ne pourront que se joindre à ces projets ou leurindustrie de défense ne survivra pas. Maisréciproquement, leur participation est crucialecar sans leurs commandes, les 4 « grands »ne pourront pas réaliser tous les projets stratégiques.

Utilisation plus efficacedes budgets de défenseCes projets capacitaires constituent une pre-mière dimension de PESCO. Une deuxièmedimension consiste-rait à mettre en placedes formations mul-tinationales perma-nentes. Imaginonsqu’une douzained’États membreschoisissent d’acquérirdes drones. Au lieude les répartir entreles douze participantsau projet, pourquoi ne pas les exploiter commeune seule flotte européenne  ? Chaque Étatpourrait rester propriétaire de ses plateformesmais une capacité multinationale de drones,d’avions de transport, même d’avions de com-bat, pourrait être soutenue par une seule struc-ture de commandement, d’approvisionnement,de maintenance et d’entraînement. Un telmodèle mettrait fin aux multiples duplicationsentre États membres et permettrait l’utilisationla plus efficace de leurs budgets de défense. La logique même serait de considérer PESCOcomme l’unique coupole sous laquelle lesEuropéens seraient appelés à organiser toutesleurs initiatives multinationales. Cela ne veutpas dire que les 25 États PESCO doivent fairetout ensemble dans chaque domaine. Dans

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DÉFENSE

L’objectif premier du nouveau projeteuropéen de défense, PESCO est queles Européens se dotent des capacitésqui leur confèreront l’autonomie stra-tégique prônée par la Stratégie globale

de l’UE (juin 2016). Aujourd’hui, l’Europen’est pas autonome : elle ne sait projeter sesforces pour des opérations de grande enver-gure qu’avec l’aide des États-Unis. Changercette situation nécessite des projets capacitairesqui requièrent une grande masse critique d’investisseurs et de clients pour être écono-miquement viable : des satellites, des drones,des ravitailleurs en vol, des avions de transport...Au Conseil des ministres franco-allemanddu 13 juillet 2017, Emmanuel Macron etAngela Merkel ont annoncé le développementconjoint du futur avion de combat et de nou-veaux systèmes terrestres, navals et d’artillerieet. C’est cela le noyau de l’Europe de ladéfense : si la France et l’Allemagne arriventvraiment à définir des besoins communs danstous les grands domaines capacitaires et réus-sissent à y associer l’Espagne et l’Italie, lesEuropéens ne construiront qu’un seul avionde combat, un seul char... et seront ainsi beau-

le domaine des forces terrestres, par exemple,on peut très bien organiser un noyau expé-ditionnaire, piloté par la France avec une par-ticipation allemande, et un noyau défense duterritoire, piloté par l’Allemagne avec une par-ticipation française. PESCO se constitueradonc comme la plateforme centrale où lesEuropéens, ensemble, réaliseront leurs objec-tifs otaniens avec le niveau d’ambition exigépar l’UE.Le but affiché est clair : il s’agit de créer unensemble cohérent de capacités qui permetteaux Européens de contribuer à la défense ter-

ritoriale dans le cadrede l’OTAN et de menerseuls des opérations degestion de crise, y com-pris de haute intensitédans leur large voisi-nage. Et, bien évidem-ment, un telprogramme doit per-mettre de maintenir lacapacité industrielle

européenne afin d’assurer la production detous les équipements nécessaires au projet.Voilà pourquoi nous ne pouvons pas rater l’op-portunité majeure que représente PESCO. �

Dr Sven Biscop, directeur du programme« Europe dans le monde » à l’Institut royal

des relations internationales Egmont à Bruxelles etprofesseur à l’université de Gand

1) Acronyme pour « Permanent structured cooperation » ou Coopérationstructurée permanente (CSP).

Pour sa contribution au débat sur la défenseeuropéenne, Sven Biscop a été nommé« Honorary Fellow » du Collège européen desécurité et de défense (CESD), et décoré dela croix d’officier de l’Ordre du mérite autrichien.

La logique même serait deconsidérer PESCO comme

l’unique coupole sous laquelleles Européens seraient appelés

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PESCO  : UN PAS VERS L’AUTONOMIESTRATÉGIQUE

Et si l’Europe de la Défense voyait enfin le jour ? C’est là toute l’ambition du projet européen de défense, PESCO(1)

qui devrait permettre à l’Union européenne de mener des opérations d’envergure sans le soutien des États-Unis grâceà une mutualisation des achats d’équipement et à la mise en place d’une seule structure de commandement.

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DÉFENSE

LE FONDS EUROPÉEN DE DÉFENSEAvec le Fonds européen de défense, l’Union européenne s’est enfin donnée, ce printemps, les moyens de mener une véritable

politique industrielle de la défense. Le FED va permettre d’accélérer la coopération entre États membres, de neutraliserles effets du Brexit et de convaincre les États membres les plus réticents des vertus d’une autonomie stratégique européenne.

Le mois de mai 2018 restera comme unedate importante dans l’histoire de l’in-tégration européenne dans le domainede la défense. En effet, le succès du tri-logue entre la Commission européenne,

le Parlement européen et le Conseil de l’Unioneuropéenne sur le règlement relatif au Pro-gramme européen de développement industrielde défense (PEDID), qui constitue le volet« capacitaire » du Fonds européen de défense(FED), marque le lancement par l’Union euro-péenne d’une authentique politique industriellede défense. Le PEDID est ce qui est arrivé demieux à la défense européenne depuis long-temps et il y a deux raisons à cela.

La première raison est que ce programmeapproche le « marché » de la défense non pasdu côté de l’offre, comme la directive de 2009sur les marchés publics de défense, mais ducôté de la demande. En d’autres termes il metde l’argent sur la table, et pas seulement desrègles. La seconde est qu’il est entre les mainsnon seulement des États membres, mais surtoutdes autorités européennes, la Commission etle Parlement. Or ces autorités sont les seulesen capacité de faire prévaloir une vision de l’in-térêt général européen qui soit autre chose quele plus petit commun dénominateur des intérêts

nationaux. Cela tout simplement parce qu’ellesprennent leurs décisions à la majorité. Ces deuxraisons conjuguées font que – potentiellement– le PEDID est en mesure de changer la donne.

Mais au-delà de ces caractéristiques générales,le FED possède trois vertus susceptibles de fairede lui l’enfant prodige de la défense européenne.

Un fort effet de levierLa principale innovation du FED réside dansles modalités de financement proposées par laCommission. Pour simplifier, lorsqu’il s’agit deréaliser des prototypes opérationnels, le finan-cement apporté par l’Union ne peut excéder20 % de l’action, alors que dans le cas d’étudespréliminaires, le financement communautairepeut couvrir jusqu’à la totalité des coûts. Desbonus de financement supplémentaires peuventcertes être accordés dans certains cas, mais lepoint le plus important est que les programmesles plus aboutis et donc les plus onéreux devrontêtre financés à concurrence de 80 % par lesÉtats.

La simple arithmétique permet de calculerl’effet de levier potentiel. Pour les années 2019et 2020, le montant du PEDID s’élèvera autotal à 500 millions d’euros, ce qui veut direque ces crédits devraient pouvoir déclencher

près de 2 milliards d’euros supplémentaires,soit au total 2,5 milliards sur les deux exercices.Mais à partir de 2021, il est question quel’Union européenne dépense plus de 1,5 mil-liard par an, dont 1 milliard pour le volet capa-cité (et 500 millions pour le volet recherche)montant auquel les États membres devraientajouter 4 milliards d’euros, soit au total aumoins 5 milliards d’euros par an. Autrementdit, grâce à l’effet de levier du FED, les Étatsmembres seront incités à coopérer progressi-vement cinq fois plus qu’actuellement enmatière de R&D de défense d’ici les cinq annéesqui viennent. Ce qui permettrait au demeurantde neutraliser les effets du Brexit sur la R&Dde défense européenne(1).

Au total, si la proposition de la Commissionpour le prochain cadre financier pluriannuelétait adoptée (13 Mds € pour le FED), celapermettrait de développer la coopération etl’effort de recherche & développement dedéfense européen, sans nécessairement aug-menter les dépenses de défense. Dans un scé-nario où l’effet de levier jouerait à plein onpourrait imaginer un chemin de progression,calé sur les propositions de la Commissiondans le cadre financier pluriannuel tel quecelui figurant dans l’encadré ci-après.

Comment être sûr que les États membresaccepteront de jouer le jeu ? Tout simplementen pariant sur le fait que, même s’ils n’en ontpas envie, ils ne voudront pas que l’argent com-mun serve à financer les compétiteurs de leurspropres entreprises. Il s’agit donc, potentielle-ment, d’un formidable accélérateur de coopé-ration et d’un intégrateur européen.

De la même façon tous les États membresqui pour l’instant sont réticents à l’idée d’auto-nomie stratégique européenne, notammentparce que leur propre industrie de défense estintimement associée à l’industrie américaineou britannique, s’apercevront rapidement queles fonds européens qui leur sont accessiblessont beaucoup plus importants quantitative-ment et créent davantage de valeur ajoutée que©

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DÉFENSE

les compensations (offsets) qu’ils sont suscep-tibles d’obtenir en sous-traitance des pro-grammes d’armement non européens.

Plus généralement, la question de l’éligibilitédes entreprises, qui a fait couler beaucoup d’en-cre lors des travaux préparatoires, a finalementété tranchée dans un sens protecteur des intérêtseuropéens, et ceci est à porter au crédit du Par-lement européen qui, durant le trilogue, a mar-qué une volonté d’aller encore plus loin en lamatière que l’orientation générale du Conseil,sous l’impulsion en particulier du travail effectuépar le rapporteur du texte au Parlement euro-péen, Françoise Grossetête.

Enfin, même les États qui ont une industriede défense puissante et une planification dedéfense efficiente trouveront nécessairementun intérêt à coopérer pour les projets les plusimportants qu’ils ne sont plus capables de finan-cer tous seuls, comme, par exemple, les briquesdu Système de combat aérien futur (SCAF),du futur avion de combat, des drones, ou encoreles missiles et le char de combat futur.

La prise en compte des petiteset moyennes entreprisesAutre point à mettre au crédit du trilogue et desparlementaires européens : le règlement prévoitun dispositif de bonus de financement visant àrémunérer l’implication des PME et des entre-prises de taille intermédiaire. Les colégislateursont choisi, ce qui est une disposition originale,de distinguer l’implication transfrontières desPME afin d’inciter à davantage de compétitionà l’échelle européenne au niveau des chaînesd’approvisionnement. En outre, si l’action éligibleest inscrite dans le cadre de la « coopérationstructurée permanente » elle pourrait bénéficierd’un bonus de 10 points de pourcentage sup-plémentaires. Au total, le financement d’origineeuropéenne d’un prototype opérationnel pourraitatteindre 35 % du montant total.

La prise en compte des PME est très impor-tante pour au moins deux raisons. La premièreest que d’une façon générale les petites entre-prises constituent des structures plus favorablesà la prise de risque et à l’innovation. Commeaiment à le dire nos amis américains, il est dif-ficile de demander à des dinosaures (les grandesentreprises) d’être disruptifs... De fait, les exem-ples abondent de PME ayant été les premièresà porter des innovations de rupture. La seconderaison est que tous les États membres de l’Union

n’ont pas une industrie de défense développée.Mais tous ont des chercheurs et des entrepre-neurs. Favoriser les PME, c’est donc favoriserla coopération intra-européenne et partantassurer la viabilité dans le temps du FED. Ceprogramme pourrait donc avoir un effet struc-turant sur l’industrie de défense et jouer unrôle similaire à celui joué aux États-Unis parle célèbre “Small Business Act”.

En conclusion, même s’il y a fort à parierque l’ossature réglementaire du FED qui entreraen œuvre en 2021 reposera pour l’essentiel surle texte adopté pour le PEDID, d’importantesquestions restent encore à trancher. Commentfaire cohabiter les règles de la comitologie appli-cables aux programmes de l’Union et les moda-lités d’exécution financière du FED avec lesmodes de fonctionnement habituels du déve-loppement capacitaire ? Quel rôle réserver àl’Agence européenne de Défense ? Les Étatsmembres sauront-ils faire fonctionner cetteagence d’une façon compatible avec les pro-cessus du FED, tout en la dotant du budgetdont elle a besoin pour remplir ses missionsclassiques dans le cadre intergouvernementalet conduire des programmes de recherche etd’armement ? Abandonneront-ils le recourssystématique au vote à l’unanimité pour voterenfin, conformément aux statuts de l’Agence,à la majorité qualifiée ? Parviendront-ils à déve-lopper un modèle d’interaction satisfaisant avecla Commission, y compris en s’appuyant surl’OCCAr (Organisation conjointe de coopéra-

tion en matière d’armement) pour assurer l’ef-ficience de la gouvernance des actions finan-cées ? Ou bien la Commission se résoudra-t-elleà gérer directement le fonds, comme l’y autorisele règlement financier de l’Union, ce quiconduira tôt ou tard à la création d’une directiongénérale consacrée à la Défense et sans douteégalement à l’Espace ?

L’avenir le dira, mais en tous les cas unechose est sûre : de toutes les initiatives en faveurde la défense européenne qui ont éclos dans lafoulée du Brexit, le Fonds européen de Défenseest assurément la plus prometteuse. �

Frédéric Mauro, avocat aux barreaux de Pariset de Bruxelles, établi à Bruxelles.

Ses recherches portent sur le processusd’intégration européenne dans les domainesde la défense et de la politique étrangère.

1) Selon les données publiées par l’Agence européenne de Défense, la R&Dde défense de ses membres était de 8,8 Mds € en 2014 dont 3,7 pour leRoyaume-Uni, et de 5 Mds € pour tous les autres.

POUR ALLER PLUS LOIN

Les deux rapports de l’auteur rédigés pour le comptedu Parlement européen.❱ http://www.europarl.europa.eu/RegData/

etudes/STUD/2016/535003/EXPO_STU%282016%29535003_EN.pdf

❱ http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2017/603842/EXPO_STU(2017)603842_FR.pdf

APRD PEDID EM Total(capacité)

Total R&D Total UE

2019-2020 90 500 2 000 2 500 2 590 590

FED FED Total(recherche) (capacité) EM (capacité) Total R&D Total FED

2021 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1  5002022 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1  5002023 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1  5002024 500 1  100 4 400 5 500 6 000 1  6002025 600 1  300 5 200 6 500 7  100 1  9002026 700 1  500 6 000 7 500 8 200 2 2002027 800 2 000 8 000 10 000 10 800 2 800

Total surla période 4  100 8 900 35 600 44 500 48 600 13 000

En millions d’euros aux prix courants

APRD : Action préparatoire de recherche de défense (R&T). FED : Fonds européen de Défense. PEDID : Programmeeuropéen de recherche de défense. EM : États membres Source : Frédéric Mauro Law firm

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La grande majorité desacteurs européens estconvaincue de la

nécessité d’une coopérationentre États membres pluspoussée pour renforcer notrecapacité collective à faire faceaux cybermenaces grandis-santes. Ces considérationsn’épargnent évidemment pasles acteurs de l’énergie, sec-teur critique pour le bonfonctionnement de nos socié-tés. Mais beaucoup de ques-tions semblent rester ensuspens. Au cœur des débats,c’est bien celle de la confianceentre acteurs qui se pose. Quesommes-nous prêts à parta-ger pour créer une approche collective euro-péenne de la cybersécurité, et quels moyensaccordons-nous à nos ambitions ? C’est ce quele « Paquet Cybersécurité », présenté par laCommission Européenne en septembre 2017,tente d’éclaircir.

Anticiper, prévenir et répondre aux attaques.Cela nécessite un partage d’information rapideet une capacité d’action coordonnée entreÉtats. Si chacun s’accorde sur ce point, forceest de constater que la ligne entre prérogativesnationales et délégation de pouvoir vers l’UEreste difficile à tracer. D’un côté, la Commis-sion européenne souhaite transformer l’actuelleAgence Européenne de sécurité des réseaux(ENISA) en une Agence européenne de lacybersécurité dotée de plus de responsabilités.De l’autre, certains États, comme la France oul’Allemagne, craignent qu’une agence euro-péenne empiète sur leur propre agence natio-nale, qui sont, elles, bien mieux ancrées surleur territoire. Pour Michal Boni, député euro-péen, « il n’y a pas de cybersécurité européennepossible sans l’implication des institutions,des solutions et des économies nationales ».Une vision partagée par des acteurs de terrain,

tels qu’Enedis, pour qui il est crucial de res-pecter la confiance mutuelle que les acteursont su créer avec leur agence nationale, col-laborant étroitement dans la mise en œuvrede solutions de cybersécurité adaptées à unsecteur particulier. Mais il ne faut pas nonplus mésestimer les grandes disparités entreÉtats membres, qui ne possèdent pas tousd’agence nationale ni même parfois de stratégiecybersécurité. Pour Michal Boni, c’est doncbien au niveau européen que la coordinationdoit s’opérer, et l’ENISA reste l’acteur le mieuxplacé.

Autonomie ou compétitivité,faut-il choisir  ?

Il y a un clair intérêt stratégique pour l’Eu-rope à développer une solide industrie de lacybersécurité et renforcer son autonomienumérique. Pour ECSO, membre du parte-nariat public-privé européen sur la cybersé-curité, il s’agit de favoriser l’innovation et lamaîtrise des compétences et technologiesnécessaires à la sécurisation de nos systèmes,afin de réduire notre dépendance grandissanteà des technologies provenant de pays tiers.

Créer un marché de la cyber-sécurité est bien l’objectif visépar la Commission euro-péenne lorsqu’elle proposede mettre en place une cer-tification européenne desproduits (une sorte de labeleuropéen de la cybersécurité)afin d’harmoniser le marchéeuropéen. Mais la cybersé-curité étant un enjeu global,il faut donc pouvoir conser-ver l’interopérabilité avec lesautres marchés du monde.Pour un acteur tel queMicrosoft, il est en effet cru-cial de privilégier la recon-naissance mutuelle desstandards, car une certifica-

tion européenne risque de s’avérer trop coû-teuse à obtenir pour les PMEs, et de ne profiterqu’aux géants déjà existants (Amazon, Goo-gle...) au détriment de la création d’un envi-ronnement européen compétitif. L’industrieinsiste ainsi pour continuer à être impliquéedans les discussions sur la certification afinde construire la confiance à tous les niveaux,notamment régionaux, et ne pas freiner l’in-novation. Les industries et les PMEs doiventcollaborer et partager leurs pratiques afin demonter en compétences. Enfin, développerun leadership européen sur la cybersécuritépassera aussi par une coopération avec d’autresrégions du monde en pointe sur ces sujets.

Finalement, comme le fait remarquerMichal Boni, « développer un marché européende la cybersécurité est une opportunité uniquede renforcer l’industrie et de créer un avantagecompétitif de l’Europe sur la scène globale  ».Mais construire une autonomie européennedigitale ne signifie pas ériger un marché coupédu reste du monde. �

Morgane Goret-Le Guen, chargée de missionEnergie & Numérique à Confrontations Europe

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AXES DE CONFRONTATIONS

CYBERSÉCURITÉ  : UNE QUESTION DE CONFIANCESi cette notion se trouve au cœur du projet européen, elle prend tout son sens lorsqu’on parle

de cybersécurité. C’est bien ce qui est ressorti des échanges du séminaire organisé par Confrontations Europeà Bruxelles le 21 juin, illustré par l’exemple du secteur énergétique.

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AXES DE CONFRONTATIONS

QUAND MOBILITÉ RIME AVEC ÉLECTRICITÉLe séminaire Électro-Mobilité organisé par Confrontations Europe à Bruxelles le 7 juin a mis en évidence

à la fois la cohérence du cadre législatif proposé par la Commission Européenne, les obstacles qui restent à surmonter,et le volontarisme des acteurs pour réussir cette profonde mutation.

Pour la plupart des analystes, le déve-loppement massif des véhicules élec-triques ne fait aucun doute. Leurs

performances techniques enregistrent des pro-grès continus et la « propreté » de ce moyende transport en phase d’utilisation satisfait lesélus soucieux de réduire la pollution atmo-sphérique. La Commission refuse de privilé-gier la voiture électrique au détriment desvéhicules au biogaz ou à l’hydrogène, mais,depuis deux ans, elle assemble méthodique-ment tous les éléments susceptibles de favoriserson déploiement.

Ainsi, les paquets « Mobilité propre » et« Énergie propre » stimulent l’implantationdes bornes de recharge, aussi bien sur voiepublique que dans les aires privées, et encou-ragent l’interopérabilité des équipements, afinque tout conducteur de tout modèle puisserecharger sa voiture et payer l’électricité partouten Europe aussi facilement qu’il utilise sontéléphone portable. Grâce aux réseaux élec-triques « intelligents », ce conducteur parti-cipera au smart charging : il recevra les signauxl’incitant à recharger la batterie au momentle plus avantageux (par exemple, lors des picsde production éolienne ou photovoltaïque)et sa facture reflétera le coût réel de son impactsur le système électrique. Au-delà du cadreréglementaire, la Commission a pris des ini-tiatives pour encourager les industriels à pro-

duire les batteries en Europe, afin d’éviter unedépendance à l’égard de pays tiers, et elle inviteles États à se préoccuper des zones rurales,souvent mal pourvues en bornes de recharge.

Le Bureau européen des unions de consom-mateurs (BEUC) insiste pour protéger lesconducteurs vulnérables, qui ne pourront paschoisir le moment de recharger leur véhicule.Plus largement, les consommateurs souhaitentun encadrement du smart charging : informa-tion transparente, participation purementvolontaire, respect de la vie privée, instancesd’appels... Il s’agit de rassurer les futurs acqué-reurs mais ces derniers ont des exigences quidépassent le seul encadrement du smart char-ging et souhaitent une offre plus diversifiée,des vendeurs mieux qualifiés... Le BEUCdéplore d’ailleurs que les normes européennesrestent insuffisamment contraignantes àl’égard des véhicules thermiques, de sorte queles constructeurs en proposent encore400 modèles, contre 20 pour les véhiculesélectriques ; en outre les vendeurs sont malformés pour en parler, les délais d’attentesexcessifs... et les clients manquent d’informa-tions vérifiées.

Engouement après le « Dieselgate »Chez Renault, véritable pionnier mondial dela voiture électrique, on ne minimise pas lesdifficultés, mais on reconnaît avoir été surpris

par un engouement subit, consécutif à un« Dieselgate » non planifié. Le constructeur aengagé des efforts considérables pour aug-menter l’autonomie des véhicules, réduire lecoût de la batterie, multiplier les points derecharge, rendre celle-ci facile et rapide. Sur-tout, Renault, comme ses concurrents, déve-loppe un écosystème lui permettant d’offrirdes services associés : optimisation de larecharge, utilisation de la batterie commesource électrique d’appoint à domicile, nou-velles formules de mobilité (auto-partage),contribution à la stabilité des réseaux élec-triques, valorisation des batteries usagées...Cet écosystème s’édifie à l’aide de multiplespartenariats.

Les grands électriciens européens s’inscri-vent dans ces partenariats. À l’instar de l’Allemand E-ON ou du Suédois Vattenfall, legroupe EDF, par exemple, gère déjà par sesfiliales plus de 3 000 points de recharge,construit un réseau de bornes rapides dédiéesaux longs trajets transeuropéens sur autorouteset propose une gamme étendue de services,allant du conseil à l’assistance technique. Cetteimplication dans l’électromobilité révèle laconfiance des opérateurs électriques dans leurcapacité à répondre à une demande nouvelle :leur outil de production devient de moins enmoins carboné, un parc automobile comptant50 % de voitures électriques en 2035 n’entraî-nerait qu’une consommation supplémentaired’électricité d’environ 9 % et le raccordementdes bornes de recharge nécessaires équivau-drait à 5 % seulement des nouveaux branche-ments prévus d’ici 2025 pour les clientsordinaires... Plus généralement, ce dynamismetémoigne d’un esprit d’entreprise qui rendoptimiste sur l’aptitude des acteurs européensà transformer complètement le secteur destransports d’ici 2030. Pour le meilleur. �

Michel Cruciani, Conseiller Énergie-Climatà Confrontations Europe, chargé de mission

au CGEMP – Université Paris-Dauphine© s

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AXES DE CONFRONTATIONS

LES CONSULTATIONS CITOYENNES  :BELLE INITIATIVE DANS UN DRÔLE DE CLIMAT

Les consultations citoyennes sur l’Europe lancées en avril peuvent apparaître comme un début de réponseà la nécessité d’impliquer les citoyens, et de les réconcilier avec l’Europe.

Mais elles se déroulent dans un climat de tensions croissantes entre États membres.

Les consultations citoyennes décidéespar les chefs d’État et de gouvernementdes 27 pays de l’Union avec le soutien

de la Commission entendent donner la paroleaux citoyens, les interroger : que voulons-nous, nous, Français, Polonais, Roumains, Ita-liens, Allemands ? Qu’attendons-nous del’Union européenne dans les domaines del’emploi, du développement durable, de lasécurité, de l’innovation... ?

Concrètement, dans une majoritéde pays de l’Union, une multitudede rencontres sont organisées pardes associations, des collectivités,des citoyens afin de débattre de cesquestions. Parallèlement un ques-tionnaire en ligne élaboré par unpanel de citoyens et traitant desmêmes sujets est ouvert à tous lescitoyens européens.

À l’initiative des plus hauts res-ponsables des institutions euro-péennes, des acteurs de la sociétéet des citoyens prennent un peu deleur temps et consacrent de l’énergie à ce quipeut nous rassembler en Europe. Dans lemême temps, les relations entre les États mem-bres, déjà difficiles, se crispent chaque jourun peu plus. Des déclarations publiques dechefs d’État ou de ministres à l’encontre deleurs collègues européens tiennent davantagede la leçon ou de l’invective que de l’expressiond’une volonté de rassembler les peuples. Noussavons que l’arrivée au pouvoir de partis ouver-tement anti-européens n’aide pas à construiredes compromis et que la crise de nos démo-craties et du politique fragilise les pouvoirsnationaux. Mais, sans compromis, il n’y a plusd’Europe et quelle que soit l’opinion que l’onpeut avoir de tel ou tel dirigeant d’un État voi-sin, au nom de quoi pourrions-nous remettreen cause la légitimité de son élection ?

Revoir le processus de Dublin pour gérerplus humainement et équitablement les phé-nomènes migratoires, construire un compro-mis franco-allemand sur le futur de l’Unionéconomique et monétaire, s’accorder sur lesconditions de travail des chauffeurs routierssont autant de sujets de crispations soulignantla nécessité et la difficulté de progresser. Lesrègles organisant le transport routier condui-

sent à une concurrence sociale intenable,dégradant les conditions de travail de tous,mettant en grandes difficultés les entreprisesde l’Ouest de l’Europe. Le règlement de Dublinqui fait porter la charge de l’accueil desmigrants sur le pays de première entrée enEurope fait peser l’essentiel des contraintessur l’Italie et la Grèce. Les déséquilibres deséconomies au sein de la zone euro menacentson existence. Ce sont ces sujets qui alimententles discours des anti-Européens et qui crispentles relations entre les dirigeants convaincusque la solution est européenne.

La divergence des intérêts entre les Étatsest réelle, et explique une large part de l’inca-pacité à forger des réponses à la hauteur. Maissi la somme des intérêts individuels descitoyens ne fait pas l’intérêt général, la manière

dont les États expriment leurs intérêts natio-naux ne permet pas davantage de construirel’intérêt commun des citoyens européens.

Le contexte si inquiétant dans lequel sedéroule les consultations citoyennes rend plusévidentes encore les conditions que nous avonsposées pour qu’elles soient réussies(1). Avecles Eurocitoyens, nous avons affirmé, dès l’au-tomne dernier, qu’il fallait y associer un large

éventail de citoyens, notammentceux qui doutent de l’Europe,voire la rejettent ; qu’il était néces-saire de partir de la société et deses forces vives ; d’y intégrer leregard d’autres Européens afinde ne pas en rester à une visionnationale de nos intérêts. Nousnous sommes aussi prononcés enfaveur d’un processus délibératifs’inscrivant dans la durée. Enfin,il faut que les conclusions de cesconsultations soient prises encompte par les institutions natio-nales et européennes.

Il faudrait une participation large et suffi-samment diverse à ces consultations pourqu’un grand nombre de citoyens se recon-naissent dans ses conclusions et pèsent surles décisions des dirigeants. La tâche est dif-ficile, c’est même un pari audacieux dans lecontexte européen actuel, mais la mobilisationde la société civile est vitale pour l’avenir del’Union européenne. �

Marcel Grignard,président de Confrontations Europe

1) Cf. L’Appel lancé en octobre 2017 par les Eurocitoyens et ConfrontationsEurope : http://confrontations.org/non-classe/conventions-

democratiques-la-societe-civile-au-coeur-de-la-refondation-de-

leurope/ ; et « Consultations citoyennes  : que peut-on en attendre ? »,Marcel Grignard, Revue 121, p. 11, avril-juin 2018.

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Confronter les idées, construire l’Europe.Confrontations Europe confronte les perspectives d’acteursde différents pays européens : responsables d’entreprises, syndicats, territoires, associations, chercheurs, citoyens, en dialogue avec les décideurs européens.

Pour ce faire, Confrontations Europe organise entre 30 et 50 événements par an qui débouchent sur des diagnostics partagés et des recommandations.

30 000membres

Un réseau européen de

700publications

accessibles en ligne

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