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tion », le « coup de cafard ». Ils refusent toute discussion qui n’a pas trait à un désordre organique. Ainsi les détenus ont certes droit à la santé, mais dans des conditions différentes de celles de l’extérieur. Le second volet du travail de B. Milly sur les professions de santé à la lueur de la prison est beaucoup moins convaincant. Les résultats auxquels il aboutit sont partiellement connus depuis Stauss. B. Milly montre que, sous une même étiquette, les actions et représentations des personnels de santé sont très variées. L’auteur construit une typologie et il nous fait voir alors que les priorités des uns sont incompréhensibles pour d’autres. C’est ainsi que les « organicistes » ont une vision techniciste du traitement des pathologies organiques et la déontologie a relativement peu d’importance pour eux, alors qu’au contraire pour les « puristes », cette déontologie est essentielle. De leur côté les « consensuels » cherchent surtout à éviter le conflit avec le personnel pénitentiaire tandis que les « spécialistes pénitentiaires » mettent en avant la spécificité des soins aux détenus. Mais ce sont surtout les difficultés sur le plan technique qui expliquent ces réticences. B. Milly a mené par exemple des entretiens avec vingt-trois professionnels de santé, médecins et infirmiers. Or il propose une typologie de médecins avec quatre types à partir de ces entretiens en nombre forcément inférieur à vingt-trois, sans nous dire d’ailleurs comment a été réellement réalisée cette typologie. Cela n’enlève cependant rien à la qualité de ces entretiens qu’il utilise avec une grande pertinence. De plus il faut lui savoir gré de restituer avec finesse les différentes situations d’interaction des professionnels de santé avec leur environnement. On comprend alors mieux la segmentation de la profession médicale en prison et ce qu’elle suppose comme stratégie et tactique de la part des différents acteurs. Malgré les réserves exprimées, ce livre nous apporte effectivement de nouvelles lumiè- res sur la prison, il nous entraîne sur des sentiers peu connus. C’est là un grand mérite qu’il faut souligner tant les apports originaux sont peu fréquents. Georges Benguigui Laboratoire Travail et Mobilités, CNRS–université Paris X, 200, avenue de la République, 92000 Nanterre, France Adresse e-mail : [email protected] (G. Benguigui). © 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2003.10.018 Bernard LEHMANN, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 2002, 262 p. L’ouvrage que Bernard Lehmann consacre à l’étude des formations symphoniques présente un double intérêt, empirique et théorique. Son étude se lit à la fois comme une présentation d’un certain nombre d’éléments factuels sur les orchestres spécialisés dans l’interprétation de la musique sérieuse et comme une tentative de mobilisation des hypo- thèses et des outils issus des travaux de Pierre Bourdieu pour analyser le fonctionnement d’une organisation économique, en l’occurrence d’une organisation artistique. En s’ap- 580 Comptes rendus / Sociologie du travail 45 (2003) 555–592

Bernard Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 2002, 262 p

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tion », le « coup de cafard ». Ils refusent toute discussion qui n’a pas trait à un désordreorganique. Ainsi les détenus ont certes droit à la santé, mais dans des conditions différentesde celles de l’extérieur.

Le second volet du travail de B. Milly sur les professions de santé à la lueur de la prisonest beaucoup moins convaincant. Les résultats auxquels il aboutit sont partiellement connusdepuis Stauss. B. Milly montre que, sous une même étiquette, les actions et représentationsdes personnels de santé sont très variées. L’auteur construit une typologie et il nous fait voiralors que les priorités des uns sont incompréhensibles pour d’autres. C’est ainsi que les« organicistes » ont une vision techniciste du traitement des pathologies organiques et ladéontologie a relativement peu d’importance pour eux, alors qu’au contraire pour les« puristes », cette déontologie est essentielle. De leur côté les « consensuels » cherchentsurtout à éviter le conflit avec le personnel pénitentiaire tandis que les « spécialistespénitentiaires » mettent en avant la spécificité des soins aux détenus. Mais ce sont surtoutles difficultés sur le plan technique qui expliquent ces réticences. B. Milly a mené parexemple des entretiens avec vingt-trois professionnels de santé, médecins et infirmiers. Oril propose une typologie de médecins avec quatre types à partir de ces entretiens en nombreforcément inférieur à vingt-trois, sans nous dire d’ailleurs comment a été réellementréalisée cette typologie. Cela n’enlève cependant rien à la qualité de ces entretiens qu’ilutilise avec une grande pertinence. De plus il faut lui savoir gré de restituer avec finesse lesdifférentes situations d’interaction des professionnels de santé avec leur environnement.On comprend alors mieux la segmentation de la profession médicale en prison et ce qu’ellesuppose comme stratégie et tactique de la part des différents acteurs.

Malgré les réserves exprimées, ce livre nous apporte effectivement de nouvelles lumiè-res sur la prison, il nous entraîne sur des sentiers peu connus. C’est là un grand mérite qu’ilfaut souligner tant les apports originaux sont peu fréquents.

Georges BenguiguiLaboratoire Travail et Mobilités, CNRS–université Paris X,

200, avenue de la République, 92000 Nanterre, FranceAdresse e-mail : [email protected] (G. Benguigui).

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2003.10.018

Bernard LEHMANN, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formationssymphoniques, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 2002, 262 p.

L’ouvrage que Bernard Lehmann consacre à l’étude des formations symphoniquesprésente un double intérêt, empirique et théorique. Son étude se lit à la fois comme uneprésentation d’un certain nombre d’éléments factuels sur les orchestres spécialisés dansl’interprétation de la musique sérieuse et comme une tentative de mobilisation des hypo-thèses et des outils issus des travaux de Pierre Bourdieu pour analyser le fonctionnementd’une organisation économique, en l’occurrence d’une organisation artistique. En s’ap-

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puyant sur l’ensemble des méthodes dont dispose le sociologue (observations ethnographi-ques de concerts et de répétitions, entretiens, exploitation statistiques d’archives), l’auteurentend remettre en cause les représentations de sens commun sur le travail orchestral,victime selon lui d’une double illusion. D’une part, le travail de l’orchestre serait un travailexclusivement musical : contre cette représentation, B. Lehmann entend montrer que letravail orchestral est un travail collectif impossible à comprendre si l’on néglige lesinteractions et les négociations constantes qui le sous-tendent. D’autre part, l’orchestreserait par excellence le lieu de l’harmonie où les efforts de chacun seraient entièrementtendus vers la production d’une interprétation commune — pour l’auteur, l’orchestre est aucontraire une organisation traversée de conflits, composée de membres d’origines, destatuts et d’intérêts divers, et « l’harmonie » dont l’orchestre peut faire preuve, loin d’êtreune évidence, doit être produite socialement en occultant l’ensemble de ces fractures et deces tensions.

Pour rendre compte de l’organisation orchestrale et de la trajectoire de ceux qui lacomposent, il faut, selon l’auteur, tenir compte en permanence de deux dimensions et destensions qui peuvent naître de leur articulation. La première dimension qui vient structurerle travail et la vie de l’orchestre lui est assez largement extérieure : elle renvoie à latrajectoire sociale de ses membres. L’orchestre fait en effet coexister des agents issus demilieu sociaux extrêmement hétérogènes. De ce point de vue, la césure principale passeentre les fils de musiciens et les autres, les premiers bénéficiant de la compréhensionintuitive de leur milieu professionnel qui est le propre des héritiers, quand les autreséprouvent beaucoup plus souvent le décalage entre les dispositions issues de leur positionsociale initiale et leur activité au sein de l’orchestre. La seconde dimension est celle del’orchestre à proprement parler : l’orchestre est en effet une organisation fortementstructurée, symboliquement (instruments nobles (cordes) vs instruments populaires(vents)), économiquement et statutairement (l’opposition tuttiste/soliste se traduisant parde sensibles différences de revenus). Or, et c’est là l’un des nœuds argumentatifs del’ouvrage, ces deux dimensions définissent des positions contradictoires : les cordes,souvent issues des classes dominantes sont, au sein de l’orchestre, majoritairementcondamnées aux positions de tuttistes ; les vents, majoritairement issus des classes domi-nées (en particulier pour les cuivres), occupent au contraire les positions statutairement etéconomiquement dominantes au sein de l’orchestre. C’est ainsi l’ensemble de la trajectoiredes musiciens et de la vie de l’orchestre qui est analysé par le prisme de cette tension entrel’origine sociale des musiciens et leur position au sein de l’orchestre : la distribution desactivités musicales hors de l’orchestre, les points de vue sur les segmentations internes dumilieu professionnel, l’attitude lors des répétitions, en un mot les pratiques et les points devue sur ces pratiques s’expliquent quand on les rapporte non pas à la seule position del’orchestre, mais à la tension entre cette position et la trajectoire des musiciens. L’orchestreapparaît donc comme une entité contrastée et conflictuelle : l’essentiel du travail derépétition et des rituels du concert sert par conséquent à produire de l’harmonie (musicaleà moins d’être sociale) et de l’unité à partir de cette hétérogénéité et de ces tensions.

Les constats avancés par B. Lehmann surprendront finalement assez peu les familiers dumonde de l’orchestre, ce qui n’est pas un mince paradoxe pour une sociologie qui entendéclairer les points aveugles des visions indigènes. Le mérite de l’ouvrage, cependant, est deles étayer rigoureusement par une enquête de terrain qui n’avait jusqu’ici, en langue

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française, pas d’équivalent et dont l’enquête ethnographique et les entretiens sont notam-ment très réussis. On peut regretter, cependant, que cette enquête ne concerne que desformations parisiennes, limitant ainsi la portée des constats avancés. Par exemple, commel’auteur le remarque dans une note de bas de page (note 11, p. 95), le rôle du CNSM(Conservatoire national supérieur de musique) de Paris, dont il montre toute l’importancedans le cas des phalanges parisiennes, est beaucoup moins structurant pour les formationsde province. On peut enfin s’interroger sur la pertinence des données statistiques quel’auteur utilise pour étayer certains de ses constats. Certes, ces données font encoreaujourd’hui cruellement défaut à la connaissance du monde des musiciens professionnelsfrançais, mais peut-on sans difficulté, comme le fait B. Lehmann, se fonder sur la popula-tion d’une institution d’enseignement (en l’occurrence, le CNSM de Paris) pour esquisserune sociographie du personnel des orchestres ? De même, peut-on proposer une analysequantitative de la population des orchestres, même uniquement parisiens, en se fondant surl’analyse des seuls effectifs de l’orchestre de l’Opéra de Paris qui, compte tenu de samission (orchestre de fosse) et de son niveau de recrutement, est en général considérécomme profondément singulier dans le monde des orchestres français ? Son exemplaritéaurait, à tout le moins, mérité d’être discutée et démontrée.

Pierre FrançoisCentre de sociologie des organisations (CSO–FNSP/CNRS),

19, rue Amélie, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (P. François).

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2003.10.019

Thierry WENDLING, Ethnologie des joueurs d’échecs, Puf, Paris, 2002, 256 p.

L’analyse de la pratique échiquéenne, d’un point de vue social, culturel et cognitif, est aucœur de l’ouvrage de Thierry Wendling. Joueur international, arbitre réputé, ancien mem-bre du Comité directeur de la Fédération française des échecs, l’auteur invite le lecteur àcomprendre comment les joueurs d’échecs construisent une culture ludique, tout en seprémunissant du « mythe » du jeu d’échecs comme exercice d’intelligence inaccessible aucommun des mortels. Ayant eu accès, grâce à sa pratique et à un travail d’investigation delongue haleine, aux discours et aux pratiques des joueurs, des arbitres et des dirigeantsfédéraux, l’auteur propose une lecture originale du monde des échecs. En ethnologue, ilanalyse avec finesse les interactions quotidiennes qui se tiennent autour de l’échiquier.L’étude présente une perspective originale sur le plan méthodologique : plaçant d’emblée« les grands maîtres » en marge de l’étude, il privilégie la compréhension de la pensée et descomportements de joueurs ordinaires. Renouvelant ainsi une vision quelque peu hiérarchi-que du monde des échecs, T. Wendling se fonde sur l’hypothèse selon laquelle leschampions sont construits par des croyances véhiculées lors des tournois et par le mimé-tisme des joueurs ordinaires. Fort d’une connaissance acquise de l’intérieur, il cherche à

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