Cortot Son Oeuvre Pianistique

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  • ALFRED',Kj-
  • BRIGHAM YOUNG UNIVERSJTVPROVO. UTAH

  • ALFRED CORTOT

    L'uvre pianistique

    CSAR FRANCKN a dj not cette particularit de la production pianis-tique de Csar Franck, d'tre divise en deux priodesexactement rparties aux extrmes limites de *-sa carrire.

    D'une part, de 1 832 1 846, c'est--dire dater desa petite enfance et jusques au temps de ses fianailles,une srie d'essais docilement assujettis 1$ manire volon-

    tiers dclamatoire de l'poque. Epoque incertaine et prudemment clectique

    qui, dans le dsarroi o la jette le compromis entre la dfaillante influence

    musicale italienne et les volcaniques manifestations du romantisme naissant,

    confond l'loquence et le verbiage, voit en Hummel le continuateur deBeethoven, en Flicien David le rival de Berlioz, et accueille, d'une galehumeur, pour ne pas dire d'une semblable incomptence, aussi bien l'tonnante

    invention instrumentale, la corrosive fantaisie d'un Franz Liszt que les dcou-

    rageants lieux communs d'un Thalberg ou d'un Moscheles.

    Ensuite, un intervalle de prs de quarante annes durant lesquellesles voix mystiques de cette musique agenouille qui s'extasie prs des autels,

    seront les vraies, sinon les seules confidentes d'une inspiration que le piano

    semble ne plus devoir solliciter.

    Puis, de 1883 1887, et la soixantaine dpasse, comme s'il voulait

  • 2 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    d'un seul coup racheter un si long abandon, ce sont ces quatre grands chefs-

    d'uvre, expression dfinitive d'un art et d'une foi qui, intensment, se

    pntrent et se confondent : Prlude, Choral et Fugue; Prlude, Aria et

    Final; les Djinns; les Variations symphoniques.Nous pourrons, sans irrespect comme sans injustice, ngliger au cours

    de cette tude les uvres de jeunesse, contemporaines des premiers succs de

    virtuose ou des travaux d'cole de Franck.

    Elles ne sont que bien faiblement annonciatrices de son style et de sapersonnalit et seul un intrt documentaire nous porterait les analyser. Ilnous suffira d'en mentionner les titres, d'aprs la nomenclature dresse par

    M. Vincent d'Indy dans le pieux ouvrage qu'il a consacr la mmoire de

    son matre; nomenclature laquelle M. Julien Tiersot vient d'ajouter unenouvelle et prcieuse contribution ( 1 ) en tudiant quelques manuscrits

    demeurs en la possession des hritiers de Csar Franck.Il y a tout lieu de penser qu'ainsi complte, cette liste des uvres

    pianistiques de la premire priode est dsormais dfinitive.

    Ce sont : en 1832, des Variations brillantes sur air du Pr auxClercs, Souvenirs du jeune ge, composes pour le piano par Csar-AugusteF ranck, g de onze ans et demi, uv. 5 ; pice assez dveloppe et dont la

    russite dtermine chez son jeune auteur un si vif sentiment de nave satisfac-tion qu'il en tablit immdiatement deux versions, l'une pour orchestre avecpiano concertant, l'autre en rduction pour piano seul.

    En 1835 : Premire grande Sonate compose et ddie JosephFranck, par son frre Csar-Auguste Franck, de Lige, g de treize ans,op. 10, puis Premire grande Fantaisie op. 12, en un seul mouvement; deuxMlodies pour le piano, op. 15; enfin, une Deuxime Sonate, op. 18, danslaquelle M. Tiersot relve dj l'emploi de la forme cyclique dont Franck,quelques annes plus tard, utilisera de faon si frappante les possibilits mo-tives dans le Trio en fa dize mineur. Toutes ces productions d'enfance sontrestes manuscrites et font partie des uvres mentionnes par M. Julien Tiersot.

    Puis, en 1842, paraissent une Eglogue, portant en allemand le sous-titre de Hirten-Gedicht, un Duo quatre mains sur le Cod save the King,

    (1) Les uvres indites de Csar Franck, Revue musicale du 1 er dcembre 1923.

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 3

    tous deux dits chez Schlesinger; en 1843, chez Lemoine, un Grand Caprice,

    notre gr l'uvre la plus caractristique des compositions pianistiques de

    cette srie, et un Souvenir d'Aix-la-Chapelle publi par Schuberth, de

    Leipzig.

    En 1844, anne fertile, Franck transcrit pour le piano, l'imitation

    de Liszt, quatre des plus belles mlodies de Franz Schubert : la jeuneReligieuse, la Truite, les Plaintes de la jeune fille, la Cloche des Agonisants,qu'imprime l'diteur Challiot; il crit une Ballade, demeure manuscrite, et,

    sacrifiant au got du jour deux Fantaisies sur Culistan, l'opra de Dalayrac,

    graves par Richault. On trouvait encore, la date de cette mme anne,catalogu sous le numro 10, dans une liste de ses uvres dresse par lui-

    mme, un Solo de piano avec accompagnement de quatuor dont les tracesavaient chapp M. d'Indy, malgr ses diligentes recherches. Plus heureux,M. Tiersot a pu identifier cette composition, non dite, et qui se prsente sousforme de Fantaisie, ou, plus exactement, de Mditation sur des thmes de

    Ruth, l'oratorio auquel Franck travaillait dans le mme temps.Ce morceau, qui, au reste, avait dj usurp dans le catalogue en

    question la place de la Premire Sonate, s'inscrit parmi ceux que leur auteur,une quinzaine d'annes plus tard, dpouillera d'un phmre tat civil, enreprenant le numro d'uvre qu'il leur avait primitivement attribu pour endoter plusieurs pices nouvelles, dont la Messe trois voix et les six pices

    d'orgue.

    C'est ainsi que sont rpudies, au bnfice de pages plus acheves,

    une Fantaisie op. 13, annonce comme devant paratre en 1844, trois picesenfantines, portant la date de 1845 et que leur titre, cependant bien timideet dj quasi pjoratif de Trois petits riens ne suffit pas prserver d'undsaveu dfinitif; une Fantaisie sur deux airs polonais, qui voit le jour en 1845chez Richault, et un Duo quatre mains, sur des thmes de Lucile, l'aimableopra-comique de Grtry, dit l'anne suivante.

    La juvnile activit pianistique de Csar-Auguste Franck, de Lige,ainsi qu'il s'astreint consciencieusement signer ses premires uvres, peut-

    tre pour se diffrencier d'un Edouard Franck, son contemporain, galementpianiste et compositeur, et qui vivait Berlin; plus vraisemblablement pour

  • 4 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    satisfaire le besoin d'ordre qui est l'un des traits marquants de son caractre,

    va prendre fin, sans clat, presque symboliquement, au moment mme de sesfianailles, au seuil d'une nouvelle existence, avec deux Mlodies en forme de

    Romances sans paroles, demeures indites et ddies Flicit , prnom

    de Mlle Desmousseaux, qu'il pousera en 1 848,

    Il faudra dsormais attendre quarante annes, ou peu s'en faut, et

    qu'il soit devenu le Pre Franck , selon l'affectueuse et familire dsigna-tion de ses disciples, avant de retrouver sous sa plume de nouvelles notations

    pour le piano. Une seule et insignifiante publication, une bagatelle qui paraten 1865 sous ce titre : Les plaintes d'une poupe, ce qui nous renseigne la

    fois sur l'ge de la ddicataire et les raisons probables de la ddicace, un ou

    deux arrangements de pices primitivement crites pour orgue ou pour

    orchestre, les accompagnements de quelques mlodies, la partie concertante

    de l'admirable Quintette, constitueront les rares exceptions cette indiffrence

    ou cet oubli.

    Interruption vraiment surprenante par sa rigueur aussi bien que par

    sa dure; d'autant plus remarquable qu'elle succde sans transition une

    priode de composition particulirement fconde pour le clavier, puisque sur

    les dix-sept numros d'oeuvre qui sont l'actif de Franck au moment o elle semanifeste, et sans mme comprendre dans cette liste les pices indites classespar M. Tiersot, treize sont consacres l'instrument menac d'abandon, etque les quatre autres comportent galement sa participation.

    Nous devrons bien admettre, pour expliquer une dsaffection si com-

    plte et si soudaine, d'autres raisons que celles de la seule esthtique.

    La recherche des mobiles auxquels nous devons une carence pianis-tique de huit lustres, n'ira pas, au demeurant, sis nous faciliter l'intelligence

    des uvres dont nous nous proposons l'tude.

    En ralit, l'apparente prdilection dont nous venons de faire tatne russit qu'assez imparfaitement dissimuler un dfrent sentiment de sou-

    mission la volont paternelle. Tous les tmoignages concordent sur ce point

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 5

    que ce n'tait pas tant pour rpondre l'indniable vocation de ses deuxenfants, Csar-Auguste et Joseph, que pour pouvoir au plus tt mettre leursjeunes talents profit, au sens plein et tymologique du mot, que le petitcommis de banque de Lige avait entrepris leur ducation musicale. Educationaussi complte, au reste, que le permettaient ses modestes ressources, compor-

    tant en dehors d'exercices thoriques particulirement dvelopps, l'tude plus

    spciale du piano pour l'an; pour Joseph, le cadet, celle du violon. Cettedistribution avise des aptitudes, une poque qui est l'ge d'or du Duoconcertant , nous laisse entrevoir la prvoyante nature des desseins familiaux.

    Ils s'accordent au mieux au penchant bien caractristique du moment, si nousen croyons ce fragment d'une lettre de Henri Herz, le pianiste et composi-

    teur la mode, en mme temps diteur, professeur renomm, facteur clbre depianos, bref, qualifi pour connatre de la question : Il n'est actuellement

    pas de famille qui ne mette son amour-propre possder dans son sein un ou

    plusieurs petits virtuoses.

    Ajoutons au sentiment de l'amour-propre quelques considrationspeut-tre moins dsintresses, et nous aurons le point de dpart, non seule-

    ment de la carrire d'un Csar Franck, mais de nombre de carrires musicales

    de son temps. pLes sacrifices que s'imposait le pre Franck ne reprsentaient donc

    vraisemblablement pour lui, et, pour parler son langage professionnel, que les

    lments d'apport indispensables la russite de cette sorte d'opration

    terme dans laquelle il engageait, outre ses conomies, l'avenir de ses fils.

    Mais, dfaut d'tre grandement artistique, son ambition tait mi-

    nemment prcise, et ds que Csar-Auguste, le plus dou des deux frres, esten tat d'affronter le public, nous le voyons, en 1 833, peine g de onze ans,

    entreprendre une tourne de concerts dont son pre est l'organisateur soup-

    onneux et vigilant, attentif non seulement aux marques d'enthousiasme, mais-

    encore aux consquences plus tangibles qui en sont pour lui l'estimable corol-

    laire.

    Malgr la dextrit prcoce de son jeu, et bien qu'il se soit rvl ses auditeurs dans l'interprtation de ses propres uvres, ce qui paraissait

    alors la condition essentielle du talent, le succs de cette premire tentative

    ne rpondit pas compltement l'attente paternelle.

  • 6 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    On dcida donc d'aller chercher au lieu mme o naissaient alors toutesles rputations, o venaient se faire consacrer toutes les clbrits, le compl-ment d'tudes ncessaire la russite des deux virtuoses en expectative, et,en 1835, la famille Franck migrait Paris.

    Le jeune pianiste suivit au Conservatoire le cours de Zimmermann,et obtint en 1 838 un grand prix d'honneur dans des conditions assez bizarres,dont M. d'Indy s'est fait l'historien. Il y joignit, en 1840, un premier prix defugue, et en 1841 un second prix d'orgue.

    L'anne suivante, et toujours pour rpondre aux persistantes visesd'un entourage dont le plan ne s'tait pas modifi, il devait interrompre ses

    travaux scolaires, abandonner la prparation du concours de Rome etreprendre, en mme temps que la carrire pianistique, la composition des picesde circonstance qui devaient lui conqurir la faveur rmunratrice du public.De l, cette collection de morceaux aux titres surprenants sous une telle plume,ces Fantaisies en forme de pots-pourris, ces Souvenirs d'Aix-la-Chapelle, ces

    Duos auxquels il ne manque que l'pithte de brillants, pour justifier, aussi bien

    que leur tendance, la nature du succs que, d'instigation paternelle, ils devaient

    solliciter. Reconnaissons, la louange du jeune Franck, qu'il ne parat pass'tre employ avec une extrme conviction mriter les regrettables suf-

    frages souhaits par les siens, et que les quelques combinaisons pianistiques

    attachantes qui se rencontrent dans ses premires uvres se recommandent

    par une sobrit bien remarquable pour l'poque.

    Il cde pour le choix des titres et, d'une manire gnrale, se conforme

    l'esthtique du moment, mais, dj, et dfaut d'une originalit plus signi-ficative, tmoigne d'un robuste ddain pour les complaisances des formules

    succs.

    Certes, ce n'est point encore la gnreuse construction, le got de

    l'ample priode et ce besoin de logique qui s'inscriront avec tant de force

    dans les uvres venir ; il y a bien de la navet et parfois quelque gaucherie

    dans un vocabulaire harmonique tout imprgn de procds d'cole et que le

    chromatisme pathtique de la maturit n'a pas encore enrichi, ni tourment;

    des influences sont sensibles, qui persisteront, du reste, au travers des annes :

    Weber, Grtry, Liszt, Meyerbeer; ces deux derniers, surtout lorsqu'il s'agit

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 7

    de dramatiser un rythme ou d'animer une mlodie. La forme de ses composi-tions se renouvelle si peu, que M. d'Indy a pu en donner une dfinition appli-cable l'ensemble des uvres de la premire priode : un allegro, encadr

    entre deux expositions d'un mme thme, le tout prcd parfois d'une courteintroduction. En rsum, et si retenir les divers aspects des tendances qui sefont jour dans cet tat naissant d'une pense musicale, on se trouve en pr-sence de qualits incontestables et de l'ordre le plus srieux, nous ne saurions

    cependant tre surpris que Franck n'ait point rencontr, dans sa brve carrire

    de virtuose et dans l'interprtation de ses propres uvres, les triomphes qui

    devaient faire de lui, suivant l'ambitieux rve familial, le favori du public,l'mule des lions du jour. On chercherait en vain, dans ces morceaux pour-tant destins ouvertement au salon ou l'estrade, les attraits faciles d'un style

    fioritures et trmolo, les appts d'une cadence, l'ornementation d'un point

    d'orgue, en un mot les lments de virtuosit grce auxquels, aux environs

    de 1 840, un pianiste pouvait esprer fanatiser les foules, et il semble que, tout

    en s'ingniant de son mieux satisfaire un dessein dont le ct utilitaire ne

    devait malheureusement pas lui chapper, une secrte rsistance empcht le

    jeune musicien d'abdiquer aussi compltement qu'il et t ncessaire pour sarussite. On n'attend pas que nous lui en fassions reproche.

    Il ne se limite pas, du reste, l'excution de sa seule production, et

    nous avons sous les yeux le programme d'un concert donn Lige, en 1843,par les Frres Franck , qui nous montre quelles besognes la ralisation du

    plan familial condamnait le futur auteur des Batitudes et de la Symphonie.

    Nous y voyons voisiner, interprts par les deux frres, un Duo pour

    piano et violon, sur des motifs des Huguenots, compos est-ce bien

    l'expression convenable? par Thalberg et de Briot; une Fantaisie sur

    deux airs russes pour piano, celle-ci labore par le seul Thalberg et excute

    par Csar-Auguste Franck; une Fantaisie-Caprice de Vieuxtemps, joue par

    Joseph Franck. Pour augmenter l'intrt artistique de la sance, les membres

    de la Socit d'Orphe avaient consenti faire entendre un Chur desBuveurs, sign Birmann, ainsi qu'un Finale qui, de l'aveu mme de ses inter-prtes, ne mritait pas de passer la postrit, car aucun nom d'auteur ne

    l'accompagne.

  • 8 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    En manire de lever de rideau, avec le concours d'un violoncellistelocal, l'un des Trios que Csar Franck venait de terminer, qui pour la circons-tance et sans doute afin de ne pas trop effaroucher l'auditoire, s'intitulait Triode salon.

    ,

    Nous pouvons raisonnablement accepter ce programme comme unbon exemple de ce genre d'aventure. C'tait donc l. ce que reprsentait pourFranck virtuose, l'exercice de son art; c'tait pour de telles occasions et l'intention de publics capables de supporter pareilles arlequinades, publicde Philistins, ainsi que les stigmatise dans le mme temps, de l'autre ct duRhin, le frmissant Robert Schumann, qu'il se voyait contraint de pro-duire et d'excuter, alors qu'il rve dj de Ruth, qu'il vient d'crire le sur-prenant Trio en fa dize, et qu'il bauche sur les vers de Hugo Ce qu'onentend sur la montagne, une pice d'orchestre de longue dimension, sorte de

    grave pome symphonique qui n'a pas t dit, mais qui, si nous en jugeonspar les extraits publis par M. Tiersot, pourrait s'inscrire en tte des manifes-tations du genre, devanant mme les productions de Liszt, de caractreanalogue.

    Ne pouvait-il donc lgitimement, procdant de l'effet la cause,concevoir une manire d'aversion pour l'instrument indirectement et innocem-

    ment responsable d'avatars si mdiocres ? Ne serions-nous pas fonds consi-drer sa prcoce acceptation des fastidieuses besognes pdagogiques qui vont

    peser sur toute son existence, comme un vritable essai de libration morale,

    d'affranchissement intellectuel? Et, tout en lui permettant de subvenir aux

    besoins familiaux, car, en fait et matriellement, il demeure soumis la tutelle

    que sa docilit filiale lui fait scrupule de secouer, ne lui mnageront-elles pas,

    tout le moins, entre deux leons, au hasard bienheureux d'une dfection

    inattendue, de pouvoir ajouter quelques mesures l'uvre commence, sans

    souci de ces ralisations immdiates auxquelles on le condamne depuis son

    plus jeune ge?

    Ruth, le candide oratorio pour lequel il gardera jusqu' la fin de ses

    jours une prdilection mue, et qui ne sera dit que vingt-cinq ans plus tard,

    prend naissance dans ces conditions. C'est comme s'il voulait, d'un trait doux

    mais assur, tablir, par une oeuvre selon son cur, une ligne de dmarcation

  • L'UVRE PANISTQUE DE CESAR FRANCK

    entre sa production antrieure et ce qu'elle devient, lorsque, suivant sa propre

    expression, il peut travailler pour lui.

    Un double vnement lui permet, en 1848, de conqurir son ind-pendance et d'affirmer dfinitivement ses prfrences d'esprit.

    Il se marie contre le gr de ses parents et dviant organiste Saint-

    Franois du Marais. C'en est fini pour lui de l'illustration au piano de

    thmes favoris de diverses provenances ou nationalits, des Variations

    sur God save the King ou the Queen, suivant les hasards des successionsroyales ; il ne sera plus tenu, dsormais, l'excution publique d'un substantiel

    mlange de gammes, de trilles et d'arpges dcor du nom de composition

    musicale. Sa voie est trouve: les modestes fonctions qui lui incombent sont

    le gage d'une existence selon ses dsirs, srieuse, discrte, attentive la disci-

    pline du devoir quotidien. Les chefs-d'uvre venir sont dj l, dansl'ombre patiente de son glise, attendre leur heure.

    L avnement du piano-forte, a fin du dix-huitime sicle, et surtoutau dbut du dix-neuvime, s'accompagne d'un remarquable largissement dela pense musicale. Les ressources sonores du nouvel instrument, la richessede son timbre, a varit de ses contrastes, et plus encore la possibilit de pro-

    longer la rsonance de certaines notes ot de certaines harmonies, en stimulant

    l'inspiration, l'orientent vers des fins expressives ou dramatiques, quoi rie

    pouvait prtendre la posie dlicieusement limite du clavecin.

    Parmi les sentiments dont la littrature pianistique,- ds sa naissance,sollicite la traduction, s'inscrit l'effusion religieuse, jusques alors et presqueexclusivement tributaire des lieux sacrs, des orgues majestueuses et desconcerts spirituels. Par le piano, l'essence du divin s'incorpore subtilement l'intimit d'une musique quasi quotidienne, ennoblit ses manifestations, meutla sonate de Beethoven de cette grande rverie philosophique o se trahissentles aspirations d'une humanit inquite, emplit la mlodie de Schubert d'une

    mlancolique et persuasive rsignation, stimule l'nergique ferveur d'un Liszt,

  • 10 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    magnifie parfois jusqu'au sublime la pense harmonieuse d'un Mendelssohnet, s'unissant son exaltation sentimentale, fait palpiter la musique de Schu-mann et de Chopin d'une tendresse indicible.

    Il appartenait Franck d'ajouter ces accents celui de la prire etPrlude, Choral et Fugue, Prlude, Aria et Finale, autant que des uvresd'art sont des actes de foi.

    Non que nous souscrivions pour notre part la lgende toute faiteet quelque peu tendancieuse d'un Csar Franck mystique, sorte de PaterSeraphicus perdu dans un rve immatriel, illumin de cette pit extatique etcontemplative qui libre des contingences et dlivre des ngligeables ralits.La noblesse de la vie de Franck, indissoluble de la beaut de son uvre, estprcisment de n'avoir ni mconnu la ralit, ni mpris les contingenceshumaines, mais de ne point leur avoir cd. Et, pour immdiates et tyranniquesqu'elles fussent parfois, de ne pas leur avoir permis de voiler en son me laflamme vivifiante de l'enthousiasme, ni d'affaiblir en lui le respect passionnde la musique. Il serait certes aussi malsant que ridicule, et par surcrotinexact, de vouloir attnuer l'influence des sentiments religieux de Franck

    sur les manifestations de son art. Aussi bien nous n'y prtendons pas. Mais,

    nous voudrions suggrer que le caractre particulier de l'motion qui se

    dgage de ses compositions, tout le moins de celles de la seconde moiti deson existence, a son secret dans une conception esthtique dtermine, autant

    que dans le souci de glorifier une confession. Et que. certaines habitudes pro-

    fessionnelles ont pu, par un choc en retour assez invitable, au cours d'une

    longue carrire, exercer, mme l'insu de Franck, une relle influence sur samanire d'crire. ,

    Dans une ingnieuse tude o il envisage les divers aspects del'empreinte franckiste sur la musique contemporaine, M. Andr Schaeffermarque excellemment que la ncessit quasi quotidienne d'accorder ses

    improvisations, comme proportion et comme caractre, aux rigueurs chan-

    geantes des offices, avait certainement contribu dvelopper en lui ce sens

    de l'quilibre, cette logique constructive dont ses premires uvres rvlent

    dj le sens instinctif. Il laisse entendre que le ct artisan d'glise, par lequel

    Franck s'apparente si troitement ses anctres directs les Bach et les Bux-

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 11

    tehude, et les contraintes mmes de sa charge musicale, loin d'avoir brid sonimagination ou nui son invention artistique, les avaient, au contraire, enrichies

    et amplifies des ressources les plus conformes leur penchant naturel, et que

    son uvre entire porte tmoignage d'une profession. Nous pourrions donc,

    sans trop d'effort, discerner dans le fait d'un commerce persistant avec les

    modes liturgiques, les origines du systme tonal et harmonique des grandescompositions de la dernire priode. Nous citons de mmoire et nous excusonssi, tout en rendant, nous le croyons du moins, l'essentiel de l'ide deM. Schaeffer, nous ne reproduisons pas exactement son texte.

    La forte et caractristique saveur grgorienne, pouvait, en effet,

    imprgner aisment et peut-tre plus profondment que tout autre, un lan-gage sonore contme celui de Franck, dj prpar son assimilation par ladiscipline du style contrapuntique, o comme jeune tudiant il avait excell.A tel point qu'il peut offrir sa fiance, en tmoignage imprvu de ses senti-ments amoureux, une fugue quatre voix dont la bibliothque du Conser-vatoire possde le curieux manuscrit, et dans laquelle le contre-sujet fournit

    le thme d'une nouvelle combinaison qui vient se superposer la premire.

    Mais, ces secrtes influences du plain-chant qui, pour d'autres queFranck, auraient pu ne se manifester que sous les aspects de stigmates pro-

    fessionnels, il les idalise, n'en retient que les accents essentiels, la noblesse des

    rythmes qui animent les rpons sacrs, la pure gravit de leur ligne mlodique,

    et dans l'harmonisation traditionnelle qui, hlas, le revt encore de son temps

    (avant le motu proprio, avant que Saint-Sa'ns et Charles Bordes ne leur

    eussent restitu leur nudit magnifique) , les seuls lments en accord avec sa

    potique personnelle.

    Il ddaigne et rejette d'instinct, comme indigne d'tre clbr par

    son art, nous l'avons vu dans le bref commentaire de ses premires uvres

    pianistiques, tout lment pittoresque ou anecdotique susceptible d'altrer une

    ligne ou de dtruire une proportion. En vieillissant, cette proccupation

    s'augmente d'un besoin de perfection spirituelle qui l'amne ne plus dsirer

    traduire que des sentiments rduits leur expression la plus noble et la plus

    pure.

    Une parole, qu'il a dite quelqu'un qui nous touche de prs et qui

    3

  • 12 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    eut la joie et l'honneur d'tre enseign par le grand musicien, est bien signifi-cative de cette tendance. Comme l'on parlait de Psych et de l'extase dou-cement enivre, dcele par certaines pages de la partition, Franck, posantla main sur un exemplaire des Batitudes, observa simplement : Ce qui meplat dans ceci, c'est qu'il ne s'y trouve pas une note sensuelle.

    Il est difficile d'exprimer en moins de mots et plus exactement unidal artistique. Car c'est l le musicien seul qui parle et nous entendons bience qu'il veut dire, et que cette remarque n'a point got de morale l'usage descatchismes de persvrance. Mais, si nous joignons la disposition d'espritqu'elle rvle chez l'artiste, le sentiment qu'elle dcle chez l'homme, cette

    tranquille certitude d'une foi qui se propose l'ide de Dieu comme le modleaccompli, la fin dernire de tout dsir, nous comprendrons que tout naturel-

    lement et presque son insu, son chant se fasse l'cho de pieuses aspirations.

    On a dj soulign, ce qui confirme notre sentiment, que ce n'est pointdans ses uvres d'un caractre religieux nettement avou, telles que les diverses

    messes, les motets ou les proses liturgiques, qu'il atteint l'expression chr-

    tienne la plus profonde ou la plus mouvante. Par contre, dans les composi-

    tions qui relvent de ce qu'on est convenu d'appeler musique pure, la Sym-

    phonie, la Sonate pour piano et violon qu'Eugne Ysaye reut en guise

    d'pithalame, le jour de son mariage, le Quatuor, les dernires pices pour

    piano, ou encore dans celles qui, comme les Batitudes ou Rdemption,

    s'appuient sur des textes que nous hsiterons qualifier littraires, et dont la

    seule vertu est d'offrir l'imagination de Franck la possibilit de traduire

    avec quel attendrissement infini et quelle commisration passionne les

    sentiments d'une humanit bouleverse d'motion la pense des souffrances

    de son Sauveur, nous ne pouvons rsister la contagion de la ferveur qui s'y

    manifeste par des lans sublimes. Et c'est toutes les pages de ces uvres

    pathtiques que Franck aurait pu inscrire cet Ad soli Dei gloriam , cetteformule, tout la fois dfrente et assure, par laquelle les vieux matres

    avaient coutume de couronner leurs ouvrages, en attestant l'humilit de leur

    effort et l'incorruptibilit de leur foi.

    Mais c'est surtout par l'tude des pices d'orgue, toutes pntres de

    pense et de recueillement, que nous approchons au plus prs de cette sorte de

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 13

    creuset idal o se fondent et s'amalgament au feu sacr de l'inspiration, lesdivers lments dont se compose le style de Franck son plus haut degr de

    signification et de caractre. Ce sont elles, et tout d'abord, que doit interrogerle musicien soucieux de traduire dans leur vritable esprit les uvres de piano

    qui en sont le prolongement direct.

    Ce sont d'elles qu'manent les reflets de vie intrieure, mditative,ardemment contenue dans les limites du cur et de la foi, qui colorent lespages dont nous allons tenter l'analyse. D'elles encore, l'mouvante simplicit

    de ce chromatisme contemplatif, implorant, repli sur lui-mme que nous

    retrouverons dans Prlude, Choral et Fugue et Prlude, Aria et Final, et quel'on pourrait dire passif, par opposition au chromatisme mouvement et agis-sant de Liszt ou de Wagner.

    L'criture de ces pices, si pleinement adapte aux ressources de

    l'instrument devenu, par dilection autant que par ncessit, le compagnon

    journalier, le noble confident du gnie de Franck, annonce la technique parlaquelle il tentera par la suite d'ennoblir le timbre du piano, d'assimiler lechoc frmissant du marteau la longue tenue des voix magnifiques qu'il sus-cite de la tribune de son orgue; voix ardentes de l'espoir et de la certitude,

    voix suppliantes ou consolatrices des oraisons, voix tonnantes des prophties.

    Nous allons reconnatre leur cho dans les uvres inspires que Csar

    Franck, dans l'mouvant panouissement de sa carrire finissante, consacre

    au tmoin si longtemps dlaiss de ses dbuts musicaux.

    Si nous essayons de dterminer les causes du tardif penchant quiincline nouveau Franck vers les formes pianistiques, nous trouverons uneintention d'ordre la fois artistique et moral assez analogue celle qui, qua-

    rante annes auparavant, et par un mcanisme inverse, avait dict leur abandon.

    M. Vincent d'Indy, tmoin qualifi de la dernire priode de l'exis-tence du matre, rapporte que, au printemps de 4884, Franck entretint seslves de son dsir de doter de quelques uvres importantes et srieuses la

  • 14 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    littrature du piano, tombe en dcadence infconde sous l'avalanche defantaisies et la plthore de concertos qui encombrrent la premire moiti duXIXe sicle musical. Ici, c'est M. d'Indy qui parle, et nous ne reconnaissonsrien dans cette affirmation Cote personnelle, non plus que dans un commen-

    taire ultrieur du romantisme e de la valeur artistique de ses apports, quinous permette de supposer que Franck se soit exprim de mme, ni avec unedsinvolture si marque au sujet d'une poque o le piano rgnait en matre,certes, mais point toujours, ce qu'il nous semble, au dtriment de la musique.

    La premire moiti du XIXe sicle, au point de vue pianistique, celacomprend l'intervalle qui s'tend des dernires sonates de Beethoven aux

    premires uvres de Brahms, en passant par celles de Weber, Schubert,Mendelssohn, Chopin, Schumann et Liszt. N'est-ce pas l, la gloire d'uninstrument de musique et du genre dont il est l'inspirateur, une suffisantefloraison de chefs-d'uvre, pour mriter une apprciation moins rigoureuse,

    et pour penser que Franck, qui enseigna jusqu' la fin de ses jours, avec unintrt qui ne s'est jamais dmenti, la technique du piano quelques disciplesprivilgis, ne l'et pas confirme? Nous sentons bien que M. d'Indy, dansson souci de rehausser la noblesse de pense et la beaut formelle qui se font

    jour dans l'uvre de son matre, les oppose mentalement la vulgarit de cesdplorables lucubrations dont nous avons dj dnonc la vaniteuse indigenceet la dtestable influence sur le got public. Et nous avons galement marquque c'est pour chapper leur humiliante contagion, comme interprte et

    comme compositeur, que Franck renonce sa carrire de pianiste. Mais nouspensons que la pit admirative de M. d'Indy s'gare et va trop loin, lors-qu'elle lui fait dire que aucun matre n'avait apport de nouveaux matriaux

    au monument beethovnien, et que si la technique et l'criture du piano taientdevenues transcendantes, la musique qui lui tait destine avait dgnr ;

    lorsqu'elle lui fait englober, dans une commune rprobation, et avec une sorte

    de tacite consentement de Franck, les matres dont celui-ci n'a dessein que

    de continuer l'exemple et les fournisseurs patents des mdiocres apptits de

    la foule, amuseurs de salons et pourvoyeurs de pensionnats, qu'il mprise au

    point d'tre amen la solution radicale que nous venons de rappeler.

    Mendelssohn, le fier et pur artiste, que, malheureusement, ses origines

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 15

    condamnent irrmdiablement aux yeux de M. d'Indy, n'a-t-il pas pris partplus nergiquement et plus ouvertement que Franck la lutte contre les

    mercantis de la sonorit qui dshonoraient la musique de son temps, et ne

    trouverions-nous pas dans le seul titre des Variations srieuses, ou dans le

    sentiment qui dtermine la composition de la noble Fugue en mi mineur,

    crite au chevet d'un ami mourant, l'indice d'un programme esthtique et

    moral, digne du matre de Sainte-Cloulde?

    Schumann n'a-t-il pas men avec une passion suffisante, par sa musiquecomme par ses crits, le bon combat contre les Philistins? Et Liszt, le Liszt

    de la Sonate, des Mditations potiques et religieuses, des Lgendes, et surtout

    des admirables Variations sur Weinen, Klagen, Sorgen, qui font pressentir

    par l'analogie singulire des thmes autant que par le ton gnral de la com-

    position, le non moins admirable Prlude, Choral et Fugue, n'a-t-il pas, lui

    aussi et dans une large mesure, trac la voie dans laquelle Csar Franck

    allait s'engager?

    Nous suivons mieux M. d'Indy, lorsqu'il s'en tient une poque plusrapproche de nous et qu'il attribue le regain d'intrt de son matre pour lesformes pianistiques, au dsir de les voir bnficier du splendid mouvementd'activit musicale suscit en France, au lendemain de la guerre de 1 870, par

    la cration de la Socit nationale de musique. Et nous voyons bien quelorsque Franck entreprend d'crire les quatre pices qui font l'objet de ces

    observations, ce n'est pas tant pour ragir contre les tendances soi-disant

    nfastes du dbut du sicle, au reste, on s'imagine difficilement Franckcrivant de la musique contre quelque chose, que pour affirmer la valeurexpressive d'un instrument injustement nglig ou dcri l'poque prcisequi nous occupe. La naissante influence wagnrienne, la rvlation de lamusique programme, l'engouement pour les formules lgendaires ou pitto-

    resques et peut-tre, la dure lueur des vnements politiques, la secrte etsalutaire ambition d'galer nos vainqueurs de la veille sur leur propre terrainartistique, tout ceci entranait une entire gnration de compositeurs franaisvers les ralisations orchestrales ou dramatiques, au dtriment de manifesta-tions plus discrtes, mais non moins importantes pour la sant musicale du

  • 16 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    L'exemple d'un Csar Franck, dont l'influence morale s'exerait djau dehors des limites du cnacle, ne pouvait donc manquer d'tre interprte, tout le moins par ses disciples, comme une sorte de profession de foi, de plai-

    doyer par le fait en faveur d'une expression musicale curieusement trangre

    aux tendances du moment. Et nous voyons le meilleur de ses lves, prci-sment M. d'Indy, seconder magistralement, ds 1886, les intentions de sonmatre, en crivant la Symphonie sur un thme montagnard, o le piano esttrait dans un sentiment si parfait de dignit potique. Au reste, M. d'Indys'oublie lui-mme, en reportant uniquement Franck les mrites d'une initia-

    tive, par la suite, si fconde en rsultats. Il oublie son propre Pome desMontagnes, qui date de 1881, et le noble Concerto d'Alexis de Castillon qui,

    lors de sa premire audition, en 1 872, heurte si violemment les habitudes dupublic de dilettantes qui frquente chez Pasdeloup, les oreilles retentissantes

    encore des flonflons et des platitudes du second empire, que Saint-Sans, qui

    l'interprte, doit quitter l'estrade sans l'avoir pu terminer, sous une borde de

    sifflets.

    Il en oublie d'autres qui, en France et dans le mme temps, s'effor-aient aux mmes fins. Saint-Sans, dont l'activit est magnifique ce tournantde notre histoire musicale, et qui, depuis 1 858, a enrichi le rpertoire pianis-

    tique de plusieurs Concertos, dont les moins heureux sont, encore aujourd'hui,pour les musiciens, et non seulement pour les pianistes, un sujet d'admi-

    ration et de gratitude ; Lalo, qui anime d'un gnreux souffle dramatique unConcerto injustement abandonn; notre Faur, alors le jeune Gabriel Faur,dont la subtile et tendre Ballade est acheve en 1880, et Chabrier, qui porte

    en germe dans son uvre restreint, tout le lendemain de la musique pitto-

    resque de notre pays.

    Un autre encore, qui n'avait cess de produire dans l'ombre d'une car-rire sans retentissement, connu seulement de quelques-uns, et de qui

    l'influence sur Franck, auquel, croyons-nous, il avait eu l'occasion de donner

    quelques conseils, ne doit pas tre nglige : Charles-Valentin Alkan, orga-

    niste de profession, amoureux du clavier et de ses ressources, compositeur moiti gnial, moiti dtestable. Son uvre de piano, que Franck prisaitfort, n'est pas, ses meilleurs moments, sans parent de style et d'criture ayec

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 17

    certains passages des Djinns, par quoi l'auteur des Batitudes devait inau-gurer sa nouvelle srie pianistique. (1)

    On nous entendrait mal, si l'on cherchait dans les observations quiprcdent une tentative pour amoindrir l'importance historique du retour de

    Csar Franck la musique de piano, pour attnuer la valeur de son geste et

    pour diminuer la qualit de sa rpercussion sur les tendances des compositeurs

    qui l'ont suivi. Nous prtendons seulement tablir que son dsir et ses inten-

    tions taient partags par quelques-uns de ses contemporains, et non des

    moindres.

    4C'est par les Djinns, avons-nous dit, que Franck, en 1883, et non

    en 1884, ainsi que l'indiquent plusieurs commentateurs, reprend contact avec

    le piano et pendant quatre ans, c'est--dire jusqu'en 1 887, il ne fera plus appel un autre traducteur de sa pense musicale.

    Nous pouvons, en effet, considrer la partie de piano de la sublime

    Sonate, crite en 1886, comme une manifestation complmentaire de sonorientation du moment, aussi significative de sa conception pianistique queles uvres qu'il consacre uniquement l'instrument lu.

    Tout au plus, ajoute-t-il de temps autre, quelques mesures la par-tition de Hulda, commence depuis 1882, et prend-il en note les ides prin-cipales sur lesquelles s'difiera la Symphonie en r mineur.

    Le sous-titre de pome symphonique adjoint par Franck sa pre-mire uvre pour piano et orchestre, puisque, de son propre aveu, nous ne

    devons pas tenir compte de ses compositions antrieures de mme nature, pour-rait nous inciter dduire qu'il a en vue le commentaire du pome de Hugo,intitul pareillement. Nous serions plutt ports y voir une sorte de libre

    interprtation du caractre lgendaire prt aux Djinns par la fable orientale,assez occasionnellement appropri la logique du dveloppement musical.

    (I) On ne lira pas sans intrt la srie des pices d'Alkan transcrites pour l'orgue par Franck,en 1889. Elles aussi tmoignent d'une singulire concordance de sentiment avec la production person-

    nelle du transcripteur.

  • 1S L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    La pice de vers de Hugo, que sa disposition graphique a rendue clbre,comporte un principe rythmique qui n'est pas sans analogie avec le plan de lacomposition de Franck. La version sonore, de mme que la version verbale,s'appuie sur un largissement progressif de la cadence, auquel correspondune augmentation parallle d'intensit expressive. Puis, une fois atteint unpoint maximum qui se traduit par la dtente de priodes plus longues, c'est,dans le texte comme dans la musique, la mise en uvre d'un mcanisme rigou-reusement inverse, aboutissant par une dgradation continue l'vanouis-sement total des notes et des mots.

    Mais l'impression qui se dgage de la page musicale est d'ordrenettement motif, alors que les vers, quelque peu tyranniss, au reste, par la

    coupe arbitraire que leur impose la fantaisie de Hugo, ne prtendent qu' ladescription et la virtuosit littraire.

    Par contre, ce que nous apprennent les rcits des Mille et Une Nuitssur les Djinns, c'est qu'ils sont des esprits familiers, intermdiaires entre l'angeet le dmon, les uns bienveillants aux hommes, protecteurs des vertueux et dessages, bons serviteurs de l'Islam; les autres, gnies tourmenteurs et malfai-

    sants, par surcrot, mcrants. Une simple amplification, un faible accent dra-matique attachs la traduction musicale de chacun de ces caractres nave-

    ment opposs, et voici toute prte une donne potique suffisamment riche pourtenter l'imagination de Franck, qui s'accommodait parfois de sujets moins

    opulents.

    Si, maintenant, nous envisageons la transposition morale et mmechrtienne de la fable, prenant les Djinns comme symboles de nos mauvaisinstincts, de nos coupables dsirs, comme une personnification du mal, et quenous supposions l'me humaine opposant aux tentations qui l'assigent, qui

    la pressent, qui la harclent, la dfense palpitante de la prire, nous aurons

    une version que les quelques indications de sentiment ajoutes par Franck la

    partie de piano, paraissent accorder sa vritable intention. La possibilit

    qu'un tel sujet lui offrait, aprs avoir dcrit la lutte entre les dmons et la foi,d'assurer la douce victoire de celle-ci, tel que nous la lisons dans les dernires

    mesures de la partition, devait tre trop chre son cur, pour ne pas l'avoir

    inclin vers cette conception, sous le couvert d'un titre pittoresque, qui, sans

  • L'CEUVRE PANISTQUE DE CESAR FRANCK 19

    rvler compltement le sens de la composition, en interdise cependant uneinterprtation trop errone.

    Au reste, d'autres raisons que la qualit d'un argument que l'on peutignorer sans pour cela tre moins sensible la beaut de la musique qui s'en

    inspire, donnent aux Djinns un intrt particulier.En choisissant la forme du pome symphonique pour orchestre avec

    piano principal, celui-ci considr comme instrument oblig en dialogue avec

    les instruments et non comme instrument soliste, pourvu d'un accompagnement,

    Franck affirme dans l'instant mme son dsir de subordonner l'instrument la musique et de mettre la virtuosit sa place. Non qu'il en redoute l'emploi,il le prouvera souvent avec bonheur et dans les Djinns mme; mais, tout enadmettant qu'elle soit fonction de la potique particulire du piano, il n'entendpas qu'elle nuise au dveloppement rationnel du discours musical, qu'elleprenne figure d'ornement surajout, ni qu'elle cherche dissimuler du vide.

    Seul, notre connaissance, des compositeurs franais, Berlioz avait

    devanc Franck dans cette conception du rle du soliste, en crivant pourl'alto, dans Harold en Italie, une partie prpondrante, qui, toutefois,n'entranait pas, pour l'orchestre, cet invraisemblable asservissement dont la

    forme concerto nous fournit tant d'exemples.

    Ici, nous sommes heureux de nous trouver en complet accord avec

    M. d'Indy, et de pouvoir signaler avec lui l'importance de ce rajustementdes valeurs musicales, l'intrt de son retentissement sur la production con-

    temporaine, partant sur la mentalit du public et des interprtes. Au nombredes uvres remarquables qui procdent de l'esthtique instrumentale des

    Djinns, nous aurions revenir prcisment sur une uvre de M. Vincentd'Indy, sur cette Symphonie sur un thme montagnard, que nous avons djmentionne, et qui, sans doute, est la plus parfaite et la plus convaincante

    preuve de l'excellence de la formule. Nous citerions encore le Promthe deScriabine, la Burleske de Richard Strauss, la Fantaisie de Debussy et, plus

    prs de nous, la Fantaisie de Faur, la pice intitule Mon Lac de M. Wit-kowski, et les trois nocturnes de Manuel de Falla, qui ont pour titre : Nuits

    dans les jardins d'Espagne.

    C'est l, assurment, un tableau bien incomplet des manifestations

  • 20 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    d'une activit musicale qui s'tend sur une quarantaine d'annes. Il suffit

    cependant dmontrer la valeur de la conception franckiste, et malgr ladivergence des styles et des tendances qui s'en rclament, la qualit de sesconsquences. En obligeant le virtuose renoncer sa fonction dominatrice,c'est la musique qui, de soi-mme, s'est retrouve au premier plan.

    Du point de vue de la construction musicale, les Djinns n'offrent pasde particularits bien remarquables. Comme nous l'avons dj indiqu par lescommentaires du sujet probable de l'uvre, tout y repose sur l'opposition dedeux sentiments : l'un, de caractre rythmique, dominateur, presque agressif;l'autre, mlodique, voluant de l'inquitude et mme de l'angoisse, jusqu'l'apaisement confiant de la prire exauce. L'orchestre expose d'abord, dans

    un tempo anim deux temps, sorte de scherzo d'allure fantastique, unrythme sourd qui saccade les pizzjcati des basses, et d'o surgit la plainte

    d'un dessin mlodique qui se hte au travers des harmonies et les contournefivreusement. Puis, quelques mesures rudement scandes et plus martiales que

    dmoniaques, subitement coupes par le zigzag fulgurant d'un trait de piano,

    amenant sous forme de dialogue entre le soliste et l'orchestre, la prsenta-

    tion du thme principal, vhment, autoritaire, assez semblable d'esprit au

    chur de la premire Batitude qui exalte les ivresses du pouvoir.

    Une accalmie de sonorits permet au piano d'introduire la secondeide, d'abord haletante, tournoyante et craintive, exhalant ensuite son

    inquitude en une longue phrase chromatique descendante, que rend plus

    touchante encore, par contraste, la rapidit de la formule d'accompagnement

    qui l'entrane dans son tourbillon. Un dveloppement presque classique desides gnratrices aboutit la saisissante apparition du rythme ternaire,

    la fois tumultueux et grave, dont l'imposant largissement s'oppose la

    rue de la cadence initiale que vient de prcipiter un imprieux crescendo.

    Ici, le piano, dans un splendide rcit mesur, soutenu par le frmis-

    sement du quatuor que viendra tout l'heure ponctuer un inquitant rappel

    du motif de l'introduction, s'panche et s'abandonne, nous menant progres-

    sivement de la crainte l'esprance, ainsi que le suggrent les indications de

    Franck dont nous avons parl, et qui donnent la clef de l'interprtation de ce

    passage. Il mentionne d'abord : Suppliant, mais avec inquitude et un peu

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 21

    d'agitation , puis, au moment de l'panouissement lyrique de huit mesures

    pendant lesquelles l'orchestre se tait : Peu peu avec plus de calme et deconfiance . C'est vraiment l un moment mouvant d'intensit expressive etde ferveur, que semble illuminer d'un calme rayon d'au del, une modula-

    tion inattendue de mineur en majeur; un majeur transparent o se diluentl'angoisse et l'agitation premires, dans une sorte de contemplation extatique.

    Brve dtente, que vient troubler nouveau l'activit rythmique dela cohorte des thmes du dbut, accompagns cette fois du ricanement declarinettes malveillantes. Reprise presque intgrale du dveloppement initial,que Franck, malgr la libert laquelle le choix de son sujet paraissait pou-

    voir le convier, fait voluer parmi les plus sages conventions tonales, y com-

    pris le traditionnel retour la tonique pour la rexposition de la seconde ide.

    Cependant, vers la fin, il introduit une modification importante desentiment, se rapprochant en cela, comme nous l'avons dj fait remarquer,de la pice de vers de Hugo. Au lieu du crescendo primitif, c'est un dimi-nuendo qui conduit la proraison, dans laquelle rapparat, raccourci et

    dpouill de son caractre pathtique, le motif ternaire qui fut le point culmi-

    nant, le mobile essentiel de la composition. Et, dans l'envol furtif des arpges

    du piano, se reposant derechef sur la srnit reconquise d'accords majeurs l'accent dfinitif, le cauchemar aboli s'efface et disparat, hallucination qui

    rentre dans le nant.

    Tel nous parat tre, en nous efforant de retrouver sous les notesle sens d'un texte absent, le sujet du pome symphonique de Csar Franck, etnous sentons immdiatement pour quelles raisons il ne pouvait s'accorderentirement au temprament du compositeur.

    Dans un ouvrage bien partial et peu sympathique, sur lequel nous

    aurons d'ailleurs revenir, Camille Saint-Sans dit ceci, qui malgr soncaractre hostile ne manque pas de justesse : < Berlioz tait plus artiste quemusicien; Franck tait plus musicien qu'artiste. Ce n'tait pas un pote; lesens du pittoresque parat absent de sa musique. Le jugement est un peucourt et il conviendrait de savoir si toute posie est enferme dans ce dilemme

    inattendu : tre pittoresque ou ne pas tre.

    Mais il est hors de doute que c'tait l, en effet, une lacune dans le

  • 22 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    gnie de Franck et que, s'attaquant un sujet dont l'un des lments devait

    tre l'vocation musicale d'un monde fantastique et quasi dmoniaque, ildevait faiblir quant la ralisation de cette partie. Il tait hors des moyensde Franck de se pouvoir librer, ft-ce pour la plus irrelle et la plus fan-

    taisiste des descriptions, de la forte discipline des formes, des robustes rgles

    de construction traditionnelle auxquelles, d'instinct et d'ducation, il reporte

    l'essentiel du pouvoir musical.

    Nous tenons de source sre qu'il lui est arriv d'ignorer quelle serait

    la nature de sa prochaine composition, mais d'avoir l'avance fix les modu-lations qui la rgiraient. C'est sur un plan idal de cette sorte, dans lequel le

    souci de l'quilibre tonal prime l'inspiration rythmique ou mlodique propre-

    ment dite, que sont tablis des chefs-d'uvre comme la Symphonie, le Qua-tuor ou les Chorals. Ce n'est donc point une critique du procd que nousentendons faire; les rsultats en sont l, suffisamment loquents et concluants,

    malgr l'opinion de Saint-Sans. Mais une facult si rare devait avoir sacontre-partie, et si les passages que nous pouvons, dans les Djinns, qualifier dereligieux, bnficient d'une disposition si naturellement favorable leur carac-

    tre d'motion et de ferveur, par contre les fragments consacrs aux volutions

    des esprits, ceux qui devaient, en somme, crer l'atmosphre de l'uvre,

    manquent de la hardiesse et de l'originalit d'ides et d'excution qui eussent

    complt la russite exceptionnelle d'une composition qui, dans les dtailt,

    reste remarquable.

    L'criture pianistique, surtout si on la considre dans les rapports de

    l'instrument soliste avec l'orchestre, est en effet, pour l'poque et en compa-

    raison avec les tendances qui se font jour dans les pices de concert contempo-raines, de l'intrt le plus neuf et le plus soutenu. Nulle part nous n'y rencon-

    trerons ces formules dclamatoires ou ces vains talages de virtuosit quiparaissaient lis au genre mme. Sans chercher retenir l'attention, sansalourdir la marche du discours musical, comme sans en interrompre la logique,ajoutant simplement l'orchestre la ressource d'un lment sonore et potique,la richesse d'un timbre supplmentaire, le piano se mle l'action musicale,

    participant avec une infinie souplesse ses modulations de sentiment, trans-formant au besoin le caractre de sa technique pour souligner l'accent particu-

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 23

    lier d'un passage plus significatif, passant avec l'aisance la plus naturelle de la

    vivacit ironique d'un trait ou d'un arpge la ponctuation sensible d'une

    phrase mlodique.

    Nous avons dit la beaut exceptionnelle du fragment pathtique o

    le chant non harmonis du piano se dtache sur le fond impressionnant d'un

    trmolo des cordes. Dans la page qui suit, il suffit qu'une srie d'accords

    rpts se substitue au frmissement dramatique qui prcdemment soutenait

    la mlodie et, subitement, c'est une transfiguration de caractre, une sorte

    d'exaltation confiante qui prend naissance. Certains passages de la partie de

    piano du Quintette, avaient dj, par des dispositions d'criture semblables,

    fait connatre un sentiment analogue. C'est plus loin, le calme rayonnement

    de triples croches cristallines, dans les octaves suprieures du clavier, enve-

    loppant d'une surprenante clart lunaire la placidit nocturne des accords qui

    meurent l'orchestre. C'est encore, au cours de la rexposition finale la

    tonique, la fuite prcipite d'un dessin chromatique, inscrivant ses pointes

    acres dans la stabilit tonale d'un dialogue expressif entre le soliste et

    l'orchestre.

    D'autres exemples confirmeraient la vertu d'un semblable accord

    entre le moyen d'expression et la tendance descriptive de l'uvre. Nous n'y

    insisterons pas, l'interprte attentif ne pouvant se mprendre sur le caractre deces dtails, ni mconnatre la qualit d'excution qui leur convient.

    Nous voudrions cependant signaler, et non seulement en ce qui con-

    cerne la technique pianistique des Djinns, mais d'une manire plus gnrale, latechnique pianistique de Franck, la ncessit d'une tude spciale du lgatoconcidant avec les exigences expressives du jeu polyphonique.

    Ses lves, maintes fois, ont vant les aptitudes remarquables de ses

    mains pour les carts. Le fidle portrait qu'a fait de lui Mme Rongier, et qui lereprsente la tribune de son orgue, ne dissimule pas le caractre quelque peu

    anormal d'une disposition physique qui lui permettait aisment d'atteindre la

    douzime.

    C'est l un"* particularit qui n'a pu manquer d'exercer son influence

    sur l'orientation de son style instrumental et qui, dans la plupart des cas, com-

    mande la vritable, nous dirions volontiers la seule difficult matrielle de sonuvre.

  • 24 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    Les Djinns sont ddis Mme de Serres qui, comme jeune fille etsous le nom de Caroline Montigny-Rmaury, avait connu de rels et mritssuccs de pianiste. Franck crivit lui-mme la rduction deux pianos qui parutle 1 5 fvrier 1 884, dans la collection Litolff , chez Enoch Paris, prcdantde dix ans l'dition de la partition d'orchestre.

    La premire audition de la version orchestrale eut lieu le 1 5 mars 1 885,au Chtelet, sous la direction d'Edouard Colonne, et Louis Dimer tant aupiano, au cours d'un concert dont la premire partie tait consacre aux uvres

    suivantes, prsentes par la Socit Nationale de musique : Symphonie en rmineur de Gabriel Faur, les Djinns, une Orientale pour orchestre, par Clau-dius Blanc, et la Rapsodie d'Auvergne de Saint-Sans. L'Art Musical du31 mars, dans le compte rendu qu'il consacre cette sance, ne mentionne

    mme pas l'uvre de Franck et rserve son admiration pour la Rapsodied'Auvergne, que, du reste, il appelle Rapsodie Auvergnate, et pour la bril-lante excution de Dimer. Par contre, le Mnestrel, sous la signature de

    G. Mersac, publie les lignes suivantes, qui durent tre bien douces au cur

    de Franck, peu habitu semblables apprciations : M. L. Dimer a jou enartiste distingu la partie de piano dans un pome symphonique de M. CsarFranck, les Djinns, uvre intressante s'il en fut, par l'originalit simple desides et la perfection admirable du style. En coutant la belle dduction deces dveloppements et les curieuses sonorits produites par le mariage du pianoavec l'orchestre, nous nous prenions penser qu'il est triste vraiment de ne pas

    voir plus souvent figurer aux programmes le nom de cet minent musicien,trop peu apprci l'heure qu'il est et qui restera nanmoins l'un des matres denotre poque. )) (1)

    * *

    Paul Valry, crivant sur Pascal et sur Lonard de Vinci, dnonce diverses reprises la tendance d'esprit qui nous porte confondre l'homme

    vritable qui a fait l'ouvrage avec l'homme que l'ouvrage fait supposer. Il

    (1) L accueil du public fut convenable, sans plus, et les applaudissements s'adressaient autant l'interprte qu'au compositeur. Mais Franck, toujours prt considrer le moindre tmoignage de sym-pathie comme une rcompense qui excdait ses mrites, fut le premier reporter le bnfice de ce

    modeste succs sur Dimer- Et, l'allant fliciter au foyer du Chtelet sitt la fin du concert, il lui

    promit de lui prouver sa gratitude en lui ddiant une petite chose . Les Variations symphoniques

    devaient tre la petite chose en question.

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 25

    nous laisse ainsi entendre qu'il y a dans le mcanisme intellectuel mme quiconsiste donner corps la pense, la cause presque invitable d'une dfor-

    mation.

    Nous ignorons si l'auteur de YArchitecte tend ce sentiment de dfianceaux manifestations de la musique, de la perfide musique, ainsi qu'il la dsigne

    quelque part.

    Mais, si cela tait, nous lui proposerions Prlude, Choral et Fugue, en

    exemple de la surprenante fidlit avec laquelle un art, cependant, et par dfi-

    nition, fuyant et insaisissable, le seul qui puisse exprimer l'inexprimable, comme

    dit Gthe, peut reflter l'essentiel d'une sensibilit et mme d'un caractre. Peunombreuses la vrit sont les uvres musicales qui laissent ainsi deviner, et

    par un accent aussi direct, l'homme au travers de l'artiste. Et nous aurions vite

    fait le tour des plus videntes, qui se rejoignent au travers des sicles, en nom-mant un Stabat de Palestrina, un Dialogue de Schutz, une Fantaisie chroma-

    tique de Bach, ou la touchante Passion selon saint Jean, plus proche sans

    doute du cur du cantor de Leipzig que la plus belle Passion selon saintMatthieu, le Requiem de Mozart, le XIIIe Quatuor ou la Sonate op. 110 deBeethoven, une Fantaisie de Schumann, une Ballade ou un Nocturne de

    Chopin. Ce sont l des pages qui confessent mieux leurs auteurs, et avec uneplus mouvante sincrit, une plus saisissante vraisemblance que les plus vri-

    diques effigies ou les biographies les plus attentives. Pour qui est anxieux de se

    figurer une juste image de Franck, de pntrer la chaleureuse simplicit de ses

    aspirations, d'explorer son me, tout la fois lucide et nave, rflchie et

    enthousiaste, de connatre la certitude confiante, l'lan gnreux de sa foi, davantage un sentiment qu'une doctrine, a-t-on pu dire avec bonheur,

    il n'a qu' se pencher sur l'inestimable chef-d'uvre, en interroger l'harmo-

    nieux et grave dveloppement. Il y trouvera le reflet direct, le prolongement

    naturel, l'expression peine transpose de la personne morale qui l'a conu et

    ralis .

    Nous savons que l'ide premire de Franck, esquissant le plan de

    l'uvre qui allait devenir, tant par la forme que par le fond, la plus impor-

    tante de ses compositions pianistiques, tait de rappeler l'attention des musi-

    ciens, la disposition classique du Prlude et de la Fugue, peu prs dlaisse

  • 26 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    depuis les splendides ralisations de Mendelssohn. Il voulait ainsi dmontrerque l'ancestral enchanement sur la logique duquel s'tait appuy pendant prsde deux cents ans, un monde de musique, n'avait rien perdu de ses vertus et qael'expression instrumentale contemporaine pouvait, sans rien ngliger de ses plusrcentes acquisitions techniques, se rclamer d'un mode de composition queseule une scholastique revche avait fig dans l'attitude inerte d'un exerciced'lve.

    Ce ne fut que plus tard, et au cours de son travail, nous apprendM. d'Indy, qu'il accueillit l'ide de relier le Prlude et la Fugue par un Choraldont l'esprit mlodique planerait au-dessus de toute la composition. Trait degnie, qui humanise et attendrit une forme naturellement austre et qui, sanslui rien retirer de sa dignit inne, lui confre ce pouvoir motif, cette vibration

    latente du sentiment par quoi l'uvre de Franck tablit sur nous son pathtiqueet irrsistible ascendant.

    Jean-Sbastien Bach, qui semble avoir tout pressenti des ressources de

    la musique, avait dj entrevu la ncessit d'un quilibre expressif capabled'assurer la dpendance de ses Prludes, ou de ses Toccatas et des Fuguesqu'ils prcdent, soit par l'opposition calcule de rythmes et de mouvements

    qui se compltent par leur contradiction mme, soit, au contraire, par uneextrme concordance de caractre. En adoptant le principe d'unit qui rgitson uvre, Franck n'aurait donc fait que dvelopper une conception ant-

    rieure, s'il n'y avait ajout cette innovation fconde en consquences, savoirl'emploi d'un seul motif gnrateur commun aux trois parties, puis partir duChoral, l'appoint d'un second thme, de sentiment diffrent, qui rpond

    ou se superpose l'argument cyclique initial.

    Il introduit ainsi, par la confrontation de deux ides dans une forme

    jusqu'alors exclusivement unitaire, nous faisons naturellement abstraction

    de la Fugue double sujet, qui procde d'un tout autre point de dpart, un

    lment de conflit lyrique analogue celui qui dtermine le drame de la Sonate

    et de la Symphonie.

    Nous ne saunons prtendre mieux analyser, ni sous une forme plus

    concise le plan musical de Prlude, Choral et Fugue, que ne l'a fait M. d'Indy.

    Nous lui laissons la parole.

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 27

    Le Prlude reste dans le moule classique de l'ancien prlude de Suite.Son thme, unique, s'expose la tonique, puis la dominante, et se termine sui-vant l'esprit beethovnien, par une phrase qui donne au thme un sens encoreplus complet. Ce Choral, en trois parties, oscillant de mi bmol ut mineur,offre deux lments distincts : une superbe phrase expressive prsageant et pr-parant le futur sujet de la fugue, et le Choral proprement dit, dont les troisparoles, pour ainsi dire prophtiques, se droulent en volutes sonores dans une

    calme et religieuse majest.

    Aprs un intermde qui nous ramne de mi bmoL mineur si mineur,ton principal, la fugue vient prsenter ses successives expositions aprs le dve-

    loppement desquelles rentrent le dessin et le rythme de la phrase complmen-taire du prlude ; le rythme seul persiste et accompagne une reprise trs mou-vemente du thme du choral, puis c'est, bientt aprs, le sujet de la fugue quientre lui-mme au ton principal, en sorte que les trois lments de l'uvre se

    trouvent runis en une superbe proraison.

    Moins gnreusement inspir est le commentaire que Saint-Sansconsacre l'uvre de Franck dans ce fcheux opuscule qui a nom : Les

    ides de M. Vincent d'Indy , et dont nous avons dj cit un extrait en parlantdes Djinns. Voici ce qu'il dit de la pice qui nous occupe : Morceau d'uneexcution disgracieuse et incommode, o le Choral n'est pas un choral, o laFugue n'est pas une fugue, car elle perd courage ds que son exposition est

    termine, et se continue par d'interminables digressions qui ne ressemblent pas

    plus une fugue qu'un zoophyte un mammifre, et qui font payer bien cher

    une brillante proraison.

    Pour disgracieuse et incommode > qu'elle soit, l'excution de Pr-lude, Choral et Fugue n'ouvre pas moins au pianiste qui l'entreprend un champbien vaste de mditations et de l'ordre le plus attachant. Elles ont trait, tant au

    vritable caractre, l'expression juste qu'il convient de lui donner qu'aux dif-

    ficults techniques qu'elle suscite. Un vritable interprte ne saurait, sansmconnatre grandement ce qui constitue la neuve beaut de ces pages, se

    borner n'en assurer que ce que nous pourrions appeler la traduction architec-

    turale.

    Franck ne considre jamais cet lment de l'uvre que l'on nomme

  • 28 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    forme, que comme la partie corporelle de l'tre-uvre-d'art , destine servir d'enveloppe apparente l'ide, qu'il qualifiait lui-mme d'me de lamusique. Mais, cette conception, pour une gnration de pianistes enclins lireles notes au travers d'une sensibilit avive par la frquentation trop exclusivedes uvres romantiques, ne risque-t-elle pas de provoquer une dclamationexagrment sentimentale?

    Une grande artiste contemporaine, qui a consacr l'interprtation desuvres de Franck le meilleur de son talent et de son cur, Mlle BlancheSelva, a fait remarquer avec infiniment de justesse que l'ondulation rythmiquefranckiste n'est en rien assimilable au rubato et qu'elle nat de l'motion, nondu caprice.

    L'effusion lyrique de Franck, en effet, toute gnreuse et libre qu'ellesoit, n'a pas le got de confidence personnelle qui emplit le prcieux abandonde Chopin ou de Schumann.

    Elle est objective, et, soutenue par un fort instinct classique, tend gnraliser le sentiment qui l'anime.

    Les nombreux fragments qui, principalement dans le Prlude et dansl'intermde qui relie le Choral la Fugue, sont indiqus comme devant treinterprts avec une certaine fantaisie, ne sauraient donc s'accommoder d'uneexcution trop personnelle, d'une amplification dramatique trop accuse. Ils

    font corps avec l'uvre dont nous venons de souligner le haut principe d'unit.

    Une saillie expressive disproportionne et la ligne idale qui cerne l'ensemblede la composition est brise. C'est l un cueil aussi redoutable que pourraitl'tre une incomprhensive rigidit de mouvement. Mais si l'impression recher-che, et surtout, produite par l'interprtation de ces passages, est celle d'une

    profonde aspiration vers l'ternel et le divin; si, de la douloureuse cantilne,

    cellule organique, thme essentiel de l'ouvrage qui, par deux fois dans le pr-

    lude, prcipite sa supplication, nat, par un insensible retour au temps initial

    sur les quatre mesures qui suivent, la tremblante lueur d'un espoir interrogatif ;

    si les silences qui coupent, dans l'intermde, les amorces de la Fugue,

    s'emplissent, sans prmditation volontaire et trop sensible, d'une signification

    anxieuse et dolente, alors l'indpendance rythmique souhaite par Franck

    prend son expression exacte, l'ide redevient vraiment, selon son vu, l'me de

    la musique.

  • L'UVRE P1ANISTIQUE DE CESAR FRANCK 29

    L'excution du sublime Choral, par contre, ne prte aucune ambi-gut. Son caractre s'impose, ds la premire lecture, par la simplicit del'mouvant dialogue qui s'tablit entre les deux motifs sur l'alternance sym-trique desquels il est bas. Nous en pourrions dfinir ainsi le sens symbolique,

    en tant assur de ne point trahir la pense de Franck : un premier lment, enmarche, caractris par un dessin mlodique de croches, douloureusement chro-matique, entrecoup de syncopes et dans lequel se peroit l'infatigable plainte,l'ternelle imploration d'une humanit en qute de justice et de consolation.

    Puis la rponse, par trois fois donne, progressant du mystre de la rvlationjusqu' l'blouissante vision de la certitude du second lment, de ce rythmepresque statique de noires solennelles ponctu d'harmonies diatoniques, par

    lequel se manifeste la parole divine. C'est l une paraphrase irrsistiblement

    loquente de tout ce que reprsente le cri de Polyeucte : Je vois, je sais, je crois,

    je suis dsabus.

    Nous trouverions dans l'admirable fugue en mi mineur de Mendels-sohn, compose au chevet d'un ami mourant ; dans son ouverture de l'oratorioElie, dont le caractre de pressante supplication s'appuie exclusivement sur l'uti-

    lisation expressive du style fugu, ou encore chez Liszt, soit dans le dbut desVariations sur Weinnen Klagen, ou dans le passage de la Dante-Symphoniequi dpeint l'incertitude angoisse des mes du purgatoire, les accents prcur-seurs de la Fugue par laquelle Franck couronne magnifiquement son chef-

    d'uvre pianistique.

    Et pour ne citer qu'un exemple chez Beethoven qui, du moment qu'il

    conoit la Messe en r, crasant et surhumain testament musical, se sent si

    invinciblement attir par la richesse intrieure d'un procd qui rpond si par-

    faitement son besoin d'abstraction et de condensation spirituelle qu' dater

    de cette poque, il n'est pour ainsi dire point d'uvre laquelle il ne l'incor-

    pore ; la fugue, d'une expression si fervente qui termine l'op. 1 1 0, avec la

    dchirante interruption de YArioso dolente, qui la coupe d'un sanglot irr-

    pressible, ne donne-t-elle pas, comme la fugue de Franck, le sentiment qu'elle

    mane d'une ncessit psychique plus encore que d'un principe de compositionmusicale?

    Cependant, si la conclusion de Prlude, Choral et Fugue s'identifie par

  • 30 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    la similitude de sentiment ces manifestations minentes du pouvoir motif dela fugue, du moins chappe-t-elle toute ide d'assimilation et d'imitation parl'indpendance logique de sa structure. Saint-Sans l'a fort bien dit, qui n'y arien compris : cette fugue n'est pas une fugue. Sans doute, l'exposition, lesentres successives des quatre parties ont-elles la rigueur ncessaire et le dve-loppement qui suit s'inspire-t-il des plus parfaits modles du genre. Mais onsent une sorte de frmissement intrieur de la phrase musicale que le sujetmme de la fugue ne comporte pas en soi son aboutissement et sa propre fin,qu'il se meut dans une telle atmosphre de douloureuse contrition, d'immat-riel dsir, qu'il sera ncessaire qu'une intervention quelconque le dlie de sontourment. Aussi, quand aprs l'adjonction du rythme en triolets de crochesqui prcipite son inquitude et l'exaltation du crescendo qui le conduit jus-qu'au paroxysme d'un vritable cri d'angoisse et de supplication, le doux etconsolant thme du Choral apparat nouveau, envelopp du murmure liquidedes harpes clestes, est-ce pour nous, qui venons d'tre les tmoins d'une afflic-

    tion si persvrante, une telle impression de dtente, de calme reconquis, que

    l'exaltation qui mle dans la proraison les voix triomphantes proclamant leverbe, aux frmissements d'airain des cloches jubilantes, nous apparat comme

    le retentissement de notre propre motion.

    C'est l, en effet, une consquence que ne prvoient ni les traits de

    contrepoint, ni les musiciens trop appliqus aux rgles. Mais il est vrai qu'ilsne sont pas tenus de prvoir le gnie. Et c'est bien du gnie, et du plus pur qui

    se puisse imaginer, que procde cette uvre d'art admirable, grave et noble

    expression d'une me chrtienne altre de son Dieu, et qui, par del la qualitincomparable de la musique, rejoint un sentiment d'ordre universel et se fait le

    douloureux cho des aspirations et des dsirs humains vers un idal consolant

    et glorieux.

    Prlude, Choral et Fugue fut dit en 1 884, de mme que les Djinns,dans la collection Litolff, chez Enoch. Il est ddi Mlle Marie Poitevin

    (depuis Mme G. Hainl), qui en fut l'interprte, lors de la premireaudition chez Pleyel, au concert de la Socit Nationale de Musique

    du 25 janvier 1885. Mais le manuscrit, qui a t rcemment offert en

    hommage Sa Majest la Reine des Belges, porte l'endroit de la ddicace

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 3t

    les traces d'un grattage qui laisserait supposer que ce nom n'tait pas le pre-

    mier auquel Csar Franck avait song (1).Les plus rcentes ditions seules ayant fait disparatre une faute qui a

    subsist pendant prs de quarante ans dans tous les tirages antrieurs, nous

    croyons devoir la relever ici. Il s'agit de la dernire croche de l'avant-der-

    nire mesure du Choral, un fa en clef de sol, que la prsence d'un bmol un

    fa prcdent, exactement le fa qui se trouve sur la seconde croche de la

    mme mesure, faisait interprter comme tant tributaire du mme accident.Un exemplaire corrig par Franck, que nous avons le privilge de possder,nous a permis, voici longtemps, de signaler cette erreur. Le dernier fa est natu-

    rel et rejoint par un intervalle de seconde majeure, et non de seconde mineure,le mi bmol qui termine le Choral.

    Il en est de certaines uvres qui vous tiennent cur, comme de cer-tains tres aims. On hsite s'interroger sur les raisons qui vous les fontchrir at first sight , redoutant sans doute d'un examen trop lucide, la pos-

    sible rencontre d'un motif de dsillusion. Tel tait notre tat d'esprit en entre-

    prenant, pour cette tude imprudemment engage, l'analyse de la compositionde Franck que nous avons le plus joue et dont nous avons eu la joie d'tre,dans la plupart des villes de l'ancien et du nouveau continents, l'interprte tou-jours enthousiasm, dfaut d'autres mrites.

    Les Variations symphoniques s'taient imposes nous, irrsistible-

    ment et sans esprit aucun de contrle, lorsque, jeune disciple de Louis Dimer,auquel l'uvre est ddie, celui-ci, l'occasion d'une rptition impromptue,

    nous ft dchiffrer la rduction de l'orchestre sur un second piano. Un nouvelhorizon musical s'offrait notre admiration, jusqu'alors limite par la rigueur

    sans doute bienfaisante de nos tudes, de moins hautes expressions de la

    forme concertante, et nous n'avions eu de rpit que notre matre ne se rendt

    (1) Nous tenons cependant de M. d'Indy que l'uvre fut expressment conue i l'intention d

    Mlle Poitevin.

  • 32 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    notre dsir et ne consentt nous laisser travailler la partie de soliste de l'uvrequ'il venait de nous rvler.

    C'est sans mme avoir song revenir sur cette impression premire,sur cette emprise immdiate et totale, que pendant nombre d'annes nousavons tent de communiquer notre tour la pense qui nous avait subju-gu. Dans ces conditions, parler d'une uvre ainsi ne notre amour, nousappliquer en surprendre, puis en dcrire les beauts, c'tait nous exposer dtruire un cher sortilge, risquer de voir s'vanouir un mystrieux et nobleenchantement dont toute notre carrire avait t illumine; c'tait, en quelque

    sorte, la manire redoutable des enfants, essayer d'ouvrir notre admirationpour voir ce qu'il y avait dedans.

    Nous sortons de cette preuve infiniment rassur dans notre tendresseinstinctive et fortifi dans notre dvotion, heureux de pouvoir nous inscrire

    en faux contre cet aphorisme, d'ailleurs charmant, d'un auteur duXVIIIe sicle, que c'est aimer bien faiblement que de pouvoir dire pourquoil'on aime. Les Variations symphoniques, si elles ne relvent pas d'un aussi

    puissant idal que Prlude, Choral et Fugue, que le Quatuor ou que le pre-mier mouvement de la Symphonie, sont coup sr, et avec la Sonate pour

    piano et violon, la plus parfaite des ralisations artistiques de Franck.

    Nous ne disons pas la plus belle, mais la plus lucide et la plus acheve.

    Ici, l'quilibre, la proportion sont d'une justesse admirable. Le rle

    du piano, par rapport l'orchestre, est conu avec une telle entente de sesressources, un si rare souci de ses limites; l'accord ou la lutte des timbres

    s'tablissent dans un tel sentiment de spontanit, avec un accent si sobre et

    si sr que, mesure que l'uvre se droule, on se persuade davantage que la

    musique qui s'y inscrit n'a pas seulement rencontr dans la combinaison du

    soliste et de la symphonie son plus heureux, mais encore, son unique moyen

    d'expression.

    Cette constatation pourrait, il est vrai, ne s'appliquer qu' la perfec-

    tion du mtier employ par Franck pour traduire sa pense musicale. Unexamen plus attentif va nous convaincre de la singulire qualit de cette

    pense.

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 33

    Le principe de la variation a t le premier et le plus naturel phno-mne de l'ornementation musicale, du moins en ce qui concerne le style instru-mental. Avant que le dveloppement ou la rexposition des thmes, le rappelstimulant de leur lan rythmique, les colorations diverses que leur prtent les

    modulations n'aient vivifi et enrichi de leur satisfaisante logique la marche

    du discours musical, le plus simple procd de renouvellement d'une idemlodique s'appuyait sur un artifice de fioritures et de diminutions qui nelaissait pourtant pas de reproduire scrupuleusement la ligne originale du dessinpropos. Car, ainsi que le recommande Sbastien de Brossard dans son Diction-naire de musique, le premier en date des ouvrages de ce genre, il faut qu'on

    puisse toujours reconnatre le fond de cet Air, que Ton nomme le Simple, autravers pour ainsi dire de ces enrichissements, que quelques-uns nomment

    Broderies .

    J.-J. Rousseau, indiffrent, comme on sait, aux manifestations de la

    musique instrumentale, se borne la fin du XVIIIe sicle repoduire la dfi-nition et le conseil de Brossard. C'est selon ce systme de redites et de figura-

    tion surajoute, que les clavecinistes nommaient double , et qui trouvait

    galement son application dans les Chaconnes et les Passacailles, mais alors

    en se contraignant plus particulirement l'troit respect des enchanements

    de la basse, que sont tablis les innombrables airs varis qui s'chelonnent sur

    quelques sicles.

    Musique toute pleine d'industrie et doctrine , ainsi que le constate

    dj mlancoliquement un thoricien du XVIP sicle, procd qui, par sa sim-plicit mme, ne devait que trop aisment dgnrer en formule convention-

    nelle et qui, loin d'amplifier les qualits de diffrents ordres qui pouvaient se

    trouver en puissance dans le motif initial, tendait au contraire les striliser

    en puiser la substance, tout en engendrant une monotonie tonale ou ryth-

    mique que les agrments les plus ingnieux, la dcoration sonore la plus fleurie

    et la plus plaisante ne parvenaient point toujours dissimuler.

    Une fois encore, il nous faut aller chercher dans l'uvre de

    J.-S. Bach, l'infraction de gnie qui libre et transfigure la mthode et les

    trente Variations pour clavecin deux claviers, connues sous le nom de

    Coldberg Variationen, mettent en uvre, avec une sereine audace, les bien-

  • 34 L'UVRE PANISTIQUE DE CESAR FRANCJK**************************************************************************,

    faisantes ressources d'un vivifiant contrepoint. Si elles ne s'cartent point encore

    rsolument des donnes du problme, tel que nous venons de le voir dfinir parBrossard et Rousseau, du moins elles annoncent et prparent les prodigieusestrente-trois Variations sur un thme de Diabelli que Beethoven, un sicle plustard, lancera comme un dfi la tte de ses contemporains, ou les Etudes sym-

    phoniques en forme de Variations que Schumann, pour en marquer le sens etla porte, songe un instant intituler Variations pathtiques. Vastes et gn-

    reuses constructions, nourries d'invention, d'ardeur, d'imprvu, fertiles en

    splendides licences et dans lesquelles le thme, loin de demeurer l'essentiel, le

    centre d'intrt de la composition, parat n'en tre plus qu'une sorte

    d'lment-prtexte que chaque variation tend liminer au profit d'une

    nouvelle proposition plus riche et plus neuve. Franck devait aller plus loin

    encore que ses illustres devanciers dans cette voie d'mancipation, et les

    Variations symphoniques comportent de profondes, d'inestimables modifica-

    tions de la forme consacre, tant dans son objet que dans ses conditions.

    Dans son objet, par l'lection d'un thme double sujet, dont chaque

    lment, situ la base d'un dveloppement qui lui est propre, dtermine

    son tour, au travers de la composition, le double afflux de courants expressifs

    de caractre oppos, qui l'animent et la fertilisent. Dans ses conditions, par

    l'adjonction de l'orchestre au piano, prcieux enrichissement du point de vue

    de la couleur et de la varit, et par la suppression du rgime de la variation-

    compartiment dont la rigidit indiffrente fait place l'animation flexible d'un

    organisme cyclique parfaitement assoupli et cohrent.

    A la vrit, Liszt, dans ses Variations sur le Dies Irae, publies sous letitre de Toten Tanz, avait dj laiss pressentir les ressources d'une telle

    conception, mais sans avoir russi se librer totalement d'un formalisme

    assujettissant.

    Ds le dbut des Variations symphoniques, et sous couleur d'intro-duction, Franck propose le conflit entre les deux lments de son thme :

    rythme vhment, presque agressif du quatuor' auquel rpond la supplication

    mlodique du piano. De suite, la tendance gnrale du morceau est cre, qui

    dans ses dductions, sollicitera davantage notre sensibilit que notre intelli-

    gence. Grce cette controverse initiale de sentiment, issue de l'exemple

    beethovnien, et qui sera le principe vital de son uvre, Csar Franck nous

  • L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK 5

    oriente dans le sens d'un dveloppement dramatique o nous verrons tour tour ces deux lments s'affronter ou s'unir, s'opposer ou se fondre, sans rienabandonner de leur individualit premire.

    Gnial point de dpart qui nous rend les confidents d'un dbat path-tique, l o nous eussions pu n'tre convis qu'au plaisir ingnieux de la com-binaison; attestation nouvelle du puissant don constructif dont les manifesta-tions inventives justifient la phrase de ce Grtry que Franck chrissait : cen'est qu' l'homme familiaris avec la rgle qu'il est quelquefois permis de lavioler, parce que lui seul peut sentir qu'en pareil cas la rgle n'a pu suffire.

    Suivons maintenant la progression de cette ide gnratrice et sarpercussion sur la marche de l'uvre.

    Aprs les quelques mesures en forme d'introduction dialogue dontnous venons de parler, le quatuor, en pizzicato, introduit le sujet en rythmeternaire, tel qu'il sera formul quelques pages plus loin par le piano. Mais iln'intervient ici qu' titre d'bauche et se trouve spar de son exposition dfi-nitive par un important rcit quatre temps de l'instrument soliste, mouvanteparaphrase du second lment de l'introduction.

    Un crescendo d'orchestre ramne l'orageuse atmosphre du dbut etprpare le touchant pisode o, tel Orphe tentant d'amollir le courroux desFuries, le piano, suppliant, se heurte l'inexorable refus que traduit un

    farouche unisson des cordes, par trois fois rpt. Le quatuor s'adoucit pour-

    tant, ainsi que dans le mythe, les gardiens du Tartare, devant la persuasiveinsistance de la palpitante mlodie. Un enchanement modulant, d'une dlica-tesse et d'une sensibilit infinies, nous conduit alors la vritable exposition duthme, chastement formul par le piano, dans un sentiment de pntrante

    mlancolie. Les deux lments que jusqu' prsent nous n'avons connus quedissocis, opposs l'un l'autre, se runissent ici et se compltent dans un sen-

    timent de commune et pacifiante tendresse.

    Les deux variations enchanes qui suivent, pousent fidlement les

    contours mlodiques du sujet ainsi dfini, et soulignent ce caractre de rcon-

    ciliation, tout en voluant insensiblement vers l'altire modulation en r majeurqui groupe les forces de l'orchestre pour un nouvel tat du thme, cette fois,

    lumineux et rythmique. Le piano prend sa part d'une animation qu'il souligne

    de l'clat de ses dessins en octaves, s'associe cet lan d'exaltation chaleu-

  • 36 L'UVRE PIANISTIQUE DE CESAR FRANCK

    reuse qui, par moments, atteint l'accent hroque. Puis le rythme se tempre,les sonorits s'attnuent et grave, consolante, la voix mue des violoncelless'empare du thme qui, jusqu' l'entre du finale, servira de basse au frmis-sement extatique des doubles croches du soliste. C'est l un instant d'inexpri-mable recueillement, en quelque sorte d'immobilit musicale et de temps sus-pendu et qui semble librer en nous de vagues et irrsistibles aspirations donton ne sait au juste si elles sont pleines de larmes ou d'espoir, de regret oud'attendrissement.

    D'o me vient, mon Dieu, cette paix qui m'inonde? dira le potequ'une semblable motion conduit aux mmes confins du mystre et de larvlation. Nous ne connaissons dans toute la musique que bien peu de pagescomparables celle-ci. Il n'en existe pas dans l'oeuvre de Franck, mme dansles compositions d'essence religieuse, qui s'inspirent d'un sentiment plus lev.

    De mme que Beethoven dnoue l'ineffable proraison des variationsdu Trio l'archiduc, par la cassure volontaire d'un banal accord de sep-time qui nous rejette brusquement de l'infini dans le dlimit, Franck nous

    ramne la ralit, aprs l'pisode dont nous venons de parler, par le plusinnocent, mais sans doute le plus efficace des artifices modulants. Succdant

    au dessin chromatique du piano qui s'vanouit dans l'atmosphre imprcisedes tenues du quatuor, il suffit qu'un simple trille de dominante dcouvertpasse du mineur au majeur, pour dterminer une volution totale de sentimentet pour crer l'impression d'allgresse qui va dornavant s'imposer jusqu' lafin de l'ouvrage. Les bois amorcent sur un rythme alerte, bientt rehauss

    du chatoiement des accords alterns du piano, une nouvelle version fragmen-

    taire du premier lment du thme, de celui que nous eussions pu dnommerprincipe actif, cependant que de leur ct les basses du quatuor s'emparent

    du second lment, ou lment expressif, qu'elles proposent au joyeux rebon-dissement d'archets dlibrment optimistes. Il n'y aura plus place dsormais,

    dans cette dernire variation en forme de finale, la plus dveloppe de toutes,

    que pour les accents d'une heureuse animation.

    On a pu, de bonne foi, et mme des franckistes convaincus s'y sontemploys, critiquer la soudainet de cette transition, dplorer que sous son

    nouvel aspect le thme ne part en dsaccord trop marqu avec les pages qui

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    prcdent. On a dnonc la familiarit rythmique de ce passage, regrettl'embourgeoisement harmonique qui, parat-il, s'y fait jour.

    Bien loin de nous dcevoir ou de nous surprendre, la franche dcision,

    la spontanit gnreuse du finale nous parat au contraire l'lment indispen-sable l'quilibre d'un plan d'ensemble qui est l'origine de l'uvre et sur

    lequel nous aurons revenir. Et il nous semble que tout autre dveloppement

    n'aurait pas, de mme manire, assur la diversit, ni complt le sens de laprogression expressive qui rgit la composition. Au reste, en admettant la fai-blesse passagre de quelques mesures, du moins par rapport la qualitexceptionnelle de l'pisode antrieur, de quelles joies nouvelles, de quel enri-

    chissement de couleur, cette modification soudaine de l'atmosphre ne va-t-elle

    pas devenir le prtexte au cours du dveloppement qui suit? Qu'on se reporte l'loquente affirmation du dessin en octaves par lequel le piano prend nou-veau la direction du rcit musical la suite des mesures que nous venons deciter; qu'on tudie l'ingniosit et l'clat de la vive figuration en triolets qui

    s'tablit sur la rptition du motif initial, les bois tant cette fois remplacspar le quatuor en pizzicato; qu'on se laisse convaincre par la chaleur pres-

    sante du divertissement dans lequel les accords du piano rpondent au dessindes basses reproduisant le thme, et l'on admettra peut-tre avec nous que la

    familiarit de la nouvelle argumentation employe par Franck pour la dernirepartie de son uvre ne semble point faire obstacle son dveloppement, et que

    celui-ci tmoigne mme d'une singulire force d'impulsion communicative.

    Faisant suite au bref tutti modulant et tumultueux qui laisse en sus-

    pens cette premire partie du finale sur l'interrogation de deux accords vigou-

    reux, le piano ouvre une parenthse de sentiment et de rythme en introduisant,

    dans la tonalit jusqu'alors inentendue de mi bmol majeur, le dispositif ter-naire d'une paraphrase tendrement exalte du second lment du thme. Laflexibilit capricieuse, l'ardeur chastement sensuelle de cette nouvelle cadence

    contraste incidemment avec la franchise caractristique du mouvement gnralet constitue l'heureuse dtente qui donnera un regain de signification active

    et prcise la reprise du rythme biniaire initial que la flte, puis les violonsinsinueront nouveau sous l'lgante ornementation du piano. La premiremoite du finale se rexpose ensuite la tonique, selon la classique formule,

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    jusqu' la triomphante conclusion du plus vivant et du plus vari des ouvragespianistiques de Franck.

    Nous souhaiterions que cette analyse bien imparfaite ait nanmoinspermis de reconnatre dans l'enchanement des variations la prsence des troistats potiques diffrents dont la succession assure le dveloppement du pland'ensemble auquel nous faisions prcdemment allusion. Chacun d'eux repr-sente un groupe de variations de caractre distinct et qui se peut aisment dli-

    miter. Le premier, de sentiment nettement pathtique, nous conduit sous forme

    d'introduction, jusqu' l'exposition complte du thme pour le piano, c'est---dire jusqu' l'allgretto quasi andante. Le second, vritable noyau musicaldes variations proprement dites, s'tend de l jusqu'au finale, voluant parmiles plus loquentes modalits expressives, passant de la srnit attendrie la

    contemplation religieuse aprs avoir mome