111
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 1/111 Pierre Bourdieu Célibat et condition paysanne In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Célibat et condition paysanne. In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1962_num_5_1_1011

Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 1/111

Pierre Bourdieu

Célibat et condition paysanneIn: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu Pierre. Célibat et condition paysanne. In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1962_num_5_1_1011

Page 2: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 2/111

PIERRE BOURDIEU

Célibat

et

condition paysanne

Par quel

paradoxe

le célibat des hommes peut-il apparaître aux cél

ibataires eux-mêmes

et

à leur entourage comme le

symptôme

le plus

éclatant

de

la crise d'une

société

qui, par tradition, condamnait

ses

cadets

à

l'émigration

ou au célibat?

Il

n'est

personne en effet

qui

n'insiste sur la qualité et la gravité

exceptionnelles du

phénomène.

« Ici,

dit

l'un, je vois

des

aînés de 45 ans

et

aucun

n'est

marié. Je

suis allé

dans

les Hautes-Pyrénées

et c'est la

même

chose. Des

quartiers entiers

ne

sont pas mariés »

(

J.-P. A., 85

ans).

Et un autre : « Tu as tout un tas

de types de 25

à

35

ans

qui

sont

«

inmariables ».

Ils

auront

beau

faire,

et

ils

ne

font pas grand-chose, les pauvres

ils

ne

se marieront

pas

»

(P. C,

35 ans)1.

Pourtant l'examen des

statistiques

suffit

à convaincre

que la

situation

présente,

si

grave

soit-elle, n'est

pas

sans précédent

:

entre

1870

et 1959,

c'est-à-dire pour 90 années, on

compte

à

l'état

civil

1

022 mariages,

soit une moyenne de 10,75 mariages

par

an. Entre 1870

et 1914, en

45 ans, il y a eu 592 mariages, soit

une

moyenne de

13,15

mariages

annuels. Entre

1915 et 1939, en

25 ans,

on

dénombre 307

mariages,

soit

12,80

en

moyenne.

Enfin, entre 1940

et

1959, en

20

années, 173 mariages

ont

été

enregistrés,

soit

8,54

en moyenne.

Cependant,

du

fait

que la

population

globale diminue parallèlement,

la décroissance du taux

de

nuptialité reste

relativement

faible, comme le montre

le tableau

ci-dessous2 :

1. Cette

étude

est le résultat de recherches

menées

en 1959 et 1960 dans le village que nous

appellerons

Lesquire

et qui est situé

en

Béarn,

au

cœur du pays de

coteaux,

entre

les

deux Gaves.

2. Le

taux de

nuptialité (entendu

comme

le

nombre

de

nouveaux mariés en une

année

pour 1 000 habitants) avoisine chaque

année

15 °/oo

en

France.

Certaines

corrections doivent

être

apportées

aux taux

présentés ici. C'est ainsi qu'en 1946 et

1954,

le nombre

de mariages

a été

anormalement

élevé. Pour

1960,

le

taux de

nuptialité fut

de

2,94

seulement.

Page 3: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 3/111

CÉLIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

33

Année

de recensement

1881

1891

1896

1901

1906

1911

1921

1931

1936

1946

1954

Population

globale

2

468

2 073

2 039

1978

1952

1894

1667

1633

1621

1580

1351

Nombre

de

mariages

11

11

15

11

18

16

15

7

7

15

10

Taux

de nuptialité

(2-^xiooo)

8,92 %0,60 %4,60 %1,66 %8,44 %6,88 %7,98 %,56 %,62 %8,98 %4,80 %

A

la

lecture de ces chiffres, on serait tenté de conclure

que

tous les

informateurs

succombent

à

l'illusion

ou à

l'inconséquence. Le

même qui

déclarait,

« ici,

je vois des

aînés

et aucun n'est

marié

», n'ajoute-t-il pas

:

«

II

y avait

autrefois

de

vieux

cadets

et il

y

en

a maintenant...

Il

y

en

avait beaucoup qui

n'étaient pas

mariés.

» Comment expliquer,

dans

ces conditions,

que

le célibat des hommes soit vécu comme exception

nellement dramatique et

totalement insolite?

Le

système des

échanges matrimoniaux

dans

la

société d'autrefois

«

A

ceux qui

préfèrent

rester au

foyer

paternel, [ce régime successoral]

donne

la

quiétude du

célibat

avec

les joies

de la famille ».

Frédéric

Le Play, L'organisation

de la

famille,

p.

36.

Avant 1914, le

mariage

était régi par des règles très strictes.

Parce

qu'il

engageait

tout

l'avenir

de

l'exploitation familiale,

parce

qu'il était

l'occasion

d'une

transaction économique de

la

plus haute

importance,

parce qu'il contribuait à

réaffirmer la hiérarchie sociale et la

position

de

la

famille

dans

cette

hiérarchie, il était

l'affaire de tout

le

groupe

plus

que

de l'individu. C'est

la

famille qui mariait

et l'on

se mariait

avec une famille.

L'enquête préalable à laquelle

on

se livre au moment

du

mariage,

porte sur

la famille tout entière.

Parce qu'ils ont le même

nom,

les

3

Page 4: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 4/111

34

P.

BOURDIEU

cousins

éloignés habitant dans des

villages

des environs n'y échappent

pas

: «

Ba.

est

très grand,

mais

dans sa

famille,

du côté d'Au.

[village

voisin],

c'est très petit.

»

La connaissance approfondie des autres

qu'exige

le

caractère

permanent

de

la

coexistence,

repose

sur

l'obser

vation

des

faits

et gestes

d'autrui — on plaisante

sur

ces

femmes du bourg

qui

passent

leurs journées, cachées derrière leurs volets entrebâillés,

à observer

la

rue

sur

la confrontation

constante

des

jugements

concernant les autres

— c'est là une des fonctions des

« ragots »

sur

la

mémoire des biographies

et

des généalogies. Au moment d'opérer

un

choix aussi grave que

celui d'une

épouse pour le fils ou d'un époux

pour

la

fille,

il

est normal

que

l'on mobilise l'ensemble

de

ces

instruments

et

techniques de

connaissance qui sont utilisés

de

façon moins syst

ématique dans

le

cours

de

la

vie

quotidienne8.

C'est

dans ce contexte

qu'il

faut

comprendre

la

coutume,

en

vigueur jusqu'en

1955,

de «

brûler

les

pantalons

» du jeune

homme

qui, ayant

« fréquenté

»

une

jeune

fille, se marie avec

une

autre.

Le mariage a pour

fonction première

d'assurer

la

continuité du lignage

sans compromettre

l'intégrité

du patrimoine. En effet,

la

famille est

d'abord un

nom,

indice de

la

situation de

l'individu

dans

la

hiérarchie

sociale

et,

à ce titre, foyer

de

son

rayonnement

ou rappel

de

sa basse

condition : «

On peut

dire

que chaque personne a,

à

la

campagne,

une

auréole

qui

vient de

sa

famille,

de

ses

titres

de

propriété,

de

son

édu

cation.

De

la

grandeur

et

du rayonnement de

cette

auréole, dépend tout

son avenir. Même

des crétins

de bonne famille, de

familles

cotées,

se

marient facilement

» (A.

B.).

Mais

le

lignage

est

surtout

un ensemble

de

droits

sur le patrimoine. Parmi toutes les

menaces

qui pèsent sur

celui-ci

et que la

coutume tend à écarter,

la

plus grave est sans nul doute

celle que fait surgir

le

mariage.

Aussi comprend-on que l'accord

entre

les deux

familles

prenne la forme d'une transaction soumise aux règles

les

plus

rigoureuses.

«

A l'âge de

26

ans

[1901],

j'ai fréquente une jeune fille nommée

M. F. Lou.,

ma

voisine,

âgée

de 21 ans. Mon

père

était

décédé,

j'en ai

fait

part

à ma

mère. Il fallait demander

V

autorisation paternelle et

maternelle

et

jusqu'à

21

ans,

il

fallait

fournir

un

«

acte

de

respect

»

qui

était

présenté

au maire. De

même pour la fille. En cas

d'opposition, il

fallait

trois

« actes ». Comme j'étais le cadet,

mon

frère aîné était

marié

à

la

maison.

Ma fiancée était héritière.

Normalement, je devais m'installer dans

cette

propriété. J'avais 4 000 francs de dot

en

espèces. Bien entendu,

il

était

d'usage que l'on me donnait du linge qui ne

figurait

pas comme dot.

Ça

faisait ouvrir une

porte (que

hesè urbi ue porte) Ma fiancée avait une

3. Cf.

Marcel

Maget, « Remarques

sur

le village comme cadre

de

recherches anthropo

logiques »,

Bulletin de

Psychologie du Groupe des

étudiants de

Psychologie

de

V

Université de

Paris, VIII, n°

7-8,

avril 1955, pp. 375-382.

Page 5: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 5/111

CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE

35

sœur.

Dans ce

cas,

V

aînée obtient

le

tiers

de

tous

les biens avec V accord

des

parents.

Selon V

usage,

ma

dot

de

4

000 francs devait

être reconnue

par

contrat

de

mariage.

En supposant que

la propriété

soit

mise en vente

deux

ans

après

le

mariage

pour

une somme

totale

de

16

000

francs,

la

répar~

tition

aurait été celle-ci, une fois

faite la

restitution de

la

dot (tourne-dot) :

aînée, 1J3 +2/3=5 000 ; cadette, 1\4 = 4 000 francs. Le contrat de

mariage prévoit que le partage définitif ne se fera qu'au moment du décès

des

parents. L'arrangement est conclu entre

le futur

beau-père et

moi.

Il accordera

le

tiers

à sa fille aînée par

contrat

de

mariage.

Huit jours

après, au

moment

de

passer

le

contrat devant

le notaire, il se dédit.

Il

consent au

mariage mais

refuse d'accorder

le

tiers

tout en « reconnaissant »

la

dot.

Dans

ce

cas,

le

marié

a les pouvoirs limités. Moyennant le rembour

sement e

la

dot,

on

peut Vamener à partir. C était un cas plutôt rare, les

avantages sont donnés une fois

pour toutes

par contrat de mariage. Le père

de

ma

fiancée

a

subi

la

mauvaise

influence

d'une

tierce

personne familière

de la

maison

; elle pensait

que

ma présence dans la

maison

diminuerait

Vinfluence dans la

famille

de

son «

ami ».

«

La

terre

est

basse, lui

va

courir,

» il se promènera par les chemins

et vous, vous

serez son domestique. »

Le refus au dernier

moment de

nous accorder le

tiers

par

contrat

nous

a piqués au vif ma fiancée et moi. Elle

dit

: « Nous allons attendre... Nous

» allons nous chercher

une maison

[ue case]. Nous n'allons pas nous

»

faire

fermiers

ni

domestiques...

J'ai

deux

oncles à Paris, les frères de

»

ma pauvre mère, ils me trouveront

un

emploi

[en

béarnais], » Moi

je

lui

dis :

«

Nous sommes d'accord. Nous ne

pouvons

pas

accepter ce

refus.

» D'ailleurs

nous

en

souffririons

tout

le

temps.

» Elle

:

« Moi

je

pars

»

à

Paris. On s écrira

».

Elle a

été trouver

le

maire et

le curé

et elle est

partie.

J'ai

continué

mon

apprentissage de hongreur à B... [village voisin].

« Je

cherchais

à me

caser. Cadet

de

la

maison, n'ayant pu me marier,

il

me fallait trouver

un

emploi, un petit commerce.

J'ai

été dans les Landes

et les départements voisins. J'ai trouvé

la

maison de

la

Veuve Ho. que

je voulais

acheter.

Ils

étaient

près de faire les papiers (passa papes) avec

quelqu'un

d'autre.

J'ai établi

un

petit commerce,

un

café et j'ai continué

mon métier de hongreur et aussitôt je

me

suis marié avec

ma

fiancée qui est

rentrée de Paris. Mon beau-père venait chaque dimanche

à

la

maison. Les

«

pièces

»

que

sa

fille

refusait,

il

les

donnait

aux

enfants.

A

son

décès

ma femme a eu sa

part d'héritage sans

avantage

légal. Elle

n'avait

eu ni

le trousseau ni

la

dot.

Elle

avait

quitté la

maison

et

s'était

libérée de

l'autorité

paternelle. Sa sœur plus

docile

et

plus

jeune

de

cinq

ans

avait

obtenu le tiers,

en

épousant

un domestique

de la

contrée.

« Celui-là est habitué à être

»

commandé

», a

dit

mon

beau-père.

Et il se trompait parce qu'il a été obligé

de louer

la

propriété à son gendre,

en

abandonnant

la

ferme

»

(J.-P.

A.).

Ce seul

cas pose

les principaux

problèmes.

En premier lieu, le droit

d'aînesse intégral,

pouvant

favoriser

aussi bien

la

fille que

le

garçon,

Page 6: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 6/111

36

P.

BOURDIEU

ne

peut se comprendre

qu'en

référence à

l'impératif

fondamental,

à savoir

la sauvegarde du

patrimoine,

indissociable

de

la

continuité

de

la

lignée : le système

bilatéral

de succession

et d'héritage

conduit

à confondre le lignage

et

«

la maison » comme ensemble des

personnes

pourvues

de

droits

permanents

sur

le

patrimoine,

bien

que la

responsab

ilité

t la direction du domaine

incombent à

une

seule

personne

à chaque

génération, lou meste,

le

maître ou

la

daune,

la maîtresse

de maison. Que

le droit d'aînesse

et

le statut d'héritière (heretère) puissent

échoir

à une

fille,

cela

ne

signifie aucunement que

la

coutume successorale est dominée

par le principe

de

l'égalité entre les sexes, ce qui contredirait les valeurs

fondamentales

d'une

société

qui accorde le

primat

aux

membres

mâles.

Dans

la

réalité, l'héritier n'est pas le

premier-né,

garçon

ou

fille, mais

le premier

garçon, même s'il vient au septième rang. C'est seulement

lorsqu'il n'y a

que des filles,

au

grand

désespoir

des

parents, ou bien

lorsque

le

garçon

est

parti,

que

l'on

institue

une

fille

comme

héritière.

Si

l'on

préfère que

l'héritier

soit un garçon

c'est

parce que

la

continuation

du

nom

se

trouve

ainsi assurée

et

qu'un homme est mieux fait pour

diriger

l'exploitation agricole. La

continuité du lignage,

valeur des

valeurs,

peut être assurée indifféremment par un homme ou par une

femme, le

mariage

entre

un

cadet

et

une héritière

remplissant

cette

fonction aussi

bien que

le

mariage entre

un

aîné

et

une cadette.

Dans

les deux cas

en

effet, les règles qui président aux échanges matrimoniaux

accomplissent leur fonction

première,

à

savoir de

garantir

que

le patr

imoine

soit maintenu

et transmis dans

son intégrité. On

en

trouvera

une

preuve supplémentaire

dans

le

fait

que

lorsque

l'héritier

ou

l'héri

tière

quittent

la maison et la

terre,

ils

perdent

leur droit d'aînesse

parce

que

celui-ci

est inséparable

de son exercice, c'est-à-dire

de la direction

effective

du domaine. Il apparaît

donc

que

ce

droit

est attaché non point

à

une personne

particulière,

homme

ou femme,

premier

ou second

né,

mais à une

fonction

socialement définie ;

le droit

d'aînesse est moins

un droit de propriété que

le

droit, ou mieux,

le

devoir d'agir

en

propriét

aire.

Il fallait aussi que l'aîné fût capable non seulement d exercer son

droit

mais

d'en

assurer

la transmission.

S'agirait-il

d'une

fable,

il est

significatif

que l'on

puisse

raconter

aujourd'hui que

parfois,

dans

le

cas

l'aîné n'avait

pas

d enfant

ou

venait à

mourir sans

descendance,

on demandait à un

vieux

cadet, demeuré célibataire, de se marier

afin

d'assurer

la

continuité de

la

lignée

(J.-P.

A.).

Sans

qu'il

s'agisse d'une

véritable institution sanctionnée par

la

coutume, le mariage du cadet

avec la veuve

de

l'aîné dont il hérite, était relativement fréquent.

Après

la

guerre

de 1914-1918,

les mariages

de

ce type ont

été

assez

nombreux

:

«

On

arrangeait les

choses. En général,

les parents

poussaient en ce

sens,

dans l'intérêt

de

la

famille,

à

cause des enfants. Et les jeunes acceptaient.

On

ne

faisait

pas

de sentiment »

(A. B.).

Page 7: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 7/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

37

La

règle voulait que

le titre d'héritier

revînt

automatiquement

à l'aîné des

enfants

; cependant,

le

chef de

famille

pouvait sacrifier

la

coutume à l'intérêt de

la

maison :

tel

était

le

cas lorsque l'aîné

n'était

pas

digne

de

son

rang

ou

qu'il

y

avait

un

avantage

réel

à

ce

que l'un

des autres enfants héritât. Bien que le droit ne

lui

appartînt pas

de

modif

ier'ordre

de succession,

le

chef de

famille détenait une

autorité morale

si

grande

et si

fortement approuvée

par

tout le

groupe, que

l'héritier

selon la coutume ne pouvait que

se soumettre à

une décision

dictée

par le souci

d'assurer

la

continuité de

la maison et

de lui donner

la

meilleure direction possible.

A

la fois

lignage

et

patrimoine,

la

« maison » (la maysou) demeure,

tandis que passent les

générations

qui la personnifient ; elle

porte

un

nom alors

que

ceux qui

l'incarnent

ne

se

distinguent

souvent

que

par

un

prénom

:

il n'est pas rare que l'on appelle

« Yan dou

Tinou », c'est-à-

dire

Jean

de chez

Tinou,

de

la

maison

Tinou,

un homme dont

le

nom

d'état

civil est, par exemple,

Jean Cazenave

;

il

arrive

même

que le

nom

demeure attaché à

la

maison, lors même qu'elle a cessé d'être

habitée

et

qu'il soit donné aux nouveaux

occupants.

En tant qu'il est l'incar

nation

de

la

maison,

le capmaysouè, le chef

de maison,

est le dépositaire

du nom, du

renom

et

des

intérêts du

groupe. Ainsi, tout concourait

à

favoriser l'aîné (Vaynat, ou

Vhêrètè

ou lou capmaysouè). Cependant,

les cadets avaient aussi des droits sur le

patrimoine.

Virtuels,

ces

droits

ne

devenaient

réels, la plupart du

temps,

qu'à l'occasion du

mariage

qui

faisait toujours

l'objet d'un

contrat

:

«

Les riches passaient toujours

un

contrat,

les

pauvres

aussi,

à

partir

de

500

francs,

histoire

de

«

placer

»

la

dot (coulouca Vadot) »

(J.-P.

A.). Par

suite,

Vadot désignait à

la

fois la

part de l'héritage revenant à

chacun des enfants,

garçon ou fille,

et la

donation

faite

au moment

du

mariage, le plus souvent

en

espèces,

afin

d'éviter

l émiettement du

patrimoine,

et

exceptionnellement

en

terres. Dans ce cas, la terre

n'était qu'un mort-gage

que

le

chef

de

famille pouvait dégager moyennant une somme

fixée

à l'avance.

Lorsque

la

famille

ne

comptait

que deux enfants,

comme

dans le

cas

analysé

ici,

la coutume locale voulait que l'on accordât par

contrat de mariage

un tiers de

la

valeur de

la propriété

au

cadet.

Lorsqu'il y avait

n enfants

f

n

>

2), la part du cadet

était de

♦ la

part de l'aîné étant alors

n

de

| , P désignant

la valeur

attribuée à

la

propriété. La

dot

4 n

était calculée ainsi

: on faisait

une estimation

aussi

précise que

possible

de

la propriété, parfois

avec

le

concours d'experts locaux, chaque partie

ayant le sien.

On prenait

pour base

de

l'évaluation, le prix

de

vente d'une

Page 8: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 8/111

38

P.

BOURDIEU

propriété du quartier ou d'un

village voisin.

Puis

on estimait

à

tant

la

« journée » (journade) de

champs,

de

bois ou

de

fougeraies.

Ces

calculs

étaient

assez

exacts

et, de ce fait, acceptés par tous. « Par exemple,

pour

la

propriété Tr.,

l'estimation

fut

de

30

000

francs [vers

1900].

Il y

-avait

le père,

la

mère

et

six

enfants,

un garçon

et

cinq

filles.

A l'aîné,

on accorde

le

quart, soit 7 500 francs. Restent 22 500 francs à diviser

en

six parts. La

part des

cadettes

est

de 3 750 francs qui peut se

convertir

en 3 000 francs

versés

en

espèces

et

750 francs

de

linge

et

de

trousseau,

draps de lit, torchons,

serviettes, chemises,

édredons, lou

cabinet (l a

rmoire)

toujours apporté par la mariée

»

(J.-P. A.). Bref, le

montant de

la

dot

était une fonction déterminée

de

la

valeur

du

patrimoine

et du

nombre

d'enfants.

Cependant, outre qu'elles paraissaient varier dans

le

temps

et selon

les villages, les règles coutumières

ne s'appliquaient

jamais avec

une rigueur

mathématique,

d'abord

parce

que

le

chef

de

famille

conservait

toujours

la

possibilité

d'accroître

ou

de

réduire

la part

de l'un ou de l'autre,

ensuite

parce que

la

part

des

célibataires

demeurait virtuelle

et

restait attachée au

patrimoine.

L'observation

de

la

réalité met

en

garde contre

la

tentation de construire des modèles

trop

simples.

Le

«

partage

»

se réalisait le plus souvent à l'amiable, au moment

du

mariage de

l'un des enfants.

C'est à

cette occasion que l'aîné était

«

institué

»

dans sa fonction

de capmaysouè, de

chef

de

maison

et

de

successeur

du

père. Parfois « l'institution de

l'héritier

» se faisait

par

testament. Nombre de chefs de famille firent ainsi, au

moment

de leur

départ

à

la

guerre,

en

1914.

Après

estimation de

la

propriété,

le

chef

de

famille

versait

à

celui

d'entre les

cadets

qui se mariait, une somme

d'argent équivalente

à sa part

de patrimoine, définissant

du même coup

la part des autres, part qu'ils

recevaient soit

au

moment

de

leur

mariage,

soit à la mort des parents. Rien

ne

serait plus

faux

que de se laisser

prendre au mot

de partage.

En fait, tout le système

a

pour fonction

de

réserver la

totalité du

patrimoine

à

l'aîné, les

«

parts

»

ou

les dots

des

cadets n'étant autre chose qu'une

compensation

qui

leur

est accordée

en

échange de leur

renoncement

aux

droits

sur

la terre4.

On

en

trouvera

la

preuve dans le fait que

le

partage effectif était

considéré

comme

une

calamité.

La

coutume successorale

reposait

en

effet

sur le primat

de

l'intérêt

du

groupe auquel les cadets

devaient

sacrifier

leurs intérêts

personnels, soit

en se contentant d'une

dot, soit

en y

renonçant

tout

à fait lorsqu'ils émigraient à la recherche d'un emploi,

soit

en

passant leur vie, célibataires, à travailler

sur la terre des

ancêtres

à côté

de

l'aîné.

Aussi,

ce

n'est

qu'en dernière extrémité que l'on

effectue

réellement le

partage, ou

bien

lorsque,

en

raison de

la

mésentente

4. Que

la

dot ait eu autrefois le caractère d'un don gracieux,

cela

apparaît dans le

fait que

le père était libre d'en fixer le montant selon

ses préférences,

aucune règle stricte

ne

fixant

les proportions.

Page 9: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 9/111

CÉLIBAT ET

CONDITION

PAYSANNE

39

à

l'intérieur

de

la

famille,

en raison aussi

de l introduction de

nouvelles

valeurs, on vient à tenir ce qui

n'est

qu'une compensation pour un

droit

véritable sur

une

part de l'héritage. C'est ainsi

que

vers

1830, la

propriété

et

la

maison

Bo.

(grande maison

à

deux

étages,

a

dus soûles)

furent

partagées entre les héritiers qui n'avaient

pu

s'accorder à

l'amiable

;

depuis lors, elle est toute

« croisée de

fossés et de haies

»

(toute croutzade

de barats y de plechs)6. Tout le système étant dominé par la rareté

de

l'argent liquide, en

dépit

de la

possibilité

fournie par la coutume

d échelonner les

paiements

sur plusieurs années

et

parfois

jusqu'à

la mort

des

parents,

il

arrivait

que

le

versement

de

la compensation

fût

imposs

ible t

que

l'on

fût

contraint au partage lors du

mariage

des cadets

ou des

cadettes dont

la

dot était payée

sous forme

de

terres.

Nombre

de

propriétés

ont été ainsi anéanties. « A

la suite des

partages,

deux

ou

trois ménages vivaient

parfois dans la

même m aison, chacun

ayant

son

coin

et

sa

part

des

terres. La

pièce

avec

cheminée revenait

toujours,

en

ce

cas,

à

l'aîné.

C'est

le

cas des

propriétés

Hi.,

Qu., Di.

Chez An.,

il

y a

des pièces

de

terre

qui

ne

sont jamais rentrées. Certaines ont

pu

être

rachetées

ensuite,

mais pas toutes. Le partage

créait

des

difficultés

terribles. Dans le

cas

de la propriété Qu., partagée

entre

trois enfants,

l'un des cadets devait faire le tour

du

quartier pour conduire ses chevaux

dans

un champ éloigné

qui

lui

avait été

attribué »

(P. L.).

«

Parfois,

afin d'en

rester maîtres, certains

aînés mettaient

la propriété en vente.

Mais

il arrivait

aussi qu'ils

ne

pussent racheter la maison » (J.-P.

A.)6.

Ainsi, la logique

des

mariages

est

dominée par une fin essentielle,

la

sauvegarde

du

patrimoine

;

elle

s'opère dans

une situation

économique

particulière, dont

le trait principal est

la

rareté de l argent

; elle

est

soumise

à

deux principes fondamentaux,

à savoir

l'opposition entre

l'aîné et le cadet et d'autre part

l'opposition entre mariage de

bas en haut

et

mariage de

haut en

bas,

point

d'entrecroisement de

la logique

du

système

économique

d'une part,

qui tend à classer les maisons

en

grandes

et en petites,

selon

la

taille des

propriétés, et

d'autre

part,

de

la logique des

rapports

entre

les sexes, selon laquelle le primat

et la

suprématie appartiennent aux hommes, particulièrement dans

la

gestion

des

affaires

familiales.

Il

suit de

là que

chaque mariage est fonction

d'une

part

du

rang

de

naissance de

chacun

des

époux

et

de

la

taille de

la famille

et

d'autre part

de

la

position relative

des deux familles dans

la hiérarchie

sociale,

elle-même

fonction de

la

valeur

de

la

propriété.

5. Il

existait

des spécialistes appelés barades (de barat, fossé) qui

venaient

des Landes et

creusaient

les

fossés divisant

les

propriétés.

6. En application du principe selon lequel

les

propres appartiennent moins à l'individu

qu'au lignage,

le

retrait lignager

donnait à

tout membre

du

lignage la possibilité de

rentrer

en

possession de

biens

qui avaient pu être aliénés. La « maison mère » (la

maysou

mayrane)

conservait des « droits de retour » flous drets de retour)

sur

les

terres données en dot ou vendues.

C'est-à-dire que «

quand

on vendait

ces terres,

on savait que

telles

maisons avaient

des droits

et

on

allait

les

leur proposer » (J.-P. A.).

Page 10: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 10/111

40

P.

BOURDIEU

Du fait

de

l'équivalence entre la part

de

patrimoine héritée

et

la

dot

(Vadot ;

cf. adouta

:

doter), le

montant

de

cette dernière

se trouve

défini

de façon quasi mathématique7

et

du

même coup, les prétentions

du bénéf

iciaire ; de même, les prétentions de la

famille

du futur

conjoint

au sujet

de

la

dot qu'elle entend recevoir sont

strictement

mesurées à

l'importance

de la propriété. Il

s'ensuit

que les mariages

tendent à se faire entre

familles

équivalentes au

point

de vue économique.

Sans doute, la

grande

propriété ne

suffit

pas

à faire

la

grande

famille.

On

n'accorde

jamais

leurs

lettres de noblesse à des maisons qui

ne

doivent

leur

élévation ou leur

richesse qu'à leur âpreté, leur acharnement au travail ou leur manque

de

scrupules,

et

qui

ne

savent

pas

manifester

les vertus

que l'on

est

en droit

d'attendre

des grands, particulièrement la dignité

du

maintien

et

le sens

de

l'honneur, la générosité et

l'hospitalité.

Inversement,

la qualité

de grande

famille

peut survivre à l'appauvrissement. Si le

jugement

que l'on

porte

sur

une famille

dans

l'existence quotidienne

ne

saisit

la

richesse

que

comme

un

aspect parmi d'autres,

reste que,

lorsqu'il s'agit de

mariage, la

considération de

la

situation

économique

s'impose primordialement. La transaction

économique dont

le mariage

est l'occasion est de trop grande importance

pour

que

la logique du

système de valeurs

ne

le cède

pas

à

la stricte logique

de l'économie. Par

la

médiation de

la

dot,

la

logique des

échanges matrimoniaux

dépend

étroitement des bases

économiques de

la société.

En

effet,

les impératifs économiques s'imposent à l'aîné avec une

rigueur toute particulière du fait

qu'il

doit obtenir, à l'occasion de son

mariage,

une

dot

suffisante

pour pouvoir payer

la

dot

des

cadets

et

des

cadettes sans être obligé de

recourir

au partage

et

sans

amputer la

propriété.

Cette nécessité

s'impose également à toutes les « maisons

»,

riches

ou pauvres, du fait

que la

dot des cadets croît proportionnellement

à

la

valeur

du

patrimoine,

du

fait

aussi que la

richesse est avant

tout

foncière et

que l argent liquide

est

rare.

Le

choix de l'époux ou de

l'épouse,

de

l'héritier

ou de

l'héritière

a une importance capitale

puisqu'il

contribue à

déterminer le

montant de

la

dot

que

pourront recevoir

les cadets, le mariage qu'ils pourront faire

et

s'ils pourront se marier ;

en

retour, le nombre de cadettes

et surtout

de cadets à marier pèse

fortement

sur ce

choix.

Ainsi,

à

chaque

génération,

surgit

devant

l'héri

tiera menace du

partage qu'il

doit conjurer

à tout

prix,

soit

en

épousant

une cadette bien

dotée, soit

en

hypothéquant

la terre

pour se

procurer

de

l'argent,

soit

en

obtenant

des

délais. On comprend

que,

dans

une

telle

logique,

la

naissance

d'une fille ne

soit

pas

accueillie avec enthousiasme

:

« Quand une fille naît dans une maison,

dit

le proverbe,

il

tombe une

poutre maîtresse »

(Cuan bat

ue hilhe hens ue may ou, que cat upluterau).

7. S'il en est

ainsi aux

alentours

de

1900 dans le village

de

Lesquire, le système ne présentait

pas, dans un

passé

plus

lointain, une telle rigidité,

la

liberté du

chef de

famille demeurant

plu»

grande.

Page 11: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 11/111

CÉLIBAT ET

CONDITION

PAYSANNE

41

Outre

que la

fille constitue

une

menace de

déshonneur,

il

faut la

doter

;

de plus, «

elle

n'est

pas

un

soutien », elle ne travaille pas

au-dehors

comme un homme

et

s'en

va une fois

mariée. Célibataire, elle constitue

une charge

tandis

que

le

garçon apporte

une aide

très

précieuse,

évitant

de

recourir

à

des domestiques. Ainsi

se soucie-t-on avant tout de

la marier.

Les

analyses

antérieures permettent de

mesurer

combien

la

marge

de

liberté est restreinte.

«

J'ai

vu renoncer à

un

mariage pour 100 francs. Le

fils

voulait se

marier.

« Comment

vas-tu

payer les cadets ?

Si tu veux te marier, va-t'en.

»

Chez Tr.,

il y avait cinq cadettes, les

parents faisaient

un régime de faveur

pour Vaîné. On

lui donnait le

bon

morceau

de « salé »

et

tout le

reste.

Vaînê

est souvent gâté par

la

mère jusqu'à ce

qu'il

parle de mariage...

Pour les cadettes, pas de

viande,

rien. Quand vint le moment de marier

Vaînê,

trois

cadettes étaient

déjà

mariées.

Le

garçon

aimait

une

fille de La.

qui n'avait

pas un

sou.

Le père

lui

dit :

« Tu

veux te marier ? J'ai

payé

» [pour] les cadettes, il faut que tu ramènes des sous pour payer [pour]

»

les deux autres. La

femme

n'est pas faite pour être mise au vaisselier9

» [c'est-à-dire pour

être

exposée].

Elle n'a

rien ; que va-t-elle apporter ? »

Le garçon se maria avec une

fille

E... et

reçut

une

dot

de 5 000 francs. Le

mariage ne

marcha

pas

bien.

L'aîné se

mit

à boire

et

devint décrépit.

Il

mourut

sans

enfants.

A

la

suite de disputes,

il

fallut rendre

la

dot

entière

à la

veuve

qui

s'en retourna

chez

elle. Peu

après le

mariage

de l'aîné,

vers 1910, une des cadettes

avait

été mariée à La., avec une dot de

2

000 francs

également.

Au moment

de

la

guerre,

ils

firent

revenir

la

cadette

qui

était

mariée chez S... [propriété voisine]

pour

prendre la

place

de l'aîné.

Les

autres cadettes, qui vivaient

plus

loin, à

Sa., La., et

Es., furent très

mécont

entes de

ce choix. Mais le père

avait choisi une

fille

mariée

à

un voisin

pour accroître son patrimoine » (J.-P. A., 85 ans)9.

L'autorité des parents, gardiens du patrimoine

qu'il

faut sauve

garder

et

augmenter,

s'exerce de façon absolue chaque fois

qu'il

s'agit

d'imposer

le sacrifice

du

sentiment

à

l'intérêt. Et

il n'est

pas rare

que les

parents

fassent

échouer les projets de

mariage. Ils pouvaient

exhéréder

(deshereta) l'aîné qui aurait voulu se marier

contre

leur

volonté.

« Eugène

Ba.

devait

se

marier

avec

une

fille,

jolie

mais

pauvre.

La

mère

lui

dit

:

« Si tu

te

maries avec celle-là,

il

y a deux portes ; elle

entrera

par celle-ci,

» je sortirai par celle-là, ou bien toi. » La fille vint à

le savoir

; elle

ne

voulut pas attendre qu'il la laissât

et

partit pour l'Amérique.

Eugène

vint

chez nous,

il

pleurait. Ma femme

lui

dit :

«

Si tu écoutes maman...

8. Lou

bachèrè

est

le

meuble qui

se

trouvait placé

généralement

face à

la

porte

d'entrée,

dans

la

pièce d'apparat (lou salou) ou, plus souvent, dans

la

cuisine et où était exposée

la

plus

belle vaisselle.

9. La propriété Tr. est la plus grande de

Lesquire

(76 ha).

Plusieurs

maisons

autrefois

habitées (Ho., Ha., Ca.,

Si., Si-.),

ont été

progressivement

rassemblées

entre les

mains

des Tr.

Page 12: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 12/111

42

P. BOURDIEU

Je me marierai malgré tout. » Mais

la

fille était partie sans lui

dire

»

(J.-P.

A.)10.

La mère jouait

un

rôle capital dans le choix

de

l'épouse. Et cela se comprend étant

donné

qu'elle est

la

«

daune

»,

la

maîtresse de l'intérieur

et que la femme

de

son

fils

devra

se

plier

à son

autorité.

On

avait

coutume

de

dire

d'une

femme

autoritaire

:

« Elle

ne

veut

pas

abandonner

la

louche » (nou boou

pas decha la gahe),

symbole de

l'autorité

sur le ménage11.

* Que le mariage fût l'affaire des

familles

plus que

des

individus, cela

se

voit

encore dans le fait

que la

dot

était versée

normalement

au père

ou à

la

mère du conjoint

et,

par exception seulement, c'est-à-dire

au

cas

où il n'avait plus

ses

parents, à

l'héritier lui-même. Certains

contrats de mariage

prévoient

qu'en cas de séparation

le beau-père

peut

se

contenter

de payer les

intérêts de la

dot

; la maison

demeure

et le gendre

peut espérer y rentrer après réconciliation.

Toute

dot était

grevée

d'un

droit

de

retour (tournedot)

dans

le

cas

s'éteindrait

la

descendance

du

mariage

en vue

duquel elle avait été constituée,

et

ceci

pendant plusieurs générations. En

règle

générale,

si l'aîné meurt

sans

enfants,

sa femme peut rester

et

garder

la

propriété

de

la

dot

; elle peut

aussi réclamer

la

dot

et repartir. Si la femme

meurt

sans enfants, il faut

aussi rendre la dot. Le tournedot faisait peser une

lourde

menace sur

les familles, particulièrement

celles qui avaient reçu une

dot

très

élevée.

C'était là

une raison supplémentaire d'éviter les mariages trop inégaux :

«

Supposons

un homme qui se

marie avec

une fille de grande

famille.

Elle

lui apporte une dot de 20 000 francs. Ses parents lui disent : « Tu

»

prends

20

000

francs,

tu

crois

faire

une

bonne

affaire.

En

fait,

tu

te

mets

»

dehors.

Tu as

reçu cette

dot

par

contrat.

Tu

vas

en

dépenser une partie.

»

II va t'arriver

un accident. Comment vas-tu

rendre si tu dois le

faire ?

Tu ne pourras

pas. » C'est que

le

mariage

coûte cher, il faut

assurer les

dépenses de

la

fête, faire arranger

la

maison, etc. » (P.

L.). Tout

un luxe

de protections coutumières tend à assurer

l'inaliénabilité,

l'imprescrip-

tibilité

et

l'insaisissabilité de

la

dot :

la

coutume autorisait le père à exi

ger une caution pour la sauvegarde

de

la

dot

; la plupart des

contrats

prévoyaient la

«

collocation

»

de

la

somme totale

dans

des conditions

10 .

Le

même informateur rapporte

une

foule

de

cas semblables

parmi

lesquels

on

retiendra

encore celui-ci : « B... avait une bonne amie dans son quartier.

Il ne

parlait pas beaucoup. Sa

mère

lui dit :

« Tu

te maries avec

celle-là

? qu'est-ce qu'elle

apporte

?

Si elle

entre

par

cette

»

porte

je sortirai par

celle-là, avec ma fille

[la

sœur

cadette] ». Il

vint

me dire

:

« Perdiou

» (Pardieu)

Toi

tu

t'es

marié

;

je veux me marier.

Où faut-il

que j'aille ?» La

fille

partit

pour

l'Amérique.

Elle est revenue avec de

« belles

tenues

»

et se

fout pas mal

de B..., tiens... ».

11 . Le

maniement de la

louche est

l'apanage de la maîtresse de maison.

Au moment

de

passer à table, pendant que le pot bout, la maîtresse de maison

met

«

les

soupes » de pain dans

la

soupière.

Elle

y

verse

le potage et les

légumes ;

quand

tout

le

monde

est assis,

elle

apporte

la soupière sur la

table,

elle donne

un

tour avec la louche pour bien

tremper

la soupe, puis

tourne

la

louche vers le chef

de

famille

(aïeul,

père

ou

oncle) qui se sert le premier. Pendant

ce

temps, la

belle-

fille

est occupée ailleurs. Pour

rappeler la

belle-

fille

à son

rang, la

mère

lui dit :

« Je

ne

donne pas encore la

louche.

»

Page 13: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 13/111

CÉLIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

43

telles

qu'elle fût

en

sécurité

et

conservât sa valeur.

En

tout cas,

la

nouvelle

famille ne

touchait pas à

la

dot de crainte que Tun ou l'autre

des époux

ne

vînt à mourir avant que des enfants

ne

fussent nés. La

femme

restait propriétaire

de

sa

dot, le

mari

n'en

ayant

que la jouissance.

En

fait,

le droit de jouissance sur les

biens meubles,

l'argent par exemple,

revenait à un

droit

de

propriété, le

mari étant tenu seulement de

rendre

l'équivalent en

quantité

et en valeur.

C'est

ainsi

qu'un aîné pouvait

en

user pour doter ses

cadets.

Pour les biens immobiliers,

la terre

surtout,

le

mari n'en avait

que la jouissance et la

gestion. La

femme

avait sur les

biens

dotaux apportés par

son mari

des droits identiques

à ceux

d'un

homme sur

la

dot de sa femme. Plus exactement, ce sont ses parents qui,

tant

qu'ils étaient

vivants,

jouissaient des revenus des biens apportés

par leur gendre et

en

exerçaient l'administration.

Ainsi, la

dot

avait une triple fonction. Confiée

à

la famille

de l'héritier

ou

de

l'héritière

qui

en assurerait

la

gestion, elle

devait

s'intégrer

au

patrimoine

de

la

famille issue du mariage;

en

cas de

dissolution

de

l'union, à

la

suite de

la

séparation des conjoints, chose

rare,

ou de

la mort

de l'un

d'eux,

selon qu'il y avait

des enfants

ou non, elle passait entre

les mains

de

ceux-ci, le

conjoint

survivant

en

conservant l'usufruit,

ou bien elle revenait dans

la

famille de celui qui l'avait apportée. En

second

lieu, par la

dot

qu'elle versait, la famille garantissait les droits

de

l'un des

siens

au sein

de

la

nouvelle

maison ; plus la

dot

est élevée

en

effet,

plus la

position

du

conjoint adventice s'en trouve

renforcée.

Celui ou

celle

qui

apporte

une

grosse

dot,

«

entre [en]

«

maître

»

ou

[en]

«

maîtresse

»

(daune)

dans

la

nouvelle

maison

»12.

Par

là s'explique

la

répugnance à

accepter une

dot trop élevée. Enfin,

s'il

est vrai, comme

on

l'a dit

plus haut,

que le

mariage est chose trop sérieuse pour que

la

considération de

l'économie

puisse

être

absente ou seulement reléguée

au second

plan,

il faut

aussi

que

des intérêts économiques

importants

soient engagés pour

que le

mariage soit chose vraiment sérieuse. Au

moment où l'on crée une

nouvelle «

maison », la transaction écono

mique

scellée

par contrat joue à

la

fois le rôle

de

gage

et

de

symbole

du

caractère sacré

des

relations humaines

qui

se trouvent instaurées

par

le mariage.

De

tout

ce

qui

précède,

il

résulte

que

l'aîné

ne

pouvait

se

marier

ni

« trop

haut

», de crainte d'avoir à restituer un jour

la

dot

et

de perdre

toute autorité sur

la

maison, ni « trop

bas

» de peur de se déshonorer

par la mésalliance et

de se

mettre dans

l'impossibilité de doter les

cadets

et

les cadettes. Mais si lorsque l'on parle de « mariage de bas

en

haut »

(maridadje de bach

ta

haut) ou de « mariage de

haut en

bas » (de haut

ta bach),

on prend

toujours le point

de

vue

de

l'homme (comme le

12. Le montant

de la dot

revêt

une

importance particulière lorsqu'il

s'agit

d'un

homme,

d'un cadet qui entre dans la

maison

d'une

héritière

par exemple.

Page 14: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 14/111

44

P.

BOURDIEU

montre

le choix des exemples), c'est que cette opposition n'a pas le

même sens selon qu'il s'agit

d'un

homme

ou d'une

femme.

Du

fait que

le système de

valeurs

confère

la prééminence la plus absolue aux

membres

mâles,

tant

dans la

vie

sociale

que dans la

gestion

des

affaires

domestiques,

il s'ensuit que le

mariage

d'un homme

avec

une femme

de condition

plus

élevée est fortement désapprouvé, alors que

le

mariage

inverse

est

conforme

aux valeurs

profondes

de

la

société. Tandis

que la

seule

logique

de

l'économie tend, par la

médiation de

la

dot, à favoriser le mariage entre

familles

de

richesse

sensiblement équivalente,

les mariages approuvés se

situant entre deux seuils, l'application

du

principe qui vient

d'être

défini

introduit

une

dissymétrie

dans le système, selon

qu'il s'agit

d'hommes ou

de

femmes. Pour

un garçon,

la

distance

qui sépare sa

condition

de

celle

de

son

épouse peut

être relativement

grande lorsqu'elle est

en

sa faveur,

mais doit rester

très faible

lorsqu'elle est

en

sa défaveur.

Pour une

fille,

le

schéma

est

symétrique

et inverse.

Il s'ensuit que l'héritier

doit éviter avant tout de

prendre

une

femme

d'une

condition supérieure à

la

sienne

; d'abord, comme

on

l'a dit,

parce

que l'importance de

la

dot

reçue

constitue

une menace

pour

la

pro

priété, mais aussi parce que tout l'équilibre des relations domestiques

s'en trouve

menacé. Il

n'est

pas rare que la famille et,

tout

particuli

èrementa mère, première intéressée,

s'oppose à un

tel mariage. Les

rai

sons

sont

évidentes

:

une

femme

de basse extraction se soumet mieux

à

l'autorité

de

la

belle-mère. On

ne

manque pas, si besoin est,

de lui

rappeler son

origine

: « Avec ce que tu as porté... » (Dap ço qui as

pourtat...).

C'est

seulement

quand

sa

belle-mère mourra

que l'on

pourra

dire d'elle, comme

on

fait,

«

maintenant

la

jeune est daune ». La fille

de grande

famille au contraire,

«

est

daune

dès

son

entrée dans la maison

grâce

à

sa

dot (qu'ey

entrade daune), elle est

respectée »

(P.

L.).

Du

même

coup, l'autorité

de son mari se trouve menacée

et l'on

sait qu'il n'est

rien de pire, aux

yeux d'un paysan, qu'une

exploitation

dirigée par une

femme.

Le respect de ce

principe

revêt

une

importance décisive lorsqu'il

s'agit du

mariage entre un cadet

et

une

héritière. Dans

le cas d'Eu

gène

Ba., précédemment analysé

(p.

41),

la mère

devait

son

autorité

absolue

au

fait

qu'elle

était

l'héritière

de

la

maison

et

que

son mari

était

d'une origine

inférieure.

«

Elle

était la daune.

Elle

était l'héritière. Elle

était

tout

dans cette

maison.

Lorsqu'un

petit

cadet

vient s'installer

chez une grande

héritière, c'est elle

qui

reste la

patronne » (J.-P.

A.).

Le

cas

limite, c'est

celui de l'homme de basse extraction, le

domestique

par exemple, qui épouse une

héritière.

Ainsi, « un fille de grande

famille

épousa un de ses

domestiques. Elle

jouait du piano, elle tenait l'harmo

nium l'église. Sa mère avait beaucoup de relations

et

recevait des

gens

de

la

ville. Après différentes tentatives de mariage, elle se

rabat

sur son

domestique, Pa. Cet homme est

toujours

resté

de chez

Pa. On

lui

disait :

Page 15: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 15/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

45

«

Tu aurais dû prendre une bonne petite paysanne ; elle

aurait été d'une

» autre aide pour toi. » II vivait dans le

malaise

;

il

était considéré comme

la cinquième roue

de

la charrette. Il

ne

pouvait fréquenter les anciennes

relations

de

sa

femme.

Il

n'était pas du

même

monde.

C'est

lui

qui

travaillait, c'était elle qui

dirigeait

et qui

se

payait du bon

temps.

Il était

toujours gêné

et aussi

gênant pour

la

famille.

Il

n'avait même

pas assez

d'autorité pour imposer

la fidélité

à sa

femme

»

(J.-P. A.)18.

De celui

qui se marie avec une

femme

d'un rang plus élevé, on

dit

qu'il se place

comme « domestique sans salaire » (baylet

chens soutade).

Si,

s'agissant d'une femme,

le mariage

de

haut en bas est désapprouv

é

'est

seulement

au

nom de

la

morale masculine, morale

du

point d'hon

neur, qui interdit à l'homme d'épouser une femme

de

condition supé

rieure.

De même,

mis

à

part

les obstacles

économiques, rien ne s'oppose

à

ce qu'une

aînée de

petite famille épouse

un

cadet

de grande

famille,

alors

qu'un aîné

de

petite

famille ne

peut épouser une

cadette de

grande

famille.

Il apparaît

donc que

si

les

impératifs

économiques s'imposent

avec

la

même rigueur qu'il

s'agisse

d'hommes ou de

femmes, la

logique

des échanges matrimoniaux

n'est

pas exactement identique pour les

hommes

et

pour les

femmes et

possède une autonomie relative

du

fait

qu'elle

apparaît

comme l'entrecroisement de

la nécessité économique

et

d'impératifs

étrangers

à

l'ordre

de

l'économie,

à

savoir ceux qui

découlent

du

primat conféré aux

hommes

par le système de

valeurs.

Les

différences économiques déterminent des impossibilités de fait ; les

impératifs

culturels

des

incompatibilités de

droit.

Ainsi,

le mariage

entre

héritiers

étant pratiquement

exclu

du

fait

surtout qu'il

entraînait la disparition d'un

nom

et d'un lignage14 et aussi,

pour des

raisons

économiques, le mariage entre cadets, l'ensemble du

système tendait à favoriser deux types

de mariages,

à savoir le mariage

entre

l'aîné

et la cadette et

le mariage

entre

le cadet

et l'aînée. Dans

ces deux

cas,

le

mécanisme des

échanges

matrimoniaux

fonctionne

avec

le

maximum de

rigueur et

de simplicité

:

les parents de

l'héri

tier

ou

de l'héritière)

instituent

celui-ci (ou celle-là) comme

tel,

les

parents du

cadet (ou

de

la

cadette) lui constituent une dot. Le mariage

entre l'aîné

et la

cadette s'accorde

parfaitement

aux impératifs

fonda

mentaux,

tant

économiques

que

culturels

;

par

lui,

la

famille

conserve

l'intégrité

de

son

patrimoine

et

perpétue

son nom. Pour voir

que

le

mariage entre l'héritière

et

le cadet, au contraire, risque toujours

de

13 . P.

L.

rapporte un autre cas

:

«

H...

domestique

dans une

maison, était passionné

de

sa terre. H souffrait (pasabe mou) quand la pluie n'arrivait pas. Et la grêle et tout le reste

1

II

finit par se marier

avec la

patronne. Tous ces types qui font des « mariages du bas vers le

» haut »

sont

marqués pour toute

leur vie.

Ds sont

gênés.

»

14. M is à

part peut-être

le cas

les

deux

héritiers

sont fils

uniques et

les deux propriétés

sont

voisines,

ce mariage

est considéré

comme mauvais.

« C'est

le

cas

de

Tr. qui a épousé

la fille

Da. Il

fait la

navette d'une propriété à l'autre. U est toujours en chemin, il est

partout,

jamais chez lui.

Il faut

que

le maître soit

» (P. L.).

Page 16: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 16/111

46

P.

BOURDIEU

contredire les impératifs culturels,

il

suffira d'analyser la

situation

famil

iale qui en

résulte.

Tout

d'abord,

ce

mariage

détermine une

rupture

définitive

et

tranchée

dans

le

domaine des intérêts

économiques,

entre

le

cadet

et

sa

famille

d'origine

;

moyennant

une compensation

versée

sous

forme de dot, le

cadet abandonne

tous ses

droits sur le

patrimoine.

La

famille

de l'héritière,

elle,

s'enrichit de tout ce

que

l'autre famille

a perdu. Le

gendre

se

dépouille

en effet de tout ce qu'il apporte au profit

de

son beau-père qui, à titre de garantie, peut

lui

consentir une hypo

thèque sur tous ses biens. S'il a apporté une

grosse

dot

et

s'il s'est imposé

par son travail

et

sa

personnalité, il

est

honoré

et traité comme le véri

table

maître, sinon

il doit sacrifier

sa

dot,

son travail et parfois

son nom

à

la

nouvelle

maison sur laquelle

les

deux beaux-parents entendent

maintenir leur autorité. H

n'est pas rare en

effet que

le gendre

perde

en

fait son nom pour

n'être plus

désigné

que

par

le

nom de

la maison15.

De

plus,

comme

on

l'a

vu,

pour

peu

qu'il

fût

issu d'une

famille inférieure

à

celle de

sa femme, pour peu qu'il eût une

personnalité

effacée, le cadet

se trouvait

réduit

à

un

rôle subordonné

dans

une maison qui

n'était

jamais vraiment

la

sienne.

Pour ceux d'entre les

cadets

qui ne parve

naient pas à épouser une héritière grâce à la

dot

parfois augmentée

d'un

petit

pécule (lou cabau)

laborieusement amassé, il

ne

restait d'autre

issue que d'aller

chercher

ailleurs

un métier et

un établissement, à

la

ville

ou

en Amérique18. Il

était extrêmement

rare en

effet

qu'ils ne

reculent pas

devant les

aléas

d'un

mariage avec une

cadette, «

mariage

de

la

faim

avec

la soif

» ;

certains

« se plaçaient avec leur

femme

comme domest

iques

à

pension

»

(baylets

à

pension)

soit

dans

des

fermes

soit

à

la

ville,

15. Ainsi dans

la

famille Jasses (nom

fictif), les

gendres successifs ont toujours été appelés

jusqu'à

ce

jour par

leur prénom suivi du

nom

de

l'ancêtre,

chef de famille de

grand

rayonnement :

« Quoi que ce

fût

un honnête homme, le

nom

de Jan de Jasses, venu d'Ar., peu

liant,

n'était

jamais cité

(mentabut).

Du gendre

actuel, on

en

parle

un peu

plus,

mais

on dit

Lucien

de

Jasses »

(J.-P.

A.).

JASSES

O

=

A Jacques de

Jasses

(nom

d'état

civil :

Lasserre)

mort

jeune

A =

O Geneviève de

Jasses

mort

en 1918

À 6

=

A

Jan

de

Jasses

(Lacoste)

O

=

A

Lucien

de Jasses

(Laplume)

16. Dans le

quartier de Ho., aux

alentours

de 1900,

il

n'y avait qu'une maison

qui ne

comptât pas

un

émigré

au moins en

Amérique.

Il y

avait à Oloron des recruteurs qui encou

rageaient les

jeunes

à partir

;

il y eut beaucoup

de départs

pendant les mauvaises

années,

entre 1884 et 1892.

Page 17: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 17/111

CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE

47

résolvant ainsi le problème le plus difficile, celui de trouver une maison

(ue

case)

et

un

emploi. Pour les autres,

et

surtout

les plus

pauvres,

qu'ils

fussent domestiques ou ouvriers

chez

les

autres

ou dans leur

propre

famille,

il ne restait

que

le

célibat,

puisqu'il

était

exclu

qu'ils

pussent

fonder

un

foyer

tout

en

demeurant dans

la maison

maternelle17.

C'était là

un

privilège réservé

à

l'aîné. En

ce qui concerne les cadettes, il semble

que leur

situation

ait

toujours été plus favorisée que celle des cadets.

Du fait qu'elles constituaient surtout une charge,

on avait

hâte

de

les

marier et leurs dots étaient

généralement

supérieures à celles des

garçons,

ce qui

accroissait considérablement

leurs chances

de

mariage.

En

dépit de

la rigidité

et

de la rigueur avec

laquelle il impose

sa

logique, particulièrement aux garçons, soumis aux nécessités économiques

et

aux

impératifs

d honneur,

ce

système

ne fonctionne

jamais comme

un mécanisme. H

y

a

toujours assez de

«

jeu

»

pour

que

l'affection

ou

l'intérêt

personnel

puissent

s'immiscer. Ainsi, et

bien

qu'ils

fussent

au

demeurant

les arbitres chargés

de

faire respecter les règles

du

jeu,

d'interdire les

mésalliances

et

d'imposer,

au mépris des sentiments, les

unions conformes à la règle,

«

les parents, pour favoriser

un

cadet

(ou une

cadette)

préféré,

lui permettaient de se faire un petit

pécule

(lou cabau) ;

on lui accordait,

par exemple, une ou deux

têtes de

bétail

qui, données

en

gasalhes18, rapportaient de bons profits ».

Ainsi, les individus jouent

dans

les

limites des

règles, de

sorte

que

le

modèle

que l'on

peut construire

ne

représente ni ce qui doit se faire

ni même

ce

qui se fait mais

ce

qui tendrait à se faire à

la limite, si

se

trouvait

exclue

toute

intervention

de

principes extérieurs

à

la logique

du

système, tel que

le sentiment.

Grande

famille

Petite

famille

Aînée

Cadette

Aînée

Cadette

Grande

Aîné

0

1

0

1

2

famille

Cadet

1

0

1

2

0

Petite

Aîné

o

0

0

1

famille

Cadet

o

0

1

0

17 . D'une certaine façon,

les

impératifs proprement culturels, à

savoir principalement

l'interdit du

mariage

de

bas

en

haut, s'imposaient aux

cadets

avec

moins de rigueur.

18. Contrat à l'amiable par lequel on confie à un ami

sûr,

après

en

avoir

estimé

la valeur,

une

ou plusieurs têtes de bétail ;

les

produits sont

partagés,

ainsi que

les

bénéfices et

les

pertes

sur

la viande.

Page 18: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 18/111

48

P.

BOURDIEU

Si les

elements

des diagonales principales

de

la matrice ci-dessus

sont nuls, à l'exception

de

deux (probabilité £), c'est que les mariages

entre deux héritiers ou entre deux cadets sont

exclus

en

tout cas

et

a

fortiori

quand

vient

s'ajouter

l'inégalité

de

fortune

et

de

rang

social

;

a

dissymétrie introduite

par

le

mariage

entre une

aînée de

petite

famille

et un

cadet de grande

famille,

par le mariage entre une

cadette

de

petite famille et

un aîné de grande

famille

s'explique par

le

fait

que les

barrières

sociales

ne

s'imposent pas avec

la

même rigueur aux

filles et

aux garçons, les

filles

pouvant se marier de bas

en haut.

Si l'on adopte le principe

de

différenciation

utilisé

par les habitants

de Lesquire eux-mêmes, on est conduit à

opposer

« les grandes maisons »

et

«

les

petites maisons »

ou encore

les « grands

paysans

»

et

les « petits

paysans

» (lou paysantots). Cette distinction

correspond-elle

à une

opposition tranchée dans le domaine économique? En fait, bien que

l'histogramme

représentant

la

distribution

de

la

propriété foncière

permette

de

distinguer trois

groupes,

à savoir les propriétés

de

moins

de

15 hectares au nombre

de

175, les propriétés

de

15 à

30

hectares,

au nombre

de 96

et

les

propriétés

de

plus de

30

hectares, au nombre de

31,

les clivages

ne

sont jamais

brutaux entre

ces trois catégories. Métayers

et

fermiers

sont très peu

nombreux

;

les

toutes

petites propriétés (moins

de 5 ha)

et

les grands

domaines (plus

de 30 ha) constituent une

propor

tion

rès faible

de

l'ensemble, soit

respectivement

12,3%

et

10,9%.

Il

s'ensuit

que

le

critère

économique n'est pas de

nature

à déterminer

par

soi

seul des différenciations

sensibles.

Cependant,

l'existence de

70

60

50

40

30

20

10

0

r propriétés

-

-

-

-

-

-

1

.

i i i i i i i i I

-5 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 +50

ha

FlG. 1. — Histogramme de la distribution des propriétés foncières à Lesquire.

Page 19: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 19/111

ce iv

Outre qu'elles ont

la

charge de

la

basse-

cour et, partiellement,

du bétail,

les

femmes

prennent une part im

port nte

aux

travaux

des champs,

fenaison,

moisson, vendanges.

Il

leur incombe

de gui

der

l'attelage

pendant

les

labours, tâche par

ticulièrement pénible

quand il s'agit de

dresser

les bêtes.

Ph.

1. —

Les labours.

Les maisons

du

bourg

se pressent, formant une ligne de façades continue, le long

de la

grand'rue.

Les

maisons

ont

presque toutes gardé la porte coehère en plein cintre

destinée

à laisser passage

aux

charrettes

chargées de

foin. Dans la

cour intérieure,

située derrière la maison, la

porcherie,

le poulailler et le clapier. Au-delà, la

grange, avec l'étable, le pressoir et le fenil. Puis, le jardin, bande de terrain

de

la largeur de

la

maison et

longue d'une centaine de

mètres,

délimitée des deux côtés

par

une rangée de vigne

en

hautain.

Ph.

2.

Vue aérienne de la partie

ouest

du bourg de Lesquire. (Cliché J. Combier.)

Page 20: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 20/111

Ph.

3.

La partie est du bourg de Lesquire.

Ph.

4.

— Le centre du

bourg.

Page 21: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 21/111

CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE

49

la hiérarchie sociale est vivement

ressentie

et

affirmée. La

grande

famille

est reconnaissante non seulement à l'étendue de

son domaine,

mais

aussi

à certains

signes

extérieurs,

tels que

l'importance de

la maison :

on distingue les maisons à

deux

étages (maysous de dus soûles) ou

«

maisons de

maître

»

(maysous

de

meste)

et

les maisons à

un

seul

étage, résidence des fermiers, des métayers

et

des petits paysans. La

« grande

maison

» se désigne par

le

portail monumental qui donne

accès dans la cour.

«

Les

filles,

déclare

un

célibataire,

regardaient

le portail (lou

pourtalè)

plus que l'homme.

»

La

grande

famille

se

distingue

aussi par

un

style

de vie

;

entourée de l'estime collective

et

honorée par

tous,

elle

se doit de

manifester

au plus

haut

point

le

respect

des valeurs socialement reconnues, sinon par respect de l'honneur,

du

moins par crainte de

la

honte

(per

hounte ou per

aunou). L'aîné

de grande

famille

(lou gran aynat)

doit

se montrer

digne de

son

nom

et

du

renom

de

sa maison

pour

cela, il

doit,

plus

que

tout

autre, incarner

les vertus de l'homme

d'honneur

(homi

d'aunou)

à

savoir la générosité,

l'hospitalité

et

le sentiment

de

dignité. Les « grandes

familles

» qui

ne

sont pas

nécessairement

les plus riches

du

moment

sont saisies

et

se

saisissent comme formant

une

véritable noblesse.

Par suite, le

jugement

social

met longtemps à reconnaître « les

parvenus

»

quels

que soient

leur

richesse,

leur style de vie

ou leur

réussite.

Il suit de

tout

cela que les groupes de statut que

la

conscience

commune distingue

ne

sont ni totalement

dépendants,

ni totalement

indépendants

de

leurs bases économiques. On le voit parfaitement

à

l'occasion du

mariage.

Sans

doute

dans

le refus

de

la

mésalliance,

la

considération

de

l'intérêt économique

n'est jamais

absente, du fait

que le mariage est l'occasion d'une transaction économique

de grande

importance.

Cependant,

de même

qu'une famille

de

moindre

renom

peut

se saigner aux quatre

veines

pour marier

un de ses

enfants dans une

grande maison, de même, l'aîné de grande

maison

peut repousser un

parti

plus

avantageux au

point

de

vue économique

pour se

marier

selon son rang.

Parce qu'elle distingue

des groupes

de statut plutôt

que des classes

strictement déterminées par l'économie, l'opposition entre les grandes

maisons

et

les

petites

se

situe

dans

l'ordre

social

et elle

est

relativement

indépendante des bases économiques

de

la société. Bien qu'elles

ne

soient

jamais

pleinement indépendantes,

il faut distinguer les

inégalités

de rang

et

les inégalités de

richesse, parce qu'elles

agissent

très différemment

sur la logique des échanges

matrimoniaux.

L'opposition fondée sur

l'inégalité de

rang

sépare de

la

masse

paysanne une

aristocratie rurale

distincte

non seulement

par

sa

propriété,

mais surtout

par la

«

noblesse

»

de son origine,

par

son

style

de vie

et

par

la

considération

sociale

dont

elle est entourée ; elle entraîne l'impossibilité (en droit)

de certains

mariages tenus pour mésalliances, au nom de raisons premièrement

4

Page 22: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 22/111

50

P.

BOURDIEU

sociales

et

secondairement économiques. Mais

d'un

autre

côté,

les iné

galités de

richesse se manifestent à l'occasion

de

chaque mariage

par

ticulier, jusqu'à l'intérieur du même groupe

de

statut

et en

dépit

de

l'homogénéité

de

la

répartition

des surfaces possédées. L'opposition

entre

une

famille

plus

riche

et

une

famille moins riche

n'est

jamais

l'équivalent

de

l'opposition

entre

les

«

grands

»

et

les

«

petits ». Cepen

dant n raison

de

la rigueur avec laquelle la

nécessité

économique

domine

les échanges matrimoniaux,

la

marge de disparité admissible reste

toujours

restreinte en

sorte

que,

au-delà

d'un certain

seuil, les differences

économiques font

ressurgir la barrière,

empêchant

en

fait les alliances.

Ainsi, à côté de

la

ligne de clivage qui sépare

deux

groupes de statut

dotés

d'une

certaine permanence

du

fait

de

la

stabilité relative

de

leurs

bases

économiques,

les inégalités de

richesse

tendent à

déterminer des

points de

segmentation particuliers,

et

ceci,

tout spécialement à

l'occa

sion

es

mariages.

La

complexité

qui

résulte

de

l'exercice

de ces

deux

types

d'opposition

est redoublée

par le

fait

que

les règles générales

n'échappent jamais à

la casuistique spontanée ;

cela parce

que le

mariage

ne

se situe jamais

pleinement

dans

la logique des

alliances ou dans

la

logique des affaires.

Ensemble des biens mobiliers

et

immobiliers formant

la

base

écono

mique

de

la

famille,

patrimoine qui

doit

être maintenu

indivis

à

travers

les générations, entité

collective

à laquelle chaque membre

de

la famille

doit subordonner ses

intérêts et ses sentiments,

«

la maison

»

est la valeur

des

valeurs,

par

rapport à

laquelle

tout

le système

s'organise. Mariages

tardifs

contribuant

à

limiter

la

natalité, réduction

du

nombre

d'enfants

(deux par ménage

en

moyenne), règles

régissant

l'héritage

des

biens,

célibat

des

cadets, tout concourt à assurer

la

permanence de

la

maison.

Ignorer que c'est là aussi

la

fonction

première

des

échanges

matri

moniaux, ce serait s'interdire d'en comprendre

la structure.

*

Dans

une

telle logique, qui

étaient

les

célibataires

? C'étaient avant

tout les

cadets,

surtout

dans

les

familles

nombreuses

et

dans

les

familles

pauvres. Le célibat

des

aînés,

rare et

exceptionnel, apparaît comme lié

à un fonctionnement

trop

rigide du

système et

à l'application

mécanique

de certains

impératifs.

C'est le cas par exemple des

aînés

victimes

de

l'autorité

excessive

des

parents. « P. L.-M. (artisan

du bourg,

âgé

de 86

ans) n'avait jamais

de sous

pour

sortir ;

il ne

sortait

jamais. D'autres

se

seraient dressés contre

leur père, auraient

cherché

à

aller gagner

un

peu d'argent

au-dehors

;

lui

s'est laissé dominer. Il

avait

une sœur

et une

mère qui savaient tout ce qui se passait

dans le

village, à

tort

ou

à raison (a

tor ou

a dret), sans jamais

sortir. Elles

dominaient

la

mai-

Page 23: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 23/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

51

son. Quand il parla de se

marier, elles

se liguèrent avec le père. « A quoi

«bon une

femme

? Il y

en

a déjà deux à

la

maison. »

II

«volait » l'école.

On

ne

lui

disait

jamais

rien.

On

en

riait. Tout

ça,

c'est la

faute de

l'éducation

»

(J.-P.

A.).

Rien

de plus

éclairant

que

ce

témoignage d'un

vieux célibataire (I.

A.) ne

en

1885, artisan résidant

au bourg

:

«

J'ai

travaillé aussitôt

après

Vécole à

Patelier, avec mon père.

J'ai été

mobilisé

en

1905, au 13e chasseurs alpins,

à

Chambéry.

Je garde

un

très

bon

souvenir de mes escalades dans les

Alpes. A

Vêpoque,

il

n'y

avait

pas de skis.

On

attachait

aux

godillots

des planchettes

arrondies,

ce qui permettait de

grimper

jusqu'au sommet

des

cols.

Après

deux

ans

de

service

militaire, je suis revenu

à

la

maison.

J'ai fréquenté une jeune fille

de

Rê.

Nous avions décidé de nous marier

en

1909.

Elle

apportait

une

dot

de 10

000

francs

avec

le

trousseau. C était

un bon

parti (u bou partit).

Mon

père s'opposa formellement. A l'époque,

le consentement du

père et

de

la

mère était indispensable19. « Non, tu

ne

dois pas te marier. » II ne me

dit

pas ses raisons, mais

il

me les laissa

entendre

: « Nous n'avons pas besoin d'une

femme

ici. » Nous n'étions

pas riches.

Il

fallait nourrir une bouche de plus, alors

que

ma mère et

ma sœur étaient là.

Ma

sœur n'a

quitté la

maison que pendant six mois,

après son mariage.

Une fois veuve

elle est

rentrée

et

vit toujours

avec

moi.

Bien

sûr,

j'aurais pu partir.

Mais

autrefois,

le fils

aîné qui allait s'installer

avec sa femme

dans une

maison indépendante,

c'était une honte

[u escarni20,

c'est-à-dire un

affront

qui

jette

dans

le

ridicule

aussi

bien

l'auteur

que

la

victime]. On aurait supposé qu'il y avait

une

brouille

grave. Il

ne fallait

pas étaler devant les

gens

les conflits

familiaux.

Bien sûr,

il

aurait fallu

partir

au

loin,

se tirer du guêpier

[tiras

de

la

haille :

mot

à mot, se

tirer

du

brasier]. Mais c'était difficile. J'ai été très touché. J'ai cessé de danser.

Les

jeunes filles de mon âge

étaient

toutes

mariées. Je

n'avais

plus de

penchant pour

les

autres.

Je n'étais

plus attiré vers les

jeunes filles pour

me

marier; j'avais pourtant

beaucoup aimé

danser,

surtout les vieilles

danses,

la

polka,

la

mazurka,

la

valse...

Mais la

rupture de mes

projets

de mariage avait

brisé quelque chose : je n'avais plus envie

de

danser, ni

de fréquenter d'autres jeunes filles.

Quand

je

sortais le

dimanche,

c'était

pour

jouer

aux

cartes ; je

donnais

parfois

un

coup

d'œil

au

bal.

On veillait

entre

garçons,

on

jouait aux cartes, puis je rentrais

vers minuit.

» (Recueilli

en

béarnais.)

Mais

c'est

surtout parmi les

capmaysouès,

les aînés de grandes familles

paysannes, à

qui

les

impératifs économiques s'imposaient avec

le

plus

19 .

A la

fois «

juridiquement

» et matériellement.

Seule

la

famille pouvait

assurer

« le

ménage

garni » (lou

ménadje

garnit), c'est-à-dire l'équipement domestique

:

le « buffet »,

l'armoire ; le bois de lit (Varcaillieyt), le sommier, etc..

20 .

Le

verbe

escarni

signifie imiter pour tourner en dérision,

caricaturer.

Page 24: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 24/111

52

P. BOURDIEU

de

force,

que

l'on trouvait des

cas de

ce genre. Ceux qui voulaient

se marier

contre la

volonté

des

parents

n'avaient

d'autre

ressource

que

de

partir, en

s'exposant à

être

déshérités

au profit d'un

autre

frère

ou

sœur.

Mais

partir

était

beaucoup

moins

facile

pour

l'aîné d'une

grande

maison paysanne

que

pour le

cadet. « L'aîné de chez Ba.

[dont

l histoire

est rapportée ci-dessus, p. 41], le plus grand de Lesquire,

ne

pouvait

pas partir. H

avait été

le premier du hameau à porter la veste. C'était

un

homme

important, un

conseiller

municipal. Il

ne

pouvait pas partir.

Et puis,

il

n'était pas

capable

d'aller gagner sa

vie.

Il était trop

enmous-

surit (« enmonsieuré »,

de

moussu,

monsieur) »

(J.-P. A.). Contraint

d'être

à

la hauteur

de

son rang,

l'aîné

était

soumis,

plus que tout

autre,

aux

impératifs sociaux

et

à

l'autorité

familiale. De

plus,

tant

que

les

parents étaient vivants, ses droits sur

la

propriété restaient virtuels.

«

Le

père

coulait

les sous

très

doucement...

Ils

ne

pouvaient

même

pas

sortir, bien souvent. Les jeunes travaillaient

et

les vieux gardaient

la monnaie.

Certains

allaient gagner

un

peu d'argent

de poche au-dehors

;

ils se plaçaient quelque temps comme cocher ou journalier. Comme ça,

ils avaient

un

peu

d'argent,

dont ils pouvaient

disposer comme

ils

voul

aient. Parfois, à l'occasion du

départ

pour

le service

militaire

on

donnait

au cadet un

pécule (u cabau) :

soit un

petit coin

de bois qu'il pouvait

exploiter, soit deux moutons, soit une vache, ce qui

lui

permettait de

se faire un

peu

d'argent. Ainsi moi, on m'avait

donné

une vache que

j'avais confiée à

un

ami

en

gasalhes.

Les aînés, très souvent, n'avaient

rien

et ne

pouvaient pas sortir.

«

Tu

auras

tout »

(qu'ut

aberas tout),

disaient les

parents21

et,

en

attendant,

ils ne lâchaient rien. Beaucoup,

autrefois, passaient presque toute leur

vie chez

eux. Us

ne

pouvaient

pas sortir, parce qu'ils n'avaient pas

un sou

à eux, pour

payer à boire.

Et pourtant,

avec

cent sous

on

faisait la fête

avec

trois ou quatre copains.

Il

y avait

des familles

comme

ça où

il y avait toujours eu

des

célibataires.

Les jeunes n'avaient aucune

personnalité

; ils étaient écrasés par un

père trop dur »

(J.-P.

A.).

Si

certains

aînés

de grande

famille se

trouvaient

condamnés au célibat

du

fait

de

l'autorité excessive des parents,

reste

qu'ils étaient normale

mentavorisés. « Celui

qui est

capmaysouè a l'embarras

du

choix »

(P.

L.).

Mais

les

chances

au

mariage

décroissaient

parallèlement

au

niveau

social. Sans doute

à

la différence des

aînés de grande famille, les cadets

et

les gens

d'origine

plus modeste, ignorant le

souci

de

la mésalliance

et

tous les empêchements soulevés par

le

point d'honneur ou l'orgueil,

avaient, sous ce rapport, une liberté

de

choix plus grande. Cependant

en

dépit

du

proverbe selon lequel « mieux vaut

gent

qu'argent » (que

bau mey gen qu'argen), ils

devaient

aussi, par nécessité plus que par

21. Cette

formule est souvent

prononcée

ironiquement,

parce

qu'elle

apparaît

comme

le

symbole de l'arbitraire

et

de la

tyrannie des vieux.

Page 25: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 25/111

CÉLIBAT

ET

CONDITION

PAYSANNE

53

orgueil, prendre

en

considération l'importance

de

la

dot

que leur épouse

leur apporterait.

A côté du cadet qui fuit la maison familiale

et

part

vers la

ville,

en quête d'un petit emploi, ou

qui

va chercher fortune

en

Amérique22,

il y

a aussi

le

cadet qui reste

auprès de son aîné par

attachement

au pays,

au patrimoine

familial,

à

la

maison, à

la terre

qu'il a toujours

travaillée

et

qu'il

considère

comme sienne.

Totalement

possédé,

il ne

songe

pas

au mariage. Sa

famille

n'est

guère

pressée

de

le voir se marier

et

cherche

souvent à le retenir, au moins

pour

un temps, au service de

la

maison ;

certains

soumettaient

la remise de la

dot

à la condition que le cadet

consentît à

travailler

auprès de Faîne pendant

un

certain nombre

d'années ; d'autres

se contentaient de

promettre une augmentation

de

la part.

De

véritables contrats

de

travail étaient parfois passés entre

le capmaysouè

et

le cadet dont

la

situation

était

celle

d'un

serviteur.

« J'étais le dernier-né d'une famille de

cinq.

Avant

la

guerre de

14

(né en 1894),

j'ai

été domestique chez M..., puis chez L...

Je

garde un très

bon souvenir de cette période. Puis j'ai fait la guerre. A mon retour, je

trouve une

famille amoindrie

: un

frère tué,

l'aîné, le troisième

amputé

d'une

jambe,

le

quatrième

un

peu abruti par la guerre. J'appréciais la joie

du

retour

à

la

maison. J'étais gâté par mes frères,

tous

trois pensionnés,

grands mutilés.

Ils

me donnaient de l'argent.

Celui qui avait

une maladie

de poitrine ne pouvait rester seul, je l'aidais, je l'accompagnais aux foires

et

aux marchés. Après sa mort, en

1929,

je me suis retrouvé dans

la famille

du

frère

le plus

âgé. C'est

alors que

je

me

suis

rendu

compte

de

mon

isolement

dans

cette

famille,

sans

mon frère ni ma mère qui me gâtaient

tant.

Par

exemple, un jour où j'avais pris la liberté d'aller à Pau, mon frère m'a

reproché

la perte de quelques charges de

foin,

qui étaient

restées étendues

sous l'orage

et

qui auraient

été rentrées si j'avais été là. J'avais laissé

passer

l'âge de

me

marier. Les jeunes filles de mon

âge étaient parties

ou mariées ;

j'étais souvent

cafardeux

à mes

moments de liberté ;

je les

passais

à boire

avec des copains

qui,

pour

la plupart,

étaient

dans

mon cas. Je

vous assure

que

si

je

pouvais revenir en arrière,

je quitterais rapidement

la

famille

pour me placer,

peut-être

me

marier. La vie serait plus

agréable

pour

moi.

D'abord,

j'aurais

une famille

indépendante,

bien

à

moi.

Et

puis

le

cadet,

dans une maison,

n'a jamais

assez travaillé.

Il

doit être toujours sur

la

brèche.

On lui

fait

des

reproches qu'un patron n'oserait jamais faire à

ses

domestiques. J'en suis

réduit, pour

avoir un

peu

de tranquillité, à me réfu

gier dans la maison

Es.2*

; dans

le

seul coin habitable, j'ai installé

un

lit

de

camp. »

(Recueilli

en

béarnais.)

22. Caddetou, le petit cadet, est un personnage de

la

tradition populaire dans

lequel

les

Béarnais

aiment à

se reconnaître. Finaud, astucieux, rusé,

il sait

toujours mettre

le droit

de son

côté et se tirer

d'affaire

par son ingéniosité.

23 . Exemple

de maison

qui a

conservé

son nom,

bien qu'elle

ait eu

différents propriétaires

et qu'elle soit

aujourd'hui abandonnée.

Page 26: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 26/111

54

P. BOURDIEU

Par des voies opposées, le

cadet

qui

partait

gagner sa

vie à

la ville

et

le

cadet

célibataire

qui restait

à

la

maison, assuraient

la sauvegarde

du

patrimoine

paysan24.

«

II

y

avait

de

vieux

cadets

dans des

maisons

situées à

deux

heures de marche

(7

à 8 km), chez Sa., chez

Ch.,

au

quartier

Le.,

qui

venaient

à

la

messe

au

bourg,

le

jour

des

fêtes

seu

lement

et

qui, à 70 ans, n'étaient jamais allés à Pau ou à Oloron. Moins

ils sortent, moins ils ont

envie de

sortir. Bien sûr, il

fallait partir

à pied. Partir à Pau à

pied,

il

faut

en avoir

envie.

S'ils n'avaient rien

à y faire,

ils

n'y

allaient

pas.

Et ils

n'avaient rien à y faire. C'est l'aîné

qui

sortait.

Ils étaient

les

soutiens

de

la

maison.

Il

y

en

a

encore

quel

ques-uns

»

(J.-P. A.).

La

situation

du domestique

agricole n'était

pas

sans

ressembler

à celle

du cadet casanier.

A

la

différence de l'ouvrier journalier qui

ne

trouve

des

« journées » (journaus) qu'à

la

belle saison

et

demeure

souvent

sans

travail

tout l'hiver

et

les

jours

de

pluie,

qui

est

souvent

obligé

de

prendre des travaux

à

forfait (à près-heyt)

pour

joindre

les

deux bouts

(ta

junta), qui

dépense

à peu près

tout

ce

qu'il

gagne

(« un

sou par jour et

nourri jusqu'en 1914

»)

pour acheter du pain

ou

de

la

farine,

le domestique (lou baylet) jouit d'une plus grande sécur

ité25. Engagé pour

l'année, il ne redoute pas

l'hiver ni les jours de pluie,

il

est nourri, logé,

blanchi. Avec

son

salaire il peut

se payer

du tabac

et

aller « boire

un

coup », le dimanche. Mais,

en

contrepartie,

le

vieux

domestique devait la plupart

du

temps se

résigner

au célibat, soit par

attachement à

la

maison

et

par dévouement à ses

patrons,

soit parce

qu'il

n'avait

pas assez

d'argent

pour

s'installer

et

se

marier.

Pour

le domestique,

le plus souvent cadet

de

petite

famille,

comme pour

l'ouvrier,

le mariage

était très

difficile

et c'est dans

ces

deux

catégories

sociales

que

l'on

comptait

autrefois

le

plus

de

célibataires26.

« Étant

h

cadet,

y ai

été placé

très tôt,

à 10 ans,

comme domestique

à

Es.

J'ai fréquente

là-bas une jeune

fille.

Si le mariage s'était fait, ça aurait été,

comme

on dit, «

le mariage de la

faim

avec la

soif

» (lou maridadje

de

la

hami dap la set). Nous

étions

aussi pauvres Vun

que

Vautre.

L'aîné,

24 .

Le

cadet

avait,

en principe,

la

jouissance

viagère

de

sa

part. A

sa

mort,

s'il était demeuré

célibataire,

elle revenait

à

l'héritier.

25 . On distinguait autrefois loua

mestet

ou

capmaysouèa,

c'est-à-dire

les

« maîtres » grands

ou

petits

; loua bourdèa-mieytodèa,

les

métayers ; loua bourdèa

en afferme, les

fermiers ; loua

oubrèa,

les ouvriers et loua

bayleta,

les

domestiques.

Un

très

bon domestique gagnait 250 à

300 francs par

an avant 1914.

S'il

était très économe,

il

pouvait espérer

acheter

une maison

avec

10 ou 12

années

de

salaire

et,

avec la

dot

d'une

jeune fille et un peu

d'argent

emprunté,

acquérir

une

ferme et des terres. Le journalier, lui, n'avait à peu

près

aucun espoir de

s'élever.

A

peine avaient-ils fait

la

première

communion, que

les

enfants étaient

placés

comme

domest

iques ou servantes (gouye).

26 . La

difference d'âge entre

les

époux était

en

moyenne beaucoup plus grande autrefois

qu'aujourd'hui.

Il

n'était pas rare que des

hommes âgés

mais riches et de grande famille,

épousent

des

filles de 20 à 25

ans.

Page 27: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 27/111

CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE

55

bien sûr,

avait

le

«

ménage

garni »

(lou menadje garnit)

des parents,

c'est-à-dire le

cheptel,

la

basse-cour,

la

maison,

le matériel agricole,

etc.,

ce

quifacilitait

le

passage

devant

le maire.

La eune fille que je

fréquentais

est

partie

en

ville

;

c'est

souvent

comme

ça,

la jeune

fille

n'attend

pas.

Elle

a plus de facilités

pour

partir, se « placer »

en ville

comme bonne,

attirée

par

une copine. Moi,

pendant ce

temps

je m'amusais à ma façon,

avec

d'autres garçons qui étaient

dans mon

cas. Nous

passions

des nuits entières

(noueyteya =

mot

à

mot

: faire la nuit, noueyt) au café ;

nous

faisions

des

parties

de cartes jusqu'à Vaube, de

petits «

gueuletons ». Nous parlions

le plus souvent sur les femmes ;

évidemment nous

en

disions

les

pires

choses.

Et le lendemain

nous

disions

du mal

de nos

copains

de fête de

la

veille » (N...,

domestique

agricole, né

en

1898). (Recueilli

en béarnais.)

C'est

dans

les relations entre les

sexes et

à

l'occasion des

mariages

que

s'affirmait

le

plus

vivement

la

conscience

de

la

hiérarchie

sociale.

« Au

bal, un

cadet

de basse

extraction (u

caddet

de

petite garbure)

n'allait pas beaucoup

trébucher

la

cadette de

chez

Gu.

[gros paysan].

Les

autres

auraient

dit aussitôt :

«

II est

prétentieux.

Il veut faire

danser

la

» grande aînée. »

Des domestiques

qui

présentaient

bien allaient parfois

faire danser les

héritières,

mais

c'était

rare.

Il

y

avait

un domestique

de bonne apparence ;

il

avait une bonne présentation

en

société ;

il

causait

avec une héritière d'Es. Et il se maria avec

elle.

Tout le monde

«

criait »

(s'indignait)

de

le

voir se

marier là.

C était quelque

chose

d'extraordinaire.

On

croyait

qu'il

serait

l esclave.

En

fait,

il

n'en

fut rien,

il

prit les

habitudesdes

parents de

sa femme

qui revenaient

d'Amérique

et vivaient de rentes.

Il

fit le monsieur

et

ne travailla plus. Ils

allaient à Oloron tous

les ven

dredis » (J.-P. A.).

Ainsi, la logique des

échanges

matrimoniaux tend

à

sauvegarder

et

à

perpétuer la hiérarchie

sociale.

Mais, plus profondément, le

célibat

de quelques-uns se trouve intégré

dans la cohérence du

système

social

et,

de

ce

fait, a

une fonction sociale eminent e. S'il constituait une

sorte

de raté du

système,

le célibat

des

aînés lui-même

n'était

au

fond

que

l'effet malheureux

d'une affirmation

excessive de

l'autorité des

anciens,

clé

de

voûte

de

la

société.

Quant aux

autres,

les

cadets

et

les

individus de basse extraction (de petite garbure), fermiers, métayers,

ouvriers agricoles

et

surtout

domestiques,

leur célibat s'inscrit dans la

logique

d'un

système

qui entoure

de tout un

luxe

de

protections le patri

moine,

valeur

des valeurs. Dans

cette société

l argent

est rare et cher27,

27. Tous

les

informateurs insistent

fréquemment

sur la

rareté

de l'argent

liquide : «

II

n'y

avait pas d'argent, même pour les sorties du

dimanche.

On

dépensait

peu

de chose.

On

faisait

faire une omelette et une côtelette ou

un

poulet » (A. A.). «

II y

a une circulation

d'argent

qu'il n'y avait pas.

Les

gens

ne sont pas plus

riches,

mais l'argent circule

plus

; celui qui pouvait

vivre chez lui

et

faire quelques sous

était

heureux mais pas celui qui devait tout acheter,

l'ouvrier par exemple. Celui-là

c'était

le

plus

malheureux de

tous

» (F. L.).

Page 28: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 28/111

56 P. BOURDIEU

où l'essentiel des biens est

constitué

par

la

propriété foncière, le

droit

d'aînesse qui a pour

fonction

de garantir

la

terre transmise par les

aïeux, est inséparable

de

la dot, compensation accordée aux cadets

et

cadettes,

afin

qu'ils

renoncent

à

leurs droits

sur

la terre

et

la

maison.

Mais la dot,

à

son tour,

enferme

une menace : aussi s'emploie-t-on

à éviter à

tout

prix le partage qui ruinerait la famille. L'autorité des

parents,

la force des

traditions, l'attachement à

la terre,

à

la famille

et au nom, déterminent le cadet

à se sacrifier, soit qu'il

parte

pour

la

ville ou l'Amérique, soit qu'il reste à

la

propriété, sans

femme et sans

salaire28.

Que le mariage soit l'affaire de

la famille

plus

que

de

l'individu

et

qu'il se réalise selon les modèles strictement définis par

la

tradition,

il

suffit, pour l'expliquer, d'invoquer sa fonction

économique et sociale.

Mais il

y a aussi

que, dans la

société d'autrefois

et encore aujourd'hui,

la

ségrégation

des

sexes

est

brutale.

Dès

l enfance,

garçons et

filles

sont

séparés sur les bancs de

l'école,

au catéchisme. De

même,

à l'église,

les

hommes

se groupent à

la tribune ou dans

le

fond

de

la travée centrale,

près de

la

porte, tandis que les

femmes

se disposent sur les

bas-côtés

ou

dans la nef.

Le

café

est le lieu réservé aux

hommes et

lorsque les

femmes

veulent appeler leur

mari,

elles n'y vont pas elles-mêmes mais

envoient leur fils. Tout l'apprentissage culturel

et

l'ensemble du

système

de

valeurs

tendent

à développer

chez

les

membres de

l'un

et

l'autre sexe

des attitudes d'exclusion réciproque et

à

créer une

distance

qui ne peut

être franchie sans

gêne20.

En sorte

que l intervention

des familles était

d'une

certaine

façon

exigée

par

la logique du

système, et

aussi

celle

du

« marieur » ou de

la

«

marieuse », appelé

trachur

(ou talamè, dans

la

vallée

du

Gave de

Pau).

«

II fallait

un intermédiaire pour les amener

à se rencontrer. Une fois qu'ils se sont parlé, ça va. Il y

en

a

beaucoup

qui n'ont pas

l'occasion de

rencontrer

de

jeunes

filles

ou qui n'osent

pas

y

aller. Le vieux curé

a

fait

beaucoup de

mariages entre grandes

familles

de

bien-pensants. Par exemple B...

ne

sortait pas,

il

était timide,

il allait peu au

bal

;

le

vieux curé va

le

voir :

«

II faut te marier.

»

La

mère :

«

II

faudrait le

marier

mais il

ne

trouve

pas, c'est difficile.

»

«

II ne faut pas

regarder

la

dot,

dit

le curé ;

il

y a une fille qui sera pour

«

vous

une

fortune.

»

II

le

marie

avec

une

jeune

fille

pauvre, une

fille

de métayers qu'il

connaissait

par une tante

très

dévote. Le curé a fait

aussi le mariage

de

L... Dans

beaucoup de cas,

il

a fait accepter à

de

vieilles

familles,

qui

ne

voulaient pas déroger,

un

mariage avec des

filles

de

famille pauvre. Très souvent,

le

colporteur (croufetayre)

jouait

28. Contrairement à d'autres régions rurales, Lesquire ignorait les farces rituelles faites

aux célibataires garçons ou filles, à l'occasion du Carnaval par exemple. (Cf.

A.

Van Gennep,

Manuel de Folklore français,

t.

I,

1 et

2,

Paris, Ed. Auguste

Picard,

1943-1946.)

29 .

Le langage

est révélateur

:

les

expressions

ha

bistet

(mot

à mot : faire

des

vues), parla

ue

gouyate (mot à

mot : parler

à

une

jeune

fille),

signifient

courtiser.

Page 29: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 29/111

r.o

r*H. 5.

— Une

ferme isolée des

coteaux.

La maison

d'habitation

et les granges ferment

la

cour

sur

les

quatre côtés, donnant à l'ensemble l'apparence d'une forteresse.

Ph. 6. — Une grande

maison

abandonnée.

Page 30: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 30/111

Ph.

7. — Le bal du comice agricole.

Ph.

8. — Le bal du

comice

agricole.

Page 31: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 31/111

CÉLIBAT

ET

CONDITION PAYSANNE

57

le rôle de

trachur.

La mère lui

disait

:

« Je veux

marier

mon

fils.

»

II en

parlait à

des gens

qui

avaient une fille

à Ar., Sa.,

Og., et

où il passait.

Beaucoup

de

mariages se faisaient comme ça. D'autres fois,

c'était

un

parent

ou

un ami

qui

jouait

le rôle

d'intermédiaire.

On

en

parlait

aux

parents de

la

fille,

puis

on

disait au jeune homme : «

Viens

te

promener

« avec

moi, je vais te

présenter».» (P. L., 88

ans). La coutume voulait

que,

le mariage

conclu,

on

offrît au

trachur un

cadeau et

qu'on l'invitât

au

mariage.

De celui qui avait

tramé

le mariage, on disait

:

«

II

a gagné

une

paire de bottines » (que s'a gagnât u pa de

bottines).

C'est

dans

ce contexte qu'il

faut

comprendre le type de mariage

appelé

barate

dans

la

plaine

du Gave et crouhou

à Lesquire

et

qui unit

deux enfants

d'une famille

(deux frères ou deux sœurs ou

un

frère

et

une

sœur) à

deux enfants d'une

autre. «

Le

mariage de

l'un des enfants

donne

aux

autres

l'occasion

de

se

voir.

On

profite

de

l'occasion »

(P.

L.).

Il

faut

noter que, dans ce

cas,

sauf si l'une des

familles

compte plus

de deux

enfants, il

n'y a pas de versement de dot.

Ainsi,

la restriction

de

la

liberté de choix a

son envers positif.

L'intervention directe ou médiate

de

la famille et

surtout

de

la

mère

dispense de

la

recherche de

l'épouse.

On peut

être

lourdaud, rustre,

grossier,

sans perdre toute chance

de

se marier. Le cadet

de chez

Ba.,

« jaloux,

sauvage,

grincheux (rougnayre), pas charmant avec les

femmes, méchant », n'a-t-il pas

été

fiancé avec la fille An., la plus riche

et

la plus jolie héritière

du

pays

?

Et il

n'est peut-être

pas exagéré

de

pen

ser que par ce

mécanisme,

la

société

assure la sauvegarde

de ses valeurs

fondamentales,

à

savoir les

«

vertus

paysannes

»?

La

conscience

commune n'oppose-t-elle pas traditionnellement, le « paysan » (lou

paysà) au « monsieur

»

(lou moussu) ? Sans doute,

de même qu'il

s'opposait au paysan enmoussurit, enmonsieuré, le bon paysan s'oppos

ait

u paysan empaysanit,

empaysanné,

au hucou80,

à l'homme

des

bois et devait

savoir

se montrer

«

homme

de

compagnie

»

;

il

n'en reste

pas moins que l'accent était

toujours

mis sur

les

qualités

de paysan.

Surtout

lorsqu'il était question

de

mariage,

on attendait

d'un

homme

qu'il fût travailleur

et

qu'il sût travailler, qu'il fût capable de

diriger

son

exploitation,

tant par sa compétence que par

son autorité.

On

passait

également

sur

le

fait

qu'il

ne

sût

pas

nouer

des

amitiés

(ami-

gailhà's) avec les

femmes,

qu'il fût acharné à son travail au point de

négliger

certains

devoirs

de

société. Le jugement collectif était impi

toyable, au contraire, pour celui qui se mêlait de « faire

le

monsieur »

(moussureyà) au détriment de ses tâches

de

paysan.

«

II était trop

monsieur (moussu) ; pas assez

paysan.

Très joli homme pour sortir,

mais

pas

d'autorité »

(F.

L.,

88 ans). Toute la prime éducation

préparait

la jeune fille

à

percevoir

et

à juger

les prétendants selon les normes

30. Ce terme tend à désigner

actuellement

le célibataire

mot

à

mot :

chat-huant.

Page 32: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 32/111

58

P.

BOURDIEU

admises de toute

la

communauté31. Au « monsieur » qui

lui

aurait fait

la cour,

elle aurait répondu, comme

la bergère

de

la

chanson : « You

qu'aymi mey

u

bet hilh de pay a

»

(Moi j'aime mieux

un

bon fils

de

paysan)32.

Contradictions internes et

anomie

«

Les mains

qui

applaudissent

dans les

théâtres et

les cirques,

laissent

reposer les

guérets

et

les vignes. »

COLUMELLE.

A toute famille paysanne

se proposent des fins

contradictoires, la

sauvegarde

de

l'intégrité du patrimoine et le

respect de

l'égalité des droits

entre

les

enfants.

L'importance

relative

que l'on

accorde à

chacune

de ces

deux fins

varie

selon les

sociétés, ainsi que

les

méthodes

employées

pour

les atteindre. Le système béarnais se situe entre ces deux pôles : l'héritage

d'un

seul,

généralement l'aîné,

et

le partage équitable entre tous les

enfants. Cependant, la compensation accordée aux

cadets

n'est qu'une

concession

forcée

à l'impératif

de l'équité ; la coutume successorale

privilégie résolument

la sauvegarde du

patrimoine, octroyé à

l'aîné, sans

que

soient sacrifiés totalement,

comme

autrefois en Angleterre,

les

droits

des

cadets.

Avec le

célibat

des

cadets et le

renoncement à l'héritage,

le

système

s'accomplirait dans

toute sa logique

et

rejoindrait

la limite

vers

laquelle

il

tend,

mais

qu'il

n'atteint

jamais

parce

que

cela

reviendrait

à exiger de toute une catégorie

un

sacrifice total

et

impossible.

Si le

même

phénomène qui, autrefois, paraissait aller

de

soi est

aujourd'hui

saisi comme anormal,

c'est que

le célibat de

quelques-uns qui

était dans

l'ordre

parce

qu'il contribuait à

sauvegarder

l'ordre social,

menace maintenant les

fondements

mêmes de

cet

ordre. Le célibat des

31 .

De

même le

garçon

ne

pouvait qu'admettre et adopter l'idéal collectif, selon

lequel

l'épouse idéale est une bonne paysanne, attachée

à

la

terre,

dure

à

la peine,

« sachant

travailler

au dedans et au dehors, sans peur

d'attraper

des cals aux

mains

et capable

de

manier le

bétail » (F.

L.).

32.

«

Veux-tu

belle bergère me donner

ton

amour.

Je te serai

fidèle

jusqu'à la fin des jours.

You qu'aymi

mey u bet

hilh

de

paysà...

Pourquoi donc

bergère être si cruelle

?

Et bous moussu ta

qu'et

tan amourous

?

(Et

vous monsieur pourquoi

êtes-vous

si amoureux ?)

Je n'aime pas

toutes

ces demoiselles...

E you moussu qu'em

fouti

de bous... (et moi monsieur je me fous

de

vous) (recueilli

en

1959

à Lesquire).

Il existe

une

foule

de chansons qui,

comme celle-ci,

font dialoguer une

bergère,

rusée

et

forte

en gueule,

avec

un

franchimàn de la ville

(nom

péjoratif donné

à celui qui

s'escrime

à

parler

français,

franchimandeyà).

Page 33: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 33/111

Page 34: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 34/111

60

P. BOURDIEU

Célibataires

natifs

des hameaux de Lesquire (suite).

Statut

social

et âge

Petits propriétaires

(moins

de 15

ha)

:

1)

21 à

25

ans

2) 26

à

30

ans

3)

31 à 35 ans

4)

36 à 40 ans

5)

41

ans

et

plus

....

Métayers

et

fermiers :

1) 21 à 25 ans

2) 26 à 30 ans

3)

31 à

35

ans

4) 36

à

40

ans

5)

41 ans et

plus

....

Ouvriers

agricoles :

1)

21 à 25 ans

2)

26 à 30 ans

3)

31

à

35 ans

4) 36 à 40 ans

5) 41 ans et plus

....

Domestiques

:

1) 21 à 25

ans

2) 26 à 30

ans

3) 31 à 35

ans

4)

36 à 40 ans

5)

41 ans et plus

....

Aides

familiaux

:

1) 21 à 25 ans

2)

26

à

30 ans

3) 31 à 35 ans

4) 36 à 40

ans

5) 41

ans

et plus

....

Totaux

Rang de naissance et sexe

H

Atné

1

1

1

1

12

2

3

3

1

1

3

15

14

12

4

10

89

Cadet

1

1

1

1

1

1

6

1

12

14

9

6

3

14

71

F

Ainée

1

3

1

2

8

Cadette

1

1

1

13

9

3

3

13

45

Totaux

2

1

1

2

12

2

4

1

1

1

1

5

2

6

2

15

45

33

21

10

39

213

Le pourcentage

de

célibataires croît

régulièrement à

mesure que Ton

va vers

les catégories sociales inférieures :

0,47% des

célibataires

sont

des gros propriétaires, 2,81 % des propriétaires moyens, 8,45 % des petits

Page 35: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 35/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

61

propriétaires (soit

11,73%

pour l'ensemble

des

propriétaires

terriens),

4,22

% sont des

ouvriers agricoles,

2,81 % des

métayers

et des

fermiers,

11,73 % des

domestiques

et

69,50

% des aides familiaux. Il faut

pondérer

ces

chiffres,

en

tenant compte

de

l'importance

numérique

des

différentes

catégories34. Pour

les métayers

et

les fermiers, le

pourcentage des

cél

ibataires atteint

28,57%

; pour les ouvriers agricoles

81,81%

; pour les

domestiques 100 %85. Si,

comme

autrefois,

les chances

au

mariage

sont

beaucoup

plus

faibles

pour les

individus

appartenant aux

catégories

les

plus défavorisées, en

particulier les

ouvriers agricoles et

les domestiques,

U

apparaît

que le taux de célibat est relativement élevé

chez

les pro

priétaires

terriens.

Les 28

chefs d'exploitation célibataires et

les 22 aînés

qui, leurs parents étant vivants, ont été rangés parmi les

aides

familiaux,

représentent

22,32%

de l'ensemble des propriétaires terriens des

hameaux.

Il faut

observer

d'autre part que l'on compte

89

aînés célibataires

(soit 55,6%),

dont 49

âgés

de

moins

de 35 ans,

contre

71

cadets

(soit 44,4

%),

dont

38

âgés

de

moins

de 35

ans. Pour les filles,

le rapport

s'inverse, les aînées

ne

représentant que 15%

des célibataires contre

84% pour les

cadettes.

Ainsi,

une première

conclusion se

dégage :

les

chances au

mariage

sont moins étroitement

liées à

la

situation socio-

économique

qu'autrefois. Le privilège

du

propriétaire

et

de

l'aîné est

menacé.

Si,

évidemment, le capmaysouè se

marie

plus facilement

que

le

domestique ou l'ouvrier agricole, il

n'est

pas rare

qu'il

reste céliba

taireen

dépit de

tout, cependant que le cadet

de

petite

famille

trouve

une

femme.

Mais l'essentiel est que l'opposition entre

les aînés

d'une part,

les

cadets,

les

ouvriers et

les domestiques d'autre

part,

se trouve reléguée

à

l'arrière-plan, sans être

abolie,

par

l'opposition

entre le

citadin du

bourg

et

le paysan des hameaux.

34.

Cf. appendice III : Taille des familles selon la catégorie

socio-professionnelle

des chefs de

famille, tableaux III A

et B.

35.

Bien qu'ils soient devenus très

rares

(et du même

coup

très précieux)

les domestiques

n'ont pas une condition bien supérieure

à celle

qu'ils

auraient eue il y a cinquante ans. Entiè

rement soumis

à des

patrons souvent

autoritaires,

qui s'ingénient

à les dénigrer en

public pour

les déprécier

et

éviter

ainsi

qu'on

ne

les

leur

enlève, ils ne

peuvent

même

pas

songer à

se

marier.

On

jugera

mieux

à

travers ce témoignage de

l'un

d'eux,

né en 1928

:

«

J'ai été

à

l'école

jusqu'à 11 ans, au quartier Rey. Mon père avait une petite propriété

de

8

hectares,

comprenant

des

fougeraies

et des

bois,

des

vignes,

quelques prés et

3 arpents de

terre à

mais. J'avais

un

frère aîné et une sœur idiote ; j'ai été placé

à

11 ans chez L... comme domestique. C'est une place

rude, les

patrons sont

exigeants.

J'ai

été

comme

un

esclave pendant six

ans. J'étais crevé

à la

fois

physiquement

et

moralement. Ça vous

met

à zéro.

Il

fallait,

comme les oies,

rire

bruyamment à chaque

mot plus ou

moins amusant du patron.

Avec l'accord de

mes parents,

j'ai réussi

à me libérer du patron et à partir chez

R...,

un parent, pendant huit mois avant

mon régiment. Au retour j'ai travaillé

comme

ouvrier

agricole.

C'est dur, mais

ce

n'est pas

l'esclavage

comme

domestique. Après, je me

suis embauché

dans

les

entreprises des environs.

J'ai

travaillé pour le groupe scolaire, pour l'adduction d'eau. Maintenant je suis à la briquet

erie.

e marier ? Ah si j'étais

flic,

j'en

trouverais vingt; il faut les voir, les

femmes de gendarmes,

elles

sont

grasses...

Elles ne foutent

rien. »

Page 36: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 36/111

62 P. BOURDIEU

Situation

matrimoniale des habitants

de

Lesquire

en fonction des

classes

d'âge,

du

sexe

et de la

résidence.

Classes

d'âge

Nés entre :

1933/1929 :

21 à

25

ans

1928/1924

:

26 à 30 ans

....

1923/1919

:

31

à

35 ans

....

1918/1914 :

36 à 40

ans

avant

1914 :

41 ans et plus . .

Totaux ....

Bourg

Célibat.

H

4

1

1

9

15

F

2

1

1

9

13

Mariés

H

4

6

4

7

54

75

F

4

4

6

5

67

86

Hameaux

Célibat.

H

30

36

20

14

63

163

F

14

15

3

3

15

50

Mariés

H

5*

14

13

14

204*

250

F

13

20

24*

14

257"

328

Totaux

76

97

71

58

678

980

Observations

•dont un veuf.

•dont

une

veuve.

•dont 16 veufs,

•♦dont 95 veuves.

Habitant

au

Population

de

Lesquire

en 1954

Bourg

Hameau

Totaux

Agés

de

moins

de 21

ans

75 299

374

Agés

de plus de

21 ans 189 791 980

Totaux 264 1 090 1 354

Tandis que les

célibataires hommes

âgés de plus de 21 ans constituent

seulement 16,44% de

la population

masculine du bourg,

ils

forment

39,76%

de

la

population masculine

du

hameau (soit 2,4

fois

plus),

le

pourcentage

pour

l'ensemble

de

la

commune atteignant

35,38%.

Pour

la

tranche de

31

à

40 ans, ces

différences

s'accusent36.

Les

célibataires

forment 8,35%

de

la population masculine du bourg et 55,73%

de

la

population masculine des hameaux,

le

fait essentiel étant que

le

taux

de

célibat est passé de 23,6

%

pour les

hommes du hameau,

âgés de plus de

40 ans, c'est-à-dire

la

vieille

génération,

à 55,73% pour les

hommes

âgés de 31 à 40 ans, c'est-à-dire

la

jeune génération , soit un accroissement

du

simple au

double.

36. L'âge

moyen

au

moment du mariage est de 29 ans pour

les

hommes et de 24 ans pour

les femmes.

Page 37: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 37/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

63

Chez les

femmes,

le phénomène présente

une

allure

toute

différente.

Étant donné que

le

nombre des femmes qui quittent

la

commune, soit

pour travailler

en

ville, soit

par le

mariage, est beaucoup plus grand

que

le

nombre

correspondant

d'hommes

(comme

le

montre

la

pyramide

des âges),

la

comparaison entre le taux de célibat des hommes

et

le taux

correspondant pour les femmes

n'est

pas fondée. Il n'en est pas

de même

de

la comparaison entre le

taux de célibat

des femmes du bourg et

des

femmes

du

hameau.

Les célibataires

femmes

constituent

13,13%

de

la

population

féminine

du bourg âgée

de plus de 21

ans,

contre

13,22 % pour

le

hameau

;

le pourcentage

pour

l'ensemble de

la commune étant

de

13,20

%

la

différence est négligeable. Au

bourg,

les célibataires

femmes

forment 17,39% de

la population

féminine

âgée

de 21 à 40 ans, contre

33% au hameau (soit

un rapport

de 1 à 1,9). Ainsi, tandis que

l'opposi

tionntre le bourg

et

les

hameaux

est très fortement

marquée

en ce

qui

concerne

les

hommes, elle

est nulle

lorsque

nous

considérons

l'ensemble

de la population féminine adulte, les femmes du hameau

de

la jeune

génération

étant

cependant défavorisées

par

rapport à

leurs aînées, mais

infiniment

moins

que les

hommes37.

Ainsi,

si

nous faisons

le bilan

des résultats acquis jusqu'ici, il

apparaît

premièrement que

les chances au mariage

sont

sept

fois plus grandes

pour un garçon de

la

jeune génération (31 à 40

ans)

résidant au bourg,

que pour

un garçon de

la

même

génération né

au

hameau ;

deuxiè

mement,

que la

disparité entre les filles du hameau

et

les

filles du

bourg

est beaucoup moins grande qu'entre

les garçons, les

filles du bourg

n'ayant

que

deux

fois

moins

de

chances de

rester

célibataires

que

les

filles du

hameau88.

37 . Si nous

considérons la

population

féminine

résidant à Lesquire (compte non tenu des

femmes

nées

à

Lesquire

et mariées ou

résidant à

la ville), il apparaît que,

au

bourg, une femme

de

plus

de 21 ans

sur

sept est

célibataire,

le taux atteignant 2

sur

11 pour

les

femmes âgées de 21

à 40 ans. Au hameau,

la proportion est la même pour

les

femmes

âgées

de plus de 21 ans

;

elle

atteint 1/3

pour les

femmes de 21 à 40

ans.

L'influence de la résidence

sur les chances

au

mariage

s'exerce

donc

aussi

sur

les

femmes

qui demeurent à Lesquire.

38 .

Considérons seulement la

distribution

marginale

des

données ci-dessus :

Hommes Femmes

Célibataires Mariés

Total

Célibataires Mariées

Total

Bourg 15 75 90 13 86 99

Hameau 163 250 413 50 328 378

Total 178 325 503 63 414 477

La

résidence

et

le

style de vie

corrélatif influent

(de

façon

très

significative, X* = 16,70) sur

la situation m atrimoniale :

il

y

a

5

fois

plus d'homm es m ariés que de

célibataires au

bourg

et

seu

lement 2 fois plus (1,99)

dans les

hameaux. Au

contraire,

la résidence n'influe pas de façon

significative (X2

=

0,67) sur le statut matrimonial des femmes.

(Suite de la note,

p.

64.)

Page 38: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 38/111

64

P.

BOURDIEU

Les

facteurs de bouleversement du système des

échanges

matrimoniaux.

L'apparition de ces

phénomènes anormaux

révèle

que le

système

des échanges

matrimoniaux,

dans son

ensemble,

a subi

un

boulever

sement rofond

dont il

faut saisir

les

causes

essentielles

avant d'analyser

la

situation

actuelle. C'est,

en

premier lieu,

à

travers la

dot

que le

système

dont elle

constituait la clé

devoûte a été ébranlé.

En

effet, avec l'inflation

consécutive

à

la guerre,

l'équivalence

entre la

dot comme

part du

patr

imoine et la

dot comme donation faite à celui qui se marie

ne

peut plus

être

maintenue. « Après

la guerre, on

pensait que les «

prix

de

folie

»

redescendraient. Vers 1921,

la

vie commence à baisser, les

porcs et

les

veaux

baissent

; mais ce n'était qu'un mouvement sans lendemain.

Quelques mois

après,

les cours recommencent à grimper l'échelle. Gela

entraîne

une véritable

révolution

:

les

épargnants

sont

ruinés

;

combien

de procès

et

de

disputes entre propriétaires

et

métayers, entre fermiers

et

patrons G'est

la

même chose pour les

partages

: les cadettes,

mariées

depuis

longtemps, veulent réestimer

l'héritage au

cours

du jour.

Pour

les mariages,

la

dot compte de moins

en

moins. Aujourd'hui on n'y

attache presque

plus d'importance.

Que

vaut

l'argent? Il

faudrait

demander

beaucoup.

Une

propriété

qui valait

20

000 francs avant 1914,

vaut maintenant 5 millions. Personne

ne

pourrait payer des dots

en

proportion.

Qu'est-ce que c'est maintenant une

dot de

15 000 francs ?

Alors on s'en

fiche

»

(P.

L.-M.). De

ce fait, la dépendance des

échanges

matrimoniaux

à

l'égard

de

l'économie

décroît, ou, plus

exactement,

elle

change de forme ; au

lieu

de

la

situation

dans la

hiérarchie

sociale

définie

par le patrimoine

foncier, c'est

beaucoup plus le statut

social — et

plus

précisément le

style

de vie

corrélatif — qui apparaît

comme

lié

au

mariage.

A l'ébranlement

de

la base économique

du

système, vient s'ajouter

un véritable renversement

des

valeurs.

En premier lieu, l'autorité des

anciens qui

reposait,

en

dernière instance,

sur

le

pouvoir

d exhéréder,

s'affaiblit,

partie pour

des

raisons

économiques,

partie sous

l'influence

de

Regroupons

maintenant

les données marginales concernant les

célibataires

:

Célibataires Mariés

Total

Bourg 15 13 28

Hameau

163 50 213

Total

178 63 241

Les

épreuves

de

signification autorisent à conclure que

la

résidence

n'exerce

pas

la

même

influence

sur les

hommes

et sur les

femmes, sur

les hommes

du bourg

et sur les h ommes des

hameaux.

Comme

il a été établi que

la

divergence ne tient

pas

à

la

différence

de situation

entre

les

femmes

du

bourg

et les

femmes

du hameau,

ni

entre les hommes du bourg et les

femmes

du bourg,

elle

ne

peut

être due qu'à

la

situation particulière des hommes des hameaux.

Page 39: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 39/111

/['■

Ph.

9.

Le bal

du

comice agricole.

Debout

au bord

de la piste,

un

groupe de spectateurs

plus

âgés observent sans parler.

Comme

happés

par

la tentation d'entrer dans

la

danse, ils avancent

parfois et resserrent l'espace laissé aux danseurs.

Ils sont tous là, tous

les

célibataires. Le jour du

comice agricole, tout

le

monde

est

« sur

la

Prome

nade

, et

tout

le

monde

danse, même les vieux.

Les

célibataires, eux,

ne

dansent pas

davantage,

mais

on

les

remarque moins, parce que

les

hommes et

les

femmes

du village sont venus, les uns

pour

bavarder

avec

les amis, les autres

pour

épier,

cancaner

et faire

mille conjectures sur

les

mariages possibles.

Page 40: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 40/111

"Salon"

L

Couloir

Chai

u

a

cd

U

i

Rue

1

Salle

commune

Cheminée JlEvier

r

Cuisine

Porcherie

s.

Cour

o

ci

3

O

Pressoir

©

Etable

vers

le

jardin

l

U

D

-

Remise pour les

instruments

agricoles

Fig.

2.

Plan

type

de

maison

du

bourg.

Page 41: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 41/111

CELIBAT

ET

CONDITION PAYSANNE

65

l'éducation et des

idées

nouvelles39. Les

parents

qui ont

voulu

manifester

leur autorité

en

menaçant les

enfants

d'exhérédation, ont provoqué

Féparpillement

de leur

famille,

les jeunes partant pour

la

ville. Ceci

est

vrai

surtout

pour les

filles,

autrefois

enchaînées

à

la

maison

et

contraintes

d'accepter

les décisions de leurs parents. «

Aujourd'hui,

combien de

filles

voyons-nous

attachées à

la

terre ? Aucune. Avec 'instruction,

toutes

ont

un emploi.

Elles préfèrent

se marier

avec un employé, n'importe.

Il

a «

la

solde

» tous

les jours. Autrement,

il

faut

travailler tous

les jours sans

savoir. Autrefois ? Et où

fallait-il partir

? Maintenant elles peuvent. Elles

savent

écrire...

» (J.-P. A.). «

Les filles sortent autant que

les garçons

;

elles sont

même plus dégourdies

souvent...

C'est l instruction. Autrefois

il

y avait

des

filles placées

en ville,

bien

sûr.

Maintenant elles ont

des

emplois ; elles ont des C.A.P. tout ça... Autrefois beaucoup de

filles

allaient

se

placer

et

se

faire

un

peu

d'argent

pour

leur

trousseau, puis elles

revenaient. Maintenant, pourquoi revenir ? On

ne

trouve

plus

de

coutur

ières. Avec 'instruction,

elles

partent quand elles veulent

»

(P. L.-M.).

Le relâchement

de

l'autorité paternelle,

l'ouverture

des jeunes

à de

nouvelles

valeurs,

ont ôté à la famille son rôle d intermédiaire actif

dans la conclusion des

mariages.

Parallèlement,

l intervention

du

«

mar

ieur

» (lou

trachur)

est

devenue

beaucoup plus

rare40.

Par suite,

la

recherche

d'un

partenaire est laissée à l'initiative

des

individus.

Dans

l'ancien système

on pouvait se dispenser de «

courtiser

»

et l'on

pouvait

tout ignorer de l'art de faire

la

cour. Aujourd'hui tout est changé.

La séparation

des sexes n'a

fait

que

croître avec

le

relâchement

des liens

sociaux,

particulièrement

dans

les

hameaux41, et

l'espacement

des

occasions de rencontre. Plus que jamais, les « intermédiaires » seraient

indispensables ; or « les jeunes sont plus

«

fiers

»

(n.a. :

orgueilleux)

qu'autrefois

; ils se

trouveraient tout

à fait ridicules si

on

les

mar

iait » (J.-P. A.). De

façon générale, la jeune génération ne

comprend

plus les

modèles

culturels anciens. A

un système

d'échanges matri

moniaux

dominé par

la règle

collective, a fait

place

un système régi

par la logique

de

la compétition

individuelle. Dans

ce contexte, le

paysan

des

hameaux est tout spécialement désarmé.

A

la fois

parce

qu'elles sont rares et

parce

que

tout l'apprentissage

tend

à

séparer

et

à

opposer

les sociétés

masculine

et

féminine,

les

rela

tions entre les

sexes

manquent de naturel

et

de

liberté.

« Pour séduire

39 .

Il

est des familles où l'autorité des parents reste absolue. « Récemment

encore

une

fille

Bo.,

l'aînée, a été mariée à un

garçon

de

la montagne ; ce garçon

est venu habiter

Lesquire.

La

mère

a tramé le

mariage de sa fille

cadette, âgée

de

16 ans,

avec

le frère aîné du

mari de sa

fille

aînée. Elle disait : «

II

faut

les

marier jeunes,

après

elles veulent choisir » (J.-P. A.). Ce type

de mariage

est

appelé barate

(ha

ue

borate).

40 .

Fait

significatif,

les

jeunes

générations ne

connaissent même pas le mot

trachur,

ni

les

coutumes

anciennes. U

est encore des gens qui

se mêlent de

tramer les mariages.

Mais

on les

considère avec quelque

ironie.

41. Voir

p.

85 sq.

Page 42: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 42/111

66

P.

BOURDIEU

les

filles,

le paysan promet le

mariage,

ou laisse supposer

; la camarad

erie

'existe pas.

Il

n'y a

pas

de relations

constantes entre

les garçons

et

les

filles. Le

mariage

joue

le

rôle d'appât. Autrefois peut-être,

mais

maintenant

ça

ne

marche

pas.

Le

mariage

avec

un

paysan

est

dévalorisé.

Us n'ont plus

aucun

argument de séduction »

(P. C,

32

ans,

villageois).

Le

seul

fait d'aborder une fille

et

de lui parler, est toute

une

affaire.

Alors que

— et

peut-être parce

que — l'on

se connaît depuis l enfance,

la moindre approche est

de grande

conséquence

parce

qu'elle

rompt

brusquement le rapport d'ignorance

et

d'évitement

réciproque42. A la

gêne et à la maladresse du garçon répondent les sourires niais

et

l'attitude

embarrassée de

la jeune fille. On ne

dispose

pas

de cet

ensemble

de

modèles gestuels

et verbaux qui faciliteraient

le

dialogue

:

serrer la main,

sourire, plaisanter, tout fait problème. Et puis

il

y a l'opinion qui

observe

et juge, conférant

à

la rencontre la plus banale la

valeur

d'un

engagement

irréversible.

Quand

on

dit

de

deux

jeunes

gens

qu'

«

ils

se parlent », cela signifie qu'ils vont se marier... Il n'existe pas,

il

ne

peut

pas exister

de

relations neutres.

En outre,

tout

tendait autrefois

à

favoriser

le

bon paysan, la valeur

du

propriétaire

dépendant

de

la valeur

de

la propriété

et

réciproquement.

Les

normes présidant

à

la

sélection

d'un

partenaire

étaient valables,

au

moins

grossièrement, pour

l'ensemble de

la

communauté : l'homme

accompli

devait

unir

les

qualités

de bon paysan

et

d'homme de compag

nie

t

réaliser

un

juste

équilibre

entre lou

moussu

et

lou

hucou,

bref

entre le rustre

et

le citadin. La société d'aujourd'hui est dominée par des

systèmes

de

valeurs

divergents

:

à

côté

des

valeurs

proprement rurales

qui

viennent

d'être définies, apparaissent des valeurs empruntées au

monde

urbain

et adoptées

surtout

par

les

femmes ; dans cette

logique,

le privilège

se

trouve conféré

au

« monsieur »

et

à

l'idéal

de sociabilité

urbaine tout à fait

différent

de

l'idéal

ancien, qui concernait avant tout

les relations

entre

les

hommes ; jugé

selon ces

critères,

le

paysan devient

le hucou.

Mais le fait

essentiel

est sans

doute que

cette société,

autrefois

rel

ativement fermée sur soi,

s'est

résolument ouverte au-dehors. Il s'ensuit

d'abord que les aînés,

enchaînés

au

patrimoine qu'ils

ne

peuvent aban

donner

sans

déshonneur,

ont

souvent

plus

de

peine

à

se

marier —

surtout

s'il

s'agit

de

petits propriétaires

— que

leurs cadets qui ont déserté

42. «

Ils

manquent

de confiance

en

eux-mêmes. Ils n'osent plus, après

l'avoir

regardée

pendant quinze ans,

aborder

une fille. Ils se disent : « Elle n'est pas pour moi » Ils

vont

à

l'école.

Ils travaillent

sans passion.

Ils ont le

certificat d'études

ou

le niveau. Si les

parents

ne les

poussent pas, c'est

la

règle (depuis

quelques

années, ça change), ils retournent à

la

propriété et

s'enlisent

doucement.

Ils

ont

une

vie tranquille,

le dimanche

un peu

d'argent de

poche.

Ils

partent au service

militaire,

s'écrasent

un

peu plus, s'aplatissent. Ils reviennent,

les

années

passent, ils ne se marient pas » (A. B.). «

II

faut

les voir.

On

n'arrive

pas devant une fille

décontracté. Le

sentiment ne sait

pas s'exprimer.

On

a honte. Tu parles Ils ont

l'occasion

de

discuter cinq

minutes

tous les quinze

jours

avec

des filles auxquelles ils ont peut-être pensé

sans

arrêt pendant

ces quinze jours » (P. C).

Page 43: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 43/111

CELIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

67

la terre et

ont gagné

la

ville ou les bourgs

voisins.

Mais

l'exode

est

essentiellement

le

fait

des femmes

qui, on

l'a

vu, sont beaucoup mieux

armées

qu'autrefois pour affronter

la

vie urbaine

et

qui aspirent toujours

davantage

à

fuir

les servitudes

de

la

vie

paysanne.

«

Les

jeunes

filles

ne

veulent plus être paysannes. Ce n'est pas facile de trouver une

femme pour

beaucoup de

jeunes

gens,

fils

de

fermiers,

de

métayers

et

même

de

propriétaires, surtout quand

la

ferme est perdue dans la

campagne, loin de

l'école et

de l'église,

des boutiques, d'un

chemin

passager, surtout

quand

le pays est rude, la terre

maigre

et dure

à

tra

vailler. Ça a

commencé

après 1919.

Quand

les fils

de

paysans qui

n'avaient pas l'amour

de

la terre chevillé au foie,

ont commencé à

partir

pour occuper les emplois

de

la ville, les jeunes filles ont pu trouver des

partis

qui leur assuraient une vie oisive

et

plus aisée, une maison où

elles

pouvaient

être

«

maîtresses »

(daunes)

dès

le

premier

jour.

Autrefois,

avant

l'inflation,

les parents de jeunes

filles

à marier

(maridaderes)

leur

donnaient une bonne dot pour les « caser » chez

des paysans ; ils

savent

qu'avec

la

monnaie actuelle, cette

dot

qui leur a coûté tant de sacrifices

n'a plus

aucune

valeur. Ils préfèrent envoyer

leurs filles

avec un petit

trousseau

et

quatre sous dans le porte-monnaie ; ils savent que, comme ça,

elle

ne

viendra pas

se

plaindre

plus

tard de travailler

comme une esclave

toujours traitée

en étrangère

»

(P. L.-M.).

(Voir

aussi appendice VI.)

Moins

liées à la terre que les

garçons

(les aînés

en

tout

cas), pourvues

du

minimum d'instruction

indispensable

pour

s'adapter

au

monde

urbain,

partiellement

libérées

des

contraintes

familiales

en

raison

det

l'affaiblissement

des

traditions, plus promptes à adopter les modèles;

de comportement urbains, les filles

peuvent

gagner les

villes

ou les

bourgs

plus aisément

que

les garçons. Pour mesurer l'importance relative de

la

migration

des hommes et

des

femmes, il

suffira de comparer

le

nombre

de garçons

et

de

filles

nés

à Lesquire pendant une

période donnée

et

qui y ont été recensés

en

1954, au nombre de

garçons

et

de

filles

dont

la naissance

a

été déclarée

à

l'état civil,

pendant

la même

période.

1. Garçons.

Nés à Lesquire

Résidant

à Lesquire en

1954.

Départs

Pourcentage de départs . . .

Années

de

naissance

1923

à

1927

88

67

21

24%

1928

à

1932

80

49

31

38%

1933

à

1937

65

44

21

32%

1938

à

1942

40

33

7

17%

Total

273

193

80

29%

Page 44: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 44/111

68

P.

BOURDIEU

2. Filles.

Nées

à

Lesquire

Résidant à Lesquire en 1954.

Départs

Pourcentage de départs . . .

Années

de naissance

1923

à

1927

86

40

46

53%

1928

à

1932

65

41

24

27%

1933

à

1937

71

40

31

43%

1938

à

1942

47

35

12

29%

Total

269

156

113

42%

Outre

qu'il

fait

apparaître

une

baisse

importante de

la

natalité

(soit

plus

de

50% entre

1923

et

1942),

ce

tableau

montre que

les

femmes

quittent Lesquire plus que les hommes

: parmi

les gens âgés

de 27 à

31

ans

en 1954,

il est parti

2,22 fois

plus de

femmes que d'hommes (et 1,4 fois

pour

les

années

1923 à

1942).

En gros,

six femmes et quatre hommes

quittent le village chaque année.

Pour

les

femmes,

les départs

com

mencent tôt, dès l'adolescence.

Les

hommes

ne

partent

que

plus

tard, et

surtout entre 22

et

26 ans, c'est-à-dire après le service militaire.

L'ampleur de l'exode

des femmes (42 %,

soit

près

de

une sur deux)

ne

doit

pas

dissimuler

l'émigration des hommes (29 %, soit près

de un

sur

trois),

faute de

quoi

on s'interdirait

de

comprendre

que

le

taux

de

célibat

ait pu croître relativement

chez

les femmes

de

la jeune génération

restées

dans

les

hameaux,

alors que

l'on

serait

tenté

d'expliquer le taux patho

logique

du

célibat

masculin par une

pénurie de

femmes43.

Or, les habitants de Lesquire ont une

juste

perception de

la

situation

objective :

il n'est pas un

informateur

qui n'évoque l'exode des

femmes,

le plus souvent

en

le

surestimant.

Il s'ensuit

que

les

femmes

ont l'espoir

de quitter Lesquire tandis

que la

plupart des hommes se sentent

condamnés à y vivre (et cela d'autant plus que

l'exode

masculin est

relativement minimisé). Elles sont donc fondées à se préparer au

départ

dès la fin

de

l'adolescence et

à se détourner

des hommes du

village,

43.

Les

causes du célibat des jeunes filles se sont pas exactement

les

causes du célibat des

garçons.

Sans doute, certaines

jeunes

filles

restent

soumises à des déterminismes semblables

à

ceux

qui favorisent le

célibat

des hommes. C'est le cas

de

certaines jeunes filles

eéipaysanides,

empaysannées, mal

accoutrées,

maladroites

;

comme

leurs compagnons

d'infortune,

elles

font

tapisserie au bal

et

sont

laissées

pour

compte. C'est le

cas de

certaines héritières qui

restent

à

la

propriété pour ne pas abandonner

leurs

parents, le cas

de

celles qui restent aux

côtés

d'un frère

condamné au

célibat ; on trouve de tels

couples

de célibataires

dans

une trentaine

de maisons.

Il

y a aussi

les

jeunes filles de mauvaise réputation que

les

jeunes gens, par crainte

du ridicule et du

jugement collectif,

ne s'aventurent

pas

à

courtiser.

Enfin, pour certaines

jeunes filles du bourg, le célibat tient

à

l'impossibilité où elles

sont

de

trouver un

parti corre

spondant à leurs

aspirations

et à leurs façons

de

vivre, en

sorte

qu'elles

préfèrent

rester cél

ibataires

plutôt

que d'épouser un paysan des hameaux.

Page 45: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 45/111

CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE

tandis que les hommes cherchent

à bâtir leur avenir

dans

le

pays

même.

Une

analyse du

sex-ratio

pour

les différentes

classes

d'âge (d'après

le recensement de 1954) confirme ces observations.

Classe

d'âge

Avant

1893

. .

1893-1902 ...

1903-1912 ...

1913-1922 ...

1923-1932

...

1932-1954

...

Total

.

Sex-ratio

et

répartition selon la résidence

Bourg

M

24

16

19

13

19

32

123

F

41

18

19

14

13

36

141

61,53

88,88

100,00

92,82

146,15

88,41

88,48

Hameaux

M

105

70

87

63

97

157

579

F

125

52

74

42

67

151

511

86,06

134,61

117,56

150,00

144,77

103,98

113,97

Ensemble

M

129

86

106

76

116

189

702

F

166

70

93

56

80

187

652

1354

80,12

122,85

113,97

135,71

145,00

96,25

108,53

Si

l'on

se rappelle que, pour l'ensemble

de

la France

il

est

en

1954

de 92,00, on voit que

le

sex-ratio de

la population

de

Lesquire est anor

malement élevé

; bas

pour les

gens

ayant plus de 60 ans

et

pour les moins

de 22

ans,

trop

jeunes

pour

émigrer,

il

est très

haut

pour toutes les

classes

intermédiaires, ce qui

permet

de conclure que le taux d'émigration

est plus fort pour les

femmes que

pour les

hommes et

ceci tout parti

culièrement dans les hameaux, le

sex-ratio de

la population

agglomérée

étant toujours inférieur à 100, sauf pour les années 1923 à 1932.

Contradictions internes.

Ainsi,

sous

l'action de diverses

causes,

une

véritable

restructuration

s'est

opérée.

Cependant,

bien

que

ses

conditions

d'exercice soient tout

autres,

le

principe

fondamental

qui

domine

la logique

des

échanges

matrimoniaux, à savoir

l'opposition

entre mariages de bas

en haut et

mariages de haut

en bas, s'est trouvé

maintenu.

C'est que

ce

principe

est

étroitement

lié

aux valeurs fondamentales

du

système

culturel.

En effet,

bien

que l'égalité

soit absolue entre les hommes

et

les

femmes en

ce qui

concerne

l héritage, tout le système culturel reste

dominé

par le primat

conféré

aux hommes et aux valeurs

masculines44.

44. L'existence

d'une différence d'âge

importante

(5 ans

en

moyenne)

en

faveur de l'époux

en est un autre indice.

Page 46: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 46/111

70

P. BOURDIEU

Dans l'ancienne

société,

la

logique des échanges matrimoniaux

dépen

daittroitement

de

la hiérarchie sociale qui,

elle-même,

reflétait la répar

tition

de

la propriété foncière ; plus, elle

avait

pour fonction sociale

de

sauvegarder cette hiérarchie et

à travers

elle,

le

bien

le

plus

précieux, le

patrimoine.

Il

s'ensuit

que

les

impératifs

de

l'ordre

économique

étaient

en

même

temps des impératifs sociaux, des impératifs d'honneur. Se

marier

de

haut en bas, ce

n'était

pas

seulement exposer

l'héritage des

aïeux,

mais aussi

et

surtout déroger, compromettre un nom

et

une

maison

et

par là, menacer tout l'ordre

social.

Le mécanisme

des

échanges

matri

moniaux était le résultat de

la

conciliation harmonieuse

d'un

principe

propre à

la

logique spécifique des échanges matrimoniaux (et

indépen

dant

e

l'économie) et

de

principes

ressortissant

à

la

logique

de

l'écono

mie,

savoir les différentes normes imposées par le

souci

de

sauvegarder

le

patrimoine, telles que

le droit d'aînesse ou la règle

de

l'équivalence des

fortunes.

Sans

doute, l'influence

des

inégalités

économiques

se

fait

sentir

aujourd'hui encore. Cependant,

tandis qu autrefois, parce qu'il s intégrait

dans la

cohérence

du système,

ce principe

n'empêchait certains

mariages

que

pour en favoriser

d'autres,

tout

se passe

aujourd'hui

comme

si la

nécessité

économique

s'exerçait seulement de façon négative, empêchant

sans

favoriser. Parce qu'il continue à

fonctionner

alors que le système

dans lequel

il

détenait une fonction essentielle s'est effondré, ce principe

ne

fait qu'accroître l'anomie.

«

Maintenant le besoin

d'une

femme est

plus

grand.

Il

n'est

pas question de

refuser un

mariage,

comme

autrefois,

pour une

histoire

de dot » (J.-P. A.). Et pourtant, bien

que la

nécessité

pousse

à

transgresser

les

principes

anciens,

ceux-ci

agissent

encore comme

à

vide et

à contretemps. C'est ainsi, par exemple,

que

les mères se

soucient surtout de « marier

la

fille » alors qu'il faudrait songer plutôt

au fils. C'est ainsi

que

les normes

anciennes

(devenues

«

préjugés »)

interdisent encore plus

d'un

mariage entre un aîné de grande

famille

et

une jeune fille

de

basse extraction46. C'est ainsi que,

parmi

les

hommes des hameaux,

globalement

défavorisés, certains

le

sont

dou

b l emen t,

à

savoir ceux qui

l'étaient

déjà dans l'ancien

système, les

cadets qui restent

à

la terre et les plus

pauvres,

métayers,

fermiers,

domestiques.

45. Toute

une

catégorie

de

célibataires (surtout parmi

les

hommes

de

40 à 50 ans) apparaît

comme

le

« produit » de ce décalage entre

les

normes anciennes et la situation

nouvelle.

« Cer

tains

jeunes

gens

de grande famille qui ne voulaient pas déroger et qui n'avaient pas vu le

changement de situation sont restés

comme

ça, célibataires.

C'est par

exemple

le cas

de

Lo.,

un

de

ces paysans

de

Lesquire qui ont eu,

après

la

guerre, le vent en poupe. Fils

de

bons paysans,

ayant pas mal d'argent de

poche, toujours

bien

habillé, il a fréquenté le

bal

assez

longtemps.

Il

fait partie de ces paysans, fils de bonne maison, argentés, qui

avaient

un certain succès pour

toutes ces

raisons

et qui n'avaient pas encore «c

d'insuccès

» parce

que

paysans. Il est certain

que

bon nombre

de

filles

pour lesquelles

il a

fait

« la fine

bouche

» feraient

bien

son

affaire

en

ce

moment.

Pourtant,

il ne parait pas regretter d'avoir laissé passer le bon moment.

Il

se

console

en

ce

moment,

chaque semaine autour du

pintou (dem i-litre

de vin) avec

ses

compagnons

d'infortune... » (P. C).

Page 47: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 47/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

71

L'attention

excessive

vouée

au montant de

la

dot,

la crainte des frais

entraînés

par

les festivités de

la

noce,

par la réfection

de

la maison qui

est de tradition au moment du mariage, par

l'achat du

trousseau que

l'on

expose

aux

invités,

la

réticence

des

jeunes

filles

à

supporter

l'autorité

excessive des parents qui

restent

maîtres

du

budget

et

de l'exploitation,

sont autant d'obstacles ou d'empêchements qui font souvent échouer

les

projets de

mariage. Le

temps

passe ; entre-temps, la jeune fille

a « trouvé »

le gendarme ou le facteur. Avec ceux-ci,

tout

est simple

: il

n'est

pas question

de dot, de trousseau, de cérémonies

et

de

fêtes dispen

dieuses et

surtout de

cohabitation

avec

la

belle-mère.

Si

elle continue

à

exercer une influence

déterminante

sur le méca

nisme des

échanges matrimoniaux,

l'opposition entre

les aînés

et

les

cadets

a

aujourd'hui une

signification fonctionnelle toute

différente.

L'étude de 100 mariages enregistrés à

l'état

civil entre 1949

et

1960 le

montre clairement

:

on dénombre en

effet

43

mariages

entre

un

héritier

et

une cadette, 13 entre

un cadet

et une héritière,

40

entre deux cadets

et

4 seulement

entre deux héritiers. Ainsi, les mariages entre cadets,

jadis

l'exception,

sont

devenus

aujourd'hui

presque

aussi

nombreux

que les mariages entre héritiers et cadettes. Cela se comprend si l'on

observe, d'une part que

les

cadets

mariés à

des

cadettes ont à

peu

près

tous un emploi

dans le

secteur

non-agricole, et d'autre part que,

pour

les

gens du bourg, l'opposition

entre l'aîné

et le

cadet a

une fonction

très secondaire dans

les échanges matrimoniaux, les

différents

types

de mariage se

réparties

ant au hasard. Beaucoup moins dépendants

qu'autrefois

à

l'égard

de

« la

maison

»

parce

qu'ils

se

sont

assuré

d'autres

sources

de

revenus qui leur

permettent

de s'installer

ailleurs,

beaucoup

moins attentifs au

montant

de

la

dot, les

cadets

n'hésitent pas à épouser

des cadettes sans fortune.

La rareté

relative

des mariages entre

héritières et

cadets tient essen

tiellement à ce que, par le seul fait

qu'elles

quittent

la

maison,

nombre

d'héritières qui se marient

à l'extérieur

du village ou

à

Lesquire même,

renoncent au droit d'aînesse qui est dévolu le plus souvent à leur frère

cadet.

C'est

le

cas, principalement,

des

aînées de

familles nombreuses

qui ne peuvent pas

attendre

pour

se

marier que leurs jeunes frères

aient

atteint

la

majorité

et

qui

préfèrent

partir

à

la

ville.

C'est

aussi

le

cas,

très

fréquemment,

des

« petites

héritières

»

qui laissent la place

à un frère

cadet.

Ainsi les

héritières

qui étaient de tous temps moins nombreuses

que les héritiers, tendent à devenir

très

rares.

Alors

que pour les

gens

du bourg

et

plus généralement pour les

salariés

du

secteur non-agricole,

la

plupart

des,

empêchements anciens

ont

disparu,

ils

continuent à s'imposer

aux paysans des hameaux,

comme

le

montre

l'extrême

rareté des unions entre deux héritiers (4 %). Les

mariages entre héritiers et

cadettes

et, moins fréquemment,

entre

héri

tières

et

cadets,

demeurent

la

règle.

Mais

l'existence

d'un taux

de

célibat

Page 48: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 48/111

72

P.

BOURDIEU

élevé, même parmi les héritiers, témoigne,

une fois encore, que

le

système ancien est demeuré

assez

vivant pour imposer

l'observance des

principes fondamentaux, mais

non

pour

favoriser

effectivement cela

même

que

ces principes prétendaient

garantir.

En effet,

la logique

du

système

tendait

à

faire

en

sorte

d'une

part

que

le

patrimoine

ne

pût

être aliéné, morcelé ou abandonné

et

d'autre

part que

le

lignage

se per

pétuât ;

à

cette fin,

on mariait toujours

l'héritier ou l'héritière qui, lors

qu'ils

n'avaient

pas

d'enfants, laissaient

leurs droits

aux

cadets. Si,

de ces

deux fonctions, la première

se trouve remplie

— plus

efficacement que

jamais peut-être

du fait

que le départ

des cadets et des femmes

éloigne

la

menace

du

partage

et

laisse

la terre

à l'aîné ou à celui qui tient sa

place46 —

le célibat de l'aîné annonce

la fin

du lignage.

Du

système

ancien, il

ne reste

pour les

paysans

des hameaux que les déterminisme»

négatifs.

Ainsi,

bien

que

le

taux

de célibat se

soit

sensiblement accru

au

cours

des dernières années, le bouleversement des échanges matrimoniaux

ne

peut pas être décrit comme une simple

modification

quantitative

de

la

répartition des

différents

types

de

mariage. Ce

que l'on

observe

en

effet,

ce

n'est

pas la

désagrégation

d'un système de

modèles de compor

tement que viendraient

remplacer de

simples règles statistiques

mais

une

véritable

restructuration,

Un

système

nouveau, fondé sur l'opposition

entre

le

villageois et

le

paysan

des hameaux tend à se substituer

au

système ancien, fondé sur les oppositions entre l'aîné

et le cadet

d'une

part,

entre le grand

et

le petit propriétaire

(ou

le non-propriétaire)

d'autre

part.

Considéré

isolément,

le

système

des

échanges

matrimoniaux

des paysans des hameaux paraît porter

en

lui-même sa

propre

négation,

peut-être parce

qu'il

continue à

fonctionner en

tant

que système doté

de règles

propres,

celles

d'un autre

temps, alors qu'il

est

pris

dans

un

système

structuré

selon

d'autres

principes.

Ne

serait-ce

pas précisément

parce qu'il persiste

à constituer

un

système, que ce

système

est auto-

destructif?

Paysans et

villageois.

Afin

de

définir

la

fonction

de

l'opposition nouvellement

apparue

entre

le villageois

et

les paysans des hameaux,

il

suffira d'analyser d'une

part

les échanges matrimoniaux entre les uns

et

les autres

et

d'autre part

leurs

aires

de mariage respectives.

Entre 1871 et 1884, les mariages entre natifs

46.

Les cadets

partis à la ville sont beaucoup moins attachés à

leurs

droits sur la terre.

« Qu'est-ce

que

tu veux qu'il en fasse de la terre, le cadet qui est parti à

la

ville, qui a un emploi

d'ouvrier ou de

fonctionnaire

?

De

toute

façon,

il

ne pourrait

que la revendre. Beaucoup préfèrent

être dédommagés en argent

mais

il y en a aussi beaucoup que l'on paie de promesses » (A. B.).

D'autres facteurs

tendent à renforcer

la position de l'aîné, comme la

diminution

de la taille

moyenne des familles dans les hameaux (cf. pp. 88-89).

Page 49: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 49/111

CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE 73

Répartition

des

mariages selon

le

lieu d'origine du

conjoint

et son éloignement.

3 3 3 r*

ni

1871-1884

15

12

56

11 39 21

25

2 2

10

196

En

%

du nombre

total

de

mariages 7,65 6,12 28,57 5,61

19,89 10,71 12,75

1,53 1,02 1,02 5,10

100

1941-1960 54 8 25 21 22 25 168

En

%

du

nombre

total

de mariages

2,38

0,59 32,14 4,76 14,94 12,50

13,09

1,19

1,78 1,78 14,94

100

1855

I860.

70 60 50 40 30 20 10

personnes

10

20 30 40 50 60 70

personnes

Fig* 3. — Pyramide des

âges de la

population

de

Lesquire.

Page 50: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 50/111

74 P. BOURDIEU

de

la

commune représentaient

47,95%

du nombre total

des

mariages.

Pour

la

période de 1941-1960,

ils ne représentent plus

que 39,87%.

Les

échanges matrimoniaux entre le bourg

et

le hameau ont considérablement

diminué ; alors qu'ils formaient 13,77% des

mariages,

ils

ne

représentent

plus

que

2,97%.

Parallèlement,,

le taux des mariages avec

l'extérieur

s'accroît

sensiblement (de

8,08%).

Si

l'on répartit

les

mariages

avec un

conjoint étranger

à

la commune

selon l'éloignement

du

lieu

d'origine

de

celui-ci par rapport au

bourg,

on constate

que l'aire

principale

des

échanges coïncide, aujourd'hui comme

autrefois,

avec le cercle de 15 kil

om è t r e s de rayon,

dans

lequel 91,33% des mariages se faisaient

autrefois

contre 80,31 %

seulement

aujourd'hui47

et,

d'autre part,

que la

proportion

des mariages

dans

un rayon supérieur à 30 kilomètres (aire

VII),

tou

jours

relativement

élevée, s'est fortement accrue au cours

de

la

période

récente (cf. tableau p. 73).

Pour

expliquer

l'extension

de

l'aire

des

mariages

et

aussi

la quasi-

disparition

des

échanges entre

le bourg et

les hameaux,

il faut

étudier

Garçons

des

hameaux

Garçons

du

bourg

Filles

du

bourg

Filles

des

hameaux

1871-1884

(n = 106)

1941-1960

(n -

98)

1871-1884

(n =

33)

1941-1960

(n

-

19)

1871-1884

(n - 37)

1941-1960

(n = 9)

1871-1884

(n

- 114)

1941-1960

(n

99)

3

Ha-Ç Bg

S

(» - 12)

(

11,2%

J (n = 1)

( 1%

3

Bg-$ Ha

\

(n

=

15)

(

45,5

%

(

(n

= 4)

( 21,2%

3

Bg-$

Ha

(

(n - 12)

\

32,4%

(

(n - 1)

( 5%

3

Ha-$ Bg

(

(n

-

15)

( 13,1%

(

(n

=

4)

(

4,1%

3

Ha-$ Ha

(n =

56)

52,8 %

(n

-

54)

55,1 %

3

Bg-$

Bg

(n

=

11)

33,3 %

(n =

8)

42,1 %

3

Bg-$

Bg

(n

-

11)

29,7 %

(n =

8)

42,6

%

3

Ha-Ç Ha

(n -

56)

49,1

%

(n

-

54)

54,5 %

3

3

3

3

Ha-Ç Ext.

(n

=

38)

35,8

%

(n

=

43)

43,8 %

Bg-$ Ext.

(n

=

7)

21,2 %

(n — 7)

36,7 %

Bg-Ç Ext.

(n

— 14)

37,8 %

(n =

10)

53,2

%

Ha-$ Ext.

(n -

43)

37,7

%

(n

-

41)

41,3 %

47.

Le nombre de mariages consanguins est réduit :

neuf

dispenses

seulement ont été

accordées par

l'Église

entre 1908 et

1961 inclus,

pour des mariages entre cousins au

1er

degré

et au 2e degré.

Page 51: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 51/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

75

la

proportion

des mariages

de

chaque type

par rapport au

nombre total

des mariages

de

chacune des

quatre catégories,

ce qui fera apparaître

l'accroissement

relatif des

aires respectives de mariage

en

même temps

que

la

structure

de

la

répartition

des

différents

types

de

mariage

pour

chaque catégorie (cf. tableau ci-contre).

La comparaison entre les

deux

périodes

montre

que

la

distinction

entre le bourg et les hameaux

jouait

un rôle très

réduit

dans

l'ancien

système des

échanges matrimoniaux.

Les paysans des

hameaux

pre

naient

11,2% de

leurs

femmes au

bourg,

les villageois 45,5%

de

leurs

femmes

aux hameaux (la population

du bourg représentant

24

%

de

la

population des

hameaux)

; par

rapport

au nombre

total

des

mariages,

les

unions

entre un garçon

du bourg et

une fille

des

hameaux

repré

sentaient

7,65% et

les unions entre un garçon

du

hameau

et

une

fille

du bourg 6,12%.

Si,

pour

la

période

récente,

les

villageois

prennent

encore

21,2

%

de

leurs femmes dans les hameaux, contre 45,5% autrefois, les mariages

entre

garçons

des

hameaux et-

filles du bourg

sont

exceptionnels, le der

nier

mariage de

ce type

remontant à

194648.

Un garçon

du hameau

n'a donc à peu près aucune chance d'épouser une villageoise,

celle-ci

tenant ce

mariage

pour inconcevable,

dût-elle

rester

vieille

fille49.

Mais

la

persistance

d'un

courant

d'échanges

à sens

unique ne

doit pas diss

imuler que la

masse globale des échanges entre

le

bourg

et

les hameaux

marque une chute

brutale

;

pour

les années

antérieures

à 1900, les

mariages entre le bourg

et

les

hameaux

représentaient 13,77 % du nombre

total

des

mariages

contre

2,97

%

dans

la

période

récente.

Parallèlement,

on

assiste,

d'une

part, à une intensification des échanges à l'intérieur

du bourg et

à l'intérieur

des hameaux, donc

à

la formation

de deux

noyaux de relations

matrimoniales,

et,

d'autre part,

à

un

accroissement

des

échanges avec

l'extérieur.

Cet accroissement de

la

proportion

des mariages

extérieurs

ne

revêt

pas

la

même

signification

pour les différentes catégories, bien

qu'il

se

manifeste

à

différents

degrés

dans chacune d'elles. L'existence d'un

double cadre de référence, de deux systèmes de valeurs contrastés,

citadin

et rural,

fait que

des

comportements ou

des

régularités semblables

peuvent

receler

des

significations

entièrement

différentes.

Ainsi,

par

exemple, l'extension

de

l'aire matrimoniale des

femmes,

tant

du

bourg

que des hameaux, tient au fait

qu'il leur

est

relativement

facile

de

se

faire adopter par un citadin et

de

s'adapter à la

vie

citadine, alors

48. On notera que, ai les échanges

matrimoniaux

entre le

bourg

et le hameau

étaient

autrefois

plus importants et plus équilibrés qu'aujourd'hui,

les

hommes du bourg ont toujours

pris

plus

de femmes dans

les

hameaux que

les

hommes

des hameaux au bourg, tendance qui

n'a

fait

que s'accentuer au cours des dernières

années.

49.

L'opposition du bourg et des

hameaux

s'impose beaucoup plus

aux

hommes qu'aux

femmes des hameaux.

Page 52: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 52/111

h

m

e

u

G

r

n

d

b

u

F

e

d

b

u

F

e

d

 

h

m

e

u

1

1

(

n

=

9

 

1

1

(

n

=

3

 

1

1

(

n

=

1

 

1

1

(

n

=

3

 

1

1

(

n

=

1

 

1

1

(

n

=

1

 

1

1

(

n

=

9

 

(

n

=

9

 

9

1

 

(

n

=

4

 

1

1

 

(

n

=

2

 

1

5

 

(

n

=

4

 

1

8

 

(

n

=

2

 

1

5

 

(

n

=

1

 

1

4

 

(

n

=

 

1

0

 

(

n

=

l

 

1

2

 

(

n

=

 

3

0

 

(

n

=

2

 

1

5

 

(

n

=

2

 

5

4

 

(

n

=

3

 

1

7

 

(

n

-

 

9

6

 

(

n

=

 

5

0

 

(

n

=

1

 

1

2

 

(

n

=

2

 

6

2

 

(

n

=

 

5

2

 

(

n

=

2

 

5

4

 

(

n

-

 

9

6

 

(

n

=

 

9

0

 

(

n

=

2

 

2

0

 

(

n

=

2

 

1

8

 

(

n

=

2

6

(

n

=

1

5

(

n

=

1

0

Page 53: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 53/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

77

que Ton a peine à

imaginer qu'un paysan des hameaux,

à

supposer

qu'il parvienne à se donner

une

allure

assez

urbaine pour

la

séduire,

puisse

obtenir d'une

citadine qu'elle accepte

et

adopte

la

vie de

la

ferme60.

Il

s'ensuit

que

l'extension

de

l'aire

matrimoniale

peut être

imputable

à des raisons opposées selon qu'il s'agit des

femmes et

des hommes et, en

un

autre

sens,

des paysans

et

des villageois. Il peut se faire que l'on

se marie

plus

loin parce qu'on

le peut et

qu'on le veut, parce que le

mariage

dans

un

bourg

éloigné

et, plus encore,

à

la

ville,

est

souhaité

comme une libération

; il

peut se faire,

tout

à

l'opposé,

qu'on soit contraint

de

prendre femme

au loin faute d'en trouver

une plus

près.

Il suffit d'analyser l'aire matrimoniale des hommes des hameaux

pour

se convaincre de l'importance de cette opposition.

Ne

voit-on pas

d'abord que la

proportion

des mariages

dans

un

rayon

de

5

kilomètres

a fortement

diminué

(de

16,9%

à

9,10%)?

Cela

suffirait

à montrer

la difficulté

que

les gens du hameau ont

à

trouver une femme, si

l'on

ignorait l'existence d'un taux

de célibat

élevé. On constate parallèlement

un

accroissement, réparti

de

façon très

homogène,

des mariages dans

les

aires

plus éloignées, l'augmentation principale concernant les

mariages

dans

un

rayon

supérieur à 30

kilomètres.

Autrefois, les mariages à l'exté

rieur

de

la

commune représentaient toujours une proportion

élevée

du

nombre total des mariages

; en

effet,

dans la

logique

du

système

ancien, seul l'aîné

et

généralement l'un des cadets se mariaient à l'inté

rieur de

la

commune ou

dans

les hameaux avoisinants. Il

ne

restait aux

cadets

qui voulaient échapper au célibat

qu'à

rechercher

une

femme

au loin. Mariés, ils travaillaient parfois dans des villages plus ou moins

éloignés

mais

gardaient des

attaches

étroites

avec

la maison et restaient

de

ce

fait citoyens de

Lesquire. Aujourd'hui,

beaucoup d'aînés

demeurant

célibataires tandis que les mariages

entre cadets

se

multiplient,

il est

normal

que la

proportion

des mariages dans

un rayon supérieur à

5 kil

omètres se soit fortement accrue (de

18,7%

à 34,5%). En allant chercher

une

femme

au

loin,

de

préférence

dans un hameau reculé

et

«

arriéré »,

le paysan des hameaux espère échapper à la contrainte des règles tradi

tionnelles (cf. tableau ci-contre).

Pour

les

hommes

du

bourg

le

phénomène

présente

une

allure

toute

différente.

Que

73,8 % d'entre

eux

se marient

dans

un

rayon

de

5 kilo-

50.

En ce qui concerne

les

femmes,

les chiffres ne

sont pas pleinement significatifs du fait

qu'une forte proportion

des mariages

(difficile

i

estimer avec

précision) a

lieu

à l'extérieur

de la commune

et

n'apparaît donc pas à l'état

civiL On

peut

cependant,

à titre indicatif,

comparer

les

données

statistiques

concernant

les femmes du

bourg

et les femmes des hameaux

:

la proportion

des mariages à l'extérieur est nettement

plus élevée chez

les

premières (53,2%)

que chez

les

secondes

(41,3%),

alors qu'autrefois

les

taux étaient

sensiblement

identiques

(37,8% contre

37,7%). Cela se comprend aisément, étant donné que

les

filles du bourg sont

généralement

plus

c urbanisées » que

les

filles des hameaux (on sait par ailleurs que le

taux

de

célibat

des

femmes est plus élevé

dans les

hameaux qu'au

bourg).

Page 54: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 54/111

78

P.

BOURDIEU

mètres, cela

suffit à

montrer

qu'ils

n'ont pas

de

peine

à

trouver femme,

même à l intérieur d'une

aire

restreinte

; et l'on

sait

par

ailleurs

que

le taux de

célibat

est fort bas.

L'accroissement

de

la

proportion des

mariages

extérieurs, corrélatif

de

la

diminution (1/2)

des

échanges

avec les hameaux, manifeste que le bourg s'est détourné

progressivement

de

ses hameaux pour

s'ouvrir

vers les

autres

bourgs ou vers les villes.

En effet, si

le

cercle

de

15

kilomètres de

rayon dans lequel s'accomp

lissait

autrefois

la

totalité

des

mariages, demeure

l'aire

principale

des

échanges (89,5%

des mariages),

on constate

une forte

proportion de

mariages au-delà de 30 kilomètres (10,5%). Gela témoigne

que le

vil

lageois dont l'espace social est beaucoup plus étendu

que

celui des

hameaux,

a

la

possibilité

de

prendre

femme au

loin

et

parfois

même

dans

les villes.

En

fait,

une

définition

géographique

des

aires matrimoniales

laisse

peut-être

échapper l'essentiel. Le mariage d'une fille d'un hameau

de Lesquire avec un homme

d'un autre hameau, si

éloigné

soit-il sur

la

carte, devrait

être

rangé dans

la

même catégorie qu'un mariage avec

un homme

d'un autre hameau

de Lesquire

et

nettement distingué

du

mariage avec un homme de

la

ville voisine. Les aires géographiques

ne

coïncident pas avec les

aires

sociales.

Pour

le paysan

des

hameaux,

l'aire

des mariages s'étendait autrefois à

la

région des collines d'entre

les deux

Gaves, où l'on

trouve

des communes

composées

d'un

petit

bourg

aggloméré

et

d'une population éparse très importante, répartie en

de

nombreuses fermes bâties sur les coteaux

et

les

basses

montagnes.

A

cela, plusieurs raisons :

tout

d'abord,

les modèles

implicites

qui

orientent

le

choix d'une

épouse, font rechercher

une bonne

paysanne,

dure à la peine

et

prête à accepter la

vie

difficile

qui l'attend ;

il

est

évident qu'une

femme,

même paysanne, habituée au travail facile de

la plaine du Gave,

aurait

peine

à

s'accoutumer

à

la condition qui

serait

la sienne dans une ferme

reculée

des hameaux et, à plus

forte

raison, une

jeune

fille

de

la

ville

; connaissant déjà une existence analogue,

les

filles

des hameaux

voisins

ou des

villages de

la

zone

des

collines

étaient plus

enclines

à accepter cette vie

et

à s'en accommoder.

Nées et

élevées

dans

une région relativement fermée aux

influences

extérieures, elles

étaient

moins

exigeantes

et

jugeaient

leurs

partenaires

éventuels selon

des critères qui leur étaient moins défavorables. De plus

l'aire

des

mariages coïncidait

avec

la

zone

dans

laquelle on

ne

se sentait

pas

trop

dépaysé51.

Là se

tiennent

les bals où l'on

ose

s'aventurer,

et

qui

contri

buent à définir les

«

frayages

»

que suivent les échanges matrimoniaux.

C'est ainsi

que les villes que

l'on fréquente

le

plus régulièrement,

surtout

51.

Pour

les habitants

de la

plaine du

Cave,

les gens

de la

région des

collines

sont de»

mountagiwoua, des montagnards, des rustres. On raille leur dégaine, leur accent nide et rocailleux

(par

exemple,

là où

les gens

de la plaine disent you (moi), ceux

des

collines disent

jou).

Page 55: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 55/111

CÉLIBAT

ET

CONDITION PAYSANNE

79

pour les marchés, sont tout à fait autres que celles avec

lesquelles

les

échanges sont les plus

intenses.

Mais depuis quelques années, ce monde clos où

l'on

se sentait entre

soi

et

chez

soi s'est

ouvert.

Dans

les

hameaux

de Faire

principale

des

mariages, comme

dans

les hameaux de

Lesquire,

les

femmes

regardent

vers la ville

beaucoup plus que vers leur

hameau

ou

vers

les

hameaux

voisins

qui

leur promettent

cela

même qu'elles

veulent fuir52.

Les

modèles

et

les

idéaux urbains

ont envahi le

domaine

réservé

du

paysan.

Il s'ensuit d'abord que les

filles

répugnent à épouser un paysan qui ne

peut leur proposer autre chose qu'une vie qu'elles connaissent déjà trop

bien. En outre, elles acceptent

de

plus en plus

difficilement

l'idée

de

se

soumettre à l'autorité des parents

du

mari qui

«

ne

veulent pas se

démettre »

(nous bolin pas desmète) et en

particulier se

refusent

à

renon

cer

evant

notaire

à

leurs droits

de

propriété.

Elles

redoutent

souvent

la tyrannie

de

la

vieille daune qui entend conserver

la haute main dans

la

maison, particulièrement lorsque le père manque d'autorité parce

qu'il a fait un mariage de bas

en

haut (voir

appendice

VII : cas de

la

famille

S...). Il

s'ensuit,

en second lieu, que la

mobilité

spatiale

et

sociale des

femmes,

plus

promptes

en

général à adopter les modèles

et

les idéaux

urbains,

s'est accrue

beaucoup

plus que celle des hommes.

Elles ont plus

de

chances

de

trouver

un parti

hors du

monde

paysan,

tout

d'abord parce que, selon la logique

même

du

système,

ce sont

elles

qui

circulent,

ensuite parce qu'elles assimilent plus rapidement que les

hommes

certains

aspects

de

la culture

urbaine

(ce

qu'il

faudra expliquer),

enfin

parce

que

la

règle

implicite

qui

interdit

aux

hommes le mariage

de

haut en

bas

ne

peut

que

les

favoriser.

Il suit

de tout cela

que

les échanges matrimoniaux

entre

les hameaux

paysans

et la

ville

ne

peuvent être qu'à sens unique. Ainsi, par exemple,

alors qu'un

natif

des hameaux

ne

songerait

même

pas, sauf exception,

à

aller

au bal d'une ville

voisine,

les citadins

viennent

souvent par

groupes dans

les

bals

de campagne,

leur allure citadine leur

donne

un

avantage

considérable

sur

les

paysans. Par suite, lors

même que leur

aire

de

bals

serait aussi

restreinte

que celle

des

garçons, les

filles des

hameaux

pourraient néanmoins rencontrer des garçons

de

la

ville. Rares

au

contraire

les

filles

de

la

ville

qui,

sauf

à

l'occasion

des

fêtes

commun

ales,

iennent

dans

les

bals

de

campagne et, le

cas

échéant,

il

y a

de

bonnes chances pour

qu'elles

dédaignent les paysans. Pour

schémat

iser,

n pourrait dire

que

chaque homme se trouve situé dans une aire

sociale

de

mariage, la

règle

étant qu'il peut aisément

prendre

femme

dans

son

aire et dans

les aires

inférieures. Il s'ensuivrait que tandis

52.

Tous

les

phénomènes constatés

dans les

hameaux

peuvent être

aussi observés dans

les

villages du canton qui sont, à

l'égard

du bourg

de

Lesquire,

dans la même situation que

les

hameaux. C'est

ainsi que la

population

de

l'ensemble du

canton est passée de S

260

en

1836

à 2 880 en 1936. L'exode

des

femmes

est

partout très fort.

Page 56: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 56/111

80 P. BOURDIEU

que le

citadin des villes peut

théoriquement épouser

une fille des

villes

ou

des

bourgs ou

des

hameaux, le paysan

des

hameaux est cantonné

dans son

aire.

I

<?Ha-$ Ha

Ç Autre

hameau .

$

Bourg

$ Autre

bourg

.

.

$

Grande ville . .

Chances

de

mariage

+

+

Prestige

+

+

+

+

+

II

£ Ha-<J Ha

<

Autre

hameau .

$

Bourg

$ Autre

bourg . .

<J Grande ville . .

Chances

de

mariage

+

+

+

+

±

Prestige

+

+

+

III

<£Bg-Ç Ha

$

Autre hameau .

$ Bourg

$

Autre bourg

.

. .

$

Grande ville . . .

Chances

de

mariage

+

+

+

+

±

Prestige

+

+

+

IV

$Bg-<?Ha

£

Autre hameau .

g Bourg

<£ Autre bourg . . .

£

Grande ville . . .

Chances

de

mariage

+

+

+

+

+

Prestige

+

+

+

Un

natif

de

Lesquire

avait

autrefois plus

de

90%

de chances de

prendre

femme dans

un

rayon

de 15

kilomètres autour

de

sa résidence.

On

pourrait

donc s'attendre que

l'extension

récente

de

cette aire

s'accompagne d'un accroissement des chances de mariage. En fait,

il

n'en est

rien.

La distance

sociale

impose

des

limitations beaucoup plus

rigoureuses

que la

distance

spatiale.

Les

circuits

des

échanges

matri

moniaux se

détachent

de

leur

base

géographique

pour s'organiser

autour

de

nouvelles unités sociales, définies par le fait

de partager

certaines conditions d'existence

et

un

certain style

de vie.

Le paysan

des hameaux

de

Lesquire

a tout

aussi

peu de chances

d'épouser aujour

d'hui

ne fille de Pau,

d'Oloron

ou même du

bourg

de Lesquire qu'il n'en

avait autrefois d'épouser

une fille

de quelque

hameau

reculé du Pays

Basque ou

de

Gascogne.

Page 57: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 57/111

CÉLIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

81

L'opposition entre le bourg et les hameaux

« Comme autrefois. Fame du paysan est

dans Vidée allodiale. Il hait d'instinct l'homme

du bourg, l'homme des corporations, maîtrises

et jurandes, comme

il

haïssait

le

seigneur,

Vhomme

aux

droits féodaux. Sa grande préoc

cupation est, suivant

une

expression du vieux

droit qu'il n'a pas

oubliée,

d'expulser

le forain.

// veut

régner

seul sur

la terre

et, au

moyen

de cette

domination,

se rendre

maître des

villes

et

leur

dicter la

loi.

»

Pboudhon,

La

capacité politique

des

classes

ouvrières,

p. 18.

Cette

restructuration du système des échanges matrimoniaux pourr

ait tre corrélative

d'une

restructuration de

la

société globale autour

de

l'opposition

entre

le bourg

et

les hameaux qui est

elle-même l 'abou

tissement

d'un

processus

de différenciation tendant à conférer au bourg

le

monopole des fonctions urbaines.

Aussi, avant

d'analyser le rôle

que

joue

cette opposition dans l'expérience des

habitants de

Lesquire

et du

même

coup, dans leurs comportements,

il

faut en décrire,

à partir

des

données objectives,,

la

genèse

et la forme.

Dans

une

petite

cuvette,

au

confluent

des

vallées

de

la

Baïse

et

de

la

Balsole, les maisons de

bourg

se

pressent,

formant une ligne de

façades continue le long de

la

grand-rue, de part

et

d'autre de l'église

et

de

la

place centrale où sont groupés les organes principaux de

la

vie

villageoise,

mairie, bureau

de poste, caisse d'épargne, école,

commerces

et

cafés.

Situé à

la

limite

du coteau et

de

la dépression

humide,

le bourg

semble avoir subi

l'attraction des prairies

qui

bordent

la rivière et du

vignoble qui couvrait

toutes

les collines environnantes.

A

l entour,

sur

les

coteaux

dont l'altitude

varie entre

200

et

400

mètres,

les fermes des hameaux se

dispersent

à

des distances qui

vont de

200

mètres

à

un

kilomètre.

Bâties

le plus souvent

sur

le

sommet

des

croupes

et

sur les pentes les plus

hautes,

elles s'entourent de vignes,

de champs, de vergers

et

de bois. S'il permet d'éviter l humidité, les

brouillards

et

surtout les gelées des bas-fonds,

le

choix de ce

site

rend

souvent l'accès des fermes très

difficile

et

oblige à

chercher

l'eau par des

puits profonds

parfois

de 15 ou 20 mètres. Des chemins creux, gou

d r on n é s partiellement

en

1955,

joignent les

maisons

au bourg

mais

les

plus écartées

ne

sont desservies que par des chemins d'exploitation

plus ou

moins

entretenus, parfois

impraticables

en hiver du

fait

qu'ils

longent

souvent

les

ravineaux (arrecs) creusés par

les ruisseaux

qui

6

Page 58: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 58/111

82

P. BOURDIEU

descendent vers la

Baïse. C'est

le type même du pays

de

bocage où

chaque

terre

est soigneusement enclose de haies

touffues, souvent

plantées

d'arbres.

Chaque

propriété constitue

un

petit

domaine

isolé, avec ses

champs généralement ménagés sur

le

sommet

du

coteau ou sur les

replats,

ses

vignes

sur

le

flanc

exposé

au

midi,

ses

bois

sur

les

pentes

raides

et dans

les vallées encaissées, ses herbages sur les

fonds

humides.

L'homogénéité des conditions

physiques à

travers

un

pays trop coupé

pour fournir des

terroirs

étendus, permet à chaque ferme isolée

de

dis

poser des divers éléments

du

paysage agraire si

bien

que, sur

de

faibles

distances, les

cultures

les

plus

variées

se juxtaposent.

Beaucoup de

terres

autrefois

cultivées

sont retournées à la friche

et

les broussailles

envahissent

les champs

qui entourent

les fermes

abandonnées. Le

vignoble

lui-même,

orgueil

du paysan,

a beaucoup régressé à

la

suite

des crises

phylloxériques de 1880

et

de

1917, et du

fait de

la

pénurie de

main-d'œuvre

consécutive

à

la

guerre de

1914-1918.

Dans un rayon de 6 à 7 kilomètres autour

du

bourg, l'habitat se

distribue

de

façon très

homogène.

Cependant,

on

distingue des hameaux

ou des

quartiers

qui correspondent grossièrement à des

unités

morphol

ogiques, par exemple une

zone

de collines

délimitée

par

deux

dépres

sions quartier Rey) ou une

petite

vallée (Labagnère).

Étendu

sur plu

sieurs kilomètres

à travers les

collines, le quartier constituait

autrefois

une

unité de

voisinage très vivante.

Si, du seul

fait de sa situation, le

bourg

a toujours joué le rôle

de

centre administratif, artisanal

et

commercial, l'opposition qui

domine

aujourd'hui

toute

la

vie

villageoise

n'a

pris

sa

forme

actuelle

que

progres

sivement

et

surtout depuis 1918.

Répartition des chefs

de

famille par

catégories

socio-professionnelles.

Catégories

socio-professionnelles

Propriétaires

terriens

....

Métayers, fermiers

Ouvriers

Cadres et fonctionnaires .

Armée, Police

Inactifs

Retraités

Total

1881

Hameaux

345

18

20

17

2

31

4

5

442

Bourg

13

1

30

20

8

36

13

3

8

132

1911

Hameaux

280

25

22

4

3

27

6

2

2

371

Bourg

15

10

3

13

9

29

14

5

15

3

116

1954

Hameaux

224

21

11

5

11

8

2

6

288

Bourg

6

1

4

6

12

5

23

10

5

6

17

95

Page 59: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 59/111

CELIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

83

En 1911, 78,4% des chefs

de

famille

résidant

au bourg vivent

de

revenus

non

agricoles contre 88,4% en

1954.

En

fait,

les chiffres

minimisent l'ampleur du

processus d'urbanisation. Ainsi,

7,3% seu

lement

des

chefs

de

famille résidant

au

bourg

pratiquent

effectiv

ement

es

professions agricoles

(4

propriétaires terriens sur 6 n'exploi

tantas eux-mêmes leur domaine), contre 21,5%

en

1911. En outre,

avant 1914,

mis

à part les fonctionnaires, les habitants

du

bourg étaient

« tous un peu

paysans

»

(J.-P. A.).

Les artisans

et

petits commerç

ants

u

bourg avaient tous

de

la terre

et

du bétail ; aujourd'hui, si

le

commerce

a gardé son caractère indifférencié, l'épicerie

étant associée

soit à

la

boucherie, soit à

la

boulangerie, soit

au café,

soit à

l'un

et

l'autre,

les commerçants ont tous renoncé à leurs activités agricoles, ainsi que

les artisans63.

Les

prairies situées le long de

la rivière, très convoitées

parce

que

le

foin

est rare

et

cher

et

aussi

parce

qu'elles

peuvent

être

louées, pendant l'hiver, pour les troupeaux qui descendent

de

la

mont

agne, étaient possédées,

dans leur

quasi-totalité, par six

familles du

bourg64. Il

y

avait des vaches dans presque toutes les familles. Il n'était

pas

de

maison

du

bourg qui n eût sa

vigne

(toujours complantée

de

quelques arbres fruitiers,

pêchers, cerisiers et

pommiers)

sur

les coteaux

avoisinants.

Dès

qu'un

habitant du

bourg

parvenait

à une certaine

aisance,

il

achetait une

vigne

ou, mieux, un pré

;

se référant à un système

de

valeurs

typiquement

paysan, il attachait

le

prestige

non point comme

le

villageois

d'aujourd'hui, à l'accumulation ou à l'ostentation de biens

de

consommation

tels

que l'automobile ou la télévision, mais à l'exten

sion

e

son

patrimoine

foncier.

Et

chacun,

aussi

bien

au

bourg

que dans

les

hameaux,

mettait

son

point

d'honneur

à

ne servir sur sa table

que

le vin

de

sa vigne, ou prétendu tel...

Les maisons

portent

encore aujourd'hui

la marque

de

ce

passé

:

presque toutes

ont

gardé

la

grande porte cochère

en

plein

cintre destinée

à laisser passage aux charrettes chargées de foin. On préférait amputer

la surface

réservée à

l'habitation

de

la

largeur du couloir joignant

la

rue

à

la

grange située derrière

la

maison, plutôt

que

de mutiler le jardin,

déjà

très

étroit, de

la

largeur

d'un

chemin.

Dans la

cour

intérieure,

parfois

dans

la

partie

arrière

de

la

maison,

la

porcherie

et

le poulailler ;

au-delà,

la

grange

avec

l'étable,

le

pressoir et

le

fenil ;

puis,

le

jardin,

bande de

terrain

de

la

largeur

de la maison

et

longue d'une

centaine

53.

On compte

six

cafés soit un café proprement dit, un café associé à l'épicerie, un autre

à la boucherie,

un

autre à l'épicerie et

à

la boucherie, deux enfin à

l'auberge.

Deux

épiceries

font

en

même temps

boulangerie.

Certaines

formes

d'artisanat ont disparu ou connaissent une

crise

grave

:

soit, par ordre, les

tisserands

(au

nombre de

2 en 1881), les cordonniers et les

sabotiers, 12

en 1881 contre

7

en

1911

et

2

(sans

travail) en 1954 ; parmi

les

maréchaux-ferrants

et forgerons, certains ont

pu s'adapter

en faisant

de la

ferronnerie

ou de la

carrosserie.

54.

Les prairies sont demeurées

jusqu'à

ce

jour

l'exception

de

l'une

d'entre

elles)

la

propriété

de

ces six

grandes

familles qui ont fourni, depuis un siècle,

la

plupart des

maires

et des conseillers municipaux.

Page 60: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 60/111

84

P.

BOURDIEU

de

mètres,

délimitée

des deux côtés par une

rangée de

vignes en

haut

ain68. En

dépit

des transformations, les

intérieurs

restent aujourd'hui

encore organisés

en fonction des impératifs

techniques de l agriculture,

le souci

du

confort

étant

résolument relégué. Ainsi,

les

façades

citadines

dissimulent le passé paysan56

(cf.

fig. 2).

En 1911,

dans

les hameaux,

13,1% des chefs

de

famille

vivent

de

revenus

non-agricoles

contre 11,5%

en

195457.

Mais

les mutations

survenues

depuis une vingtaine

d'années

sont plus profondes

que ne

le disent les chiffres. C'est ainsi par exemple

que l'on

comptait six à

dix «

auberges » pour chaque quartier aux

environs de

1900, une dizaine

par exemple pour le quartier Lembeye où

il

n'y

en

a plus une

seule

aujourd'hui

;

chacune d'elles avait son

quillier68.

On

venait aussi

y jouer

aux cartes. Les

bals s'y

tenaient. Le long de

la

route de Pau à Oloron,

on comptait

une vingtaine d'auberges

où s'arrêtaient les

charretiers

et

les

gens

qui allaient

au

marché.

Elles

ont

toutes

disparu.

Jusqu'à

1914,

et

bien qu'il y

eût quatre

boulangeries au

bourg,

chaque maison

(au

bourg même)

avait

son four

et

faisait son pain, tous les huit jours,

pour

la semaine69 ; ce n'est que

pour les

fêtes

ou

lors d'une

occasion

exceptionnelle

que l'on

allait

chercher

du pain chez le boulanger. Cer

tains

paysans

ont continué à faire leur pain

longtemps

après 1914. Les

boulangers

ont

commencé à

aller

déposer

le

pain à

la

campagne, avec

une

voiture à

cheval, vers

1920. De

même, on n'achetait

de

la viande

de

boucherie

que pour les grandes

occasions ;

«

le

bouilli » de bœuf

était

le plat

des jours

de

fête et des

noces60.

Le reste du

temps, on se

nourris

sait

es produits

de

la

ferme,

en particulier

des

conserves

de

porc,

d'oie

et de

canard, la

viande étant considérée comme un luxe

et

à plus

forte

raison

la

viande de boucherie. On connaissait le café dès 1880, mais

on

n'en buvait que les jours de fête.

La

consommation

du

sucre (que

l'on

achetait par pains) était

bien

moins grande qu'aujourd'hui. Bref, l'appa

rition

de

nouveaux besoins

et la facilité

des transports ont

progressi-

55 . La plupart des jardins conservent des vignes

bien que,

en

raison

des gelées,

de l'âge

des plants,

la

récolte soit à peu près nulle.

56 . On

pourrait voir

un

autre

signe

d'une plus grande interpénétration entre

le

bourg et

les

hameaux dans le fait que quatorze maisons du bourg appartenaient, vers 1900, à des paysans

des hameaux. Onze

de

ces maisons sont dépourvues

de

porte

cochère,

ce

qui se comprend du fait

qu'elles

servaient seulement

de

pied-à-terre ou

qu'elles

étaient

louées

à

des

ouvriers agricoles

ou à de petits artisans

;

quatre d'entre elles sont aujourd'hui

occupées

par leurs propriétaires

qui ont

quitté le hameau.

A

défaut

de

maison,

beaucoup de

paysans du

hameau

avaient

une

famille amie dans

laquelle

ils pouvaient descendre (pour se chausser,

déjeuner,

etc.) les

dimanches et les jours

de

fête.

57 . Le nombre des ouvriers agricoles a diminué de près de 50% entre 1881 et 1954.

58 . Le quillier

est la salle

couverte,

attenante

à l'auberge, dans

laquelle

est dessiné l'espace

carré

où l'on

range les neuf

quilles.

59 . La mesture,

pain

grossier

de

mais, a été consommée jusqu'en 1880-1890. Elle a été

remplacée par

la biaude, faite pour moitié de

blé et pour

moitié de mais.

60 .

En 1881, il

y

avait à

Lesquire

deux bouchers. Ils vendaient,

en moyenne, un à

deux

veaux

chaque

dimanche.

Pour la

Noël,

avant 1900,

ils tuaient

une douzaine de

vaches. La

cou

tume voulait

qu'on

fît

une « daube » qui

était consommée

après la messe de

minuit.

Page 61: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 61/111

CELIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

85

vement

accru la dépendance économique des

quartiers

isolés à l'égard

du

bourg.

En retour, la dépendance d'une

partie de

la population du

bourg à

l'égard

de sa clientèle paysanne

s'est

aussi accrue. Donc, au

point de

vue

économique, l'urbanisation

du

bourg

s'est accompagnée

de

la

« pay8annisation » des hameaux.

Et

il

en

est ainsi dans tous les domaines

de

l'existence. Le quartier

était autrefois une unité très vivante. C'était

d'abord un

groupe

de

voisi

nage qui

se

réunissait

à

l'occasion des

travaux communs,

des

cérémonies

familiales

et

des fêtes. Lors des enterrements par exemple, les

« premiers

voisins » allaient

inviter l'ensemble des

familles

du

quartier,

maison

par

maison. «

II

y avait

une

«

marque

»

du quartier [c'est-à-dire des

repères

qui

en

indiquaient les limites].

Les

vieux le disaient aux jeunes.

Ça

faisait

beaucoup de monde,

parce que le quartier était très grand. Il fallait

assez d'hommes pour porter le

corps,

chose très pénible ; le cadavre était

enveloppé

dans

un linceul de

lin

tissé

à

la

maison

(lou

linçoou

doou

lans)

;

ce

linceul

était lui-même enveloppé dans

un

drap que six hommes

portaient

en

le

tenant par

les

coins noués. A partir

de

1880,

on connaît

le cercueil

(lou

bahut)

fait

de quatre

planches. On prenait deux

barres

bien polies que

l'on

passait

dans deux

« oreilles

d'osier

» ménagées sur

le

côté du cercueil.

Les

porteurs,

au

nombre

de quatre, se relayaient tout

au long

du

parcours, jusqu'au

cimetière.

On

ne

fermait le cercueil qu'à

la

dernière

minute,

afin que tous puissent le voir. On

ne

pouvait pas

fermer le

cercueil tant

que les gens du quartier n'étaient pas arrivés.

Il

arrivait, il allait faire la prière,

jeter de

l'eau

bénite

avec

le laurier,

puis

serrait

la

main

à

tout

le

monde

»

(J.-P.

A.)61.

La

solidarité

entre

les

membres

du

même

quartier s'exprimait aussi

à l'occasion

des

travaux

collectifs

:

houdjère

(de houdja,

biner) et liguère, binage et

«

liage

»

de

la

vigne au cours

desquels

les

groupes

de travailleurs alternaient

leurs

chants

d'un coteau à l'autre, pêlère ou

pèle-porc,

battère,

battage

du

blé, esperouquère, dépouillage du maïs (de peroques,

feuilles

qui

entourent l'épis de

mais).

Les esperouquères par

exemple,

duraient

trois semaines ou

un

mois à l'automne. Tout le

quartier,

soit

quarante

à

cinquante jeunes

gens

et jeunes filles

se rassemblaient

pour dépouiller

le

maïs. On allait

de

maison

en

maison, chaque

soir,

jusqu'à

la Toussaint.

Quand

on

finissait

le

travail

dans

une maison,

en général

un

samedi,

on

faisait

une

fête

(las acabiailhes,

de acaba,

finir). On jouait et

on dansait

jusqu'au jour. « 'Uespêrouquère c'était

la

fête de

la jeunesse.

On

ne

mangeait

pas tellement

:

des

châtaignes,

des

piments. Maintenant, il faut

servir

du café, du

fromage... Mais

on

se battait à coups de peroques.

On

riait.

Parfois on faisait

la

« mascarade ». On prenait une

citrouille

creuse où l'on mettait une chandelle. Et

on

riait

»

(J.-P. A.).

61. Au bourg, deux voisines passaient de

maison

en maison, chacune sur un

côté de la

rue,

pour

inviter à l'enterrement. Cette coutume s'est

perpétuée

jusqu'en 1950

environ.

« Beaucoup

de femmes

ne

voulaient pas le faire. Elles trouvaient

ça

ridicule » (A. B.).

Page 62: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 62/111

86

P.

BOURDIEU

Les

travaux collectifs

n'étaient

pas la

seule

occasion

de

réjouissances.

« II y

avait beaucoup

moins de bals au village que maintenant. Mais

on faisait beaucoup de

bals dans la campagne.

De 17 à 30 ans,

j'ai

beaucoup

dansé, le mounchicou, la crabe

(la chèvre). On se réunissait

à

quatre

ou cinq

voisins,

dans une

grange

ou

un coin de

pré.

Presque

chaque semaine. Il y avait des musiciens (lous baladis) qui donnaient

le

bal,

ou bien quelqu'un chantait,

en donnant la cadence

avec

la

«

timbale ». Les jeunes

gens

se

fréquentaient

beaucoup plus que

main

tenant. Les

gens

se connaissaient plus par quartiers. On faisait connais

sance

l'occasion

des fêtes. Les gens vivaient plus ensemble (lou mounde

que bibèn

mey

amasse) quartier par

quartier.

Maintenant

on

vit

beaucoup

plus chacun pour

soi.

Maintenant

tout

le monde

se plaint

et

pourtant

il y a de

l'argent... Autrefois,

les

gens

étaient beaucoup plus heureux de

vivre. Les « bagarres »

(louspatacs),

le travail, les

fêtes...

C'est fini main

tenant.

Les

gens ne

sont

plus heureux

comme alors.

H

n'y

a

pas

de

jeu

nesse non plus. On était plus heureux,

on

se croyait heureux »

(J.-P.

À.).

Ainsi, du fait que les liens

de

voisinage (lou besiat, ensemble des

voisins,

besis)

et

de

quartier étaient très forts, la densité sociale était

très

grande

dans

ces hameaux

où l'on

se

sent aujourd'hui

perdu

et

isolé62. Depuis

1918,

le

quartier

a cessé de constituer une véritable unité.

Nombre de travaux

collectifs ont disparu

soit

en raison

de l introduction

des machines soit parce

que

les festivités auxquelles ils donnaient lieu

coûtaient trop cher. Ne voit-on pas aujourd'hui les paysans les plus

riches

et

les plus réputés pour

leur

sens

de

l'honneur

et

leur

hospitalité,

faire

tuer

leur

cochon

par

le

boucher

du village?

Organisées

par

les

jeunes

gens du

bourg, les grandes

fêtes,

bal

du

comice, de

la Noël et

du Premier

de

l'An, du 15

août, etc., se tiennent au bourg.

Dans la société

d'autrefois,

la

dispersion

dans

l'espace

n'était

pas

vécue comme

telle, en

raison de

la forte

densité

sociale

liée à l'intensité

de

la

vie

collective. Aujourd'hui, les travaux

communs

et

les fêtes

de quartier ayant disparu, les

familles paysannes

ressentent concrè

tement leur

isolement.

Sans doute, l'automobile a raccourci les

distances,

surtout depuis

que

les principaux chemins vicinaux ont

été

goudronnés ;

mais

l'éloignement

« psychologique »

reste

aussi

grand que

jamais

et cela

apparaît

à

travers

la

fonction

qui

est conférée

à

l'automobile. Les

paysans,

mis

à part

quelques-uns,

n'auraient

pas l'idée

de prendre leur voiture pour

venir assister à une réunion du Sporting-Club ou

du

Comité des Fêtes ou

encore pour aller au cinéma

le

dimanche soir.

Il

est

significatif que

les

réunions

qui

précèdent

les élections municipales

et

cantonales se tiennent

au bourg, mais aussi

dans

les différents hameaux. On va à

la

ville

en

auto

mobile, comme on

y allait

en

charrette ; plus vite,

mais

pas plus souvent

62. Le premier voisin, « celui que l'on appelle le premier en cas

de décès, c'est la maison

d'en face.

Avec

ce

premier voisin, on peut

communiquer

par des « enseignes

»,

des signaux.

Le second voisin (lou

countrebesî)

c'est

la

maison à

côté

» (J.-P.

A.).

Page 63: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 63/111

CELIBAT

ET CONDITION PAYSANNE

87

et

pas pour des

raisons nouvelles.

La

voiture n'a-t-elle

pas hérité des

fonctions

de

la charrette? On

l'utilise avant tout pour le transport

des produits

de

la terre

et

pour des

déplacements purement

utilitaires.

Tandis que

41,4%

des

voitures

des

villageois

ont

moins de

cinq

ans

et sont

destinées exclusivement au

transport des

personnes (contre

14,6%

au hameau),

63,4% des

voitures possédées par des

paysans

ont plus

de

vingt ans

(d'après

la vente des vignettes

de

1956).

Résidence

Bourg

Hameau

Total

Type de

voiture

Moins de 5 ans

1-4

CV

11

1

12

5-7

CV

4

3

7

8-11

CV

2

2

4

De 5 à moins de 20

ans

1-4

CV

4

2

6

5-7

CV

6

1

7

8-16 CV

6

6

12

De 20

à

25

ans

8

26

34

Total

41

41

82

La

concentration

de

l'habitat

maintient

une forte cohésion sociale

bien

que les techniques

traditionnelles de

loisirs collectifs

aient

disparu

le

bourg

est le

champ

de ragots

;

les soirs d'été, les voisins se réunissent,

par

deux ou trois, pour

bavarder

sur les bancs

de

bois placés sur le trottoir,

devant

la

plupart des maisons. C'est

aussi que les carrèrens s'assoient

le

dimanche matin

pour

deviser, en

regardant

passer

les

paysans «

endi

manchés ». Pour ceux-ci, les bancs sont le symbole

du

mauvais

esprit

et

de l'oisiveté des «citadins ». Nombre de paysans, pour éviter de défiler

sous

le regard ironique

des

villageois,

préfèrent

emprunter

les

petits

chemins qui

rejoignent

la place

principale

par

un

détour, après avoir

longé les jardins situés derrière les

maisons.

Si

borné qu'y

soit

l'horizon,

si affaiblis

qu'y parviennent les bruits de

la

ville

et

de

la

vie moderne,

la

population agglomérée autour du clocher forme une

société

ouverte

aux influences

extérieures.

Du fait de leur isolement, les

campagnards

n'ont

d'autres occasions

de se

rencontrer,

le plus

souvent,

que celles

que

leur

offre

le

bourg,

à

savoir

la

messe

du

dimanche

et

les

fêtes.

Ils

ne

sont informés

de

la

vie

communale

que

par la médiation des villageois63.

Ainsi,

la barrière entre la ville

et

la campagne, entre le paysan

et

le citadin, qui passait autrefois entre gens

de

Pau

et

Oloron

et

gens

63.

A propos d'une

aire rurale

divisée

en

douze school-districts possédant

un

nom traditionnel

et formant

une communauté consciente de

soi, J.

M.

Williams montre

la dissolution de

ces unités

de

voisinage

(neighbourhoods)

qui

tendent

à

se

fondre dans

la

communauté villageoise. Parmi les

phénomènes corrélatifs du

changement

de structure et

de

fonction

de

ces unités, il note

rémi

gration des

artisans

des districts

ruraux

vers

le

centre du village, la concentration des activités

« culturelles » au bourg, et la

différenciation

sociale de la population (cf. An American Town,

New

York, 1906).

Page 64: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 64/111

88

P. BOURDIEU

de

Lesquire sans distinction, sépare maintenant les

villageois,

lous

carrèrens

(les

habitants de

la

rue, carTere)

et

les

paysans des

hameaux.

L'opposition

entre

le paysan

et

le citadin commence

au cœur

même

de

la communauté

villageoise.

Avant

de

décrire

les

formes les

plus patentes

que

revêt

aujourd'hui

cette opposition,

il

n'est pas

inutile

de montrer comment elle se traduit

à un niveau plus profond, celui de

la

démographie par

exemple.

Alors

que l'écart entre la

famille

moyenne du bourg

et

celle

du

hameau était

seulement

de

0,94

en

1881,

il

est

de

1,79

en

1911

et

1,13

en

1954.

L'ame

nuisement de

la

différence entre 1911

et

1954

est imputable

d'une

part à un léger accroissement (depuis 1945) de

la taille

de

la

famille du

bourg,

et

de l'autre à

la

diminution régulière de

la

famille

du

hameau64

:

Dimension moyenne

de la

famille.

1881

1911

1954

Bourg 3,56 2,52

2,71

Hameau 4,51

4,31

3,84

De façon générale,

la famille

du hameau est sensiblement plus grande

que

celle

du

bourg,

un

nombre plus élevé

de personnes

habitant sous le

même

toit :

Années

1881

1901

1911

1921

1954

Nombre de

maisons

habitées

Bourg

97

92

92

83

94

Hameaux

418

367

293

339

273

Population totale

Bourg

471

322

355

259

258

Hameaux

2

468

1656

1601

1408

1096

Nombre d'habitants

par

maison

Bourg

4,8

3,5

3,1

3,1

2,7

Hameaux

4,8

4,2

4,5

4,1

4

La différenciation entre bourg et hameau date des cinquante der

nières

années.

Autrefois,

au

bourg

comme

au

hameau, la

grande

famille

dominait.

En

se « citadinisant

»,

le

bourg

a

acquis

les

caractères

démo

graphiques

de

la

ville : le

nombre d'enfants

diminue, le

ménage tend

à se substituer à

la

grande famille, groupant plusieurs ménages

et

les

domestiques ;

le

nombre des

personnes vivant seules

ne

cesse de croître,

surtout

dans la

catégorie des

retraités et

des inactifs.

Le

phénomène

apparaît manifestement

si l'on

considère

la

propor-

64.

Voir,

à

l'appendice

III,

les

tableaux représentant la taille des familles selon la catégorie

socio-professionnelle

du

chef de

famille et

selon la résidence (bourg ou

hameau) d'après les

recen

sements

de 1881,

1911

et 1954.

Page 65: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 65/111

CELIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

89

tion

des familles comptant

quatre personnes

et

plus (y

compris

les

domestiques)

aux

différentes époques.

1881

1911

1954

Propriétaires

terriens

des

hameaux

53%

46

%

36%

Ensemble

des familles

des

hameaux

47%

43%

32%

Ensemble

des familles

du

bourg

31%

8%

10%

Légèrement supérieure

en

1881 (1 à 1,7)

la

proportion des grandes

familles

est,

en

1954, trois

fois

plus

forte

chez les propriétaires

terriens

que

chez

les villageois. Dès

1911, la famille du

bourg a pris sa

forme

actuelle,

la

proportion

des familles

de

quatre

personnes

et au-delà y étant

plus

de

six

fois

inférieure

à

la

proportion

correspondante

chez les

pro

priétaires des hameaux. Les conséquences de ces différences morphol

ogiques

sont

considérables, particulièrement

en ce qui

concerne le

mariage.

En effet, outre qu'elle constitue pour le jeune

ménage et

tout

spécialement pour la jeune épouse une

charge

considérable,

la

grande

famille

exerce un contrôle

et

des contraintes qui pèsent de plus en plus

aux femmes

de

la jeune

génération. « Les

jeunes,

surtout

les jeunes

femmes, ne

peuvent plus

supporter

la

grande

famille. Par exemple, chez

moi, pour

la jeune femme, il

y a

la grand-mère du mari,

le

père et la mère

du mari, la

sœur

du mari,

les tantes

du mari qui

viennent de

temps

en

temps.

Quel

fardeau

»

(P.

C).

Pour

saisir

sous un

autre

aspect l'opposition

entre

le

bourg et

les

hameaux, on a réparti

la

totalité

des

individus recensés à Lesquire

en

1954 selon

la

distance par rapport à leur

lieu

de

naissance :

Zones

1

2

3

4

5

6

7

8

Lieu de naissance

dans

un

rayon

de

0

à

5

km :

Autres

communes .

5,1

à 10 km

10,1

à 15 km

15,1

à 20 km

20,1 à 25

km

25,1

à

30

km

30

km et

plus

Total

Sexe et lieu de résidence

Bourg

H

64

8

10

11

3

3

4

20

123

F

61

13

11

16

4

2

5

29

141

Total

125

21

21

27

7

5

9

49

264

Hameaux

H

402

40

24

52

11

9

4

37

579

F

317

39

42

73

11

2

2

25

511

Total

719

79

66

125

22

11

16

62

1090

Ensemble.

H

466

48

34

63

14

12

8

57

702

F

378

52

53

89

15

4

17

54

652

Total

844

100

87

152

29

16

15

111

1354

Page 66: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 66/111

90

P. BOURDIEU

Les individus

nés dans

un

rayon

supérieur à 30 kilomètres se

répar

tissent ainsi :

Département

Sud-Ouest

Autres régions

Étranger

Bourg

H

5

5

7

3

F

10

3

14

1

Hameaux

H

9

7

8

10

F

6

4

10

5

Ensemble

H

14

12

15

13

F

16

7

24

6

On voit que 73,2% des hommes

et

65,9% des femmes

de

la

commune

sont

nés

dans

un

rayon

de

moins

de

5

kilomètres,

c'est-à-dire

sur

le

territoire

de

la commune ou des communes

limitrophes.

Tandis

que chez les villageois,

ces

taux sont

seulement de

58,5% pour les

hommes et

de

52,6%

pour les

femmes, ils sont

nettement

plus

élevés

pour

la population des hameaux,

essentiellement rurale

et sédentaire :

76,3%

pour les

hommes et 69,6%

pour les

femmes. Au bourg,

les

hommes et

les

femmes nés

à

une

distance supérieure à

30 kilomètres

représentant respectivement 16,2

et 20,5%

de leur catégorie, contre

6,3

et

4,3% pour les

catégories correspondantes

du hameau. On

trouve

donc

au bourg une population

beaucoup

plus

mélangée,

qui

risque

de

ce fait

d'être plus ouverte

au

monde

extérieur.

C'est dans

le

domaine linguistique

qu'on

peut saisir la

manifestation

la plus claire et la plus significative

de l'opposition.

Avant 1914,

le béar

nais

était

la

langue utilisée par l'ensemble des habitants de

la

commune,

tant

à l intérieur de

la famille que dans la

vie de relations. L'école était

à

peu

près le seul

lieu

l'on

parlât exclusivement

français.

Les fonc

tionnaires, les membres des professions libérales, le plus souvent origi

naires du village même ou de la région, utilisaient presque toujours

le béarnais

dans

leurs relations avec la population

paysanne.

On parlait

le français avec

difficulté,

un peu comme

une langue étrangère, et

on le

savait.

On éprouvait

une

sorte

de

pudeur

à

en user,

par

crainte

du

ridicule,

auquel

s'expose lou franchimà'ni celui

qui

s'escrime à parler

français. Après

1919, du

fait des

brassages

dus à

la guerre, du

fait de

la

présence de réfugiés devant qui on

ne

peut pas parler béarnais, l'usage

du

français se répand, surtout au bourg. Depuis

1939,

il est

très fréquent

que

les

enfants

parlent français à

la

maison

et que

les adultes recourent

au français

pour

s'adresser à

eux.

Si, à l'exception

de

quelques adolescents

et

des étrangers à la région,

presque

tous les habitants du

bourg

savent parler

le

béarnais,

ils mettent

souvent

un point

d'honneur

à n'utiliser que le

français

et

tiennent

le

Page 67: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 67/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 91

«

patois

» pour

une

langue inférieure

et vulgaire ; ils

raillent les

rustres

mal

dégrossis dont le

béarnais francisé

produit

des effets cocasses, qui

écorchent le français

et

s'obstinent à

le

faire par prétention ou par

inconscience (franchimandeyà).

Pour

le

paysan,

au

contraire,

le

béarnais

est le mode d'expression spontané, étroitement

attaché

aux préoccu

pations de

l'existence

quotidienne

; il

est

la

langue du

juron et

de

l'injure, de

la plaisanterie

et

du jeu

de

mots, du dicton

et

du proverbe ;

la langue

de

la

vie

familiale,

du

travail

de

la terre et du marché. Deux

paysans ne

sauraient, sans

se

sentir

ridicules,

parler de leur

récolte ou

de leur

bétail autrement

qu'en béarnais.

Ce

parler

est, sans doute,

de

plus

en

plus

adultéré du

fait que des

mots français patoisés

tendent à se

substituer aux vieux mots béarnais,

du

fait aussi que les emprunts

au français se

font

de plus

en

plus nombreux, surtout

dans

le

domaine

des techniques

et

des

institutions

modernes ; cependant,

il

garde toute

sa

saveur

et

sa

vigueur,

bref

son esprit.

Le

français,

à

l'opposé,

est

la

langue des relations avec le monde urbain,

et

du

même

coup, la langue

dans

laquelle on

est souvent

mal à l'aise comme

dans

le costume

du

dimanche que

l'on met

pour

aller

à

la carrère ;

comme

dans le monde des

bureaux

l'on

se sent dépourvu

et désarmé66.

«

Maintenant,

beaucoup

veulent

parler français. Du

service militaire

et

de

la

guerre, ils ont retenu qu'aux chefs il

faut

parler français »

(A. B.).

L'usage

de

la

langue française

est

l'hommage souvent forcé

et

réticent

que le paysan

rend

au moussu de

la

ville

et

à ses papiers ;

bien qu'il

sache le plus souvent s'exprimer

dans

le français le plus

correct, il

apprécie

que

l'on

choisisse de s'adresser

à

lui en

béarnais,

ce

qui

témoigne

d'une

sorte

de

volonté

de

rendre

la

relation

plus directe, plus familière

et plus égale.

Entre

les dernières

maisons du

bourg où l'on

parle le

français

et

les

premières fermes isolées, distantes

d'une centaine

de

mètres

à peine,

où l'on parle

le

béarnais,

passe

la frontière entre ce qu'on peut appeler,

si

l'on permet les néologismes,

la

« citadinité »

et la

«

paysannité »66.

Ainsi, au

centre

même de

son

univers,

le paysan découvre

un

monde

dans

lequel

il

n'est déjà plus

chez

lui.

Objectivement, le

bourg n existe

que

par les hameaux, du fait qu'il

vit,

presque uniquement, d'activités

du

secteur

tertiaire

;

cependant,

ce

rapport de

dépendance

demeure

abstrait, de

sorte

qu'il

n'affleure

pas

à la

conscience.

Le paysan, au contraire,

éprouve concrètement

sa

dépendance

non point à

l'égard

du

bourg en

tant que collectivité mais

65 .

Les

paysans des hameaux parlent généralement le

français avec

un accent

très

prononcé.

Le

r

roulé, qui en est le trait le plus caractéristique, se

maintient chez

les habitants du

bourg

qui

ont eu le béarnais pour langue

maternelle

alors qu'il disparaît chez

les

jeunes. L'accent des

jeunes

filles du hameau est en général moins marqué que celui des garçons.

Certains

« semi-

citadins » du bourg s'efforcent de corriger leur

accent.

66 . Il

existe évidemment des exceptions. En

particulier,

l'usage

du

béarnais

s'est maintenu

surtout chez

les artisans

(en

contact

plus étroit avec

les ruraux) et

chez

les

travailleurs

agricoles.

Page 68: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 68/111

92

P. BOURDIEU

à

regard

de certaines personnes

dont

il a

concrètement

besoin. Le rapport

de

dépendance est immédiat

et

personnel,

aussi

comprend-on qu'il

puisse prendre

la

forme de l'hommage.

Le fonctionnaire suscite

des

attitudes

ambivalentes67.

D'un côté,

en

tant

qu'incarnation

concrète de l'État, il est

la

victime

substituée

du

ressentiment

dirigé contre les

« maîtres de

Paris

»

(tous mestes ou

lous

coumandans

de Paris)

et contre l'État,

« le plus grand voleur ». On

voit en lui «le

fainéant

du bourg

»

(lousfenians

de

la

carrère)*8,

le

«rent

ier , l'homme aux mains blanches, toujours à l'ombre, celui qui voit

tomber tous les

mois

un bon salaire,

en

dépit

des

grêles

et des

gelées,

et

sans

se fatiguer, cependant

que

les

paysans

travaillent

dur, sans

garantie

du lendemain, pour

produire

les biens

qu'il

consomme.

«

Oh diable

disent-ils, il

a

la

vie

belle

(que s1

at hire bet) Il est

à l'ombre

et

hors

de

la

boue.

Il

a appris à

parler

et

à deviser (debisa).

H

peut porter la chemise

blanche.

Il

ne

sue

pas

souvent.

Le

porte-plume

ne

donne

pas

de

cals

aux

mains.

Ah ils l'ont

trouvé

le

travail facile le travail

d'un

gendarme...

La sueur

d'un

cantonnier Et

le

facteur... il a fini de

bonne heure

[son

travail]. Ils peuvent faire

la

partie de cartes.

Ah

ils ont trouvé le bon

emploi, le

bon filon

»

(P.

L.-M.). Ainsi, aux

yeux des natifs des

hameaux,

l'homme

du

bourg est vraiment le bourgeois,

celui

qui a déserté la terre

et

rompu ou renié les attaches qui l'unissaient à son

milieu.

Mais d'autre part,

le villageois, administrateur

local ou fonctionnaire,

joue

le

rôle

de

médiateur entre le

paysan

et l'État. Au titre

de

repré

sentant de

l'administration centrale, en

tant que

dépositaire

de

l'autorité

gouvernementale, le

fonctionnaire

est

l'incarnation

concrète de

l'État.

A mesure que s'accroît l intervention de

l'État dans la

vie quotidienne

du

paysan

et,

parallèlement, l'emprise de l'administration, les fonction

naires ont toujours plus respectés

et

considérés. Le paysan n'est-il

pas, le plus souvent, dans la

situation du solliciteur

? Soit

qu'il

ne

sache

pas

remplir

lui-même

ses papiers, qu'il se perde

dans

les

formalités

ou

qu'il

répugne

à téléphoner

lui-même au

vétérinaire,

il

doit

avoir

recours

aux escribans de

la carrère,

c est-à-dire, à

peu

près, aux « scr

ibouillards

de

la

ville ».

Le terme péjoratif

qu'il emploie pour les

nommer suffit à prouver qu'il

ne

reconnaît jamais pleinement leur

supériorité.

Cependant,

il

ne

serait

jamais

allé

toucher

sa

pension,

remplir

une formalité à la

mairie

ou consulter le médecin

sans

apporter

une

douzaine d'oeufs ou un litre de vin.

C'était là sans

doute une façon

de reconnaître un

service

rendu,

mais aussi une

manière de

rendre

hommage.

67 . L'attitude du paysan à l'égard du fonctionnaire

semble

obéir à un

modèle plus

général

à

savoir

celui qui régit les

rapports

entre le

paysan

et le lettré dans beaucoup

de civilisations

non-industrielles.

68 . Le

respect que

suscite le lettré n'exclut jamais l'ironie, voire un certain mépris

;

bien

qu'il soit saisi, sous un certain

rapport,

comme indispensable, il

ne

cesse jamais d'être

perçu comme un parasite.

Page 69: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 69/111

CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE

93

«

Tous

ces papiers,

ce

n'est

pas

tout de les lire On n'y

comprend

rien ou

on prend

martre pour renard

»

(P.

L.-M.).

Pour le

paysan

le rapport

entre l'individu

et

l'Administration ne saurait s'établir

comme

dans

la

société urbaine,

à

travers

ces relais impersonnels

et

interchan

geables,

gent de police ou fonctionnaire, dépositaires anonymes d'une

autorité anonyme

et

sans

visage qui se manifeste par eux

et

demeure

irréductible à cette manifestation, l'État n'étant plus que l'horizon

toujours reculé

d'une série indéfinie

de moyens

termes. Au

contact

déconcertant

avec l'impersonnalité massive

de l'Administration, le

paysan

substitue

un rapport de

personne

à personne.

D'autant plus

disposé à faire confiance

et

à s'en

remettre

qu'il

est plus

désarmé,

il identifie la fonction

au fonctionnaire

et ne

reconnaît l'Administration

qu'à travers ceux qui

la

représentent. La Poste,

c'est

le postier et, quand

celui-ci est

en

congé,

on

repart sans

avoir accompli la

démarche pour

laquelle

on

était

venu69.

Mais

il ne

faudrait pas attribuer au seul intérêt la

révérence

du

paysan à

l'égard du

«

bourgeois

». « Les

gens

des hameaux sont très

heureux

de

pouvoir

« deviser

au café

»

(debisà au

café)

avec

un « mons

ieur

»

du

bourg, maire, conseillers, grenier, postier,

gendarmes,

etc. ;

bref tous ceux qui

détiennent une parcelle

de

l'autorité centrale.

Ils

sont

aujourd'hui encore,

un

peu

«

impressionnés

»

par

cette « élite »

bien

casée du bourg,

par

tous ces

gens

qui ont une «c

bonne

situation ». Il

ne

faut

pas

oublier qu'il

y a cinquante ans

un

gendarme devait

exiger

une dot de 3 000 francs ;

il

choisissait une grande cadette70. Et depuis,

ça

va

en

s'accentuant.

Chaque

jeune

homme

était

«

jaugé

» et

«

ét

iqueté ».

Quand

il

obtenait

un

emploi,

c'était

une révolution. Il devenait

un « monsieur ».

Tout

ça fait

que

les

paysans

mettent toujours une

certaine réserve respectueuse

dans leurs rapports avec lou carrèren. Ils

sont

heureux

de l'inviter au café. C'est le « citadin » qui mène

la conver

sation il

commente

et

discute les nouvelles avec aisance

et assurance.

Lous branès (les habitants de

la

lande (brane), les

rustres) du

fond

du

quartier Laring ou

Lembeye

se gardent d'interrompre

et ne

perdent

pas

une syllabe afin de pouvoir rapporter le tout

et

d'amuser toute

la

maisonnée.

Tous les « secrets d'Etat », où les

apprend-on,

si ce

n'est

au

bourg

?

Rentrés

chez

eux,

ils

font

l'analyse

de

leurs

rapports

avec

les

carrèrens.

Il

leur arrive de les

juger

clairement

et judicieusement

surtout

après avoir payé la note au café

»

(A.

B.).

Dans

ces conditions,

faut-il

s'étonner

que

les citadins aient toujours

69 . Aujourd'hui,

les

paysans s'efforcent de donner à

leurs

enfants le minimum

d'instruction

indispensable

dans la

vie moderne. « Chaque paysan avisé

veut

avoir un enfant

intelligent

pour

le faire

étudier...

Il

faut pouvoir

comprendre

»

(J.

L.).

70 . «

De

mon temps, pour se marier avec un

gendarme,

il fallait «voir une certaine dot :

3 000 francs. A G...,

il

y avait une fille qui s'est mariée avec

un

gendarme.

La famille en

a eu

beaucoup de difficultés. Ils ont été longtemps gênés. Cette dot était exigée parce que la femme

de gendarme

ne

devait pas

travailler, ne

devait pas

avoir

de relations avec

le

public

» (J.-P. A.).

Page 70: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 70/111

94

P.

BOURDIEU

détenu le

monopole du pouvoir

politique?

Les

maires

et

conseillers

généraux successifs sont autant d instituteurs,

de médecins, de

secré

taires de mairie ou de propriétaires terriens

du bourg,

les

paysans

tenant

le rôle d'adjoints ou

de

conseillers municipaux. Or,

étant largement

majoritaires, les paysans

des

hameaux auraient

pu

élire

un

des

leurs71.

C'est

que le

jugement du paysan sur

lui-même n'est

pas

moins

ambi

valent

que celui

qu'il

porte

sur le

citadin

et sur le fonctionnaire. La fierté

de soi,

liée

au mépris

pour

le

citadin,

coexiste

en lui, sinon

avec

la honte

de soi,

du

moins

avec une conscience aiguë

de ses déficiences

et

de ses

limites. S'ils

prennent

le citadin

pour

cible de leur

ironie

chaque

fois

qu'ils le peuvent, c'est-à-dire quand ils sont en nombre ou entre eux, ils

sont plutôt embarrassés, maladroits

et

respectueux lorsqu'ils le ren

contrent en tête

à tête.

N'est-il pas significatif que les

bonnes

histoires

les plus appréciées aient pour thème la maladresse

et

les

ridicules

du

paysan

et,

particulièrement,

du paysan

parmi les

citadins

?

Aussi,

quand

ïl s'agit

de

gérer

les

intérêts

communaux

et

à plus

forte

raison, d'entrer

en

relations avec les autorités de

la

ville, le paysan

ne

songe même pas

à déléguer un paysan. Parce qu'il est instruit des règles administratives

et

des subtilités de

la

vie

politique

nationale, parce qu'il participe, par

sa fonction,

du

monde des bureaux

et

des

administrations, parce qu'il

a

du loisir et

surtout

parce

qu'il

«

sait parler », l'homme

du

bourg

et

sur

tout

le fonctionnaire, lui

paraît prédestiné au rôle

de

médiateur entre

lui-même et la

ville.

De son

côté, le villageois, surtout

lorsqu'il

est un

peu frotté d'instruc

tion

t

qu'il

a acquis

l'extérieur

d'un

homme de

la

ville,

n'a

parfois

que

dédain

pour

les

natifs des hameaux.

On

ne saurait être

plus loin des

paysans que certains de ces « notables », fonctionnaires ou membres

des professions libérales, qui adoptent

volontiers

une

attitude

pater

naliste ou protectrice à l'égard des sauvages des champs

et

des bois parmi

lesquels ils

se sentent

exilés et dont ils ne partagent ni

les

intérêts, ni

les

soucis

; formant une petite société fermée, ils entendent apparaître

comme une aristocratie de

l'esprit,

par

opposition

aux

rustres et

aux

« primaires » qui les entourent. C'est

aussi,

bien souvent, dans les couches

inférieures de

la société

« citadine », les plus proches

des paysans

par

leur

culture,

leur

langage

et

leur esprit,

que

se

manifeste

l'attention

la plus vive à se

distinguer

du paysanâs,

du

paysan ridicule.

Chez

le

plus grand

nombre, on

discerne, plus ou moins exprimé, le

sentiment

71. On

peut

aussi

conjecturer que,

du

fait de

leurs rivalités, les paysans préfèrent, en

défi

nitive,

désigner un carrèren

plutôt

que

de

distinguer un des leurs. « Bien

sûr,

ils ne sont pas

plus tendres entre eux [qu'à l'égard du citadin]. D'un champ à

l'autre,

ils se surveillent et

s'épient ; Jean, il faut préparer la charrue,

un

tel a commencé à labourer ou

i

tailler la vigne.

Il

y en a qui ont

la

réputation

d'être

toujours

les

premiers à entreprendre

les

divers cycles

des travaux des

champs.

D'autres sont toujours à la traîne. Ceux-là

sont

l'objet de

tous les

sarcasmes.

De

même, il

y

a

les

familles qui ont la

réputation

de mal recevoir.

On ne les

épargne

pas »

(A.

B.).

Page 71: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 71/111

CELIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

95

de

détenir des

«

droits

de bourgeoisie

», d'appartenir à

un monde

plus

civilisé,

plus

poli

et

plus cultivé.

Sans doute, le paysan

prête-t-il

souvent

le flanc à l ironie

ou

à

la

charge.

De

tous

temps,

par

exemple,

en

raison

du décalage dans

la

mode vestimentaire,

il

a fait l'objet des railleries.

Alors

que Unis mous

sus e

la

carrère portaient

la

veste

dès

1885, les campagnards conser

vaient la blouse

de

lin, tissée, cousue

et

brodée à la maison.

Lorsque

le port

de

la veste se

fut

généralisé, vers 1895, les hommes

mariés

sortaient «

avec la veste

de

mariage

»

(dap

la beste d'espousat) si elle

était encore en bon état, tandis que les célibataires

portaient

encore

la blouse.

« Ah

Il fallait

voir leur

dégaine Ils avaient des bérets

énormes

Pour

les

rendre

plus grands

et

les

faire

tenir rigides, ils

mettaient à l'intérieur

un

brin d'osier.

Il

fallait les voir

dénier,

par

journée de tempête, lorsque le vent gonflait

et

soulevait leur blouse,

découvrant

leur ceinture

rouge.

Parfois leur béret

s'envolait

et

roulait

comme

un cerceau,

et

ils essayaient gauchement

de

le rattraper »

(P. L.-M.,

88

ans, bourg).

Aujourd'hui

encore,

et

bien

qu'ils s'habillent

de leur

mieux

afin de

passer

inaperçus, on

reconnaît

les

paysans endi

manchés à leur vêtement

de

mauvaise coupe, acheté à bas prix dans

un magasin de confection.

Le grand béret sur la

tête, les grosses chaus

settes

apparentes

sous le pantalon mal repassé

et

trop court, les souliers

démodés72, ils tiennent

leurs mains

dans

les poches de leur veste toute

fripée

dans

le dos. Accoutumés à

marcher

avec

de lourds

sabots

sur des

terrains difficiles

et

inégaux

en

portant de pesants fardeaux, ils ont

la

démarche lente

et

pataude

:

branassès

(ou

branès),

habitants

de

la

lande,

aubiscous

(graminée

qui

pousse

dans les touyas),

bouscassès

(hommes des

bois,

boscq), escanoulhes (sorte d'oignon), laparous ou lagas (tiques), autant

de

surnoms

péjoratifs décernés

au

paysanâs

de Soubole, au

«

gros paysan

de

Saoubole »78,

balourd, maladroit,

crotté,

mal embouché

et

mal

fagoté.

La

supériorité que

le villageois

s'arroge, le paysan

ne la

lui

reconnaît

jamais pleinement. L'homme du

bourg

n'est pas

citadin, il

a

la

prétention

de l'être. Cela

le

plus rustre

le

sait

et il

sait

que

l'homme du

bourg

dont

il

est le paysan a aussi son citadin. Aux attitudes

du

citadin parvenu

que le « bourgeois » adopte souvent à

son endroit, il

sait répondre par

l'ironie

silencieuse

ou

par

l'évocation d'une

origine

commune

:

« Nous

savons d'où

il

sort » ou

bien

:

« Son

père a porté les sabots...

»

Le paysan ne se

saisit

comme paysan qu'en

présence

du

« citadin »

;

mais

le citadin,

lui, n'existe

en

tant que

tel

que par

opposition

au

paysan.

Plus généralement, le

bourg

n'est citadin

que

par

opposition

à ses hameaux

paysans. Par l'esprit et

le

style

de vie de ses habitants,

72.

A la campagne,

on use difficilement

les

souliers

du fait qu'on ne

les

met

qu'une

fois

par

semaine, pour

venir

au

bourg. Nombre

de paysans

viennent en sabots et

mettent leurs

chaussures à l'entrée du village.

73. Nom

de lieu imaginaire dont la lourdeur évoque

un pays sauvage et

arriéré.

Page 72: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 72/111

96

P. BOURDIEU

il

pourrait

apparaître

comme

une

cité s'il

ne manquait pas à remplir

les fonctions les plus

importantes d'une

ville.

Ayant perdu

la quasi-

totalité de ses grands propriétaires

terriens,

il

n'a plus que des notables

« tertiaires »

qui peuvent fournir des exemples d'innovation dans le

domaine

de

la

consommation,

non

de

la

production.

Résidence

des

fonctionnaires

et

des membres des professions libérales, des artisans

et

commerçants, des retraités

et

des rentiers74, cette fausse cité est incapable

de

jouer le rôle

de

foyer d'incitation économique

et

cela,

tout

particulière

ment,

ans le domaine agricole. L'histoire des dernières années en fournit

la

preuve.

Ce sont

les

couches

moyenne

et inférieure

de

la

paysannerie

des

hameaux qui ont produit

la

nouvelle élite rurale, tandis

que

les

notables

citadins

conservaient les pouvoirs traditionnels. Foyer

rural,

Coopérative

d'Utilisation du Matériel

Agricole (créée

en 1956), Centre

d'Études Tech

niques Agricoles (en 1960),

toutes ces

institutions nouvelles sont dues

à

l'initiative

de

jeunes

agriculteurs

;

elles

échappent

tant

à

l'ancienne

aristocratie

paysanne, aux gros paysans,

qu'aux

notables du bourg plus

soucieux

de

s'assurer la direction des affaires locales par des mesures plus

ou moins

démagogiques

que de travailler à

une rénovation en profondeur

de l'économie rurale75. Du fait qu'il monopolise les

fonctions

urbaines,

du

fait

qu'il concentre

les commerces,

les

auberges, les administrations, le

bourg est assez « urbanisé

»

pour

que

les hameaux puissent apparaître

et

s'apparaître,

par contraste, comme paysans. Mais

il

s'en

faut

qu'il le

soit suffisamment pour les entraîner soit par ses initiatives, soit par

son exemple.

Le paysan et

son

corps

« Platon,

en ses

lois, n'estime peste au

monde

plus

dommeagable

à

sa cité, que de

laisser prendre liberté à la

jeunesse

de

changer

en accoustrements, en

gestes,

en

danses,

en

exercices

et

chansons

d'une forme

à

une

aultre. »

Montaigne,

Essais,

I,

XLin.

Si

les

données

de

la

statistique

et

de

l'observation

autorisent

à

établir

une corrélation

étroite

entre la

vocation au célibat

et la résidence dans

les hameaux, si l'approche historique permet de

voir dans la restructu-

74 . En 1958, 28 chef» de famille du bourg sur 95 vivent d'une retraite civile (P.T.T.,

enseignement) ou militaire (gendarmerie, armée)

contre

2 seulement

dans les hameaux. La pyra

mide des âges

montre

que le bourg a une

population

vieille.

75 . La

CUMA

compte en 1958 25

adhérents.

Tous sont

d'anciens membres

du

Cercle

des

Jeunes, organisation catholique. Ce sont

de

petits et moyens propriétaires ;

les

grands proprié-

taires

ont les

moyens de

se payer un tracteur et disposent

de

surfaces cultivables suffisantes.

Selon

différents

informateurs,

il faut 15 ou 20 hectares labourables, soit une propriété de

30 à 40

hectares, pour

que le tracteur soit rentable.

Page 73: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 73/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

97

ration du

système

des échanges matrimoniaux sur le fondement de

l'opposition entre le bourg

et

les hameaux une

manifestation de

la

transformation globale

de

la société,

il

reste à déterminer

s'il

est

un

aspect

de

cette

opposition

qui

soit

en

corrélation

plus

étroite

avec la

vocation au

célibat

; par quelles médiations

le fait de

résider au bourg

ou

dans

les hameaux

et

les caractéristiques

économiques,

sociales

et psychologiques qui en sont

solidaires

peuvent agir sur

le mécanisme

des échanges matrimoniaux ; comment il se fait

que

l'influence de

la

résidence

ne s'exerce pas

de

la

même façon sur les

hommes et

sur les

femmes

; s'il existe des différences significatives entre les

gens du

hameau qui se marient

et

ceux qui sont condamnés au célibat ; bref,

si le fait d'être

au bourg ou au hameau est « condition nécessitante »

ou

«

condition permissive »

du

célibat.

Tandis

que

dans la

société

ancienne le

mariage

était

surtout

l'affaire

de

la

famille,

la

recherche

du

partenaire

est

laissée aujourd'hui,

on

le

sait,

à

l'initiative de l'individu.

Ce

qu'il

s'agit

de

comprendre

mieux, c'est

pourquoi

le

paysan des

hameaux est intrinsèquement défavorisé

dans

cette compétition

; et,

plus précisément, pourquoi

il

se

montre

aussi

peu

adapté,

aussi déconcerté, dans les

occasions

institutionnalisées de

rencontre

entre les sexes.

Étant donné

la

séparation tranchée entre

la

société

masculine et

la

société

féminine, étant

donné

la

disparition

des intermédiaires

et

le relâchement des liens sociaux traditionnels, les

bals

qui se

tiennent

périodiquement

au bourg ou dans

les villages voisins

sont

devenus

la

jseule

occasion

de

rencontre

socialement

approuvée.

Par

suite, ils four

nissent

une

occasion privilégiée de saisir

la

racine

des

tensions

et des

conflits.

Le bal de

Noël

se

tient

dans

Farrière-salle d'un café.

Au

centre

de

la piste, une dizaine

de

couples

dansent avec beaucoup d'aisance les

danses à

la

mode. Ce sont

surtout

des « étudiants » (tous estudians),

c'est-à-dire les élèves de cours complémentaires ou

des

collèges

des villes

voisines, pour

la

plupart originaires

du

bourg. Il y a aussi quelques

parachutistes sûrs d'eux-mêmes

et

de jeunes citadins,

ouvriers

ou

employés ; deux ou trois d'entre eux sont coiffés du chapeau tyrolien

et

portent

blue-jeans

et

blouson

de

cuir noir.

Parmi

les

danseuses,

plusieurs

jeunes filles venues

du

fin fond des

hameaux les

plus

reculés,

habillées

et

coiffées avec

élégance,

parfois avec recherche,

et

aussi

quelques natives de Lesquire qui travaillent à

Pau

ou à Paris,

coutur

ières, bonnes ou vendeuses.

Elles

ont tous les dehors de

la citadine. Des

jeunes

filles et

même

des

fillettes

d'une

douzaine

d'années,

dansent entre

elles, tandis

que

de jeunes garçons se poursuivent

et

se bousculent

entre

les couples

de danseurs.

Debout au bord de

la piste,

formant une masse sombre,

un

groupe de

spectateurs, plus âgés,

observent sans

parler. Comme

happés

par

la

7

Page 74: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 74/111

98

P. BOURDIEU

tentation d'entrer

dans la

danse, ils avancent

et

resserrent l'espace laissé

aux

danseurs.

Us sont

tous

là,

tous

les

célibataires. Les

hommes

de leur

âge qui sont déjà

mariés

ne

sont plus au bal. Ils y vont

seulement

lors

de

la

grande

fête

du

village,

le comice

agricole. Ce

jour-là, tout

le

monde

est

«

sur la Promenade », et tout

le monde danse, même les «

vieux ».

Les

célibataires,

eux, ne

dansent

pas

davantage. Ces

soirs-là,

on les

remarque moins,

parce qu'hommes

et femmes

du village sont tous

venus,

les

uns pour bavarder

avec les amis, les autres

pour

épier, cancaner

et

faire mille conjectures sur les mariages possibles. Mais

dans

les petits

bals

comme

celui de

la

Noël ou du Premier

de l'An,

ils n'ont rien à faire.

Ce

sont des

bals

l'on

vient pour danser, or ils

ne

danseront pas

et

ils le savent.

Ces

bals sont

faits

pour les jeunes,

c'est-à-dire

ceux qui

ne

sont pas mariés ; ils n'ont plus

l'âge,

mais ils sont

et

se savent

«

inma-

riables ».

De temps

en

temps, comme pour

dissimuler

leur

gêne, ils

chahutent

un

peu.

Une

nouvelle

danse,

une

«

marche

»

:

une

jeune

fille

s'avance

vers le

coin

des célibataires et

tâche d entraîner

l'un

d'eux

vers la piste. Il

résiste gêné

et ravi.

H fait un

tour

de danse,

accentuant

à dessein sa maladresse

et

sa

lourdeur,

un

peu

comme

font

les vieux

quand

ils

dansent

le jour du

comice,

et regarde en riant

ses copains.

La

danse

finie,

il

va

s'asseoir et ne

dansera plus. « Celui-là, me

dit-on,

c'est le fils An...

(un

gros propriétaire) ; la fille qui est venue le chercher

est une voisine. Elle

lui

a fait faire un tour de danse pour

lui

faire

plaisir.

»

Tout rentre

dans

l'ordre. Ils resteront là,

jusqu'à minuit,

sans

guère parler, dans la lumière

et

le bruit du bal, le

regard

sur

les

filles

inaccessibles.

Puis

ils iront

dans la

salle

de

l'auberge

et boiront

face

à face. Certains chanteront à tue-tête de

vieux

airs béarnais, pro

longeant

à

perte

de

voix des accords

dissonnants,

tandis qu'à côté

l orchestre

joue

des twist

et des cha-cha-cha.

Et puis

ils

repartiront

lentement, par petits groupes, vers leurs fermes éloignées.

Dans la

salle

du café,

trois célibataires sont attablés,

et

boivent

en

bavardant. « Alors vous

ne

dansez pas ?

Non, ça nous a passé... »

Mon compagnon,

un villageois,

en aparté

:

«

Tu

parles ils n'ont jamais

dansé

» Un autre

:

«

Moi, j'attends minuit

J'ai donné un

coup

d'oeil

tout à l'heure,

il

n'y a que

des jeunes. Ce n'est pas pour

moi. Ces

jeunes-là

pourraient

être

mes

filles...

Je

vais

aller

manger

un morceau,

puis

je

reviendrai.

Et puis

danser n'est

plus

de

mon âge.

Une

belle valse, ça je

danserais, mais

ils

n'en jouent

pas.

Et puis les jeunes

ne

savent

pas

danser

la valse. — Et

tu

crois que

ce

soir il

y

aura des

filles plus âgées ?

Oui,

enfin,

on verra.

Et

toi, pourquoi

tu ne danses pas

? Moi

je te

promets, si j'avais

une

femme

je

danserais.

» Le villageois

:

« Oui,

et

s'ils

dansaient,

ils

auraient une femme. On n'en

sort

pas. » Un autre

:

« Oh tu sais,

il

ne faut

pas t'en faire pour nous, nous

ne

sommes pas

malheureux » A

la fin du

bal, deux célibataires s'en vont lentement.

Une

voiture

démarre ; ils s'arrêtent. «

Tu

vois, ils regardent cette auto

Page 75: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 75/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

99

comme ils regardaient les

filles tout

à l'heure. Et puis ils

ne

sont pas

pressés, tu peux croire... Ils vont traîner comme ça, aussi longtemps

qu'ils pourront.

»

Ainsi,

ce

petit

bal

de

campagne

est

l'occasion

d'un

véritable

choc

de civilisations.

Par lui, c'est tout

le

monde citadin, avec

ses modèles

culturels,

sa

musique,

ses danses, ses techniques

du

corps qui fait

irruption

dans la

vie

paysanne. Les

modèles traditionnels

des conduites

de fête se

sont

perdus

ou bien ont cédé la place

à

des

modèles urbains.

Dans ce domaine

comme

ailleurs,

l'initiative

appartient

aux gens

du

bourg.

Aux danses

d'autrefois

qui

portaient

la

marque

paysanne

dans

leur nom (la

crabe,

lou

branlou,

lou mounchicou, etc.),

dans

leurs

rythmes,

leur musique

et

les paroles qui les accompagnaient, ont fait place les

danses importées

de

la

ville. Or

il faut

admettre

que les techniques

du

corps constituent de

véritables systèmes,

solidaires de tout un

contexte

culturel.

Ce

n'est

pas

le

lieu

d'analyser

les

habitudes

motrices

propres

au paysan béarnais, cet habitus,

qui dénonce

le paysanâs, le paysan

lourdaud.

L'observation populaire saisit parfaitement cette

exis qui

sert

de fondement aux stéréotypes. « Les

paysans

d'autrefois, disait

un

vieux

villageois, marchaient toujours les jambes arquées,, comme

s'ils avaient les genoux cagneux,

et

avec les bras recourbés »

(P.

L.-M.).

Pour

expliquer cette attitude,

il

évoquait

la

posture

du

faucheur.

L'observation critique des

citadins,

habiles à percevoir V

habitus

du

paysan comme véritable unité synthétique, met l'accent sur

la

lenteur

et

la

lourdeur de

la démarche ;

l'homme de

la brane c'est pour l'habitant

du

bourg,

celui

qui,

lors

même

qu'il

foule

le goudron

de

la carrère,

marche toujours

sur

un sol inégal,

difficile et

boueux

;

celui

qui

traîne

de

gros sabots ou des

bottes

pesantes lors

même qu'il a

mis

ses

souliers

du

dimanche celui qui

va

toujours à grands

pas lents,

comme

lorsqu'il

marche,

l'aiguillon sur

l'épaule, en

se retournant de

loin en

loin

pour

appeler les bœufs qui le suivent.

Sans

doute,

ne

s'agit-il pas

d'une véri

table description anthropologique76

;

mais

d'une part, l'ethnographie

spontanée

du

citadin appréhende les techniques

du

corps comme

un

élément

d'un

système

et

postule implicitement l'existence d'une

corrélation au niveau du

sens,

entre la

lourdeur de

la démarche, la

mauvaise coupe du

vêtement

ou

la

maladresse

de

l'expression

;

et

d'autre part, elle indique

que

c'est sans doute au

niveau

des rythmes

que l'on

trouverait

le principe

unificateur (confusément

saisi par

l'intuition)

du

système des attitudes

corporelles caractéristiques du

paysan. Pour

qui a

en mémoire

l'anecdote de

Mauss concernant

les

mésaventures

d'un

régiment britannique doté

d'une fanfare

française,

il

est

clair

que

le

paysan empaysanit, c'est-à-dire «

empaysanné

»,

n'est

76. Cf.

J.-L. Pelosse,

« Contribution à l'étude des usages

traditionnels

»,

Revue interna

tionale

d'Ethnopsychologie normale

et

pathologique, Éditions internationales,

Tanger,

voL

I, n°

2.

Page 76: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 76/111

100

P.

BOURDIEU

pas à son affaire au bal77. En

effet,

de même

que

les danses d'autrefois

étaient solidaires de toute

la

civilisation paysanne78, de même les danses

modernes

de

la

civilisation

urbaine ;

en

exigeant l'adoption

de nouveaux

usages

corporels,

elles

réclament

un

véritable

changement de

« nature

»,

les habitus corporels

étant ce qui est vécu

comme le

plus

naturel,

ce sur

quoi Faction consciente n'a pas prise. Que l'on

pense

à des danses telles

que

le Charleston

ou

le cha-cha-cha dans lesquelles

les

deux

partenaires

se font

face, et

sautillent, par demi-pas

saccadés,

sans jamais

s'enlacer79.

Est-il rien qui soit plus

étranger

au

paysan?

Et que

ferait-il

de ses

grandes mains qu'il a

coutume

de

tenir

largement ouvertes ? De plus,

la

simple observation

et

les entretiens

en

témoignent, le paysan a peine

à adopter les rythmes

de

la danse moderne.

«

Ba. a dansé quelques

paso-dobles et

quelques

javas

;

il

avait

l'habitude

de

prendre une bonne

avance sur l'orchestre. Pour lui, pas de musiques

à deux, à

trois ou

à

quatre

temps.

On

attaquait

et on marchait, on

marchait

sur

les

pieds ou ailleurs, mais

ce qui importait, c'était la vitesse. Il s'est vite

trouvé relégué

au

rang de spectateur. H

n'a

jamais

caché son

dépit de

n'avoir jamais pu

danser convenablement »

(P. C). 66% des célibataires

ne

savent pas danser (contre 20% des hommes mariés) ;

un

tiers d'entre

eux va néanmoins au

bal.

En outre,

«

la

tenue »

est

immédiatement perçue

par les autres,

«t

particulièrement

par les filles, comme symbole

de

la condition

économique et sociale. En

effet,

Vexis

corporelle est

avant

tout signum

social80. Ceci est particulièrement vrai,

peut-être,

pour

le paysan. Ce

que

l'on

nomme

«

l'allure paysanne

»

est

sans

doute

le

résidu irréductible

dont les plus ouverts au monde moderne, les plus dynamiques

et

les

plus

novateurs dans

leur activité

professionnelle, ne

parviennent pas

à se

défaire81.

77 .

MAUSS, Sociologie

et

Anthropologie, p. 366.

78 .

Le

sport

fournit une autre occasion de vérifier

ces analyses.

Dans l'équipe de

rugby,

sport

citadin,

on

trouve

presque

exclusivement des « citadins » du bourg.

Là encore, comme

au

bal,

les «

étudiants

» et les « carrèrens » sont préparés, par tout leur

apprentissage

culturel,

à

tenir leur place

dans un jeu

qui

demande

de l'adresse, de

l'astuce,

de

l'élégance, autant

que

de la

force.

Ayant

assisté dès leur prime

enfance

à des parties, ils ont, avant même

de

jouer,

le

sens

du

jeu. Les

jeux,

que

l'on

pratiquait

autrefois,

les

jours

de

fête

(/ou

die de

Nouste-Dame,

le 15 août, fête

patronale

du

village),

lous

sauts

(les

sauts), lou jete-barres (le lancer

de

barres),

la course,

les quilles

demandaient avant tout

des qualités athlétiques

et donnaient aux paysans

l'occasion de

montrer

leur vigueur.

79. Curt Sachs {Weltgeschichte des Tomes,Berlin,

1933,

cité par

Mauss,

Sociologie

et

Anthrop

ologie, p. 380) oppose

les

sociétés féminisées

l'on danse plutôt

suc place, en

se trémoussant,

aux sociétés à descendance par les mâles qui mettraient leur

plaisir

dans le déplacement. On

peut

se

risquer à suggérer

que la

répugnance à

danser que

manifestent beaucoup

de jeunes

paysans

pourrait

s'expliquer

par

la résistance

devant cette

sorte de

« féminisation »

de

toute une image

profondément enfouie

de

soi-même et de son corps.

80 .

C'est pourquoi, plutôt que d'esquisser une analyse méthodique des techniques corpor

elles,

il a paru préférable

de

rapporter

l'image

qu'en forme le citadin et que le paysan tend

à

intérioriser, bon

gré mal gré.

81 . Toute

une

catégorie

de

célibataires

répond

à

cette

description. « Ba.

est

un

garçon

Page 77: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 77/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 101

Or,

dans

les relations

entre

les

sexes, c'est

toute

Yexis corporelle

qui est

l'objet

premier

de

la

perception, à

la fois en

elle-même

et au

titre de signum social. Pourpeu qu'il soit maladroit, mal rasé, mal fagoté,

le

paysan

est immédiatement

perçu

comme

le

hucou

(le

chat-huant),

peu

sociable

et

bourru, « sombre (escu), maladroit (desestruc), grincheux

(arrebouhiec), parfois

grossier

(a cops groussè), peu

aimable

avec les

femmes (chic

amistous

dap las

hennés) »

(P.

L.-M.). On dit de

lui :

rCey

pas de hère, c'est-à-dire, mot

à

mot,

« il n'est

pas

de

foire

»

(pour

aller à

la

foire on mettait

ce que l'on

avait de plus

beau),

il n'est pas

sortable. Ainsi, particulièrement attentives

et sensibles du

fait de toute

leur formation culturelle, aux gestes

et

aux attitudes, aux vêtements

et

à

l'ensemble

de

la

tenue, promptes à conclure de l'apparence

exté

rieure à la personnalité profonde, les filles, plus

ouvertes

aux idéaux

citadins, jugent les hommes selon des critères étrangers :

estimés

selon

cet

étalon,

Ûs

sont

dépourvus

de

valeur.

Placé

dans une

telle situation,

le

paysan est conduit à

intérioriser

l'image

de lui-même

que forment

les autres,

lors

même

qu'il

s'agit

d'un

simple

stéréotype. Il

vient à percevoir

son corps

comme corps

marqué

par l'empreinte sociale, comme

corps

empaysanit, empaysanné, portant

la

trace

des attitudes

et

des activités associées à

la

vie paysanne.

Par

suite, il

est

embarrassé

de

son

corps,

et dans son

corps. C'est

parce

qu'il

le

saisit

comme corps

de

paysan

qu'il

a

de

son corps une

conscience malheureuse. C'est

parce

qu'il

saisit

son corps comme

empaysanné

qu'il a

conscience

d'être

paysan empaysanné. Il

n'est

pas

exagéré

de

prétendre

que

la

prise

de

conscience

de

son

corps

est

pour lui l'occasion

privilégiée

de

la prise

de conscience de

la condition

paysanne.

Cette conscience malheureuse de

son corps,

qui l'entraîne à s'en

désolidariser

la

différence du citadin), qui l'incline à une attitude

introvertie,

racine de

la

timidité

et

de

la

gaucherie,

lui interdit la

danse,

lui

interdit

les attitudes simples et

naturelles

en

présence des filles. En

effet,

embarrassé

de

son

corps,

il

est gêné

et

maladroit

dans

toutes les

situations

qui exigent que l'on sorte

de soi

ou

que

l'on donne son

corps

en

spectacle. Donner son corps

en

spectacle,

comme

dans la danse,

suppose

que

l'on accepte

de

s'extérioriser et

que l'on

ait

une conscience

satisfaite

de

l'image

de soi qu'on

livre

à

autrui. La crainte du ridicule

et la

timidité

sont liées

au

contraire

à une conscience

aiguë

de soi

et

de

son

corps,

à une conscience fascinée par sa corporéité. Ainsi, la

intelligent, d'un physique

très agréable,

qui a su moderniser

sa

ferme, qui a

une

belle

propriété.

Mais

il

n'a

jamais su

danser convenablement

(cf.

texte cité).

Il a

toujours regardé

les

autres,

comme l'autre soir,

jusqu'à deux heures

du

matin.

C'est le cas

typique

du

garçon

à qui ont

manqué

les occasions

d'approcher

les filles. Rien,

ni

son

intelligence, ni sa

situation,

ni

son physique n'aurait dû l'empêcher de

trouver

une

femme » (P. C). « Co. a

dansé conve

nablement, sans jamais pouvoir prétendre

cependant,

par

sa

seule classe,

aller

inviter autre

chose que

des

paysannes

» (P. C). Voir

aussi texte

cité,

p. 102, cas de PL

Page 78: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 78/111

Page 79: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 79/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 103

que

le

bal.

Hors

du

bal,

point

de salut... Comment enchaîner une

conver

sation

et

la diriger sur

un

sujet embarrassant? C'est cent fois mieux

au cours

d'un

tango... Le manque

de

rapports

et

de

contacta avec les

personnes

du

sexe opposé

est

fait

pour donner des

complexes

au plus osé.

La

chose

est

encore plus

grave

quand

l'individu

est

d'un

naturel

un

peu

timide ; la

timidité

peut être

vaincue

lorsqu'on

est au contact permanent

des femmes,

mais

elle peut être aggravée dans le

cas

contraire. La

peur

du ridicule, forme

d'orgueil, peut

aussi arrêter.

La timidité,

parfois

un

peu

de fausse fierté, le fait de

sortir d'un

trou, tout cela

creuse

un fossé

entre une fille et

un garçon de valeur » (P.

C).

Les

normes culturelles qui régissent l'expression

des

sentiments

contribuent à

rendre

difficile

le

dialogue. Par exemple, l'affection

entre

les parents

et

les

enfants

s'exprime

beaucoup plus par des attitudes

et

des gestes concrets

que

par des paroles, «c

Autrefois,

quand on

moissonnait

encore

à

la

faucille,

les

moissonneurs

avançaient

sur

un

rang.

Mon père qui travaillait à côté

de

moi, comme

il

me voyait

fatigué, coupait dans

ma

rangée,

sans

rien

dire,

pour

me

soula

ger

(A.

B.).

Il

n'y a

pas si longtemps, le père

et

le fils éprouvaient

une certaine gêne à se trouver ensemble au café,

sans

doute

parce

qu'il

pouvait arriver que l'on

racontât

en

leur présence

des

his

toires

grivoises ou que l'on eût

des propos

lestes, ce qui eût déterminé,

chez

l'un et

l'autre, une

gêne

insupportable. La même pudeur dominait

les rapports

entre

les

frères et

les sœurs.

Tout ce qui

est de l'ordre de

l'intimité, de

la

« nature » est banni de

la

conversation. S'il se plaît

à

tenir

ou

à

entendre

les

discours

les

plus

libres,

le

paysan

est

de

la

der

nière

discrétion

lorsqu'il s'agit de sa

propre

vie sexuelle

et

surtout

affective.

De façon

générale,

les

sentiments ne

sont pas choses

dont il

est

bienséant de

parler. La maladresse

verbale

qui vient

s'ajouter

à

la

malad

resse corporelle est éprouvée dans

la gêne,

tant par le garçon que par

la

fille,

surtout quand celle-ci a

appris

dans les magazines féminins

et

les romans-feuilletons, le

langage

stéréotypé

de

la sentimentalité

citadine.

«

Pour danser,

il ne

suffit pas

de savoir

faire des pas,

de

mettre

un

pied

devant

l'autre. Et ce n'est déjà pas si facile pour

certains.

Il

faut

aussi

savoir

discuter un peu avec les

filles,

après avoir dansé

et en

dansant.

Il

faut

pouvoir

parler

d'autre

chose,

au

cours

d'une

danse,

que

des travaux agricoles et du

temps qu'il

fait. Et ils ne sont pas

nombreux

à

en

être capables

» (R.

L.).

Si les

femmes

sont beaucoup plus aptes

et

plus promptes que les

hommes

à adopter les modèles

culturels

urbains, tant

corporels

que

vestimentaires, cela

tient

à

différentes

raisons convergentes.

En premier

lieu,

elles

sont plus fortement motivées

que

les

hommes du

fait que

la ville représente pour elles

l'espoir de l'émancipation.

Il s'ensuit

qu'elles

donnent un

exemple privilégié

de

cette

« imitation

presti-

Page 80: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 80/111

104

P. BOURDIEU

gieuse » dont parlait Mauss88. L'attrait

et

l'emprise qu'exercent les nou

veaux produits ou les techniques nouvelles

de

confort, les idéaux

de

courtoisie ou les divertissements citadins tiennent

en

grande partie

au

fait que Ton y

reconnaît la

marque de

la

civilisation

urbaine,

ident

ifiée,

à

tort

ou

à

raison,

à

la

civilisation.

La

mode

vient

de Paris, de

la

ville, le modèle s'impose d'en

haut. Les femmes

aspirent fortement

à

la

vie citadine

et cette

aspiration n'est

pas

déraisonnable, parce

que,

selon

la logique

même

des

échanges matrimoniaux,

elles circulent

de

bas en haut.

C'est donc, avant

tout,

du mariage

qu'elles

attendent

le

remplissement de leurs vœux. Mettant tous leurs espoirs

en

lui, elles

sont fortement motivées à

s'adapter en

adoptant les dehors de

la

citadine.

Mais

il

y a plus : les

femmes

sont préparées par toute leur

formation

culturelle à

être attentives aux

détails

extérieurs

de

la personne et plus

particulièrement

à

tout

ce

qui

concerne

« la

tenue

»,

aux

différents

sens

du

terme. Elles

ont,

statutairement, le

monopole du

jugement de

goût.

Cette attitude

est

encouragée

et

favorisée

par

tout le système

culturel.

H n'est

pas rare

d entendre une fillette de 10 ans

discuter

avec sa

mère

ou avec ses camarades de

la

coupe

d'une

jupe ou

d'un

corsage.

Ce type

de conduite est rejeté par les

garçons,

parce qu'il est découragé par

la sanction sociale. Dans

une société dominée par les valeurs masculines,

tout

contribue au

contraire,

à favoriser l'attitude

bourrue

et

grossière,

rude

et

batailleuse. Un homme trop

attentif

à son vêtement, à sa tenue,

serait considéré comme trop

«

enmonsieuré », ou, ce qui

revient

au

même, trop

efféminé.

Il

s'ensuit

que,

tandis

que

les

hommes, en raison

des normes qui dominent

leur prime éducation,

sont frappés d'une sorte

de cécité culturelle

(au sens où les linguistes

parlent de «

surdité

cultur

elle 84)

en ce qui

concerne «

la

tenue »

dans

son

ensemble,

depuis

Vexis

corporelle jusqu'à

la

cosmétique, les

femmes sont

beaucoup

plus

aptes à percevoir

et

à intégrer dans

leur

comportement les modèles

citadins, qu'il

s'agisse du

vêtement ou

des

techniques

du corps86. La

paysanne

parle bien

la

langue delà

mode

citadine parce qu'elle l'entend

bien

et

elle l'entend bien parce

que la

« structure » de sa langue culturelle

83 .

Loe.

cit., p.

369.

84 . Ernst

Pulgkam

(Introduction

to the

Spectrography

of

speech.

Mouton et Cle,

1959)

parle

de « cultural deef-muteness ». — Voir aussi : N. S. Troubetzkoy, Principe» de Phonologie*

pp.

55-56 et

66-67.

85 .

Le vêtement constitue

un aspect important

de l'allure globale. C'est

dans

ce

domaine

que

se manifeste le mieux

la

«

cécité

culturelle » des hommes à

l'égard de

certains aspects

de la

civilisation citadine.

La plupart

des

célibataires

portent le

costume confectionné

par

le

tailleur du village. « Certains s'essaient à

porter

des ensembles sport. Dans

rassortiment des

couleurs, ils

tombent

à côté. Ce n'est que lorsque dans

la

famille

la mère

est à

la

page ou mieux

quand des sœurs

— mieux

averties

de

ce

qui se fait — s'occupent de la question, que l'on

voit

des paysans

bien

habillés » (P. C).

De

façon générale, le

fait pour

un garçon d'avoir des

sœurs

ne

peut

qu'accroître ses

chances de mariage. Par elles, il peut

connaître d'autres

jeunes

filles

;

il

arrive

aussi qu'il

apprenne

à

danser

avec elles.

Page 81: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 81/111

CELIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 105

l'y prédispose.

Ce

que paysans et paysannes perçoivent

tant chez

le

citadin

et dans le

monde citadin

que chez

les autres

paysans,

est

donc

fonction

de leur système culturel

respectif. H s'ensuit

que

tandis

que

les

femmes

adoptent

d'abord

les

signes extérieurs

de

«

l'urbanité

»,

les

hommes empruntent des modèles culturels plus profonds,

en

particulier

dans

le

domaine

technique

et

économique. Et

l'on

comprend qu'il

en

soit

ainsi.

La ville c'est d'abord pour la paysanne, le grand magasin. Bien

que certains soient réservés en fait à

quelques-uns, la

plupart des magas

ins

'adressent

à toutes

les classes.

«

Quant aux

vêtements,

remarque

Halbwachs,

tout

le monde les porte dans la rue

et

les gens des différentes

classes

se

confrontent,

s'observent,

si

bien

qu'une

certaine

uniformité

à cet égard tend à s'établir.

Il

y a unité de marché pour les aliments

et

dans une certaine mesure

pour

les vêtements

»86.

Étant donné le

caractère

unilatéral et superficiel

de sa

perception

de

la

ville, il est

normal

que

la

jeune paysanne

associe

la

vie

urbaine

à

un

certain

type

de vêtements

et

de coiffures, signes manifestes, à ses

yeux, de

l'affra

nchissement,

bref, n'en voie, comme

on

dit, que le bon côté ; par là

se comprend

d'une

part

que la ville

exerce

sur elle une

véritable

fasci

nation

et,

à travers elle, le citadin,

et

d'autre

part

qu'elle emprunte

à

la

citadine les

signes extérieurs

de sa

condition,

c'est-à-dire

ce

qu'elle

connaît

d'elle.

De tous temps,

pour

les mieux préparer au mariage

et aussi

parce

qu'elles étaient moins

indispensables à

la

ferme que les garçons,

nombre

de

familles

mettaient

leurs filles en

apprentissage, au sortir de l'école,

chez

une

couturière

par exemple.

Depuis

la

création

du

cours

complé

mentaire,

on

leur fait poursuivre leurs études

jusqu'au

brevet plus

aisément

qu'aux

garçons

ce qui

ne

peut qu'accroître l'attraction

exercée par la ville

et

le décalage entre les sexes87. A la

ville,

par

la médiation des hebdomadaires féminins, des

feuilletons,

des films

86 . Halbwachs, Esquisse

d'une

psychologie des

classes

sociales,

Paris, 1955, p. 174.

87 . Répartition des élèves du cours

complémentaire de Lesquire

selon le sexe et

la

catégorie

socio-professionnelle des

parents :

Sexe

Catégorie

socio-professionnelle

des

parents

1

I

s

J

Masculin . •

éminin

. . .

Total

9

17

26

21

31

52

Page 82: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 82/111

106 P.

BOURDIEU

racontés,

des

chansons à

la

mode transmises

par la radio88,

les

filles

empruntent aussi des modèles de relations

entre

les

sexes et

un type

d'homme idéal qui est tout

l'opposé du

paysan « empaysanné ». Ainsi

se constitue tout un système d'attentes que le paysan

ne

saurait remp

lir.

Le

temps

est

loin

de

la

bergère

qui n'avait d'autre ambition

que

d'épouser un « bon fils de paysan ». On assiste à

la

revanche du

monsieur.

Du fait

de

la dualité

de cadres de

référence, conséquence

de

la péné

tration différentielle

selon

les sexes

des

modèles

culturels

urbains, les

femmes

jugent

leurs compagnons paysans selon des critères qui ne

leur laissent

aucune

chance. On comprend dès

lors que

nombre d'agri

culteurs dynamiques

puissent

rester

célibataires. C'est ainsi

que

parmi

les exploitations où

l'on rencontre

des célibataires, 14% appartenant

toutes

à des paysans aisés, sont

modernisées.

Dans la

nouvelle élite

rurale,

parmi les

membres

de

la

J.A.C.

et

de

la CUMÀ

en particulier,

beaucoup

ne sont pas

mariés.

Lors même

qu'il

contribue

à conférer

un

certain prestige, le modernisme dans le domaine technique

ne

favorise

pas

nécessairement le

mariage.

«

Des

garçons comme

La.,

Pi., Po.,

sans

doute

parmi

les plus intelligents et

les

plus dynamiques du pays, sont

à

ranger

parmi les inmariables.

Pourtant,

ils s'habillent

correctement,

ils sortent

beaucoup. Ils ont

introduit des nouvelles

méthodes, de

nouv

elles

cultures. Certains ont

équipé

leur maison. C'est à croire

que dans

ce domaine, les imbéciles se débrouillent

mieux que

les autres »

(P. C).

Autrefois, le célibataire n'était jamais vraiment

un

adulte aux yeux

de

la

société,

qui

distinguait

nettement

les responsabilités

laissées

aux

jeunes,

c'est-à-dire

aux non-mariés, comme par exemple la préparation

des fêtes, et les responsabilités

réservées

aux adultes, telles que le conseil

municipal89

; aujourd'hui le

célibat

apparaît

de

plus

en

plus comme une

fatalité,

en sorte

qu'il a cessé de paraître

imputable

aux individus, à leurs

défauts

et

à leurs imperfections. «

Lorsqu'ils

appartiennent à

une

grande

famille,

on

leur trouve des excuses ; surtout lorsque au

rayonnement

de

la

grande

maison

s'ajoute

le

rayonnement d'une

forte

personnalité.

On

dit

: « C'est dommage, il a pourtant une belle

propriété, il

est

intel-

» ligent, etc. ». Quand

il

a une

forte

personnalité,

il

parvient à s'imposer

malgré

tout, sinon

il

est

diminué

»

(A.

B.).

On

le

verra plus concrètement

à

travers

le récit d'une femme qui, en tant que

voisine,

est allée

«

faire

le pèle-porc

»,

chez deux

célibataires

de 40

et

37

ans.

«

Nous

leur

avons

dit

: «

Nous en avons

trouvé

de la

pagaie Ces

oiseaux

(aquets piocs)

Et

88 .

Restant plus que

les

hommes à la maison

les

femmes écoutent davantage la radio.

89 . Le

mariage

marque

une

rupture dans

l'existence.

Du jour

an lendemain, c'en

est fini des

bals,

des sorties

noctures.

On a

souvent

vu des

jeunes

gens

de mauvaise

réputation,

changer

subitement

leur

conduite

et comme on

dit

« se ranger ». «

Ca.

a

couru

tous les bals. Il s'est marié

avec

une fille plus

jeune qui n'était

jamais

sortie. Il

lui

a

fait

trois gosses en trois ans.

Elle

ne sort pas,

bien

qu'elle en soit morte d'envie.

Il

n'aurait pas l'idée

de l'emmener

une fois au bal

ou au

cinéma.

Tout

ça,

c'est

fini. On ne s'habille même

plus

» (P. C).

Page 83: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 83/111

CELIBAT

ET CONDITION

PAYSANNE

107

rien que

de

leur toucher la vaisselle C'était sale Nous

ne

savions pas

où regarder.

Nous les

avons foutus dehors.

Nous leur

avons dit : Vous

n'avez pas

honte

Au

lieu de

vous

marier... Que

ce

soit

nous qui devions

I

faire

ça...

Il

faudrait

une

femme

pour

faire

ça.

Ils

baissaient

la

tête

et

s'en allaient. Quand

il

y a une daune, les

femmes,

voisines ou parentes,

sont

pour les aider. Mais quand

il

n'y a pas de

femmes, elles

doivent

tout décider » (M.

P.-B. ).

Le fait

que

42

% des fermes

comptant

des célibataires (dont

38

%

pos

sédées par des paysans pauvres) soient en déclin contre

16

% seulement

parmi

les exploitations possédées par des gens

mariés,

montre

qu'il

existe une corrélation évidente entre l'état

de

l'exploitation et le célibat ;

mais le

déclin

de

la

propriété

peut être

effet

autant que cause du

célibat. Vécu

comme

une

mutilation

sociale

le célibat

détermine en

beaucoup de cas

une

attitude de

démission et

de renoncement, consé

quence

de

l'absence d'avenir

à

long terme.

On

le

verra,

une

fois

encore,

à travers un témoignage : « Je

suis allé

chez

Mi., dans

le quartier Hou-

ratal. Il a une maison

bien entretenue entourée de

sapins.

Il

a perdu

son père

et

sa mère aux environs de 1954

et il

a maintenant 50 ans

environ.

Il vit

seul. « J'ai honte

que

vous me

voyiez dans

cette tenue. »

II soufflait sur

un feu

allumé

dans la

cour

pour faire

la

lessive.

«

J'aurais

voulu

vous

faire

entrer et

vous faire honneur.

Vous n'êtes

jamais

venu.

Mais vous savez,

j'ai

beaucoup de désordre.

Quand

on est

seul...

Les

filles

ne veulent plus

venir à

la

campagne. Je

suis

désespéré vous savez. J'au

rais aimé

faire

une

famille. J'aurais arrangé un peu, de

ce côté

de

la

maison

[c'est

la

coutume

de

faire

quelque

chose

dans

la

maison

quand

on marie

l'aîné]. Mais maintenant

la

terre est fichue.

Il

n'y

aura

plus

personne. Je n'ai plus de goût pour travailler

la

terre.

Bien sûr

ma

sœur

est venue, elle vient de temps

en

temps. Elle est mariée avec un employé

de

la S.N.C.F. Elle vient avec son mari

et

sa petite fille. Mais elle ne peut

pas rester

ici

»

(A.

B.)90. Le drame

du

célibataire est souvent redoublé

par la pression

de

la famille qui se

désespère de le voir demeurer

dans

cet état.

«

Je les

engueule,

disait une mère dont les deux fils déjà âgés

ne

sont

pas

encore mariés,

je

leur

dis : Vous en avez peur des femmes

Vous

êtes tout

le

temps à

la

barrique. Qu'allez-vous faire quand je n'y

serai

plus

?

Je

ne

puis

pas

m'en

occuper

à

votre

place,

moi

»

(Vve

A...,

84

ans). Et une

autre, s'adressant à un

camarade

de

son

fils : «

II va

falloir lui dire

qu'il

trouve une

femme,

il

aurait fallu

qu'il

se marie

en

même temps

que

toi. Je t'assure que c'est

terrible.

Nous sommes

tous les deux seuls comme des

perdus »

(rapporté par P. C). Sans doute

chacun met-il

sa fierté

et

son

point

d'honneur à dissimuler le désespoir

90.

Les

jugements

de

l'opinion

sont souvent

sévères mais

ils rejoignent

les

conclusions

des

célibataires eux-m êmes. «

Ils n'ont pas de

goût

pour

le travail. Il y en a cinquante comme ça

qui ne

se

marient pas. Ce

sont

des sacs à

vin.

Si

vous

les voulez

pour

boire i

la

carrère... La terre

est

foutue » (B. P.).

Page 84: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 84/111

108

P.

BOURDIEU

de

la

situation,

puisant

peut-être

dans

une longue tradition de

célibat

les ressources de

résignation qui lui sont

indispensables

pour

supporter

une existence

sans

présent

et

sans avenir. Cependant, le

célibat

est

l'occasion

privilégiée d'éprouver la misère

de

la condition paysanne. Si,

pour

exprimer

sa

détresse,

le célibataire

dit

que

«

la

terre

est

fichue

»,

c'est qu'il

ne peut pas ne pas saisir sa condition

comme déterminée

par une nécessité qui pèse sur l'ensemble

de

la classe paysanne. Le

célibat

des

hommes est

vécu

par

tous comme l'indice de

la crise

mort

elle

d'une

société

incapable d'assurer aux

plus novateurs et aux plus

audacieux

d'entre les aînés, dépositaires

du

patrimoine,

la

possibilité

de perpétuer

le

lignage, bref, incapable de

sauvegarder les fondements

mêmes de son ordre, en même temps

que

de faire place à l'adaptation

novatrice.

Conclusion

« Les jeunes filles

ne

veulent plus aller à

la

campagne... » Les

jugements

de

la sociologie spontanée sont par essence partiels

et

uni

latéraux. Sans doute, la

constitution de l'objet de

recherche

comme

tel

suppose aussi la

sélection

d'un aspect. Mais, parce que le fait social,

quel

qu'il

soit, se

donne

comme pluralité

infinie d'aspects,

parce

qu'il

apparaît comme un écheveau de relations qu'il

faut

démêler

une

à une,

cette

sélection

ne

peut

pas

ne

pas

se

saisir

comme

telle,

se

tenir

pour

provisoire

et

se

dépasser

par l'analyse des

autres

aspects.

La tâche

première de

la

sociologie est peut-être de reconstituer

la

totalité à partir

de laquelle

se laisse

découvrir l'unité de

la

conscience

subjective

que

l'individu a du

système

social

et

de

la structure objective

de

ce sys

tème. Le sociologue s'efforce

d'une part de

ressaisir et

de comprendre

la

conscience spontanée

du

fait

social,

conscience qui, par essence,

ne

se

réfléchit pas, et, d'autre part,

d'appréhender

le

fait

dans

sa nature

propre, grâce au privilège que

lui

fournit sa situation d'observateur

renonçant à « agir le social » pour le penser.

Dès lors, il

se doit de réconcil

ier

a

vérité

du

donné

objectif

que

son

analyse

lui

fait

découvrir

et

la

certitude

subjective

de ceux

qui le vivent. Quand

il

décrit par exemple

les

contradictions internes

du

système

des échanges

matrimoniaux,

lors

même

que

ces

contradictions n'affleurent pas comme telles à la conscience

de ceux

qui en sont

victimes,

il ne

fait

que

thématiser l'expérience vécue

de ces

hommes qui

éprouvent

concrètement

ces contradictions

sous

la

forme de

l'impossibilité

de se

marier.

S'il s'interdit d'accorder

crédit

à

la

conscience que les sujets forment de leur situation

et

de prendre

à

la

lettre

l'explication

qu'ils

en

donnent,

il

prend assez au sérieux

cette

conscience pour essayer d'en

découvrir

le fondement véritable,

Page 85: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 85/111

CELIBAT ET

CONDITION PAYSANNE

109

et il ne

se

tient pour

satisfait

que lorsqu'il

parvient à

embrasser dans

l'unité

d'une

compréhension

la

vérité immédiatement donnée à

la

conscience vécue

et la

vérité

laborieusement

acquise par

la

réflexion

savante.

La

sociologie

ne mériterait

peut-être

pas

une

heure

de

peine

si elle

avait

pour fin seulement de

découvrir les ficelles

qui

font

mouvoir

les individus qu'elle observe, si elle oubliait qu'elle a affaire à des

hommes,

lors

même que

ceux-ci,

à

la façon des

marionnettes, jouent

un

jeu

dont

ils ignorent les règles, bref, si elle ne

se

donnait pour

tâche

de restituer à ces hommes le sens de leurs

actes.

Les informateurs

i

J. P.-A.,

85 ans, né à Lesquire

; réside

au bourg mais a passé toute

sa

jeunesse dans un hameau

;

veuf; niveau du Certificat

d'études

primaires

(C.E.P.);

entretiens alternativement en

français et en béarnais.

P. C, 32

ans, né à

Lesquire ; réside au

bourg

;

marié

;

niveau du Brevet

élémentaire ; cadre

moyen

;

entretiens

en français.

A. B., 60 ans, né à Lesquire ; réside au

bourg

; marié ; niveau du Brevet

élémentaire

; cadre

moyen

;

entretiens en français

avec quelques

échappées en

béarnais.

P. L., 88

ans, né à Lesquire

; réside dans

un

hameau ; veuf ;

niveau du

C.E.P. ; paysan ;

entre

tiens n béarnais.

P.

L.-M., 88 ans, né à

Lesquire ;

réside au

bourg ;

célibataire

;

niveau du

C.E.P. ; artisan ;

entretiens

alternativement

en béarnais

et

en

français.

A.

A.,

81

ans, né

à

Lesquire

;

réside

dans un hameau

;

veuf

;

sait

lire

et

écrire

;

paysan

;

entretiens

en béarnais.

F. L.,

88 ans, né à Lesquire

; réside dans

un

hameau ;

marié

;

sait

lire

et

écrire ; paysan ;

entre

tiens en

béarnais.

J. L., 65 ans,

née

à Lesquire ; réside dans un hameau ;

mariée

; sait lire et écrire ; paysanne ;

entretiens en

béarnais.

R.

L.,

35

ans ;

né à

Lesquire ; réside au

bourg

; marié ;

sait lire

et écrire ;

commerçant

;

entre

tiens en français.

VT* A., 84 ans,

née

à Lesquire ; réside au hameau ; sait lire et écrire ; paysanne, entretiens

en

béarnais.

B. P., 45 ans,

dans un

village

voisin réside au hameau ; marié ; C.E.P. ; paysan ; entretiens

en béarnais.

L.

C,

42

ans, né

dans

un village voisin

;

réside

au

bourg

;

marié

;

C.E.P.

;

commerçant

;

entre

tiens en français.

On

trouvera,

par

ailleurs,

dans les déclarations des célibataires, les

principaux renseignements

les concernant.

Plutôt qu'une transcription

phonétique,

on

a

préféré adopter,

pour

noter

leurs

témoignages,

en

parler

local, l'orthographe traditionnellement

utilisée

dans la littérature de langue béarnaise.

Page 86: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 86/111

APPENDICE I

Notes

bibliographiques

La survivance dans les

provinces

pyrénéennes,

Bigorre, Lavedan, Béarn et Pays

Basque,

d'un droit coutumier

original dont

les

règles ne pouvaient se maintenir

qu'en violation

manifeste des principes

et

de la législation du Code Civil

n'a

pas manqué de

susciter

la

curiosité des historiens et des juristes.

«

Le droit béarnais (...), écrit Pierre Luc, apparaît

comme

un droit essentiellement coutumier, très

faiblement

influencé par le

droit

romain,

et

offre

ce grand intérêt d'être un

droit

témoin. C'est

ainsi

par exemple que la prestation

du serment probatoire

avec les

co-jureurs, la constitution d'otages en matière de caution

nement, le

mort-gage,

la

faculté

de

paiement

en

nature

des

obligations stipulées

en

argent,

y sont, aux xive

et

xve siècles, d'un

usage

courant, alors

que

ces pratiques

étaient

tombées

en désuétude, dans certaines régions, depuis deux siècles et davantage » [12, pp.

3-4].

Si le

Béarn

a

suscité

l'intérêt des

juristes

et des

historiens, c'est que

les coutumes locales, à

la

diff

érence

de ce

qui se passait dans la plupart des provinces méridionales

de

la France, y ont

résisté au contact avec

le droit

romain.

Pendant longtemps,

les

études juridiques ou

historiques

n'ont eu d'autre fondement que

les

coutumiers, c'est-à-dire

les

Fors de Béarn. C'est ainsi que dès le xvine siècle, des juristes

béarnais, de Maria [1 et

2],

Labourt [3] et Mourot [4 et 5] ont écrit des commentaires des

Fors de Béarn en particulier sur

les

questions de dot et de coutumes successorales. Or la

seule

édition des Fors, tout à fait médiocre [6] groupe des

leçons souvent

très corrompues de textes

d'époques diverses qui devraient être

l'objet

de tout un travail

critique,

comme l'observait

Rogé

[7

et

8], avant d'être

livrés

à

l'analyse.

Faute

d'une

telle

édition,

les

auteurs modernes

se sont attachés

surtout

à l'étude du For

réformé

de

1551, des documents

de

jurisprudence

qui

abondent

à

partir

du xvie siècle et, plus volontiers encore, des commentaires que les

jurisconsultes

des xviie

et

xviiie

siècles

ont

donnés

de ces différents textes. Bien qu'elles

prennent pour

base

le For

réformé

et

la

jurisprudence des derniers siècles

de la

monarchie,

l'étude

de

Laborde sur

la

dot en Béarn [9] et celle

de

Dupont [10] sur le

régime

successoral

béarnais

présentent un grand

intérêt.

La

thèse volumineuse de

A. Fougères [11]

se

contente,

en

ce

qui concerne

le

Béarn,

d'emprunts

aux ouvrages antérieurs.

Les historiens

du

droit

sont venus à découvrir que

les

textes de coutume devraient être

utilisés

avec

prudence du fait

qu'ils présentent un droit relativement théorique,

enfermant

des règles périmées et omettant des dispositions vivantes.

Les

actes notariés leur sont apparus

comme une source capable

de fournir

des renseignements sur

la

pratique réelle. Le modèle

de ce

type

de recherches est

fourni par Pierre Luc [12]. A

partir

des registres des notaires,

il

étudie

d'abord

les

conditions

de

vie

des

populations

rurales

et

le

régime

des

terres,

la

struc

turede la

famille béarnaise et les règles qui président à la conservation et à

la

transmission

de

son patrimoine

;

et

dans une

deuxième

partie,

les procédés techniques et juridiques

de

l'exploitation du

sol,

dans le

cadre

de la

famille et

dans le

cadre de

la

communauté, et diffé

rents problèmes d'économie rurale tels que le crédit et

la

vie d'échanges.

La

comparaison entre

les

informations

qui

ont pu être

obtenues par

la

seule

enquête

ethnographique sur le passé

de la

société béarnaise et les données

que

les historiens et juristes

ont pu tirer des

documents (coutumiers

et actes notariés) pourra

servir

de

fondement à

une

réflexion

méthodologique

sur

les

rapports

entre l'ethnologie, l'histoire et plus précisément

l'histoire du droit.

C'est aussi dans les montagnes

du

Béarn et

de la

Bigorre

que

l'adversaire le plus célèbre

Page 87: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 87/111

CELIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

111

du Code Napoléon, Frédéric Le

Play,

a situé le modèle

de la

famille-souche, idéal

selon

lui

de

l'institution f amiliale qu'il

opposait

au type

instable

de

l'application du Code

Civil

[13].

Après

avoir

défini

trois types

de

famille, à

savoir

la famille patriarcale, la famille instable,

caractéristique

de la

société

moderne,

et

la famille-souche,

Frédéric Le Play

s'attache

à décrire

cette dernière

(pp.

29

et

suiv.)

et

à

montrer les

avantages qu'elle

procure

à

chacun

de

ses

membres

:

«

A

l'héritier, en

balance de

lourds devoirs, il (ce

régime

successoral) confère la

considération qui s'attache au foyer et à l'atelier des

aïeux; aux

membres

qui

se

marient

au-

dehors,

il

assure

l'appui

de

la maison-souche

avec

les charmes

de

l'indépendance

;

à ceux qui

préfèrent rester au foyer paternel, il donne

la quiétude

du

célibat

avec les

joies de la

famille

;

à

tous,

il ménage

jusqu'à la

plus

extrême vieillesse le

bonheur

de retrouver

au foyer paternel

les

souvenirs

de la

première enfance »

(pp.

36-37). « En instituant à chaque génération un

héritier,

la famille-souche agricole

ne sacrifie

pas

l'intérêt des

cadets

à celui

de l'aîné.

Loin

de

là,

elle

condamne

ce

dernier à

renoncer

toute

sa

vie, en

faveur de

ses

frères,

puis

de

ses

enfants, au produit

net de

son travaiL Elle

obtient

le sacrifice

de

l'intérêt

matériel

par

une

compensation d'ordre

moral :

par

la

considération

attachée

à la

possession

du foyer pater

nel

(p. 114). Dans

une

deuxième partie, Le Play présente

une

monographie

de la

famille

Melouga, exemple

de famille-souche

du Lavedan en 1856

;

un épilogue

de

E.

Cheysson

décrit

la

disparition

de

cette famille,

sous

l'influence

de

la

loi

et

des

mœurs

:

«

La

famille

Melouga

était restée, jusque

dans

ces derniers

temps,

comme un spécimen attardé

d'une puissante

et féconde

organisation sociale ;

mais

elle

a dû

subir,

à son tour, l'influence

de la loi

et des

mœurs

qui l'avaient épargnée grâce à un

concours

exceptionnel

de

circonstances favorables.

Le Code fait

son

œuvre ; le nivellement progresse : la famille-souche se meurt, la famille-

souche

est

morte » (p. 298).

Aux théoriciens

de l'école de

Le Play, on peut opposer,

outre

les données

de l'enquête

ethnographique, les études

de

Saint-Macary [14], qui, en

s'appuyant

sur des

actes

notariés

du xvine siècle et du xixe siècle a montré la permanence des coutumes

successorales

et des

règles matrimoniales en dépit du Code

CiviL

Les

différents

auteurs

attribuent à des causes

très diverses la

permanence

de

l'institution

familiale et des coutumes successorales qui en

sont

inséparables.

Pour J.

Bonnecaze, par

exemple,

«

le

maintien

de

la

conception organique

de

la

famille

par

les

populations

rurales

du Béarn

n'a

d'autre source que l'âme béarnaise elle-même

dont elle est

le reflet » [15].

Cette < âme » serait caractérisée par un mysticisme profond qui s'exprime dans le culte

de

la

maison et dans

.l'esprit de

sacrifice aux valeurs

du groupe,

allié à

une

conception très

réaliste

des avantages

économiques

et

sociaux attachés

à l'organisation

de la famille-

souche.

D'autres

ont

expliqué

la permanence des modes

de vie

et des coutumes par le jeu

des

facteurs

géographiques et historiques. Le Béarn a été

le

seul État féodal à s'affranchir

enti

è r e m e n t de

l'autorité du roi

de

France et le

vicomte de

Béarn, le seul à

usurper

totalement

ses

droits. Cela explique que, de

toutes les

anciennes

provinces,

le

Béarn

soit

celle qui a vécu

le plus en

marge du

royaume

de

France

; l'esprit d'indépendance

et

le

refus

de se fondre

dans

la

communauté se maintiendront

jusqu'à

la

Révolution. Un siècle

après

le rattachement

à la France, les

intendants,

dans

leurs

efforts

pour

imposer les

lois

et les usages

de

la monarchie

centralisatrice

se

heurtaient

toujours

à

la

défiance

et

à

l'hostilité

des

organes représent

atifs

e la

communauté béarnaise, le Parlement

de Pau

et les États

de

Béarn. La

prolon

gation de cette

résistance

nationale

supposait

une forte

cohésion interne. Et en

effet,

les deux

groupes qui formaient

la population

béarnaise, les pasteurs des

vallées

montagnardes et

les

paysans de piedmont, présentaient des organisations sociales distinctes

mais

caractérisées

l'une et l'autre par un fort degré d'intégration.

Tout

incline donc à penser que c'est dans une histoire originale que l'on doit trouver la

raison

de la

permanence

de

modèles culturels profondément

originaux.

L'histoire du Béarn

n'a jamais

été faite dans cette perspective. Aussi a-t-il

paru nécessaire

de rechercher dans

les

travaux

déjà

publiés les éléments d'une telle étude, faute

de

pouvoir, étant donné

les

lacunes

de

la documentation,

présenter une

véritable synthèse.

Page 88: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 88/111

112

P. BOURDIEU

En

ce

qui

concerne la Moyen Age,

les

auteurs se sont surtout attachés à la vie rurale

et à l'organisation sociale des populations pyrénéennes.

On

trouvera une documentation

abondante dans la première partie des travaux de Théodore Lefebvre [17] et Henry Cavail-

lès

[18],

ainsi

que de

bonnes bibliographies. L'histoire

rurale des populations de

Piedmont

est

beaucoup

moins

connue. Toutefois l'ouvrage

de

Pierre

Luc,

déjà

cité

[12], présente

un

tableau

détaillé de la vie rurale, des techniques agricoles et de la

condition

des

populations

rurales

aux

xrv«

et xve

siècles. Mais cette étude aurait gagné

à être

replacée dans

un contexte

historique et à recourir à

la

méthode comparative. Si la stabilité

remarquable

du domaine

rural béarnais

paraît

liée aux

coutumes successorales et matrimoniales, on ne peut rendre

raison

de la

permanence

de

ces coutumes elles-mêmes

que

par l'étude

de la seigneurie

et

de

la

communauté

des

bests

(lou besiat

ou

besiau).

Si,

comme le

pensait

Marc Bloch, « ces deux

sortes

de

liens ne sont

pas

antinomiques, mais,

bien que

contraires,

se

renforcent l'un l'autre

»,

ne

faudrait-il

pas chercher dans l'étude de la seigneurie rurale caractérisée par

ses

dimensions

modestes et par

une

organisation simplifiée (l'enchevêtrement des droits féodaux

paraissant

y

avoir été moindre

qu'ailleurs),

une

des raisons

de la

cohésion

interne

des petites commun

autés

paysannes ?

Bien

qu'il

soit

consacré

surtout

à l'histoire

politique

et institutionnelle

l'ouvrage de

P.

Tucoo-Chalaa

[19] apporte

une

contribution

capitale

à

l'histoire

de

la

société béarnaise

de ce temps

et

en particulier

à

l'histoire

des

classes

rurales

intégrée dans

l'histoire

générale

de la

vicomte. Sans

prétendre présenter une étude exhaustive de la seigneurie rurale,

P. Tucoo-Chalaa met l'accent sur son originalité

;

il fait

apparaître que l'opposition de

genres

de vie

et d'intérêts qui

sépare

les

montagnards et

les

paysans de piedmont,

domine toute

l'histoire

rurale du Béarn

et

explique, sous bien des

aspects,

l'évolution de la

société

béar

naise jusqu'à la Révolution française.

La nécessité

de protéger le domaine foncier contre

le

morcellement

est

certainement due

pour une grande

part

au fait que

les

populations monta

gnardes

ont imposé

aux paysans

de piedmont

des servitudes

rigoureuses

sur toutes les terres

incultes

qui

auraient pu permettre

l'extension du

patrimoine par le défrichement.

Sur

certains

'aspects particuliers de l'histoire des classes rurales, on pourra consulter

les

travaux

de J.-B. Laborde [20

et

21],

auteur d'un

manuel d'histoire du

Béarn

bien documenté

et

enrichi

des

résultats

de

recherches personnelles

[16].

La

paysannerie

de

piedmont comptait

encore au Moyen Age une importante

proportion

de serfs

comme le

montrent

les

ouvrages

de Paul Raymond [22

et

23].

Us

n'ont été

libérés que

dans le cadre du mouvement des

bastides

qui n'a pris

de

l'ampleur

que

tardivement,

au début du xive siècle.

L'histoire des institutions du

Moyen

Age fournit de précieux enseignements sur la

naissance

de

la nation béarnaise. Elle

permet de

suivre, à

travers l'extension

des

fors

et

des privilèges et à travers le progrès des

libertés

communales,

la formation de ce petit État

indépendant,

doté

d'une législation remarquable

qui

assurait

aux

Béarnais la

possibilité

de

participer largement

aux

affaires publiques. Des institutions telles que

les

États de

Béarn,

ou, à l'échelle de la communauté,

les

assemblées de

besis

et

leurs

jurats

apparaissent

à la fois

comme

une

force d'intégration

de la société,

ne fût-ce que par leur rôle dans le maintien

de

la langue

béarnaise

et

des

coutumes locales, et comme l'expression d'une société fo

rtement intégrée.

Les

données

de base

sur l'histoire des institutions sont rassemblées par

P.

Tucoo-Chalaa

dans

le

chapitre

xiii

de

VEisioire

des

institutions

au

Moyen

Age

sous

le

titre

t

Les

institutions de la

vicomte

de Béarn

»

(x-xve siècles) [25].

Plus ancien, contesté sur certains points par P. Tucoo-Chalaa,

l'ouvrage de

Léon

Cadier [26]

reste

néanmoins

l'ouvrage de

référence pour toute

la

période

de

mise en place

des institutions. Il met en lumière

la

double origine féodale et

c

démocratique » des Etats.

S'ils

sont

issus en

effet de l'ancienne cour

féodale qui était elle-même

une

institution part

iculièrement

puissante

et

influente

grâce à l'indépendance des vassaux nobles à

l'égard

du suzerain, le

long processus

de transformation de

cette

cour

en

une assemblée représen

tative

es trois

ordres

de la

Province, ne

peut se

comprendre qu'en référence au

dévelop

pement des

libertés

municipales et bourgeoises ; mais celles-ci n'avaient-elles pas

trouvé

un sol favorable dans l'esprit d'indépendance qui animait les communautés en raison des

Page 89: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 89/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 113

privilèges et des

libertés

diverses dont les

vicomtes de Béarn

les

avaient

dotées dès les

xne et xrae siècles

?

Ainsi la

vigueur des

anciennes

institutions féodales,

le

libéralisme

du

suzerain et

l'impor

tancees droits et

libertés acquis

par les

communautés

et les

bourgs, ont concouru

à rétabli

ssement

de

cette

institution

libérale

qui

accordait,

dès

la

fin

du

Moyen

Age,

une

place

égale

aux

nobles

et

aux

roturiers,

qui

devait

jouer

un

rôle

si

important

dans

le

gouvernement

et l'administration

du pays,

qui

devait

exercer

une influence si

grande sur

la législation

et

animer la

résistance

à l'assimilation au royaume de France.

« Peu

de provinces de l'Ancienne

France,

conclut

L.

Cadier,

ont possédé

des institutions aussi

libérales que le petit

État

indépendant du

Béarn.

»

II

n'existe aucune étude d'ensemble

sur

l'évolution de la

société

et de l'économie rurale

béarnaise

aux derniers

siècles de l'Ancien Régime et pendant la Révolution.

Les

travaux

les

plus récents et

les

plus synthétiques sur cette

période

sont ceux de Maurice Bordes [27, 28

et 29].

Il

semble que ce soit pendant cette

période

que se manifeste le mieux la stabilité

de la société béarnaise. En effet, tandis qu'en d'autres régions, l'économie et la société

rurales ont été bouleversées par

les

débuts de

la

révolution agricole, en

Béarn, les

transfor

mations

techniques

et économiques paraissent

avoir

contribué à

renforcer la cohésion interne

de

la

société

et

à

en

raffermir

les

bases

économiques.

Le fait

qui domine

l'histoire rurale du xvnie siècle est l'expansion démographique.

Après

de longs

siècles

de stabilité démographique (il n'avait pas souffert de l'hémorragie de

popul

ation entraînée

par

la guerre de Cent ans), le Béarn vit lui

aussi

sa population

s'accroître

dans la

seconde

moitié du xvme siècle,

mais

si l'on se réfère

aux

chiffres cités par J.-B. Laf nd,

dans des proportions moindres que d'autres régions [31]. Le problème est de savoir si cet

accroissement

fut assez important pour

entraîner,

comme dans d'autres provinces, la forma

tion 'une

classe

de manouvriers. Tout

porte

à croire le contraire

puisque

l'on

sait

qu'il

se traduisit par un

mouvement

d'émigration vers

l'étranger,

l'Espagne en particulier et qu'il

apparaît d'autre part que

cette

société, étant donné sa structure, pouvait intégrer

ce

léger

excédent

: lors

même

que le domaine foncier ne pouvait plus

nourrir

toute

la

famille, ceux

d'entre les

enfants qui allaient gagner leur

vie comme

salariés

gardaient

des hens

étroits

avec

le domaine

familial. Ainsi,

les

cadets qui

formaient

le

petit

peuple

des

domestiques

et

des ouvriers restaient attachés

à

l'organisation sociale

traditionnelle.

La

lenteur de l'accroi

ssement de la population contribue à

expliquer

aussi le faible développement des villes et

du même coup, de l'industrie et du commerce, comme le montre l'abbé Roubaud dans son

tableau de l'économie béarnaise

en

1774 [32].

Du

fait

qu'elle

resta

toujours peu nombreuse,

la

classe

bourgeoise

ne s'empara jamais d'une part importante du patrimoine paysan et cela

d'autant moins que,

après

avoir investi longtemps

ses

revenus sous

forme

de

bétail,

elle

«'attacha

surtout

à acquérir

les terres

nobles, pour des raisons

de prestige.

On comprend

que, dans ces conditions, les divers modes

de

faire-valoir

indirect

et en particulier le fermage,

n'aient jamais pris

une

grande importance.

Maître

de son domaine, le paysan

put l'enclore relativement

tôt, en raison de la structure

du terroir, c

En

Béarn

(...)

chaque communauté ou presque possédait auprès de sa

«

plaine »

toute une terre

arable, ses

c coteaux » couverts de fougères, d'ajoncs

nains,

de graminées,

chaque

année

les

paysans

venaient

déblayer

la

place

de

quelques

champs

voués

à

une

prompte disparition » [33]. Ces landes

constituaient

de grands pacages naturels dont

l'existence a rendu possible la suppression de la

vaine

pâture et par là des jachères sur

les terres

labourées.

De

plus,

la

coutume successorale et matrimoniale

avait

préservé le

domaine foncier

contre

le morcellement qui a pu, ailleurs, faire obstacle au mouvement

des

enclosures [30].

La comparaison entre les tableaux

de

l'économie

béarnaise

présentés par l'intendant

Lebret en 1703

[34]

et par le

préfet

Serviez

[35]

à la fin du siècle, montre

l'importance

de la

transformation des techniques et des cultures corrélative à ce

mouvement. Parallèlement,

on

assiste à des entreprises de défrichement des

terres

incultes, favorisé par

les

édits de Clos,

et parfois même des communaux, tentatives

qu'encourageaient

les intendants

et

les

autorités

8

Page 90: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 90/111

114 P. BOURDIEU

locales (en particulier d'Étigny). Marc Bloch

a

montré avec

quel égoïsme les

seigneurs

béarnais

luttèrent

contre

les

servitudes collectives ;

mais

aucune étude n'indique quelle

fut

en cette

affaire

l'attitude

des

communautés [36

et 37]. La suppression des

jachères,

l'intr

oduction des plantes

fourragères

et

surtout du

maïs

mentionnée

dès

1644 par L. Godefroy

contribuèrent

à améliorer considérablement le niveau de vie,

et

cela de façon

d'autant

plus

sensible

que

l'accroissement démographique

avait

été

relativement

faible

[17].

Ainsi,

se

comprend

qu'Arthur

Young ait pu,

en

1787, rencontrer

en Béarn,

le spectacle d'une prospérité

unique dans le royaume de France.

« Pris

la route de Moneng (Monein, à 10 km de Lesquire)

et tombé sur un

spectacle

qui, en France, était si nouveau pour moi que je pouvais à peine

en croire

mes yeux.

Une succession d'un grand nombre de maisons de paysans

bien cons

t r u i t e s, propres et confortables, tout

en

pierres,

avec

des

toits en

tuiles,

ayant

chacune

son

petit

jardin,

enclos par

des

haies d'épines tondues, avec beaucoup de pêchers et autres

arbres

fruitiers,

de

beaux chênes

épars

dans

les

haies

et

de jeunes arbres

soignés avec

cette

délicieuse attention que l'on peut seule

attendre

d'un propriétaire.

De

chaque maison dépend

une

exploitation, parfaitement bien enclose, avec des bordures

de gazon,

coupées ras et

bien

entretenues,

tout

autour des champs de blé,

avec

des barrières pour passer d'une clôture

à l'autre.

Les

hommes sont bien habillés

avec

des bonnets rouges.

Tout

le pays est enti

è r e m e n t

entre

les

mains

de

petits

propriétaires,

sans

que

les

fermes

soient

assez

petites

pour

rendre la population vicieuse et misérable. Un air de propreté, de

chaleur

et de bien-être

est répandu sur le tout.

Il

est visible dans

leurs

maisons et

leurs

étables, bâties à neuf, dans

leurs

petits jardins, dans

leurs

haies,

dans

les

cours qui s'étendent devant

leurs

portes, même

dans

leurs

poulaillers et

leurs

toits à porcs. Un paysan ne peut penser au bien-être de

son

porc

si son propre bonheur dépend d'un

bail de neuf

ans. Nous sommes en

Béarn,

à quelques,

milles du

berceau d'Henry

IV.

Les

paysans

doivent-ils

ces bénédictions à

ce

bon prince ?

Le génie bienveillant

de ce

bon monarque semble

encore

régner

sur le pays ; chaque paysan,

a la poule au pot » [38, t. II, pp.

146

et 147].

Ainsi, l'amélioration des conditions

de

vie semble avoir renforcé les bases économiques,

de la

société paysanne et contribué à maintenir

une classe de

petits propriétaires

dans

laquelle

on

trouve sans

doute

une

hiérarchie mais non point les oppositions brutales

que l'on observe

en

d'autres régions. Si la

société

béarnaise a pu sauvegarder son

originalité,

cela tient peut-

être

au

fait

qu'elle

est

demeurée

à

l'écart

des

grands

mouvements économiques contempor

ains

ûs

au

développement

des

villes

et

d'une manière

plus générale à

sa

situation marginale.

Mais, surtout,

cette

société a

toujours manifesté une

conscience

aiguë de

ses valeurs et une

volonté résolue

de

défendre

les

fondements

de son

ordre économique et

sociaL

Rares en

effet

sont

les sociétés

où cette volonté se soit

exprimée

d'une façon

aussi consciente et aussi

insti

tutionnalisée

La commune

était

un besiau, c'est-à-dire « un ensemble

de voisins

qui possé

daient

le droit

de voisinage ».

Chaque

besi avait

le droit

de pacage, de

glandée,

de coupe

de bois, de

soutrage,

de

fougère

dans

les

biens

communs. H

avait

le privilège

de

prendre

part aux assemblées

de

la communauté et d'être seul

eligible aux

fonctions

de responsab

ilité.e droit

de

voisinage, droit

personnel dans

les villes, était

dans

les campagnes un droit

réel

attaché

à

la

possession par

héritage d'une

maison et du même coup d'un domaine

;

la

communauté,

soucieuse de maintenir

un nombre constant

de besis

et

de propriétés, réglait

très

strictement

l'accession

au

titre

de

besi.

Le

droit

de

voisinage

ne

pouvait

être

acquis

par le

nouveau venu (le poublan)

qu'avec agrément

de l'assemblée de

communauté,

après,

prestation

de serment

et versement

d'une somme d'argent [39 et 31],

Sans

doute retrouvait-on

dans

ces

assemblées le reflet de la hiérarchie sociale ;

les jurats qui

appartenaient

en

général

aux «

grandes familles

» paysannes, avaient des

devoirs

et des

charges

mesurés à leurs droits,

et

à la considération que la collectivité leur accordait. Autant de signes d'une grande inté

gration sociale.

On

comprend

qu'une

société

aussi fortement

organisée pour la défense de

ses

propres fondements, ait

pu

conserver à peu près intact

son héritage de

règles

coutumières,.

a

travers

les

bouleversements

introduits par

la

Révolution et par

le Code Civil [14].

Page 91: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 91/111

CÉLIBAT

ET

CONDITION

PAYSANNE 115

I. — Ouvrages consacrés à la coutume béarnaise.

[1]

Maria (de), Mémoires sur les dots

de

Béarn, et son

appendice :

Mémoires

sur

les coutumes

et observances non écrites

de

Béarn (ouvrage manuscrit,

Archives

départementales

des

Basses-Pyrénées).

[2] — Mémoires

et

éclaircissements

sur

le For

et

Coutume de Béarn (ouvrage manuscrit,

Archives départementales des Basses-Pyrénées).

[3] Labourt,

Les

Fors et Coutumes de

Béarn

(ouvrage

manuscrit,

Bibliothèque municipale

de Pau).

[4] Mourot (J. F.),

Traité

des dots suivant

les

principes du droit romain, conféré avec

les

coutumes

de

Béarn,

de Navarre, de Souk

et

la jurisprudence du Parlement (cité par

Laurent Laborde, La dot dans les fors

et

coutumes

du

Béarn,

p.

15).

[5]

Traité

des

biens

paraphernaux,

des

augments et des

institutions

contractuelles, avec

celui de Vavitinage (cité

par Laurent

Laborde, ibid.).

[6] Mazure (A,) et

Hatoulet (J.),

Fors

de

Béarn, législation inédite du

XIe

au

XIIIe

siècle,

avec traduction en

regard,

notes et

introduction,

Pau,

Vignancour,

Paris,

Bellin-

Mandar, Joubert,

s. d. (1841-1843).

[7]

Rogé

(P.),

Les anciens fors

de

Béarn, Toulouse,

Paris, 1908.

[8] Brissaud

(

J.) et Rogé (P.), Textes additionnels

aux

anciens Fors de

Béarn,

Toulouse,

1905 (Bull, de V

Université

de Toulouse,

mémoires

originaux

des Facultés

de Droit et

des

Lettres,

série B, n°

III).

[9]

Laborde

(L.),

La

dot

dans les Fors

et

coutumes du Béarn,

Bordeaux, 1909.

[10] Dupont

(G.),

Du régime

successoral

dans

les coutumes

du

Béarn,

Thèse, Paris,

1914.

[11]

Fougères

(A.),

Les

droits

de

famille

et

les

successions

au

Pays

Basque

et

en

Béarn,

d'après

les

anciens textes, Thèse, Paris, 1938.

[12] Luc (P.), Vie rurale

et

pratique

juridique

en Béarn aux XIVe

et

XVe siècles, Thèse droit,

Toulouse,

1943.

[13] Le Play

(F.),

L'organisation de la famille selon le vrai modèle signalé par Vhistovre

de toutes

les

races et de tous

les

temps — avec

un épilogue et

trois appendices par

MM. E. Cheysson, F. Le Play et G. Jannet, 3e éd. enrichie

de

documents nouveaux

par Ad. Focillon, A. Le Play et Delaire, Paris, 1884

[14] Saint-Macary

(J.),

Les

régimes

matrimoniaux

en

Béarn avant

et

après

le Code

Civil,

Thèse, Bordeaux,

1942

; La désertion de la

terre en

Béarn et dans

le Pays

Basque,

Thèse, Bordeaux, 1942.

[15]

Bonnecaze

(

J.),

La

philosophie

du

Code

Napoléon

appliqué

au

droit de

la

famille.

Ses

destinées

dans

le droit

cwil contemporain, 2e éd.,

Paris, 1928.

IL — Études d'histoire du Béarn

et delà

région pyrénéenne.

[16] Laborde (J.-B.), Précis d'histoire du Béarn, Pau, 1941,

343

p.

[17] Lefebvre

(Th.), Les

modes

de

vie dans les

Pyrénées

atlantiques orientales, A.

Colin, 1933,

in-8°,

778

p., 152

fig.

[18]

Cavailles (H.),

La

vie pastorale

et

agricole dans

les

Pyrénées des Gaves, de VAdour

et

des Nesles, Paris,

A.

Colin, 1931, in-8°, 414 p., XIII pL

Page 92: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 92/111

116 P. BOURDIEU

[19] Tucoo-Chalaa

(P.),

Gaston Fébus

et la

Vicomte de Béarn (1343-1391).

[20]

Laborde

(J.-8.) et

Lobber (P.), • Affranchissements des besiaux

et

fondation des

Bastides

en

Béarn

aux

xme

et

xive siècles », Revue

d'histoire

et à rchéologie du Béarn

et dû

Pays

Basque, 1927.

[21]

Laborde

(J.-B.),

«

La

fondation

de

la

Bastide

de

Bruges

en

Béarn

»,

in

Revue

d'histoire

et d'archéologie du

Béarn

et

du

Pays Basque,

1923-1924, et

tirage

à

part, Pau, 1924.

[22] Raymond (P.), « Enquête sur les serfs en Béarn

sous Gaston Phébus », in

Bulletin

de la

Société des Sciences, des Lettres

et

des Arts

de

Pau, 2e

série,

t. VII, 1877-1878 et

tirage

à part, Pau, 1878.

[23] Raymond (P.), Le Béarn sous

Gaston

Phébus, Dénombrement des maisons

de la

Vicomte

de

Béarn,

extrait

du t. VI

de

l'inventaire sommaire des

Archives

des Basses-Pyrénées,

Pau, 1873,

in-4<>.

[24] Fay (H.), Dr., Histoire de la lèpre en France,

t.

I

:

Lépreux

et Cagots

du Sud-Ouest,

Paris, 1909.

[25] Tucoo-Chalaa

(P.),

«

Les

institutions de

la Vicomte de Béarn (x-xve siècles) », in

Histoire

des Institutions

au

Moyen

Age, publiée

sous

la

direction

de

Lot

(F.)

et

Fawtier

(R.), t.

I :

Les

institutions

seigneuriales,

chap,

xiii,

Paris, P.U.F., 1957,

in-8», XIL

[26]

Cadier (L.), Les

États

de

Béarn depuis leur origine

jusqu'au

commencement du XIVe siè

cle, Paris,

Cadier,

1888.

[27] Bordes

(Maurice),

Contribution à V étude

de

l'enseignement

et de la vie

intellectuelle

dans

les

pays de Vintendance d'Auch au XVIIIe siècle, Auch, impr. Cochevaux, 1958,

in-8», 83

p.

[28]

D'Étigny

et

l'administration

de

Vintendance d'Auch (1751-1767), Auch, Cochevaux,

1957, 1

034

p., 2 voL, VII pi.,

dépl.

en pochette. Thèse Lettres, Paris,

1955.

[29]

Recueil

de

Lettres de l'Intendant

d'Étigny, in-4°,

691 p., Thèse

complémentaire

Lettres,

Paris,

1956.

[30] Habakkuk (H.

J.), « Family

structure

and

economic change

in

nineteenth

century

Europe »,

The Journal of Economie History, Londres, XV, 1955

(contient une

impor

tante

bibliographie).

[31] Lapond (J.-B.), «

Essai

sur le Béarn pendant l'administration de

d'Étigny »,

in

Bulletin

de

la

Société des Sciences, des Lettres

et

des Arts de Pau, t. XXXVII, 1909, pp. 1-263.

[32] Roubaud

(Abbé), L'agriculture,

le

commerce et

l'industrie en

Béarn en

1774

(Extrait

du Journal de V

Agriculture,

du Commerce, des Arts et des Finances), in Bulletin de

la Société des Sciences, des Lettres

et

des Arts de Pau, Pau,

t. XXXIX,

1911, pp. 207-226.

[33]

Bloch (Marc), Les

caractères originaux

de Vhistoire rurale française, Paris,

Armand

Colin,

2e éd.,

1955,

2 voL

[34]

Mémoire

publié

par

Soulice

dans

le

Bulletin

des

Sciences,

des

Lettres

et

des

Arts

de

Pau, 2«

série,

t.

XXXIII, 1905,

pp. 55-150.

[35] Serviez, Statistiques du département des

Basses-Pyrénées,

Paris,

an X, 140

p.

[36] Durand (H.), Histoire des Biens communaux en Béarn

et

dans le pays basque, Pau, 1909.

[37] Boilisle (de),

Correspondance

des contrôleurs

généraux

des

finances

avec les intendants

des provinces,

Paris,

3 vol.

(s.

d.).

[38] Young (A.), Voyages en France en

1787,

1788

et

1789,

traduit

et édité par Henri Sée,

. Paris, Armand Colin, 1931, 3 voL

[39] Tucat (J.),

Espoey, village

béarnais, sa vie passée

et

présente, Pau, 1947.

Page 93: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 93/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 117

APPENDICE II

Évolution de

la

population entre 1836

et 1954.

Année

1836

1866

18811891

1896

1901

1906

1911

1921

1931

1936

1946

1964

Bourg

499

471

407

374

322

328

293

259

262

268

303

268

Hameau

2330

1997

1666

1666

1066

1624

1601

1408

1371

1363

1277

1093

%

Bourg/

Hameau

21

2424

23

19

20

18

18

19

19

19

18

Total

2829

2641

2468

2073

2039

1978

1952

1894

1667

1633

1621

1680

1351

Décroissance

(%)

10,1

2,8

16

1,7

2,9

1,6

2,9

11,4

2

0,7

2,5

14,4

Entre

1836

et

1954,

la

population

de

la

commune

a

décru

de

moitié.

L'exode

rural

est

directement

lié à

la crise de

l'agriculture. C'est

ainsi que la

décroissance

de la population

globale atteint 16

%

entre 1881 et 1891. Or, on

sait

qu'entre 1884 et 1893 plusieurs mauvaises

années se sont succédées, entraînant

un

grand mouvement d'exode rural :

«

On semait du

blé,

on

ne

retrouvait

même pas de la

semence. Il y

avait la gelée, la

pluie, pas d'engrais, de

mauvais outils, l'araire (aret).

Beaucoup

étaient

obligés

d'emprunter. Les paysans étaient

la proie des créanciers,

« les

mangeurs de pauvres

» (lous minjurs

de praubes)

qui

en obli

geaient

plus

d'un

à

vendre.

Bo. était créancier de 600 francs.

Il

se

brouille avec

son débiteur.

Il

fait envoyer

un commandement

pour faire

payer. Puis

il fait saisir la propriété. La daune

était

déjà

endettée de 1 800 francs

chez

un autre créancier. Bref, Bo.

ne fut

même pas payé.

En 1892, très mauvaise année, La. (gros propriétaire du bourg) prend des ouvriers sans

les

nourrir

:

les

hommes 1 franc par jour ;

les

femmes 12 sous. D fallait

faire

la chaîne pour

remonter

la

terre

de

la

vigne

dans

de

petits

paniers.

Les

hommes

chargeaient les paniers,

les

femmes

les passaient

de

main

en

main.

Il

a

eu

30

ouvriers.

Il

n'a

pas

recruté

plus.

Il

avait

trop

de

monde »

(J.-P. A.). Entre

1891 et

1896, la

décroissance

se ralentit très

fo

rtement

(1,7

%).

1893

fut

encore une très mauvaise année. On

a

parlé longtemps de la

« séche

resse

de 1893

»

(la

sèquère

de

93). «

1894 et 1895

furent

de très

bonnes

années,

le blé

était

très beau,

avec

l'arrivée des engrais.

Il

avait plu

le

premier mai.

D

n'y eut pas de pluie

jusqu'à

ce que le

maïs fût

ramassé. Le

maïs

était très beau.

»

Jusqu'en 1914, le

taux

de décroissance

demeure à

peu

près constant.

«

Autour de 1906, il

y

eut de très

bonnes

années.

Les

grèves

des vignerons du midi entraînèrent un véritable bouleversement, un nouveau

départ.

Depuis,

tout va

mieux. Le

vin n'a pas

cessé

de monter.

Le

vin du midi de seconde cuvée, de

l'eau,

arrivait à Oloron à 1 sou le litre.

Les

paysans font la grève contre

les

trafiquants. Ici, on ne

pouvait pas

vendre le

vin.

Avant

1905, une

bonne barrique

de vin se vendait

à 25

ou

30 francs

Page 94: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 94/111

118

P.

BOURDIEU

le litre.

A

partir de 1905, 100

francs

le

litre. Le

vin du

midi

était payé 4 sous

et

le vin

d'ici

avait

monté.

Les

gens vivaient

bien

»

(J.-P. A.).

La guerre

de

1914-1918

détermine une

nouvelle chute brutale (11,4

%). H y

a 94 morts à la guerre pour

l'ensemble

de la commune.

Entre 1921 et 1946, l'exode rural se ralentit à nouveau. Pendant ces années, à

l'exception

de

1932,

les

récoltes

sont

bonnes.

Après

1945,

le mouvement

d'exode

rural

reprend,

compar

able

n importance à

celui

des

années

1881-1891

(14,4%),

mais imputable à des

causes

toutes différentes. Autrefois

chassé de la campagne par la

misère, le

paysan

est maintenant

attiré par

la ville. Le

facteur essentiel

de

l'hémorragie démographique

est

le

départ

vers

les

villes

bien

que la baisse de la natalité joue aussi

son

rôle

(cf.

tableaux

sur

la taille

des

familles). Le

Béarn

a

toujours été

un pays que

désertent

les cadets.

Cependant

on partait

autrefois

faute

de terres,

alors

qu'aujourd'hui

les bras manquent.

< Fermiers, métayers

ou ouvriers sont

devenus extrêmement

rares. Fils

et

filles de truque-larrocs aus

cams

dous

autes (casseurs de mottes

sur les

champs des autres) sont partis à la recherche d'une

vie

plus aisée ou,

tout

au moins, d'un gain plus

sûr »

(P. L.-M.).

Le

phénomène le plus nou

veau est l'exode des jeunes filles

qui ne

veulent plus des

métiers

de paysannes.

La décroissance

que l'on peut constater à Lesquire est un phénomène général dans

l'ensemble

des

cantons

ruraux

du Béarn. Entre

1946 et

1954, le département

des

Basses-

Pyrénées

a

gagné

4

200 habitants cependant

que

les

villes

s'accroissaient

du

double,

ce

qui

permet de mesurer la décroissance globale des campagnes.

Les

cantons qui

ne

mordent

pas

sur

une

zone

urbaine

ou ne possèdent pas un centre

industriel

actif ont perdu des habitants.

La commune

de Lesquire est une

des

plus

affectées par

l'émigration puisque la décroissance

est de

14

% contre

11

%

pour Accous, 10

%

pour

Aramits,

9

%

pour Lembeye.

Page 95: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 95/111

P

p

é

r

t

r

e

n

M

é

y

r

e

f

r

m

i

e

r

O

e

r

g

c

e

O

e

r

C

m

m

e

r

n

P

o

n

b

r

e

e

c

e

r

 

A

s

n

C

d

m

o

y

n

e

f

n

o

n

r

 

A

m

é

e

p

c

I

n

f

R

r

t

o

u

r

n

e

r

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

4

1

5

3

2

4

1

1

8

3

8

2

3

3

3

3

5

141

43412

22

1

2

276

1

25

4

46151

3

2

7

4

23151

1

1

7

21

3

45

2

1

8

126

1

1

6

Page 96: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 96/111

P

p

é

r

t

r

e

n

M

y

r

e

f

r

m

i

e

r

O

e

r

g

c

e

O

e

r

C

m

m

e

r

n

P

o

n

b

r

e

e

c

e

r

A

s

n

C

d

m

o

y

n

e

f

n

o

n

r

 

A

m

é

e

p

c

I

n

f

R

r

t

o

u

r

n

e

r

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

4

8

4

9

2

7

2

1

3

3

4

1

2

3

8

4

5

1

96

3

43

6

4

1442

6

2

6

3

1

6

3

42

4

5

6

7

7

6

3

4

1

1

3

3

3

2

Page 97: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 97/111

O

e

r

g

c

e

O

e

r

C

m

m

e

r

n

P

o

n

b

r

b

e

e

c

e

r

A

s

n

C

d

m

o

y

n

A

m

é

e

p

c

 

I

n

f

o

u

r

n

e

r

 

R

r

t

 

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

1

8

23

9

2

1

2

9

2

4

3

1

2

3

2

6

2134

1

33

3

7

2

7

1

6

2

Page 98: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 98/111

P

p

é

r

t

r

e

n

M

y

r

e

f

r

m

i

e

r

O

e

r

g

c

e

O

e

r

C

m

m

e

r

n

P

o

n

b

r

e

e

c

e

r

 

A

s

n

C

d

m

o

y

n

e

f

n

o

n

r

A

m

é

e

p

c

I

n

f

R

r

t

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

4

5

4

6

2

54

3

4

3

211

5

4

3

11

2

2

33

6

4

511

5

51122

5

61

2

3

1

3

3

7

6

6

3

3

7

2

2

3

2

2

Page 99: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 99/111

O

e

r

.

.

 

C

m

m

e

r

n

C

d

m

o

y

n

e

f

n

o

n

r

.

 

A

m

é

e

p

c

I

n

f

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

1

6

2

8

3

1

3

4

3

4

2

3

3

1

3

1

6

2

7

313124

1

22

22

18

6223

26

1111611

3

1

4

123622

1

6

1

2

4

2

Page 100: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 100/111

P

p

é

r

t

r

e

n

M

y

r

e

f

r

m

i

e

r

O

e

r

g

c

e

O

e

r

C

m

m

e

r

n

P

o

n

b

r

e

e

c

e

r

A

s

n

C

d

m

o

y

n

e

f

n

o

n

r

A

m

é

e

p

c

I

n

f

R

r

t

E

n

m

b

e

N

m

b

d

i

n

v

d

4

0

3

2

3

2

6

3

8

4

1

6

1

8

3

8

1

142

2

2

3

55X

 

6

1

4

4

4

1

4

6

6

2

3

211

3

1

3

2

Page 101: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 101/111

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

125

APPENDICE

IV

Dialogue

entre un villageois

et

un

célibataire.

H

débouche

sur

la

place

de

l'église un peu après

midi.

Il

pousse une bicyclette boueuse

aux couleurs ternies, les

sacoches

bourrées

de

provisions

(épicerie,

etc.),

une

grosse choyne

[pain de 2 kg] en travers du guidon.

Une

dégaine alourdie,

un

vieux costume

usagé,

ayant

longtemps servi

les

dimanches et

jours

de marchés,

un

béret déformé par

les

intempéries,

des pantalons

rayés

effilochés par le bas, laissant voir des chaussettes

décolorées

dans des

sabots en caoutchouc.

— Vous

n'allez

pas dîner de

bonne

heure ?

Oh non... mais

j'ai

bien déjeuné avant

de

partir...

Nous

cassons

la

croûte

à

la

four

chette, le matin vers 9 heures.

— C'est

vous qui

venez

faire les

commissions ?

Eh oui, maman a 80

ans. —

Elle m'a

dit

: « Toi tu peux courir à bicyclette, va me

chercher le pain et

l'épicerie »*.

— Vous n'avez pas

d'épicier

ambulant qui

visite

votre coin ?

Nous sommes trop loin, le boulanger-épicier vient jusqu'à

la grange de

Pé.

;

mais

nous l'avons

manqué de

peu. Oh ça m'embêtait

de

me changer et

de

faire

le

chemin... Il y a

près

de

6 kilomètres

de

chez nous à

la

carrère*.

Vous n'avez

pas de

voisin qui vienne au bourg

?

— Pensez donc... je suis seul

avec

ma mère. Mon voisin Ja. vient ouvrier chez moi —

II a

abandonné sa

petite

propriété dont

il a

hérité

indivis avec Ja...

Depuis la mort de son

oncle

que

voulez-vous

qu'à

fasse

seul dans

cette

maison

?

A

40

ans

il

ne peut

pas

prendre

ou

trouver

une

femme.

L'autre

voisin

Rémi vit

seul avec sa

mère de

80

ans.

Sa maison

tombe

en

ruines

et

n'aura

plus

bientôt de

pièce

habitable.

Mais c'est le quartier

de la

désolation

En effet La ferme Di. était

occupée jusqu'à

marterou

[la

Toussaint] par le fils EL

Lui aussi a quitté la terre

?

D

s'y plaisait

beaucoup

: L'endroit

est riant (gauyous) quoique

très en pente.

Il

s'était

organisé.

Sa sœur

du

moulin venait lui faire

la

lessive*. Ja. allait lui surveiller

l'étable

quand

il venait faire ses provisions au

bourg ou

faire

sa

partie

de

cartes

le samedi

soir. H ne

pouvait pas

tenir

indéfiniment tout seul

et

trouver une

femme

s'imposait...

Je me demande comment un

homme

seul pouvait

tenir

dans

ce

coin si isolé.

Il

avait une

volonté

de

fer.

Très adroit

et

actif ;

il pleurait

quand

l'huissier lui a

apporté le congé

1

Il

avait

peur

du

changement

?

Il

avait mal au

cœur

de se débarrasser des bêtes.

Les

terres

bienpréparées lui promett

aient e

bonnes récoltes. H

avait

l'impression

que

les raisons données pour

le

congé (lou

counyet)

n'étaient

pas

«

valables ».

Il

n'est pas allé devant le conseil paritaire

?

1.

Tu

que pots

courre

en

bicyclete,

ben mé coueille loupaélas

épiceries.

2. mes que se l'abem manquât per

prim... Oh

que

m'enbestiabe

d'em chanya et de

ha

lou

cami...

qu'y

a près de 6 km

de

nouste à

la

carrère.

3.

Uendret

que y

gauyous

bien que hère en pènen. Que s1 ère organisai.

La

so

déu Mouli

queou bienè

ha la

bugade.

Page 102: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 102/111

Page 103: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 103/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 127

vite contre un salaire de

20

000

francs,

bien nourries, bien

logées.

Elles n'ont plus la boue aux

sabots et elles peuvent aller au cinéma1*.

— Vous

n'en

avez

jamais

fréquenté ?

-fly avait beaucoup de filles autrefois dans mon quartier — une belle jeunesse

Ma

sœur s'est

mariée

assez jeune

avec

un bon aine

du

quartier Rey.

Elle

aimait danser

et

s'amusait sérieusement

au

baL

Pour

nous,

les

hommes de mon âge,

cette

guerre, puis

la

captivité nous a gênés pour faire un foyer. Pendant

ce

temps toutes

les

femmes

de notre

âge se sont casées en ville,

quelques-unes

à

la campagne.

Celles

qui restaient, regardaient

la < position

»,

le « portail » (symbole

de

l'importance

de la

maison), autant

que

l'homme17.

— Je comprends que le

goût

du travail se perd dans ces conditions1*.

— H faut te marier disent

les gens1*. Vous comprenez

que ceux

qui

peuvent trouver

mieux, même sans

le chercher,

s'en vont, c'est le cas

de

la

famille Ju. et

de

beaucoup de

jeunes filles. Ailleurs il touche

un

mois si

petit

soit-il... et puis à

tort

ou à raison le métier

de paysan est

très décrié10.

C'est dommage bien sûr 1

Oui c'est pénible d'entendre

dire certaines

choses

qui

découragent. J'irai de

l'avant

tant que je pourrai, mais

après ? Je m'échappe. Je vous ai

fait perdre

votre temps... Vous

avez

du

travail vous aussi. Venez me

voir

si

ça

vous

fait

plaisir

mais

quand

le

temps

sera

plus beau.

Maman

va penser

que

je me suis attardé à boire (apintoua's,

de

pintou,

demi-litre

devin).

— Au

revoir, monsieur11.

Il

disparaît dans l'impasse

derrière

la

maison La.,

où la

coutume veut

que

les gens de

son

quartier changent

de

chaussures, équilibrent

leurs charges

sur les

motos ou

les bicyclettes

avant d'affronter

la

longue distance qui les sépare

de

leur maison.

APPENDICE

V

Autre dialogue entre un villageois

et

un

paysan.

« Tu

vois,

j'ai

été

l'autre jour chez

Ra.,

un des plus

riches du pays. Je lui ai dit : Toi,

tu te crois

maître de

ta ferme, hé

?

Tu crois

que tous

ces champs et ces vignes

t'appar

tiennent

?

Tu te crois

riche ?

Eh

bien,

je

vais

te dire, tu

es

l'esclave

de ton

tracteur. Qu'est-ce

que

tu as, avec toutes ces terres

? Oui,

tu

as

des millions

de biens au

soleil, 4

ou

5

millions.

Et

après

? Calcule ce que

tu

gagnes ;

oui,

prends

un papier et un crayon. Tu comprends,

c'est

fini maintenant les

vieilles méthodes ;

le

paysan

qui

ne calcule pas,

qui n'a

pas toujours

le carnet et le crayon

est

foutu. Calcule ce

que

tu donnes

par heure de

travail à

ton

père,

à

ta mère,

à

ta sœur qui t'aident,

calcule ce que

tu

gagnes.

Tu

verras que

tu

prendras

ton

portefeuille

et

que

tu

le

jetteras dans

la

cour.

Suppose que

tu

aimes une

fille

:

tu

crois

qu'elle

16.

N'an pas mey «

la

hangue » aus

escbps

et

que podin ana

tau

cinéma.

17.

qiïespiaben la

pousissiou, lou

pourtau autan

coum Vhomi.

18.

que coumpreni que lou

gous deu tribail

ques per hens

aqueros

counditious.

19. Quet

eau

mandat,

se disen

lou mounde.

20. Ailhous

que toque

«

u mes

» per tan

petit que

sie...

Et puch

à

tor ou

à raisou

lou

mestié

de paysa quey hère descridat.

21. Que

tirerey

tan qui pousqui,

mes après ?

Que

m'escapi...

Je

vous fais

perdre votre temps

vous

avez du travail

vous

aussi... venez me voir sip hè plasé mes cuan lou

terns

sie mey beroy.

Marna que

ba

pensa quém souy apintouat...

Page 104: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 104/111

128

P.

BOURDIEU

voudra

venir

ici,

pour

trimer

toute la journée

et rentrer

le soir pour aller traire

les

vaches,

rassasiée de peine (hart de

mau)

? Les filles

de paysans connaissent

la vie de paysan ; elles

la

connaissent

trop pour vouloir d'un paysan. Et se lever

tous les matins à 5 heures

? Même

si elle t'aime, elle préfère se marier avec

un

facteur,

tu

entends ?

Oui, un

facteur ou même

un

gendarme. Quand la vie est

trop dure, on

n'a même plus

le

temps de

s'aimer.

On

trime

toute

la

journée.

est-il,

l'amour

?

Qu'est-ce

que

ça veut

dire

?

On

rentre

crevé.

Tu

crois

que c'est une vie

ça

? H n'y a

pas

une fille

qui en

veuille de cette vie.

Il

n'y a plus de senti»

ment,

plus d'affection. Et puis il

y

a

les

vieux.

Personne

ne voudrait leur

faire

de la

peine.

On

voudrait

les

cajoler,

les

caresser. Et pourtant

on

se dispute parce qu'il

y

a trop de soucis,

parce

qu'on

est

trop

fatigués.

Les

jeunes femmes veulent avoir leur indépendance, pouvoir

acheter quelque chose

qui

leur plaît

sans

être obligées de rendre des comptes. Non, il n'y

en

a

pas une

qui voudra

venir ici

»

(L.

G.).

APPENDICE

VI

L'histoire

exemplaire

d'un cadet de petite famille.

Né en 1895, Lo. est le premier cadet d'une

famille

de sept enfants

vivant

sur une petite

propriété (20

ha environ). H a

fréquenté l'école jusqu'à

l'âge

de

12

ans.

En

1916,

il

est

pri

sonnier

et travaille

dans

les mines d'Essen

jusqu'en

19181.

< A mon retour, mon

frère

aîné

était marié.

J'ai

passé deux ans dans la famille, à travailler. On a fait beaucoup la fête

après

la guerre. Moi je

ne

dansais pas mais

on

faisait

des

parties de

cartes

interminables et

des «

réveillons

»

dans

les cafés. En

1923,

j'ai

quitté la maison.

Pourquoi

? j'étais gêné d'avoir

à

fixer

un

salaire

avec mes parents

ou avec la nouvelle

famille

de

l'aîné.

Je

suis

parti pour

me

faire

domestique dans la

parenté,

chez

le

frère

aîné

du mari de la

sœur

;

il

avait mon âge

et

il

était

seul

à

la

tête

d'une grande

propriété.

H était

rentré

malade

de

la

guerre

et

avait une

nombreuse

famille.

Il

est mort en 1960.

La

veuve et

ses

enfants — ils sont grands mainte

nant

me

considèrent comme

le chef de la propriété.

€ — Pourquoi ne

vous

êtes-vous

pas

marié

?

«

— D aurait fallu que je trouve une héritière. Je n'avais pas d'argent pour m'installer

à mon compte. Et puis je me

trouvais

heureux

comme ça.

J'étais attaché à cette maison,

aux

enfants, à la « terre mayrane >

la terre des aïeux »), au quartier. Aller faire

quoi

ailleurs

?

Je touche

la retraite

du combattant et depuis soixante-cinq ans

la retraite

des vieux travail

leurs.Je me porte

bien

et je suis très heureux

de pouvoir

m'occuper sans être gêné par

personne,

aux travaux des champs. Ces champs, je

les

aime

bien depuis

quarante ans que

je les travaille alors que les propriétés voisines sont

abandonnées.

»

Un

autre cadet

de

petite

famille (entretien en

béarnais).

J. Lou. né le 16 novembre 1896 à Sa. : «

De

nos temps, la

vie

était très dure. J'étais l'avant-

dernier d'une

famille

de six

enfants. Mes

parents

n'étaient pas

très

débrouillards et gagnaient

difficilement leur

vie. Ils étaient

métayers à

la maison

Ha.

ils

avaient une petite propriété

qu'ils

avaient dû

vendre

pour régler

des dettes.

Aussi,

tout jeune, j'ai

été <

placé » comme

mes frères. Mon tour est venu

à

l'âge de 7 ans et je

suis

venu gagner mon pain

à

la maison Ba.

Je

gardais les

bêtes dans

les bois.

J'ai

eu

de beaux

ventres

de peur

et

de faim (de bets

bentes

1. On

n'a

retenu

ici que les détails significatifs.

Les

autobiographies font

une

part

énorme

au

service militaire

et à

la

guerre.

Page 105: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 105/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 129

de pou

y de hand). L'école

?

La plupart du temps, les femmes

de la

maison

ou

les voisines

me demandaient pour guider

les

vaches

dans les

champs ou

faire les

commissions Mon

salaire de 10 francs par

an

était

souvent

« engagé

d'avance

» (crubat (Tabance) I Le plat de

résistance était la demi-sardine salée

avec

des fois une

pomme

de terre cuite à

l'eau.

Ah

les

gens

d'aujourd'hui

ne

connaissent

pas

leur

chance.

Plus

ils en

ont,

plus ils

se

plaignent (mey

è ri1

an

mey es plagnen)

t

Vers l'âge de 12 ans,

j'ai

fait la première communion dans

cette

maison. A l'âge du

régiment,

j'ai été réformé pour faiblesse

de

constitution. Je n'aimais pas

danser.

Quelle

misère J'ai

connu

quelques

femmes, mères

de

nombreuses familles qui

«

se donnaient

»

pour deux sous. Avec

ça

elles achetaient le pain. Quand

j'aurais

pu sortir,

je n'avais pas d'argent pour

m

habiller 1 La

petite propriété que

j'habite depuis longtemps

je l'ai eue grâce à mes grands-parents. Us

avaient donné

2

000

francs

de

dot à

ma mère

à condition qu'ils soient

employés

exclusivement à

l'achat

de

terres

qui

ne

pourraient pas

se vendre de son vivant. Mes frères et sœurs me harcelaient pour obtenir leur part Us ont

dû attendre la mort de la mère

en

1929.

A

ce

moment-là,

j'ai

dû leur donner leur part

alors

que j'avais peiné et sué sang et eau sur cette terre.

« Le mariage

?

Il

n'y avait pas un sou. Comment se marier ? (Quin se calé mania ?) Nous

allions passer

les

nuits

dans

les auberges

de

Lesquire

(qu'anabem

noueyteyà

en las

auberyes),

parfois

à

Pau.

J'ai

été

parmi

les

fameux

cupelès.

On appelait

ainsi

les

gens

qui

ont été

«

récu

pérés > en 1916,

les

réformés.

Au

retour,

j'ai exploité

ma

petite propriété avec l'aide de

quelques ouvrières. Nous avons

passé

des veillées terribles

avec

quelques copains de

quart

iers,

célibataires comme

moi ou mal mariés.

»

APPENDICE VII

Autorité excessive

de

la

mère

et

célibat.

Famille Se. :

« Le père appartenait à une

grande famille.

Effacé, très

bien

élevé, distingué, il buvait

un

peu. H épouse une femme

plus

jeune (en partie grâce à sa pension de guerre) et de très

grande

famille, jolie

et

un peu

prétentieuse.

Il a

d'elle quatre enfants.

« II n'osait

pas s'opposer

aux volontés

de sa

femme.

Comme

il y

avait de

l'argent

(la pens

ion),

elle mène

un train

de

vie un peu

trop large. Elle allait au marché

chaque lundi et

jeudi pour se

tenir

au

courant

de la chronique locale et pour

faire valoir

le renom de la

famille à

Pau.

«

Les

enfants

sont très tenus. On

leur

faisait

sentir

qu'ils étaient d'une grande famille.

Ss

étaient envoûtés par la

mère qui

prend toutes

les

décisions. Pour

les

affaires

importantes,

les

fils se rangent à l'avis de la mère.

La

fille fréquentait

un

gendarme. Elle a été pour

ainsi

dire

séquestrée pendant deux

ans

sous

prétexte

qu'elle

était

malade.

La

mère

s'opposait

au mariage parce que le gendarme était d'une

trop

petite famille. Partant de

là,

l'autorité

de la

mère

s'affirme. Normalement

un

homme

doit penser à

la grange

plus qu'à

la maison.

Les bêtes sont sacrées. Souvent l'étable et la grange sont

plus soignées et plus importantes

que l'habitation ; or

les

granges sont tombées

les

unes

après les

autres.

Une

maison dirigée

par

une femme est vite par

terre. Il y

a

des

décisions

qu'une

femme

ne

peut pas

prendre et

ne sait

pas prendre.

La fille finit

par se

marier.

Un des garçons réussit à se marier à

G. Il

avait dû partir, la pension du père

ayant

disparu à sa mort (en 1954).

Les

fils ont reconstruit

avec l'aide

d'un maçon

une

partie

de

leur

grange.

Actuellement, il n'est

pas

question pour

eux

de mariage.

Us

n'ont pas la

moindre personnalité. Es ne

sortent

pas. D n'est

pas question

d'améliorer

le

matériel. Ils

viennent d'acheter

une

faucheuse.

Les prés sont

mal entretenus,

Page 106: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 106/111

130

P.

BOURDIEU

pleins de

joncs. Les

arbres

mal soignés.

Je

les

ai

vus, l'autre

jour, ils étaient

en

train de réparer

tant bien

que

mal

une

herse

en bois

La

maison est

mal

entretenue.

La mère

garde la volonté

de défendre

le

prestige de la

grande famille, ambition disproportionnée avec l'état

actuel

de

la

propriété » (A.

B.).

Famille

Ja,

:

« Le

père était pensionné, très brave, buvant un

bon

coup de temps

en temps.

H avait

une

mauvaise santé, il était

très

gros.

Mais

surtout il

avait été

«

assommé

» par

la

guerre et

n'avait aucun caractère à la maison. Sa femme prit un ascendant sur toute la maisonnée.

Très autoritaire. Elle fréquentait

assidûment les

marchés, le

lundi

et le jeudi, pour se

tenir

au courant

des

nouvelles,

cultiver

les

relations, le « rayonnement

»,

jouer à la daune

(dauneyà). Il

y a la perte de temps,

les

dépenses,

les

achats ; et puis quand

la

femme s'en

va,

la maison est vide.

C'est la

pagaïe.

Papotage, roman-feuilleton,

ces femmes

introduisent

à

la

maison des préoccupations autres. L'intérieur

est

abandonné et

négligé.

La ferme

n'est pas tenue. La femme continue à

aller

vendre

quelques douzaines

d'oeufs

pour

avoir

le prétexte d'aller à Pau.

Les

hommes

commencent

à prendre l'habitude de faire

un peu

de cuisine.

C'est

déshonorant pour un

homme

et

ce

n'est

pas dans

les

règles. Ils

se démoral

isent

eu

à

peu

;

ils

partent

un

peu

plus

tard

au

travail.

C'est

la

femme

qui

tient

une

ferme.

C'est elle

qui fait les repas, qui veille à

ce que

les hommes aient

une tenue

correcte.

c

Les

conflits viennent toujours des femmes.

Les

belles-filles virtuelles ont peur des

conflits

avec les

vieilles.

Les

vieilles

disent : « D faudrait qu'ils se marient. » Mais c'est une

façon de se

faire valoir. H y a aussi beaucoup de célibataires qui disent

:

«

Tant que

maman

« est

I » La

vieille

prend une importance exagérée. La présence

de la

mère réduit

l'urgence

du mariage.

Il

arrive

aussi

qu'elle

freine...

« Dans ces conditions tout

va

à

vau-l'eau. L'outillage est

rudimentaire et les revenus

insignifiants.

L'entretien

de

l'outillage

est très

important. Le

matériel

passe avant

la

maison.

Une femme ne peut

pas

avoir l'œil sur ces choses,

essieux

qui

tournent

mal, etc. La maison

autrefois importante,

est

mal

entretenue,

il y a des

c

gouttières » sur le toit. Us ont peur

de recourir

au Crédit

agricole

parce

qu'ils sont

déjà

endettés

et puis

marna

ne hou

pas

(maman

ne veut

pas).

La

mère régente plus

au

moins

le

budget.

Ils

ne

peuvent

pas

acheter

quoi que

ce

soit.

Ils

ont

eu peine

à

payer

les

obsèques

de

la

mère

(en 1959).

< Ils sont

victimes

de l'éducation. Le temps

semble tout consumer.

Les

trois

frères

sentent

chaque jour

davantage

leur impuissance à réagir

malgré une

aide extérieure. Us donnent

une

impression

de

fatalité. Us

sont

écrasés

sous

les

décombres. Dans

ces conditions il n'est

pas question

de mariage.

La situation

financière est difficile, la réputation mauvaise, le

mariage

de l'un ou

l'autre des

trois frères est impossible.

On a

parlé de

mariage

possible

de l'aîné (48 ans)

avec

une jeune fille du quartier,

d'origine basque,

de

22

ans sa

cadette.

C'est

un

brave garçon

mais trop

sage

et trop

gauche

en

face de cette petiteBasquaise explosive

et

remuante Pourtant ils ont une

jolie propriété aux

abords d'un grand

bois. Actuellement,

ils

font eux-même leur

lessive, en plus des travaux des champs

» (A.

B.).

Né en 1922, l'aîné est

devenu,

à la mort de sa

mère,

en 1959, le chef d'une exploitation

de

30

hectares dont 10 hectares en bois et fougeraies, a fréquenté l'école communale jusqu'à

l'âge

de

13

ans,

puis travaillé

la

propriété

familiale

jusqu'à

son

service

militaire,

avec

l'aide

de

ses

deux frères cadets.

Incorporé

dans

les

chantiers de jeunesse

en

1942, il est envoyé

en

Allemagne comme S.T.O.

en 1943.

H

est

employé comme tourneur

dans une

usine

de

Saxe.

«

Le

travail

était bien

plus dur qu'aux

champs.

» II

est libéré

en

1945.

«

A la mort de ma

mère,

nous nous sommes retrouvés

tous les trois seuls.

Et comment

«

se marier ? Nous n'avons jamais

dansé.

Nous allions parfois dans la salle de bal pour

< regarder.

La

vie n'est pas très gaie. Nous avons de gros soucis,

les frais

de réparation de

« toitures. Nous ne sommes

pas

riches.

Moi

je fais la cuisine, je

répare

le linge et je fais

«

la lessive. Pour le <

pèle-porc

»,

les

voisins viennent

nous

aider. Ce n'est pas une journée

«

très amusante.

Les

voisins et surtout

les

voisines remuent le couteau dans la plaie sous

«

tous les

prétextes. »

Page 107: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 107/111

CÉLIBAT

ET CONDITION PAYSANNE 131

APPENDICE

VIII

Un

essai

de généralisation : le célibat

dans seize

cantons

ruraux

de Bretagne.

Afin

de vérifier si

les phénomènes constatés en Béarn

présentent

un

caractère de génér

alité, on

a

choisi d'étudier seize

cantons du centre

de la

Bretagne (soit

135

433 habitants)

dont la

population a

diminué de plus de

10%

entre

le

recensement de

1948 et celui

de 19641.

Cette recherche (menée

en collaboration avec M.

Claude Seibel, Administrateur

de

l'I.N.S.E.E.) a

fait apparaître une forte

sous-nuptialité des

hommes

dans

l'ensemble de la

zone d'étude. Faute de pouvoir

distinguer

plus précisément la

population agglomérée

et la

population éparse,

on

a

séparé,

à

l'intérieur

de

la

zone

retenue, les

communes

ayant

plus

de

1 000 habitants agglomérés

au

chef-lieu.

Les

graphiques

(fig.

4)

font

apparaître l'incidence

de la résidence, urbaine, semi-urbaine ou

rurale, sur

le statut matrimonial.

Enfin,

la fraction

rurale

de la zone

d'étude

a été répartie selon la catégorie socio-professionnelle du chef de

famille (voir tableau, pp.

132-133).

On voit que, dans la population agricole, le pourcentage des célibataires du

sexe

masculin

âgés de 18 à 47 ans, atteint 52 %, — dont 38,9

%

de fils du

chef

de famille et 5

%

de domest

iques

— contre 38,9

%

dans

la

population non-agricole et 29,2

%

dans

la

ville

de

Rennes.

Pour

la

tranche d'âge

de

29 à 38 ans le pourcentage

de

célibataires

déclarés

comme fils du

chef de

famille

est

particulièrement

élevé

dans

la

population agricole, soit 28,3

%

(sur 41,0 %)

contre 5,7

%

(sur

11,8

%) à Rennes pour

la

même classe

d'âge.

Toujours plus faible que

chez les hommes,

soit 32,7 %

contre 52,0

%

dans les

catégories

agricoles, 26,0% contre 38,9% dans les

catégories

non-agricoles, le

taux de

célibat

des

femmes

ne

paraît

pas

indépendant

(relativement

au

moins) de

la

résidence

et

de

la

catégorie

socio-professionnelle.

Les

courbes du graphique de

droite

font apparaître une concordance

remarquable entre

les

taux

des différentes catégories, alors que la comparaison entre

les

deux

graphiques

montre

combien différente est

la

situation

des

hommes

et des femmes2.

Ainsi, à une

plus grande

échelle et dans une région différente, on observe des

faits

iden

tiques à ceux que l'on constatait à

Lesquire

:

les

hommes

qui vivent

de

l'agriculture et

résident dans des régions reculées, ont une chance sur

deux de

rester célibataires ;

les

femmes,

elles, échappent aux déterminismes qui tiennent à

la résidence

ou à

la

profession. Bien

que

les explications

proposées

à propos

de

Lesquire aient toutes

chances de

rendre raison

du

phénomène

global, reste que

l'on

ne saurait conclure

de

l'identité des effets à l'identité

des causes et

qu'une

analyse sociologique des

conditions particulières

s'impose.

1.

Les

cantons retenus sont

les

suivants : dans

les

Côtes-du-Nord, Bourbriac, Callac,

Corlay, Gouezec, Maël-Carhaix,

Rostrenen, Saint-Nicolas-du-Pelem

;

dans le

Finistère,

Carhaix,

Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat, Pleyben, Sieun; dans le

Morbihan, Cleguerec,

Le Faouet, Gourin,

Guéméné-sur-Scorff.

Les communes

ci-après,

comptant plus de

1

000 habi

tants agglomérés au chef-lieu ont été exclues

de

l'étude : dans

les

Côtes-du-Nord, Callac,

Rostrenen ;

dans le

Finistère, Carhaix,

Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat,

Pleyben ;

dans

le

Morbihan, Le Faouet, Gourin,

Guéméné-sur-Scorff.

Sur

les

123

communes

de la zone

d'étude

on en a

donc

retenu 114, toutes rurales et

caractérisées

par leur faible densité

(45

habitants

au kilomètre carré en

moyenne).

2. Pour la comparaison

avec

les

données valables pour la France entière, on pourra

se

reporter à

la revue Population,

2, 1962, pp.

232

et

suiv.

Page 108: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 108/111

132 P. BOURDIEU

Proportions de célibataires : comparaison

Population totale

Pourcentage

Célibataires

dont :

Enfants

Chef

ménage

Autres parents

Pensionnaires et domestiques

Mariés

dont

:

Chef ménage

Épouse

Enfants

Ascendants

Autres

Veufs

et divorcés

dont

:

Chef

ménage

Ascendant

Autres

Population de 18 à 47 ans

Pourcentage du total

Célibataires

dont

:

Enfants

Chef ménage

Autres parents

Pensionnaires

et domestiques

Mariés

dont :

Chef ménage

Épouse

Enfants

Autres

Veufs

et divorcés

Zone

d'Études

(16

cantons

C. S.

P.

du

chef

Agricoles

Sexe

masculin

46122

100,0

53,4%

43,6

3,7

3,1

3,0

19 865

43,1%

38,7

2,9

0,9

0,6

3,5%

1,9

1,3

0,3

20 637

44,8

100,0

52,0%

38,9

4,3

3,8

5,0

47,3%

40,2

0,0

6,3

0,8

0,7 %

Sexe féminin

41936

100,0

44,4%

39,2

1,1

2,9

1,2

19 838

47,3%

0,3

42,1

3,4

1,1

0,4

8,3 %

4,6

3,3

0,4

17 500

41,7

100,0

32,7

%

27,8

0,7

2,4

1,8

65,5%

0,3

56,4

7,4

0,8

1,8%

C. S. P. du

chef

Sexe masculin

21131

100,0

45,3 %

38,6

3,9

1,4

1,4

10 096

47,8%

44,8

2,4

0,2

0,4

6,9%

5,7

0,7

0,5

7 836

37,1

100,0

38,9 %

29,9

4,2

1,9

2,9

59,9%

53,3

0,0

6,0

0,5

11°/

Page 109: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 109/111

S

CÉLIBAT ET CONDITION

PAYSANNE

133

la

Bretagne centrale

et la

ville de Rennes.

la Bretagne

intérieure) Ville

de

Rennes

Agricoles Ensemble Ensemble

Sexe

féminin

Sexe masculin Sexe

féminin

Sexe masculin Sexe

féminin

26 244

100,0

35,8

%

27,4

5,4

1,7

1,3

10 390 39,7%

1,4

35,6

2,2

0,3

0,2

24,5%

21,8

1,9

0,8

8134

31,0

100,0

26,0%

18,5

3,5

1,6

2,4

69,8%

2,0

60,7

6,7

0,4

4,2%

67 253

100,0

50,9

%

42,0

3,8

2,6

2,5

29 961

44,5%

40,6

2,7

0,7

0,5

4,6 %

3,1

1,1

0,4

28 473

42,4

100,0

48,4%

36,4

4,3

3,3

4,4

50,8 %

43,8

0,0

6,2

0,7

0,8%

68180

100,0

41,1%

34,6

2,8

2,5

1,2

30228 44,3%

0,7

39,6

2,9

0,8

0,3

14,6

%

11,2

2,8

0,6

25 634

37,6

100,0

30,5 %

24,8

1,5

2,2

2,0

66,9 %

0,8

57,8

7,6

'0,7

2,6%

51203

100,0

45,2%

38,7

2,7

0,6

3,2

51,4%

48,6

0,1

1,8

0,2

0,7

3,4%

2,6

0,30,4

22 086

43,1

100,0

29.2 %

17,0

4,7

1,1

6,5

69.3 %

64,1

4,1

1,1

1,5%

61514

100,0

43,4%

33,7

4,5

1,2

4,0

26 702 43,4%

1,1

40,0

1,7

0,2

0,4

13,2%

10,7

1,8

0,7

26 730

43,5

100,0

31,6%

17,6

5,2

1,4

7,4

64,5%

1,6

58,5

3,8

0,6

3,9%

Page 110: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 110/111

100%

Légende

commune

Rennes

Zone de la Bretagne centrale

Ensemble

Agricoles

Non agricoles ••.....

\

Sexe

masculin

18

20 25

35

40 45

50

Fig. 4. — Proportions de célibataires : Comparaison

Page 111: Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf

http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 111/111