communio - 19791

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communio

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  • tome IV (1979), n 1 - janvier-fvrier II a pris chair et s'est fait homme

    Salut, vrai corps de Dieu. Salut. Resplendissant

    Corps de la chair engag parla tombe et qui nat Corps, Ruisselant de bonts et de chairs

    Salut, corps tout de jour !

    Pierre-Jean JOUVE Les noces, Vrai corps

    Georges COTTIER

    page 2 ............................................................... Comment Dieu se fait-il homme ?

    Problmatique _________________________________________

    Antonio M. SICARI

    page 9 ............................................................................... O la Parole dj prenait chair

    Rudolf SCHNACKENBURG

    page 22 ............................................................... Et le Verbe est venu parmi nous

    Hans-Urs von BALTHASAR

    page 31 .............................................................. . La conscience de Jsus et sa mission

    Leo SCHEFFCZYK

    page 41 ............................................................ Chalcdoine aujourd'hui : une libration Intgration ________________

    Xavier TILLIETTE

    page 54 ...................................................

    Attestation _

    A.-M. DUBARLE page 66 .............................................................................. L'authenticit du linceul de Turin

    Signets ________________________________________________________

    Paul POUPARD

    page 71 ......................................................................................... De Paul VI Jean-Paul II

    Jan BOTS

    page 77 ........................................................................................ L'exprience hollandaise

    Emmanuel-Maria HEUFELDER

    page 93 ..................................................................... Les anges, figures de l'Esprit Saint

    Le Christ des philosophes et le problme

    de la christologie philosophique

    Comit de rdaction en franais :

    Jean-Robert Armogathe*, Guy Bedouelle, o.p. (Fribourg)*, Franoise et Rmi Brague*, Claude Bruaire (Tours)*, Georges Chantraine, s.j. (Namur)*, Olivier Costa de Beauregard, Michel Costantini (Tours), Georges Cattier, o.p. (Genve), Claude Dagens (Bordeaux), Marie-Jos et Jean Duchesne*, Nicole et Loc Gauttier, Jean Ladrire (Louvain), Marie-Joseph Le Guillou, o.p., Corinne et Jean-Luc Marion*, Jean Mesnard, Jean Mouton, Jean-Guy Pag (Qubec), Michel Sales, s.j., Robert Toussaint*, Jacqueline d'Ussel, s.f.x.*. " Membres du bureau.

    En collaboration avec :

    ALLEMAND : Internationale katholische Zeitschrift, Communio Verlag (D 5000 KdIn 50, Moselstrasse 34, R.F.A.) - Hans-urs von Bal-thasar (Suisse), Albert Gi rres, Franz Greiner, Karl Lehmann, Hans Maier, cardinal Joseph Ratzinger, Otto B. Roegele. AMRICAIN : International Catholic Review Communio (Gonzaga University, Spokane, Wash. 99258, U.S.A.) - Kenneth Baker, s.j., Andre Emery, William J. Hill, o.p., James Hitchcock, Clifford G. Kossel, s.j., Val J. Peter, David L. Schindler, Ken-neth L. Schmitz (Canada), John R. Sheets, s.j., John H. Wright, s.j.

    ESPAGNOL : Revista Catolica Internacional Communio (Ediciones Encuentro, Urumea 8, Madrid 2, Espagne) - Antonio Andrs, Ignacio Camacho, Carlos Diaz, Javier Elzo, Flix Garcia, Olegario Gonzalez de Cardedal, Patricio Herraez Barroso, Jos-Miguel Oriol, Alfonso Prez de Laborda, Juan Martin Velasco.

    ITALIEN : Strumento internazionale per un lavoro teologico Communio (Cooperativa Edizioni Jaca Book, Via Aurelio Saffi 19, 120123 Milano, Italie) - Sante Bagnoli, Giuseppe Colombo, Eugenio Corecco (Suisse), Giuseppe Grampa, Elio Guerriero, Virgilio Melchiorre, Giuseppe Ruggieri, Angelo Scola. NERLANDAIS:Internationaal katholiek Tijds-chrift Communio (Hoogstraat 41, B 9000 Gent, Belgique) - Jan Ambaum (NL), Anton Arens (BI, Jan De Kok, s.j. (NL), Georges De Schrijver, s.j. (BI, K. Rogiers (B), J. Schepens (BI, Peter Schmidt (B), Jan-Hendrijk Walgrave, o.p. (B), Alexandre Van der Does de Willebois (NL), H. van Hagen (B), Grard Wilkens, s.j. (NL).

    POLONAIS : Edition en prparation.

    S E R B O - C R O A T E S v e s c i C o m m u n i o (Krscanska Sadasnjost, YU 41000 Zagreb, Maru-licev trg. 14, Yougoslavie) - Stipe Bagaric, Vjekos-lav Bajsic, Tomislav Ivancic, Adalbert Rebic, Tomislav Sagi-Bunic, Josip Turcinbvic.

    La Revue catholique interna-

    tionale : COMMUNIO est publie

    par Communio , association dcla-

    re but non lucratif (loi de 1901), prsident : Jean Duchesne (directeur

    de la publication) ; rdacteur en chef :

    Jean-Luc Marion ; adjoint : Rmi

    Brague; secrtaire de rdaction :

    Franoise de Bernis.

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    ment : page 96.

    L i b r a i r i e s e t m a i s o n s o C O M M U N IO es t d i sp o n ib le :

    voir page 21.

    Une revue n'est vivante que si elle mcontente

    chaque fois un bon cinquime

    de ses abonns. La justice

    consiste seulement ce que ce ne soient

    pas toujours les mmes qui soient

    dans le cinquime. Autrement, je veux dire

    quand on s'applique ne mcontenter

    personne, on tombe dans le systme

    de ces normes revues qui perdent des millions,

    ou en gagnent, pour ne rien dire,

    ou plutt ne rien dire.

    Charles PGUY, L'Argent Pleiade, p. 1136-1137.

  • Communio, n IV, 1 - janvier - fvrier 1979 C o m m e n t D i e u s e f a i t -il homme ?

    Georges COTTIER

    Comment Dieu

    se fait-il homme ?

    Les dogmes par lesquels l'Eglise cherche formuler

    exactement sa foi au Christ ne trahissent nullement cette

    foi. Ils lui permettent de ne cder ni aux paens qui refusent

    l'Incarnation ni aux penseurs modernes qui la pervertissent.

    POUR nous les hommes, et pour notre salut, il descendit du ciel ; par l'Esprit Saint, il a pris chair (sarkotheis, incarnatus) de la

    Vierge Marie, e t s ' es t fa i t homme. C'es t a ins i que le premier

    Concile de Constantinople (381) exprime la foi de l'Eglise dans le

    mystre du Verbe incarn. C'est pour notre salut que le Fils

    monogne du Pre s'est fait homme par l'uvre du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie (1). C'est l l'cho tout pur du Nouveau

    Testament. Jean ne nous dit-il pas qu'afin que ce monde qu'il a tant

    aim soit sauv, Dieu a donn son Fils unique (cf. Jean 3, 16-17) ? Et

    Paul : La preuve que Dieu nous aime, c 'est que le Christ, alors

    que nous tions encore pcheurs, est mort pour nous (Romains

    5,8). Et tant d'autres paroles qui convergent pour orienter notre

    contemplation, vers l'incarnation rdemptrice. travers sa liturgie, ses

    spirituels, ses thologiens, l'Eglise ne cessera de scruter et mditer

    l'insondable profondeur de cette suprme manifestation de l'agape de

    Dieu. Pour ne prendre qu'un exemple, c'est ce centre que nous conduit

    la question que pose Anselme, et le Moyen Age aprs lui : Cur Deus

    homo, pourquoi Dieu s'est-il fait homme ?

    MAIS l'interrogation qu'enveloppe la contemplation aimante du

    mystre car tel est aussi le sens du fides quaerens intellectum, la foi en qute de son intelligence s'approfondit. Qui est ce Sauveur ? Que peut bien signifier, rapporte au Fils unique, l'affirmation : il s'est fait

    homme ? La question peut tre vcue dans

    (1) Voir Communio. II - 1 (janvier 19771, Jsus. n du Pre avant tous les sicles et III - 1 (janvier 19781. N de la Vierge Marie .

    2

    deux climats de l'intelligence croyante bien diffrents. Elle reflte

    d'abord le mouvement spontan de la foi qui scrute son objet. C'est l

    l'attitude premire. Mais elle correspond aussi un dfi lanc la foi

    de l'Eglise par ses adversaires ou par les dformations de l'hrsie.

    ce dfi l'Eglise doit rpondre. Ainsi dj, vers 178, Celse nonce le dilem-

    me : ou l'incarnation n'est qu'apparence (doctisme) ou vous admettez

    un changement dans la divinit elle-mme, ce qui est impossible : Ou bien Dieu se change rellement lui-mme, comme ils disent, en un corps mortel,... ou bien il ne subit aucun changement, mais il faut que ceux qui le voient pensent qu'il a subi un tel changement. Mais, dans ce cas, il trompe les

    gens, c'est un menteur (2).

    Pousse tout ensemble par sa soif contemplative et par les sommations

    que lui adressent les dtracteurs de la foi, l'Eglise va pntrer en profon-

    deur le sens de la Parole de Dieu. Il est en effet remarquable que les

    concepts et formules adopts par les grands Conciles cumniques ne sont pas le rsultat de la spculation thologique ; ils sont le fruit de

    la foi et de la confession de l'Eglise selon la tradition apostolique .

    L'Eglise entend protger le krygme biblique de Jsus-Christ . Loin

    qu'on ait l un processus d'hellnisation du christianisme, ce sont au

    contraire les hrsies christologiques qui constituent un compromis

    entre le message originel de la Bible et la reprsentation rationalisante

    qu'en a eue l'hellnisme paen (3). Les notions de nature, d'hypostase

    et de personne, choisies pour exprimer la foi de 1'Eglise, n'impliquent

    pas, ce stade, une dfinition philosophique. Il appartiendra la

    rflexion thologique postrieure d'en dvelopper les consquences.

    Du mme coup, l'intelligence humaine-en qute de la pntration mta-

    physique du rel devait atteindre par l un de ses plus hauts sommets (4).

    Et ceux des thologiens contemporains qui pensent pouvoir construire

    une christologie en faisant l'conomie d'un tel hritage, non seulement

    risquent de trahir des aspects essentiels du message chrtien, mais encore

    tmoignent d'un singulier manque du sens de la culture.

    Le mystre du Christ s'ouvre son tour sur le mystre de Dieu et sur le

    mystre de l'homme. phse, les Pres entendront expliquer le sens des

    affirmations normatives de Nice, dans la conscience qu'ils ont de la

    continuit et de la fidlit la foi de l'Eglise. Mais il est galement

    important de relever qu'phse et Chalcdoine, les grands Conciles

    christologiques, s'appuient sur le Concile qui a dirim les querelles tri -

    nitaires lies l'arianisme. C'est que le mystre du Verbe incarn est

    enracin dans le mystre du Dieu un et trine. Le Fils, qui est le resplendisse-

    (2) Cit par A. Grillmeier. Le Christ dans la tradition chrtienne : De l'ge apostolique Chalcdoine (451). tr. fr.. Paris. Cerf. 1973. p. 150.

    (3) Sur ce point. cf. A. Grillmeier. op. cit.. p. 426. 422. 568 et passim.

    (4) Il faut citer ici, pour la priode des Pres. le beau livre de G.-L. Prestige. God in the patristic thought. tr. fr. : Dieu dans la pense patristique. Paris. Aubier. 1953.

    3

  • Georges Cottier Comment Dieu se fait-il homme ?

    ment de la gloire du Pre et l'effigie de la substance (cf. Hbreux 1,

    3), en venant demeurer parmi nous a fait connatre le Pre et le mys tre

    du Dieu vivant. Et, en nous apportant la filiation divine, Il ne cesse de

    nous faire don de son Esprit, lequel scrute tout, jusqu'aux profondeurs de

    Dieu (cf. 1 Corinthiens 2, 10-16). Il y a une connaissance spcifiquement

    chrtienne du vrai Dieu. A sa manire, et ngativement, en

    tmoigne le rejet brutal de la Trinit et de l'Incarnation par les grandes

    religions monothistes que sont le Judasme et l'Islam.

    LE mystre de l'Incarnation nous rvle aussi le mystre de l'homme, en donnant un sens nouveau l'expression : l'homme cr l ' image e t ressemblance de Dieu. On a par l d 'un humanisme de l'Incarnation, et la Constitution conciliaire Gaudium et spes sur l'Eglise dans le monde de ce temps claire l'anthropologie et les grandes questions de l'existence humaine la lumire du Verbe-incarn (5).

    Sous cet angle, les ngations prennent une autre forme : non pas tant

    net refus que falsification, car il y a une manire d' humaniser Dieu

    qui quivaut le nier, et le mystre du Christ avec lui.

    Vrai Dieu et vrai homme : la vrit du Christ joint l'une et l'autre affir-

    mation. Comment s'tonner que, selon les temps, l'accent soit mis tour

    tour sur l'un ou sur l'autre ? Cela est lgitime, condition toutefois que

    l'attention privilgie accorde une des faces du mystre ne conduise

    pas mconnatre ou sacrifier l'autre. Aujourd'hui, la contemplation se

    porte comme spontanment vers l'humanit de Jsus et la rflexion

    thologique s'efforce de discerner tout ce que comporte la vrit de cette

    humanit. On comprend que ce soit sur ce chemin que se dressent les

    principales embches. Il convient de prendre la pleine mesure de ces

    embches en les envisageant sous leur forme extrme.

    Or, une des formes les plus radicales de l'athisme moderne inaugure

    son programme de ngation par une affirmation christologique : La

    tche des temps modernes , crit Feuerbach au dbut des Principes

    de la Philosophie de l'Avenir, fut la ralisation et l'humanisation de

    Dieu la transformation et la rsolution de la thologie en anthro -pologie (6).

    Ce programme, il est donn comme inscrit dans le mouvement mme

    de l'Histoire moderne ; son sens, en effet, est aussitt prcis :

    Le mode religieux ou pratique de cette humanisation fut le Protes-tantisme. Seul le Dieu qui est homme, le Dieu humain, c'est--dire le Christ, est le Dieu du Protestantisme. Le Protestantisme ne se proccupe plus,

    (5) Cf. notamment n 22. 32. 38. 39. 40. 45.

    (61 Cet crit, avec d'autres, a t traduit par Louis Althusser. dans Feuerbach. Manifestes philoso-

    phiques. coll. 10/18. n 802 ; cf. p. 173. Nous avons modifi la traduction.

    4

    comme le Catholicisme, de ce qu'est Dieu en lui-mme, mais seulement de ce qu'il est pour l'homme ; aussi n'a-t-il plus de tendance spculative ou contemplative, comme le Catholicisme ; il n'est plus thologie il n'est essentiellement que christologie, c'est--dire anthropologie religieuse

    (ibid., 2).

    Feuerbach prcisera encore que ce n'est que pratiquement que ce glis-

    sement s'est d'abord opr : on laisse subsister Dieu en soi ou Dieu

    comme Dieu (car seul Dieu en soi est vraiment Dieu) , thoriquement.

    Mais ce Dieu, pour l'homme, c'est--dire pour l'homme religieux, il n'est

    plus (cf. ibid., 3). Le diagnostic de Feuerbach est simplificateur. Mais on ne saurait

    refuser cet observateur de . l'esprit du temps la perspicacit, quand

    il dgage ainsi une tendance' majeure des temps modernes. A ses yeux,

    la christologie se dfinit essentiellement comme un transition, qui s'expli-

    que dans le cadre de ce qui devient une odysse de la conscience humai-

    ne, entre la thologie et l'anthropologie. Il le dit ailleurs : Le secret

    (ou le mystre : Geheimnis) de la thologie est l'anthropologie ... (7).

    L'itinraire qui a conduit au seuil de cette perversion radicale de la

    christologie n'est pas sans enseignement. Il prend sans doute son origine

    dans la theologia crucis de Luther et dans sa conception de la commu-

    nication des idiomes (ou proprits). Dans le Commentaire de l'ptre

    aux Galates de 1531, nous lisons : Christ a deux natures. En quoi est-ce que cela nous regarde ? S'il porte

    ce nom de Christ, magnifique et consolant, c'est cause du ministre et de la tche qu'il a pris sur lui ; c'est cela qui lui donne son nom. Qu'il soit par nature homme et Dieu, cela, c'est pour lui-mme. Mais qu'il ait consacr

    son ministre, mais qu'il ait panch son amour pour devenir mon Sauveur et mon Rdempteur, c'est o je trouve ma consolation et mon bien. (...) Croire au Christ, cela ne veut pas dire que Christ est une personne qui est

    homme et Dieu, ce qui ne sert de rien personne ; cela signifie que cette personne est Christ, c'est--dire que pour nous il est sorti de Dieu et venu dans le monde : c'est de cet office qu'il tient son nom (8).

    Certes, Luther ne remet pas en cause la dfinition de Chalcdoine.

    Il dplace le centre d'intrt o doit porter le regard de l'me croyante.

    Il ne dit pas encore, ce qu'on dira bientt, que le Christ n'est que le Christ

    pour nous, et bientt que le Christ pour moi. Il dclare sans importance

    et inutile la contemplation du mystre adorable du Sauveur. Celui -ci

    n'intresse que dans la mesure o il est impliqu dans le drame actuel

    du pcheur justifi. Le thme de la divinisation, constamment, mdit

    par les Pres : Dieu s'est fait homme, afin que l'homme ft fait Dieu (8 bis), est rejet dans l'ombre. Ds lors, une rupture profonde est

    (7) Cf. la premire des Thses provisoires pour la rforme de la philosophie (18421. tr. cit.. p. 139.

    (8) Cit par Y. Congar, Le Christ, Marie et l'Eglise, Paris. DDB. 1955..p. 33. La rfrence aux uvres, d. d'Erlangen, est t. 35, p. 207 s.

    (8 bis ) Cf. Irne. Contre les hrsies, III, 19. 1 ; Grgoire de Nazianze . Discours XXIX ; etc. (N.d.l.R.).

    5

  • Georges Cottier Comment Dieu se fait-il homme ?

    consomme, qui concerne l'attitude essentielle du croyant. Les mystres

    de Dieu et du Verbe incarn pour notre salut cessent d'tre, objet de

    contemplation aimante ; ce qui devient prdominant, c'est l'aspiration

    angoisse au salut de l'me en lutte avec la puissance du pch. Cette

    orientation n'a pas chapp au diagnostic de Feuerbach (9).

    La conjonction historique de cette orientation spirituelle avec

    la nouvelle attitude de l'esprit entreprenant la conqute promthenne

    de la nature, contribuera fortement dtourner l'intelligence de sa voca -

    tion contemplative. Il serait important de mesurer les consquences de

    ce renversement jusque dans le champ de la thologie et de la christo-

    logie. Dornavant, la place de la sagesse et du regard contemplatif,

    nous trouvons l'inquitude et la fbrile activit.

    Quant l'interprtation que Luther, partir de l, donnera de la doc -

    trine de la communication des idiomes , sa rpercussion sur le destin

    de la pense ne sera pas moindre. Traditionnellement, cette doctrine

    signifie la possibilit d'attribuer l'unique sujet qu'est le Verbe incarn

    les proprits de l'une et l'autre nature, humaine et divine. On peut dire

    ainsi : Dieu est mort, Jsus est tout-puissant. Dans l'un et l'autre cas,

    l'attribution vise l'unique sujet concret qui est le Christ. Il ne saurait

    s'agir d'une confusion entre le cr et l'Incr, ni du passage de l'un

    l'autre, car selon le mot de saint Jean Damascne : Le cr est demeur

    cr, et l'Incr incr, mais le Verbe se rend siennes les choses humai-

    nes (10). Chez Luther, il en va tout autrement. Il s'agit d'un change

    des vertus et des situations des deux natures prises chacune comme une

    ralit concrte. En Jsus, Dieu prend notre faiblesse et mme notre

    pch, et nous attribue sa justice, puis sa gloire. Luther ne cesse de parler

    de cet admirable change . L'allemand traduit incarnation par

    Menschwerdung, devenir-homme. Tout se passe comme si Luther,

    travers sa conception de la communication des idiomes , n'envisageait

    non pas tant le terme qui est l'union des natures dans l'unique personne

    du Verbe, mais le devenir lui-mme. La traduction par werden et

    geworden sein du latin fieri et factum esse introduit ainsi dans la phrase

    une nouvelle dimension, dynamique (11). Dans le prolongement de cette

    voie ouverte par Luther, on interprtera la knose du Verbe incarn

    que chante l'hymne aux Philippiens (2, 5-9) comme signifiant la mta-

    morphose de l'essence divine elle-mme dans l'humanit. Ce qui consti-

    tuait un aspect de l'conomie ou de l'histoire du salut est transport

    l'intrieur mme de l'tre divin.

    (9) Cf. L. Feuerbach, Das Wesen des Glauhens im Sinne Luthers (Ein Beitrag zum Wesen des Christentums ), Darmstadt. 1970.

    (10) De Fide orthodoxa, III, 3 (P.G. 94, 993 ).

    (11) Voir Enrico de Negri, Offenharung und Dialektik (Luthers Realtheologie), Darmstadt, Wissen-schaftliche Buchgesellschaft. 1973. p. 80, ou dans l'dition italienne, La teologia di Lutero (Rivela-

    zione e dialettica). Firenze. La nuova Italia. 1967. p. 106. Cet ouvrage, essentiel pour l'histoire des

    ides, attend encore sa traduction en franais.

    6

    C'est ainsi que, chez Hegel, la doctrine christologique de la commu-

    nication des idiomes fournit la structure de l'Absolu et le sens de son

    dynamisme : Dieu est knose. 1

    Son tre consiste devenir-autre D.

    Mais ds lors qu'on a affaire l'Absolu lui-mme, considr dans la vie

    ad intra, et non plus l'uvre salvifique opre ad extra, il apparat que 1'e individu singulier Jsus dans sa contingence est totalement

    inadquat pour exprimer ce qui est le mouvement mme de Dieu ou de

    l'Esprit. C'est donc l'humanit collectivement prise, et tout au cours de

    sa marche rationnelle dans le temps, qui est le Christ vritable : Dieu

    est Histoire ou, plutt, l'histoire humaine elle-mme et avant tout l'his-

    toire politique des Empires, est l'histoire du devenir de Dieu, qui, aprs

    tre devenu-autre dans la multiplicit des formes historiques, qui sont

    tout ensemble formes de la puissance et formes de la culture, au terme,

    se rconcilie avec lui-mme. La knose du Christ collectif est du mme

    coup la matrice de la dialectique.

    IL n'est peut-tre pas inutile de faire tat de cette drive de la christologie qui, travers Hegel, conduit Feuerbach. Par mode de contraste,

    elle illustre l 'importance majeure de l 'intelligence des grands

    dogmes christologiques et de leur formulation affine par l'Eglise.

    J'ajouterai que les thologiens zls qui aujourd'hui entendent laborer

    une christologie partir de la philosophie de Hegel, me paraissent

    se fourvoyer pour la bonne raison que cette christologie existe dj bel

    et bien ; elle a t mene son terme avec une farouche rsolution par le

    matre lui-mme ; c'est elle qui sous-tend le systme tout entier.

    La dilution de la christologie dans l'anthropologie est, du point de vue

    chrtien, un chec pour l'anthropologie elle-mme, dans la mesure o

    l'humanit de Jsus nous apporte les lumires dcisives qui clairent la

    comprhension de l'homme et de la condition humaine. Car nous

    n'avons pas un grand prtre impuissant compatir nos faiblesses,

    lui qui a t prouv en tout, d'une manire semblable, l'exception

    du pch (Hbreux 4, 15). Partageant nos preuves et sans pch :

    dans le miroir du Verbe incarn, nous pouvons discerner ce qui en nous

    est l'appel authentique de notre humanit et ce qui est la part de la nuit

    et du pch.

    Chacune leur niveau, la prire et la mditation et la recherche des

    exgtes s'attachent pntrer la vrit de l'humanit du Seigneur Jsus.

    Que cette qute se fasse partir des questions, des aspirations, des

    inquitudes et des espoirs des hommes de ce temps, c'est dans l'ordre des

    choses ; n'est-ce pas pour partager notre destine que le Verbe s'est

    fait chair et a habit parmi nous (Jean 1, 14) ? L'attention aimante

    prte l'humanit de Jsus est sans doute un signe des temps majeur

    dans la vie de l'Eglise d'aujourd'hui. Et il y a dans cette rencontre du

    Seigneur par l'Evangile une nouveaut, une fracheur spirituelle incompara-

    7

  • Comment Dieu se fait-il homme ? Communio, n IV, 1 - janvier - fvrier 1979

    ble. Mais ce serait se fourvoyer que de penser que cette dcouverte qu'il appartient chaque croyant de faire, implique, sinon le rejet, du moins la mise entre parenthses des grandes lumires des Conciles chris-tologiques. Car ceux-ci n'ont pas prtendu autre chose qu' pntrer le sens profond des paroles de l'criture. Il y a ainsi une circularit, qui est une circularit de transparence, entre le message du Nouveau Testament, les dfinitions du Magistre, et, leur niveau, les mditations des Pres et des Docteurs. Tel est d'ailleurs, pour l'Eglise, le mystre de la Tradition : avec elle, le temps n'est pas distance qui loigne, ni les lectures successives ne recouvrent le sens originel. Elle est fidlit d'un regard contemplatif dont l'attention est sans dclin. Et c'est pour -quoi elle ne cesse de nous reconduire au contact vivant des sources.

    Georges COTTIER, o.p.

    Antonio M. SICARI

    O la Parole

    dj prenait chair

    L'Ancien Testament n'annonce pas seulement l'Incar-nation par quelques bribes de prophties. Il fait l'exprience de ce que c'est pour la chair que d'tre saisie par Dieu ; car, quand notre chair strile, prostitue et souffrante devient fconde, pure et sauve, c'est que Dieu vient dj l'habiter, avant de la faire sienne.

    Georges Cottier, n en 1922 Genve. Entr chez les Dominicains en 1946, prtre en 1951. tudes Genve et Rome, licenci en thologie, docteur en philosophie. Principales

    publications : L'athisme du jeune Marx et ses origines hgeliennes, Paris, Vrin, 1969

    (2e d.), Du romantisme au marxisme, Paris, Alsatia, 1961, Horizons de l'athisme, Paris,

    Cerf, 1969, La mort des idologies et l'esprance, Paris, Cerf, 1970. Directeur de la revue Nova et Vetera et membre du Comit de Rdaction de Communio. Professeur charg de cours aux universits de Genve et Fribourg ; consulteur au secrtariat romain pour les

    Non-croyants.

    DANS le cours de l'histoire humaine, et plus particulirement encore dans l 'h is toire d ' Isral , l 'avnement du Chr is t marque la plnitude des temps : c'est l une conviction qui s'est impo se dans l'Eglise ds l'origine et qui domine le message notestamentaire.

    Jsus n'est pas seulement le chef de notre foi , mais aussi celui qui la mne sa perfection (Hbreux 12, 2), celui qui vient accomplir la foi des patriarches, des prophtes et des pauvres de Yahv. Il est ais pour le thologien de relever o et comment le Nouveau Testament complte l'Ancien. En regard de l'unique Parole du Verbe incarn, toutes celles de l'Ancienne Alliance sont dchiffres, mises en pleine lumire. La promesse faite au peuple hbreu ne cesse d'tre ambigu que lorsque ceux qui attendent la consolation (Luc 2, 25) et une puissance de sa-lut (Luc 1, 69) dcouvrent dans l'enfant n de Marie le visage de la gloire de Dieu (Luc 2, 31-32) (1).

    Quand toutefois l'on entreprend la dmarche inverse, en recherchant dans l'Ancien Testament ce qui est signe et prparation du Nouveau, on reste plus dans le vague. Tous par exemple sont disposs admettre cette proposition d'un Pre de l'Eglise syriaque : La splendeur du Fils et la gloire de celui qui doit venir sont difies sur les prophtes et, dans tous les prophtes, l'Esprit a recherch et pr-expriment le Seigneur

    (1) Cf. Luc 24, 21 : Hbr eux 1. 3 : 1 Co r int h i en s 2. 8 : 2 Co r int h i en s 4, 6.

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  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    Jsus-Christ . L'vangile de Luc tmoigne d'ailleurs que le Seigneur lui-mme, commenant par Mose et parcourant tous les prophtes (...), interprta dans toutes les critures ce qui le concernait (Luc 24, 27).

    Mais sur cette pr-exprimentation du Verbe incarn dans l'Ancien Testament, l'exgse est, de nos jours, par trop discrte, et les rfrences les plus explicites sont parfois volontairement ludes. Le temps n'est plus o une trop facile apologtique prtendait blouir l'incrdule en lui pr-sentant un nombre impressionnant de textes de l'Ancien Testament en rapport avec les faits relats dans les vangiles. Dans le climat de perp-tuelle dfiance o nous vivons, le lecteur le moins averti ne se poserait -il pas plutt le problme sous l'angle inverse, se demandant si l'Evangile qu'on lui met sous les yeux n'aurait pas t artificiellement labor seule fin de vrifier l'accomplissement des prophties ?

    Affirmer, avec les anciens exgtes, que toute l'Ecriture, c'est le Christ, n'apparat plus que comme une commode disposition d'esprit qui permet aux croyants de satisfaire leur dsir de croire. Aussi les thologiens (et surtout les exgtes) sont-ils plus enclins tudier de faon minutieuse et fragmentaire les textes bibliques qu' en communiquer le message aux autres.

    Il faut se tenir l'cart de deux excs : d'une part, ignorer complte -ment ce qui, dans l'Ancien Testament, a rapport au Verbe incarn ; et d'autre part, lui en faire trop dire. Il suffirait pour cela, semble -t-il, de garder la notion de pr-exprimentation son sens vritable : la manifestation du Fils de Dieu fait homme rvl dans le Nouveau Testament, correspondent, dans l'Ancien, de multiples expriences humaines qui, d'une faon ou de l'autre, anticipent l'Incarnation et la postulent comme un complment ardemment dsir.

    Sans vouloir minimiser en rien l'absolue gratuit avec laquelle le Verbe est entr dans l'histoire humaine, il faut reconnatre aussi que, de l'An-cien Testament, qui relve d'ailleurs de la mme gratuit, s'lve un cri, un appel au Verbe. Ce n'est pas la conclusion qu'auraient pu offrir des penseurs juifs au terme de raisonnements complexes, mais une clameur qui s'exprime charnellement, dans la joie comme dans la souffrance d'hommes que Dieu a historiquement approchs, les contraignant voir avec une avance de plusieurs sicles le jour du Christ (Jean 8, 56), jusqu' ceux qui l'ont reu dans leurs bras, comme Simon, le dernier des prophtes, et Marie, la dernire des pauvres de Yahv.

    Le thologien et l'exgte ne servent rien s'ils ne se sentent pas per-sonnellement concerns et transports d'admiration par la merveilleuse harmonie intrinsque du message biblique o s'accumulent rvlations, ombres, miracles, pchs, prires, et demandes, o la certitude alterne avec la contestation du divin, et si, par-dessus tout, ils n'prouvent pas une surprise enthousiaste voir les diverses parties du texte sacr s'as -sembler pour former un tout que laissent prvoir et goter par ava nce les tudes partielles.

    Le thme est inpuisable. On s'est propos, dans cet article, de mettre

    plus particulirement en vidence ce qui, dans l'Ancien Testament, appa-

    rat comme prfiguration du Nouveau en regard de l'affirmation cen -

    trale : Le verbe s'est fait chair (Jean 1, 14). C'est ce thme de la chair

    qui nous intresse ici plus particulirement, c'est --dire le fait que le

    Fils de Dieu l'ait assume et transfigure, que la Parole divine non seule-

    ment se soit adresse la chair mais qu'el le se soit laisse totalement

    configurer elle, ralisant ainsi une union consubstantielle.

    Le terme chair ne dsigne pas, bien entendu, dans le cas prsent

    la matire du compos humain, en tant qu'elle s'oppose la forme

    ou me, tout en se conciliant avec elle. Il ne s'agit pas non plus du prin-

    cipe d'une sensualit nous portant au mal. Mais, pris au sens biblique,

    il dsigne tout l'homme dans ses conditions d'existence terrestre, le

    moi tout entier, avec ses activits d'ordre psychologique et mme

    spirituel (2).

    Nous tudierons, dans l'Ancien Testament, les expriences d'hommes qui la Parole de Dieu a t adresse, les investissant totalement, dans la joie ou dans la souffrance jusqu'aux fibres les plus intimes de leur condition charnelle.

    Certes, le Verbe de Dieu ne s'est incarn que dans le seul Jsus de

    Nazareth. On peut dire cependant qu'il y a eu, dans l'Ancien Testament,

    comme une progressive incarnation du Verbe. Sans rien vouloir retran-

    cher la nouveaut surprenante et absolue de ce qui est arriv une seule

    fois pour toutes (efapax) dans le cours de l'histoire humaine, on ne peut

    oublier que toute l'histoire du peuple hbreu, partir d'Abraham, est

    prparation, pdagogie, et que cette histoire devenue Parole crite, c'.est

    dj l'Incarnation et la crucifixion du Verbe. Parole crite, mais non

    dfinitive et o apparat davantage la soumission du Verbe l'humilit

    de la chair.

    Il faudra insister dans la lecture de l'Ancien Testament sur cette humi-

    lit, cette fragilit et cette souffrance qui y sont dj acceptes par le

    Verbe de Dieu. Ainsi, les rfrences la pleine rvlation du Nouveau

    Testament garderont toute leur signification d'anticipation et de pro -

    messe.

    Abraham : la Parole devant la chair strile

    C'est dans l'Exode que le peuple lu accde la dignit de peuple

    libre : le texte sacr en parle comme d'une naissance (Deutronome

    32, 5-10) dont Dieu mme est l'auteur (3). Il suffit de rappeler l'ordre

    donn Mose : Tu diras Pharaon : Ainsi parle Yahv. Mon fils premier

    (2) Nous faisons abstraction ici de la distinction postrieure, typique de Paul, entre chair et corps

    (3) Ose 11, 2 ; Jrmie 3, 19 ; 31, 9-20 ; Isae 63, 16 ; 64, 7 ; Sagesse 18, 13.

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  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    n, c'est Isral. Je t'avais donn cet ordre : laisse aller mon fils, qu'il me

    rende un culte. Puisque tu refuses de le laisser partir, eh bien, moi, je

    vais faire prir ton fils premier-n (Exode 4, 22-23).

    Mais le texte prcit laisse justement entrevoir que le rapport de pre

    fils qui existe entre Dieu et son peuple est en quelque sorte antrieur

    l'exprience de l'Exode. Il prend racine en un autrefois qui n'est expli -

    cable que par un amour d'lection, tout gratuit, qui remonte au temps des

    pres : Parce qu'il a aim tes pres et qu'aprs eux il a lu ta postrit, il

    t'a fait sortir d'gypte en manifestant sa prsence et sa puissance

    (Deutronome 4, 37). Il y a donc par consquent, pralable l'exprience

    de libration accorde au peuple, un plan suivi, une chane de paternit.

    Isral sait qu'il a pour pres Abraham, Isaac et Jacob, mais il sait aussi

    que ces pres semblent parfois oublier leur descendance, qu'ils sont du

    moins impuissants sauver, que tout serait perdu si l'on ne pouvait

    recourir une autre paternit plus profonde et plus puissante : Tu es

    notre Pre, car Abraham ne nous reconnat pas. Et Isral ne se souvient

    plus de nous. C'est toi, Yahv, qui es notre Pre, notre Rdempteur. Tel

    est ton nom depuis toujours (Isae 63, 16). Isral sait donc qu'il est fils

    des patriarches dans la mesure o Dieu leur a accord de devenir les pres

    de son peuple comme par participation de sa paternit.

    Le peuple hbreu est toujours sauv parce que Dieu se souvient

    du pacte conclu avec Abraham, Isaac et Jacob. C'est pour cela qu'il

    veille sur les enfants d'Isral et en prend soin (Exode 2, 24-25). Mais

    ce pacte consiste essentiellement dans la promesse du don d'un fils dont

    Abraham sera le pre, contre toute esprance, sans en avoir en lui-mme la

    possibilit.

    Et l'histoire sainte commence par l'aventure d'un vieil homme, Abra-

    ham : elle est remarquable et singulire. La Parole de Dieu, alors que

    l'homme devenu idoltre, l'a rejete, est prcisment offerte pour la pre -

    mire fois un homme qui rencontrera d'emble dans sa chair une

    difficult l'accueillir. Je ferai de toi un grand peuple, je te bnirai, je

    magnifierai ton nom... par toi se bniront toutes les nations de la terre

    (Gense 12, 1) ; quand on pourra compter les grains de poussire de la

    terre, alors on pourra compter tes descendants (ibid. 13, 16).

    Mais Abraham a soixante-quinze ans (ibid. 12, 4) et deviendra cente-

    naire avant que la Parole-promesse ne se ralise. La Parole trouve obsta-

    cle dans la chair mme du patriarche et il objecte, chaque renouvelle-

    ment de la promesse : Mon Seigneur Yahv, que me donnerais -tu ?

    Je m'en vais sans enfant... Voici que tu ne m'as pas donn de descen -

    dance et qu'un des gens de ma maison hritera de moi (ibid. 15, 1-4).

    Mais aussitt la Parole divine clt la bouche son croyant : Celui -l

    ne sera pas ton hritier, mais bien quelqu'un issu de ton sang (ibid.

    15, 5).

    Abraham, prostern terre, exprime l'objection par son rire, partag

    entre l'adoration et la drision : Abraham tomba la face contre terre et se mit

    12

    rire, car il se disait en lui-mme : un fils natra-t-il un homme de cent ans et Sarah qui a quatre-vingt-dix ans va-t-elle enfanter ? (ibid. 17, 17). Sarah rit galement car elle pense, comme le dit l ittralement la Gense : Maintenant que je suis use, je connatrais le plaisir ? Et mon mari qui est un vieillard ! (ibid. 18, 12). Dieu ne requiert pas d'Abraham

    et de Sarah l'adhsion une doctrine : leur foi consistera croire possible la transformation de leur corps strile en corps fcond, envisager comme possible pour eux, en toute son intensit, l'exprience de la paternit et de la maternit.

    Quand les temps seront accomplis et que le Pre dcidera l'incarnation

    du Verbe dans le sein de Marie, l'ange rappellera ce principe de foi fonda-

    mental : Rien n'est impossible Dieu (Luc 1, 37). C'est la rplique

    mme de Dieu au rire d'Abraham et de Sarah : Y a-t-il rien de trop

    merveilleux pour Yahv ? (Gense 18, 14). Ds l'origine, la Parole-

    promesse a donc cherch un sein de femme pour y tre accueillie : celui

    de Sarah, qui n'est plus vierge, mais strile, donnera naissance non la

    Parole qui devient fils, mais la Parole qui donne un fils, en vertu de sa

    seule puissance. Disons plus : ds l'origine, la Parole s'est incarne

    pour vaincre la mort.

    En effet, la strilit est dj une exprience de mort. Sarah se sent

    use , et Abraham gmit devant Dieu : Je m'en vais sans enfant .

    Quant Rachel, elle crie son mari : Fais-moi avoir aussi des enfants

    ou je meurs ! et Jacob irrit ne peut que lui rpondre : Est -ce que je

    tiens la place de Dieu qui t'a refus la maternit ? (ibid..30, 2). Isaac

    et Rebecca s'taient aims. Leur histoire est la plus dlicate et la plus

    gracieuse de l'histoire des patriarches (von Rad). Mais au : chant

    nuptial : Notre sur, deviens des milliers de myriades ! (ibid. 24, 60), succde l'humble supplication : Isaac implora Yahv pour sa femme,

    car elle tait strile (ibid. 25, 21).

    Il est significatif que Paul ait va, dans la premire de ces expriences

    rptes, comme une anticipation de la foi en la rsurrection : Abra -

    ham notre pre tous... devant Celui auquel il a cru, le Dieu qui donne

    la vie aux morts et qui appelle le nant l'existence, esprant contre toute

    esprance, crut et devint ainsi pre d'une multitude de peuples. C'est

    d'une foi sans dfaillance qu'il considra son corps dj mort il avait

    quelque cent ans et le sein de Sarah mort galement. Devant la pro-messe de Dieu, l'incrdulit ne le fit point hsiter, mais sa foi l'emplit

    de puissance et il rendit gloire Dieu, dans la persuasion que, ce qu'il a

    une fois promis, Dieu est assez puissant pour l'accomplir. Voil pour -

    quoi cela lui fut compt comme justice (Romains 4, 16-22).

    Allons plus loin : lorsque la Parole, aprs avoir triomph de toutes les

    rsistances, a montr qu'elle tait capable de rendre un corps mort

    apte la procration, quand Sarah a donn vie un enfant et qu'elle

    en rit encore, mais de joie cette fois, devant le jeune corps du fils de la

    Promesse ( Et Sarah dit : Dieu m'a donn de quoi rire. Tous ceux qui

    13

  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    l'apprendront me souriront Gense 21, 6), c'est alors que Dieu exige

    que l'enfant soit mis mort en un sacrifice inexplicable et contradictoire

    (ibid. 22).

    Abraham doit, une fois de plus, croire en la parole, bien que la chair

    de son fils constitue pour lui une objection fondamentale la foi, non seu-

    lement en raison de l'affection qu'il porte celui que Dieu mme dfinit

    comme le fils unique que tu chris (ibid. 22, 8), mais plus encore parce

    qu'en lui et en lui seul peuvent tre ralises les promesses et la Parole

    s'incarner. Comment la Parole pourra-t-elle ne pas se laisser arrter

    par la mort ? Abraham a ce mot de foi : C'est Dieu qui pourvoira

    (ibid.). Plus tard, dans la maturit du Nouveau Testament, cette provi -

    dence sera une fois de plus identifie avec la force de Dieu qui fait res-

    susciter les morts : Par la foi, Abraham mis l'preuve a offert son

    fils unique Isaac et c'est son fils unique qu'il offrait en sacrifice, lui qui

    tait le dpositaire des promesses, lui qui il avait t dit : c'est par Isaac

    que tu auras une postrit portant ton nom. Dieu, pensait-il, est capable

    mme de ressusciter les morts ; c'est pour cela qu'il recouvra son fils et

    ce fut un symbole (Hbreux 11, 17s.).

    Ces exgses ,que le Nouveau Testament fait de l'Ancien donnent

    rflchir. Ds l'origine, Dieu a requis une foi qui tait en rapport troit

    avec le mystre de l'Incarnation, de la passion, de la mort et de la rsur -

    rection. Pour les auteurs sacrs, nous sommes ds prsent dans le sym-

    bole. Le cur de la Rvlation est la Parole faite chair en Jsus de Naza -reth et qui conduit cette mme chair la Rsurrection, en la faisant

    passer par la mort. L'exprience d'Abraham et de Sarah leur a donn un

    avant-got, dans la foi, de ces mmes mystres. Quand Jsus dira :

    Abraham votre pre exulta la pense de voir mon jour et il s'est

    rjoui (Jean 8, 56), il tablira entre lui et le patriarche une merveil -

    leuse contemporanit. Il est le Verbe qui dit : Avant qu'Abraham

    ft, je suis (Jean 8, 58). C'est prcisment pour cela que chaque fois

    que la Parole tait adresse l'homme pour tre accueillie dans la foi,

    le jour de l'Incarnation tait anticip et offert (4).

    Ose : la Parole et la chair prostitue

    Le prcepte du Dcalogue qui interdisait les images (5) a tabli une

    sparation entre les isralites et tous les peuples de la terre, les mainte-

    nant l'gard de leur Dieu dans la totale impossibilit d'en faire-leur pos-

    (4) On peut citer une autre expression biblique de structure thologique identique, la prparation de Mose sa mission. Pour aller au-devant de la Parole qui l'attend au dsert, il doit d'abord renoncer

    aux privilges dont il jouissait la cour d'Egypte. Le Nouveau Testament le cite comme exemple d'adh-

    sion anticipe au Verbe souffrant : Parla foi, Mose, devenu grand, refusa d'tre appel fils d'une fille

    du Pharaon, aimant mieux tre maltrait avec le peuple de Dieu que de connatre la jouissance

    phmre du pch, estimant comme une richesse suprieure aux trsors de l'Egypte l'opprobre du

    Christ (Hbreux 11, 24).

    (5) Deutronome 4, 9-28 ; 27, 15 ; Exode20, 4.

    session, leur chose. Les peuples de l'Antiquit, et particulirement les Chananens, voyaient dans l'image de la divinit une possibilit de la localiser et de l'avoir magiquement sous leur dpendance. Cette possi -bilit a t radicalement supprime chez le peuple lu. L'unique image de Dieu qu'il lui soit permis de contempler est sa propre humanit, c'est --dire le souvenir d'avoir t cr par un Dieu dont la bienveillance a voulu former l'homme son image et sa ressemblance . L'unique moyen d'entrer en contact avec Dieu est l'coute de la Parole, dans sa mise en scne liturgique, et l'histoire sacre qui en mane, avec toutes ses mdiations salvifiques : en un mot, l'alliance vcue et continuellement renouvele.

    Mais, au milieu des peuples chananens, Isral tait amen vivre dans un perptuel dfi. Le Dieu-poux qui fconde la Terre-pouse, Baal, dont le culte s'extriorise dans la prostitution sacre, est pour Isral une continuelle tentation, celle de faire lui aussi une image de Yahv, concrte et charnelle. Baal est un certain visage de Dieu, le Dieu qui sem-ble rpondre au dsir de l'homme d'exprimenter la divinit, de l'assu -mer en quelque faon dans sa propre vie et de se laisser assumer par elle. vacuer la transcendance de Dieu jusqu' la rendre immanence a tou-jours t une profonde tentation pour l'homme. Mais, pour les Hbreux, cette dviation prenait le visage sduisant des cultes de la fertilit de la terre et de la femme. L'admiration paenne en prsence de la terre qui meurt en hiver et ressuscite au printemps, ou devant l'extase du sexe par laquelle la puissance masculine fconde la femme pour faire fructi -fier la vie, tout cela tait savamment ml dans la prostitution sacre o les fidles fcondaient les prtresses du dieu et recevaient en change les fruits de la terre. L'exprience humaine dans laquelle on prouve le plus d'enthousiasme, de vigueur et de fcondit dans sa propre chair avait ainsi t choisie pour tenter l'exprience du divin.

    Tel tait le dfi que la culture religieuse du temps lanait la sobre religion mosaque, et les isralites ont toujours t tents de cder ses mirages. D'ailleurs, on ne peut nier qu'il y ait eu, dans ces religions pri -mitives, une paradoxale exigence de l'homme, appelant, rclamant l'incarnation de Dieu. La polmique biblique contre eux ne consistera pas seulement en un refus radical des pratiques chananennes. Elle va plus loin : l'image du Dieu-poux y est courageusement accueillie, mais rectifie, sans toutefois rien perdre de sa force concrte d'vocation.

    Et d'abord, oui, Dieu est poux, mais non pas l'poux de la terre. Le peuple lu est ses yeux l'pouse aime, recherche, possde et comble de bienfaits. Pour exprimer cette ide, les prophtes n'prouveront aucu-ne fausse pudeur utiliser le symbole, recourant mme aux images les plus hardies, aux termes les plus crus, choisis pour rpondre adqua -tement au dfi lanc par la prostitution sacre. Ainsi par exemple s'expri -ment les prophtes pour reprocher la vierge, fille de Sion de s'tre laisse honteusement sduire : Sur toute colline et sous tout arbre vert,

    14 15

  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    tu t'es couche comme une prostitue (Jrmie 2, 20). Oui, leur mre

    s'est prostitue, celle qui les conut s'est dshonore (Ose 2, 7). Tu

    t'es infatue de ta beaut, tu as profit de ta renomme pour te prostituer,

    tu as offert tes dbauches tout venant (zchiel 16, 15).

    ces souvenirs de honte, les prophtes en opposent d'autres, pleins

    de dlicatesse, voquant l'amour de Yahv-poux : Ainsi parle Yahv :

    Je me rappelle l'affection de ta jeunesse, l'amour de tes fianailles. Tu

    me suivais au dsert (Jrmie 2, 2). N'aie pas honte, tu n'auras plus

    rougir (...), car ton poux ce sera ton Crateur (...). Rpudie-t-on la

    femme de sa jeunesse ? (...). Un court instant, je t'avais dlaisse (...),

    mais dans un amour ternel, j'ai piti de toi (Isae 54, 4-8).

    Mais si, d'un ct, on avait un rapport concret avec Dieu par la pros-

    titution sacre, de l'autre il y avait une purification conceptuelle et ver -

    bale, une spiritualisation du symbole. Dans ces conditions, les cultes

    chananens avaient bien des chances de triompher...

    Or, dans la Bible, le dfi charnel est relev jusqu'au bout, combattu

    sur son propre terrain. Ose en est un exemple, homme dchir, plac

    entre deux mondes : d'une part, son pouse aime, devenue prostitue

    sacre, reprsente pour lui l'exprience non conceptuelle, mais physique

    de ce que sont ces cultes chananens quand s'y trouve implique une per-

    sonne qu'on aime ; il prouve pour elle du ressentiment, du mpris,

    et cependant lui garde son amour, et Dieu le veut ainsi. Et d'autre part,

    l'amour incroyablement fidle du Dieu-poux demande au prophte

    de pousser fond l'exprience de son amour d'homme, lui donnant ainsi.

    une dimension nouvelle : Aime une femme adultre comme Yahv

    aime les enfants d'Isral, bien qu'ils se tournent vers d'autres dieux

    (Ose 3, 1).

    Ose est le premier homme qui Dieu ait demand de prcher son

    amour d'poux, non par la parole et le symbole, mais d'une manire

    aussi profondment charnelle que dans, les autres cultes. Ainsi, dans

    l'trange situation o Dieu entrane son prophte, le rite paen est en

    quelque sorte aboli, puisque l'amour un amour qui provient de la source la plus pure a pour objet celle-l mme qui y cherchait, par des voies anormales, le contact avec Dieu. Ainsi commence une histoire

    sacre o l'amour du Dieu-poux pour son peuple utilisera la mdiation

    du concret et du charnel.

    Plus tard, Paul crira, parlant du grand mystre o ne font qu'un

    l'amour charnel de l'homme pour la femme et l'amour de Dieu pour,

    l'homme : Vous, maris, aimez vos femmes comme le Christ a aim

    l'Eglise et s'est livr pour elle (Ephsiens 5, 25). II ne fait ici que repren-

    dre, en l'approfondissant la lumire de la pleine rvlation, la parole

    adress dj Ose.

    La mme dmarche de Dieu va se poursuivre dans l'Ancien Testament

    de faons diverses. Jrmie rendra visible, dans sa chair, l'amour souffrant

    16

    de Dieu, il s'associera l'amour d'un Dieu abandonn. La Parole lui

    impose un douloureux clibat (Jrmie 16, 1-4), parce que l'histoire des

    rapports des hommes avec Dieu a fait taire les cris de jubilation et de

    joie, les appels du fianc et de la fiance (ibid. 7, 34). C'est un silence

    d'amour auquel Dieu mme prend part : J'ai abandonn ma maison,

    quitt mon hritage, ce que je chrissais, je l'ai livr aux mains de mes

    ennemis (ibid. 12, 7). Dieu demande son prophte de le partager :

    Ce que j'avais bti, je le dmolis ce que j'avais plant, je l'arrache ;

    je vais frapper toute la terre. Et toi, tu rclames pour toi des choses extra-

    ordinaires ! (ibid. 45, 3-5). Acceptant de ne pas prtendre plus

    d'amour que Dieu n'en a reu, Jrmie laisse s'incarner en lui l'amour

    souffrant de Dieu, prouvant par anticipation l'amour virginal d'poux

    crucifi que devait connatre et pleinement raliser le Fils de Dieu fait

    homme.

    On peut encore rappeler ici zchiel qui il sera demand d'annoncer

    la fin de l'amour, l'absolue incapacit o sont les hommes d'aimer Dieu,

    une mort dont ne pourront rveiller ni pleurs ni lamentations. Il en

    prsente le signe incarn dans l'acceptation soumise et muette de la

    mort de la femme trs aime : La parole de Dieu me fut adresse en

    ces termes : Fils de l'homme, voici que je vais t'enlever subitement la

    joie de tes yeux. Mais tu ne te lamenteras pas, tu ne pleureras pas, tu ne

    laisseras pas couler tes larmes. Gmis en silence, ne prends pas le deuil

    des morts (zchiel 24, 15-17).

    Ainsi le dfi adress par la chair la prsence et l'amour de Dieu tait

    relev et trouvait rponse. Mais au dlire orgiastique tait aussi oppose

    la douleur, qui est le support bien plus essentiel et vritable de l'amour.

    Ce qui ne veut pas dire que l'Ancien Testament ne nous offre que des

    exemples de mdiation sacramentelle de nature douloureuse. Le Cantique

    des cantiques mme si l'on n'y cherche qu'une interprtation natu-relle , reste une splendide affirmation de cet amour humain qui, dans le profond bouleversement qu'il entrane, lorsqu'il est vritablement vcu,

    est l'image la plus parfaite qu'on puisse donner du rapport de l'humanit

    avec le Dieu de l'Alliance : Pose-moi comme un sceau sur ton cur, comme un sceau sur ton bras, car l'amour est fort comme la mort, la

    jalousie inflexible comme le Schol. Ses traits sont des traits de feu, une

    flamme de Yahv (8, 6).

    Job : la Parole face la chair souffrante

    On mesure, dans l'Ancien Testament, la distance qui spare encore

    l'humanit de ce Dieu qui dcide, dans l'Incarnation, de s'en rendre tout

    proche. La douleur humaine y vient contredire l'affirmation enthousiaste

    du Deutronome : Est-il un peuple dont le dieu soit plus proche que le

    Seigneur, proche de ceux qui l'invoquent ? (4, 7). Quand la douleur

    vient broyer un homme ou un peuple entier, alors Dieu apparat lointain ;

    17

  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    il semble dormir comme en une insondable nuit, selon l'expression du

    psalmiste. Dieu avait commenc se rapprocher de l'homme, et voil que

    le chemin qui le menait jusqu' nous semble s'interrompre. Plus l'homme

    apparat comme l'herbe et toute sa dlicatesse comme la fleur des

    champs (Isae 40, 6-7), et plus la parole de Dieu qui dure ternellement

    semble loigne de vouloir entrer dans notre chair.

    C'est en ralit le contraire qui est vrai. Jamais ces deux termes : verbe

    et chair ne sont plus proches que dans le mystre de la souffrance humai-

    ne, en dpit des contradictions apparentes. L'homme qui, dans l'Ancien

    Testament, est le plus prouv par la souffrance est celui qui incarne

    le plus par avance le Verbe vou la crucifixion. Il ne s'agit pas l d'une

    simple affirmation a posteriori. Elle se vrifie dans des textes o l'excs

    de la douleur ouvre pour ainsi dire la voie au Nouveau Testament.

    Rflchissons par exemple sur le Livre de Job. S'il est vrai que l'homme

    vit de tout ce qui sort de la bouche de Yahv (Deutronome 8, 3),

    alors Job vit de la parole la plus logieuse que Dieu puisse prononcer :

    Il n'a pas son pareil sur la terre : un homme intgre et droit qui se garde du

    mal (lob 1, 8). Job ignorera que Satan a contest cette parole du Seigneur

    et obtenu de le plonger dans un abme de douleur et d'apparent

    abandon de Dieu. Il prouve seulement des tourments satit

    (ibid. 14, 1), au milieu desquels il lui faudra persvrer quand mme

    dans la foi. Mais cela ne deviendra possible que lorsqu'il aura en quelque

    sorte exprim la douloureuse blessure de son cur, l'aspiration un renouvellement de l'histoire. Le dfi que la douleur de l'homme lance

    Dieu tend compromettre toujours davantage Dieu avec l'homme et

    requiert avec insistance l'Incarnation.

    La douleur de Job, c'est d'abord de se voir rduit aux limites de la non-

    humanit : Ma vie s'effrite comme un bois vermoulu ou comme un

    vtement dvor par la teigne (ibid. 13, 28). Je crie au spulcre : tu es

    mon pre ; la vermine : c'est toi ma mre et ma sur (17, 14). Mais plus grave pour le croyant est de voir peu peu se voiler le visage

    du Dieu ami : Indique-moi pourquoi tu me prends parti. Est-ce bien

    pour toi de me faire violence, d'avilir l'uvre de tes mains ? (10, 2) ; Dieu m'a livr des injustes (16, 11) ; C'est Dieu qui m'opprime et

    m'enveloppe de son filet (19, 6).

    Plus grave encore, l'impression de voir disparatre l'image du Seigneur

    fidle ses promesses (6). Dieu qui a promis fidlit l'homme fidle

    ne peut ainsi, de faon inexplicable, le trahir. l'afflig, il ne reste plus qu

    (6) Il ne faut pas oublier que mme si Job, au sens littral, est un paen, il est en ralit la figure de l'is -

    ralite accabl par l'insuffisance de l'alliance mosaque. Les peines subies par Job en dpit d e sa

    justice contredisent ce qu'on peut lire au ch. 28 du Deutronome sur les bndictions et les mal-

    dictions promises ceux qui observent ou au contraire transgressent l'Alliance. On comparera Job 2, 7

    Deutronome 28, 35 ; Job 7,4 Deutronome 28, 67 ; Job 23, 16 Deutronome 28, 65 ; Job 29, 6 et

    31. 8 Deutronome 28, 39 s. L'infidlit de Dieu ses promesses et la vritable angoisse qui en rsulte

    constituent le thme de la recherche thologique de l'auteur sacr.

    supplier Yahv de sauver en Job sa propre image (von Rad). C'est, semble-t-il, l'anantissement de toute la thologie de l'Ancienne Alliance. Si Dieu maudit l'homme qui observe le pacte, l'homme n'a plus qu' maudire Dieu et mourir , comme le dira, pleine d'amertume, la femme de Job : Maudis donc Dieu et meurs ! (2, 9). Mais si l'homme dcide, comme le fait Job, de supplier Dieu de venir son aide (et il s'agit ici, rptons-le, de sauver non pas tant l'homme que l'image mme que l'homme se fait de Dieu), alors cette supplication est de par sa nature mme, voire inconsciemment, une pressante mise en demeure adresse Dieu de se rvler, de manifester au plus tt son vritable visage.

    Or, si le Christ a rvl le Pre, s'il est son image parfaite (Hbreux 1, 3) dont il a t fait don l'homme, nous permettant de voir Celui que personne n'a jamais vu (Jean 1, 18), il est tout cela avant tout parce qu'il dissipe les ombres qui nous le voilaient, en manifestant la bont de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes (Tite 3, 4). Ainsi, l'Ancien Testament atteint son point culminant quand la grce lui permet de croire la possibilit de l'impossible , c'est--dire que cette mani-festation d'amour peut concider avec le mystre du juste abandonn la souffrance. Quand il parvient ces hauteurs, il se trouve en quelque sorte contraint de postuler et de prdire cette profonde compromission de Dieu qui viendra concilier lui-mme ce qui est humainement inconci-liable : le rapport entre amour-protection et douleur-abandon.

    Pour en revenir l'exprience de Job, nous pouvons tirer de son aven-ture thologique deux conclusions nouvelles. Observons tout d'abord que le dsir de l'homme accabl par la souffrance de pouvoir se survivre lui-mme comporte une attente encore inconsciente mais irrpressible de paratre un jour devant Dieu, de lui tre confront, avec cette mme chair qui souffre. Le cri d'Abel, l'innocent, s'est lev vers Dieu ; mais quand Dieu lui-mme apparat comme le frre qui a trahi, alors le cri de l'homme monte vers lui, encore plus poignant. C'est une personne qui ne peut mourir, qui attend dans son essence la plus intime, quelque chose encore au-del de la mort. Ds maintenant, j 'ai dans les cieux un tmoin ; l-haut se tient mon dfenseur ; ma clameur est mon avocat auprs de Dieu (...). Qu'elle plaide la cause d'un homme aux prises avec Dieu, comme un mortel dfend son ensemble (Job 16, 19-20). Je sais moi que mon Dfenseur est vivant, que lui, le dernier se lvera sur la terre. Aprs mon veil il me dressera prs de lui. Et de ma chair, je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi ; celui que je regarderai ne sera pas un tranger. Et mes reins en moi se consument (ibid. 19, 25-27).

    Et voici la premire conclusion notestamentaire : lorsqu'un innocent souffre, quelque chose en lui est immortel, intrinsquement destin un dernier temps, une bonne nouvelle o Dieu prendra parti pour l'homme. Du sein mme de sa douleur nat le bouleversant espoir du salut. Mais l'auteur du livre de Job n'avait certainement pas une foi acquise dans la rsurrection des morts. Quel paradoxe !

    18 19

  • Antonio M. Sicari O la Parole dj prenait chair

    La seconde conclusion est d'une nouveaut encore plus nette. L'at -tente est aussi dirige vers un jour o Dieu devra dcider de sortir de sa profondeur mme, de ses tnbres (c'est ainsi qu'apparat l'hom-me sa profondeur), un jour o il faudra qu'il se rvle, sortant de son inti -mit divine, Dieu solidaire de Job souffrant, Dieu auprs de Dieu (Jean 1, 1) qui puisse se poser en mdiateur.

    Plusieurs textes illustreront cette ide, dans leur enchanement logique.

    Le temps de l'attente : Oh ! Si tu me cachais dans le Shol ! Si tu m'y abritais, tant que passe ta colre ! Si tu me fixais un dlai, pour te souve-nir ensuite de moi ! Car, une fois mort, peut-on revivre ? Tous les jours de mon service j'attendrais, jusqu' ce que vienne ma relve. Tu m'appel-lerais et je rpondrais. Tu voudrais revoir l 'uvre de tes mains (lob 14, 14-15).

    Un Dieu qui sort de la profondeur mme de Dieu : Pas d'arbitre entre nous, pour poser la main sur nous deux, pour carter de moi ses ri -gueurs ! (9, 33). Ncessit donc d'un mdiateur entre Dieu et l'homme, qui soit garant de leurs rapports.

    Il y a par consquent, pour Job, un Dieu qui ne peut renoncer r -clamer avec insistance l'uvre de ses mains , mais cela revient envisa-ger la possibilit qu'il existe la fois comme Dieu, auprs de Dieu et en face de Dieu, dsirer que Dieu s'abaisse au niveau de l'homme. Les apparents blasphmes de Job reclent donc le plus haut concept thologi-que de l'Ancien Testament : ils nous conduisent au seuil du paradoxe chrtien. Il faut que Dieu s'abaisse au niveau de Job et qu'on dcouvre en lui un Dieu plus juste et plus aimant. Et Dieu acceptera non seulement de s'abaisser au niveau de l'humanit de Job, mais de prendre le visage mme de son serviteur, visage d'homme humili, abandonn de Dieu : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'galait Dieu. Mais il s'anantit lui-mme, prenant condition d'esclave, (...) et. il s'humilia plus encore, obissant jusqu' la mort et la mort sur une croix (Philippiens 2, 6s.).

    Pour ne pas loigner dfinitivement de Dieu l'homme souffrant, Dieu devra descendre jusqu' la souffrance de l'homme. Lorsque l'homme serviteur de Dieu nous apparat sans beaut ni clat (...), objet de mpris et rebut de l'humanit, homme de douleurs et connu de la souf-france, comme ceux devant qui on se voile la face (...), mpris et dcon-sidr (Isae 53, 2-3), accabl par la douleur de toute l'humanit, lors-qu'il nous est montr frapp de Dieu et humili (...), transperc cause de nos pchs, cras cause de nos crimes et qu'inexplicablement il semble que Dieu s'est plu l'craser (ibid. 53, 10), lui, l'Innocent, alors il est demand cet homme une extraordinaire foi dans le dessein de Dieu. Et pour qu'il parvienne, dans ces conditions, pousser le grand cri (Luc 23, 46) de l' abandonn (Matthieu 27, 46) qui, cependant ne dsespre pas, on peut bien dire de lui : Vraiment cet homme tait le fils de Dieu (Marc 15, 39). Car Dieu est descendu personnellement pour

    le dfendre et l'encontre de Dieu lui-mme, au plus profond de sa souffrance.

    Nous touchons de prs ici, dans le cadre de cette progressive incar -

    nation que relate l'Ancien Testament, la ralit qui, dans le Nouveau,

    trouve sa resplendissante plnitude.

    Antonio M. SICARI

    (traduit de l'italien par Mlle de Pierey)

    Antonio M. Sicari, n en 1943. Prtre en 1967. Appartient l'ordre des carmes dchausss.

    Docteur en thologie, licenci s Sciences bibliques. Membre de la rdaction italienne de Communio. Publication : Matrimonio e Verginit nella Rivelazione (L'uomo di fronte alla

    gelosia di Dio), Milan, Jaca Book, 1978.

    La Revue Catholique Internationale COMMUNIO

    se trouve dans les librairies et maisons suivantes :

    12000 Rodez :

    La Maison du Livre Passage des Maons

    25000 Besanon:

    Librairie Paul Chevassu 119, Grande-Rue

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    - Librairie Saint-Paul 8, place Bellecour

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    Apostolat des Editions 46-48, rue du Four

    Librairie Saint-Paul 6, rue Cassette

    La Procure 1, rue de Mzires

    75007 Paris : - Librairie du Cerf

    29, boulevard Latour-Maubourg Institut Saint-Paul

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    Librairie Brandicourt 13, rue de Noyon CH 1700 Fribourg (Suisse) :

    Librairie Saint-Augustin 88, rue de Lausanne

    Lom (Togo) :

    Librairie du Bon Pasteur B.P. 1164

    20 21

  • Communio, n IV, 1 - janvier-fvrier 1979 Et le Verbe est venu parmi nous

    Rudolf SCHNACKENBURG

    " Et le Verbe est venu parmi nous "

    Le Prologue de l'vangile de Jean peut se lire comme un hymne o la communaut des croyants confesse sa foi en l'Incarnation au cours de la clbration liturgique. Chaque verset retrouve ainsi un indiscutable enracinement biblique.

    LA clbre phrase du prologue de l'vangile de saint Jean qui annonce l'incarnation du Logos divin (Jean 1, 14), a eu une importance pr imordiale dans le dveloppement de la chr istologie au cours des sicles suivants. Mme aujourd'hui, elle pose celui qui rflchit au mystre de la personne de Jsus-Christ la question de savoir ce qu'elle affirme et comment on peut saisir sa signification. L'exgse scientifique n'est nullement unanime dans la critique de cette phrase dans le contexte du prologue. On discute si elle vient d'un hymne au Logos prjohannique, de l'vangliste ou d'une rdaction ultrieure (1). Son contenu aussi donne lieu des interprtations largement divergentes. Dans l'interprtation existentialiste de R. Bultmann, la phrase dsigne l'vnement de la rvlation, vnement qui constitue un problme et un scandale (2). E. Ksemann ne voit aucun paradoxe dans un tre divin prenant le dguisement d'une basse condition , mais considre au contraire la phrase comme compatible avec le Christ passant sur la terre revtu de la gloire divine (3). Si l'on voulait discuter toutes les tentatives d'interprtation, il faudrait crire un long trait qui prendrait en consi -dration le prologue tout entier avec tous ses problmes littraires, struc-turels, d'histoire religieuse et d'exgse. Nous nous bornerons ici nous

    (1) Discussion dtaille des diffrents points de vue dans H. Thyen, Aus der Literatur zum Johannesevangelium u, dans : Theologische Rundschau. 39 (1974), 53-69 : 222-252. Cependant les juge-

    ments personnels de l'auteur. qui sont fortement orients vers la critique littraire et l'histoire du dve-

    loppement de la christologie. sont galement problmatiques. Voir le deuxime supplment que j'ai

    ajout la quatrime dition de mon commentaire : DasJohannesevangelium I (Fribourg-BSle-Vienne,

    1978).

    (2) Das Evangelium des Johannes. Gottingen. 8e d.. 1963. 39. 13)

    (3)Jesu lerzter Wille nachJohannes 17. Tbingen, 1966, 27 : cf. 22.

    concentrer sur la phrase elle-mme et chercher en tirer quelque

    lumire, partir de son nonc pur et simple, mais aussi dans le cadre

    de son proche contexte (4).

    Le Verbe (Logos)

    Le Verbe , le Logos, n'est nomm expressment qu'en deux passa-

    ges du prologue, les versets 1 et 14. Ce n'est certainement pas un hasard.

    Les deux versets sont ordonns l'un l'autre ; le deuxime prsente une

    affirmation qui est nouvelle, mais qui en mme temps renvoie le lecteur

    au commencement. Que le Logos soit devenu chair , on ne comprend

    ce que cela veut dire que si l'on rflchit ce que signifie le Logos ,

    et l'essentiel ce sujet est dit au lecteur dans le verset 1. Le prologue s'ouvre par trois phrases importantes, fondamentales

    (verset 1) : Au commencement tait le Verbe et le Verbe tait avec Dieu et le Verbe tait Dieu . Il n'y a pas lieu d'hsiter, comme le fit Goethe dans son Faust, pour la traduction de cette expression grecque, qui s'enrichissait, pour le lecteur cultiv de l'poque, de maintes harmoniques tires de la longue histoire de sa signification en philosophie et en langage religieux ; car pour l'auditeur chrtien les mots au commencement voquent le rcit biblique de la Cration au premier chapitre de la Gense. Lorsque Dieu cra au commencement le ciel et la terre, il le fit en parlant. vrai dire, le substantif la parole , par rapport au verbe parler , qui dsigne une activit, suppose dj une rflexion. Dieu a fait natre toutes choses par son Verbe plein de sagesse et de puissance. Nous pouvons aussi admettre que les premiers lecteurs ou auditeurs du prologue connaissaient la spculation juive sur la sagesse, qui, par une personnification potique, faisait de la Sagesse divine une assistante, une conseillre, une artiste et jusqu' une collaboratrice dans l'uvre de la cration (voir entre autres Proverbes 8, 27-30 ; Sagesse 7, 25 s ; 8, 3 s ; 9, 9). Mais les phrases du dbut du prologue sont plus qu'une vocation de la Parole de Dieu qui cra le monde. Le Verbe dont il est question ici tait dj, existait dj au commencement , et cela signifie, traduit dans notre langage : depuis toujours, de toute ternit. L'criture ne se borne pas dire de ce Logos, comme de la Sagesse : Le Seigneur m'a cre au dbut de ses desseins, avant ses uvres les plus anciennes (Proverbes 8, 22) : pour le Logos, les mots au commencement ne dsignent rien d'autre que l'Etre ternel et infini (Jean Chrysostome).

    (4) Nous renonons ainsi la question de l'origine et de l'arrire -plan du prologue ou de l'hymne au

    Logos qui y est inclus, la sparation de couches successives parle moyen de la critique littraire et aux

    efforts analogues, si importants qu'ils soient pour une pleine comprhension des intentions qui ont pr -

    sid la rdaction. Pour parler comme la linguistique rcente. nous nous en tenons au plan synchro-

    nique du texte actuel et recherchons la comprhension que les lecteurs croyants de cette forme finale

    du prologue pouvaient en avoir.

    22 23

  • Rudolf Schnackenburg Et le Verbe est venu parmi nous

    Le Verbe , traduction du mot grec masculin logos, tait avec

    Dieu , et la prposition suggre une communaut de personnes. Il est

    vrai que la Sagesse personnifie dit quelque chose de semblable propos

    d'elle-mme : Quand le Seigneur affermit les cieux, j'tais avec Lui,...

    quand il traa les fondements de la terre, j'tais ses cts comme le ma-

    tre d'uvre (Proverbes 8, 27-30). Pourtant l'affirmation absolue concernant le Logos, exempte de tout langage mtaphorique et esthtique,

    n'exprime pas seulement une prsence, mais une union ; pas seulement une

    participation, mais la pleine ralit d'une communaut de personnes.

    Lorsque Jsus, dans la grande prire qu'il adresse son Pre, se rfre

    la gloire qu'il avait auprs du Pre avant que le monde fat (Jean

    17, 5), ceci confirme la relation personnelle troite du Logos avec Dieu (5).

    La troisime petite phrase du verset 1 se rvle dj comme un point

    culminant par le fait qu'il est dit, propos du Logos, en une phrase grec-

    que qui souligne l'attribut en le plaant avant le verbe : Et c'est bien

    Dieu qu'tait le Logos . Le Logos n'est pas pour autant identifi avec le

    Dieu (avec article !) nomm auparavant ; on pourrait plutt dire qu'il

    est autant Dieu (sans article) que celui avec lequel il est uni dans la

    plus troite communaut. On ferait un contresens complet sur cette dsi-

    gnation suprme du Logos si on voulait en donner une interprtation

    affaiblie, par exemple : il tait seulement divin , il n'tait pas lui-mme

    Dieu. La relation de Dieu, le Pre (comme le Jsus johannique le nomme

    toujours) au Lagos,' qui incombe la prdication de Dieu, est exprime

    de la manire la plus prgnante la fin de la Premire Eptre de saint

    Jean : Nous savons que le Fils. de Dieu est venu et nous a donn l'intel-

    ligence pour connatre le Vritable, et nous sommes dans le Vritable,

    ( savoir) en son Fils Jsus-Christ. Celui-ci est le Dieu 'vritable et la vie

    ternelle (5, 20).. Le Vritable dsigne d'abord Dieu ; mais ensuite il

    est dit que nous sommes dans le Vritable dans la mesure o nous

    sommes en son Fils Jsus Christ. Pour nous Dieu est accessible en son

    Fils Jsus-Christ ; c'est pourquoi il est dit : Celui-ci est le Dieu vritable

    et la Vie ternelle (6). Dieu s'ouvre nous dans cette Personne unique

    qui est pour nous la vie ternelle ; mais, en mme temps que Dieu se

    rvle ainsi nous, il nous est aussi rvl qui est Jsus-Christ : le Fils

    de Dieu, de mme essence que le Pre.

    Ce qui est dit la fin de la grande ptre se rapporte au Fils de Dieu

    dj venu, Jsus-Christ venu dans la chair (cf. 4, 2) ; mais celui-ci nest

    (5) Un grand nombre de commentateurs, anciens et rcents, trouvent dans la prposition grecque pros gouvernant l'accusatif l'expression d'un mouvement vers un but, un process us vital dynamique (int-

    rieur la divinit). semblable celui qui est rendu plus loin par eis suivi de l'accusatif en 1, 18. Mais cette interprtation ne s'impose pas d'aprs la langue usuelle de l'poque et est vraisemblablement exagre.

    (6) On peut aussi traduire : Celui-ci (Jsus-Christ) est le Vritable, ( savoir) Dieu et la Vie ternelle P. Mais en aucun cas Celui-ci ne saurait dsigner Dieu le Pre. L'expression : le Vritable , qui a

    d'abord t employe pour Dieu le Pre, est maintenant transfre sur Jsus ; Jsus-Christ mrite cette

    dsignation parce qu'il est Dieu et vie ternelle , ce qui signifie qu'il nous relie Dieu en sa personne et

    qu'il nous donne la vie ternelle. Ici s'exprime clairement le caractre fonctionnel de la christologie

    johannique (qui n'exclut pas la nature divine de Jsus-Christ, mais au contraire la suppose).

    24

    autre que le Verbe de vie (1, 1), Celui qui est depuis le commencement

    (2, 13). Les deux affirmations sont ordonnes l'une l'autre : le Logos

    qui vivait auprs du Pre avant la Cration est le mme que celui qui s'est

    fait chair, et celui-ci n'est autre que le Logos, qui tait auprs du Pre

    (1, 2). De mme, les trois phrases du dbut du prologue (Jean 1, 1) sont

    orientes vers l'affirmation de l'incarnation en 1, 14 ; celle-ci n'a pas son

    origine dans les trois phrases : au contraire, comme on le verra encore

    plus clairement, ce sont ces dernires qui en sont issues. Ce n'est pas une

    spculation pralable qui conduit Jsus-Christ. Mais la rflexion

    croyante sur la personne de Jsus-Christ rvle son essence vritable, que

    Jean rend accessible ses lecteurs grce la notion de Logos.

    Et il s'est fait chair

    La conjonction et et le verbe s'est fait supposent une histoire pralable, ainsi qu'une histoire ultrieure. Le Logos ternel, qui tait avec le Pre, s'est engag dans une relation avec le monde, avec toute la cration (verset 3 : Tout fut par lui ), et en particulier avec l'humanit : En lui tait la Vie, et la Vie tait la lumire des hommes (verset 4). Quelle que soit l'interprtation de la suite, il semble qu'il y ait l une vo-cation d'une histoire du Logos en relation avec les hommes (7). Mais le verset 14 parle d'un vnement nouveau et particulier : le Logos spiri-tuel et divin est entr corporellement dans l 'humanit, est devenu chair, est devenu en personne un homme. Le s'est fait , venant aprs les nombreux il tait , exprime qu'il s'agit d'un vnement. Si l'on compare avec le fut de la cration (verset 3), on voit qu'il s'agit d'un processus analogue, la fois semblable et dissemblable. La cration entra dans l'existence alors que le Logos existait dj. Et pourtant il arriva celui-ci quelque chose de semblable : il entra dans une nouvelle espce d'existence, il devint chair . Il est tout fait impossible de traduire le Verbe fut transform en chair , bien que la grammaire ne l'interdise pas, car dans le contexte du verset 14 le Logos conserve sa gloire divine. Mais il est galement impossible d'admettre un affaiblis-sement du devenir chair , comme si celui-ci n'tait qu'un dguisement, l'adoption apparente d'une forme humaine. Cela signifierait qu'on ne prendrait au srieux ni le devenir ni le chair . Il faut concevoir cette entre du Logos dans une nouvelle espce d'existence avec toute la rigueur et tout le caractre choquant de l'expression. Saint Jrme donne

    (7) Dans mon commentaire (I, 200-203), j'ai dfendu la conception suivant laquelle l'hymne au Logos repris par l'vangliste (spcialement dans les versets 10-11) avait en vue le rejet du Logos

    dans l'humanit prchrtienne, tandis que l'vangliste, lorsqu'il construisit son prologue, pensait de

    prime abord l'incarnation du Logos, son rejet par le monde incrdule et son action salutaire

    pour ceux qui croient en lui (versets 11-12). Mme si on peut discuter sur des versets isols et leur

    rpartition, il ne me semble pas que la solidit de ce point de vue soit branle. L'vangliste a

    concentr sur l'Incarnation l'hymne au Logos qui retraait l'histoire de celui-ci, et il a ainsi pris

    comme point de dpart de son vangile la venue en chair du Verbe.

    25

  • Rudolf Schnackenburg Et le Verbe est venu parmi nous

    une interprtation correcte, pleinement conforme au texte : Le Verbe

    est devenu chair... et cependant ne cessa pas d'tre ce qu'il tait aupa -

    ravant (8).

    Le Logos est, dans cette phrase, reli la chair de la manire la plus troite, et c'est en ralit quelque chose d'extrmement frappant, et mme de paradoxal. Les deux concepts sont tout fait opposs l'un l'autre : le Logos spirituel, dans la suprme spiritualit de Dieu, suprieur toute la cration matrielle, entre dans la chair , expression qui traduit le caractre passager et fragile qui est celui de l'homme en tant que crature. Le Logos ternel, qui transcende le temps, entra dans l'histoire humaine avec

    ses limitations et sa fragilit ; l'tre divin absolu s'unit l'tre humain contingent. Cette ralit paradoxale, que la christologie ultrieure des deux natures examine et qu'elle circonscrit, mais seulement de faon approximative, se contentant de juxtaposer de nouvelles contradictions ( vrai Dieu et vrai homme ), n'clairant jamais le mystre et ne permettant jamais une comprhension humaine, est inbranlable. Dj la Premire ptre de saint Jean s'lve vivement contre des interprtations affaiblissantes n'attribuant Jsus-Christ qu'une apparence de corps : Tout esprit qui ne confesse pas Jsus-Christ venu dans la chair n'est pas de Dieu (4, 2). Il reste insaisissable et incomprhensible pour la pense humaine que le Verbe divin soit apparu sur terre, visible, saisissable, pouvant tre touch avec les mains (cf. 1 Jean 1, 1-7). Et cependant le sens de cet vnement unique et paradoxal ne se soustrait pas la rflexion ultrieure des croyants.

    Avant de poursuivre notre rflexion ce sujet, attardons-nous encore un

    instant considrer l'expression singulire : chair . Est-elle un simple

    synonyme de la dsignation courante homme ? Certes, elle annonce

    que le Logos divin est devenu homme, mais avec une harmonique

    particulire. Elle s'oppose radicalement l'interprtation qui ne voyait

    dans le Christ johannique que le Dieu passant sur la terre et qui ne voulait

    donc voir dans la chair qu'un dguisement. Pourquoi l'vangliste

    ne dit-il pas homme , bien que cette expression soit employe assez

    souvent dans l'vangile pour la personne de Jsus-Christ, et mme une

    fois dans la bouche de Jsus lui-mme (8, 40) (9) ? N'y a-t-il pas derrire

    tout cela une polmique contre l'hrsie doctiste combattue dans la

    grande ptre : Jsus-Christ ne serait pas venu rellement dans la

    chair , dans une vritable humanit (4, 2) ; il serait venu seulement

    avec l'eau , et non pas galement avec le sang (5, 6) ? Alors l'expres-

    sion chair aurait t choisie dessein pour protger l'humanit de

    Jsus, avec son corps et son sang, contre toute rduction et toute altration.

    (8) Adversus Jovinianum II. 29 (PL 23.326).

    (9) Le mot est dans le grec. mais les traductions l'omettent souvent (ainsi Bible de Jrusalem. TOB : mais Osty le donne bien) (N.d.T.).

    26

    tCeci ne se dcouvre pas immdiatement partir du passage du pro logue,

    parce qu'on ne peut pas reconnatre, dans le contexte, une dfense contre une

    doctrine errone.

    Nous pouvons encore rflchir dans une autre direction. La chair

    que le Logos a prise est prsente aux croyants, dans l'eucharistie, comme

    un don salutaire. Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie

    du monde (6, 51) ; ma chair est une vraie nourriture, et mon sang est

    un vrai breuvage (6, 55). Ici la chair de Jsus (en mme temps que son

    sang) est vue comme l'instrument de la rdemption de l'humanit, et

    l'auditeur est par l renvoy la mort expiatoire de Jsus. Ainsi, un arc

    serait tendu entre l'incarnation de Jsus et sa mort sur la croix, et chair

    serait une expression remplie d'un sens positif, pour annoncer, ds la

    venue du Logos dans le monde, l'vnement rdempteur de sa mort.

    Ceci est pour la thologie ultrieure une pense lgitime. C'est dj le

    cas chez Ignace d'Antioche, qui appelle Jsus-Christ le porteur de

    chair (Lettre aux Smyrniotes 5, 2), et qui voit tout son chemin s'accom-

    plir dans la chair (ibid. 1, 2 ; 3, 1 ; 12, 2). Chez Jean, cette association

    de penses reste incertaine, parce qu'il ne met jamais la mort de Jsus

    en corrlation avec sa chair . Mais on peroit d'une autre manire,

    dans le contexte de Jean 1, 14, que tout le sens de l'Incarnation rside

    dans le salut de Dieu que nous devrions obtenir grce elle. C'est ce que

    nous allons examiner maintenant.

    Et il a habit parmi nous...

    La phrase sur l'incarnation du Logos est troitement lie la petite

    phrase suivante : Et il a habit parmi nous . C'est la premire fois,

    dans le prologue, que l'on entend un tel nous . Cela se poursuit dans

    les phrases : Et nous avons vu sa gloire (verset 14) ; De sa plnitude

    nous avons tous reu, et grce sur grce (verset 16). On a pens que '

    c'tait une rupture de style, ou encore que se trahissait l une rdaction

    qui avait ajout cette strophe l'hymne originel au Logos. En ralit, il

    s'agit de la cl de la comprhension de tout l'hymne. Dans ce style du

    nous , style de confession et de clbration, se fait entendre la commu-

    naut qui chante l'hymne au Logos d'un cur mu et reconnaissant. Rcemment, un exgte japonais a publi un article intitul Hymne

    de louange et Incarnation , dans lequel il examine de faon critique

    la sparation des versets 14 et 16 de l'hymne au Logos. Il considre ces

    deux versets (qui se compltent au-del de l'inclusion du verset 15)

    comme un chant de rpons, qui se joignait l'hymne dans l'office divin

    de la communaut, vraisemblablement une crmonie de baptme :

    L'affirmation de l'incarnation incorpore la liturgie baptismale, en

    face de l'hymne originel chant prcdemment, une confession de foi

    27

  • Rudolf Schnackenburg Et le Verbe est venu parmi nous

    fondamentale, qui tait sans doute chante par les nouveaux baptiss (10). On n'est pas absolument oblig de croire un chant de rpons, bien que le premier nous , dans la petite phrase : Nous avons vu sa gloire , rende un autre son que le deuxime : De sa plnitude nous avons tous reu . La vision de la gloire pourrait se rapporter au cer-cle de ceux qui annoncent et qui tmoignent, tandis que le nous avons tous reu , valeur de tmoignage, se rapporterait la communaut tout entire, qui confirmerait ainsi, partir de sa pro pre exprience, le tmoignage de ceux qui annoncent (ainsi que le tmoignage de Jean-Baptiste insr dans celui-ci). Nous avons tous reu la grce et la vrit apportes par le Logos devenu homme, tires de la plnitude du Fils unique engendr par le Pre . En tout cas se manifeste ici le cadre concret (Sitz im Leben) de l'hymne au Logos. Un tel hymne, hautement christologique, est chant par la communaut dans son office divin. On comprend alors qu'il ne s'agit pas d'abord de spculation christolo -gique, mais de l'exprience de salut des chrtiens ; celle-ci pourtant ne devient pleinement consciente et fructueuse que par une foi profonde au Christ.

    Ce qui prcde place l'affirmation de l'Incarnation dans son contexte vritable. L'apparition historique du Logos divin dans la chair a lieu en considration de la situation du genre humain, qui s'tait ferm l'clat de la lumire brillant dans les tnbres (cf. verset 5). Maintenant la lumire et le salut sont offerts aux hommes encore une

    'fois, d'une

    manire particulire et unique, parce que le Logos, qui est la lumire et la vie des hommes (verset 4), devient lui-mme un homme et, en tant que tel, habite parmi les hommes. Tout ce qui a t dit sur le Logos trouve ici son but : ce qu'il est, il l'est pour les hommes. Toutes les affirmations christologiques culminent dans la lumire spirituelle et la rdemption procures aux hommes. C'est la mme pense fondamentale qui, dans la grande confession de foi de l'Eglise, prcde la proclamation de l'incar-nation : qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de coelis (qui, pour nous, les hommes, et pour notre salut, est descendu du ciel). Dans le langage biblique, cette intention de salut dirige vers nous ( pour l'amour de nous ) est exprime diffremment, d'une manire plus image et intuitive.

    Le campement ou l' habitation du Logos parmi nous a un lien avec l'image de l'habitation de Dieu parmi son peuple. C'est une pense qui prit naissance, pour Isral, propos de la proximit de Dieu dans la tente de la rencontre lors de la traverse du dsert, puis, plus tard, dans le Temple de Jrusalem. Dans l'Exode (40, 34 s), il est dit : La nue couvrit la tente de la rencontre et la gloire du Seigneur remplit la demeure . Cependant l'expression symbolique a une rsonance parti -culire lorsqu'elle s'applique au Logos. Car la mme image est employe

    (10) Yu Ibuki. Lobhymnus und Fleischwerdung (Studie ber den johanneischen Prolog) dans : Annual

    of the Japanese Biblical Institute. 3 (1977). 132-156 : citation p. 148.

    aussi dans la spculation de la Sagesse, pour affirmer la proximit de la Sagesse divine pour les hommes. Dans Baruch 3, 38, il est dit propos d'elle : Aprs cela on la vit sur la terre et elle a vcu parmi les hommes . L'habitation du Logos parmi les hommes leur apporte la prsence divine, riche en grce, mais d'une manire minente ; car le Logos divin a habit - parmi nous comme un homme rel, plein de grce et de vrit . Il vaut la peine de rflchir encore cette double expression, considre isolment. Elle ne dsigne pas seulement une prsence qui rend heureux, un rayonnement de la gloire divine, mais aussi l'activit, la fonction de salut du Logos pendant son existence terrestre. Dans son habitation terrestre parmi les hommes, le Logos a apport aux hommes la grce et la vrit par sa parole et par ses uvres. Au verset 17, cette double tour -nure est reprise et compare avec la rvlation du Sina : la loi fut donne par Mose ; mais la grce et la vrit sont venues par Jsus-Christ (11). La loi du Sina fut aussi un don fait par Dieu au peuple d'Isral par la mdiation de Mose ; mais elle est surpasse et accomplie dans son intention la plus profonde par Jsus-Christ, dans lequel la rvlation du salut de Dieu pour tous les hommes et pour tous les temps s'est produite. Ainsi, le Logos est la dernire Parole de Dieu l'humanit, sa Parole pleine, dans laquelle il s'exprime totalement, sa propre Parole, dans laquelle il se rvle lui-mme. Ceci est confirm par la dernire phrase

    du prologue (1, 18), qui semble bien avoir t ajoute par l'vangliste titre de commentaire et d'claircissement : Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est Dieu (autre lecture : un Dieu Fils unique), qui est dans le sein du Pre, nous l'a fait connatre . Il y a certainement aussi derrire cette formule des rminiscences de la rvlation du Sina, lorsque Mose demanda voir Dieu (cf. Exode 33, 18-23) ; mais ce qui, dans l'Ancien Testament, tait tout au plus une ombre des choses venir devient en Jsus-Christ la lumire clatante de la rvlation divine.

    MAIS que signifie rvlation, rvlation du salut en Jsus-Christ ?