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Carambolage Par Louise Déry 7 mai 2020 La question posée ici, que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? trouve bien d’autres déclinaisons, car les puissances infernales qui marquent notre époque nous investissent psychiquement au point de mettre en déroute l’activité imaginante qui a su, de tout temps, relancer l’humain. Que s’est-il passé pour que le désir individuel et collectif se soit retrouvé, à un degré extrême, phagocyté par les acteurs de la mondialisation économique, de la consommation excessive, du tourisme de masse, de l’asservissement cruel de populations nombreuses, de la destruction des ressources et de la pollution excessive ? Quelle frénésie nous a gagné·e·s, sur un large morceau de la planète, pour que nous consentions à la menace existentielle en nous gavant d’illusions et en nous couvrant de dettes avec pour résultat d’enrichir une part toujours plus infime de la population ? Comment expliquer l’aveuglement qui nous a conduit là où nous en sommes maintenant, alors que la survie des espèces vivantes est mise à risque sous l’œil insatiable des exploitants de ressources et des marchands de rêves et de données personnelles ? Il n’y a pas beaucoup d’« allumettes frottées dans le noir », suivant l’expression de Virginia Wolf. « Nous n’y voyons plus rien », ajouterait ici Daniel Arasse. Quand on tente de diriger l’éclairage sur notre pauvre monde, en ce moment précis, on se trouve bien seul·e, esseulé·e, isolé·e dans une solitude pourtant collective que nous expérimentons à grande échelle. Cette échelle, c’est celle de l’effondrement massif d’à peu près toutes les structures qui nous constituent. Or, c’est quand elles s’effondrent que les structures apparaissent au grand jour. Au milieu de notre dégringolade pandémique, et devant l’urgence d’instaurer des récits capables de rallier la pensée collective sur l’horizon probablement lointain de l’espérance, on pourrait être tenté·e de voir l’artiste comme un phare autour duquel une communauté non pas « désœuvrée » mais nouvellement rechargée, réinvestie, relancée, allumée contribuerait à cartographier les possibles repères d’une pensée complètement transformée par l’état critique du monde. L’artiste est un penseur, dit-on, un·e intellectuel·le capable autant d’intuition, de raison que d’émotion. Ses œuvres tentent d’offrir une expérience originelle qui pourrait bien nous aider à reprendre contact avec notre capacité de re/voir le monde et nous inciter à reconnaître les ambivalences de l’humain en une vision de nous-mêmes qui n’est cependant pas sans périls. De tout temps, l’artiste a su jouer un rôle actif dans le développement d’une culture humaine, humaniste, universelle, cette culture qui constitue la chair même de notre mémoire. Depuis que nous sommes dramatiquement inféodés aux délires d’un monde contemporain spectacularisé, hollywoodisé, tourmenté, traumatisé, « trumpisé », matérialisé à outrance, c’est le carambolage. Mais, regardez, là, tout autour de vous ! La communauté n’est pas « désœuvrée », pour évoquer Jean-Luc Nancy. Celle des femmes, des jeunes, des citoyens d’expérience, des scientifiques, des chercheurs, des êtres de pensée profonde s’ajoute à celle de l’art pour œuvrer sous nos yeux. Malgré

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Carambolage Par Louise Déry 7 mai 2020

La question posée ici, que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? trouve bien d’autres déclinaisons, car les puissances infernales qui marquent notre époque nous investissent psychiquement au point de mettre en déroute l’activité imaginante qui a su, de tout temps, relancer l’humain. Que s’est-il passé pour que le désir individuel et collectif se soit retrouvé, à un degré extrême, phagocyté par les acteurs de la mondialisation économique, de la consommation excessive, du tourisme de masse, de l’asservissement cruel de populations nombreuses, de la destruction des ressources et de la pollution excessive ? Quelle frénésie nous a gagné·e·s, sur un large morceau de la planète, pour que nous consentions à la menace existentielle en nous gavant d’illusions et en nous couvrant de dettes avec pour résultat d’enrichir une part toujours plus infime de la population ? Comment expliquer l’aveuglement qui nous a conduit là où nous en sommes maintenant, alors que la survie des espèces vivantes est mise à risque sous l’œil insatiable des exploitants de ressources et des marchands de rêves et de données personnelles ? Il n’y a pas beaucoup d’« allumettes frottées dans le noir », suivant l’expression de Virginia Wolf. « Nous n’y voyons plus rien », ajouterait ici Daniel Arasse. Quand on tente de diriger l’éclairage sur notre pauvre monde, en ce moment précis, on se trouve bien seul·e, esseulé·e, isolé·e dans une solitude pourtant collective que nous expérimentons à grande échelle. Cette échelle, c’est celle de l’effondrement massif d’à peu près toutes les structures qui nous constituent. Or, c’est quand elles s’effondrent que les structures apparaissent au grand jour. Au milieu de notre dégringolade pandémique, et devant l’urgence d’instaurer des récits capables de rallier la pensée collective sur l’horizon probablement lointain de l’espérance, on pourrait être tenté·e de voir l’artiste comme un phare autour duquel une communauté non pas « désœuvrée » mais nouvellement rechargée, réinvestie, relancée, allumée contribuerait à cartographier les possibles repères d’une pensée complètement transformée par l’état critique du monde. L’artiste est un penseur, dit-on, un·e intellectuel·le capable autant d’intuition, de raison que d’émotion. Ses œuvres tentent d’offrir une expérience originelle qui pourrait bien nous aider à reprendre contact avec notre capacité de re/voir le monde et nous inciter à reconnaître les ambivalences de l’humain en une vision de nous-mêmes qui n’est cependant pas sans périls. De tout temps, l’artiste a su jouer un rôle actif dans le développement d’une culture humaine, humaniste, universelle, cette culture qui constitue la chair même de notre mémoire. Depuis que nous sommes dramatiquement inféodés aux délires d’un monde contemporain spectacularisé, hollywoodisé, tourmenté, traumatisé, « trumpisé », matérialisé à outrance, c’est le carambolage. Mais, regardez, là, tout autour de vous ! La communauté n’est pas « désœuvrée », pour évoquer Jean-Luc Nancy. Celle des femmes, des jeunes, des citoyens d’expérience, des scientifiques, des chercheurs, des êtres de pensée profonde s’ajoute à celle de l’art pour œuvrer sous nos yeux. Malgré

l’anxiété, souhaitons-nous d’être encore capables d’ouvrager des formes de résistance afin de ne jamais revenir à la « normale ».

Crédits image : Jean-Pierre Aubé, Electrosmog Venezia, 2015, en performance avec Myriam Laplante et Mathieu Latulipe, dans le cadre de la Biennale de Venise. © Galerie de l’UQAM et Jean-Pierre Aubé. Photo : Gwenaël Bélanger. Louise Déry vit à Montréal. Elle détient un doctorat en histoire de l’art et dirige la Galerie de l’UQAM (Université du Québec à Montréal). Elle a débuté sa carrière comme directrice du Musée régional de Rimouski avant d’être nommée conservatrice en art actuel au Musée national des beaux-arts du Québec et ensuite au Musée des beaux-arts de Montréal. Elle a été commissaire de nombreuses expositions d’artistes canadiens et internationaux (Michael Snow, Sarkis, Nancy Spero, Shary Boyle, Aude Moreau, etc. Notons son commissariat du pavillon du Canada à la Biennale de Venise avec une exposition de David Altmejd (2007) dont elle a contribué à faire connaitre le travail au moyen de plusieurs expositions et publications. Le travail de Louise Déry est reconnu pour son appui à de nombreuses artistes féminines, pour ses initiatives à l’égard des artistes émergents, pour son énergie à faire mieux connaitre les artistes canadiens sur la scène internationale et pour son engagement à former de nouvelles générations d’historiens de l’art et de muséologues. Elle fut la première lauréate, en 2007, du prix de la Fondation Hnatyshyn pour l’excellence de son commissariat et elle recevait en 2014 le Prix du gouverneur général du Canada. Membre de la Société royale du Canada, elle a été faite Chevalier des arts et des lettres de la France en 2016.