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Siècle 21 N° 1, automne 2002 Y a-t-il une littérature indienne ? France Bhattacharya Ce titre n’est pas une question rhétorique mais une vraie question, qui en englobe plusieurs. La première concerne l’existence ou non d’une seule littérature indienne qui s’exprimerait en plusieurs langues. L’Académie des Lettres de l’Inde reconnaît plus de vingt langues et décerne chaque année un prix pour la littérature écrite dans chacune d’entre elles. La première question que l’on peut se poser est donc celle-ci : y a-t-il dans les lit- tératures écrites dans ces différentes langues des traits communs, une évolution parallèle, qui permettraient de parler d’UNE littérature indienne ? Je le crois profondément, même si les différences entre les littératures s’exprimant dans ces langues diverses sont importantes. Une langue née hors de l’Inde Une autre façon d’interpréter cette question se situe par rapport à ce que nous pouvons constater en Europe dans le champ de l’édition et des média : il y a bien UNE littérature indienne, elle est bien écrite par des Indiens de nationalité ou au moins d’origine, mais elle l’est dans une langue qui est née hors de l’Inde, celle de l’ancien co- lonisateur : l’anglais. Il y a quelques années, un hebdomadaire parisien, à la suite de la parution d’une anthologie publiée en Angleterre par Salman Rushdie, consacrait plusieurs pages à la littérature indienne en ne mentionnant que des auteurs écrivant en anglais et en ajoutant que les littératures hindi et ourdou, n’avaient encore malheureu- sement rien produit d’intéressant depuis l’Indépendance. On peut se demander sur quelle recherche et sur quelle connaissance ces affirmations étaient fondées. Rien de bien sérieux de la part du journaliste, peut-être ; mais de la part de Rushdie ? On peut remarquer aussi que certains journalistes présentent des auteurs en langue indienne – Satyajit Ray, par exemple, ou le poète Tagore – comme s’ils avaient écrit leur oeuvre en anglais. N’y a-t-il vraiment rien d’intéressant à découvrir dans toutes ces littératures qui, pour la plupart, sont attestées depuis dix siècles, c’est-à-dire depuis aussi longtemps que notre littérature française et, pour une au moins, beaucoup plus longtemps ? L’Inde serait-elle comme la Guadeloupe, par exemple, où le français est la seule langue qui existe à côté du créole ? La littérature donne une voix à la réalité sociale et culturelle d’un pays, d’une région. Si l’on veut donc connaître un peu de ce vaste pays qu’est l’Inde, n’est-il pas essentiel d’essayer de lire en traduction les textes écrits dans une des langues que parlent les gens ordinaires entre eux? Peut-on imaginer que, dans cent ans, si l’anglais triomphe en France grâce à l’Europe et à Internet, la littérature française soit celle qu’écriront en anglais les classes moyennes, un jour largement dénationalisées et dérégionalisées ? Une des richesses de l’Inde, comme de l’Europe, c’est sa diversité ; celle-ci ne peut pas s’exprimer dans une seule langue, que ce soit l’anglais ou le hindi d’ailleurs. Il est donc regrettable – même si la situation a commencé à évoluer – que les éditeurs, et à leur suite les lecteurs, dûment chaperonnés par les médias, ne connaissent des littératures indiennes que les textes écrits en anglais, aussi intéressants et intelligents soient-ils, et beaucoup le sont. En règle générale, ils sont écrits pour l’étranger et pour une frange très étroite de la population indienne. A bien des égards ce sont déjà des traductions d’une certaine réalité indienne en un idiome occidental. C’est pourquoi on peut dire de ces auteurs, sans nuance péjorative, que ce sont des “cultural brokers”, des médiateurs. Ils permettent l’accès à une Inde bien préparée pour la consommation occidentale, ce qui n’est pas le cas des auteurs en langues indiennes. La tâche du traducteur à partir du hindi par exemple est sans commune mesure avec celle du traducteur de l’anglais. Pour clore ce débat, je dirai qu’il y a une littérature indienne et qu’elle s’écrit dans beaucoup de langues dont l’anglais, mais pas exclusivement en anglais, et qu’il serait enrichissant d’aller à sa découverte 1 . 21

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Siècle 21 N° 1, automne 2002

Y a-t-il une littérature indienne ?

France Bhattacharya

Ce titre n’est pas une question rhétorique mais une vraie question, qui en englobe plusieurs. La première concerne l’existence ou non d’une seule littérature indienne qui s’exprimerait en plusieurs langues.

L’Académie des Lettres de l’Inde reconnaît plus de vingt langues et décerne chaque année un prix pour la littératureécrite dans chacune d’entre elles. La première question que l’on peut se poser est donc celle-ci : y a-t-il dans les lit-tératures écrites dans ces différentes langues des traits communs, une évolution parallèle, qui permettraient de parlerd’UNE littérature indienne ? Je le crois profondément, même si les différences entre les littératures s’exprimantdans ces langues diverses sont importantes.

Une langue née hors de l’Inde

Une autre façon d’interpréter cette question se situe par rapport à ce que nous pouvons constater en Europedans le champ de l’édition et des média : il y a bien UNE littérature indienne, elle est bien écrite par des Indiensde nationalité ou au moins d’origine, mais elle l’est dans une langue qui est née hors de l’Inde, celle de l’ancien co-lonisateur : l’anglais. Il y a quelques années, un hebdomadaire parisien, à la suite de la parution d’une anthologiepubliée en Angleterre par Salman Rushdie, consacrait plusieurs pages à la littérature indienne en ne mentionnantque des auteurs écrivant en anglais et en ajoutant que les littératures hindi et ourdou, n’avaient encore malheureu-sement rien produit d’intéressant depuis l’Indépendance. On peut se demander sur quelle recherche et sur quelleconnaissance ces affirmations étaient fondées. Rien de bien sérieux de la part du journaliste, peut-être ; mais de lapart de Rushdie ? On peut remarquer aussi que certains journalistes présentent des auteurs en langue indienne –Satyajit Ray, par exemple, ou le poète Tagore – comme s’ils avaient écrit leur oeuvre en anglais.

N’y a-t-il vraiment rien d’intéressant à découvrir dans toutes ces littératures qui, pour la plupart, sont attestéesdepuis dix siècles, c’est-à-dire depuis aussi longtemps que notre littérature française et, pour une au moins, beaucoupplus longtemps ? L’Inde serait-elle comme la Guadeloupe, par exemple, où le français est la seule langue qui existe àcôté du créole ? La littérature donne une voix à la réalité sociale et culturelle d’un pays, d’une région. Si l’on veutdonc connaître un peu de ce vaste pays qu’est l’Inde, n’est-il pas essentiel d’essayer de lire en traduction les textesécrits dans une des langues que parlent les gens ordinaires entre eux? Peut-on imaginer que, dans cent ans, si l’anglaistriomphe en France grâce à l’Europe et à Internet, la littérature française soit celle qu’écriront en anglais les classesmoyennes, un jour largement dénationalisées et dérégionalisées ? Une des richesses de l’Inde, comme de l’Europe,c’est sa diversité ; celle-ci ne peut pas s’exprimer dans une seule langue, que ce soit l’anglais ou le hindi d’ailleurs.

Il est donc regrettable – même si la situation a commencé à évoluer – que les éditeurs, et à leur suite les lecteurs,dûment chaperonnés par les médias, ne connaissent des littératures indiennes que les textes écrits en anglais, aussiintéressants et intelligents soient-ils, et beaucoup le sont. En règle générale, ils sont écrits pour l’étranger et pourune frange très étroite de la population indienne. A bien des égards ce sont déjà des traductions d’une certaineréalité indienne en un idiome occidental. C’est pourquoi on peut dire de ces auteurs, sans nuance péjorative, quece sont des “cultural brokers”, des médiateurs. Ils permettent l’accès à une Inde bien préparée pour la consommationoccidentale, ce qui n’est pas le cas des auteurs en langues indiennes. La tâche du traducteur à partir du hindi parexemple est sans commune mesure avec celle du traducteur de l’anglais. Pour clore ce débat, je dirai qu’il y a unelittérature indienne et qu’elle s’écrit dans beaucoup de langues dont l’anglais, mais pas exclusivement en anglais, etqu’il serait enrichissant d’aller à sa découverte1.

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Les origines

Je voudrais essayer maintenant de présenter les littératures de l’Inde dans la diachronie en mettant l’accent surles grandes étapes de leur développement. L’exhaustivité est, bien sûr, impossible et ne constitue d’ailleurs pas monpropos. Je prendrai des exemples dans l’une ou l’autre de ces langues mais, comme je suis spécialiste de bengali, etqu’il existe à ce jour en français beaucoup plus de traductions du bengali que de toute autre langue de l’Inde 2, jeserai amenée à m’appuyer davantage sur des œuvres de cette littérature.

Je ne parlerai pas de la littérature sanscrite qui, pendant des siècles, a irrigué bien des oeuvres écrites dansles langues dites vernaculaires. Signalons la parution, dans La Pléiade, du Ramayana pour la littérature religieuse,et de l’Océan des rivières des contes 3 (Kathasarit sagara) pour la littérature profane.

La naissance des littératures indiennes remonte, pour le tamoul – langue dravidienne du sud –, aux alentoursde l’ère chrétienne. Les textes dits du Sangam qui ouvrent cette littérature sont constitués de poèmes indépendantstrès tôt regroupés en anthologies. Ils traitent de deux thèmes essentiels : l’amour et l’héroïsme guerrier. Ils ont unesymbolique et une rhétorique très raffinées et ne sont en rien œuvres de débutants. La première grammaire detamoul appartient aussi à la même très haute époque. Continuant à précéder les autres littératures, le tamoul possèdeson “cinquième veda” avec le Tirukkural, dont une partie est traduite en français sous le titre le Livre de l’amour. Ilpossède aussi sa première épopée romanesque, le Silappadigaram, ou Roman de l’anneau. Plus tôt qu’ailleurs encoreapparaissent au pays tamoul les dévots poètes, sivaîtes (les Nayanars) aussi bien que vishnouites (les Alvars), quicomposent dès le VIIe siècle environ des témoignages d’un amour brûlant pour leur divinité d’élection, cette bhaktiqui va remonter du sud vers le nord et se répandre dans toute l’Inde dans des langues et des formes diverses. Cespoèmes dévotionnels étaient destinés à être chantés, comme c’était le cas pour un très grand nombre d’œuvres à lapériode dite médiévale.

Au Bengale, à l’est du sous-continent, se composent entre le Xe et le XIIe siècles dans un état de langue fortancien encore mal défini et revendiqué aussi par un ou deux autres idiomes, une cinquantaine de chants destinés àla pratique spirituelle bouddhique du Grand Véhicule. Les auteurs en sont des Siddha, c’est-à-dire des maîtres surla voie de l’éveil. Composés dans une langue dite “intentionnelle”, métaphorique, ils expriment toute la force contes-tataire présente dans certaines écoles du bouddhisme tantrique. Ils furent traduits au XIIe siècle en tibétain et ontété retrouvés au Népal !

Peu à peu, dans chaque langue, apparaissent des adaptations des grandes épopées sanscrites : le Ramayana etle Mahabharata. Les Tamouls ouvrent la série. Avec le célèbre Ramayana de Kamban au XIIe siècle, la littérature ta-moule possède une de ses œuvres les plus réputées. Au Bengale, Krittivas (XVe siècle) est l’auteur du Ramayana pré-féré de ses habitants. Célèbre dans les régions du nord, l’histoire de Rama, composée au XVIe siècle par Tulsidas endialecte avadhi sous le titre de Ram-carit-manas, est d’une extraordinaire popularité aujourd’hui encore dans toutesles couches de la population hindiphone. C’est au XIe siècle qu’est commencée la première adaptation du Mahab-harata en télougou, autre langue dravidienne du sud-est de l’Inde. Elle sera poursuivie par plusieurs poètes au coursdes siècles suivants. La Bhagavad Gita a fait l’objet d’un commentaire versifié datant de la fin du XIIIe siècle, la Jna-nesvari, en marathi, langue indo-aryenne de la région de Bombay-Pune. Autre texte fondateur du vishnouisme, leBhagavata-purana. Il a été adapté entre autres en bengali par Maladhar Basu au début du XVe. Ces adaptations ontjoué un rôle très important dans le développement des différentes cultures régionales.

Mais les littératures ne se limitent pas à elles. A partir du XIVe siècle et jusqu’à la fin du XVIIe, la bhakti,cette dévotion ardente adressée à une divinité d’élection, se chante dans toutes les langues du sous-continent. Men-tionnons les poèmes appelés Abhang au Maharashtra, avec les saints compositeurs Namdev et surtout Tukaram, tra-duit en français sous le titre Psaumes du pèlerin. Le tisserand Kabir, à la fin du XVe, compose en l’honneur d’undieu unique sans forme ni mythologie ; en revanche, l’aveugle Surdas, un siècle plus tard, chante Krishna, le dieuà la flûte pastorale, et la princesse rajpoute Mirabai fait de même. Ces trois auteurs écrivent en dialectes du hinditandis que Narsimha Mehta écrit en gujarati. Au Bengale, la folie mystique de Chaitanya (1485-1533), bientôtconsidéré comme l’incarnation du couple divin Radha et Krishna, donne une impulsion créatrice à de nom breuxpoètes qui composent des Padavali, nourris aux sources du pur lyrisme, retraçant les diverses étapes de la passionexclusive de la bouvière Radha pour Krishna.

Certaines littératures ont fait plus que d’autres la place à des oeuvres d’inspiration moins directement religieuse :il s’agit d’histoires d’amour qui, souvent écrites par des auteurs musulmans, peuvent d’ailleurs aussi se comprendrecomme des textes de mystique soufie. Mentionnons la Padmavat de Jayasi, en avadhi, drame de l’amour et de lamort, repris en bengali par Alaol au XVIIe, à Chittagong, au Bengale oriental. Les poèmes ourdou de Mir Taqi

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“Mir” (1722-1810), qui suivent le modèle des masnavis persans, chantent l’amour à l’âge des grands Moghols. Ilssont traduits en français.

Toutes ces œuvres médiévales sont versifiées. Beaucoup étaient chantées et certaines étaient même “représentées”devant un public rassemblé sur une place de village, le péristyle d’un temple, ou la véranda d’un cultivateur aisé.C’est le cas des mangalkavya bengalis, longs poèmes narratifs en l’honneur de divinités classiques ou populairesdans lesquels se profile l’image de la société de l’époque. On sait très peu de choses des poètes : ils signaient leursoeuvres et souvent, sous une forme voilée, indiquaient la date de composition. Ces œuvres ont généralement été re-trouvées sous la forme de copies manuscrites bien postérieures à la rédaction initiale. Leur transmission a été large-ment orale.

La période moderne

La période moderne s’ouvre avec l’installation des Britanniques en Inde et l’introduction dans le pays de l’an-glais et de l’éducation occidentale. Le Bengale a été le premier touché. Il a donc été amené à réagir très vite et adonné naissance à une des littératures modernes les plus riches et les plus justement célèbres de l’Inde. La littératurebengalie du XIXe siècle et jusqu’à l’Indépendance a été largement traduite dans les autres langues de l’Inde, et sesauteurs ont inspiré les poètes, romanciers et essayistes des autres régions. Comme à la période médiévale, les diverseslittératures se sont développées à des rythmes différents mais selon des schémas très comparables sinon identiques.

La littérature moderne du Bengale, que je prendrai comme exemple dans un premier temps, est née à Cal-cutta, qui est devenue très vite la capitale politique et intellectuelle de l’Inde. C’est là que furent mis en place lespremiers établissements d’enseignement sur le modèle occidental, et que furent rédigés et aussi imprimés les premiersdictionnaires des langues indiennes et grammaires modernes, ce qui a beaucoup contribué à l’essor littéraire. En1778 déjà, les premiers caractères d’imprimerie de l’alphabet bengali servent à publier la grammaire écrite par unAnglais, Nathanael Halhed. La première Société asiatique est fondée à Calcutta en 1784 (celle de Paris naîtra qua-rante ans plus tard). Avec ceux qu’on appellera plus tard les Orientalistes, les débats de la Société et sa revue posentles fondements de l’histoire, de la numismatique, de l’archéologie et de la philologie indiennes. Des bibliothèquessont constituées pour toutes les langues et l’on part à la recherche de manuscrits qui sont ensuite édités, impriméset traduits. La prose littéraire en bengali date de cette époque. Le journalisme en anglais et aussi en bengali prendson essor dès la première décennie du XIXe siècle. Les sociétés savantes se multiplient. A Calcutta s’instaurent uneréflexion philosophique et religieuse ainsi qu’une vive mise en question de coutumes sociales implantées depuis dessiècles. Rammohun Roy, leur instigateur, est à la fois penseur religieux et politique, réformateur social, journaliste,traducteur, grammairien et compositeur d’hymnes dévotionnels. Les missionnaires protestants donnent les premièrestraductions de l’Ancien et du Nouveau Testament et les premiers dictionnaires bengali-anglais. Leur activité dansle journalisme et dans l’imprimerie est considérable. Ils s’intéressent aussi aux autres langues indiennes, au marathipar exemple, dont la littérature, d’ailleurs, suivra une rapide évolution, comparable à celle du bengali.

Des genres nouveaux

L’influence de la littérature anglaise se fait sentir. Des genres nouveaux pour l’Inde comme le roman, la nouvelle,la poésie subjective, l’essai, font leur apparition, et les fruits littéraires de ce bouillonnement ne tardent pas à appa-raître. La poésie, genre toujours très cher au cœur des Indiens, se libère des conventions de la métrique traditionnelle,refuse la césure fixe, accepte l’enjambement, se passe de la rime. Michael Madhusudan Dutt, Bengali converti auchristianisme, publie en 1861 sa grande épopée dont le sujet est emprunté au Ramayana mais dont l’esprit est mo-derne : Meghnadvadhkavya, poème sur la mise à mort de Meghnadh. Outre le bengali, le sanscrit et l’anglais, ilconnaît le français, le grec ancien, le latin et l’italien. Il compose des odes et des sonnets, les premiers en bengali,sur le modèle pétrarquiste. C’est aussi un auteur de théâtre : tragédies inspirées de la littérature sanscrite, dramesaux sujets empruntés à l’histoire et farces dans la tradition de Molière.

Un deuxième auteur bengali de très grand talent est Bankim Chandra Chatterji. Il écrit des romans, desessais et ce qu’on appelait des “belles lettres”, compositions souvent ironiques ou satiriques, toujours d’une grandeintelligence. Il publie de 1865 à sa mort en 1894. Pendant quelques années, il édite une revue qui jouera un rôleimportant dans la vie intellectuelle bengalie. Premier diplômé de l’université de Calcutta dès sa création en 1857,il est aussi sanscritiste distingué. Employé de l’administration britannique, il écrit l’hymne à la déesse Inde, qui sera

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le chant de ralliement des nationalistes opposés à la première partition du Bengale en 1905 et qui manquera de peud’être l’hymne national indien. Son roman Le Monastère de la félicité - Ananda Math en bengali - transpose dans leBengale du XVIIIe siècle, lors de la Révolte des sannyasins, la situation de l’Inde colonisée. Il est l’auteur de plusieursromans historiques dont il lance la vogue, qui sera longue dans toute l’Inde. Il écrit aussi des romans que l’on peutappeler sociaux car ils décrivent des situations et des personnages contemporains. Son influence s’exercera fortementsur le développement du sentiment nationaliste. Au Maharashtra, le romancier Hari Narayan Apte peut lui êtrecomparé à quelques années de distance. La vogue du roman historique, qui a permis de glorifier un certain passéde l’Inde, n’a pas diminué aujourd’hui.

Tagore

De cette pléiade d’écrivains qui, dans toutes les langues, vont s’essayer à de nouveaux genres et créer de nouvellesformes tout au long de la deuxième partie du XIXe siècle et la première du XXe émerge Rabindranath Tagore. Néen 1961, il mourra en 1941, couronné par le Prix Nobel de littérature obtenu en 1913 sur la base de ses traductionsde poèmes d’un lyrisme spiritualiste empruntés à plusieurs recueils bengalis qu’il avait publiés auparavant. L’Offrandelyrique fut traduit par André Gide et n’a pas cessé d’être réédité. Nous possédons en français une vingtaine de tra-ductions de ses oeuvres, malheureusement souvent traduites de l’anglais et non de l’original. C’est bien peu dechoses par rapport à l’immensité de sa production, qui exigerait sans doute au moins quatre volumes de la Pléiade,sans compter la correspondance. Poète avant tout, mais nouvelliste remarquable, romancier, dramaturge, essayiste,épistolier, mémorialiste, il a constamment maintenu dans ses écrits une qualité de style et une hauteur de vue ad-mirables. Auteur de plus de deux mille chansons, peintre de plus de deux mille tableaux, il a fondé et dirigé au Ben-gale une école puis une université (Vishva-Bharati, à Shantiniketan) d’un modèle nouveau. Il s’est intéressé audéveloppement rural et à l’éducation bien avant son ami le Mahatma Gandhi. Son influence s’est exercée du nordau sud sur toutes les littératures de l’Inde, même si aujourd’hui certains aimeraient l’oublier. Le grand poète natio-naliste tamoul Subrahmanya Bharati (1882-1921) est souvent comparé à Tagore.

La transition à la littérature hindi est facile car en poésie le mouvement qui attire le premier l’attentionentre 1920 et 1935 se réclame de Tagore. C’est l’Ombrisme ou Chayavad. L’un de ses poètes les plus importantsest une femme, Mahadevi Varma (1917-1987). Libérée de la rhétorique ancienne, tantôt lyrique, riche en imageset déjà bien subjective, tantôt patriotique ou encore allégorique, la poésie de langue hindi s’affirme et très vite sedivise en courants plus ou moins influencés par l’Occident, plus ou moins portés à l’expérimentation de nouvellesformes. Un long poème allégorique de Jay Shankar Prasad (1889-1937) a été traduit en français sous le titre Ka-mayani. Agyeya, poète, journaliste et romancier, fait figure de chef de file et d’intellectuel à la stature pan-indienne.Des liens se nouent très vite entre le journalisme et la littérature.

Dans le genre romanesque, la contribution des auteurs hindi est importante : Premchand (1881-1936) pu-blie son Premashram (L’Ashram de l’amour) en 1922 et Godan (Le Don de la vache) en 1936, tous deux très marquéspar l’influence de la pensée de Gandhi. Au Bengale, un peu plus tard, le romancier Tara Shankar Banerji (1892-1971) est sur la même longueur d’onde. Ses deux romans Ganadevata (Le Peuple dieu) et Pancagram (Les cinq vil-lages) traitent de la transformation de l’économie villageoise et atteignent parfois à un ton épique. On peut préférerune histoire villageoise plus poétique et lyrique, Rai Kamal, Radha au lotus, traduite en français (Gallimard) et sesnombreuses nouvelles dont “Le salon de musique”, portée à l’écran par Satyajit Ray. L’œuvre de Tara Shankar estimportante par la qualité et le volume. Il en va de même de Jainendra Kumar en hindi, qui rappelle par sa thématiquele romancier bengali Sarat Chandra Chatterji, contemporain de Tagore.

Zola et Gorki

Peu avant l’Indépendance, le sentiment nationaliste s’exprime très fortement, que ce soit dans la poésie oudans le roman. Chez certains, à la revendication d’indépendance s’ajoute bientôt une exigence de justice sociale quiacquiert vite une coloration marxiste. Le courant progressiste devient dominant dans les milieux littéraires de l’Indeentière sous l’influence d’auteurs européens tels que Zola et surtout Gorki. Des associations d’écrivains progressistesse constituent dans toutes les régions linguistiques. L’intérêt des romanciers se porte vers les petites gens, les classesexploitées, les paysans pauvres. Ils s’efforcent de peindre la réalité sans romantisme ni complaisance. Les romanciers

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hindi Nagarjun et Yashpal en sont de bons exemples, ainsi que le Bengali Manik Banerji, auteur du Batelier de laPadma, traduit en français. En malayalam, langue dravidienne du Kérala, Takazhi Sivasankara Pillai écrit un romanqui a été traduit dans de nombreuses langues indiennes : Chemmeen (Crevettes). Manik Banerji décrit le milieu despêcheurs sur les grands fleuves du Bengale oriental, Pillai celui des pêcheurs des côtes de la mer d’Oman. Tous deuxdépassent un réalisme parfois sordide par la dimension mythique qu’ils introduisent dans leur récit.

De plus en plus le roman indien, sous l’influence de l’idéologie, fait oeuvre de document sur un milieusocial. Après les paysans, les pêcheurs et les artisans, les tribaux et les marginaux de toutes sortes sont dépeints avecgénéralement beaucoup de sympathie. La littérature en langue marathi est très riche en auteurs de romans ruraux.Les auteurs tamouls, à partir de 1960 seulement, ce qui est tardif par rapport aux autres langues, se servent de lalangue parlée et même des dialectes, pour décrire des milieux de plus en plus particularisés : communautés mar-chandes, chrétiens, tisserands, minorités ethniques etc. En même temps, le freudisme exerce sur la plupart des lit-tératures indiennes une influence certaine. Un romancier tel que Manik Banerji (1908-1956) y est très sensible,mais bien d’autres aussi. Là encore, le phénomène est pan-indien, comme ce sera le cas pour le rôle séminal jouépar l’existentialisme de Sartre et de Camus, traduits tous deux dans beaucoup de langues. Avec le passage du temps,la sexualité s’impose au centre des préoccupations : sexualité quasi animale de certains milieux, ou plus souventfrustration sournoise des classes moyennes. Le ton satirique et la parodie tiennent une place importante en hindi.On a pu parler de littérature du désenchantement, après l’Indépendance qui n’a pas comblé les attentes. Signalonsla parution récente de la traduction française d’un roman de Nirmal Verma, Un Bonheur en lambeaux.

Imperméable à toute idéologie, Bibhuti Bhushan Banerji (1894-1953), auteur bengali de Pather Panchali(La Complainte du sentier) et sa suite Aparajita, romans largement autobiographiques, s’attache à peindre l’évolutiond’une sensibilité d’artiste que la pauvreté ne parvient pas à étouffer et que transporte la beauté du monde.

Je n’ai pas du tout parlé de la littérature en langue kannada, langue dravidienne du Sud, qui a pourtantdonné à l’Inde de très grands écrivains dont U.R. Ananthamurthy, auteur contemporain du remarquable romanSamskara, qui dénonce l’orthodoxie et l’orgueil de caste. Cette œuvre, largement traduite en Inde, a été traduite enfrançais, à partir de l’anglais.

Il faut aussi mentionner l’importance de la nouvelle. Presque toujours publiée en revue (comme le roman,qui paraît d’abord en feuilleton), elle remplit les pages d’innombrables magazines dans l’Inde entière. Revues heb-domadaires ou mensuelles à fort tirage, numéros spéciaux gonflés à l’occasion des fêtes : elle s’impose partout etdans toutes les langues. Les nombreux petits magazines édités par un rédacteur démuni de tout sauf d’enthousiasmeen publient aussi beaucoup. Elles sont éventuellement ensuite rassemblées en recueils, et plusieurs éditeurs publientles Meilleures Nouvelles de tel ou tel auteur connu. Echappant dans un premier temps aux lois du marché quicontrôlent l’édition en Inde comme ailleurs, la nouvelle est souvent plus novatrice que le roman. C’est dans ceformat restreint que le prosateur indien maîtrise le mieux la structure formelle du récit et n’hésite pas à se servir detous les moyens langagiers à sa disposition. Les romanciers déjà nommés sont tous auteurs de nouvelles. Les Bengalisle sont sans nul doute. Une anthologie récente, L’Arbre Nagalinga, réunit des nouvelles traduites du tamoul. Il existeplusieurs recueils de nouvelles traduites du hindi : par exemple, Le Suaire : récits d’une autre Inde de Premchand ;une anthologie de nouvelles contemporaines est annoncée aux éditions Caractères (La Splendeur de Maya).

Les auteurs féminins

Peut-être faut-il faire une place à part aux auteurs féminins. La situation des femmes indiennes a été le soucimajeur des réformateurs sociaux au XIXe siècle. Sarat Chandra Chatterji et Tagore ont fait de la femme le personnagede loin le plus fort de leurs romans et nouvelles. Jainendra Kumar, en hindi, a donné la parole à un personnage defemme d’une remarquable dignité dans son roman épistolaire, Tyagpatra. Mais depuis l’Indépendance au moins,les femmes ont pris elles-mêmes la parole. Mentionnons, en hindi, Mannu Bhandari, née en 1931, dont Le Festindes vautours a été publié en France, et Krishna Sobati. En bengali, Ashapurna Devi, et surtout Mahashveta Devisont parmi les plus puissantes. Le Prix Jnanpith, qui récompense chaque année, au plan de l’Inde entière et non pasd’une région linguistique, l’œuvre la plus marquante, a été décerné en 1997 à Mahashveta ; il venait s’ajouter auPrix Magsasay que son militantisme en faveur des tribaux lui avait déjà valu. Actes Sud a récemment publié la tra-duction de son roman La Mère du 1084. En ourdou, langue donc je n’ai presque pas parlé non plus, les écrivainsféminins occupent une place importante : parmi les auteurs de fiction, je mentionnerai Razia Sajjad Zahir (1917-1979), Saleha Habid Husain (1913-1988), Wajida Tabassum (née en 1935), Jeelani Bano (née en 1936), et Hajira

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Shakur (née en 1950). Dans toutes les langues indiennes, les auteurs femmes ont d’ailleurs aujourd’hui une placeet une audience de plus en plus importantes, y compris dans la littérature de protestation Dalit.

Quelques mots encore de la poésie, dont les récitations publiques et payantes sont encore bien vivantes. Leplus grand poète bengali depuis l’Indépendance a été Jibanananda Das. Poète de la mémoire, du temps qui passe,de la terre mouillée du Bengale, de la douleur d’être, Das a écrit de très beaux vers. Sensuel et sensible, déchiré parla Partition de 1947, son lyrisme séduit aussi bien les intellectuels de Calcutta que les jeunes filles bengalies. Pro-fesseur d’anglais, il a lu Yeats et Eliot et en a fait son profit sans imitation servile. Comme lui, les poètes post-Indé-pendance revendiquent une grande liberté d’expression et de contenu. Leur langue est diverse : dialectale, familière,lyrique, grossière même. Ils cherchent à s’exprimer totalement. Les influences qui s’exercent sur les générations ac-tuelles de poètes ne proviennent plus d’Europe mais des Etats-Unis. Les poètes de la Beat Generation qui sont venusen Inde ont favorisé chez les auteurs indiens un total dévoilement et un refus général d’une quelconque mise enforme des émotions et des pensées. L’expérience individuelle brute est au centre de l’écriture. En même temps, auBengale - région où le lyrisme a toujours été roi - les poètes populaires qu’on va écouter en famille sont ceux qui,loin de ces excès, savent encore faire parler le cœur et chanter les mots d’une des très belles langues du monde. Danscertaines régions, la littérature de protestation revêt une importance particulière : en marathi, les jeunes gens encolère de très basse caste ont su donner une expression poétique à leur révolte. C’est la littérature Dalit.

Les littératures orales restent vivantes. A la période médiévale, la plupart des oeuvres étaient transmises orale-ment, même si plus tard, elles étaient aussi écrites. Les allers et retours d’un même thème entre l’oral et l’écrit ontlongtemps été très nombreux et féconds. Aujourd’hui, les poèmes des Bauls du Bengale sont un exemple de littératureorale.

Diversité et unité

Il ne pouvait être question de parler de chacune des langues et littéra tures reconnues par l’Académie des Lettresde l’Inde. Certaines, comme l’ourdou, le tamoul, le bengali ont un statut de langue officielle dans les pays voisins– Pakistan, Sri Lanka et Bangladesh. D’autres, comme le dogri, le rajasthani, le maithili, sont des langues de vieillescultures même si elles apparaissent aujourd’hui comme des dialectes du hindi, très englobant. Cette énorme richessede langues et de littératures dans un seul pays nous paraît impensable, à nous Français, essentiellement monolingues ;elle constitue même un obstacle à la compréhension du phénomène indien. L’Inde nous donne pourtant, avec sesdizaines de langues importantes et autant de littératures, l’occasion de refuser la facilité de la pensée unique quiveut qu’il y ait une nation, une langue et une littérature. Je pense avoir toutefois montré qu’une unité culturellesous-jacente à cette diversité a marqué ce sous-continent tout au long de son histoire et ne cessera de le faire àl’avenir, étant donné le rôle toujours croissant des média dans le paysage indien.

Notes

1) Dans le cadre d’une émission de Rajesh Sharma intitulée “Bhasha” et faisant partie de “Suites indiennes”, France Culture a présenté, du 29 juillet au 9 août 2002, desinterviews d’écrivains indiens qui seront rediffusés.2) On peut trouver sur le site Internet de l’Inalco une liste de traductions publiées à partir du bengali.3) Les italiques désignent le titre français d’une traduction ; les caractères romains, la traduction d’un titre indien.

Professeur Emérite des Universités, France Bhattacharya a enseigné la langue, la littérature et la civilisation du Ben-gale à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO). Membre du Centre d’Etudes de l’Inde etde l’Asie du Sud (CNRS-EHESS), elle a publié plusieurs traductions à partir du bengali et de nombreux articles sur lalittérature bengali médiévale et moderne ainsi que sur l’histoire religieuse et sociale du Bengale.

Ce texte était à l’origine une communication orale présentée il y a quelques années au Centre Culturel de Boulogne. Il aété actualisé.

Inédit. DR.