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marges 06 marges 06 Art et ethnographie La revue du département Arts Plastiques de l’Université Paris 8 mai 2007, 5 Journée d’études « Art et ethnographie » Claire Fagnart Art et ethnographie / Maria Ivens Une histoire ordinaire des artistes / Jean-Claude Moineau L’artiste et ses modèles / Félix Tailliez Enregistrer, [montrer], raconter : récits d’expérience / Virginia Whiles Art et ethnographie Interventions artistiques Gabriela Gusmao Projet-témoignage Rua dos Inventos / Hélène Hourmat @ Rose des vents.com / Michaël Sellam Historique Journée d’études « Image de soi, image des autres. Europe de demain (art & philosophie) » François Soulages L’expérience de l’artérité de l’art comme expérience de l’altérité/ Julia Nyikos L’identité littéraire comme catalyseur de l’identité nationale et européenne / Marc Tamisier Le temps de l’Europe, l’art et la photographie Varia Yannick Bréhin Une lecture de «La Beauté réelle » d’Eddy Zemach

Marges 06 - Art Et Ethnographie

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revue d'art contemporain marges nº 6 octobre 2007

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Page 1: Marges 06 - Art Et Ethnographie

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MichaëlSellamHistorique

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FrançoisSoulagesL’expériencedel’artéritédel’artcommeexpériencedel’altérité/

JuliaNyikosL’identitélittérairecommecatalyseurdel’identiténationaleeteuropéenne/

MarcTamisierLetempsdel’Europe,l’artetlaphotographie

Varia

YannickBréhinUnelecturede«LaBeautéréelle»d’EddyZemach

Page 2: Marges 06 - Art Et Ethnographie

3 Éditorial

Journée d’études« Art & ethnographie »

8 Arts & ethnographieClaire Fagnart

17 Une histoire ordinaire des artistesMaria Ivens

28 L’artiste et ses « modèles »Jean-Claude Moineau

41 Enregistrer, [montrer],raconter : récits d’expérienceFélic Tailliez

50 Arts & ethnographieVirginia Whiles

Interventions artistiques

60 « Rua dos Inventos »Gabriela Gusmao

66 @Rose des vents. comHélène Hourmat

73 HistoriqueMichaël Sellam

Journée d’études « Images de soi, images des autres. Europede demain (art & philosophie) »

82 IntroductionFrançois Soulages

83 L’expérience de l’altérité de l’artou l’art comme expérience del’altéritéFrançois Soulages

90 L’identité littéraire comme catalyseurde l’identité nationale et européenneJulia Nyikos

98 Le temps de l’Europe,l’art et la photographieMarc Tamisier

Varia

112 Une lecture de La Beauté réelled’Eddy ZemachYannick Bréhin

121 Notes de lecture, comptes rendusd’exposition

135 Abstracts (français, anglais)

140 Qualité des auteurs

141 Générique

142 Recommandations aux auteurs

143 Bulletin d’abonnement

Sommaire

Page 3: Marges 06 - Art Et Ethnographie

Ce numéro rend compte d’une journée d’étude organisée à l’universitéParis 8 en octobre 2005, autour des relations entre art et ethnographie.Cette journée concluait une série de rencontres et d’échanges répartissur une semaine, où il s’agissait généralement de nourrir une réflexionsur la question de la « visibilité » des exclus dans l’art.Le point de départ de cette semaine avait été l’exposition de l’œuvrede l’artiste brésilienne Gabriela Gusmao, à l’université ; une expositionqui avait été relayée par une lecture au théâtre Gérard Philipe d’unesérie d’entretiens réalisés par l’artiste avec des habitants démunis deRio de Janeiro et, à la bibliothèque de l’université, par des rencontresavec des intervenants venus de disciplines différentes. En suivant despistes proposées par le travail de Gusmao, il ne s’agissait pas tantd’observer les pratiques artistiques en provenance d’autres milieuxculturels que de questionner la pratique de l’ethnographie à traversquelques expériences artistiques contemporaines « critiques ».Claire Fagnart part de la figure de l’artiste-ethnographe – empruntée àHal Foster – pour s’interroger à la fois sur la crise de l’anthropologie etle succès simultané de ses problématiques dans le champ de l’artcontemporain. Cela étant, ainsi qu’elle le constate, la question de l’ar-tiste-ethnographe réactive parfois des conceptions assez tradition-nelles de la figure de l’artiste, en tant qu’intermédiaire, non entre ledivin et l’homme, mais entre le « réel » et les publics de l’art.

Éditorial

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Le texte de Julia Nyikos s’intéresse lui aux problèmes rencontrés par laHongrie pour dépasser son isolement culturel ; un isolement en partiedû à la complexité de sa langue.Enfin, le troisième texte, de Marc Tamisier, reprend certaines des thé-matiques abordées par François Soulages, en les confrontant – sousl’angle de l’art et de la photographie – à la question de l’altérité euro-péenne.La dernière partie de ce numéro est consacrée – comme précédemment– à des comptes rendus d’ouvrages et d’expositions récents. Une foisn’est pas coutume, l’un des comptes rendus, dû à Yannick Bréhin,prend la forme d’un article plus développé, afin de saluer l’importancede la traduction récente du Real Beauty d’Eddy Zemach.Les autres comptes rendus traitent du Fréquenter les incorporels d’An-ne Cauquelin, de Qu’est-ce qu’une image ? de Jacques Morizot, deQu’est-ce que la fiction ? de Lorenzo Menoud, du dernier numéro de larevue Mélusine, consacré aux « métamorphoses », des expositions« Gary Hill » et « La Force de l’art ».

Jérôme Glicenstein, mai 2007

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Savoir où se situe l’artiste au sein de la société n’est de fait jamaissimple, comme nous le rappelle Maria Ivens : la transformation du rôlede l’artiste depuis deux siècles témoigne ainsi de la permanence deconceptions anciennes voyant dans l’artiste un personnage privilégiéhors du monde.Jean-Claude Moineau considère pour sa part que si l’artiste n’a certespas un rôle particulier à jouer dans notre époque – pas plus aujour-d’hui qu’autrefois – il n’en demeure pas moins qu’il peut user de saposition sociale pour « porter » la parole de l’autre, des autres.C’est ce genre d’idée que met en pratique Félix Tailliez au cours de sesexpériences de photographe « de terrain » ; par ses rencontres et dis-cussions où la photographie n’est jamais un simple objet « pris » à l’in-terlocuteur quel qu’il soit, mais plutôt le support d’une rencontre où ledialogue ne peut être réductible à la production d’un simple objetd’art.Le texte de Virginia Whiles est sans doute celui qui prend le plus dedistance avec son sujet, l’auteure revenant sur un séminaire qu’elle amené pendant plusieurs années sur la question des relations entre artet ethnographie, en France et en Angleterre, auprès d’étudiants d’ori-gines très diverses.La journée d’études ayant été accompagnée (voire précédée) d’exposi-tions, il nous a paru essentiel de donner la parole à des artistes ayanttravaillé sur ces problématiques. Les textes de Gabriela Gusmao etHélène Hourmat sont ainsi illustrés de certaines des productions plas-tiques ayant été « récoltées » ou « produites » au cours de leursenquêtes. Nous leur avons joint un travail de Michaël Sellam réaliséspécialement pour ce numéro et où l’artiste pratique lui aussi, à samanière, un travail auquel l’ethnographie n’est pas complètementétrangère.Une deuxième partie de ce numéro rend compte d’une rencontre entreétudiants et universitaires européens ayant eu lieu à Athènes en 2005.Nous en publions trois textes. Le premier, de François Soulages, estune méditation à partir de Lévinas, sur la question de l’art, de l’Europeet de la relation à l’autre.

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journéed’études

Art&ethnographie

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Crise de l’anthropologie

Approche thématiqueMarc Augé définit ainsi l’anthropologie : « La recherche anthropolo-gique traite au présent de la question de l’autre. La question del’autre n’est pas un thème qu’elle rencontre à l’occasion. Il est sonunique objet intellectuel4. ». L’altérité constitue donc un objet com-mun à l’anthropologie et à l’art ethnographique5. L’anthropologiene cherche pas tant à représenter l’autre comme individu qu’en tantqu’il s’inscrit lui-même dans une culture. À partir des années 1960,l’art a commencé à avoir la culture comme objet – l’artiste peut pro-poser une lecture de l’espace social (Joseph Beuys), de l’espace dumusée, des discours institutionnels (Hans Haacke, Shapolsky et al.Manhattan Real Estate Holdings, a Real-Time Social System as ofMay 1, 1971, 1971 : dénonciation des magnats de l’immobilier, N.-Y.,1969-1973) – et parallèlement les artistes se sont interrogés sur lamanière dont leur culture pouvait déterminer leur rapport auxautres.C’est la colonisation qui a engagé la question de l’autre. L’autre estalors perçu comme exotique, c’est-à-dire comme appartenant à unautre temps – selon une conception téléologique primitive de l’an-thropologie6 – et/ou à d’autres lieux (Afrique, Océanie). Il est doncradicalement différent. Cette différence est mise en tension avecl’hypothèse d’une commune humanité : celle d’un seul mode defonctionnement de l’esprit humain, l’anthropologie traditionnellesituant alors l’autre exotique à un moment différent de son histoire,selon le modèle historiciste qui prévaut au 19e siècle. Il faut oppo-ser à cette anthropologie traditionnelle, l’anthropologie culturelleaméricaine actuelle qui est relativiste. C’est celle des Cultural Stu-dies. Elle postule que toute culture est un tout organique, un systè-me cohérent irréductible. Selon ce modèle relativiste, développépar Boas et Sahlins, « l’autre » est intégralement expliqué par saculture (outils + formes esthétiques + structure sociale + classifica-tions de la pensée…). Son fonctionnement de l’esprit (de la pensée)est par conséquent radicalement spécifique. L’anthropologie netente plus alors d’énoncer un modèle d’humanité commune7.La décolonisation et le développement des moyens de transport etde communication a engagé un bouleversement de l’altérité elle-même. Nos rapports à l’espace et à la culture s’en sont trouvésabsolument modifiés de sorte que « la mort de l’exotisme est lacaractéristique essentielle de notre actualité8 ». L’anthropologie estdevenue non exotique. De l’étude des peuples lointains, elle est pas-sée à l’étude de milieux lointains, comme par exemple la paysannerie.

une conception généralede l’homme, en relationavec sa culture. Lesfrontières entre ces troischamps d’étude sontdonc aisées à traverser(un même individu peutêtre tour à tourethnographe, ethnologueet anthropologue).L’expression « artethnographique » s’applique à des pratiques artistiques de typedocumentaire plutôt qu’àdes pratiques artistiquesde type expressif.

3 La question de la méthode concerne les modalités de déroulement des enquêtes de terrain –observation ouparticipation – et, à la suite de l’enquête, la constitution d’un texte à visée scientifiquerendant compte des données collectées lors de l’enquête ou l’écriture d’un texte« subjectif ».

4 Marc Augé, Non-lieux.Introduction à uneanthropologie de la surmodernité, Paris,Seuil, 1992, p. 28.

5 Et l’on pourrait affirmerque cette question estégalement celle de laphilosophie. Mais, alorsque l’anthropologieaborde cette question enrelation avec le contexteculturel, ce n’est pas le cas de la philosophie.(Cf. Marie Gaille-Nikodimov, « Commentréduire l’altérité ?L’anthropologie et laphilosophie face à l’idéede contexte culturel »,dans Critique n° 680-681,« Frontières

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Dans son article « L’artiste comme ethnographe1 », Hal Foster abor-de la question des relations entre art et ethnographie2. L’auteurs’interroge sur les limites et la validité de ces échanges. Il poseaussi la question de la portée critique de cet « art ethnographique »qu’il considère comme un paradigme de l’art « de gauche ».En guise d’introduction à cette journée d’études, j’essayerai de pré-ciser les facteurs qui ont favorisé le développement des liens entreart et ethnographie. Parallèlement, j’évoquerai les interrogationsde Hal Foster quant au potentiel critique de ces formes d’art. Enfin,pour terminer, je reposerai à ma manière la question de l’auteur.Les liens entre l’art et l’ethnographie se sont plus particulièrementtissés à partir et autour d’une crise conjointe de l’anthropologie etde l’art. Nous examinerons pour commencer en quoi la crise de l’an-thropologie a joué un rôle dans le développement de l’« art ethno-graphique ». Nous aborderons cette question à partir de deuxentrées, l’une thématique, l’autre méthodologique3. Nous verronsensuite en quoi la crise de l’art a pu favoriser le développementd’un « art ethnographique ».

1 Hal Foster, « L’artistecomme ethnographe oula “fin de l’histoire”signifie-t-elle le retour del’anthropologie ? », dans Face à l’histoire,Paris, Centre GeorgesPompidou, 1996,p. 498-505.

2 De l’ethnographie à l’ethnologie puis à l’anthropologie, il semble y avoir uneintensification ducaractère théorique de la recherche.L’ethnographe constitue,à partir d’enquêtes de terrain, un fonddocumentaire ;l’ethnologue analyse etinterprète ces documents,l’anthropologue théorise

Art et ethnographie

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concourent au resserrement des liens entre art et ethnographie.Au lieu de considérer l’ethnologie à partir de son objet12, nous pour-rions avancer l’idée qu’elle se conçoit à partir de sa méthode13. L’en-quête de terrain, source principale de sa légitimité, en définirait laspécificité14. Plutôt que chercher à « comprendre » l’autre dans lecadre de sa culture, il s’agit de réfléchir aux caractéristiques deséchanges qu’il noue ; plutôt que de poser la question de l’autre, ils’agit de poser la question de ses relations. Mais alors l’ethnologueest immédiatement renvoyé à ses relations avec son interlocuteuret, ce faisant, renvoyé aux modalités concrètes d’enquête. Ici, l’eth-nologie est définie comme étude empirique, de terrain, sans préjugés.Comme nous l’avons dit plus haut, traditionnellement la disciplines’est développée à partir de séjours d’Occidentaux dans diverscadres exotiques sans que l’avis des personnes accueillantes nesoit sollicité. Mais la conscience de la complexité des relations entreles enquêteurs et leurs interlocuteurs s’est affinée avec le temps.D’abord toute d’extériorité et d’observation, elle a pu se faire négo-ciation, dialogue, participation, etc. Conjointement s’est dévelop-pée la conscience que l’anthropologue ne pouvait prétendre à accé-der à la vérité du sujet parlant, ou encore ne pouvait prétendre lecomprendre de l’intérieur. C’est à partir des années 1970 que s’estréalisé cet examen autocritique de l’anthropologie.Parallèlement, une réflexion sur la restitution écrite des donnéescollectées pendant l’enquête s’est développée. Cette réflexion aparticulièrement développé deux groupes de questions. Les unesconcernent le dilemne description/interprétation : le discours struc-turaliste qui traite la culture comme un texte pouvant être lu, analy-sé, interprété, déchiffré. Les autres questions concernent la mani-festation, dans le récit anthropologique, des subjectivités à l’œuvrependant l’enquête : le discours poststructuraliste qui cherche àengager un dialogue avec l’autre.

La question des subjectivitésJusque dans les années 1980, les textes d’anthropologie s’inscri-vaient dans le registre stylistique du « réalisme positiviste » issu du19e siècle15. Le « je » et le « tu » étaient bannis en tant que traces sub-jectives de l’intervention de l’anthropologue alors même que l’en-quête était fondée sur une relation personnelle entre le « scienti-fique » et « l’interlocuteur ». L’anthropologie américaine a remis enquestion ces conventions narratives, engageant une rupture avec les« conventions d’un réalisme sans point de vue16 ». Il est alors appa-ru comme une évidence que le texte était dépendant du type de rela-tion que l’enquêteur noue avec ses interlocuteurs, de la personnalité

s’accompagnerd’un phénomènede déculturation oud’acculturation qui nousconcerne directementet qui constitue unnouvel objet – largementplus complexe – del’anthropologie.

10 Hal Foster meten garde contre cetteidéalisation/mythification(excès d’identification)qui enferme l’autre« dans une hiérarchie dedouleur qui implique queles victimes ne puissentmal agir » (ibid., p. 505).

11 Certains théoricienscomme Clifford ouLe Caisne ont récemmentproposé une descriptionprécise des modalités dedéroulementdes enquêtesethnographiques.

12 C’est la démarchede Marc Augé à proposde l’anthropologie.

13 Les principalesméthodes del’ethnologie sont l’usagede la photographie,le recueil de rites,la description des lieux,les entretiens avecles observateurs tandisque les méthodespropres à la sociologiesont les questionnaireset les statistiques. Il estévidemment tentant,après Durkheim ouBourdieu, de s’opposerà ces divisionsdisciplinaires qui tendentà figer les pratiques alorsqu’elles se trouventau service d’un mêmetype d’interrogations.

14 Pour cette partie, nous nous référons

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Aujourd’hui, l’ethnologie ne se consacre plus à l’étude exclusive depetits groupes « ethniques » plus ou moins menacés de disparition.On enquête dans les prisons, les hôpitaux, les écoles, chez les SDF,les malades atteints du SIDA… L’autre aujourd’hui c’est le prolétai-re, c’est l’immigré. L’altérité sociale et culturelle est devenue inter-ne et non plus externe. Les grandes villes, espaces de mondialisa-tion, sont devenues des lieux de rencontre de cultures. En ce sens,la fin de l’exotisme ouvre sur un champ d’exploration complexe quiest celui des identités plurielles et du pluralisme culturel9. Les fron-tières se sont déplacées : de territoriales, elles sont devenues éco-nomiques. Elles séparent ceux qui sont dans le système et ceux quisont en-dehors, à l’intérieur d’un même espace géographique.Quand nous parlons d’art ethnographique, c’est bien de cet autre-làqu’il s’agit. Si cette nouvelle altérité peut, plus que l’autre exotique,faire l’objet d’une thématique artistique, cela peut sans doute s’ex-pliquer par le fait très pragmatique qu’elle ne nécessite pas que l’ar-tiste bénéficie d’un soutien financier pour pouvoir s’en approcher.D’autre part, on peut noter, à la suite de Hal Foster, que l’oppres-sion raciale ou néo-colonialiste se superpose à l’oppression capita-liste de classe telle qu’on la désignait au début du 20e siècle et,qu’en ce sens, le paradigme de « l’artiste comme ethnographe » n’apas vraiment valeur de nouveauté. L’autre culturel d’aujourd’huin’est pas différent de l’autre social d’hier ; l’artiste comme ethno-graphe reprend à son compte la volonté critique qu’eut avant luil’artiste producteur du constructivisme russe par exemple. Mais« l’artiste comme producteur » s’inscrivait dans une perspectiveutopique selon laquelle l’art aurait le pouvoir de changer la réalité.« L’artiste comme ethnographe » s’inscrit dans une perspective nonutopique, réflexive et non transitive selon laquelle il n’y a pas delien direct entre art (esthétique) et réalisation politique. L’art eth-nographique ne prétend pas à une transformation du monde. L’ar-tiste est une courroie de transmission entre des milieux, des cul-tures différentes. Hal Foster se demande aussi s’il y a, dans cettethématique, idéalisation ou mythification de l’autre comme un« être authentique10 ». Malgré toutes ces remarques, nous retien-drons la dénomination « d’art ethnographique » pour désigner unart à visée documentaire et réflexive, consacré à l’autre considérédans le cadre de sa culture, sans ambition utopique.

Approche méthodologiqueÀ côté de ce glissement thématique du lointain au proche, un exa-men de la science anthropologique récente laisse apparaître demultiples remises en question méthodologiques qui, elles aussi,

de l’anthropologie »,janvier-février 2004).

6 Cette conceptiontéléologique del’anthropologie, quirepose sur une croyancedans le progrès, fut au19e siècle celle de Comte,Tylor ou Frazer.

7 Au culturalismeaméricain, on peutaujourd’hui opposerle cognitivisme quicherche à décrire ce quepensent les individus,plutôt que leursmanières d’agir.Le cognitivisme est doncune anthropologiede la pensée plutôt quedes comportements. Il ala prétention d’élaborerun modèle théoriqueuniversel dufonctionnement de lapensée humaine. Il s’agiten ce sens d’uneapproche qui favorise unmodèle universaliste etrejoint pour cette raisonl’anthropologietraditionnelledu 19e siècle.

8 Marc Augé, Le Sens desautres, Paris, Fayard,1994, p. 10.

9 On constate que cettesituation, qui devraitthéoriquement pouvoirfavoriser unenrichissement desidentités et des cultureset un partage desterritoires, induit, dansde nombreux cas,ghettoïsation, déficitsymbolique, effacementdes cultures,raidissement des identités. Comme sil’autre, plus proche, était beaucoup plus inquiétant.La mondialisation peut

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empruntée à l’anthropologie. Prenant pour exemple le « ProjetUnité » (1993, réhabilitation de logements sociaux de Le Corbusier),où la population, largement immigrée, était invitée à s’auto-repré-senter – les documents proposés (cassettes audio, photos de famil-le) furent considérés et exposés comme des documents anthropolo-giques – Hal Foster note que, outre leur condescendance sociale, lesartistes ne s’interrogèrent pas sur leur « autorité ethnographique21 »ni sur cet emprunt direct à l’anthropologie dialogique.

Le dilemme description/interprétationWittgenstein, dans le Rameau d’or de Frazer, semble être le premierà avoir fait une critique de l’anthropologie explicative, linéaire,rationaliste et herméneutique. Sa critique porte sur l’anthropologieen tant que science explicative dont le modèle est l’herméneutiquetextuelle. Il recommande alors de se limiter à une approche exclusi-vement descriptive.Bourdieu22 et Bloch23 se sont interrogés sur « les modèles à traverslesquels nous pensons la pensée des autres, selon une démarcheréflexive qui s’interroge sur ses propres catégories de pensée avantde prétendre décrire celle des autres, faute de laquelle on risquetoujours de projeter les premières sur les secondes24 ». Ils ont doncmis l’accent sur le fait que nous percevons la vie des autres « à tra-vers nos propres catégories de jugement25 ».Clifford et Marcus ont élaboré une critique de la prétention scienti-fique à l’objectivité de l’orientation culturaliste (relativiste) de Boas etSahlins. Dans le livre cité plus haut, ces auteurs mettent en évidenceque l’anthropologie relativiste omet le caractère perspectiviste de sesanalyses. En voulant expliquer l’autre par sa culture exclusivement,les anthropologues culturalistes tendent à oublier qu’ils font usagedans leurs explications de leurs propres catégories de pensées, deleur propre culture, et ce faisant produisent une interprétation et nonune explication. Pour ces auteurs, le culturalisme correspond à uneherméneutique. Mais plutôt que de se limiter à une approche des-criptive, Clifford et Marcus recommandent que l’anthropologie – ycompris culturaliste – renonce à toute prétention à l’objectivité. Pources auteurs, « il n’y a que des points de vue et des interprétations ensorte que l’anthropologie doit renoncer à sa prétention scientifiquepour devenir une forme d’écriture poétique et littéraire26 ». À noterque pour Hal Foster, cette figure de l’anthropologue devenu interprè-te artistique du texte culturel est un malentendu.Cette conscience toute nietzschéenne du « perspectivisme » del’anthropologie a donc conduit à deux réponses antagonistes : l’uneexclusivement descriptive, l’autre radicalement interprétative. Il

21 Hal Foster, « L’artistecomme ethnographe… »,art. cit., p. 503.

22 Pierre Bourdieu, Lesens pratique, Paris,Minuit, 1980.

23 Maurice Bloch, HowWe Think They Think :AnthropologicalApproaches to Cognition,Memory and Literacy,Oxford/Boulder,Westview Press, 1998.Ce livre est une réponseà Lucien. Lévy-Bruhl,How Natives Think :traduction anglaise deBunzel du livre de Lévy-Bruhl, Les Fonctionsmentales dans lessociétés inférieures,Paris, Alcan, 1910 et àMarshall Sahlins, How“Natives” Think : AboutCaptain Cook forExample,Chicago/Londres, TheUniversity of ChicagoPress, 1995.

24 Frédéric Keck, « UneEthnographie de l’espritest-elle possible », dansCritique n°680-681, art.cit., p. 95-96.

25 Marie Gaille-Nikodimov, art. cit.,p. 125.

26 Frédéric Keck, art. cit.,p. 96.

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des uns et des autres, que l’enquête était avant tout une expériencede communication et que la transposition écrite d’une expérience deterrain ne pouvait pas être objective17. Dès lors, « un programme s’estimposé: repartir du sujet18 ». Parallèlement, une critique du « mono-logisme » a été faite et un « dialogisme » a été autorisé, selon lequell’anthropologue assume – et donc rend présent dans son texte – ledialogue qu’il a noué avec ses interlocuteurs. Cette conscience nou-velle du caractère intersubjectif du travail ethnographique a pousséles anthropologues à rompre avec l’écriture universitaire. On peutpenser ici au Marc Augé de Un Ethnologue dans le métro19 ou àMichael Taussig20. Cette tendance à la subjectivation de l’écrit eth-nologique conduit à rendre perméables, de façon discutable, lesfrontières entre écriture scientifique et artistique.D’autre part, le dialogisme – correspondant à une reconnaissancede l’apport de l’interlocuteur à l’enquête – se retrouve en destermes assez proches dans la culture artistique de la participation.Il s’agit alors pour l’artiste d’affirmer la position de sujet des indivi-dus qu’il représente afin d’éviter à tout prix que l’œuvre ne les réi-fie. « L’artiste comme ethnographe » cherche à faire participerl’autre pour éviter sa réification et pour que son travail gagne enefficacité politique. Dans les séries de portraits réalisés avec desexclus, des lycéens de La Seine Saint-Denis ou encore des Compa-gnons d’Emmaüs, Marc Pataut cherche à rompre avec l’extérioritédu photographe au profit d’une quête d’empathie. Il élabore desprocédures spécifiques permettant à ses modèles de se faire sujets,c’est-à-dire partenaires actifs du processus photographique. Onpeut aussi évoquer Sylvie Blocher qui dans Are You a Masterpiece ?cherche à établir un dialogue avec ses modèles ; Gillian Wearing quidans Signs That Say What You Want Them to Say and not SignsThat Say What Someone Else Wants You to Say (1992-93) tend à despassants anonymes papiers et marqueurs, les enjoignant de noterleurs sentiments ou opinions du moment. Enfin, je voudrais évo-quer les photographies qu’Olivier Pasquier a réalisées dans un lieud’accueil de SDF dit « la Moquette ». Il y a eu ici un travail de reva-lorisation de ces gens par l’image et par le texte (réalisé en atelierd’écriture et répondant à la question « qui êtes-vous ? »). Le travailn’a pas tant consisté à rendre visible le réel mais à fabulerensemble : jouer à sortir de l’impasse laisse entrevoir qu’il est pos-sible de s’en sortir. Dans tous ces cas, le chemin vers l’autre consis-te à lui donner une place active.On peut se demander quelle conscience ont les artistes de ce modè-le anthropologique tant sur le plan thématique que méthodologique.Hal Foster s’interroge vivement sur la méthode « dialogique »

à Jean-Paul Colleyn,« L’ethnographie, essaisd’écriture », dansCritique n° 680-681, op. cit., p. 139-149.

15 Jean-Paul Colleyn,ibid., p. 142.

16 À ce sujet, voir le trèsriche – et très discutable– ouvrage de JamesClifford et GeorgeMarkus qui rend compted’un séminaire ayant eulieu en avril 1984 à SantaFe (School of AmericanResearch) sur la questionde la production del’écrit ethnographique :James Clifford et GeorgeMarcus, Writing Culture,the Poetics and Politicsof Ethnography,Berkeley, University ofCalifornia Press, 1986.

18 Jean-Paul Colleyn, art.cit., p. 142.

19 Marc Augé, UnEthnologue dans lemétro, Paris, HachetteLittératures, 1986.

20 Michael Taussig, TheMagic of the State, NewYork, Routledge, 1997.

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forces divines et les spectateurs. La figure de l’artiste comme pas-seur, rejaillie au 20e siècle, le met dans une multiplicité de situationde médiation. Deux exemples parmi plusieurs : avec le Land art, ilest médiateur entre la nature et le spectateur ; avec l’art informel, ilest un médiateur entre la matière elle-même, sa force expressive etle spectateur. Cette position de l’artiste comme médiateur (inter-médiaire, médium) peut directement être rapportée à l’affaiblisse-ment du sujet philosophique propre à notre société surmoderne.L’artiste comme ethnographe se positionne lui aussi comme média-teur, intermédiaire entre « l’autre » et les spectateurs. C’est en cesens que la crise de l’art – qui est plutôt redéfinition de l’art et dutravail artistique dans la société technologique – pousse au déve-loppement de cette figure de l’artiste comme ethnographe. Il seretrouve alors muni des instruments technologiques d’enquête(enregistreurs de son et/ou d’images) comme un médiateur (unintermédiaire, un médium) donnant une visibilité à des individusgénéralement condamnés à l’invisibilité (les insoumis, les rejetésdu système, les exclus, etc.). Comme le dit André Rouillé à plusieursreprises dans son livre sur la photographie, il s’agit de rendre le réelvisible et non de le représenter, de donner une visibilité au réel enévitant qu’il ne se détruise en se montrant. Là encore, l’instaura-tion, au cœur du processus photographique, du dialogue entre lephotographiant et le photographié, permet d’éviter que l’image nesoit un « objet inerte à contempler28 ». Réalisée par ceux qu’ellemontre, elle peut ainsi éviter l’esthétisation, la marchandisation, latransformation de leur marginalité en objet d’art.

À propos du pouvoir en guise de conclusionJe reviendrai pour conclure sur la question du pouvoir de l’artistecomme de l’anthropologue. Nous avons vu plus haut que Clifford etMarcus pensent l’ethnographie comme une activité d’interpréta-tion. C’est à Geertz29 que l’on doit l’idée que l’anthropologie n’estpas seulement interprétation d’une culture mais aussi interpréta-tion d’une interprétation : celle que proposent les interlocuteurs(indigènes) dans l’enquête elle-même. Dilley30 souligne quant à luile fait que l’interprétation doit tenir compte des enjeux de pouvoirmis en œuvre par la situation d’enquête. Ce dernier souligne quel’anthropologue qui s’affirme comme « interprète des cultures »s’appuie sur et perpétue une situation d’inégalité : il omet que latextualisation de la réalité – le récit qui met en lumière les élémentsculturels « qui motivent et rendent compte des actes observés31 » –n’est pas l’apanage de l’anthropologue. L’interlocuteur participeaussi à cette textualisation. Reconnaître cette dette implique que le

28 André Rouillé, LaPhotographie, Paris,Folio essais n°450,Gallimard, 2005, p. 541.

29 Clifford Geertz, TheInterpretation ofCultures, New-York,Basic Books, 1973.

30 Roy Dilley, TheProblem of Context,Oxford/New York,Berghahn Books, 1999.

31 Marie Gaille-Nikodimov, art. cit.,p. 119.

27 Hal Foster, art. cit.,p.501.

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semble ne pas y avoir de position intermédiaire, à moins que l’an-thropologue ne soit confronté à un monde qui lui est familier et qu’ilpeut comprendre. En effet, si le monde auquel il est confronté lui estétranger, il ne peut que l’observer comme on observe un jeu donton ne connaît pas les règles, ou alors l’interpréter. Et l’interpréta-tion est une fiction dans la mesure où elle est une représentationque se fait l’anthropologue de la culture de l’autre.On entend bien ici que cette autocritique de l’anthropologie – etparticulièrement la réponse interprétative – a ouvert des brèches,des passages entre l’art et l’ethnographie, a permis des recouvre-ments de pratiques, autorisant l’anthropologue à se faire « artiste »ou poète et du même coup favorisant l’appropriation de la pratiqueethnographique par les artistes. Là encore, Hal Foster s’interrogesur la validité du travail d’artistes qui se prennent pour des ethno-logues, aspirant à « une vie d’enquêteur de terrain », s’inspirantsouvent indirectement « des principes fondamentaux de la traditionde l’observateur participant27 ». Se pose aussi la question d’un mal-entendu plutôt que d’un échange entre art et anthropologie. Lesméthodes de l’anthropologie sont-elles vraiment exportable dans lechamp de l’art ?

Crise de l’art

Si l’on peut envisager le développement de liens entre l’art et l’an-thropologie à partir d’une crise de l’anthropologie, on peut aussiappréhender la question à partir d’une crise de l’art. Dans cecontexte, je voudrais évoquer le fait que le resserrement des liensentre art et ethnographie peut aussi être perçu comme la confirma-tion supplémentaire de l’émergence d’une nouvelle figure de l’ar-tiste, dans le contexte « postmoderne » (ou « surmoderne ») de ladéconstruction du sujet.Nous savons qu’à l’art traditionnel comme production intentionnel-le d’un objet fini de contemplation et d’interprétation correspon-dent deux figures principales de l’artiste : la première est celle de laconception classique de l’art, selon laquelle l’artiste parvient àexprimer une vérité partagée de tous, il est un découvreur d’unevérité préexistante ; la seconde fait de l’artiste l’inventeur d’unmonde. Dans les deux cas, l’artiste est un sujet fort, un auteur.La figure de l’artiste qui se développe avec notre société actuelleest plutôt celle d’un intermédiaire. On retrouve ici une figure déjàprésente au Moyen-Âge ou dans les sociétés théocratiques quin’ont pas développé de philosophie du sujet. Dans les sociétésthéocratiques, l’artiste est généralement un médiateur entre les

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concez. classica:artista scopre verità preesistenteartista inventa un mondoconcez. odierna: artista è intermediario
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Hal Foster1, dans son article, « L’Artiste comme ethnographe », quidonne le titre à cette journée d’études, distingue deux axes d’in-vestigation, menant d’une part à un travail horizontal, dans un mou-vement synchronique qui s’accorde à l’orientation ethnographiqueen art, construisant la réflexion autour de la notion d’altérité. Etmenant, d’autre part, à un travail vertical, dans une confrontationdiachronique, mettant l’accent sur les formes historiques.

Nous avons choisi de privilégier ce second axe et de mener uneréflexion sur la notion d’artiste et sur sa visibilité à trois momentshistoriques. Ce sera une approche rapide, se voulant provocatrice,car elle interpelle les discours qui dominent les représentations del’artiste. À la fin de notre parcours, l’axe horizontal, plutôt spatial,s’entrecroise avec l’axe vertical et temporel et nous interrogeons« l’espace d’apparence2 » des artistes, dans le présent.

1er moment : un espace public ouvert. Le beau est un jugement de sens commun.

Au 18e siècle, dans un espace public ouvert, la pensée critique et laréflexion sur la sensibilité accordent à tous les hommes la possibi-lité de s’enquérir des fondements de la réalité. Le monde commundépend du jugement de chacun, le commerce social n’exige pasl’identité de condition puisque l’égalité est fondée sur le savoirvivre entre les personnes qui se comportent comme de simples

1 Hal Foster, « L’Artistecomme ethnographe »ou la “fin de l’histoire”signifie-t-elle le retour àl’anthropologie ? » dansFace à l’histoire, 1933-1969, ParisFlammarion/CentreGeorges Pompidou,1966, p. 498-505.

2 Hannah Arendt, LaCondition de l’hommemoderne (1961), Paris,Calmann-Levy, coll.Agora Pocket, 1983.

Une histoire ordinairedes artistes

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statut d’auteur soit partagé par l’enquêteur et ses interlocuteursmême s’il s’agit d’un partage inégal dans la mesure où les interlo-cuteurs restent soumis au projet de l’anthropologue. Par ailleurs,les interprétations ne sont pas généralement destinées aux interlo-cuteurs mais aux collègues. L’échange herméneutique est doncinégal. « Enfin, le caractère impérialiste de l’interprétation anthro-pologique est d’autant plus affirmé lorsque l’anthropologue s’at-tache à l’étude d’un espace ou d’une question qui a déjà fait l’objetd’enquête avant la sienne32 ». Les interprétations sont alors enfer-mées dans des débats internes à l’anthropologie.Hal Foster reprend cette critique et l’applique à l’art ethnogra-phique. Il constate que, s’il arrive que les autorités sociales ou poli-tiques soient contestées dans l’art ethnographique, l’autorité del’artiste ne l’est jamais, même quand l’artiste développe une esthé-tique dialogique et participative.

Claire Fagnart

32 ibid.

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Arlette Farge rend compte, elle aussi, d’un espace public populaire,en confirmant l’existence d’une population parisienne avide d’évé-nements, manifestant la volonté d’avoir prise sur les affaires dutemps. Le Salon et les nouveaux lieux de sociabilité liés à l’art enseraient devenus une forme. La population « a des avis sur » lesévénements visibles, réels, quotidiens. Et ces « avis sur » les évé-nements importants, mais aussi sur le cours ordinaire des choses,deviennent un lieu commun de la pratique sociale10.Dès 1789, les débats dans la Commune des arts et autour du Salonde 1791, enfin ouvert à tous les artistes, légitiment une communau-té élargie d’artistes. Ceux-ci deviennent les protagonistes emblé-matiques du citoyen de l’époque révolutionnaire, par leur indépen-dance et leur revendication de la liberté du génie. Dans la Commu-ne des arts – l’assemblée de tous les artistes – l’artiste est reconnupar les autres artistes non par la valeur de son œuvre mais par laqualité de son engagement dans l’activité artistique11. On n’est pasartiste selon un jugement de valeur porté sur l’œuvre, mais selon lareconnaissance d’une condition commune. Le jugement de méritene valorise que certains candidats.L’homme ordinaire est reconnu capable de créer et de devenir artis-te sans détenir nécessairement un don. L’ensemble des artistesforme une communauté – un lieu commun12 – fondée sur une inten-tionnalité, celle de l’art, et sur une multiplicité à l’infini, qui n’estpas celle de la communauté des génies mais de tous ceux qui affir-ment leur identité dans la pratique de l’art. Le lieu commun dupeuple-artiste ne prend pas en compte les hiérarchies de valeurs,car c’est un espace ouvert, démesuré, lié aux pratiques démocra-tiques, c’est-à-dire, aux idées de liberté, d’égalité et de fraternité.Au 18e siècle, la notion de génie demeure polysémique13. SelonGeorges Dumezil, la notion archaïque de genius n’a été mise envaleur que par l’intervention des philosophes et des hellénisants14.Elle n’est pas encore univoque comme elle le deviendra avec lamodernité romantique. Ce terme hérite d’une double étymologielatine. L’ingenium, forme passive, est un terme courant qui signifie« le talent », quel que soit son degré d’aptitude : il s’agit d’une qua-lité universelle qui sommeille en tout homme. Le genius, formeactive, est le démon qui accompagne tous les hommes depuis leurnaissance : il représente la personnalité divinisée d’un homme, telqu’il est venu au monde. Et, selon Edgar Zilsel15, le génie antique nequalifie jamais une intelligence supérieure ou un talent inné, ilincarne la force vitale et l’âme humaine.Le genius déformé par l’ingenium sera incarné par l’artiste degénie qui n’est plus l’attribut de tous les hommes, mais devient

sans intérêt. Or, le plaisirdésintéressé, sans désirde possession, permetla réappropriationdu monde par toutle monde. Ainsi, le beaun’est plus le privilègede personne et peut êtreconnu de tous parce quec’est un jugement desens commun.

5 Abbé Jean-Baptiste DuBos, Réflexions critiquessur la poésie et lapeinture, Paris, 1719.

6La Font Saint-Yenne,Réflexions sur quelquescauses de l’état présentde la peinture enFrance…, La Haye, 1747.

7 Jürgen Habermas, op.cit.

8 Thomas E. Crow,Painters and Public Lifein the Eightienth Century,Yale University Press,1985, p. 4-22 (trad. Fr. A. Jacquesson, Paris,Macula, 2000).

9 En 1793, les collectionsroyales étantnationalisées, Le Louvredevient un musée public.Le palais devient unmusée pour le peuple,il devient le symbolede la chute de l’AncienRégime et de l’ouvertured’un nouvel ordre. Cettetransformation du palaisen espace publicaccessible à toutle monde est voulue entant que démonstrationd’une adhésion auprincipe de l’égalité.(dans Carol Duncan,Civilizing Rituals : InsidePublic Art Museums,London and New York,Routledge, 1995,p. 22-23).

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êtres humains3. Tous peuvent s’affirmer et s’imposer par la seuleautorité des arguments. Le beau est un jugement de sens commun.Le plaisir désintéressé qui le fonde permet la réappropriation dumonde par tout le monde4. En appelant au jugement de sens com-mun, l’œuvre d’art nécessite et sollicite l’instauration de la commu-nauté. Le discours sur l’art est ainsi indissociable de l’idée de socié-té. Par conséquent, l’œuvre tire son importance de ce que sa visibi-lité se réalise dans un espace commun public, plural, partagé.L’homme ordinaire apprécie et se prononce sur tous les genres demérites. Il accède au jugement esthétique et s’inscrit dans lesdébats artistiques qui se nourrissent des principes théoriques par-tagés par un large public. En ce sens, les valeurs esthétiques nesont plus justifiées par des normes pré-établies, le jugement nedépend d’aucune autorité.Déjà au début du 18e siècle, pour l’abbé Du Bos, l’art prend racinedans l’univers sensible. Du Bos met en place les termes d’une effi-cacité du sentiment en matière de critique artistique. Il prône uneesthétique des perceptions sensibles. Le sentiment est une émo-tion physique, une nouvelle sensualité, un « sixième sens » qui exis-te chez tous les individus. Les arrêts du public l’emportent sur ceuxdes « gens de métier » qui jugent d’après les règles et les formulesapprises. Dès lors, le véritable juge en matière d’art ne sera plus lecritique de métier, le connaisseur, mais le public5.L’Académie des Beaux-Arts se tourne vers le public, dans la pre-mière moitié du 18e siècle en ouvrant ses Salons qui se tiennentrégulièrement à partir de 1737. Dix ans plus tard, La Font de Saint-Yenne peut écrire « une peinture exposée est un livre qui voit le jourgrâce à l’impression, une pièce de théâtre jouée sur scène ; tout lemonde a le droit de porter un jugement sur elle6 ». Jürgen Habermasa décrit cet espace public – ouvert à une large couche de la popula-tion – où se manifeste la conviction (généralisée à l’époque) selonlaquelle tous sont admis à donner leur avis7.Thomas Crow8, dans son analyse du rapport des artistes au publicau 18e siècle, montre le mélange de classes et de types sociaux quis’impose dans l’audience du Salon, mélange d’hommes et defemmes de tous ordres et de toutes conditions. L’artiste ne peut àlui seul produire le sens qui est devenu une forme de vivreensemble. Le Salon est l’événement culminant dans Paris ; desvagues ininterrompues de spectateurs remplissent le Salon Carrédu Louvre. L’homme ordinaire se voit encouragé à découvrir auprèsdes œuvres d’art des plaisirs jusqu’alors réservés aux commandi-taires et à leurs intimes9. S’impose alors la conception du publiccomme entité qui possède la capacité ordinaire du jugement.

3 Jürgen Habermas,L’Espace public.Archéologiede la publicité commedimension constitutivede la société bourgeoise(1962), Paris, Payot, trad.fr. M. B. de Launay 1978 ;Maria Ivens,Le Peuple-artiste,cet être monstrueux.La communauté des pairs face à lacommunauté des génies,Paris, L’Harmattan, 2002(la plupart des réflexionsde ce premier momentsont développéesdans ce livre).

4 En 1790, Kant posel’égalité de tous devantle jugement du beau.Il applique le discours deRousseau à l’esthétiquequi devient unfondement du contratsocial. Selon Cassirer(dans Rousseau, Kant,Goethe, Paris, Belin,1991, p. 31-32),Rousseau joue un rôleessentiel dans laformation philosophiquede Kant depuis 1766. Illui a donné son langageet son style : « iI y eutune époque… où jeméprisais l’hommeordinaire (le peuple) Cepréjugé aveuglea disparu, j’ai appris àrespecter les hommes »(dans Fragmente,Hartenstein T. VIII,p. 624). Selon Kant,le discours esthétiqueest indissociable del’idée de société étantdonné que l’universalité,la sociabilité, fondentle jugement esthétique.Il ne s’agit pas d’unedescription empiriquemais de la possibilitémême du jugement degoût comme jouissance

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extériorisation d’une subjectivité originale22. Ces éléments se sontagglutinés, à partir du romantisme, dans une conception de l’acteartistique et d’une figure de l’artiste qui deviendront inhérentes àla représentation moderne de l’art. L’artiste qui exprime son origi-nalité et sa subjectivité s’avère être alors un génie.Cette valorisation de l’artiste comme génie dérive, selon RudolphWittkower, d’une transformation profonde de la mentalité du 18e

siècle. Elle est concomitante de la dévalorisation de la notion d’imi-tation qui passe, dans un premier temps, de l’imitation fidèle d’unréalisme naïf, à l’imitation éclectique, avec sélection rationnelle etintellectuelle des plus belles parties de la nature : la nature commeelle devrait être, la belle nature. Cette dernière met en valeur l’imi-tation des artistes anciens, lesquels avaient déjà choisis les plusparfaits modèles.En outre, selon Wittkower, cette conception permettra d’accéder,dans un second temps, à la notion de liberté créatrice. Grâce à sonimagination personnelle, l’artiste se dégagera des modèles. Il expri-me alors son originalité : ce qu’il produit n’est pas de l’imitation. Lasimple copie devient absurde. Par ses choix personnels, par l’asso-ciation d’éléments qui ne se trouvent pas tels quels dans la nature,ni chez les maîtres anciens, l’artiste atteint un style particulier23.« La beauté et l’imitation n’ont plus leur source directe dans la natu-re et dans les lois universelles qui gouvernent le sujet et l’objet,mais dans l’Idea, dans l’esprit humain qui, à l’image de Dieu,contient les formes de tout ce qui existe24 ».L’examen du concept d’Idea par Panofsky permet également decomprendre la singularité de l’artiste. L’Idea est l’ensemble desidées platoniciennes transformées jusqu’à devenir les pensées d’undieu personnel. L’artiste est rempli de figures qui lui viennent d’uneinspiration d’origine intérieure.En fait, l’individu artiste conçu comme pure singularité est situé endehors de tout cadre social, il crée uniquement par nécessité inté-rieure. L’œuvre est vouée à elle-même, elle est son propre genre,elle n’existe qu’en tant qu’elle s’autodétermine de manière radicaleet trouve son élément suffisant en elle-même, c’est-à-dire dans l’in-tériorité du créateur qui la fait venir à l’existence et lui donne sa loi.Dès lors, l’art devient autonome, il cesse d’être considéré en tantqu’élément d’une réalité plus large, les œuvres modernes perdentleur fonction sociale-utilitaire, ce qui impose que les œuvres d’artfonctionnent comme objets d’une contemplation purement esthé-tique. De plus, la muséification fige leur authenticité et préserve cesœuvres destinées à un usage essentiellement esthétique. Le muséemoderne est l’institution adaptée à cette conception de l’art et de

continuellement descontroverses.

20 Hannah Arendt, citéepar Maria Ivens, « Noussommes une infinité declasses… toutes utiles »,dans Les IrrAIductibles,n° 8, avril-mai 2005,p. 216.

21 Howard Becker,Les Mondes de l’art,Paris, Flammarion, 1988.

22 Nathalie Heinich etJean-Marie Schaeffer,Art, Création, Fiction,Nîmes, Jaqueline Chambon,2004, p. 71 - 104. Nous yavons pris beaucoupd’éléments pour ledéveloppement de laquestion de la singularitéet de l’originalité del’artiste ; toutparticulièrement dans letexte de Shaeffer intitulé« Originalité etexpression de soi.Éléments pour unegénéalogie de la figuremoderne de l’artiste ».

23 Rudolph Wittkower,« Imitation, Eclectism,and Genium », dansAspects of the XVIIIthCentury, Baltimore, JohnHopkins Press, 1965,p. 143-161.

24 Erwin Panofsky, Idea(1921), Paris, Gallimard,1989.

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une faculté rare et élitiste. C’est ainsi que, vers la fin du 18e siècle,la théorie romantique présentera l’artiste comme une créature à part,divinisée, à laquelle les lois communes ne sont plus applicables.La création de l’Institut en 1795, puis sa réforme en 1801, montrentla fermeture de l’espace social. Son projet pour les beaux-arts visela reconnaissance de seulement 25 membres, « l’élite des artistesreconnus pour être les plus distingués dans leurs domaines ». L’en-trée des autres artistes dans le Salon, depuis 1791 en principeouvert à tous, – à la communauté élargie d’artistes fondée d’uneinfinité de classes16 – est gérée maintenant avec parcimonie.À la fin du 19e siècle, la reconnaissance de l’artiste deviendra unproblème crucial quand disparaissent les systèmes institutionnels,à savoir les corporations et les académies, supplantés par celui dumarché de l’art et par le mythe sot17 de l’artiste solitaire. Les proposd’Edmond About l’attestent : « Nous n’avons pas trouvé, et ne trou-veront jamais, la limite qui sépare le peintre du vitrier, le statuairedu modeleur, le graveur du bousilleur aquafortiste18 ». Dans cesconditions, le conflit de légitimité se situera au cœur de la réalitéartistique19.À ce doute, cette incertitude sur qui est artiste, s’ajoute le rétrécis-sement de la sphère publique artistique qu’entraîne l’émergenced’un marché de l’art créant des intermédiaires – experts, critiques,marchands, conservateurs – entre les artistes et le public.En définitive, le marché privatisant le monde de l’art est un espacepropre qui n’est pas un lieu commun. Il isole l’artiste du public, leplace en dehors du monde commun et occulte la diversité de cemonde20. Le jugement artistique appartient désormais à un« monde de l’art21 », espace restreint qui est celui de la compétenceoù l’art n’est pas une affaire proposée au jugement de tout lemonde et où seuls certains sont autorisés à des initiatives.

2e moment : L’individu artiste. L’éminence d’une œuvre dépend de son originalité.

Le discours sur l’art qui se met alors en place sera fondé sur lanotion d’originalité, et la corrélation entre l’éminence d’une œuvreet son originalité se décline sous l’aspect de la singularité de celuiqui la crée, sur l’écart vis à vis de la tradition, et sur la nouveautéde cette création. Ceux-ci seront les critères de l’appartenance audomaine de l’art. L’œuvre peut s’incarner dans n’importe quelmatériau étant donné qu’elle accède au statut artistique non pas àtravers sa relation à une tradition – ou à l’obéissance à des règles– mais en tant que trace d’un processus créateur conçu comme

10 Arlette Farge,« Introduction », Dire maldire, l'opinion publiqueau XVIIIe siècle, Paris,Seuil, 1992, p. 16-19.

11 Henri Lapauze, Procèsverbaux de la CommuneGénérale des Arts, Paris,Bucloz, 1903, séance du20 juillet, p. 12-13.

12 Maria Ivens, op. cit.,IIe partie, p. 95-97.

13 Maria Ivens, op. cit., IIIe

partie, ch 1, p. 197 à 206.

14 Georges Dumezil, LaReligion romainearchaïque, Paris, Payot,1974.

15 Edgar Zilsel, Le Génie,histoire d’une notionde l’Antiquitéà la Renaissance, Paris,Minuit, 1993, p. 31-32.

16 A. Detournelle, « AuxArmes et aux arts ! »,Journal de la sociétérépublicaine des arts,Paris, 1794, p. 310.

17 Alin Avila, Les Artistesassociés, catalogued’exposition, 5 mai au30 juin 1982, Créteil,Maison des Arts AndréMalraux, 1982.

18 Edmond About, dansLe XIXe siècle. Journalrépublicain conservateur,Paris, le 20 décembre1880.

19 Dans la modernitéet dans l’époquecontemporaine selonles propos de l’INSEE(Données sociales, 1981,p. 196), la catégoriedes artistes sera toujoursparticulièrement difficileà définir et produit

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La théorie mimétique de l’œuvre d’art est remplacée par uneconception expressive, l’œuvre est une expression du moi : onattend dorénavant de l’art qu’il soit l’expression fidèle de la singula-rité de son créateur. La notion de création intuitive naît de l’opposi-tion entre la véritable œuvre d’art définie comme invention génialeet les productions qui relèvent du talent mécanique. Le métier peutêtre appris, la création intuitive provient d’un talent non acquis, elleest identifiée à l’intériorité subjective. Il y a identification de l’auto-expression de cette subjectivité à une création-révélation, divinisa-tion de la singularité objective. L’œuvre d’art est génèse, on ne lasaisit jamais simplement comme produit. Dans cette conception l’ar-tiste est créateur ex-nihilo. Il n’est pas le démiurge de la philosophieantique qui transforme les matériaux du monde car pour le créateurex-nihilo les matériaux ne sont que les signes transparents et arbi-traires de son intériorité. Il apparaît comme origine auto-fondatricede son art.Il est libéré des limites qui s’imposent à toute pratique liée à unetransmission des savoir-faire techniques, élaborés au fil des géné-rations. La notion d’expression manifeste ainsi l’opposition entrel’œuvre d’art authentique et la masse de produits qui en arborentle masque mais ne savent pas accéder à sa dignité parce qu’ils nesont pas originaux, ne procèdent pas du fond propre de l’auteur.Ces oppositions confirment la conception moderne de l’œuvre quiprovient de l’excellence artistique. La définition de l’art dépend dela valeur de l’œuvre. Elle exprime un critère d’excellence qui n’estpas une propriété commune permettant de hiérarchiser à l’inté-rieur d’une classe de choses, sans la délimiter pour autant29. Elleconduit à l’exclusion de certaines œuvres par des normes esthé-tiques imposées par la compétence des experts à un monde de l’artconçu comme un espace public rétréci.Le fait que quelqu’un peigne ou sculpte ne garantit pas que le résul-tat de son travail relève de la catégorie de l’art : de cette manière, ily a absence de pertinence de toute limitation extérieure, soit par lesmatériaux utilisés, soit par les cadres établis, soit par les attentes dupublic. Une subjectivité radicale légitime cette prétention, l’œuvreest libre de toute prédétermination, elle est au-dessus de la loi. Dansce régime de l’originalité, la grandeur d’une œuvre est toujours liéeà la subversion des cadres catégoriels et des conventions institués,qu’il s’agisse des frontières entre les genres, des frontières entre lesarts et même de la frontière entre art et non art. Cette conceptions’oppose à celle des hommes de l’art ordinaire (peintres, sculpteurs,photographes) qui acceptent d’accéder à leur art à travers desgestes redevables d’un métier et de la tradition. Ainsi, la question de

29 Roger Pouivet,« Définir l’art : unemission impossible ? »,dans Les Définitions del’art, Bruxelles, La Lettrevolée, 2004.

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l’artiste, conservant tout ce qui est singulier et irremplaçable. Selonle principe muséal tout ce qui est accepté institutionnellementcomme art est excellent et doit être conservé.On peut affirmer ainsi que cette originalité de l’œuvre d’art commeauto-expression de l’individu artiste vient de l’entrelacement de mul-tiples notions: l’originalité opposée à la copie, l’invention opposée àl’imitation, le génie comme émanation d’un don opposé au savoirappris, la fonction expressive de l’œuvre opposée à sa fonction mimé-tique25. L’originalité opposée à la copie est l’affirmation de la singula-rité individuelle, conçue comme manière non imitée et inimitable.Avec cette condamnation de la copie, les œuvres modernes ne fonc-tionnent plus que comme délectation esthétique. Dans l’invention, il ya incompatibilité entre le fait de travailler dans le cadre des règles dessavoir-faire institués et l’élaboration d’une œuvre d’art. Ainsi le lien dedépendance séculaire par rapport aux modèles antiques, ce lien quipassait par l’imitation stylistique, est coupé. La valorisation de l’ému-lation fondée sur la comparaison entre les œuvres cède le pas à lavalorisation de l’invention fondée sur la singularité subjective de l’ar-tiste: « La pratique du musée institutionnalise l’idée que les œuvresd’art sont avant tout des objets que l’on doit contempler un à un, dansun environnement d’apparence a-historique… la fonction première dumusée est de fournir aux œuvres d’art un espace neutre comme lieu,dans lequel on peut les contempler26 ». Dans les musées modernes,les œuvres sont exposées seules, ou par deux ou trois, sur un murvide. Elles concentrent le regard sur chacune27, ce qui contraste avecles expositions des 18e et 19e siècles dont les accrochages chargés surdes mêmes murs permettaient de les comparer. Le génie devient sin-gularité pure, l’œuvre d’art est incomparable.La conception de l’individu artiste tient également à la transformationprogressive de la notion de génie, selon laquelle certaines actionshumaines dépassent toute compréhension en termes d’application detalents acquis. L’inspiration de l’œuvre est conçue comme une puis-sance intérieure à l’âme de l’artiste. Néanmoins, cette valorisation dela figure de l’artiste par le romantisme, met en place certains récits quile décrivent comme le véhicule d’une inspiration qui lui vient d’un au-delà, en général d’un lieu transcendant. La genèse de l’œuvre d’artrelève alors d’un caractère cosmique, participe d’un ordre de la réali-té différent de celui des profanes. L’artiste occupe un point original dela création qui correspond au « lieu de la cosmogenèse ». Il rendvisible cet ordre supérieur, la réalité dernière. Rendre visible est le pro-pos de Klee, dans sa Théorie de l’art moderne28. La notion de génie vadéfinir le statut même de l’œuvre d’art. L’œuvre sera géniale ou nesera pas.

25 Jean-Marie Schaeffer,op. cit., p. 82.

26 Carol Duncan et AlanWallach, « Le Muséed’art moderne de NewYork : un rite ducapitalisme tardif », dansLes Musées, Histoireet Critique des arts 7-8,décembre 1978, p. 47.

27 Peu d’objets surun mur vide éviteune attention distraiteet permet une intensecontemplation.(Carol Duncan, op. cit.,p. 17-18).

28 Paul Klee, Théoriede l’art moderne (1924),trad. fr. P. H. Gonthier,Paris, Denoël, 1964.

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pourchasser les moindres écarts, donc à exclure. Dès lors quel’avant-garde n’est plus considérée comme créatrice, le passédevient un répertoire de formes disponibles qui peuvent êtreconjointes ou hybridées à volonté. Création et réhabilitation devien-nent interchangeables : collages, citation réinvestie ou détournée,jeu avec les références et les repères… Des tendances apparaissentqui renouent avec la figuration, avec des mélanges de signifiantsdes plus disparates (des graffitis aux matériaux ethnologiques),avec des rebus et des matériaux modestes, par métissage, sansretenue, des images de toute origine, recyclages… Des pratiques dela rupture avec la tradition à l’intérieur même de ce retour à la tra-dition. Enfin, émerge une combinatoire sans limite des pratiques etdes matériaux et du passage à l’action pour abolir le régime esthé-tique contemplatif.Ainsi des nouvelles tendances revendiquent le retour du réel. Onveut rendre visible mais ce visible n’est plus transcendant. C’est lebanal, l’ordinaire, le quotidien. « Un tableau n’est qu’un espacedans lequel une variété d’images, toutes sans originalité, se fondentet s’entrechoquent », pourra écrire alors Sherrie Levine, en 1982.Néanmoins, il s’agit moins de représenter le réel que de le problé-matiser et produire de nouvelles visibilités, notamment par l’appro-priation des apparences et la fabrication de simulacres. La photo-graphie passe du statut de document à celui de matériau artistiqueet se combine avec d’autres matériaux et d’autres techniques.De nouvelles orientations apparaissent à l’écart des hégémoniesdes grands récits sur l’art et sur l’artiste. Ce réel, ce visible se racon-te maintenant par des petits récits qui se croisent. Ainsi dans l’arttoutes sortes de supports, de techniques, de narrations se mélan-gent, construisant des surfaces hybrides et hétérogènes, et ellesnous renvoient à un monde morcelé, à une société fracturée où lesidéologies sont dévalorisées.À côté de la personnalité isolée, absolue et totalitaire de l’artiste dansla communauté des génies de l’histoire de l’art, dont l’œuvre estcaractérisée par son excellence, apparaît la figure d’un artiste ordi-naire, de l’artiste dans la communauté. Sous la forme de collectifsd’artistes, se manifestent dans l’espace urbain et à sa périphérie deslieux et des circuits de création, qui se lient à une population et à desproblèmes locaux. Ils proposent des nouvelles formes d’interventionet de définition des artistes, ce qui permet de sortir des habitudes etdes schémas dans lesquels l’art institué les avait enfermés. Ces col-lectifs – qui se développent massivement, depuis quarante ans, et sedémultiplient de nouveau depuis l’an 2000 – sont organisés pourbeaucoup d’entre eux sous la forme d’associations et procèdent

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la relation avec le public ne se pose pas. Le seul point de vue justifiéest celui de l’artiste, que le public se doit de suivre. L’exigence decommunication est présomptueuse et impertinente car seule impor-te la capacité de l’auto-expression de l’artiste.Ainsi, en vertu de sa souveraineté, tout artiste serait susceptibled’opérer une refondation absolument originale et singulière de l’artlui-même conçu comme une ontologie spécifique. L’œuvre est moti-vation purement interne qui renverse à chaque instant l’ensemble derègles et de frontières connues.Dans cette souveraineté absolue de l’acte créateur, la reconnaissan-ce pose problème. Une part décisive de la définition de l’artistereviendrait à une démarche d’auto-définition subjective. Cette auto-proclamation nous met en présence de critères qui ne permettentpas d’établir une définition élargie de l’artiste : l’auto-définition n’apas de dimension quantifiable puisqu’elle refuse tout terme de com-paraison.Néanmoins, l’artiste aurait besoin de la compétence d’intermé-diaires – critiques d’art, conservateurs de musée, marchands,experts divers – pour être défini socialement. Le travail de recon-naissance ne se fait pas sur une scène publique ouverte mais sur lascène restreinte, fermée, structurée par une pensée logique quimarginalise le travail de l’artiste, jugé incompétent à se légitimer,ainsi que sont marginalisés les publics considérés comme inca-pables de tenir un jugement artistique.À partir des notions qui définissent l’individu artiste de l’acceptionmoderne, l’histoire de l’art va traiter retrospectivement comme destypes représentatifs de la catégorie des artistes, les personnalitésexceptionnelles du passé, inscrivant ainsi sa définition de l’artistedans un régime de valeurs fondé sur la singularité exceptionnelle30.Et dans cette même logique, l’artiste est pensé comme relevant for-cément d’une vocation et non plus d’un apprentissage, l’excellencen’étant plus définie comme la maîtrise des canons et des techniquesapparaissant comme devant être nécessairement singulière31.

3e moment : Les collectifs d’artistes.Les délocalisations de l’espace de l’art.

à la fin des années 1960, des tendances diverses vont apparaître enopposition au modernisme, au culte de l’avant-garde et à l’autono-misation à outrance de l’acte artistique. Celles-ci revendiquent,pour l’art, l’impureté et le retour à la tradition. Elles prennent lecontrepied d’une pureté formelle et définitionnelle de la peinture etde la sculpture prônés par ce même modernisme, qui conduisait à

30 Nathalie Heinich, LaSociologie de l’art, Paris,La Découverte, 2004,p. 85.

31 ibid., p. 85 et p. 105.

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L’artiste est auteur d’une production qui le lie aux autres produc-teurs : « en tant qu’artiste, on est impliqué dans des rapports desociété parce que l’on a la spécificité d’une certaine forme de pro-duction qui nous situe dans le champ de la production globale.Quand je suis en train de produire, je me place sur le même planque les gens qui produisent ailleurs ; à tous les moments, on pro-duit quelque chose et cette production a sa place de façon tout àfait légitime parmi les autres productions34 ».Hal Foster organise sa réflexion concernant l’artiste comme ethno-graphe autour de la notion d’altérité. Après ce parcours qui permetde constater un changement dans l’investissement et l’inscriptiondes artistes dans les espaces urbains, nous pouvons affirmer quel’artiste n’est pas un Autre, un étranger, mais qu’il est membred’une communauté. Il n’est pas solitaire, il appartient à un mondeordinaire et vit dans un monde partagé ; ses pratiques étant despratiques sociales autant qu’artistiques35.Dans ces nouveaux territoires que sont les lieux d’artistes (ateliersde quartiers, squats artistiques, friches industrielles, galeries alter-natives, quartiers difficiles), les artistes accèdent à la visibilité. L’artn’est plus cantonné au musée ou à la galerie car il est dans un espa-ce public directement ouvert, en contact avec les populations.Les formes de l’art trouvent force, sens nouveaux et s’inventent demoins en moins dans les lieux qui leur sont consacrés officielle-ment36. Avec cette disparition de l’aura de l’artiste, des nouvellesformes de création et de définition s’inscrivent en opposition auxdéfinitions exclusives et permettent à l’artiste d’accéder à la figureordinaire du peuple. L’histoire de l’art et de l’artiste qui s’écrit est,elle aussi, ordinaire. Cette histoire ordinaire de l’artiste témoigne etnous renseigne sur la variété du monde et de ses habitants, sur lapluralité et la diversité des territoires de l’art.

Maria Ivens

34 « Propos d’artistes »cité par Maria Ivens dans« Lieux d’artistes »,Cahiers des arts et desartistes n°1, Saint-Denis,PUV, octobre 2004.

35 Et les œuvres desdeux artistes quiprésentent leur travaildans cette journéed’études entrent biendans cette démarche.Gabriela Gusmão neproduit pas seule : ellemet en valeur les œuvresd’un collectif qu’elleforme avec les survivantsurbains. Hélène Hourmatrenvoie à une dynamiqued’interaction d’un milieufamilial avec laparticipation de tousà la création de l’œuvre.Par ailleurs, cette œuvreest tournée aussi versle monde.

36 La Biennale 2006 duWhitney Museum de NewYork consacre unesection aux collectifsd’artistes. HollandCotter, auteur d’uncompte-rendu pourl’International HeraldTribune (8 mars 2006) sedemande si l’artcontemporain n’est pasen train de se faire dansces espaces extérieursaux institutions.

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d’initiatives des artistes eux-mêmes32. La FRAAP33 a réuni, dans sesRencontres Nationales de septembre 2003, plus de 200 collectifs etassociations de ce genre. Par conséquent, on assiste à une délocali-sation de l’espace institué de l’art.Pour commenter cette délocalisation des espaces de l’art, nousopérons une confrontation entre les lieux institués officiellement etces nouveaux territoires. Les artistes n’apparaissent plus isolésdans un tête à tête inspiré avec leur création. Ils brouillent lescadres des formules esthétiques existantes – interrogeant la notionde spectateur et le statut des œuvres – par de nouvelles modalitésde leur implication sur le terrain. En conséquence, de nouvellesformes d’appropriation et de participation de la population dans lesactivités artistiques apparaissent, en un dialogue mettant en ques-tion les définitions restrictives de l’art. Cette délocalisation ouvredes espaces de production et d’expérimentation qui sont égale-ment des espaces de rencontres, entretenant un rapport dyna-mique et différent avec les publics non traditionnels.En revanche, au sein des institutions, l’art reste en dehors de la viequotidienne, et l’expérience esthétique demeure enfermée dans leslimites de la vie privée, confinée dans une sphère autonome, éloi-gnée des pratiques vécues, administrée par des spécialistes quitraitent de problèmes spécifiques qui sont l’affaire d’experts.Dans les lieux d’artistes, l’art déborde du cadre des musées et desgaleries pour faire irruption dans la vie. Il s’infiltre dans des valeursqui orientent le quotidien et l’expérience esthétique ne se réduit nià des jugements de goût ni à des marques de distinction. Les déli-mitations entre l’art et le vécu s’écroulent dès que l’expérienceesthétique est prise en charge – incorporée – dans une forme de viecollective. Ici l’acte artistique convoque chaque fois la communau-té. La différence des regards issue de la diversité de la populationentraîne une diversité des représentations de l’art et de l’artiste.Cette réception ne s’exprime pas au premier chef dans des juge-ments de valeur. La réception de l’œuvre par des profanes ou parles experts de la vie quotidienne prend une autre orientation quecelle du critique professionnel considérant l’évolution interne del’art.Ces nouveaux lieux, rétablissant les liens avec une pratique vécuecollectivement, démystifient la position centrale de l’artiste – etcelle d’un artiste comme ethnographe. Dans ces lieux, l’artiste estl’auteur d’une production matérielle, d’un langage qui n’est pasmythique, mais langage de l’homme lié à la fabrication des choseset des images. Ces lieux interpellent le culte de l’artiste comme« génie » et disloquent la suprématie de l’objet unique et précieux.

32 Selon la FRAAP, il doity avoir en Francede 100 000 à 150 000artistes ; le chiffrede 100 000 est reprisrécemment par leMinistère de la Culture.

33 Sur l’émergence deces lieux d’artistes, onpeut consulter : le DVDédité par la FRAAP(Fédération des Réseauxet Associations d’ArtistesPlasticiens) avecl’enregistrement desdébats et forumsdes Premières rencontresnationales des collectifset associations d’artistesplasticiens,de septembre 2003. Ousur www.fraap.orgFabrice Lextrait etFrédéric Kahan (sld),Nouveaux territoiresde l’art, éditionsSujet/Objet, diffusé parJean-Michel Place, Paris,2005, publicationdes contributions au« Colloque internationaleà la Friche Belle-de-Mai »,de février 2002à Marseille. EmmanuelleMaunaye (sld), « Friches,squats et autres lieux,les nouveaux territoiresde l’art ? », dans Cultureet Musées n°4, Arles,Actes Sud, janvier 2005.

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instaurer une coupure (en un sens quasi-althussérien) entre un « artanthropologisé » et les « formes » qui l’ont précédé, qualifiées de« naïves », de l’activité artistique, y compris celles de l’art concep-tuel antérieur. Ce encore que, pour Kosuth, c’était l’art antérieur quiétait basé sur ce qu’il appelle le « paradigme scientifique », qui rele-vait selon lui du scientisme, tandis qu’au contraire l’art anthropolo-gisé couperait avec ce paradigme.Alors, soutient Kosuth, que l’anthropologue est un homme de scien-ce et, en tant que tel, se situe en dehors de la culture qu’il étudie,attitude que Kosuth qualifie de « désengagée », en revanche l’artis-te comme anthropologue opère à l’intérieur de son propre contextesocioculturel dans lequel il se trouve totalement immergé (sans queKosuth prenne en compte le caractère décontextualisant qui estcelui de l’institution muséale au sein de laquelle, en tant qu’artistenéo-avant-gardiste, il continue à opérer), l’artiste comme anthropo-logue est un artiste que Kosuth qualifie d’ « engagé » (avec le carac-tère intentionnel que cela implique), sans pour autant, commel’« artiste protestataire », qu’il recoure à des sujets politiques ouesthétise l’action politique.Alors que l’anthropologue cherche à comprendre les autres cul-tures, l’artiste, dit Kosuth, est au contraire celui qui « intériorise »l’activité culturelle de sa propre société. Aussi l’artiste commeanthropologue peut-il être capable d’accomplir ce que l’anthropo-logue a toujours échoué à faire. Ce qui implique donc, paradoxale-ment, pour Kosuth, la supériorité de l’artiste comme anthropologuesur l’anthropologue son « modèle ».Le deuxième article est celui du critique américain Hal Foster,auteur qui s’est fait à la fois le théoricien de ce qu’il a appelé ladeuxième génération néo-avant-gardiste (Daniel Buren – MichaelAsher…) cherchant à mener la critique de l’institution artistique del’intérieur même de celle-ci, et le compagnon de route de ce qu’il adésigné à l’époque comme le post-modernisme radical – celui desPictures Artists regroupés autour de Douglas Crimp et de RosalindKrauss – par opposition aux trans-avant-gardistes et autres repré-sentants de ce que Raymonde Moulin a appelé l’art pour le marchédes années 1980. Article intitulé donc « L’Artiste comme ethno-graphe ou la “fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour à l’anthropo-logie4 ? ». Où l’on notera que le titre de l’article fait référence à lacrise post-moderne de l’histoire – tant histoire continuiste à l’an-cienne qu’histoire discontinuiste, « structurale », voire immobile –,à la tentation qui était alors celle d’une post-histoire. Histoire oppo-sée ici non tant comme chez Michel Foucault, quelle que soit sadette envers la « nouvelle histoire », à l’archéologie – même si a pu

4 Hal Foster, « L’Artistecomme ethnographe, oula “fin de l’Histoire”signifie-t-elle le retour àl’anthropologie ? », Faceà l’histoire, L’artistemoderne devantl’événement historique,tr. fr. J-P. Ameline, Paris,Flammarion/CentreGeorges Pompidou,1996.

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Face à la crise que traversent aujourd’hui non seulement l’art poli-tique ou l’art critique (ce qui n’est pas du tout la même chose) maisbien l’art contemporain en tant que tel (si tant est que l’« état » decrise n’ait pas toujours constitué l’état « normal » de l’art, que l’artn’ait pas toujours été en crise permanente, crise qui se serait seule-ment accélérée, voire emballée, ces derniers temps), certains enten-dent en revenir à la vieille opposition (propre aux avant-gardes) art-document ou, du moins à la forme documentaire qui a dominé la der-nière « Documenta » de Kassel. Ce que l’art ne pourrait pas, le docu-ment ou tout du moins l’art documentaire le pourrait. Comme si ledocument n’était pas en même temps quelque part toujours fiction-nel. Comme si tout document n’était pas lui-même suspect. Commesi la prétendue « objectivité » ou la prétendue « transparence » dudocument n’étaient pas suspectes, tout comme s’avère éminem-ment suspecte cette bonne vieille notion d’expérience esthétique iciet maintenant, non médiatisée, à laquelle entendent s’accrocher lesdétracteurs de la forme document, tel Nicolas Bourriaud dans lecatalogue de la dernière biennale de Lyon1.D’où, comme à l’époque de la revue Documents de GeorgesBataille, la référence extra artistique aux sciences et tout particuliè-rement à l’anthropologie, la recherche par l’art de modèles extraartistiques, tout particulièrement du modèle anthropologique ou, sil’on préfère, du « paradigme anthropologique », même si la notionde paradigme a quelque chose de par trop exclusif pour être utili-sée sans précaution (ce qui, selon Thomas S. Kuhn2 lui-même, relè-verait d’un usage abusif). Ce dans le sillage de deux articles.Le premier est celui de l’artiste néo-avant-gardiste conceptuelJoseph Kosuth de 1974, « L’Artiste comme anthropologue3 ». Articlesans doute quelque peu confus comme souvent les écrits d’artistes,tout particulièrement des artistes conceptuels. Article qui entend

1 Nicolas Bourriaud,« Time Specific Artcontemporain,exploration etdéveloppementdurable », Expérience dela durée, Biennale deLyon/Paris musées,2005.

2 Thomas Kuhn,« Commentaires sur lesrapports entre la scienceet l’art », 1969, LaTension essentielle,Tradition et changementdans les sciences, 1977,ed. fr. Paris, Gallimard,1990.

3 Joseph Kosuth,« L’Artiste commeanthropologue », 1974,ed. fr. Textes, Anvers,ICC, 1976.

L’Artiste et ses « modèles »

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l’artiste d’avant-garde (au sens tant artistique que politique, sensde toute façon inséparables) ne doit pas se contenter de se ranger« aux côtés du prolétariat » mais doit se muer lui-même en prolé-taire, s’assimiler à un producteur au sens fort du mot, doit résoudrela contradiction artiste/producteur. Ce encore que le productivismeramenait habituellement cette conception à celle de l’artiste ingé-nieur, ce qui fait que les dadaïstes Raoul Hausmann et sa compagned’alors Hannah Höch avaient beau jeu de reprocher à la conceptionproductiviste de continuer à mettre en avant la « maîtrise » – làencore dans tous les sens du mot – et lui opposaient la conceptionde l’artiste comme monteur, qui se borne à juxtaposer des frag-ments récupérés dans la production industrielle sans chercher enquoi que ce soit à les réconcilier, donc sans s’embarrasser de rac-cords (conception généralisée par la suite par Ernst Bloch6, maissans sa référence prolétarienne).Ce alors que Foster se croit autorisé à retrouver – tout à fait hors depropos à mon sens – des vestiges du « paradigme productiviste »jusque dans l’acte sculptural tel que repensé – élargi – dans lesannées 1960 par un Richard Serra et dans la notion de « productiontextuelle » défendue par Tel Quel dans les mêmes années.Sur quoi Foster n’en fait pas moins état des critiques à l’encontre duparadigme productiviste qui se seraient élevées à la même époque,principalement, dit-il, de la part de Jean Baudrillard, même si la cri-tique de Baudrillard portait en fait non tant sur le productivisme quesur le fonctionnalisme, ce qui n’est pas du tout la même chose. Cri-tiques qui, selon Foster, auraient entraîné le passage du paradigmeproductiviste à un « paradigme situationniste » demeurant mal défi-ni et ce quand bien même la critique de Baudrillard n’a pas épargnéles situationnistes eux-mêmes.Mais toujours est-il que, selon Foster, l’on assisterait, depuis ladeuxième moitié des années 1980, à l’avènement d’un troisièmeparadigme, celui de l’artiste comme anthropologue ou comme eth-nographe puisque c’est bien de l’enquêteur sur le terrain qu’il s’agitici davantage que de l’anthropologue de cabinet (même si, pendantun instant, Foster semble hésiter avec encore un autre paradigmequi serait celui de l’artiste comme cartographe ou, plus générale-ment, comme géographe). Paradigme ethnographique qui, curieu-sement, entrerait en vigueur à une époque où, pourtant, entreraienten crise non seulement l’ethnographie critiquée par l’anthropologiestructurale et l’anthropologie structurale elle-même ainsi qu’en faitbien état Foster mais l’anthropologie en tant que telle, du fait, pourune grande part, quoiqu’en disent les anthropologues, de l’écroule-ment de l’ère coloniale et des ambiguïtés de l’ère post-coloniale, si

6 Ernst Bloch, Héritagede ce temps (1935),Paris, Payot, 1978.

7 Clifford Geertz, Ici et là-bas,L’anthropologue commeauteur (1988), Paris,Métailié, 1996.

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aussi faire jour dans l’art récent un paradigme (ou, du moins, uncandidat au titre de paradigme) archéologique – qu’à l’anthropolo-gie, sans se borner pour autant à reproduire l’opposition qui avaitprévalu dans les sixties entre histoire et structure puisque, dans sesdéveloppements, Foster entend prendre en compte une anthropo-logie qui ne soit plus simplement l’anthropologie structurale deClaude Lévi-Strauss. Foster ne se bornant de toute façon pas dansson texte à faire l’apologie de l’anthropologie et encore moins del’artiste comme anthropologue ou comme ethnographe mais cher-chant à avoir un regard effectivement critique tant sur l’anthropolo-gie (en prenant en compte les débats internes au champ anthropo-logique, ce qu’il caractérise, de façon demeurant malgré toutquelque peu moderniste, comme pratique autocritique de la part del’anthropologie, autocritique qui, dit-il, a pu contribuer à la rendreattrayante aux yeux des artistes qui ont adopté le paradigme del’artiste comme anthropologue) que sur l’artiste comme anthropo-logue. Tout comme je ne me bornerai pas à reprendre à mon comp-te l’article de Foster – si incontournable, sans doute, soit-il – maisen tenterai ici une lecture critique.Le titre de l’article est bien entendu calqué sur celui de Walter Ben-jamin, « L’Auteur comme producteur5 ». Texte dans lequel Benjaminsoutient que l’artiste qui se veut « solidaire avec le prolétariat » –selon les termes consacrés à l’époque – ne saurait se borner à pro-pager un « contenu politiquement juste » – si tant est que cela exis-te – mais doit être « artistiquement juste ». « Avant de me deman-der : quelle est la position d’une œuvre à l’égard des rapports de pro-duction de l’époque, je voudrais demander : quelle est sa place dansces mêmes rapports ? Cette question vise directement la fonction quirevient à l’œuvre au sein des rapports de production littéraires (ouplus généralement artistiques) des œuvres. Autrement dit, elle visedirectement la technique littéraire (ou artistique) des œuvres ».Nul économisme en cela puisque, pour Benjamin, à la différence dumarxisme orthodoxe, l’art ne se borne pas à être superstructurelmais inclut ce que Benjamin appelle les rapports de production litté-raires ou artistiques (même si Benjamin ne parvient pas à échapperà tout déterminisme technique, quel que soit le rapport dialectiquequ’entretiennent selon lui « forces de production techniques » nonspécifiquement artistiques – et « rapports de productionartistiques »).Ce qu’Hal Foster interprète pour sa part d’une façon qui est tout àfait contestable à partir de la conception productiviste telle qu’elleavait été défendue en URSS au lendemain de la révolution par lesconstructivistes devenus productivistes, conception selon laquelle

5 Walter Benjamin,« L’Auteur commeproducteur » (1934),Paris, Maspero, 1969.

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comme auteur, du « récit anthropologique » comme texte littéraire.En même temps que se profile un nouveau paradigme – non tantpour l’anthropologue que pour l’anthropologie –, celui de la négo-ciation (sur le même modèle que, en photographie, le portrait négo-cié), du dialogue, de la conversation, de l’intersubjectivité, du par-tage (et certes pas du seul « partage d’exotismes ») entre anthro-pologue et « anthropologisé », voire d’une effective réciprocité,chacun ethnographiant et interprétant désormais l’« autre ».Cependant qu’il faut bien prendre en considération également quel’apparition du paradigme de l’artiste comme anthropologue est àrapporter à l’entrée – qu’il est permis, avec Adorno, de déplorersans s’enliser pour autant dans un modernisme par trop réactif – del’art dans le champ « élargi » de la culture – comme Krauss parle du« champ élargi » de la sculpture à propos de Serra et autres – quel’anthropologie est traditionnellement supposée « contrôler »,encore que son monopole se trouve désormais menacé par laconcurrence des Cultural Studies.Mais ce qui, du même coup, tend à donner à l’art se calquant surl’anthropologie un caractère à proprement parler davantageéthique que politique, à une époque précisément où le reflux dupolitique laisse place à un certain retour de l’éthique, ce qui n’estpas du tout la même chose (sans pour autant confondre non pluséthique et morale), et ce quand bien même, comme a pu le direGilles Lipovetsky13, il s’agirait tout au plus d’une éthique molle,« light », sans « engagement » véritable. Déconstruction, comme telétait déjà le cas de l’ancienne catégorie de sublime, de la distinctionesthétique-éthique.Et ici non pas tant éthique consensuelle, néo-humaniste, égalitariste,de type « Family of Man », qu’éthique de l’Autre, de l’Autre avec ungrand A, éthique de la différence, l’anthropologie se définissant elle-même désormais par opposition à la sociologie non plus tant commeenquête sur l’homme que comme quête de l’Autre. Et non pas tantAutre social qu’Autre culturel. Passage d’un sujet défini en termes derapports économiques – sinon, déjà, de rapports politiques –, d’ex-ploitation économique (le producteur, le prolétaire) à un sujet définien termes d’identité culturelle, représentant d’une sous-culture« opprimée », « assujettie ». Ce en rapport avec le regain d’intérêtpour la question des identités à l’époque de la globalisation (ce queFoster rapporte non sans raison à un certain retour en force, àl’époque actuelle, du sujet – et même d’un sujet substantiel – faisantsuite à l’épisode structuraliste et post-structuraliste de la mort dusujet, de la mort de l’homme comme, en particulier, de celle de l’au-teur – et à l’encontre, également, du sujet libéral, non substantiel,

13 Gilles Lipovetsky, LeCrépuscule du devoir,L’éthique indolore desnouveaux tempsdémocratiques, Paris,Gallimard, 1992.

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tant est qu’ère postcoloniale il y ait eu. Ce qui fait que l’anthropolo-gie en crise a pu, à la même époque, se réclamer, à l’inverse, duparadigme de l’anthropologue comme artiste, ainsi que l’ont faitnotamment Clifford Geertz7 et James Clifford8 qui traitent – au risqued’un évident esthétisme – des écrits des anthropologues comme detextes littéraires ou artistiques, de la texture fictionnelle de l’an-thropologie, Clifford allant jusqu’à parler de « surréalisme ethno-graphique » (ce sur quoi Foster ironise en parlant à son tour de l’an-thropologue comme collagiste, collage multiculturel s’entend).Déconstruction – sinon certes abolition – de l’opposition entre art(et littérature) et anthropologie. En même temps que, ainsi que lerelève Foster, l’anthropologie – en l’espèce l’anthropologie cultu-relle – a pu présenter son objet d’étude, la culture, comme le fruitde la création d’artistes collectifs, a pu assimiler les peuples à desartistes. Geertz9 a pu traiter des cultures elles-mêmes comme detextes analogues à des textes écrits, a pu « textualiser » les culturesnon écrites elles-mêmes, avec pour effet (contestable) de lesdécontextualiser de leur situation d’énonciation discursive (ainsique des intentions des agents) et de faire en définitive de l’anthro-pologie un méta texte, une herméneutique, quand bien même, pourGeertz, le sens des faits étudiés n’est habituellement nullement dis-simulé, les autochtones ne sont pas des idiots culturels mais sontdes anthropologues spontanés (sans que cette notion comporte iciquoi que ce soit de péjoratif), ce sont les premiers interprètes deleur propre culture, de sorte que l’anthropologie apparaît – loin dela « simple description », du « retour aux choses mêmes » de l’eth-nométhodologie d’Harold Garfinkel10 – comme une interprétation dedeuxième ordre, une « interprétation d’interprétation » qui doit setenir au plus près de l’interprétation qui est celle des populationsobservées. Ce encore que Geertz n’en perpétue pas moins uneinégalité de statut entre anthropologue et « informateur », une hié-rarchie entre interprétations de premier et de deuxième ordre. Lesinterprétations de l’anthropologue ne sont pas destinées à être luespar les populations concernées mais par les seuls anthropologuesen titre, par la seule « communauté des anthropologues », par leseul « monde des anthropologues ». L’échange herméneutiqueentre anthropologue et « anthropologisé » demeure, à l’image del’échange entre colon et colonisé, un échange foncièrement inégal.Ce qui amène Clifford11 à remettre en question l’autorité de l’ethno-graphe, son autorité et son « auteurité », à réclamer, à la suite deRoland Barthes12, la mort de l’auteur, du moins de l’auteur indivi-duel sinon de l’auteur collectif, et l’avènement du lecteur, lecteur làencore collectif, pluriel, à parler, plutôt que de l’anthropologue

8 James Clifford, Malaisedans la culture,L’ethnographie, lalittérature et l’art au XXe

siècle, Paris, ENSBA,1996.

9 Clifford Geertz, « LaDescription dense, Versune théorieinterprétative de laculture » (1973), dansL’Enquête de terrain,Paris, La découverte,2003.

10 Harold Garfinkel, « Leprogramme del’etnométhodologie »(1996), dansL’Ethnométhodologie,Une sociologie radicale,Paris, La découverte,2001.

11 James Clifford, « Del’autorité enethnographie », dans LeRécit anthropologiquecomme texte littéraire,op. cit.

12 Roland Barthes, « LaMort de l’auteur » (1968),Œuvres complètes, tomeII, Paris, Seuil, 1994.

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réhabilitation non pas au sens habituel de l’urbanisme mais consis-tant à muer ces non-lieux en de véritables lieux anthropologiquesau sens d’Augé (qu’il reprend à Certeau15).Mais ce qui n’en présente pas moins le risque de les (éco) muséifier,de les spectaculariser, d’en faire de nouvelles réserves ou de nou-veaux parcs d’attractions, voire de nouveaux zoos humains, et despectaculariser, de mythifier ou d’héroïciser les exclus eux-mêmes,de spectaculariser la détresse d’autrui comme le fait la photogra-phie dite humanitaire.Aussi Anthony Hernandez, photographe de Los Angeles, dans Pay-sages pour les sans-abri16, a-t-il photographié les « abris » de fortu-ne des « sans-abri » des SDF de Los Angeles, en choisissant, pouréviter tout voyeurisme, de ne jamais montrer les sans-abri eux-mêmes, mais seulement les traces qu’ils ont laissées de leur passa-ge. Traces de campements, d’aménagements sommaires et tempo-raires en vue non pas de forger un monde meilleur utopique (l’uto-pie s’étant désormais réfugiée dans les micro-utopies des vernis-sages pour branchés du Palais de Tokyo), mais de résister commeils le peuvent, et pouvant aller pour ce faire jusqu’à élaborer unesorte d’infra-architecture à la manière, dans d’autres contrées,aussi bien des traces dont les peuples nomades jalonnent les terri-toires qu’ils traversent que des favelas (favelas qui ont inspiré àl’artiste japonais Tadashi Kawamata ses Field Works – « field work »étant le terme utilisé en anthropologie pour désigner le travail deterrain – et ses propres « favelas » qu’il a édifiées notamment àHouston au pied des gratte-ciel high tech pour individus fortunés deconstruction récente comme en une sorte de montage architecto-nique). Traces elles-mêmes éphémères d’aménagements éphé-mères que cherchent à pérenniser, en les documentant, les tracesphotographiques. Mais, donc, sans que jamais on ne voie ceux quiont laissé ces traces et qui ont, « pour le reste », disparu. Ce qui apu faire dire à Régis Durand17 que, en fait, Hernandez ne jouait pasà proprement parler à l’anthropologue puisqu’il n’avait pas directe-ment affaire aux populations concernées, à l’encontre de la tradi-tion d’enquête anthropologique sur le terrain qui recherche la col-laboration des sujets ou, du moins, de certains d’entre eux, les« informateurs », voire même, comme dans l’école de Chicago, faitde l’anthropologue un observateur – participant qui se mélange auxpopulations qu’il étudie. En fait, les photos d’Hernandez tendenttoujours à magnifier les non-lieux qu’elles reproduisent en les ins-crivant, comme l’indique le titre de la série, dans la grande tradition– le genre – de la photographie de paysage de l’ouest américain,nimbée qu’est celle-ci de spiritualisme.

15 Michel de Certeau,L’Invention du quotidien,tome 1, Arts de faire,Paris, Union généraled’éditions, 1980.

16 Anthony Hernandez,Landscapes for theHomeless, Hanovre,Sprengel Museum, 1995et Landscapes for theHomeless II, Sons ofAdam, Paris, CentreNational de laPhotographie-Lausanne,Musée de l’Elysée, 1997.

17 Régis Durand, « Filsd’Adam», dans AnthonyHernandez, Landscapesfor the Homeless II, op.cit.

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même si l’actuelle montée des identités ne s’oppose pas tant à la glo-balisation qu’elle n’en fait partie. Sujet, cependant, non plus tant pré-défini que sujet toujours en construction).

Et avec l’idée – tout comme c’était déjà le cas du paradigme de l’ar-tiste comme producteur – que l’artiste n’a habituellement qu’unaccès limité à cette altérité.Mais, du fait de la crise de l’anthropologie elle-même, qui a néces-sité de sa part une certaine reconversion, altérité non tant du « pri-mitif » d’antan (encore qu’altérité réduite par sa reconduction à unstade antérieur de l’« évolution » du Même) – altérité qu’avait déjàpu rechercher par le passé, tout en la résorbant, le primitivismemoderniste –, altérité du lointain (avec sa part d’exotisme), qu’alté-rité du proche, au risque de se complaire, comme avait pu, selonFoster, y tendre un Michel Leiris, dans la recherche de l’Autre en soi-même, dans l’intériorisation de l’Autre, dans l’« auto-ethnographie » (tout comme la psychanalyse a pu critiquer la pra-tique de l’auto-analyse), voire au risque de projeter en l’Autre sonpropre idéal – ou faut-il dire son idéal du moi ? –, de nier l’Autre entant que tel. Où l’ethnographie entrait toutefois jusqu’alors enconcurrence avec la psychanalyse (l’Autre lacanien). Ce alors que,soutient Foster, l’anthropologie a désormais définitivement rempla-cé la psychanalyse comme science de l’altérité. Anthropologie duproche qui peut prendre différentes facettes allant de l’anthropolo-gie à laquelle se livre l’artiste anthropologue de son quotidien, desa famille, de ses proches, à l’anthropologie des exclus, sans domi-cile fixe et autres nomades, migrants, sans papiers, rejetés du « sys-tème » lesquels tendent à prendre dans la société contemporaine laplace qui, par le passé, était celle du prolétaire.

Ce même si l’éthique de l’Autre tend toujours également à calquercet Autre, absolument Autre si proche soit-il, sur l’AbsolumentAutre hors de toute attente qu’est le divin, la transcendance, l’Autreétant toujours pris dans un double bind entre sa subordination auMême qui le nie (éthique consensuelle) et son absolutisation(éthique de l’Autre proprement dite).Enquête de terrain, en particulier, sur ce que Marc Augé14 appelleles non-lieux, terrains vagues, friches… qui, davantage qu’ils n’en-tourent nos villes (avec ce que cela contient comme menace), vien-nent, les distinctions centre-périphérie, mises en place pour penserle colonialisme et le post-colonialisme, étant de moins en moinspertinentes, trouer l’espace urbain. Art procédant non tant à unedénonciation qu’à une sorte de réhabilitation de ces non-lieux,

14 Marc Augé, Non-lieux,Introduction à uneanthropologie de lasurmodernité, Paris,Seuil, 1992.

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démantelé de Sangatte (que l’on peut assimiler, davantage qu’à unnon-lieu, non certes à une utopie ou même à une contre-utopie, maisà une hétérotopie au sens de Michel Foucault22). Si, pour le principal,ici encore, les corps des sans-papiers sont absents, les photogra-phies se bornent toujours à montrer des lits de fortune, ici desimples lits pliants, néanmoins sont donnés à voir, témoignantd’une occupation des lieux, du linge qui sèche ainsi que quelquesvêtements épars et des paires de chaussures qui traînent. Appa-raissent même furtivement dans le champ quelques hommes quidorment. Mais, dissimulés qu’ils sont sous des couvertures,dépourvus de visages, non identifiables – ce quiétait sans doutenécessaire pour des raisons de sécurité –, ils n’en tendent pasmoins à perdre tout caractère proprement humain pour se trouvercomme choséifiés. Déspectacularisation, dédramatisation (commedans L’Exécution de l’empereur Maximilien d’Edouard Manet où le« grand événement », l’événement historique objet de la peintured’histoire, se trouvait, à la différence du Trois mai 1808 de Goya,dédramatisé), à l’encontre certes de toute « esthétique du choc » –si tant est qu’esthétique du choc il puisse y avoir – comme de laphotographie humanitaire, mais qui risque alors de faire retomberla scène dans ce qui est tenu non pour un événement historiquemais pour un événement de moindre importance, de la faire retom-ber dans l’indifférence.Mais ne convient-il pas alors de rendre au clandestin ou à l’excluson droit à l’image plutôt que de le maintenir dans l’absence d’ima-ge, dans l’exclusion de l’image ?Ce à quoi s’est essayé Andres Serrano dans sa série intituléeNomades où il a photographié des SDF dans un studio improvisé ausein du métro new-yorkais, mais qui, en abusant d’effets de clair-obscur très caravagesques (Caravage qui utilisait lui-même commemodèles des gens du peuple), a par trop monumentalisé (opposi-tion ici monument-document) ceux qu’il photographiait.Tentative aussi de la part du Danois Jens Haaning qui a photogra-phié des immigrés des premières générations vivant à Copenhagueà la façon de photos de mode branchées où ils figurent en lieu etplace des top models consacrés, accompagnés de la liste détailléedes vêtements qu’ils portent avec indication de leur marque et deleur prix, tout comme dans American Psycho, le roman de Bret Eas-ton Ellis. Cependant que, dans The Refuge Calendar, il a conçu uncalendrier pour l’année 2002 où il a substitué aux habituelles pin-up des photos de demandeurs d’asile en Finlande.Ce qui nous éloigne du modèle anthropologique pour nous propo-ser toutes sortes d’autres modèles empruntés à la haute comme à

22 Michel Foucault, « Desespaces autres », 1967,Dits et écrits 1954-1988,tome IV, Paris, Gallimard,1994.

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Jacqueline Salmon, dans Chambres précaires18, a arpenté, pendantl’hiver 1997-1998, les chambres d’accueil mises à la disposition desSDF pendant les mois d’hiver par les institutions caritatives.Chambres qui, à la différence de ce que Virginia Woolf19 revendi-quait comme « une chambre à soi », doivent impérativement êtreentièrement libérées, corps et effets personnels, au lever du jourpour que leurs occupants « s’emploient » à chercher du travail ou,du moins, leur subsistance. Chambres montrées donc par Jacqueli-ne Salmon vides de leurs « occupants éphémères » et même ici, à ladifférence des friches photographiées par Hernandez, vides detoute marque d’appropriation de la part de ceux-ci, mais alors avecle défaut que l’exclu se trouve en quelque sorte doublement exclu,exclu à la fois du « non-lieu » que constituent les chambres pré-caires elles-mêmes (même si la notion de « non-lieu » proposée parMarc Augé se révèle une notion par trop ouverte, par trop fourre-tout, comprenant aussi bien les terrains vagues, les chambres d’hô-tel trois étoiles comme les chambres précaires, les supermarchés,les autoroutes et leurs abords) et exclu de l’image, hors champ. Nontant mise à distance, distanciation, qu’exclusion. « Chambres sansâme » donc, mais dont, paradoxalement les photos renvoient, quoiqu’il en soit, à leurs occupants de passage, à ceux qui sont passéspar là et se sont évanouis dans le tissu urbain, tendant à y renvoyercomme à une transcendance. D’où ici une certaine sacralisation duSDF en rapport avec le caractère par trop religieux des habituellesphotographies d’architecture de Jacqueline Salmon (photographiesd’architecture qui demeurent le fait des Chambres précaires, toutcomme les photographies d’Hernandez demeurent des photos depaysage). Esthétique non plus de la représentation mais de la pré-sentation où le SDF a pris la place de la divinité. Sublimation de l’ex-clu où l’on n’en retrouve pas moins, par-delà les différences, lecaractère religieux qui est également trop souvent celui de la pho-tographie humanitaire, de Migrant Mother de Dorothea Lange (quipasse pour une photographie humanitaire avant la lettre, faite pourla FSA pendant les années de dépression aux Etats-Unis mais qui apu, en se trouvant déterritorialisée, servir par la suite de symbolepour d’autres causes comme, notamment, pour la guerre d’Es-pagne) à la « Pietà de Kosovo » de Georges Mérillon et à la « Mado-ne algérienne » (sic) d’Hocine.Esthétique – ou éthique – de la présence-présentation (plutôt que,comme dit Thierry de Duve20, présence-absence) pouvant dans cer-tains cas se ramener à un simple retrait (plutôt qu’à une absencetotale) comme dans cette autre série de photographies de JacquelineSalmon intitulée Le Hangar21 prise en 2001 dans le Centre aujourd’hui

18 Jacqueline Salmon etPaul Virilio, Chambresprécaires, Heidelberg,Kehrer, 2000.

19 Virginia Woolf, Unechambre à soi, Paris,Denoël-Gonthier, 1951.

20 Thierry de Duve,« Performance ici etmaintenant : l’artminimal, un plaidoyerpour un nouveauthéâtre » (1980), dansEssais datés I 1974-1986,Paris, La différence,1987.

21 Jacqueline Salmon,Le Hangar, Paris, Transphotographic press,2001.

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phénomène urbain par la marche, tout comme il a pu y avoir dessculpteurs-marcheurs (Richard Long, Hamish Fulton…), et usant lar-gement comme ceux-ci de la photographie, à la différence cepen-dant que les marches de Stalker ont lieu en territoire urbain et nonen territoire rural. Et marches à « situer » également dans la mou-vance des dérives situationnistes, à ceci près là encore que cesmarches se déroulent non dans les quartiers résidentiels mais dansce que Stalker appelle les « territoires actuels » – actuels au sens detemporaires –, notion plus circonscrite que celle de non-lieux dési-gnant les terrains vagues, friches et autres zones urbaines non tantlà encore périphériques ou marginaux qu’interstitiels qu’engendrentles métropoles urbaines en attente de réaménagement et qui consti-tuent comme le refoulé de la civilisation urbaine. Territoires actuelsdont, au terme des dites marches, Stalker dresse des cartes, soit unmodèle cette fois effectivement cartographique ou géographique,quand bien même il s’agit de cartes destinées à faire perdre les habi-tuels repères géographiques et touristiques. Cartographie – carteset non pas calques pour reprendre les termes utilisés par Deleuze etGuattari25 – à la fois de lieux autres – de type hétérotopies ou TAZ26

elles-mêmes temporaires – et de formes de vie autres qui cherchentà échapper aux règles édictées par les architectes, les urbanistes,les bureaux d’étude, les politiciens et les planificateurs de tout poil,ainsi qu’à tout contrôle, et inventent toutes sortes de propositionsnouvelles : squats, constructions illicites, « potagers sauvages »Architectures sans architecte qui viennent servir de modèle auxarchitectes eux-mêmes. Loin que, comme cela a pu être le cas à Pes-sac27, l’habitant soit culpabilisé, mis en accusation pour avoir« dénaturé » l’architecture – en l’occurrence l’architecture de Le Cor-busier – en y effectuant certains aménagements en vue de se l’ap-proprier – il a pu être dit que l’architecture moderniste n’était en faitpas tant une machine à habiter qu’elle n’était inhabitable, lemoindre meuble rapporté dans une demeure construite par exemplepar Mies van der Rohe étant ressenti comme une intrusion –, l’habi-tant est ici reconnu pour celui qui fait, sinon l’architecture, du moinsl’habitat, tout comme, selon Duchamp, c’est le regardeur qui fait letableau ou, dans les portraits « exécutés » par certains portraitistes,ce n’est pas tant le portraitiste que le portraituré qui fait le portrait.Ce qui fait de la propre pratique de Stalker une critique en acte dufonctionnalisme moderniste. Ce même si Stalker a depuis tendu àretomber dans la conception de l’artiste non plus comme ethno-graphe mais comme remédiateur social, ce qui est beaucoup plusdiscutable, la remédiation sociale s’avérant toujours illusoire en nefaisant que mettre un peu de baume sur les plaies sans être en

25 Gilles Deleuze et FélixGuattari, Capitalisme etschizophrénie, tome 2,Mille plateaux, Paris,Minuit, 1980.

26 Hakim Bey, TAZ, Zoneautonome temporaire(1991), tr. fr. C. Tréguier,Paris, L’Eclat, 1997.

27 Philippe Boudon,Pessac de Le Corbusier,étude socio-architecturale, Paris,Dunod, 1969.

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la basse culture. Cependant que l’artiste qui se rapproche peut-êtrele plus du modèle anthropologique tout en réussissant à en éviterles embûches est précisément Gabriela Gusmao Pereira qui, dansInvention Street23, a photographié dans les rues de Rio comme unpeu partout dans le monde, y compris en France, non pas la condi-tion misérable mais la débrouillardise, l’inventivité, l’« art sans art »des SDF – souvent effectivement visibles dans ses photos- que cesoit pour s’abriter, pour se ménager des aires de repos, pour porterleurs charges ou pour chercher à vendre des bricoles, non pas sim-plement pour « survivre » – la survie s’avérant toujours en dernierressort une sous-vie – mais pour vivre véritablement leurs vies.Sortes de tactiques au sens de Michel de Certeau24 pour résister àleur façon à leur broyage par la société dite de consommation,même si ici, il ne s’agit pas, comme dans la pratique de la perruqueétudiée par Michel de Certeau, de personnes disposant d’un travailet détournant leurs instruments de travail à des fins personnelles,mais de personnes sans emploi qui détournent à leur façon certainsreliquats de la société de consommation comme les caddies desupermarchés. On est loin des véhicules pour sans-abri et autresbâtons d’étranger proposés par Krzystof Wodiczko qui, si jamais ilsétaient réellement mis à la disposition des exclus, sous prétexte deles mettre en relation avec les passants, non seulement les main-tiendraient dans leur altérité mais les isoleraient encore davantagedans leur altérité. Ici le fait que, sur les photos, les SDF soient sou-vent visibles ne pose pas problème car ils ne sont pas présents surun mode victimaire qui participe à leur écrasement, pas davantagecertes que sur un mode militant, mais en tant que sources d’unecréativité proliférante. Tout au plus peut-on regretter que GabrielaGusmao Pereira, elle, ne soit jamais visible sur ses photos, que,quelle que soit la place « donnée » à la créativité de ceux qu’ellephotographie, son travail demeure encore trop « à sens unique ».C’est aussi à la créativité des dominés – en l’occurrence la créativitéarchitecturale – que s’est intéressé le groupe Stalker (qui s’est réap-proprié le titre du film d’Andrei Tarkovski) basé à Rome, qui se pré-sente comme un « laboratoire d’art urbain » à géométrie variabledont la composition varie en fonction des projets à réaliser, fondépar des architectes et faisant travailler ensemble à la fois des archi-tectes, des artistes, des photographes, des vidéastes et des anthro-pologues (au lieu ici que l’anthropologue se borne à être un modèlepour les artistes) et qui pratique des marches. Ce qui en fait desarchitectes-marcheurs qui se font eux-mêmes nomades à l’opposédu caractère habituellement sédentaire de l’architecture, et, à l’op-posé de toute spectacularisation, expérimentant de l’intérieur le

23 Gabriela de GusmaoPereira, Rua dosinventos – InventionStreet, Rio de Janeiro,Ouro sobre Azul, 2004.

24 Michel de Certeau, op. cit.

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mesure, en quoi que ce soit, de résoudre les problèmes en suspens.Cependant que le paradigme cartographique a été également reprispar l’architecte Stefano Boeri et son agence Multiplicity basée àMilan, qui, là encore, s’assure des concours les plus divers (dontcelui du photographe Gabriele Basilico) qui ont entrepris de dresserce qu’ils appellent des « Atlas éclectiques » – c’est-à-dire utilisantdes supports hétérogènes en l’absence de toute recherche d’unepseudo-unité suturant les contradictions – qui s’efforcent d’explo-rer la relation entre les transformations territoriales, les systèmesde régulation verticale et les formes toujours plus proliférantesd’auto-organisation locale.L’artiste, plutôt que de prendre la parole au nom des prolétaires ouaujourd’hui des exclus, peut chercher sinon à « libérer la parole », dumoins à donner la parole à ceux qui ne l’ont habituellement pas ouseulement d’une façon truquée comme sur les plateaux de télé-réali-té. Soit peut-être un autre paradigme, celui de l’artiste comme porte-parole, à l’opposé là encore, du porte-parole de Wodiczko qui serévèle tenir davantage du bâillon que d’un authentique porte-parole.

Jean-Claude Moineau

La mise en relation d’un sujet producteur de sa propre représenta-tion avec un spectateur est au fondement de ce que je pense être ladémarche de l’« artiste comme ethnographe ». Dans mes travaux,l’Autre est une personne « marginalisée » qui trouve dans l’espacepublic des villes (et de ses périphéries) matière à construire un lieuprivatif. Au fil des rencontres, les limites de mon medium et de monpoint de vue sont remises en question par ce que peut adjoindre, delui-même, le sujet rencontré. L’auto-représentation – par la parole,par le croquis, par la photographie, etc. et pourquoi pas par la pré-sence de la personne même dans le lieu d’exposition1 – sera indis-sociablement liée à mes propres productions. Le travail qui suit –tout en cherchant à éviter la posture de normalisation des individuspar soumission à un « pastorat2 » – est une tentative de restitutionde mes expériences vécues sur le terrain par l’écriture.

Portraits de personnes habitant la rue

Ce projet qui m’occupe depuis septembre 2001 a été déclenché parla lecture d’un sondage. Celui-ci estimait à 86 000 le nombre d’indi-vidus « sans domicile fixe » en France, chiffre obtenu à partir dunombre de personnes fréquentant au moins une fois un serviced’hébergement (soit une distribution de repas chaud) lors d’unesemaine du mois de janvier 20013.Ainsi commence pour moi une négociation avec le territoire et cer-taines de ces personnes qui « s’ingénient » à s’y fixer seules ou engroupe. Ma préférence va aux personnes isolées. Je m’arrête,esquisse un sourire en direction de la personne et demande l’auto-risation de m’asseoir à côté d’elle. Je discute et établis une relation

1 On peut dès lors parlerd’auto-présentation.

2 « Mon travail portedésormais sur leproblème del’individualité – ou,devrais-je dire, del’identité en rapport avecle problème du ‘‘pouvoirindividualisant’’. […] Jesonge, en fait, audéveloppement destechniques de pouvoirtournées vers lesindividus et destinées àles diriger de manièrecontinue et permanente.Si l’état est la formepolitique d’un pouvoircentralisé etcentralisateur, appelonspastorat le pouvoirindividualisateur »,dans Michel Foucault,« ‘‘Omnes etsingulatim’’ : vers unecritique de la raisonpolitique », (1979), Ditset écrits, tome II, Paris,Gallimard, 2001, p. 955.

3 Le Monde,30 janvier 2002.

Enregistrer, [montrer], raconter :récits d’expérience« L’image frappe d’arrêt de mort l’imaginaire »,Marguerite Duras

à Moniel Verhoeven,

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destination et sans parvenir à me décider. Mais je me souviensqu’une fois franchie la difficulté de se donner une présence enpublic, s’empare alors de moi une sorte de fièvre, alimentée parmes propres paroles et mes déplacements de rame en rame. Suiteà cette harangue, les voyageurs, réceptifs puisque éberlués, mevoient me diriger vers le fond du wagon, me placer à la hauteurd’une première personne et personnaliser le même discours motpour mot. Soit pour essuyer un refus et dans ce cas chaque person-ne à qui je réitérais la demande, jusqu’au fond du wagon, refusait.Soit la « quête photographique » fonctionnait dès les premièrespersonnes et alors tous les voyageurs acceptaient. Cela, je l’ai vitecompris ; d’où ma jubilation à accorder autant d’importance à qui-conque dans la rame et à provoquer des discussions (qui me restentmystérieuses) entre voyageurs. Dans la mesure où la personneaccepte, son premier geste est de fixer l’objectif, de « poser ». Naï-vement, je lui dis « Non, non… faites comme si je n’étais pas là ! ».Alors la majorité des personnes lance un regard au-dessus de moi(dans le cas où la personne est assise sur un strapontin), vers unautre voyageur (quand la personne est assise sur la banquette),vers l’ouvrage dont j’ai interrompu la lecture ou bien jette un regardà travers la vitre du wagon (quand la personne est seule). Pourtant,certains s’évertuent à fixer l’objectif : ils ne détournent pas le regardet, dans un sens, accordent une présence active et réelle au quê-teur. De septembre 2003 à janvier 2004, je fais trois « manchesmétropolitaines » (sur trois lignes différentes : 4, 5, et 10) soit envi-ron 140 portraits. De cela, je conserve en archive les négatifs et lesreçus de tickets de métro. Ces petits morceaux de carton de couleurviolet sur lesquels sont inscrits date, heure et tarif constituent lespremiers objets que je ramène de ma négociation avec le territoireet ses hommes. Je m’auto-documente.

Le centre d’hébergement de province

Suite à une discussion à propos des expériences décrites prédem-ment, on me met en relation avec un Centre d’hébergement régio-nal d’urgence pour « sans abris ». Cette maison d’accueil, « Pour seposer, se reposer, se réchauffer », comme l’indique sa brochure,cherche à ce moment-là à monter des ateliers réunissant desartistes et des bénéficiaires de la structure en vue de marquer lestrente ans d’existence de l’association. Je propose de développerun atelier de photographie pouvant être ensuite monté sous formed’exposition des tirages réalisés. Rien de très original ! Le directeurde l’association m’offre de prendre en charge mon hébergement,

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dont j’explique l’intérêt jusqu’à ce que la personne me demanded’elle-même pourquoi je suis là. Parmi tous ceux et celles qui, aumoment où je les ai rencontrés, se sont appropriés un morceaud’espace public, aucun ne m’a refusé un portrait au flash avec unvieil appareil réflex (une pastille de plastique blanc de ma confec-tion en diminuait l’intensité). Les conversations duraient générale-ment de quinze à trente minutes. Dans la mesure où les prises devue étaient négociées, elles pouvaient être multipliées. Je prétendsainsi participer à la création d’une image avec la personne photo-graphiée et qui ne soit destinée ni à l’un ni à l’autre (le photogra-phié ou le photographe) mais à un autre. Ce que l’on appelle com-munément photographie est d’emblée une archive ; la fonction dereprésentation étant mise entre parenthèses. Ici, la pratique photo-graphique permet de valoriser la personne habitant la rue dans leprésent de la relation, de lui accorder un intérêt (ne serait-ce qu’enreconnaissant son existence) et facilite la transmission de l’expé-rience. Parmi la vingtaine de personnes ainsi abordées, l’une me ditque je devrais enregistrer la conversation, une autre me fait jurerque ce ne sera jamais publié, etc. La dernière personne que j’abordedans le cadre du protocole accepte ma demande car elle est proba-blement trop alcoolisée pour refuser. Pourtant, je réalise d’elle troisportraits. C’est le fait d’avoir fait la prise de vue sans l’accord dusujet qui a tout remis en cause et m’a conduit au protocole suivant.

Détour : (en) quête de portraits dans le métroparisien

Commençant à remettre en question mon approche des personnes,je me demande si j’ai la force de faire la manche, ce que font beau-coup de personnes habitant la rue. La quête est un moment socialparadoxal pour ceux qu’on dit vivre « sans repères sociaux ». Utili-sant le même matériel de prise de vue que celui décrit précédem-ment, je mets en place un nouveau protocole consistant à inverserle point de vue4. Il s’agit pour moi de tenter de comprendre à queltype de regard ces personnes sont « soumises ».La démarche consiste à entrer dans une rame de métro, en queueou en tête, à se placer au centre de la rame et à déclamer d’une voixforte et monocorde l’objet de la quête : « Mesdames, Messieurs, jesuis étudiant en arts à l’université et je vais passer auprès de cha-cun d’entre vous pour vous demander l’autorisation de faire un por-trait. Il n’y a pas d’exploitation commerciale prévue, il s’agit d’untravail de recherche universitaire. ». Je vous épargne les formulesde politesse. De nature timide, j’ai mis deux heures à voyager sans

4 Il s’agit, comme parfoisdans les scienceshumaines, de mettrel’accent sur le vécu duchercheur, ce que l’onentend par réflexivité duchercheur.

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des stéréotypes du genre de celui que je viens d’exposer. Ne pasfaire de photographie là où il est attendu d’en faire une. Ne pasassigner les personnes avec qui je travaille à des identités toutes-faites souvent attribuées par défaut (c’est-à-dire depuis l’exté-rieur5). Voici une retranscription de mes prises de notes de laconversation que j’ai eue avec cet homme (Roger, 52 ans) suite àl’utilisation de l’appareil moyen-format, le 21 avril 2002. Il me dit :« Tu m’as appris quelque chose sur un appareil photo que je neconnaissais pas… je suis un con ». Je lui réponds : « Je te montreraile résultat et tu verras que tu n’as pas foiré. Alors tu ne pourras plusdire que tu es un con ». Quelques secondes plus tard, Roger dit :« Pourrait-on se revoir et recommencer. Je ne savais pas que je pou-vais être photographe ». En aparté, je note : « Cet homme a desdons de mise en scène. Il dirige ses amis pour qu’ils se placent cor-rectement sur la photo de groupe et apprécie vraiment d’être der-rière la caméra ».

Les appartements vidés avant implosion

Le récit qui suit est un court extrait de mes expériences de terrainmenées en collaboration avec Sigrid Severin pour la XIe missionphotographique du Conseil Général de Seine Saint-Denis et ledépartement photographie de l’Université Paris 8. Il s’agit alors detravailler un an sur ce qui constitue un « événement » : la démolitionsimultanée de deux barres d’immeubles construites en 1962.Il faut monter les escaliers puisque les câbles des ascenseurs ontété définitivement sectionnés. On arrive au neuvième étage d’unebarre d’habitation de quarante trois mètres de hauteur et de centcinquante six mètres de longueur, dont les cloisons sectorisant lesappartements ont été perforées, et on marche jusqu’au bout oùfigure sur la dernière paroi de béton l’inscription suivante, à labombe : « Ne pas toucher ». Évidemment, c’est à vivre. Le messageécrit en rouge est destiné aux ouvriers-démolisseurs. Je ne l’ai com-pris qu’en regardant tranquillement chez moi ces prises de vue. Lafonction de la photographie comme dédoublement non identiquedu réel permet un aller-retour entre l’expérience vécue et l’imageperçue. Travailler sans a priori, cela se traduit souvent par une prisede vue sans visée mais instinctivement frontale (en tout cas sansvolonté de composition) et peut donner à voir par ce « détour duréel » une compréhension différente de ce que je voyais mais necomprenais pas pour autant. Lors de l’ascension, un papier soulevépar un courant d’air se colle à ma cheville : un devoir d’écolier dontla correction du professeur figure dans la marge en rouge : « Peut

5 Et en ce sens, prendreconscience du pouvoirpastoral définit parMichel Foucault (voirnote n°2) dont chacunest potentiellement lerelais.

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mes repas et les frais dépensés pour l’atelier sur une période dedeux semaines. Aucune direction artistique ne m’est imposée, àpart celle bien entendu de parvenir à établir un lien avec les per-sonnes qui choisiront de participer à l’atelier. L’association occupetrois lieux excentrés du centre ville : un accueil de nuit qui ouvre àpartir de 18 heures, un accueil de jour ainsi qu’une annexe, maisonautogérée où les personnes ont une chambre autonome et se pré-parent eux-mêmes leur repas collectivement accompagnées d’uneéquipe socio-éducative. L’association loue des appartements encentre ville et les sous-loue – avant la passation de bail – aux per-sonnes qui ont pu séjourner sans problème quelques mois dans lamaison annexe. L’association s’est arrangée pour m’héberger dansl’un de ses appartements qui n’était pas encore attribué. Me voilàdonc au centre ville. J’estime alors que la meilleure manière demettre en place l’atelier consiste à partager les repas (ainsi que departiciper à leur préparation) avec les bénéficiaires, alternant l’ac-cueil de jour, l’accueil de nuit et la maison annexe. Ainsi pourrais-jeme faire connaître auprès de chacune des personnes sans néces-sairement passer par la médiation de l’accompagnateur social. Avecles personnes de la maison annexe, nous mettons au point une sor-tie à la campagne. Avec les personnes de l’accueil de jour (qui sontles mêmes que celles qui mangent et dorment le soir à l’accueil denuit), je m’aperçois que la communication est plus difficile et déci-de de simplement placer une affiche manuscrite sur le tableau d’in-formation générale suggérant une date et une heure précise où jeviendrai avec le matériel (appareils 24x36 courte et longue focale etun 6x6 avec trépied) pour l’atelier. Sur les quinze jours, ma princi-pale activité aura été de vivre avec les personnes du lieu, de lesphotographier lorsqu’elles acceptaient de poser et de les inciter àutiliser mon matériel (ce qui me conduira à développer bientôt leconcept d’auto-photographie puis d’auto-représentation). Ainsi,quand je me faisais à mon tour photographier, je devenais un usa-ger parmi les autres de cette structure. Ne pas faire une photogra-phie peut parfois être aussi important que de faire une prise de vue.Je me souviens de Roger qui s’est illustré à l’accueil de jour en mani-pulant l’appareil moyen-format, et qui se voulait – et d’ailleurs étaitdevenu – la figure archétypale du « clochard » (barbe longue nonpeignée, toujours récalcitrant à dormir ailleurs que dans la rue,etc.). Le jour de mon départ, les pompiers ont dû être appelés pouremmener Roger se faire soigner pour une cheville depuis long-temps en mauvais état. Il me dit, allongé sur la civière : « Alors, tula fais ta photo ? ». Je n’y avais même pas pensé et je crois que monrapport à la pratique photographique ne consiste pas à entériner

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me restituer leur production. C’est le rapport entre appropriationspatiale et identité personnelle que j’interroge. Incluant dans maméthodologie l’auto-photographie, je prends délibérément lamesure que « […] les observés accordent toujours une place phy-sique et symbolique à l’observateur, et que cette place ne corres-pond pas nécessairement à celle choisie par l’observateur lui-même9 », au risque (bénéfique) de voir mon rapport à l’objet semodifier. Il m’est aussi arrivé de demander aux habitants de réali-ser des cartes pouvant témoigner de leur appropriation spatiale10.Les panoramiques et les auto-photographies ont été présentésensemble sur ordinateur11. Ce dispositif alterne objectivation duterritoire (mon travail) et subjectivation du territoire (leur travail),donnant je pense une perception vivante du lieu, non tant par laphotographie que par ses actuels « usagers » légaux ou non : pho-tographies dont ils sont à la fois les acteurs et les auteurs, cro-quis, enregistrements sonores… Le jour du décrochage, je par-viens in extremis à inviter les auteurs des auto-photographies àvenir sur les lieux de l’exposition. Les deux groupes de part etd’autre de l’écluse12 se rencontrent même malgré des réticencesde départ : on peut dès lors parler d’auto-présentation.

Les entretiens avec un sociologue et l’espace du café

Je voudrais évoquer ici ma rencontre avec un chercheur en sciencessociales sur son lieu d’enquête (le café) et notre collaboration. Uneoccasion de travailler la prise de vue pour un autre « monde » quecelui de l’art. L’enquête – selon ce sociologue – est « une forme deréponse à une demande non formulée et néanmoins rendue pos-sible par les enquêtés ». On peut donc parler ici d’un travail de co-production enquêteur-enquêté : « une façon noble et discrèted’écrire sur des destins individuels et de reconstituer une mémoiretant individuelle du sujet que collective du groupe qui occupe cetespace de vie sociale que constitue le café ».Un café est un lieu public où l’on consomme des boissons. Celui-cia l’air bien sympathique et les clients font bonne figure. Attiré parl’ambiance, j’entre. Une télévision suspendue diffuse à l’assembléedispersée les actualités de dix-huit heures. Nous sommes entre lesdeux tours des présidentielles 2 002. Au comptoir, je demande aucafetier l’autorisation de prendre quelques clichés. Il me répondqu’il n’est pas contre si les clients n’y voient pas d’inconvénient. Jecommence par photographier l’ensemble du lieu par l’entremise dumiroir déformant qui fait toute la largeur du café. Les personnes quim’intéressent sont les personnes assises, comme des figures de

9 Ruth C. Kohn, PierreNègre, Les Voies del’observation : repèrespour les pratiques derecherche en scienceshumaines, Paris, Nathan,1991, p. 219.

10 Et corporelle dans lamesure où l’un d’eux, àcette demande, adétouré sa main etindiqué les différentesblessures qui s’ytrouvaient. Ainsi, Eric B.écrit-il : « Main meurtrie,coupure avec bouteillede bière, rongementd’ongle, brûlure de feu,coup de massette,coupure d’une ébavurede fer ».

11 Les manipulations duspectateur sontretransmises à l’aided’un vidéoprojecteur surune surface murale àl’entrée de l’exposition :le spectateur composeainsi pour les autresspectateurs.

12 « […] rien ne révèleplus clairement certainesdes valeurs reconnuespar un groupe que lamanière dont celui-ci fixeces limites, et organisel’espace. » : JohnBrinckerhoff Jackson, Dela nécessité des ruines etautres sujets, (1980), tr.fr. S. Marot, Paris,Éditions du Linteau,2005.

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mieux faire ». Injonction. Donneur de leçons. Qu’est-ce que je faislà ? Nous ramassons tous les documents papier laissés dans les pla-cards à moitié vidés par les occupants (faute de temps ?), principa-lement des devoirs d’écoliers en primaire et en collège, des papiersadministratifs (organismes bailleurs, relevés de compte bancaire,fiches d’allocations familiales, etc.) et des lettres d’ordre privé(dont une lettre de 1910 et de quoi satisfaire un collectionneur detimbres). Dans un placard de ma chambre d’étudiant, en attented’usage, j’archive.

Inventorier une rue

La mission photographique « Inventorier la rue de la Gare », initiéeen octobre 2003 et dirigée par Jean-Claude Moineau, propose à desétudiants en photographie de travailler sur « un territoire aujour-d’hui en friche, en attente, entre destruction et reconfiguration,figurant sur les cartes et documents officiels sous le nom de ZAC maiséchappant de fait à toute velléitéde contrôle6 […] »Mon travail débute en faisant des points de repère à la bombe depeinture de part et d’autre de la rue de 600 mètres de long me per-mettant de procéder régulièrement à des panoramiques descrip-tifs destinés à être présentés sur écran d’ordinateur et restituantainsi une certaine mutation du lieu7. Si cette approche peut êtreperçue comme une forme de télésurveillance, utilisant un appareilnumérique, je la conçois plutôt comme une méthode d’archivage.Le panoramique de 12 vues fait au niveau à bulle avec boussole età hauteur constante du sol permet une fois assemblé par logicielau spectateur de constituer lui-même son inventaire8. Dans undeuxième temps, je me suis intéressé à certains habitants : deuxgroupes de personnes vivant de part et d’autre d’une écluse.D’abord, un couple homme-femme qui vit successivement« dehors » (septembre 2003), puis dans un « abri auto-construit »avec l’aide de leur réseau local de connaissances (janvier 2004). àla suite de la destruction de leur auto-construction par les servicesde la ville, en raison de l’aménagement d’une piste cyclable lelong du canal, les personnes vivent désormais dans une tente etdans une caravane (années 2005-2006). Ensuite, un groupe demigrants qui habitent une usine désaffectée depuis cinq ans. Jemets donc en place avec ces deux groupes un protocole d’auto-représentation : je confie aux volontaires des appareils argen-tiques jetables en leur demandant simplement de photographierleur quotidien. C’est au cours de mes visites ultérieures et régu-lièrement espacées dans le temps qu’ils peuvent éventuellement

6 Extrait du texte issu del’exposition « Inventaire2003-2005. DépartementPhotographie etMultimédia del’Université Paris 8 »accueillie par l’écoleSpéciale d’Architecturedu 31 mai au 13 juin2005.

7 Il s’agit de documenterl’actualisation (travauxpublics) d’un virtuel(plans d’architectes) etaussi d’ « imaginer » desarchives.

8 Protocole pouvantaussi être repris par lasuite en terme derephotographie(passation de protocoled’un photographe à unautre) ou encore mieux :permettre au spectateurqui le souhaite decontinuer l’inventaire.

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leur honneur, ainsi qu’à la relation d’échange qui existe entre nous :le don et le contre-don. Ainsi, une photographie prise est une pho-tographie systématiquement remise à la personne photographiée,et, en cas d’absence, au cafetier.

Conclusion

Au fil de ces expériences, j’ai souhaité faire la description du pro-cessus qui m’a amené entre 2001 et 2006 à relativiser mon point devue en l’ajustant au point de vue de la personne avec laquelle je tra-vaille et à demeurer prudent quant au besoin qu’a l’artiste d’« exposer ».Le concept d’auto-représentation faisant des sujets abordés des co-auteurs associé à une pratique archivistique16 permet de faire coha-biter deux mondes : celui de l’ethnographie et celui de l’art. Ainsi,« Si nous arrivons à concevoir l’abandon de l’art [Kunstausstieg]non pas comme un échec artistique, voir personnel, mais simple-ment comme un déplacement d’intérêts, un changement de cadra-ge institutionnel, une réécriture de rôles, cela pourrait alors nousaider à reconstruire et à ouvrir la formation artistique de telle façonqu’on puisse y faire son entrée avec l’espoir de ne pas faire partiedes 5 % de ceux qui feront carrière sur le marché de l’art, mais peut-être des 95 % de ceux qui, avec leur compétence, leur intellect, leurcréativité et leur culture relèveront tout ce qu’ils considèrerontcomme un défi – quel qu’il soit17. ».

Félix Tailliez

16 On pourra suivre lesdéveloppementsconcernant la pratiquearchivistique d’artistescontemporains analyséspar Hal Foster dans deuxarticles de la revue(October n° 77 et n°110),« The Archive withoutMuseums » et « AnArchival Impulse »,Cambridge,Massachussettes, MITPress, 1996 et 2004.

17 « Entretien avecAlexander Koch », Art 21 :magazine critique d’artcontemporain, n°6, mars-avril 2006.

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cire, très âgées semble-t-il… mais cela, je ne me le suis formuléqu’après. En attendant, ce sont de plus jeunes occupants du lieu,debout au bar, qui se mettent en scène : je fais quelques photogra-phies. Assis au comptoir, une personne13 finit par m’adresser laparole et me demande qui je suis. Je le lui explique et cette person-ne me demande de photographier le plus âgé des hommes qui setrouve assis sur la banquette de la salle. Je lui demande directementsi je peux en « faire un portrait ». Cette personne parle une langueque je ne maîtrise pas mais elle me fait signe qu’elle ne désire pasêtre photographiée14. Je me retourne vers mon premier interlocu-teur (dont je connaîtrai plus tard son travail de chercheur) et lui dis :« Non, je ne peux pas. ». à l’extérieur du café, nous échangeons noscoordonnées ce qui me permet trois mois plus tard de collaborer àson enquête en l’accompagnant sur deux entretiens dans desespaces éloignés du café. Mon travail consiste alors à photogra-phier l’enquêté et le chercheur dans le contexte d’échange oral puisà m’intéresser plus particulièrement à l’enquêté. Le chercheur enre-gistre la conversation sur un support numérique et de mon côté jetravaille avec deux appareils argentiques. Ici, la pratique de la pho-tographie a plusieurs fonctions : à la fois valoriser la personne quise prête à l’exercice du récit de vie et peut-être provoquer chez luil’envie de présenter ses propres photographies et documenter l’en-tretien pour appuyer le protocole de recherche du sociologue. Jesuis en fait témoin du rapport d’altérité entre le chercheur et la per-sonne qui partage ses souvenirs. Je rappelle qu’il s’agit de per-sonnes retraitées qui ont souvent travaillé dès leur plus jeune âgedans des conditions pénibles depuis leur arrivée de Kabylie, paysoù ils ne retourneront plus de leur vivant15. Quant à mon immersionau sein du café, le sociologue me propose – avant d’utiliser la pho-tographie – de procéder à une « description ethnographique » dulieu. Pour cela, il me donne quelques ficelles techniques succinctes.Puis nous croisons ensemble nos résultats d’observations nouspermettant ainsi de dresser les « portraits » des habitués. C’estpour moi quelque chose de nouveau que de faire une prise de notesavant d’utiliser la photographie. Mon immersion au sein du café n’apu se faire qu’après une initiation du sociologue à ce monde quim’était jusqu’alors étranger. Cet apprentissage a supposé que jepasse au préalable au café un jour de faible affluence pour ne pasêtre trop déstabilisé. Repéré par le cafetier et les clients comme uncollaborateur du sociologue, la suite de mes interventions en sonabsence n’a plus posé problème. La crédibilité que les occupantsdu café accordent tant au sociologue qu’au photographe tient à laconfiance établie, à la parole donnée, au respect des individus et de

13 Sur ce terrain je metrouve être observépar un chercheur ensociologie qui,tout en étant déclarédans l’espace du cafécomme « rédigeant sathèse » sur les kabylesretraités, travaillenéanmoins en« immersion »,c’est-à-dire en essayantle moins possible defaire varier les normeset codes de conduitede ses sujets d’étude.

14 J’apprends à mesdépends que le terrain ases codes et ses règlesd’usage et ce refus esten soi un droit d’entréesur un terrain déjàoccupé par un chercheur.

15 à ce propos, jerenvoie à la thèsede Nabil Neffati soutenueen 2006, La Mise enscène de l’identité kabyleen France, sous ladirection de Jean-ClaudeCombessie (UniversitéParis 8). Cette thèseen sociologie propose decomprendre de quellemanière un projet d’exilqui se veut au départvécu comme unepromotion sociale (sur leterrain d’émigration) estensuite renégocié par leretraité célibataire oumarié avec des enfantssur le territoire français(le terraind’immigration). Ce travailse veut un hommage etla poursuite des œuvresde Abdelmalek Sayadet de Pierre Bourdieu.

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me suis alors tournée vers l’anthropologie avec l’espoir de trouver,dans sa critique de l’ethnocentrisme, les outils d’une compréhen-sion plus claire (« désorientalisée ») des différents modes de repré-sentation et de leurs relations avec leurs contextes culturels.Depuis 1994, j’ai sans cesse travaillé avec des artistes et des théo-riciens de l’Asie du Sud et des Occidentaux, dans le cadre d’exposi-tions et de débats. Comme je l’espérais, cela a engagé un début dedialogue entre artistes et ethnographes, mais celui-ci manque enco-re de franchise, comme je l’ai expliqué ailleurs : « leur “disparité”apparente n’est pas de l’ordre du conflit, elle est due plutôt à la ver-satilité de leur relation qui passe de l’appréhension mutuelle fan-tasque (ou de l’envie) à la négligence5 ».Après dix ans d’études6, je ne suis pas convaincue que l’anthropo-logie se soit vraiment libérée de ses tendances orientalistes, maiscette idée me vient peut-être de ma pratique d’historienne de l’art !À propos de la recherche ethnographique dans le domaine de l’art,ma principale critique consiste à souligner le peu d’espace accordéà l’art contemporain. Reposons la question : pourquoi les ethno-graphes accordent-ils plus d’attention à la production artisanalequ’à l’art contemporain ?En tant qu’artiste africain et ancien anthropologue, Everlyn Nico-demus n’a cessé de clamer que « la fabrication d’objets folklo-riques sans rapport avec le temps dans lequel nous vivons – sur-vivance rituelle – a accédé au statut d’expression culturelleauthentique. Pendant ce temps, les gens branchés ont tendance ànous marginaliser et à nous négliger, nous, artistes modernes,nous piétiner sous prétexte que nous serions atypiques dansnotre propre contexte… aussi ne venez pas avec vos anthropo,ethno, sociologico fourre-tout7 ! ».Comme certaines expositions « transnationales » en France l’onttrop clairement mis en évidence, la tendance curatoriale à propo-ser une perspective orientaliste, primitiviste, néo-surréaliste de« l’autre exotique » a été vaguement contrecarrée en accompa-gnant les œuvres d’un discours ethnographique8. Pourtant cettetentative échoue radicalement pour les mêmes raisons que cellesclairement discernées par Sally Price, des années auparavant9 : la« mésappropriation » de l’autre par une tutelle autoritaire et spé-cialisée afin de légitimer une sélection aléatoire et subjective tou-jours fondée sur l’esthétique hégémonique occidentale. Commel’a relevé Nancy Sullivan, bien que les œuvres paraissent contem-poraines dès l’instant où elles partagent un lieu d’exposition,« c’est le manque d’histoire partagée qui produit “l’authenticité”moins l’histoire est partagée, plus l’autre semble authentique10 ».

Cet article est divisé en trois parties. La première reprend le contenudes débats organisés à l’occasion de deux expositions intitulées« Terrains vagues: entre le local et le global » qui se sont tenues en1998 à l’École régionale des beaux-arts de Rouen et au Kent Instituteof Art & Design de Canterbury1. La deuxième partie présente le sémi-naire intitulé « Dialogues entre l’art et l’anthropologie » que je dirigedepuis 2002 au Chelsea College of Art and Design2. La dernière partiefait le point sur l’état actuel de mes réflexions dans ce domaine.D’abord quelques mots pour présenter mon engagement dans cedialogue interdisciplinaire entre l’histoire de l’art, ma spécialité, etdes études tardives d’anthropologie. Un des éléments qui relie cesdeux champs – celui de l’art et celui de l’anthropologie – se situedans leurs fondations communes au siècle des Lumières. C’est àcette époque – qui fut également celle de l’élaboration de l’idéolo-gie colonialiste dans une perspective ethno/eurocentriste –qu’elles se sont constituées en disciplines académiques. À la fin du19e siècle, avec la mode du « primitivisme », l’histoire de l’art s’estappropriée la « recherche orientaliste de soi en l’autre3 » (self-othe-ring) et a dès lors développé des liens avec l’anthropologie et avecla psychanalyse : deux champs dont les propos sont, selon Hal Fos-ter, des « discours modernes privilégiés4 ».Pendant plus de trente ans, en tant qu’enseignante et curateur d’artnon-occidental en France et en Angleterre, j’ai été confrontée à dif-férentes formes de préjugés sans gravité mais néanmoins réels. Je

1 Artistes invités :Shelagh Cluett, AnitaDube, Jimmie Durham,Jakob Gautel,N.S.Harsha, Susan Hiller,Hélène Hourmat, GuyLemonnier, Alice Maher,Francois Moulignat, YoonSwin, Risham Syed,Vasudha Thozhur etYuan de Shen.Anthropologues : CarloSeveri, Denis Vidal,Nicole Deshayes. À noteraussi la présence d’unespécialiste de laphotographie orientale :Mounira Khemir.

2 Université des arts deLondres.

3 Par « orientalisme »,Virginia Whiles désigneles représentationscollectives d’un mondeexotique aux contourshistoriques etgéographiques peuprécis que les Européensont consommé en yprojetant divers

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fantasmes d’un « autre »rêvé (N.D.L.R.).

4 Hal Foster, Le Retourdu réel. Situationactuelle de l’avant-garde,Bruxelles, La lettre volée,p. 223. Hal Foster seréfère ici à MichelFoucault, Les Mots et leschoses, Paris, NRFGallimard, chapitre X,« Les Scienceshumaines ».

5 Virginia Whiles, « ACurious Relationship »,Journal E@TM,Anthropology fromBelow, 2000, vol. 1,S.O.A.S. (École d'ÉtudesOrientales et Africaines,Université de Londres).

6 Initialement à L'Écoledes Hautes Etudes(Paris) et puis à laS.O.A.S.

7 Everlyn Nicodemus,The Centre of Otherness,Londres, INIVA/KalaPress, 1994, p. 100.

8 La 5e biennale de Lyon,« Partage d'exotismes »(1999), a tenté de réparerla présentation purementformaliste (esthétique)de l'odysséemulticulturelleprécédente de Jean-Hubert Martin, « LesMagiciens de la Terre »(1989), en invitant desanthropologues en tantqu’ « experts » pournommer des sections,comme si c'était unesource immédiated'éclaircissement. J'aiécrit dans une revue(Artscribe) quel'exposition était loin deconcerner le « partage » :« l'autre conserve toutesles qualités exotiques

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Néanmoins, s’il y a une chose dont je suis sûre, c’est que la pratiqueethnographique du travail sur le terrain, alliée à la tendance actuelle àl’auto-réflexivité, réduit le risque d’affirmations généralisatrices sisouvent rencontrées dans les écrits sur l’art11.Les débats qui eurent lieu à l’occasion de l’exposition: « Terrainsvagues », dont le thème faisait référence au texte de Hal Foster, « L’ar-tiste comme ethnographe », se sont focalisés sur la question de larelation entre l’art et l’ethnographie. Les artistes et les ethnographesqui y participaient, développèrent une réflexion autour de troisthèmes principaux: l’observation participante, la notion de « don » deMarcel Mauss et le concept de l’artiste comme « chamane ».Si l’on revient sur les principales questions qui ont été abordéeslors des discussions, il est intéressant d’évoquer les points de vuecontradictoires de deux intervenants ayant inversé leurs rôles – SusanHiller, l’artiste, était autrefois anthropologue et Carlo Severi, l’an-thropologue, a été artiste – à propos de la notion d’« observationparticipante ». Hiller déclara que son choix pour la pratique artis-tique plutôt que pour l’ethnographie était lié à « son expériencepersonnelle » et Severi fit le portrait de l’artiste contemporaincomme d’un homme en quête d’objectivité, loin de tout stéréotyperomantique. Par contre, a-t-il noté avec ironie, cette attitude roman-tique peut être attribuée de la récente « auto-légitimation » (self-fashioning) de certains ethnographes.Cette tendance à l’inversion des stratégies entre artistes et ethno-graphes peut être mise en relation avec l’observation de Cliffordselon laquelle les artistes cherchent à rendre étrange notre mondefamilier tandis que les anthropologues cherchent à rendre compré-hensible l’étrange ou l’« apparemment irrationnel ». Les deuxrêvent peut-être d’un changement.Le point central du texte de Foster sur les artistes comme ethno-graphes concerne la distance critique. Depuis qu’en anthropologie,la distance physique n’est plus un critère – le « terrain est partout12 »– l’ethnographie expérimentale maintenant multi-située, interactive,numérique et polyphonique inspire voire est singée par des artisteset peut mener « [autant à l’évitement qu’à l’extension de la critiqueinstitutionnelle13 ». Par exemple, au cours de la discussion, la défen-se, par Susan Hiller, de « l’immersion dans sa propre culture »comme forme vraie de travail de terrain a été immédiatement miseen cause par la question de l’anthropologue Denis Vidal quant àsavoir ce que recouvre l’expression « sa propre culture ».Les buts contrastés de l’art et de l’anthropologie sont invariable-ment présentés dans une perspective moralisante14. L’art et l’an-thropologie sont tous deux concernés par la rencontre et l’altérité,

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mais tandis que le travail des anthropologues est pensé comme unecontextualisation des relations sociales, celui de l’artiste est plutôtperçu comme une forme de prestidigitation15, le jeu d’adresse pou-vant signifier « représenter des faits de manière erronée, les réar-ranger avec habileté ». Il est alors bizarre de mettre en parallèle lapression qui pèse aujourd’hui sur les artistes afin qu’ils réintrodui-sent de l’éthique dans l’esthétique16 et la transformation simulta-née de l’anthropologie par le biais de la fiction et de l’imagination.Les idées de Mauss sur « le don » comme « fait social total » ontconstitué la charpente d’une remarquable installation de FrançoisMoulignat, spécialement réalisée pour l’exposition. Le projet del’artiste, inspiré par ses études d’architecture islamique et par sesobservations sur l’insuffisance de structures qui devraient per-mettre aux 5 millions de musulmans installés en France de prati-quer librement leur culte, consiste en un « don » à la communautémusulmane de Rouen d’une structure peinte, destinée à faire fonc-tion de mihrab17. Cette œuvre se veut une exploration des fonctionset des limites de l’art à plusieurs niveaux. L’artiste souligne qu’ense trouvant intégrée au mihrab, « en pénétrant dans la sphère dusacré, cette installation perd sa fonction d’œuvre d’art et, commeune “greffe”, se trouve absorbée par l’organisme. Devenue fonc-tionnelle, on ne la voit plus18 ». Cette installation a également misen jeu des échanges entre musulmans et non musulmans, entrel’art et la religion, et entre l’appropriation et le don. Le projet a doncdéveloppé de multiples dimensions politiques. Les rencontres etdiscussions de l’artiste avec des membres des communautésmusulmanes furent enrichissantes tant en termes théoriques quepratiques. Cette œuvre, très polémique, a conduit à un débat hou-leux où furent abordées les questions de l’appropriation, del’échange, du symbolisme, de la mimésis et du formalisme. Mouli-gnat a insisté sur la fonction intégrative du don qui, selon Mauss,fonctionne dans deux sens, via le don et la réception d’une part, viale contre-don d’autre part, et cimente les relations de la commu-nauté. En fin de compte, le don de Moulignat fut accepté et a per-mis d’engager le dialogue qu’il avait espéré.Le troisième point de la discussion a porté sur le concept de l’artis-te comme chamane ou « passeur », thème qui fut aussi celui de l’ex-position « Rites de passage19 ». Carlo Severi fut radical dans sonrejet de l’idée que la thérapie est une caractéristique commune àl’art et au chamanisme. Severi a insisté sur le fait que, dans cesdeux domaines, les questions de santé ou de bonne volonté étaientbien moins importantes que l’exploration et la promotion des idéeset de la connaissance. La relation entre art et chamanisme résulte

“authentiques” projetéespar “un orientaliste” auregard fixe… ». Cetteexposition a maintenu legoût de Jean-HubertMartin pour le « cabinetde curiosités », un styled’exposition qui parvientà masquer n'importequel terrain critique.

9 Sally Price, PrimitiveArt in Civilised Places,Chicago, University ofChicago Press, 1989.(Arts primitifs, Regardscivilisés, Paris, ENSBA,2006.)

10 Nancy Sullivan « InsideTrading : Postmodernismand the Social Drama ofSunflowers in the 1980sArt World », dans GeorgeE. Marcus & Fred R.Myers (sld) The Traffic inCulture, Berkeley,University. of CaliforniaPress, 1995.

11 Voir la critique deHowell, « CulturalStudies and SocialAnthropology :Contesting orComplementaryDiscourses ? », dansAnthropology andCultural Studies, StephenNugent et Cris Shore(sld), Londres, Chicago,Pluto Press, 1997.

12 Marc Augé, 1994.

13 Hal Foster, Le Retourdu réel, Bruxelles, LaLettre volée, 2005,p. 241.

14 On en trouve unexemple dans le texte deGeorge E. Marcus, « ThePower of Contemporarywork in an American ArtTradition to Illuminate ItsOwn Power Relations »

dans The Traffic inCulture. op. cit.

15 James Clifford, ThePredicament of Culture,Cambridge, Mass.Harvard University Press,1988, p. 147. [Malaisedans la culture.L’ethnographie, lalittérature et l’art au20e siècle, Paris, ENSBA,1996].

16 Voir la discussionentre Hans Haacke etPierre Bourdieu dansLibre Échange, Paris,Seuil, 1992. Voir aussiles deux dernierscatalogues de laDocumenta.

17 Le mihrab est uneniche pratiquée dans lemur qibla de la mosquée,qui précise la directionde la prière.

18 Moulignat, cataloguede l'exposition « Terrainsvagues », KIAD, 1998.

19 Exposition « Rites ofPassage Art for the Endof the Century »,Londres, Tate Britain,1995. Commissairede l’exposition, StuartMorgan, texte ducatalogue de JuliaKristeva.

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Tate Britain – une étude a été menée sur le déménagement, sur leschangements qu’il a engagés et sur ses conditions de réalisation. Lacritique institutionnelle a été conduite à partir d’observations etd’entretiens réalisés auprès d’étudiants et du personnel de l’uni-versité d’art. L’analyse du contexte a été effectuée à partir d’entre-vues avec les voisins. Une étude de l’interaction entre l’espace etcertains comportements rituels a été faite à partir de l’observationet des entretiens avec différents usagers des ateliers et des espacesde détente tels la cantine et le bar.La pratique au sein du séminaire comprend aussi la réalisation deperformances à plusieurs, la présentation du travail de chacun, laproduction de récits biographiques avec l’appui de leurs objetsfétiches, de récits individuels d’une expérience collective de visited’exposition, divers jeux avec des cartes postales visant à explorer leconcept de « tourisme culturel » ainsi que des discussions avec dejeunes anthropologues invités à présenter leur recherche doctorale.La dernière partie de cet article propose quelques réflexions sur lasituation actuelle des relations entre l’art et l’ethnographie. « Aidezle lecteur ». « Racontez toute l’histoire » sont des conseils souventdonnés dans les cours de méthodologie, en anthropologie. Une desmanières d’y arriver est de raconter des anecdotes – habitude admi-rable qui traverse les écrits hilarants de John Cage où des exemplesde rencontres fortuites et d’événements improvisés éclairent saphilosophie dense et pleine d’esprit. Dans mes écrits sur des expé-riences de travail de terrain, apparaît un vocabulaire emprunté authéâtre : rôles, acteurs, scénarii, jeux, performances. L’ethnogra-phie performative est actuellement une pratique qui convient à l’ex-pansion de l’ethnographie dans d’autres formes de représentation :non plus seulement littéraire mais visuelle et corporelle au moyende la vidéo ou d’autres technologies numériques. Le croisement dudocumentaire et de la fiction est une stratégie adoptée par certainsethnographes, emplis du désir non seulement « d’être artiste » maiségalement « d’être écrivain ».Il est intéressant de comparer l’approche de l’écrivain Orhan Pamukà celle préconisée par Hal Foster à propos des artistes ayant recoursà l’ethnographie. Dans le discours qu’il a fait à l’occasion de laréception d’un prix littéraire à Hambourg21, Pamuk a décrit sonapproche ethnographique rigoureuse d’un des lieux de son roman.Il a raconté en détail comment il lui était arrivé de suivre la trace deson héros, de s’asseoir dans les mêmes cafés, de faire desemplettes au magasin du coin, de parler aux gens du pays, s’identi-fiant ainsi à son héros. Il a ainsi mis en œuvre cette « recherche desoi en l’autre » (self-othering) que l’on trouve chez de nombreux

20 Ce séminaire est lui-même basé sur unséminaire expérimentalantérieur dénommé« Contextualisation » quej’ai donné aux étudiantsde dernière année del’École Régionale desBeaux-Arts de Rouendans les années 90. Lesétudiants étaient invitésà présenter un travailpratique (le leur ou celuide quelqu’un d’autre)sans l’aide d’aucuneimage, en ayant recoursà la description orale ens’appuyant sur un réseaude référencespersonnelles ethistoriques afind’essayer de construireune forme de matriceoriginelle, avant touteintention de lecture oud’interprétation. Cecis’est avéré étonnementconstructif du fait mêmede la déconstruction dela méthode habituelled’analyse basée sur uneperspective formaliste.

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plutôt du recours au rituel dans la performance, dès les années1970, d’une manière qui laissa penser que le rôle de l’art pouvaitêtre de remplir le vide laissé par la perte de rituel dans la viecontemporaine, (thème exploré dans les écrits de Lucy Lippard etégalement dans ceux de Susan Hiller). Ceci a conduit à l’idée que« le désir ethnographique » de certains artistes pouvait les amenerà concevoir le travail de terrain comme un « rite de passage »,comme dans l’anthropologie classique.Diverses observations intéressantes ont émergé de ces débats,observations qui ont par la suite nourri les discussions avec les étu-diants de mes séminaires. Les quatre problématiques principalesposées par les participants et qui concernaient tout autant la pra-tique artistique que l’ethnographie furent : 1) l’interférence entre lasphère personnelle et la sphère politique en particulier dans les tra-vaux d’inspiration féministe ; 2) l’interaction entre la vérité et la fic-tion ; 3) la comparaison des méthodes utilisées par exemple dansdes enquêtes indigènes, réalisées par plusieurs collaborateurs etmulti-situées ; 4) la mésappropriation des symboles culturels pardes artistes, question fortement polémique.Dans le séminaire d’art et d’ethnographie20, j’introduis les étudiantsà l’histoire des relations entre ces deux domaines avant de leur expo-ser des théories anthropologiques qui, je crois, peuvent être utiles àcertains artistes. Ceci comprend les textes de Victor Turner, MaryDouglas, Johannes Fabian, Talal Asad, Arjun Appadurai, Sally Price,James Clifford, Michael Taussig, Henrietta Moore, G.E. Marcus, F.R.Myers, Alfred Gell, Chris Pinney, Daniel Miller et Nicholas Thomas. Àces auteurs s’ajoutent des écrivains qui travaillent dans desdomaines apparentés et dont les idées présentent un réél intérêtpour les artistes qui souhaitent insérer leur pratique dans le champsocial. On peut citer ici certains textes de Bourdieu, de Certeau, Saïdet Bakhtin et les textes féministes d’Irigaray, Kristeva, Mulvey, Butler,Braidotti, ou encore des textes discutant de manière spécifique lesliens entre l’art et l’ethnographie comme ceux de Foster, Schneider etColes. Nous nous intéressons également aux artistes dont le travailimplique une approche ethnographique comme Joseph Beuys, MarkDion, Jimmie Durham, Atul Dodiya, Mona Hatoum, Huang Yong Ping,Guy Lemonnier, Ilya Kabakov, Cindy Sherman, Mary Kelly, Andrea Fra-ser, Susan Hiller, Sophie Calle et bien d’autres.Dans la deuxième partie du séminaire, nous cherchons à mettre enœuvre une expérimentation pratique de la question de la participa-tion/observation en relation avec des contextes sociaux spéci-fiques. Par exemple, à l’occasion de la récente relocalisation del’université d’art à un emplacement prestigieux – juste à côté de la

21 Ceci s’est passé justeavant son procès pourtrahison, en Turquie,pour avoir décrit lesmassacres desArméniens par les Turcs.Depuis il a été acquitté,en partie grâce à lapression du public etsuite à la demande de laTurquie d’entrer dansl’Union Européenne.

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l’importance des médias, non seulement dans la vie sociale contem-poraine, mais aussi afin de pouvoir imaginer des styles de vie alter-natifs. Son discours sur les « courants » et les « panoramas » décritles différentes manières dont les cultures ethniques s’adaptent ouse confrontent aux influences hégémoniques occidentales contin-gentes à la mondialisation. L’imagination est présentée non commeressource palliative mais comme pratique sociale par laquelle desnouvelles communautés peuvent être prises en compte, en particu-lier par le biais de propositions Internet qui peuvent constituer unerésistance à la reproduction de la normalisation culturelle en offrantun espace pour des points de vue alternatifs. J’ai été témoin de ceciau Pakistan où un régime oppressif est mis en cause seulement parl’échange d’idées dans le pays et avec l’extérieur, une opportunitépolitique grandement facilitée par Internet24.Il en est de même des idées de Gell au sujet de l’œuvre d’art commeprothèse ou agent social de sorte que la production et la circulationdes objets d’art sont perçues comme accomplissant une fonctionsociale comparable au rituel du potlatch observé par Mauss : àsavoir soutenir des réseaux relationnels dans lesquels le systèmed’échange en boucle est la société. Les réflexions de Gell consti-tuent une référence pour ces jeunes artistes idéalistes qui rêventd’un monde de l’art alternatif au monde du marché.Une étude intéressante réalisée par des étudiants en anthropologie25

s’est penchée sur leurs motivations à faire de l’anthropologie. Troistendances principales sont apparues dans les résultats: l’anthropo-logie comme possibilité de faire une « bonne carrière », comme formede « bricolage spirituel » ou enfin comme rite de passage permettantl’accès au pouvoir politique. Selon le niveau social des étudiants,l’anthropologie est généralement perçue comme un champ d’étudeuniversitaire « libéral26 » et c’est pour cette même raison que les étu-diants moins privilégiés la considèrent comme reproduisant des pré-jugés bourgeois, sauf à remettre en cause son jargon.Les conclusions de cette étude rejoignent mes arguments pour undialogue entre l’art et l’anthropologie selon lesquels l’enseigne-ment « verbal » transmettant théorie et méthodologie devrait êtreaccompagné d’une forme « imaginante » d’enseignement enga-geant l’expérience et l’imagination particulières de chaque étudiantau sein de sa pratique. La première méthode fonctionne par acqui-sition et accumulation, la seconde est focalisée sur le « soi » commevéhicule et fait usage de la réflexion sur la narration, la mémoire, lejournal intime, les documentaires, les histoires, les conversations.Récemment, j’ai été invitée à évaluer les activités de recherche cul-turelle d’étudiants en troisième cycle d’art. Leurs titres-thèmes

22 À ce propos, voirSlavoj Zizek, The TicklishSubject [Le Sujet quifâche], 1999, p. 198. Lademande, formulée parle monde de l’artoccidental, pour unelecture facile d’artistesen provenance d’autrescultures tend à occulterles différencescomplexes. Mon doctoratsur les miniaturespakistanaisescontemporaines met enévidence le besoinde retrouver lessignifications d’uneforme d’art traditionnelledans les contexteslocaux de production. Ilmet aussi en évidencele besoin d’aborderdes esthétiques localesspécifiques de mêmeque les particularités deconfrontation,adaptation ou résistanceà l’Occident produitespar chaque œuvre.

23 Arjun Appadurai,Modernity at Large :Cultural Dimensions ofGlobalization, Universityof Minnesota, 1996.(Après le colonialisme :les conséquencesculturelles de laglobalisation, Paris,Payot, 2001)

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« artistes comme ethnographes » et que condamne Foster. Ce der-nier met en garde les artistes contre les risques, liés à cette postu-re, de renforcement de leur « autorité ». Il y voit également uneperte romantique de toute distance critique et une forme d’arro-gance idéologique : parler pour les autres plutôt que de permettreaux autres de faire entendre leur propre voix.En réponse, Pamuk défend le roman précisément en tant qu’œuvred’imagination, en tant qu’il peut être « une fiction pouvant dire lavérité, tellement souvent voilée dans la vraie vie », en tant précisé-ment qu’il peut « parler pour ceux qui ne peuvent pas, pour ceuxdont la colère n’est pas entendue »… et par dessus tout, dit-il, parcequ’il permet d’imaginer des conduites de vie alternatives.Arjun Appadurai et Alfred Gell sont deux anthropologues ayant faitpreuve d’une conscience claire des puissances de l’imagination.Leurs arguments montrent une pertinence particulière à l’égard de laquestion la plus complexe de l’enseignement de l’art en Grande-Bre-tagne : celle des différences culturelles, des conditions et des possi-bilités d’interaction, de contestation ou d’appropriation dans lamesure où la majorité des étudiants ne sont pas des ressortissantsbritanniques mais sont issus de milieux ethniques variés. Une desprincipales questions que mon séminaire essaye de poser est cellede l’identité culturelle, en particulier dans le contexte de modescuratoriales actuelles mettant en scène tantôt l’hybridité transnatio-nale tantôt les positions politiques à l’égard des identités spéci-fiques. Face à un jeu post/néo-colonial, comment un artiste se posi-tionne-t-il ? Fait-il un usage de son identité culturelle qui a un lienavec son travail, sans compromettre ses intentions? Ou cède-t-il auxpressions du monde de l’art en suivant les tendances post-modernes au nomadisme et à la déterritorialisation ? L’intérêt pourles traditions indigènes et son développement dans les pratiquescontemporaines est une question qui réclame notre attention. Ennégligeant le particulier au nom de la diversité hybride, le discourstransnational dépossède les groupes spécifiques d’une politisation(met un terme, étouffe, hypothèque la politisation des groupes spé-cifiques) et induit le risque de « désavouer la politique22 ».L’intérêt de la comparaison entre Foster et Pamuk est que leurs deuxperspectives sont justifiées. Là où les anthropologues ont besoind’imagination pour construire leur récit, les artistes peuvent tirerprofit des contraintes d’une étude concise comme dans le processusethnographique, mais tous deux ont besoin de la vision et du culot« pour parler vrai au pouvoir » comme l’a revendiqué Edward Saïd.La vision des perspectives ethnographiques globales23 de Appaduraiest un texte crucial dans mon séminaire dans la mesure où il affirme

24 On peut citer deuxsites importants derésistance : stopthewar.org etmovementoftheimagination.

25 Simon Coleman et BobSimpson, « Study of“AnthropologicalEffects” », dansAnthropology Today, Vol15, No 6, décembre 1999.

26 Le terme ne doit pasêtre entendu ici dansle sens politique, couranten France, de « droitelibérale » mais plutôtcomme un domained’études dont lesobjectifs professionnelsne sont pas définisavec précision. (NdT.)

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27 Un workshoppratique du travail deterrain a été développé àun haut niveau decoopérationinternationale par le« Triangle Workshop »,association qui a débutéà New York en 1982 sousla houlette d’AnthonyCaro et Robert Loder etqui fonctionnemaintenant sur tous lescontinents.

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étaient impressionnants : « imaginations géographiques », « fron-tières et narrations », « l’autre, le semblable et le réel ». Ils repro-duisaient dans ces travaux toutes les caractéristiques de la péda-gogie actuelle des Cultural Studies en Angleterre : discours post-colonial, théorie de la déconstruction, référence à Lacan.Ma critique fut positive à l’égard du caractère collectif de leurapproche, si rare dans une discipline qui promeut l’individualitémais je fus critique quant à la trop grande généralisation de leurperception. Par exemple, ils avaient tendance à se focaliser sur unchamp réduit de discours en art comme en anthropologie. Ainsipeut-on comprendre ma proposition de créer une école où l’ensei-gnement de l’art et de l’anthropologie seraient combinés. Les étu-diants, d’origines multiples, y seraient confrontés à des contextesculturels différents27. Ils seraient incités à recourir aux méthodolo-gies combinées de l’observation/participation, de la réflexivité cri-tique et à des techniques expérimentales, usant d’esthétique etimagination variées, de façon à ouvrir un véritable dialogue : inter-disciplinaire et interculturel.

Virginia Whilestraduit de l’anglais par Claire Fagnart

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Projet-témoignage« Rua dos Inventos »

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Poésie

Emblème de Thel

L’Aigle sait-il ce qui se cache dans la fosse ?Ou dois-tu plutôt le demander à la Taupe ?Peut-on retenir la Sagesse dans une verge d'argent ?Ou l'Amour dans une coupe d'or ?

« Rua dos Inventos » est un projet qui témoigne de mécanismes etstratégies de survie au quotidien, dans les grandes villes, élaboréspar ceux qui vivent et travaillent dans les rues. Dans des conditionsadverses, apparaissent des objets dessinant une évidente culturematérielle urbaine contemporaine. Les documents visuels et audio-visuels ne prétendent pas au statut de travail anthropologique, bienqu’ils se situent à la frontière de l’ethnographie. Ils délimitent –sans s’y limiter – un regard d’artiste.Les méthodes que j’ai appliquées pour la construction du fondsdocumentaire sont à la limite du chaos et une indiscipline rigoureu-se a conduit mon travail. Sans savoir ce que je trouverais en dehorsde la « grotte », je me suis laissée aller à la conviction que le tempsse chargerait de favoriser des rencontres extraordinaires et inatten-dues. Cette confiance a fait que, pendant deux ans, je me suis pro-menée sans objectif défini, en quête d’une situation imprévisible. Àpart mon appareil photo, mon bloc-notes et mon stylo, je ne trans-portais que des doutes. Sortir pour photographier ou filmer quoi ?Qui sera aujourd’hui au coin de la rue ? Vais-je rencontrer l’hommeaperçu hier avec cet étrange objet ? Si je le rencontre, aura-t-il enco-re cet objet ? Cette dynamique de travail échappe au contrôle mais,en même temps, laisse de l’espace pour une considérable liberté.

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Trois mois se sont passés avant le premier enregistrement photo-graphique, quand j’ai rencontré João Paixão, inventeur d’un bâtonmagique - une amulette à la signification singulière, qu’il crée etsuspend aux réverbères de différents quartiers de Rio de Janeiro.L’invisible évidence de cette intervention urbaine m’a questionnéeet j’ai pu établir une relation avec ce vagabond mystérieux quiparaissait transférer sa douleur et son histoire à cet objet protec-teur. Ensuite, j’ai rencontré Dona Pequena qui porte une paire delunettes insolite, sans verres, avec une monture spéciale pour lacorrection de ses paupières tombantes, défaut de naissance. Dèslors, à des moments précis et imprévisibles, ont surgi des person-nages qui aujourd’hui font partie de cet espace poétique qu’estdevenu la « Rue des inventions ».Pendant un an, j’ai pu établir une relation étroite avec quelques-unsdes inventeurs de l’art de survivre. J’ai rassemblé plus de mille pho-tos en noir et blanc et en couleurs, dix heures d’enregistrement envidéo numérique, des centaines de dessins. J’ai commencé à réflé-chir à la manière de présenter ce matériau, de montrer cette expé-rience qui pourrait susciter l’étonnement, mais qui a besoin d’uneattention délicate afin de ne pas devenir l’exhibition de l’intimité del’autre, l’exploitation de la vie des personnes qui m’avaient ouvertleurs portes.La perspective de la publication d’un livre et d’une exposition auMusée National des Beaux-Arts de Rio, m’a poussée à me déciderrapidement sur leur contenu définitif. 128 photographies ont finale-ment été choisies pour la première édition du livre, 96 pour l’expo-sition et dans l’édition augmentée du livre, 42 autres photographiesont été ajoutées.Les dessins ont été présentés comme une sorte de « post-jet » ser-vant à mettre en relief certains détails de ce que le projet pourraitdécrire, orientant ainsi la production. Plus tard, du texte et des des-sins au pastel gras sur les murs ont été incorporés à l’exposition,établissant un dialogue avec les objets sélectionnés.Les vidéos ont été éditées et l’installation vidéo a été conçue en col-laboration avec André Sampaio. Un rideau de fer grillagé séparait lepublic d’une vitrine vidéo constituée de huit téléviseurs où étaientmontrés les scènes de rue et les entretiens. Autrefois, il était cou-rant de voir, dans les boutiques, les appareils exposés pour lavente, allumés et ceux qui ne pouvaient pas les acheter suivaientles programmes du dehors tout en désirant ce bien de consomma-tion inaccessible. Ici, la situation est inversée.Le scénario du film vidéo projeté sur grand écran a été élaboré parOsvaldo Pereira.

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Je me sens principalement témoin d’une réalité dont les objets sontdes faits concrets et flagrants de notre culture matérielle. Lors dechaque exposition, le projet se renouvelle selon l’esprit dynamiquede l’univers en question. J’ai l’impression que chaque espace qui seprésente suggère la forme de son occupation.L’exposition dans la Galerie du département d’arts plastiques del’université de Paris 8 a été élaborée à partir de vidéos et d’objetsassemblés spécialement pour cette occasion. La particularité d’unespace réduit m’a conduite à remplacer les grandes photographiespensées pour des grands espaces par d’autres supports plus petits.Par exemple, la pièce Respingos (éclaboussures) est composéed’un parapluie et de dessins ; à chaque baleine sont suspenduesdes photographies entourées de cadres en acrylique. La projectionde vidéo sur deux écrans, intitulée Traquitana, a été conçue en col-laboration avec le cinéaste André Sampaio. Pour créer une ambian-ce propice à un dialogue entre la projection et les objets, un grandrideau de couverture typique des usagers de la rue, transformaitl’espace de la galerie en installation.Au-delà de la galerie, dans le hall de la bibliothèque étaient expo-sées des photographies et des photos-dessins, ces derniers consti-tuant une nouvelle technique en développement. Ces photos-des-sins sont actuellement réalisés sur papier photographique avec desproduits chimiques propres à la photo, et graphite, mais d’autresmatériaux pourront être incorporés.

Le travail n’est jamais fini et se transforme toujours, tout comme lesinventions de la rue de notre monde.

Gabriela Gusmão

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« Avec le sourire d’un vagabond filou et démuni,En guenilles, édenté, ridé par le soleil,Enivré et rétréci par l’alcool,Déserté par l’argent,Supporter de football,Détenteur de la capacité à créer un univers en mélodie et en vers,Et malgré ses pouvoirs,Allant de par le monde, prisonnier de ses amours sans importance,Et de ses sentiments bafoués,Maître de l’endurance,Que les yeux aveugles de piétons sans égard au désir engourdi nepourront jamais apercevoir », a dit le poète.Dans le couloir de la galerie du musée, les spectateurs marchaientsur un énorme tapis de capsules de bières et de boissons rafraî-chissantes, clouées sur des planches de contreplaqué. L’œuvre,appelée Tapsule était un agrandissement d’une sorte de tapis-bros-se populaire. Au centre, une surface recouverte de boue sèche invi-tait les spectateurs à marcher et ensuite à frotter leurs chaussuressur les capsules afin de vérifier l’efficacité technique du tapis.Lors de cette première exposition, en 2002, j’ai voulu allier la sim-plicité du montage avec une occupation de l’espace qui était àl’image d’un quartier. Ainsi, la Galerie du 21e siècle du Musée Natio-nal des Beaux-Arts de Rio de Janeiro pouvait être vue comme quatrecoins de rues où j’avais disposé les photos, les objets, l’installationvidéo, l’énorme tapis de capsules. Une série de rendez-vous précis,le matin même, a rendu possible la présence, au vernissage, d’ungrand nombre de personnes engagées dans l’expérience. La chanceplus que le hasard m’avait permis de les retrouver ce jour là ; notrerelation a permis qu’ils acceptent l’invitation. Devant les photogra-phies, les objets, les vidéos, les installations, se sont trouvés JaoPaixao, Dona Pequena, Daniel, Seu Verissimo, Neco et d’autres res-capés urbains, inventeurs de l’art de la survie.C’est à ce moment unique et précis de cette rencontre dans la galeriedu musée que le travail a pris tout son sens. Ce n’était pas une per-formance mais un événement inattendu qui n’était pas dans le scé-nario de l’ouverture de l’exposition. Les documents qui composaientle fond de la « Rue des Inventions» présentaient des situations si évi-dentes qu’au jour le jour, elles passent inaperçues aux yeux des pié-tons. Ce jour-là, pourtant, les stratégies et mécanismes créés au quo-tidien par ceux qui font de la rue leur moyen de vie, se trouvaient sousles feux de la rampe et même les protagonistes eux-mêmes étaient là.Une des invitées, habitante de la rue, a été presque empêchée, par lasécurité, d’entrer dans une fête qui était pourtant la sienne.

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Tanger, École Ibn BatoutaLycée Henri Regnault20, rue des Vignes

Ce jeu qui se répète souvent durant la récréation, que j’essaie tou-jours d’esquiver, qui m’emplit d’un malaise inconnu, « De quellereligion es-tu ? »

Une amie française, élève de ma classe, imagine que ma grand-mère, coiffée de son foulard, préparant des plateaux de gâteaux àla cuisine, est notre bonne. Cette vision me surprend beaucoup, medésarçonne.

Bondir hors de l’école, ouvrir le cartable, partager crayons etcahiers avec ma grand-mère analphabète, lui apprendre à déchiffrerles consonnes et les voyelles de la langue française. Elle rit auxéclats, une main ou un mouchoir devant la bouche.Nous partons, à bord de l’Opel Kadett. Direction Paris.

@ROSE DES VENTS. COM

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Déambuler lentement dans l’espace enveloppant les personnages,Balayer, tel un phare dans la nuit, corps, costumes, tapis, tentures,carrelages, objets, paysages,Sonder l’énigme du négatif,Tailler, trancher au cutter la pellicule,Sonder les visages,Et les dessiner,Dessin au trait,Grands dessins monochromes, au crayon de couleur, Vert Viridiane,Rose Garance, Bleu Cobalt, exécution longue, lente, qui leur confèrefluidité et transparence, ils disparaissent dans les hautes lumières,Dessins sculpturaux au pastel et à la pierre noire.

LES VISITEUSES DU SOIRVIRIDIANELE DÉTROIT DE GIBRALTAR, OU LE GOÛT SALÉ DES LÈVRESLA FURIE ENDORMIE

À l’album de famille se greffe une collection de cartes postales dif-fusées pendant les conquêtes coloniales françaises dont j’ai retenula catégorie « Scènes et Types ».Ces représentations standardisées des types dits ethniques,Arabes, Berbères, Négros, Juifs, fabriquées par et pour un publiceuropéen, où les individus sont photographiés en dehors de leurcontexte, où les sujets sont traités en objets, où la femme est à lafois objet sexuel et femme colonisée.Lors du déménagement de mon agence, je découvre deux petitscatalogues commerciaux publiés par Rudolf Lehnert et Ernst Lan-drock, datés respectivement de 1924 et 1930, proposant des photo-graphies, héliogravures et cartes postales colorisées d’Égypte,d’Afrique du Nord, du Proche-Orient, de Palestine.Des numéros de L'Illustration relatant des émeutes à Fez aumoment de la signature du Protectorat français.

LA MÉNAGERIE DU SULTANTATOUÉECADAVRE DE MAROCAIN OUBLIÉ DANS LA CAMPAGNEBATTEMENT DE CILSZELIG OU LE SON (GE) DES BRACELETS

Depuis les années 1970, j’accompagne souvent dans ses pérégrina-tions un ami algérien, Azzedine. Nous circulons entre Barbès, Sta-lingrad, Aubervilliers. Il m’invite à connaître et à photographier ses

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Mon enfance s’est déroulée au Maroc à l’époque du Protectorat fran-çais, au croisement d’itinéraires culturels et linguistiques cosmopo-lites: d’un côté, un monde marocain, maghrébin, sépharade, delangue arabe; de l’autre, la France, le monde occidental, la languefrançaise, mais aussi l’espagnol, l’anglais, le russe.Au cours de mon adolescence, ma tante marocaine s’installe enAngleterre; durant plusieurs étés, j’arpente les musées londoniens.Une exposition de Pop Art américain et anglais à la Hayward Galleryme frappe durablement.Dans la malle métallique vert foncé qui porte encore l’étiquette TAN-GER, une collection de poche Larousse « Art, Style et Technique »: jecopie, au crayon Conté, Monsieur Bertin l'Aîné, Monsieur Cordier, lesportraits d’Ingres, La Folle de Géricault.Je dessine ma grand-mère réajustant régulièrement les attaches dufoulard noué sur la tête, UNKNOWN LADY, FRENCH SCHOOL.Depuis son départ de Fez, elle vit avec ses deux filles, entre Paris,Londres et le Pays Basque.Elle s’exprime en arabe; elle s’étonne chaque jour de la société deconsommation occidentale, de l’énergie ininterrompue de la ville.Elle pose un pied timide au bas des escalators, elle invoque Dieu enavion ou en bateau, elle regarde du coin de l’œil l’écran de télévision.L’activité en cuisine est intense, elle pétrit le pain, elle se fie à lapaume de sa main.Nous sculptons ensemble la pâte durant de longs après-midi depâtisserie, elle possède un sens infaillible du goût et des couleurs.Deux générations de femmes content, miment, évoquent, en arabeet en français.Esprit critique, humour, autodérision,Promptes à faire connaître le secret, l’intimité, les traditions et lesmythes.

FEMME DE FEZ DANS SON EXTÉRIEURPremière peinture à l’huile sur toile grand format,Mes grands-parents en costume oriental sur fond de l’immeubleShell à Londres-Waterloo.

Abandon progressif de la peinture.Travail acharné en chambre noire.Je procède à une véritable exploration de l’album franco-marocain.Portraits individuels ou de groupe réalisés par des auteursanonymes ou par des studios photographiques européens.Petites photographies à bords dentelés prises par mon père et sonKodak à soufflet.

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parents qui vivent à Biskra, et sa famille, installée à Meaux. Il aimeévoquer les deux pays, son quartier natal où cohabitaient Algériens,Français, Juifs ; il raconte les déplacements, les traversées de fron-tières, l’existence « entre ».Si ma grand-mère regardait, perplexe, mes dessins et photographiesépinglés au mur, qui la représentaient à différents moments de sa vie,ma tante et ma mère s’avèrent des protagonistes actives, des com-plices inventives, des actrices à la théâtralité tragique et joyeuse.

Tout au long de cette mise en chantier, il m’a été presque impos-sible de concevoir des œuvres isolées.Les fragments, démontés, décomposés, révélés en chambre noire,sont recomposés, réorganisés à l’intérieur de grands mursd’images.Mosaïques-rébus, poèmes, combinant l’emploi du dessin, de laphotographie, de la photocopie, du jet d’encre.Au fil du temps s’effectue un continuel, un incessant élargissementdu corpus, ou plutôt de l’Archive.Des collections se constituent dans la durée, mûrissent dans lesboîtes, sur les murs de l’atelier,Objets ordinaires, cartes téléphoniques, emballages de produits deconsommation, de sucres, de chocolats, signalétiques diverses,glanés au gré des voyages, des échanges,Une collection de cartes postales envoyées par mes amis,Une collection d’enveloppes Kraft provenant d’un échange épisto-laire hebdomadaire avec ma mère.Comme on dit mettre cartes sur table, j’essaie de mettre « archivessur tapis » : les murs d’images semblent évoluer vers l’installation.Interpénétration de différents mouvements de mémoires, croise-ments de flux, créant des résonances, de nouveaux liens, à l’imagede l’outil informatique.Entrelacement d’exils, de multiples textures de voix, rires, cris.Fluidité de l’identité, nomadisme, tissage indéfiniment tissé,Ouverture au monde.

Hélène Hourmat

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Décembre 2005, je termine le montage de Community of Desire, unevidéo dans laquelle une chorale de chanteurs amateurs se réappro-prie les codes du gospel. Je continue mes recherches sur les rap-ports entre les technologies de la Nasa, les histoires de maisonshantées et les aspirateurs autonomes de Kärcher. Janvier 2006,trois projets en cours : une série de dessins réalisés par des fans duchanteur Michael Jackson sont réunis et présentent l’impossibilitéprogressive de le représenter. Un autre projet sur le Paintball et leAir Soft, des jeux en équipe qui nécessitent des masques de pro-tections et des armes à air comprimé. L’association d’un robot RX90équipé d’une caméra et la bande son du film Les Temps modernes,de Charlie Chaplin. Février 2006, Je tente de trouver des liens entrela pratique du tuning, l’assassinat de John F. Kennedy et l’image dela star Britney Spears. Peut-être qu’un ou plusieurs projets émerge-ront de ces recherches, il n’y aura aussi peut-être rien.

La réunion de ces moments de recherches sous la forme d’un histo-rique présente un arrêt sur image revenant sur certaines informa-tions consultées sur Internet pendant trois mois. La copie de la listedes liens et des images consultés s’inscrit dans une logique de tra-vail permanent. Montrer l’état des recherches en cours, c’est s’inté-resser à la manière dont les choses sont produites plutôt qu’auxrésultats. Les projets réalisés ne sont peut-être que des passages etdes bifurcations dans cette continuité.

Michaël Sellam

Historique

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Page 40: Marges 06 - Art Et Ethnographie

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Page 41: Marges 06 - Art Et Ethnographie

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Pourquoi mobiliser la problématique de l’image de soi et de l’imagedes autres pour réfléchir sur l’Europe ? Pourquoi lui adjoindre deuxdisciplines, deux réalités culturelles, tels que l’art et la philosophie?Tout cela pourrait paraître bien lourd et inutile si l’on devait prendrepour objet l’Europe du passé ou celle d’aujourd’hui : il suffirait alorsde décrire, d’expliquer, de relier ; et c’est à l’historien que nousdemanderions conseil ; et c’est vers le géographe que nous nousretournerions ; et ce bavard idéologue qu’est le géopoliticien pour-rait nous donner des avis avec des airs de « je sais tout ».Or l’objet que nous voulons travailler est l’Europe de demain. Le « jesais tout » ne nous intéresse plus ; le « je ne sais rien », en revanche,nous attire ; d’abord parce que l’antidogmatisme est salutaire, sur-tout quand il est exercé contre soi, ensuite parce que Socrate futl’un des premiers Européens – en disant cela, on postule une cer-taine idée de l’Europe, l’Europe de la raison et de la critique, del’existence et de l’existant, de l’universel et du doute – et qu’ilreconnaissait et revendiquait son inscience : « J’ai l’air, en tout cas,d’être plus sage que celui-là au moins sur un petit point, celui-ciprécisément : que ce que je ne savais pas, je ne croyais pas non plusle savoir1 ! ». Pour entrer dans une pensée de l’Europe de demain, cenon-savoir préliminaire s’impose : il est purifiant et critique. Il en estde même pour entrer dans une œuvre d’art. Dans les deux cas, lacroyance dans ses propres opinions est un obstacle irrémédiable ; ilfaut donc y aller nu et faire un détour, un long détour qui mène for-cément quelque part ; mais où ?Au 20e siècle, l’Europe fut en guerre : guerres mondiales, guerresciviles, guerres extra-européennes ; au 20e siècle, l’Europe fut la

1 Platon, Apologie deSocrate, trad. L. Robin,Paris, Gallimard, LaPléiade, 1963, 21d.

L’expérience de l’altérité de l’art ou l’art comme expériencede l’altéritéÀ Mathilde, avec qui j’ai médité pour la première fois ce texte de Lévinas

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« Images de soi, images des autres. Europe de demain (art et philosophie) », tel étaitl’intitulé du Programme intensif pluridisciplinaire que nous avons proposé, Françoise Py etmoi-même, à la Commission européenne. En avril 2005, nous nous sommes retrouvés, cinqenseignants-chercheurs et quarante étudiants de quatre universités européennes (ledépartement d'arts plastiques de l'université de Paris 8, le département de philosophie del'université de Bratislava, la faculté des Beaux-arts de Séville et l'école des Beaux-artsd'Athènes), pour travailler à partir de la problématique que nous avions élaborée. Lesétudiants et les enseignants-chercheurs étaient d’horizons différents : des arts en général,des arts plastiques en particulier, de l’esthétique et de la philosophie. Le programmeincluait des cours théoriques et des ateliers (arts plastiques, photographie et multimédia).L'idée directrice était de confronter les regards pluriels de ces quatre institutions dans unlieu riche en références communes : Delphes. Nous voulions y réaliser ensemble unenseignement européen de l'art et de l'esthétique de l'image destiné à des étudiants deniveau Master.

Dans la construction d'une identité européenne, la question de l'image de soi et de l'imagedes autres nous était apparue comme centrale : nous voulions interroger le regard sur lefamilier et sur l'inconnu, sur la diversité culturelle telle qu'elle se manifeste dans les arts,les coutumes, les images, les langues, les codes de communication, les habitats, leshabitudes de vie. Que voulait dire, sur le plan des représentations, « se sentir européen » ?

Nous voulons dans ce dossier de Marges rendre compte d’une triple approche opéréed’une part, par deux étudiants européens de l’université Paris 8 – de nationalité et deformation différentes : Julia Nyikos est hongroise, Marc Tamisier français – et d’autre partpar moi-même.

François Soulages

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l’étonnement, l’effroi ou le ravissement esthétique est le fruit decette confrontation enrichissante à l’altérité – à la différence de laconsommation ou de la communication dans lesquelles l’altérité estniée. D’autre part, l’expérience de l’art est expérience d’une cultureautre : non tant parce que le sujet est à côté d’une œuvre d’une cul-ture autre historiquement ou géographiquement parlant, mais sur-tout parce qu’il est face à ce qui lui apparaît comme création etœuvre. C’est un tout qui fait sens ou non-sens dans un monde qu’ilcrée, donc dans un champ radicalement nouveau ; un champ totale-ment autre que notre champ communautaire qui, en dernière ins-tance, n’est qu’un champ de signes déjà déchiffrables et, par là, ras-surant et infantilisant. Par cette sortie de la protection communau-taire, cette expérience de l’art est un appel à l’universalité et à l’hu-manité non pas dans leur évidence, mais dans leur complexité. L’ex-périence d’une œuvre d’art est, en effet, toujours un tiraillemententre d’un côté l’historicité et la géographie de l’œuvre (et de sesconditions de production) et de l’autre l’appel à l’universalité –impossible de facto.Lévinas nous fait comprendre ce problème en distinguant le « avecl’Autre » et le « en face de l’Autre ». Dans un premier temps, il cri-tique, dans un premier temps, la conception du « avec l’Autre » et larelation sociale confusionnelle qu’elle sous-entend : « la relationsociale n’est pas initialement une relation avec ce qui dépasse l’in-dividu, avec quelque chose de plus que la somme des individus etsupérieure à l’individu, au sens durkheimien3 ». Pourquoi et com-ment cet « initial » est-il recouvert par la confusion sociale ? Pour-quoi et comment l’étonnement esthétique est-il recouvert par laconsommation ? Pourquoi et comment les altérités européennessont-elles recouvertes par la communauté européenne ? Telle est latriple question que l’on pourrait et devrait traiter ; les probléma-tiques de la régression chez Freud, de l’esclavage chez Nietzsche oude l’aliénation chez Marx pourraient nous aider pour y répondre.L’originalité de Lévinas est d’oser penser un social précédant lesocial fusionnel. À partir de là on pourrait tenter de penser le rapportà l’Autre comme rapport d’une certaine manière sans communica-tion ni langage, véritable rapport d’altérité radicale. Cette hypothèsepermet de penser le rapport à l’art et le rapport à l’œuvre commerelation sociale, non plus dans le sens sociologique, politique ou his-torique du terme, mais dans un sens existentiel et intersubjectif.L’intersubjectivité est alors pensée comme relation sociale ; c’estpourquoi cette position lévinassienne si originale du social et de l’in-tersubjectivité par laquelle les choses sont mises cul par-dessus têtedébouche sur une conception de l’intersubjectivité comme obstacle

3 ibid., p. 161.

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guerre. Est-ce utopique de rêver d’une Europe ayant un autre des-tin ? Peut-on imaginer une Europe en paix ? À quoi peut bien servirce travail du rêve et de l’imagination ? Pourra-t-on dire un jour : « au21e siècle, l’Europe fut la paix » ? Questions que nous poserons, carles poser, c’est peser pour la paix, même si la pesée est bien faible.Questions auxquelles nous ne donnerons pas de réponse, car c’estimpossible de le faire et illusoire de vouloir le faire.La question du futur, sur le futur est à la fois nécessaire à poser etimpossible à résoudre. En cela, elle ressemble tant aux questionsde l’art qu’à celles de la philosophie. C’est pourquoi nous pouvonsutiliser ces deux disciplines pour nous aider à penser l’Europe dedemain. Car ce qui importe et fait problème avec l’« Europe dedemain », c’est le « demain », le futur, l’imprévisible, le « ce quis’impose comme question, mais se refuse comme réponse ». C’estpourquoi l’art et la philosophie – ou du moins certaines postures,pratiques et propositions artistiques ou philosophiques peuventnous aider à mieux nous positionner dans notre appréhension plusque dans notre compréhension de l’Europe de demain, de l’Europede nous demain. Et, corrélativement, en pensant l’Europe dedemain, nous penserons mieux ces deux disciplines.Mais que vise ce « nous » ? Là est un triple problème pour l’Europeet pour nous : sera-t-il une réunion/confusion ou uneséparation/distinction de soi et des autres ? Renverra-t-il à une réa-lité ou bien à une image – images de soi, images des autres –, cecouple réalité/image renvoyant à la problématique embrassant l’artet la philosophie dans La République de Platon ? Et qui va déciderde ce « nous » ?Pour éclairer ces problèmes, mille chemins sont possibles. Prenonscelui que nous offre Lévinas dans ces deux paragraphes intitulés« Avec l’Autre et en face de l’Autre », extrait de De l’existence àl’existant2.Comment faire l’Europe de demain ? Comment être dans l’Europe dedemain ? Pour éclairer ces questions, confrontons-nous d’abord auproblème de l’Autre. Avec l’Europe de demain, ce problème seposera triplement, car l’Autre, c’est d’abord l’autre pays qui est faceau nôtre ou l’Autre de cet autre pays – avec/contre lequel, parfois,nous nous sommes battus ; c’est ensuite l’Autre pour l’Européen,c’est-à-dire celui qui vient d’un autre continent ; c’est enfin l’Autreque nous serons, car l’Européen de demain sera différent de celuid’aujourd’hui. Faire et vivre l’Europe de demain, c’est donc expéri-menter triplement l’Altérité.L’Art peut nous éclairer doublement. D’une part, l’expérience d’uneœuvre d’art est une expérience de l’altérité, dans la mesure où

2 Emmanuel Lévinas, De l’existence àl’existant, Paris, Vrin,1998, p. 161-165.

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la similitude à celle de l’exigence d’universalité et de singularité ;les enjeux artistiques et esthétiques d’un côté et politiques etsociaux de l’autre sont capitaux.Et Lévinas de critiquer les pratiques et les doctrines de « la collecti-vité qui dit “nous” qui sent l’autre à côté de soi et non en face desoi6 ». Le nous comme engloutissement non seulement du moi, maisde l’Autre ; l’autre comme à côté de soi pour former ce grand tout, ce« commun de la communion7 » ; la collectivité qui « sent » au lieu depenser, car la pensée collective n’existe pas. On peut voir dans cetteapproche une critique des pratiques et des idéologies du collectivis-me et du totalitarisme. On pourrait songer à la réflexion d’HannahArendt : « Le régime totalitaire transforme toujours les classes enmasses, substitue au système des partis, non pas des dictatures àparti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre dupouvoir de l’armée à la police, et met en œuvre une politique étran-gère visant ouvertement à la domination du monde8. ». Notons que,dans ce texte, Lévinas critique explicitement Heidegger et son Mitei-nandersein : même chez le sujet seul, la socialité est entière.Lévinas s’oppose donc à ces « philosophies de la communion9 ». Etc’est à partir de cette opposition que l’on peut essayer de penserune Europe de l’altérité et une expérience de l’art comme expérien-ce de l’altérité. Alors, le social, le politique et l’art ne seraient plusreligieux, c’est-à-dire ce qui relie horizontalement les hommesgrâce à une liaison verticale avec une illusoire divinité. Nousdevrions en conséquence nous séparer d’Hannah Arendt pour qui« l’art a glorieusement résisté à sa séparation d’avec la religion, lamagie et le mythe10 ».Lévinas donne alors un autre sens au mot « collectivité » – peut-êtreeût-il été meilleur de le remplacer par un autre mot, pour montrer laradicale différence entre ces philosophies – ; il substitue à la collec-tivité de camarades celle du moi-toi. Nous éprouvons le même éton-nement que celui que nous connûmes face à la doctrine lévinas-sienne de la relation sociale : pourquoi à propos du rapport moi-toiparler de relation sociale et de collectivité ? Certainement, pour nepas tomber dans la naïveté de la transparence et de l’immédiateté,nous ne sommes pas dans la communion, mais dans le séparé,voire l’opposé. De même face à une œuvre d’art, la transparence etl’immédiateté ne sont ni données, ni visées, ni visables, ni souhai-tables. De même l’Europe ne doit viser ni communion, ni commu-nauté, mais coexistence. L’art et la politique sont alors des expé-riences de la coexistence ; cela peut être parfois tragique, mais cetragique est le prix à payer pour éviter le dramatique et les dizainesde millions de morts du 20e siècle.

6 ibid., p. 161-162.

7 ibid., p. 162.

8 Hannah Arendt, LeSystème Totalitaire, trad.Bourget, Davreu, Lévy,Paris, Le Seuil, PointsPolitiques, 1972, p. 203.

9 ibid.

10 Hannah. Arendt,Condition de l’Hommemoderne (1961), trad.Fradier, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora Pocket,1994, p. 223.

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et non plus comme union. Aussi Lévinas nous permet d’une part departir du rapport à l’Autre, pour essayer de penser l’art et l’Europecomme problème et d’autre part de construire des outils pour tra-vailler ces problèmes théoriquement et pratiquement.En revanche, Lévinas ne confond pas le social avec le grand tout,avec le transcendant, avec ce qui dépasse l’individu, avec la massedans laquelle il se noie. Certes, de facto, ce grand tout social peutrégner ; mais c’est une chute ou un engluement dans un socialnégatif qui aliène le sujet et ne lui permet pas de se penser, ni de seposer comme sujet libre face à l’Autre. Car ces doctrines du socialfusionnel interdisent de faire exister et de penser l’altérité : cettedernière n’est pas une altérité de quantité sous prétexte que lesujet seul et unique serait néantisé dans la foule quantitativementécrasante, ni une altérité de qualité sous prétexte que le sujet seraitdifférent de l’Autre, eu égard à la nature particulière de lui-même etde l’Autre. L’altérité que vise Lévinas est une donnée ontologiquequi fait que chaque existant est frappé par elle, quel qu’il soit, pourla simple raison qu’exister, c’est exister dans la différence, la sépa-ration et l’altérité radicales. En posant cela, Lévinas rend possible laconception d’un existant qui ne se réduit pas au social con-fusion-nel. À partir de cela, on peut mettre en œuvre un rapport à l’art quine se réduit pas à un rapport au sociologique ou à l’historique et quipense l’expérience de l’œuvre, voire peut-être de l’art, commedevant être une expérience de l’altérité. Dès lors, on peut envisagerune expérience européenne comme expérience de l’altérité et nonde la fusion, de l’effusion et de la confusion. « Encore moins lesocial consiste-t-il dans l’imitation du semblable4 » écrit Lévinas : enart, comme en Europe, l’imitation est radicalement négative. Mais sil’art pouvait se rêver comme réunion des singularités et des altéri-tés, il paraîtrait plus difficile de penser le politique et l’Europe sousle modèle de l’altérité. Pourtant, cela semble nécessaire car lerisque de la position opposée est la massification qui, au siècle der-nier, a engendré en Europe deux guerres mondiales de masse etdeux totalitarismes meurtriers, sans parler du reste. Ces catas-trophes de masse ont été rendues possibles notamment parcequ’elles reposaient sur « un idéal de fusion5 » à partir duquel l’indi-vidu « s’abîme dans la représentation collective, dans un idéal com-mun ou dans un geste commun » : le sujet est alors radicalementanéanti. Comment pourrait-il être alors un créateur en art, qu’il pro-duise ou recueille une œuvre ? Comment pourrait-il alors avoir unrapport à l’Autre en Europe s’il n’y avait plus que du « semblable »,de l’« identique », du « commun » ? Le concept d’altérité oblige àpasser d’une problématique de la réalisation de la collectivité et de

4 ibid.

5 ibid.

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Aussi « l’espace intersubjectif est initialement asymétrique14 » :aussi bien avec l’Autre qu’avec l’œuvre ou avec l’Europe. Je ne suispas sur le même plan que l’œuvre ; je ne suis pas du même monde,c’est pourquoi il y a œuvre, c’est pourquoi l’œuvre est monde, c’estpourquoi l’œuvre est à la fois si enrichissante pour moi et si sépa-rée de moi. C’est pourquoi l’Autre est monde et que, à moins de leréduire à n’être pour moi qu’un moyen, qu’un objet, je fais l’expé-rience de lui comme sujet, c’est-à-dire comme sujet absolumentséparé de moi, sujet asymétrique et distant. Cette réunion contra-dictoire de la proximité et de la dualité des êtres ou d’un être etd’une œuvre explique pourquoi le face-à-face est pathétique etvoué à la non-compréhension, à la non-communication : mais, « cequ’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour,constitue précisément la positivité de la relation15 », car c’est autrechose qui doit s’y jouer et rechercher, et avec l’Autre, et avecl’œuvre, et avec l’Europe. De même que Lacan disait qu’ « il n’y apas de rapport sexuel », on pourrait dire qu’il n’y a pas de rapportesthétique.Cette autre chose, Lévinas lui donne un nom pour le face-à-faceintersubjectif : l’éros. « C’est dans l’éros que la transcendance peutêtre pensée d’une manière radicale, apporter au moi pris dansl’être, retournant fatalement à soi, autre chose que ce retour, ledébarrasser de son ombre16 ». Cette expérience de l’altérité reposesur un désir qui nous sort de nous-même et nous débarrasse desimages de nous-même et des images des autres que nous avonsconstruites à notre propre image. Ce n’est qu’ainsi que nous pou-vons être « fécond », écrit Lévinas, mieux créateur. Ce n’est qu’enne cherchant pas à réduire égocentriquement l’altérité de l’autreque je peux m’enrichir, c’est-à-dire me libérer de mes images pourvoir moins mal l’Autre, l’œuvre ou l’Europe de demain.Cette lecture du texte de Lévinas nous a permis de pointer des pos-tures possibles face à autrui, au social, au politique et à l’art. Elle nese donne pas comme une solution, mais comme une incitation àprendre en compte la radicale altérité qui constitue tout autrui ettoute œuvre, à exiger cette expérience de l’altérité dans notre rap-port à l’art, aux autres, au futur et à nous mêmes.Tout reste à faire.

François Soulages

14 ibid., p. 163.

15 ibid.

16 ibid., p. 164.

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La « collectivité de camarades » que rejette Lévinas est « une par-ticipation à un troisième terme – personne intermédiaire, vérité,dogme, œuvre, profession, intérêt, habitation, repas11 ». On voit ceque pourrait être un rapport à l’art ou à la politique qui relèveraitde cette logique ; on sait comment les modes, les chapelles, lesécoles, les partis et les clans fonctionnent sur cette adhésion à untiers grégarisant ; l’artiste et le politique sont alors des êtres deconvictions.En opposition à cela, l’artiste ne chercherait plus à convaincre lesautres, ni même autrui : à quoi bon ? Il ne chercherait même plus àse convaincre lui-même : pourquoi ces convictions-là ? Quel besoind’illusion cela croirait-il combler ? Autant vouloir combler l’incom-blable… Alors, après s’être débarrassé du convaincre, l’artiste seretrouverait face au vaincre : vaincre autrui et les autres ? Cela seraitsans intérêt. (Se) vaincre ? Cela fait problème, car comment est-cepossible si le moi est unique ? Et comment est-ce jouable si le moiest double – « je me vaincs » ? Ne faut-il pas penser un moi en deve-nir et concevoir une histoire du devenir du moi. En tout cas, le (se)vaincre engendrerait à la fois une perte anéantissante du moi – « jesuis vaincu » – et de « ses » convictions et un gain absolu pour lemoi – « je suis vainqueur ». La solution serait là : l’artiste devrait sevivre comme un vaincu vainqueur et non comme un vainqueur vain-cu. Il passerait de la conviction à l’option, au mouvement et à l’his-toire, bref à une liberté. Le même mouvement pourrait être mis enœuvre pour l’Europe.Pour Lévinas, il faut s’ancrer dans « le face-à-face redoutable d’unerelation sans intermédiaire, sans médiation12 » : ce qui est remar-quable dans cette hypothèse lévinassienne, c’est que ce face-à-faceest à la fois non immédiat et sans médiation. N’est-ce pas la spéci-ficité de tout rapport véritable à l’œuvre, dans la mesure même oùles médiations risquent de faire perdre le face-à-face ? Mais, est-cepossible ?Changeons de perspective et comprenons que ce face-à-face n’estpas ce qui est donné chronologiquement au début, mais ce qui peutêtre visé. Face à l’Autre, face à une œuvre, face à un pays, Lévinasnous rappelle qu’il faut toujours ne pas com-prendre, ne pasprendre avec soi, ne pas ramener à soi, bref faire l’expérience del’altérité radicale et de la complexité essentielle ; sinon, on passe àcôté : le face-à-face est l’opposé de l’à côté, c’est la réponse à cedernier. Car autrui est « ce que je ne suis pas13 » : l’œuvre est ce queje ne suis pas, l’Europe doit faire coexister les autres, ceux que je nesuis pas – « le faible alors que je suis le fort, […] le pauvre, […] “laveuve et l’orphelin” ».

11 Emmanuel Levinas,op. cit., p. 162.

12 ibid.

13 ibid.

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La problématique de l’image de soi et de l’image de l’autre, articu-lée dans une perspective européenne, paraît être au centre de laproduction artistique depuis des siècles. Les modifications fonda-mentales de la décennie – tant sur le plan historique et politiqueque sur le plan social et culturel – ne peuvent pas être interprétéessans l’aide des artistes, des photographes et des écrivains. Nos pro-pos tenteront de comprendre la logique de l’altération des imagesde soi et de l’autre, vue principalement sous l’angle de la littératu-re. La question de l’identité européenne semble inséparable decelle de l’identité nationale en Europe centrale, et en particulier enHongrie. Nous nous proposons de réfléchir d’une part au rôle de lalittérature dans la formation des identités nationales et européen-ne, et d’autre part, aux modifications de l’image symbolique de l’Eu-rope occidentale aux yeux des populations de l’Europe médiane.Bien que géographiquement ces pays (Pologne, RépubliqueTchéque, Slovaquie, Hongrie, les états de l’ex-Yougoslavie, Rouma-nie) se trouvent en Europe, leur appartenance à la culture occiden-tale (c’est-à-dire à la culture de l’Europe de l’Ouest) ne va pas de

L’identité littérairecomme catalyseur de l’identiténationale et européenne

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soi. En effet, la carte géographique et la carte culturelle de l’Europene coïncident pas. Les démarches historico-politiques et culturellesde la région centrale de l’Europe démontrent que ces peuplesjugent nécessaire de prouver leur appartenance à l’Europe et à laculture occidentale. Il serait intéressant de voir quelles sont les lit-tératures nationales qui appartiennent à la littérature européennepour un lecteur français, espagnol, slovène, hongrois ou anglais.La production littéraire des pays de l’Est documente clairement lesmoments historiques dans lesquels la nation a été – et continue àêtre – confrontée à des questions d’orientation culturelle et poli-tique. Des deux options, « l’Est » ou « l’Ouest », la Hongrie, commela plupart des pays de cette région, a adopté la deuxième à plu-sieurs reprises. L’intégration culturelle de ces nations s’effectue enlongues phases successives. Les termes habituellement utiliséspour décrire ces processus sont révélateurs : on parle de la « prisede conscience », d’« ouverture » et d’« éveil » des peuples quand ilsse décident à s’intégrer à la culture occidentale, ce qui les protègede la « marginalisation ».Avant d’évoquer brièvement quelques faits marquants de l’histoirelittéraire de l’Europe médiane, il est nécessaire de rappeler certainsfaits indispensables pour comprendre les disparités dans l’évolu-tion de la vie culturelle de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe del’Est.La plupart des nations de cette région sont beaucoup plus jeunesque les états occidentaux et leurs traditions littéraires ne remontentpas aussi loin. C’est en ce sens qu’elles s’appuient sur le modèledes cultures occidentales pour asseoir la légitimité d’une littératu-re naissante.Un autre élément essentiel est le fait que les langues d’Europe occi-dentale conservent un nombre plus important de locuteurs quecelles d’Europe orientale : l’anglais, l’allemand, le français ou lerusse s’apprennent à l’école comme deuxième langue. Ainsi lecercle des lecteurs et des interprètes potentiels est nécessairementbeaucoup plus étendu dans le cas des « grandes langues » euro-péennes que, par exemple, pour le slovaque, le hongrois ou l’esto-nien. Les littératures des langues plus répandues font l’objet dedeux approches : elles sont lues, étudiées et commentées à la foispar des lecteurs dont c’est la langue maternelle et par des repré-sentants d’autres cultures.Il est intéressant d’évoquer quelques étapes de l’évolution du dia-logue entre la culture européenne de l’Ouest et celle de l’Est.Le début des histoires littéraires parallèles des deux parties de l’Eu-rope remonte à la Renaissance tardive et au Baroque. La culture

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investigations, l’image de l’Europe occidentale que se crée lecitoyen-écrivain d’une dictature et la portée symbolique que revêtl’Ouest pour un intellectuel d’aujourd’hui.Nous pourrions constater que l’esprit « centre-européen » se fondesur la défense de l’individu contre toutes les idéologies, et nourritune profonde méfiance envers l’Histoire comme grand récit. Chaquepays comprend plusieurs minorités ethniques ; l’importance de lalangue maternelle persiste, ainsi que la foi en la littérature commemédiatrice de l’identité culturelle d’une communauté, voire d’unenation entière1.La deuxième partie du présent article sera consacrée à l’étudeplus détaillée d’une littérature nationale de cette région médianede l’Europe. Il s’agit d’interpréter l’évolution de la productionartistique écrite en Hongrie, à partir du siècle des Lumières jus-qu’aux événements de la seconde moitié du 20e siècle. Cette litté-rature possède un caractère singulier dans la partie centrale ducontinent, car la langue hongroise n’appartient pas à la familleindo-européenne. Cela a eu des conséquences fondamentalesdans le développement de l’identité hongroise ; le pays s’étanttrouvé isolé pendant des siècles surtout à cause de la barrière dela langue. De ce fait, il possède un double statut culturel : en par-tie tributaire des traditions européennes et, en même temps,étranger à cette identité occidentale. Son histoire littérairetémoigne de la tentative de s’identifier à la culture européenne etd’exister comme une composante incontestable de l’Europe deslettres.Celui qui choisit de s’exprimer en hongrois doit prendre en comp-te les conditions spécifiques de cette langue dues à des raisonshistoriques et linguistiques. Pour éclairer cette situation singuliè-re, il semble important d’évoquer quelques caractéristiques decette langue. Sa structure est totalement distincte de celle deslangues indo-européennes ; elle appartient au groupe des languesfinno-ougriennes, originaires – pour simplifier – de la Chine actuel-le, tout comme le finnois, l’estonien, et d’autres langues « ves-tiges » parlées en Russie. Toutes ces langues présentent des par-ticularités qui peuvent parfois paraître surprenantes, comme parexemple la règle de l’harmonisation vocalique (pas de mélangedans le même mot de voyelles dites sombres – a, o, u –, et ditesclaires – e, é, i –), l’absence de prépositions mais l’emploi despostposition ou de suffixes, pas de genres, mais pas moins deneuf cas locaux, un seul temps verbal au passé, mais une conju-gaison dite objective (la forme verbale intégrant le complémentd’objet direct défini de la 3e personne) et une autre subjective, pas

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humaniste et l’esprit baroque s’imposent essentiellement par l’in-termédiaire des cours royales (de Prague, de Cracovie, de Buda).Les poètes des pays de l’Est font des « pèlerinages » en Italie etenrichissent le caractère international de la poésie renaissanted’une particularité locale : l’appel à la défense de la patrie contrel’invasion et la menace des Ottomans. La littérature devient porte-parole de la cause nationale ; cette attitude se manifestera de façonencore plus accentuée durant la Réforme et la Contre-Réforme.Dans cette région d’Europe, c’est l’esprit de la Réforme qui ouvre lavoie à un mouvement de prise de conscience des cultures natio-nales qui va de pair avec la mise en valeur des registres populairesde la langue.La fin du 18e et le début du 19e siècle constituent un tournant : lesécrits théoriques, et les comptes rendus de voyage de JohannGottfried von Herder déclenchent une vive réaction des intellec-tuels de l’Est, qui affirment que l’idée de l’amour de la patrie doitêtre inséparable de celle de l’amour de la langue maternelle. Lepoète savant et le poète populaire forment un ensemble créateurd’une « conscience nationale ». Pour les peuples de cette partie del’Europe, la littérature est avant tout la langue, voire son culte. Latradition orale se retrouve sur un pied d’égalité avec la cultureécrite et – en s’unissant dans la littérature – constituent à la fois lanation et la langue maternelle. Herder, le penseur allemand,considère ainsi que l’interprète principal de l’identité nationaleest l’écrivain, et non pas le souverain.Au cours du 19e siècle, les contextes historiques de cette régiondonnent la possibilité de réfléchir à nouveau au rapport entre lalangue nationale et la langue de l’administration et au rôle conser-vateur de la littérature quand l’unité de la nation et l’identiténationale sont en danger. La volonté de créer un empire multina-tional sous la domination des monarques habsbourgeois et d’in-troduire l’allemand comme la langue de l’administration sur l’en-semble des territoires de l’Empire d’Autriche-Hongrie constituaiten effet une menace culturelle pour les intellectuels hongrois etslovaques. Il est intéressant de noter que c’est à l’époque de l’hé-gémonie habsbourgeoise que la poésie hongroise a atteint sonapogée en la personne de Jànos Arany, qui utilisait le vocabulairele plus étendu dans l’histoire de ce genre.Au cours du 20e siècle, la question du rapport de l’identité cultu-relle à la langue littéraire évolue de façon plus complexe, cepen-dant que les différents régimes totalitaires et leurs chutes à la findes années 1980 suscitent une grande vague de questionne-ments. Il serait important d’étudier, dans le cadre de nouvelles

1 Concernant le parcourssur le rapport entreidentité culturelle etlangue nationale enEurope centrale, jem’appuie sur l’article deJacques Le Rider, « DuSaint-Empire RomainGermanique à l’Europecentrale littéraire » dansMarc Fumaroli (sld),Identité littéraire del’Europe, Paris, PUF,coll. « Perspectiveslittéraires », 2000,p. 63-73.

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revue Nyugat (littéralement « Occident »). Cette revue littéraire,aujourd’hui légendaire, publie romans, feuilletons, poèmes,comptes rendus, critiques, articles, études, etc. Tous ceux quicomptent dans la littérature hongroise y ont été publiés. Ce titre,Nyugat, annonce le programme littéraire : ses écrivains sont censésmodeler la littérature hongroise à l’image des grandes littératuresmodernes occidentales. Les études, les comptes-rendus et autrespublications veulent capter et intégrer ce qui est au cœur de la vieintellectuelle européenne. La revue s’intéresse uniquement à dessujets purement littéraires de qualité. Nyugat publie un grandnombre de traductions de poésie française : Baudelaire, Verlaine,Rimbaud y apparaissent comme des références. La revue privilégieavant tout la poésie lyrique ; avec Dezso Kosztolànyi, les poètes deNyugat créent l’âge d’or de la poésie hongroise. Cette poésie, tour-née vers un nouveau public, exprime une esthétique et des préoc-cupations nouvelles. Autour de la revue Nyugat se regroupent plu-sieurs générations de poètes. Cet atelier culturel fonctionne jusqu’àla Seconde guerre mondiale. La guerre constitue ensuite un tour-nant, non seulement sur le plan historique, mais également sur leplan culturel.Dès la fin des années 1940, la censure domine la vie littéraire. Laplupart des écrivains ne publient peu et la vie culturelle traverseune période de gel. Le silence et la peur règnent partout.Vers le début des années 1970, une nouvelle ère s’annonce. Lesécoles poétiques se remettent au travail et, en réponse auxpériodes de crise, visent à renouveler le langage et les thèmes de lapoésie hongroise. La dictature communiste est paradoxalement« bénéfique » à la littérature dans le sens où les écrivains utilisentleur plume pour survivre à l’oppression. La vie de tous les jourss’impose comme source d’inspiration ; les gens doivent remettre encause les notions telles que la confiance, la sûreté, la vérité ouencore le compromis. Pour Péter Esterházy, jeune écrivain du milieudes années 1970, s’exprime sur la littérature qui est une manière deconnaître le monde, ne pouvant être remplacée ni par la science, nipar la religion, ni par la philosophie. À travers la littérature s’ouvreun chemin qui conduit à la compréhension de notre existence. Parconséquent, « la littérature est la servante de l’existence2 », ou plusexactement, « la servante de la liberté3 ». Bien que les romans desannées 1970 se focalisent sur les problématiques propres à la litté-rature, ils sont nécessairement imprégnés des questions politiques,critiquent le régime en place de manière indirecte.À partir de la seconde moitié des années 1960, l’image symboliquede l’Europe de l’Ouest constitue une sorte de modèle et une forme

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de verbe être au présent à la 3e personne du singulier, etc. On noteégalement une grande souplesse pour créer des néologismes carle magyar est une langue relativement jeune.Hors de ses frontières, la littérature hongroise reste pratiquementinconnue jusqu’au 20e siècle. Sans évoquer les raisons historiques,cet isolement littéraire s’explique par le fait que le public potentielest limité au territoire du pays par les spécificités de la langue. À lafin du 18e siècle, Herder prédit la disparition de la langue hongroiseparce qu’elle n’est pas cultivée de façon systématique et que lespays limitrophes n’ont pas de parenté langagière. Cette prédictiondéclenche une avalanche de réponses littéraires ; maints écrivainset poètes se mettent au travail pour sauvegarder et enrichir lalangue. De nombreux hommes de lettres partent en Europe occi-dentale et envoient des comptes rendus, parfois en vers, sur lesmouvements révolutionnaires en France par exemple. C’est égale-ment à cette époque que l’on voit apparaître le premier magazinelittéraire en Hongrie, et, quelques décennies plus tard, en 1825, estcréée l’Académie hongroise des sciences.Dès le début du 19e siècle, la littérature hongroise est influencée parles courants esthétiques étrangers. La majeure partie desinfluences provient des littératures française, anglaise, allemandeet espagnole. Dès lors, les poètes considèrent comme un impératifculturel de traduire la littérature et la poésie étrangères. Ce mouve-ment est devenu une tradition : aujourd’hui encore, une grande par-tie des auteurs hongrois consacrent leur talent à la traduction. C’estgrâce à ce phénomène que le public hongrois peut découvrir etapprécier un grand nombre de poètes français. Bien que le travaildes traducteurs permette de lire de fort beaux vers, il faut admettreque, souvent, le résultat semble bien loin de l’original. Il arrive eneffet que les poètes-traducteurs soient tellement inspirés par letexte étranger, qu’ils composent finalement une sorte d’adaptation,au détriment d’une lecture fidèle de l’original. Ainsi, le « Baudelairehongrois » par exemple, ne correspond pas au « Baudelaire fran-çais » ; les lecteurs hongrois le connaissent comme un poète sym-boliste dont les œuvres sont richement ornées.Les grands courants esthétiques du 19e siècle n’ont pas d’équiva-lent dans la littérature hongroise car les caractères nationaux duromantisme, du naturalisme et du réalisme sont très marqués. Lepassage du 19e au 20e siècle constitue un grand bouleversement : lavie culturelle s’ouvre à l’occident et annonce le renouvellement dela langue littéraire. La littérature moderne qui va puiser dans la tra-dition tout en étant d’une essence très différente, naît en 1908 avecla création – étape fondamentale des changements en cours – de la

2 Péter Esterházy,Egy kékharisnyaföljegyzéseibol.Budapest, Magveto,1994, p. 87.

3 ibid., p. 87.

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développe un nouveau style humoristique en liant la vérité histo-rique et l’étude de la destinée humaine dans les différents registresde la fiction. L’ironie et l’autodérision se trouvent réinterprétées etretravaillées. Un changement de régime littéraire s’accomplit avecEsterházy ; ses lecteurs se trouvent confrontés à une nouvelle palet-te d’interrogations morales et historiques, tout en découvrant unnouveau mode de récit littéraire.L’Europe signifie désormais un ensemble de références culturellesconstitué d’une part par les grands récits esthétiques omniprésentssur le continent et, d’autre part, par la reconnaissance d’une carte lit-téraire diversifiée, constituée des particularités locales et histo-riques à l’Ouest comme à l’Est. Ce parcours nous a permis de voircomment la réflexion littéraire résume, reflète et accentue les pro-blématiques non seulement culturelles, mais aussi historiques etsociales, dans une Europe en modification constante. Pour formerune identité à la fois nationale et européenne, l’image de soi et l’ima-ge de l’autre se trouvent au cœur de ses considérations. Car, ce n’estqu’à travers l’élucidation de l’image littéraire et artistique des autrescultures européennes qu’un pays parvient non seulement à seconstruire, mais également à s’intégrer à l’Europe de demain.

Julia Nyikos

4 Péter Esterházy,Harmonia cælestis. Paris,Gallimard, 2001, p. 12.

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de contrôle moral dans les textes littéraires. C’est la vision qui sedégage dans les œuvres de Örkény István, qui choisit le genre del’absurde pour tendre un miroir à l’aspect ubuesque de la vie quoti-dienne durant l’ère du socialisme. En 1968, il publie un recueil denouvelles, Minimythes, qui, en puisant dans des genres variéscomme le récit folklorique, la blague, la petite tragédie, crée unstyle nouveau dans la littérature hongroise. Dans ses textes, Örké-ny exploite le grotesque qui, comme l’exprime l’auteur, déstabilisece qui paraît immuable. Il n’offre jamais de solutions alternatives oud’autres univers définitifs. À la place du point final, il opte pour unpoint d’interrogation et laisse la réflexion ouverte. Par conséquent,ses textes exigent une large contribution des lecteurs : ils sont desénigmes à déchiffrer, à compléter, propres à la réflexion.Une autre forme de résistance apparaît dans les pages des romansd’Imre Kertész. Son œuvre aborde la question des camps d’exter-mination et de l’idéologie fasciste. Kertész souligne souvent qu’il luifallait vivre dans un régime totalitaire, en l’occurrence celui du com-munisme d’après-guerre, pour pouvoir réfléchir sur un autre régimetotalitaire, le nazisme. Une des plus remarquables œuvre de la lit-térature hongroise du 20e siècle est indubitablement son romanintitulé Être sans destin. Dans cette œuvre, le narrateur, internédans un camp d’extermination, raconte sa vie à Birkenau sur un tonneutre et descriptif, sans chercher à analyser l’aspect émotionnelde cette expérience.Bien que Péter Esterházy ait commencé à publier des livres sous lerégime communiste, ses œuvres parues depuis le changement derégime contribuent considérablement à la création d’une littératureet d’une identité culturelle profondément modifiées. Après la chutedu mur de Berlin, il fallait apprendre la liberté et reconsidérer lasituation et le rôle de la littérature. Esterházy est l’une des figuresprincipales de cette recherche : ses écrits récents est qu’ils ne sontplus ancrés dans la lutte intellectuelle contre le régime politique. Ledéplacement du centre d’intérêt des écrivains entraîne égalementun bouleversement du style et du langage littéraire. Son œuvrepubliée en 2000, Harmonia cælestis, est un roman sur l’histoire dela famille Esterházy, l’une des plus anciennes et des plus puissantesfamilles aristocratiques d’Europe. Ils ont fourni, par exemple, àl’Empire austro-hongrois quelques-uns de ses plus hauts digni-taires. La chronique littéraire de cette famille, qui commence par laphrase suivante : « Il est bigrement difficile de mentir quand on neconnaît point la vérité4 », évoque le panorama social, politique ethistorique de la Hongrie depuis le 16e siècle jusqu’à aujourd’hui.Ce tableau magistral ouvre un nouvel horizon dans la littérature : il

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pas trouver, au-delà de nos diversités, un principe qui les unifie. Laquestion n’est pas immédiatement celle de l’identification de ce prin-cipe, que nous pensions à la langue, à l’histoire ou à l’art, mais bienplutôt celle du critère qui nous permettra, le cas échéant, d’affirmerque nous avons affaire à un principe de civilisation. Nous dironsalors que nous participons de l’Europe comme nous participons denos divers mondes culturels, que nous devons y retrouver la même« évidence ».Or, précisément, si nous participons évidemment de notre monde, ilapparaît rapidement que nous ne pouvons en sortir. Car l’évidencene se donne jamais en tant que telle. Lorsque je parcours mon hori-zon, ses routes, ses villages, ses maisons, leurs portes et les cou-verts qui m’accueillent à table, tout ceci n’existe jamais, pour moi,en tant que marque de ma civilisation. Lorsque je goute par plaisirune œuvre d’art, ou lorsque je chante une ritournelle, aucune dis-tance problématique ne me sépare de ces objets. J’agis selon cemode de conscience dont la phénoménologie a montré la pré-per-sonnalité. Je mène alors une vie si anonyme que la question de mareconnaissance ne se pose même pas. « Je n’ai pas seulement unmonde physique, écrit Merleau-Ponty, je ne vis pas seulement aumilieu de la terre, de l’air et de l’eau. J’ai autour de moi des routesdes plantations, des villages, des rues, des églises, des ustensiles,une sonnette, une cuiller, une pipe. Chacun porte en creux lamarque de l’action humaine à laquelle il sert. ». « De la même façonque la nature pénètre jusqu’au centre de ma vie personnelle » pourfonder mon corps et mes perceptions, « de même les comporte-ments descendent dans la nature et s’y déposent sous la forme d’unmonde culturel2. ». Bien avant mes décisions volontaires et laconstitution de ma personne, mes actes participent donc d’unmonde dont je ne saurais reconnaître l’identité.Nous sommes en quelque sorte englués dans notre culture toutautant que dans notre chair, et nos comportements et nos goûtsnous forment bien davantage que nous ne les décidons. Aussi, quelque soit le principe auquel nous penserons a priori pour fonder l’uni-té de notre identité européenne, nous ne pourrons affirmer sa perti-nence sans, d’abord, avoir compris comment nous pouvons nousreconnaître, sans qu’une altérité nous tienne à distance de nous-mêmes. La ressemblance qui pourrait nous réunir apparaît comme lecomplément de la différence qui pourrait nous distinguer de nosétrangers, des civilisations des autres. Principe d’identité et principed’altérité sont alors, semble-t-il, les deux faces d’une analogie parlaquelle nous pourrions identifier l’unité de nos diversité et la diver-sité de ceux qui nous sont étrangers. « J’ai, dira-t-on, l’expérience

Le temps de l’Europe,l’art et la photographie1 Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de laperception (1945), Paris,Tel/Gallimard, 1976,p. 400.

Au cours de son enquête phénoménologique sur la perception, Mau-rice Merleau-Ponty écrivait : « La civilisation à laquelle je participeexiste pour moi avec évidence dans les ustensiles qu’elle se donne.S’il s’agit d’une civilisation inconnue ou étrangère, sur les ruines, surles instruments brisés que je retrouve ou sur le paysage que je par-cours, plusieurs manières d’être ou de vivre peuvent se poser. Lemonde culturel est alors ambigu, mais il est déjà présent. Il y a là unesociété à connaître. Un Esprit objectif habite les vestiges et les pay-sages. Comment cela est-il possible1 ? ». En empruntant cette ques-tion au philosophe français nous sommes déjà au cœur, non de l’ac-tualité, mais du problème de l’Europe. Existe t-elle, pour nous, dansles « ustensiles qu’elles se donne », dans ses routes, ses églises, sesmets, ses œuvres d’arts ou ses Universités ? Est-elle notre « civilisa-tion » ? Ou bien sommes-nous, les uns pour les autres, Espagnols,Grecs, Slovaques, Hongrois, Français, ou encore Sévillans, Athé-niens, Bratislaviens, Budapestois ou Parisiens ? Certainement nosmondes d’ustensiles ne sont pas identiques, et ne formons-nous pasune seule Europe. Nous ne franchissons pas le même Danube sur leNouveau Pont ou sur le Pont des Chaînes, nous n’approchons pasl’Acropole comme l’Alcazar ou la Tour Eiffel. Mais alors, quelle diffé-rence pouvons-nous faire entre notre diversité et celle des civilisa-tions inconnues, entre les mondes auxquels nous participons et ces« vestiges et paysages » qu’hante quelque « Esprit objectif » ? Sinotre Europe est multiple comment pouvons-nous la penser commeune unité devant ces civilisations qui nous sont étrangères? Quelleest la place de l’art dans cette étrangeté qui nous lie aux autres civi-lisations et qui nous réunit en même temps?

De l’« évidence » de notre civilisation à sareconnaissance

Essayons de résoudre ce problème pas à pas, en suivant Merleau-Ponty et l’ordre des raisons. Voyons tout d’abord si nous ne pourrions

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2 ibid. p. 399.

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d’un certain milieu culturel et des conduites qui y correspondent ;devant les vestiges d’une civilisation perdue, je conçois par analogiel’espèce d’homme qui y a vécu. » Mais, précisément « il faudraitd’abord savoir comment je puis avoir l’expérience de mon propremonde culturel, de ma civilisation3 ». L’analogie entre l’autre et lemoi s’avère donc minée par une pétition de principe. Pour pouvoirconcevoir la différence je dois affirmer un principe d’identité, alorsmême que celui-ci ne peut naître que de l’altérité. Nous voyonsainsi que pour participer à la recherche d’une identité européenne,on ne peut faire l’économie du problème même de l’étrangeté.Concluons alors que la question de l’Europe ne se résoud pas ausein de l’Europe : elle exige, à titre de condition de possibilité, l’al-térité radicale de l’étranger qui, seule, peut briser l’évidence denotre vécu.Et nous pourrions dire que nous participerons d’une même Europelorsque nos identités cesseront de produire quelqu’imaginairesmutuels, lorsque Séville, Paris, Athènes, Bratislava ou Budapest ces-seront de flatter nos imaginations, alors même que d’autres mondescontinueront à hanter notre civilisation. Toutefois, l’idée même d’unimaginaire de l’étranger heurte notre conscience humaniste et rap-pelle à notre mémoire bien des crimes qui lèsèrent la dignité humai-ne. Aussi convient-il sans aucun doute d’être prudent, et de préciserla signification de ces images de l’autre qui nous sont pourtant sinécessaires pour nous reconnaître nous-mêmes. Tant de clichés colo-niaux, tant de caricatures xénophobes encombrent notre histoire quenous ne saurions courir le risque qu’après nous avoir dressés les unscontre les autres, ceux-ci deviennent le moteur d’un impérialismeeuropéen dressé contre l’humanité. Car, si tel était le cas, mieux vau-drait abandonner l’idée d’une quelconque reconnaissance de nous-mêmes pour accepter l’anonymat pré-personnel de notre chair et denos comportements. L’image de l’autre deviendrait tabou, immoraleet interdite, et nous y gagnerions la fusion de notre singularité dansl’humanité globale, la disparition de toute diversité par la mise à l’in-dex des problèmes qu’elle pose.

Merleau-Ponty, la civilisation de l’Être-temps

Entre la dégradation fantasmatique de l’autre et le solipsisme uni-versel nous ne saurions établir de préférence. Aussi devons-nouspréciser cet imaginaire de l’étranger auquel nous devons rien moinsque notre propre reconnaissance et la possibilité même de notreexpérience. Pour cela, et sans aucun paradoxe, nous n’avons d’autreressource que d’approfondir l’« évidence » de notre civilisation qui

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nous lie à notre monde. Nous devons chercher la fissure qui noushabite. Et nous verrons alors que c’est au fond de ce décalage entrenous et nous-mêmes, autant qu’entre la phénoménologie de L’Œil etl’Esprit et la nécessité d’une rencontre de l’altérité radicale que setrame la condition de l’art européen.Disons alors dans un premier temps, en suivant Merleau-Ponty, quenos « ustensiles » ne sont pas, pour nous, des traces, ils ne signi-fient rien et ne cachent aucun mystère. Ils nous habitent autant quenous les habitons, et, ne serait-ce la fissure qui les hante, nous lesvivrions sans image, sans re-connaissance, dans la certitude duconnu immédiat. Cependant, nous ne sommes pas ce monde d’ob-jets que nous vivons, et nous ne sommes pas non plus cet autruiavec lequel nous l’habitons. Entre eux et nous, et entre nous, ne sejoue ni une analogie ni une étrangeté mais un écart, une co-présen-ce, et cela malgré les distances. Nos objets ne sont pas nôtres seu-lement lorsque nous les tenons dans nos mains et cet autrui quinous est commun n’est pas nécessairement tout contre nous, alorsmême qu’aucun imaginaire ne se pose en médiation. Tout se passecomme si nos actions se sédimentaient pour constituer le terroirque nous vivons, ou encore, pour reprendre les termes de MauriceMerleau-Ponty, comme si nos comportements descendaient dans lanature pour y déposer notre culture. Il y a là un phénomène bienréel et pourtant surprenant : comment puis-je vivre ainsi monmonde sans en partager l’existence à chaque instant, et pourtantsans médiation imaginaire ?Ce phénomène correspond sans aucun doute à une modalité deconscience. Car les rapports que j’entretiens avec mes ustensiles,ou ceux que nous entretenons entre nous, ne jaillissent pas pardevers nous, et si nous n’en avons aucune image médiate c’est pré-cisément que nous les connaissons et les pratiquons avant touteconscience imageante ou réflexive. Nous savons prendre unecuiller, saluer une connaissance, bavarder avec autrui, et noussommes conscients de cela. Nous dirons donc, avec les phénomé-nologues, que nous agissons notre monde selon des modalités deconscience pré-réflexives ; et nous ajouterons aussi que ces moda-lités sont pré-imageantes. Nos vies personnelles se construisentdonc sur ce substrat pré-réflexif et pré-imaginaire. C’est lui qui sesédimente, qui se donne à lui-même comme une évidence, sanspour autant qu’il se réduise à une co-présence existentielle. Il sedonne à lui-même comme un écart, comme une distance temporel-le, étant entendu que cette distance est à la fois ce qui nous sépa-re des objets de notre monde, ce qui les dépose, et ce qui noustient ensemble, en un même temps. « Parce que je suis porté dans

3 ibid. p. 400.

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Pour le phénoménologue, l’altérité radicale est portée par le mêmeentrelacement temporel que celui de notre identité. L’autre nous estcommun par le biais d’une co-présence déchirée entre flux et durée,et cela bien avant que nous n’ayons accès au moindre imaginaire.

Merleau-Ponty, l’art et la chair du temps

En suivant Merleau-Ponty, l’art est alors bien autre chose qu’une créa-tion d’images médiatrices, de « secondes choses7 » ou de chosessecondes après la réalité. Dans L’Œil et l’Esprit, il met en évidence unepeinture qui ne quitte pas le socle de la chair, qui le dévoile même, etcela contre toutes les médiations. « La peinture, écrit-il, n’est jamaistout à fait hors du temps, parce qu’elle est toujours dans le charnel8. ».Sa profondeur, sa couleur, sa forme, sa ligne, son mouvement, soncontour, sa physionomie ne sont aucunement des moyens de rendrecompte d’une réalité autre, ils sont des « rameaux de l’Être9 » lui-même. Ainsi, la ressemblance même, ne naît-elle pas d’une comparai-son que notre esprit établirait entre le tableau et la chose qu’il seraitcensé représenter. À ce titre, les tableaux de Cézanne, par exemple, nesauraient créer devant nous la Sainte-Victoire. Au contraire la ressem-blance est déjà à l’œuvre dans la vision du peintre, et dans l’êtrevisible qu’il nous donne à voir. Elle est dans les couleurs elles-mêmesdont le mumure indécis nous présente « des choses, des forêts, destempêtes, enfin le monde10 ». C’est cette présence de la montagned’Aix-en-Provence que la vision voit, et c’est elle encore qui jaillit aucœur du regard que nous portons sur son tableau. Cézanne n’a pasreprésenté la Sainte-Victoire, sa vision se recrée en peinture. Elle serecrée parce que l’artiste est celui qui ne se soucie pas de maîtriser lemonde, mais qui jouit de sa seule présence. Le tremblement dumonde l’agite bien davantage que les trépidations de nos emplois dutemps. Aussi sa peinture est-elle un prolongement de l’Être toutcomme la chose qu’il peint, aussi la figuration n’est-elle pas davanta-ge nécessaire à l’art que l’abstraction. Il est le seul qui puisse donneraccès à l’Être, qui puisse rendre le visible au visible. « L’œil est ce quia été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible parles traces de la main 11 », écrit Maurice Merleau-Ponty.Le temps de cette chair de la peinture, et du peintre, et du regard, n’estpas, pour Merleau-Ponty, celui du chronomètre, de l’instant de sessuccessions d’instantanés, qui, chacun, a depuis toujours cesséd’être. Il est la poussée qui fait le jet d’eau, l’Être-temps dont l’être dela rivière est, elle aussi, une ramification, tout comme la Sainte-Victoi-re ou la Sainte-Victoire. « L’“instant du monde” que Cézanne voulaitpeindre et qui est depuis longtemps passé, ses toiles continuent de

4 ibid.

5 ibid.

6 ibid., p. 482.

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l’existence personnelle par un temps que je ne constitue pas, écritMerleau-Ponty, toutes mes perceptions se profilent sur un fond denature4 », ce à quoi nous pouvons ajouter que c’est encore par cemême « temps qui fonctionne tout seul5 » que mes comportementsse profilent sur un fond de culture.Ainsi une temporalité pré-personnelle nous supporte, avant touteréflexion, volonté ou image. Elle donne à mes actes un retard sureux-mêmes qui les dépose comme des objets, des ustensiles, desparoles ou même des sentiments, dont je suis conscient immédia-tement alors même qu’une durée nous sépare maintenant. Pourmieux comprendre cette fissure temporelle nous pouvonsreprendre une belle métaphore de la Phénoménologie de la per-ception. « On dit, écrit Merleau-Ponty, qu’il y a un temps comme ondit qu’il y a un jet d’eau : l’eau change et le jet d’eau demeure parceque la forme se conserve ; la forme se conserve parce que chaqueonde successive reprend les fonctions de la précédente : ondepoussante par rapport à celle qu’elle poussait, elle devient à sontour onde poussée par rapport à une autre ; et cela vient enfin de ceque, depuis la source jusqu’au jet, les ondes ne sont pas séparées :il n’y a qu’une seule poussée, une seule lacune dans le flux suffiraità rompre le jet. C’est ici que se justifie la métaphore de la rivière,non pas en tant que la rivière s’écoule, mais en tant qu’elle ne faitqu’un avec elle-même6 ». Ainsi, selon cette temporalité, la succes-sion des ondes, ou des instants, n’est nullement incompatible avecl’unité du jet d’eau ou de la rivière, avec leur permanence et leurdurée. S’il en est ainsi, la valeur de cette métaphore ne tient pas dece que que nous ne nous baignons jamais deux fois dans le mêmefleuve, de ce que l’instant passe et se perd, mais plutôt de l’unité del’écoulement qui, dans la succession ne cesse de durer.La continuité du temps est donc ce qui maintient la distance quinous sépare des objets de notre monde et d’autrui avec qui nous lepartageons. Elle est la forme même de l’évidence avec laquelle nousvivons notre civilisation avant même que nous l’ayons reconnue.Maurice Merleau-Ponty fait alors de ce mouvement du temps, decette déposition de notre présent en une culture, une condition del’être lui-même, suivant en cela Heidegger, une énigme plutôt qu’unproblème de notre civilisation. Dépassant les frontières qui sépa-raient les cultures, il découvre dans ce jaillissement de la tempora-lité, le principe d’un être ensemble charnel pour lequel toute fron-tière s’abolit dans un même dépôt ontologique des identités. C’estce flux du temps, toujours présent à lui-même qui permet d’affirmerqu’un « Esprit objectif » habite les vestiges des civilisations per-dues, ou même les traces des cultures qui ne sont pas les nôtres.

7 Maurice Merleau-Ponty,L’Œil et l’Esprit, Paris,Gallimard, 1964, p. 23.

8 ibid. p. 81.

9 ibid. p. 88.

10 ibid. p. 43.

11 ibid. p. 26.

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Merleau-Ponty, la compréhension immédiate, l’assentiment qui nousrelie aux civilisations étrangères; et cette présence d’une prose dumonde se donne dans l’art du peintre, avant toute construction ima-geante. L’imaginaire est toujours déjà-là, il est le diagramme du pré-sent dans mon corps même, et en même temps, la texture du réel. Ilest en même temps le monde qui m’habite et celui qui me posecomme son autre, celui qui éclot, non pas devant une œuvre d’art,mais dans la vision de sa visibilité. Hors de l’art du peintre aucuneimage ne saurait se maintenir dans cette présence de l’imaginaire etdu réel, dans une même texture. En particulier, les photographies nesauraient mettre en jeu la chair du monde. « Rodin a ici un mot pro-fond, écrit Merleau-Ponty, “C’est l’artiste qui est véridique et c’est laphoto qui est menteuse, car, dans la réalité, le temps ne s’arrête pas”.La photographie maintient ouverts les instants que la poussée dutemps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l’empiétement, la“métamorphose” du temps, que la peinture rend visible au contraire,parce que les chevaux ont en eux le “quitter ici, aller là17”. » 18.Une photographie ne saura jamais, ou seulement par exception, attes-ter du mouvement qui habite le corps et par lequel celui-ci est, luiaussi, un rameau de l’Être. En elle le chiasme qui fissure le temps, quidynamise chaque instant et relie finalement chacun comme chaquecorps et chaque chose en une seule simultanéité, en une perpétuelleet unique métamorphose charnelle, est brisé en son énergie créatricemême. Le cheval pris en photographie par Etienne-Jules Marey à l’ins-tant où son sabot ne touche pas le sol, « à l’air de sauter sur place19. »L’instantané brise alors l’élan qui transporte le monde au-delà lui-même, qui disjoint en son présent même, le passé du futur, l’être ici etl’être là sans jamais être fixé hic et nunc. Mais, bien davantage que lesimages de la pensée conceptuelle, que la médiation par laquelle celle-ci croit penser le monde alors qu’elle l’utilise, la photographie porte enelle la radicalité d’un traumatisme. La poussée du temps peut biensupporter les croyances en une image copie du réel tant que celle-cine l’atteint pas, se dépose et participe d’une culture. Mais elle ne sau-rait supporter d’être arrêter. « Une seule lacune dans le flux suffirait àrompre le jet20 », écrit Maurice Merleau-Ponty. Et aucune profusionphotographique ne saurait contrebalancer cette perte irrémédiablequi atteint l’Être en sa racine et le vide de sa sève.Il faudrait alors comprendre que la photographie n’est rien moinsqu’un crime de lèse-peinture, que nous n’aurions qu’un choix à faire,celui de l’abandon de l’hérésie instantanée, quelle que soit la durée decet instant. Car ce n’est pas le nombre de millièmes de secondes quiest en jeu ici, mais bien la possibilité même de l’autorité du multiplesur l’unicité de la « simultanéité ». Or, nous comprenons aussi que

12 ibid. p. 35

13 Paul Klee, Wege desNaturstudiums (1923),cité par Merleau-Ponty,ibid., p. 86.

14 ibid. p. 92.

15 ibid. p. 26.

16 ibid. p. 84.

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nous le jeter, et sa montagne Sainte-Victoire se fait et se refait d’unbout à l’autre du monde, autrement, mais non moins énergétiquementque dans la roche dure au dessus d’Aix12 » Cet « instant du monde »n’est rien d’autre que le mouvement par lequel le visible se donnecomme déflagration d’Être; il est la vie de la chair, celle qui habitenotre corps, qui le rend énigmatiquement, mais essentiellement,voyant et visible tout à la fois. Il est tout entier une présence qui se fis-sure en elle-même, une implosion créatrice du visible et de la vision.Dès lors, si la peinture n’est jamais hors du temps, c’est qu’elle obéità son principe dynamique. Elle est un manifeste en acte de l’éclosiondu monde. Elle peut, bien sûr, prendre des aspects différents, « maisque, selon les époques et selon les écoles, on s’attache davantage aumouvement manifeste ou au monumental », elle reste irrémédiable-ment l’attestation d’une présence du visible dans l’acte même de lavision, et, finalement, le peintre n’est « rien que l’instrument d’unelointaine volonté13 ». Ainsi l’art ne saurait connaître une histoire desaccumulations en ce que celle-ci ajouterait un présent à un autrecomme autant d’instants discrets. Mais ce qui est vrai en art est vrai afortiori dans le monde qu’il atteste. « Car si, ni en peinture, ni mêmeailleurs, écrit Merleau-Ponty, nous ne pouvons établir une hiérarchiedes civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destinnous retienne en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première despeintures allait jusqu’au fond de l’avenir14 ».Mais il faut alors aller plus loin, jusqu’à la communion du corps deshommes dans la chair de l’Être unique. « Dans quelque civilisationqu’elle naisse, de quelques croyances, et quelques motifs, dequelques pensées, de quelques cérémonies qu’elle s’entoure, et lorsmême qu’elle paraît vouée à autre chose, depuis Lascaux jusqu’àaujourd’hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne célèbrejamais d’autre énigme que celle de la visibilité15. » Elle est alors ce quinous permet d’affirmer la présence d’un Esprit objectif, même lorsquenous n’avons accès qu’à des traces, à des dépots culturels qui ne sontpas ceux de notre propre corps, qui ne portent pas les marques denotre civilisation. « Elle seule nous apprend que des êtres différents,“extérieurs”, étrangers l’un à l’autre, sont pourtant absolumentensemble, la “simultanéité” – mystère que les psychologues manientcomme un enfant des explosifs16. ».

L’art au risque de la photographie

De la Phénoménologie de la perception à L’Œil et l’Esprit se jouedonc un dépassement de la question des frontières. C’est dans lamouvance du présent, dans l’« instant du monde » que se joue, pour

17 Citation d’HenriMichaux, dans op. cit.,p. 80-81.

18 Auguste Rodin, L’Art(1911), cité par Merleau-Ponty, op. cit, p. 80-81.

19 ibid. p. 80.

20 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologiede la perception, op. cit.,p. 482.

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universalité ne saurait rendre compte. Nous ne sortons pas, biensûr, de notre monde, celui-ci a la solidité de notre histoire et nousconstitue continuement. La continuité de notre vie pré-réflexiven’est pas rompue, elle ne le supporterait pas.À vrai dire, nous devons même aller plus loin. Car la représentationque nous avons de la continuité, avec Merleau-Ponty, s’avère être,déjà, le témoin de cette présence de l’instant de la rencontre. Car, sanscela, chaque moment successif, chacune de nos actions emporteraitnotre monde avec lui. À ce stade pré-imageant, nous n’agissonsjamais dans l’unité de la reconnaissance de nous-mêmes. Nos usten-siles et nos paroles, nos déplacements et nos sentiments ne connais-sent en eux aucun principe de succession linéaire nécessaire. À lamétaphore du jet d’eau nous devrions alors préferer celle du limon quise dépose tantôt ici, tantôt là, qui s’accumule partiellement et puis sedécompose, qui trace des voies multiples de durée plutôt qu’une lignetendue du passé vers le futur. Si donc, le temps peut effectivementêtre simultané ce n’est qu’à la condition que nous en ayons déjà lareconnaissance, et que cette reconnaissance en assure l’identité. Letemps-même s’enracine dans l’« en même temps ».Bien plus, nous devons reconnaître que notre avenir ne se donnejamais à nous qu’en images, et inversement, que toute image est,pour nous, une promesse d’avenir. Certes, « ce qui donne le mouve-ment, dit Rodin, c’est une image où les bras, les jambes, le tronc, latête sont pris chacun à un autre instant, qui donc figure le corps dansune attitude qu’il n’a eue à aucun moment, et impose à ses parties desraccords fictifs, comme si cet affrontement d’incompossibles pouvaitet pouvait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transitionet la durée21. ». Mais l’attitude sculptée d’un moine taoïste ou d’unkouros n’est pas celle du Penseur. L’image qui rend possible l’affron-tement des incompossibles de notre art, n’est nullement un déploie-ment de l’Être dans son unité, mais une pratique de l’art qui en visel’expression singulière. Aussi, si nous pouvons établir, à titre de pro-position d’identité européenne, que notre temps est celui de la défla-gration de l’Être, nous ne saurions en conclure que cet Être étend saprésence au-delà des frontières de l’Europe qui la reconnaît, et qui,par cette reconnaissance, s’élève de l’« évidence » de sa culture à l’af-firmation de sa civilisation, du goût pour l’art à la vision créatrice del’art.

L’Europe, Être imaginaire et archive photographique

Jusqu’où s’étend cette Europe? Il ne convient à personne d’en déci-der, sauf à ceux qui se reconnaîtront dans l’œuvre du temps qui

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cette problématique des rapports entre photographie et peinturecroise ici, de manière essentielle, la question de l’étrangeté del’étranger. C’est parce qu’elle est une émanation de l’Être, que la pein-ture est à la fois éternelle et universelle, même si, parce que l’Être esttoujours en écart à lui-même, cette éternité et cette universalité peu-vent prendre des formes différentes. L’étranger de cette peinture n’estjamais que ce moi qui n’est pas moi, et qui se confond aussi bien avecmon voisin qu’avec l’homme le plus lointain. Aussi, devrions-nousconcéder que notre identité européenne n’est qu’une histoire qui nenous identifie jamais qu’en tant qu’elle nous relie à ceux avec laquel-le nous ne la partageons pas. Une histoire différente, certes, mais tou-jours d’abord commune et unique, diverse mais conduite par une per-manente continuité.

L’Être-temps au risque de la rencontre

Cependant, c’est aussi cette continuité que vient briser, précisé-ment, la présence de l’étranger, et c’est la modalité de cette fractu-re qui précisera l’imaginaire que cette présence fait naître et quinous élève de la culture à la civilisation. Car la temporalité del’étrangeté n’est pas celle de notre vécu. L’étranger, celui qui parti-cipe d’une autre civilisation et qui, en cela, pourrait permettre notreidentité européenne, n’est pas cet autrui avec lequel je partage monvécu pré-réflexif et pré-imaginaire. En utilisant une métaphoretopique nous dirions que celui-ci est à mes côtés, alors que l’altéri-té de l’étranger se joue dans le face à face. Mais, de manière moinsfigurée, l’étranger est cet autrui que je rencontre et que je ne cessede rencontrer. Alors que la temporalité de mon vécu synthétise lasuccession et la durée, alors qu’elle « ne fait qu’un avec elle-même », le temps de la rencontre s’ouvre en un seul et même ins-tant. Dans les deux cas nous pouvons dire que les choses se pas-sent « en même temps ». Seulement, la temporalité pré-imaginaireest le temps même, et supporte en cela l’unité de notre monde,même à distance, alors que le temps de la rencontre est une co-pré-sence de deux mondes dans un même temps, et d’abord dans unmême instant. Ce n’est qu’à cet instant que ce temps que Merleau-Ponty a mis à découvert, qui demeure par son flux même, peut croi-ser d’autres temporalités, celles des cycles, de l’éternel retour oude l’attente messianique, par exemple. Car l’on ne vit pas le mêmemonde, que l’on soit égyptien antique, Zarathoustra ou juif.L’instant de la rencontre de l’étranger vient, de fait, briser la tran-quille torpeur de notre présence à nous-mêmes autant que de notrevisible. Il a la rudesse d’un étonnement problématique dont aucune

21 Auguste Rodin, op.cit., dans MauriceMerleau-Ponty, L’Œil etl’Esprit, Paris, Gallimard,1964, p. 78-79.

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l’étrangeté de l’étranger. Jamais une photographie ne nous dira laréalité de l’autre homme, et, en cela, elle déroge tout autant que lapeinture à l’idée d’une image copie du réel. Mais elle fait biendavantage, elle nous rend l’altérité possible. Et cette possibilitén’est pas une image, elle est, pour nous, une demande d’étrangeté,une attente de son Être civilisé. Ce n’est donc pas en la repoussantaux frontières de l’art que nous aurons accès à la reconnaissance denotre identité sigulièrement européenne, mais, au contraire, enl’inscrivant en son cœur, comme un problème qui ne saura jamaisavoir de réponse.La rencontre entre la photographie et l’art, au sein même de notreidentité, se joue alors sur un double registre. L’antinomie ne règneque le temps de notre propre certitude, elle cesse lorsque nouscomprenons que notre Être-temps n’est pas l’être du temps. La frac-ture de l’instant photographique est alors, pour nous, l’occasion del’affirmation de la valeur de l’art et, à la fois, de sa problématisation.Et l’on peut dire que l’identité de notre Europe est celle de la tem-poralité de l’art saisie par l’instant photographique. Identité singu-lière et problématique par laquelle l’Europe ne se définit pas per semais attend, en sa blessure, la rencontre de l’étrangeté de l’étran-ger. Par la photographie, notre art s’ouvre à la possibilité de civili-sations autres. L’ouverture de notre reconnaissance ne se joue pasdans les tréfonds de notre être au monde, mais dans la réalisation,au sein même de notre civilisation, d’un travail photographique quimaintienne ensemble le temps du flux qui demeure et celui de l’ins-tant qui jamais ne se referme. Ce travail qui avance et nous ouvrel’image de l’Europe future, qui, en même temps, maintient l’instantdans la plénitude de son passé, n’est autre que celui de l’archive.Concluons alors que notre identité Européenne se conjugue autemps de l’archive photographique, sans arrêt en construction ettoujours conservée en son instant arrêté.

Marc Tamisier

22 ibid. p. 80.

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passe et demeure. Mais, de l’autre côté, nous devons bien distinguercet imaginaire du temps fissuré des fantasmes qui peuvent en déri-ver. Les images que nous avons de nous-mêmes ne provoquent pasnotre propre reconnaissance et, en même temps, l’image de l’autrehomme ne cesse d’être notre avenir que sous la condition effectivede la rencontre de son étrangeté. Dès lors que cette situation ins-tantanée disparaît, nos représentations se sédimentent en unchaos d’images fantasmagoriques pour lesquelles nous n’avonsplus de mesure. Car l’imaginaire ne se mesure pas à l’aune de notrepropre réalité, il en est la métamorphose, l’élévation vers la civilisa-tion ; et il ne se discipline pas plus par son rapport à la réalité de l’al-térité car précisément celle-ci est radicale. Une fois l’image appa-rue, nous quittons l’obscure naïveté de notre monde et nous l’em-portons avec nous dans une culture de notre reconnaissance futu-re. Si donc notre reconnaissance ouvre la voie de la civilisation, sielle nous permet de fonder l’Europe sur notre avenir plutôt que surune origine éternelle, sur un retour de toute chose ou sur un instantperpétuel, elle peut tout aussi bien suivre la pente vertigineuse quinous ramène vers notre vécu immédiat. Elle devient alors une ima-gerie par laquelle nous idôlatrons notre propre suffisance en nouscontemplant sur les miroirs de notre geôle.Mais, dirions-nous, l’instant de la rencontre, en tant qu’instant, pré-cisément, n’est-il pas destiné à disparaître ? Une fois que nousavons reconnu la temporalité continue et linéaire de notre Europe,le jaillissement de l’instant ne disparaît-il pas nécessairement ?Nous répondrons alors que l’instant de la rencontre ne disparaît pasdavantage que celui d’une photographie. Car il faut d’abord croireque le temps passe et demeure, pour découvrir, dans l’image pho-tographique, un arrêt de son flux, une lacune qui le saisit en sonÊtre même. Il ne s’agit pas de souligner une analogie entre l’instantphotographique et celui de la rencontre avec l’étranger, et encoremoins de prétendre conclure de cette analogie à une reconnaissan-ce de l’étrangeté par la photographie. Simplement, nous compre-nons que sans la fissure de la photographie en notre propre monde,celui-ci serait encore une image du monde qui outrepasserait ceque notre civilisation connaît de singulier, et s’imposerait commeune temporalité sans borne. La photographie est, pour nous, untraumatisme de civilisation, mais elle est alors aussi l’occasiond’une ouverture de notre propre reconnaissance. Parce qu’elle« maintient ouverts les instants que la poussée du temps refermeaussitôt22 », parce que cette ouverture ne peut alors être que révul-sive, déclaration de passé sans nécessité d’avenir, elle est, au cœurmême de notre civilisation, la possibilité de la reconnaissance de

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varia

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Il est souvent admis de nos jours que le concept de beauté estbeaucoup trop lié à l’esthétique classique pour s’appliquer à l’artcontemporain – entendu comme paradigme des transgressions detous les archaïsmes classiques et modernes – mais aussi, pour fairel’objet d’un intérêt quelconque dans le projet d’une refondation del’esthétique contemporaine. Le retour en force ces dernièresannées dans le champ anglo-saxon des ontologies et des métaphy-siques descriptives a vu la défense sur divers fronts d’un réalismeesthétique qui devait immanquablement reconsidérer cette notionde beauté. Si en France Roger Pouivet1 est le promoteur de cetteposture à propos de l’existence des universaux, dans la traditionphilosophique anglo-saxonne, cette position a été largement déve-loppée depuis les années 1990 par des auteurs comme JerroldLevinson, Gregory Currie et Nick Zangwill2. Le réalisme esthétiqueest la thèse qui consiste à défendre une dépendance ontologiqueentre les prédicats esthétiques (« élégant », « triste », « harmo-nieux », etc.) et les propriétés non-esthétiques3 (« carré », « rouge »,« dure », etc.). Mais il s’agit d’une dépendance qui fonctionne, nonpas sur le mode d’une réduction des premiers sur les secondes,mais plutôt sur le mode d’une relation de survenance ou de co-variance. Autrement dit, lorsque deux objets possèdent des pro-priétés esthétiques différentes, alors ils possèdent nécessairementdes propriétés non-esthétiques différentes. En effet, il n’y a pas de

1 Roger Pouivet,L’Ontologie de l’oeuvred’art. Une introduction,Nîmes, JacquelineChambon, coll. Rayond’art, 1999.

2 Jerrold Levinson, Music,Art and Metaphysics,Essays in PhilosophicalAesthetics, Ithaca andLondon, CornellUniversity Press, 1990 ;Gregory Currie, AnOntology of Art, London,MacMillan, 1989 ; NickZangwill, TheMetaphysics of Beauty,Ithaca and London,Cornell University Press,2001.

3 Les propriétés non-esthétiques sont lescaractéristiques physico-phénoménales desobjets, voir à ce proposde ce concept FrankSibley, « Les conceptsesthétiques » (1959)

Une lecture de « la beautéréelle » d’Eddy Zemach

différence esthétique entre deux objets sans une différence, d’uneautre sorte, non-esthétique (physico-phénoménale) ; en revanchel’inverse n’est pas vrai. Cette thèse de la survenance des propriétésesthétiques, dont découle également le principe de croissance épis-témique des jugements esthétiques et des contenus sémiotiquesaccordés aux œuvres d’art, est relativement bien partagée dans lecamp des esthéticiens réalistes. Toutefois, Zemach va encore plusloin en adoptant un réalisme radical ; notamment en soutenantl’idée que les énoncés esthétiques sont vrais et possèdent desconditions de vérité4. Dans cet ouvrage, Zemach va défendre deuxconceptions relativement déconcertantes : la beauté est une pro-priété réelle de certaines œuvres et elle est une condition de validi-té de toute théorie de la connaissance. Cette approche réhabilite enquelque sorte l’Aesthesis de Baumgarten5.

Dans un premier temps, Zemach s’emploie à démontrer l’impossibi-lité des postures anti-réalistes, à savoir cette tradition philoso-phique qui refuse de prendre en compte le rôle des propriétésobjectives et physiques de l’objet dans la relation esthétique. C’estnotamment le cas des conceptions, que Zemach qualifie de non-cognitives, qui supposent que les énoncés esthétiques exprimentune attitude vis-à-vis de l’objet contemplé. En ce sens, les énoncésesthétiques possèdent une valeur prescriptive : ce sont des énon-cés performatifs qui ont pour fonction d’entraîner l’adhésion d’au-trui au jugement de celui qui évalue et par conséquent ne sontaucunement liés à l’objet de l’expérience.Zemach s’attache par la suite à disqualifier les postures subjecti-vistes articulées autour des notions d’expérience et de plaisiresthétiques. Ces conceptions anti-réalistes spéculent sur l’existen-ce d’une espèce particulière de plaisir esthétique qui serait irréduc-tible aux autres formes de plaisirs que l’on éprouve quotidienne-ment. Le problème de ces approches repose principalement surl’idée que le plaisir esthétique doit être considéré comme la finalitéde l’expérience esthétique. L’amateur d’art serait en ce sens uni-quement motivé par le désir de ressentir cette émotion si particu-lière que procurent les œuvres d’art, et ceci indépendamment d’unintérêt pour l’objet (une finalité sans fin). De plus, selon cettelogique subjectiviste, l’expérience esthétique est nécessairementliée à une émotion positive que seuls les amateurs d’art peuventéprouver. Cette posture fait référence à la notion de « forme signi-fiante » de Clive Bell6, c’est-à-dire à l’existence d’une qualité relati-vement imprécise qui serait commune à l’ensemble des œuvresd’art et qui permettrait de les identifier. Cette forme signifiante

traduction par et dansDanielle Lories,Philosophie analytique etesthétique, Paris,Méridiens Klincksieck,1988, p. 41-70.

4 Eddy Zemach, LaBeauté réelle. Unedéfense du réalismeesthétique, Rennes, trad.fr. et préf. S. Réhault,Presse Universitaire deRennes, Coll. Aesthetica,2005 (Real Beauty,Pennsylvania StateUniversity Press, 1997).

5 Alexander GottliebBaumgarten, Esthétique,Paris, trad. fr. J.-Y.Pranchère, L’Herne, Coll.Bibliothèque dePhilosophie etd’Esthétique, 1988.

6 Voir notamment unextrait de Art, London,Chatto and Windus, 1914,dans Roberto Salvini,Pure visibilité etformalisme. Dans lacritique d’art au début duXXe siècle, Paris,Klincksieck, Coll. L’Espritet les Formes, 1988.

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serait responsable de ce sentiment noble qu’est le plaisir esthé-tique, elle deviendrait en quelque sorte un indicateur de l’excellen-ce artistique, indépendamment des qualités objectives de l’objetcontemplé. Pour un subjectiviste, il n’existe d’expérience esthé-tique que positive. Cette posture dérive également de l’esthétiquekantienne, pour laquelle percevoir esthétiquement, c’est faire réfé-rence à l’objet de la contemplation sans en faire ni la finalité ni l’ob-jet du désir7. L’objet plaît parce qu’il procure un plaisir spécifiquequ’est cette expérience positive. Cette posture, de même que laprécédente, est difficilement soutenable, car elle implique l’exis-tence d’un régime spécifique propre au domaine artistique, lui per-mettant d’échapper à toute finalité ou à tout intérêt pour l’objet del’expérience. À partir du moment où la conduite esthétique est fon-dée sur la perception, il n’y a pas de raison de considérer que cer-taines expériences échapperaient à ce processus de catégorisationet de classification qui sous-déterminent nos modes de perception,supposant par conséquent un rapport étroit à l’objet perçu.Pour finir sa critique des différentes postures anti-réalistes, Zemachs’attaque au relativisme esthétique. Un relativiste, par opposition àun réaliste, soutiendra plutôt que les propriétés esthétiques desœuvres d’art sont phénoménales et subjectives ; par conséquent,relatives à la position et à la singularité de celui qui juge, mais aussiaux différents contextes d’évaluation. Elles sont en ce sens dis-tinctes de la façon dont les choses sont réellement. Cette posturerelativiste s’apparente à un empirisme radical, pourtant dénoncépar Hume8, qui avait déjà constaté, contre cette croyance du senscommun, favorable à un relativisme radical du jugement de goût,que les individus parviennent assez souvent à s’accorder dans leursjugements esthétiques. En effet, comment pourrais-je savoir quellequalité esthétique est attribuée aux choses par les autres quand ilsutilisent tel ou tel prédicat ? Pour savoir comment appliquer un pré-dicat esthétique, je dois nécessairement maîtriser une norme, unlangage commun, afin de communiquer et me faire comprendre desautres. Défendre un relativisme radical suppose nécessairementque les jugements ne soient pas partageables et relèvent d’un sym-bolisme privé incommunicable. Le relativisme rend les prédicatsesthétiques incompréhensibles puisqu’ils n’ont pas de significationpublique. Le réalisme résoud ce problème, car pour un réaliste lesdésaccords concernant les jugements de goût sont fondés sur unebase observable. Sachant que si les prédicats esthétiques sontd’une manière ou d’une autre liés aux traits non-esthétiques, c’est-à-dire aux propriétés observables, alors les désaccords ou lesconsensus peuvent se justifier publiquement.

7 Emmanuel Kant,Critique de la faculté dejuger, Paris, trad. fr. A.Philonenko, Vrin, 1986.

8 David Hume, Lesessays esthétiques,Paris, trad. fr. R.Bouveresse, Vrin, 1974.

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9 Pour une discussion duréalisme de Zemach voirRoger Pouivet, op. cit.,« le nominalisme fort »,p. 93-103 et « le réalismeesthétique », p. 133-140.

Après avoir démonté les arguments de ces différentes thèses anti-réalistes, Zemach va ensuite démontrer que l’hypothèse la plus rai-sonnable consiste à adopter le point de vue réaliste, car on ne peutfaire l’économie d’une prise en compte des caractéristiques objec-tives de l’objet de l’expérience. Si par exemple, pour l’attributiondes qualités (premières) de « dureté », « rectangularité », « gran-deur », l’accord semble relativement aisé à trouver ; quant à laquestion de savoir si X est rouge (qualité seconde) l’accord, sousréserve de certaines conditions d’observation, peut également êtrefacilement atteint. En revanche, concernant les prédicats esthé-tiques (qualités tertiaires), l’accord semble plus délicat. SelonZemach, l’attribution des qualités esthétiques, comme dans le casdes qualités premières et secondes, est satisfaite quand ce qu’ilnomme les Conditions Standard d’Observation (CSO) sont respec-tées. En d’autres termes, la satisfaction des CSO permet de s’assu-rer que la qualité observée est réellement possédée par l’objet enquestion. Inversement, dans des conditions non-standard d’obser-vation d’une qualité esthétique donnée, celle-ci ne peut être obser-vée et peut même entraîner l’attribution à l’objet de qualités qu’ilne possède pas. Cela signifie que lorsque l’éclairage ou les condi-tions de réception d’une œuvre sont normales, que le spectateurdispose de toutes ses facultés intellectuelles et sensibles et qu’ilconstate qu’un tableau est « criard », alors il ne peut douter de lavalidité de son jugement. Cette conception de Zemach anticipe éga-lement l’argument du relativiste, en supposant que ce qui est beaupeut apparaître laid quand on l’observe dans des conditions non-standard. Si effectivement, on peut s’accorder sur les ConditionsStandard d’Observation de base permettant de définir les condi-tions normales d’écoute ou de contemplation d’une œuvre, parcontre les conditions épistémiques sont plus difficiles à définir etposent le plus de problème à la thèse de Zemach9. En effet, il est dif-ficile de savoir quelles connaissances en histoire de l’art sont nor-malement nécessaires au spectateur pour qu’il apprécie et identifieles qualités pertinentes réellement possédées par les œuvres d’art.De même que dois-je connaître du contexte culturel dans lequell’œuvre a été produite pour apprécier ses réelles qualités ? À aucunmoment Zemach ne précise de quelle façon sont fixées les CSO,concernant aussi bien les conditions de réception des œuvres qued’appréciation des propriétés esthétiques que les œuvres sont sen-sées posséder. De plus, les exemples qu’il prend sont souventempruntés au modèle des sciences de la nature et aux modalitésd’application des qualités premières et secondes. Cependant, bienque l’on puisse trouver des limites à ce concept de CSO, la prise en

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compte de ce paramètre extérieur dans la relation esthétique estparticulièrement innovante pour une approche réaliste : il permetainsi de considérer le rôle des facteurs collatéraux dans le jugementesthétique. Si assurément l’attribution des propriétés esthétiquesest nécessairement dépendante des conditions d’observation,inversement, les conditions d’observation considérées commestandard sont de la même façon dépendantes de la nature de l’ob-jet qui possède réellement ces propriétés. En d’autres termes, lesCSO ne sont pas fixées une fois pour toutes, elles sont aussi rela-tives à l’évolution des contextes historiques et à l’évolution desqualités considérées comme pertinentes au cours de l’histoire del’art. En ce sens, la conception de Zemach et de cette interdépen-dance entre propriétés esthétiques et CSO semble circulaire maisZemach affirme qu’il s’agit d’un cercle fructueux, à savoir d’un ajus-tement mutuel entre ces deux termes de la relation esthétique.Autre limite : pour savoir comment fixer les conditions standardd’observation d’une espèce donnée d’objets et de propriétés esthé-tiques à un moment donné de l’histoire de l’art, Zemach est tenté defaire appel à des experts, c’est-à-dire à un critique idéal sensé défi-nir la norme communicable.

Le réalisme extrême de Zemach ne propose pas pour autant unethèse réductionniste des propriétés esthétiques, même s’il nedésespère pas des progrès de la science, qui un jour prochain pour-ront valider cette hypothèse réductionniste. Actuellement, on nepeut fournir les conditions nécessaires et suffisantes à l’applicationdes prédicats esthétiques. Par conséquent la thèse de la survenan-ce permet à Zemach de défendre un parti pris réaliste non réducteur.Mais l’aspect le plus étonnant de la thèse réaliste de Zemach, appa-raît lorsque celle-ci rejoint la posture métaphysique défendue parBaumgarten dans son Aesthesis, supposant que le principe debeauté peut être considéré comme un critère de vérité ou de validi-té d’une théorie de la connaissance. Et ce, sachant, selon Zemach,qu’une théorie scientifique est validée par sa capacité à rapporter,de façon la plus juste, le contenu de l’expérience empirique : onévalue une théorie scientifique selon le degré avec lequel elle pro-pose une explication convaincante de notre rapport empirique aumonde. Cette thèse défendue par Zemach et développée dans« Truth and Beauty10 » s’appuie également sur un argument deQuine11, supposant que l’observation ou l’expérimentation ne suffi-se pas pour valider une théorie et que l’échec d’une expérience nepeut invalider sa pertinence. En ce sens, la formalisation d’unethéorie scientifique – c’est-à-dire la façon dont elle rend compte des

10 Eddy Zemach, « Truthand Beauty »,Philosophical Forum, 18,1986, p. 21-39.

11 Willard Quine, Le Motet la chose, Paris, trad.fr. et préf. P. Gochet,Flammarion, 1977.

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12 Thomas Kuhn, LaStructure des révolutionsscientifiques, Paris, trad.fr. L. Meyer, Flammarion,1983.

contenus de l’observation – constitue un enjeu déterminant dans savalidation et repose finalement sur des données empiriques doncesthétiques. En conséquence, une théorie sera vraie si elle est puis-sante, équilibrée, simple et élégante, autrement dit, si elle respectel’une des plus vieilles définition de la beauté : « un haut degré d’uni-té dans la variété ». Ainsi, toujours selon Zemach, une théorie scien-tifique de style baroque, « forte d’un million de fioritures théoriqueslocales, sera laide, du fait de l’énormité de son catalogue. D’unecertaine manière, la science ne peut être belle que dans un styleégyptien. ». Autrement dit, si la théorie T est belle, elle est forcé-ment vraie, puisque ses caractéristiques esthétiques dénotent desaspects réels du monde sensible. Ainsi le sentiment de beauté seraconsidéré comme une expérience de connaissance du monde réel,dans le sens où la beauté, entendue comme l’expression de la per-fection de la structure du monde réel, me permet d’accéder à unevérité nouménale.Cette conception, qui s’apparente à une métaphysique réaliste,pose, nous semble-t-il, un certain nombre de problèmes. En effet,l’idée d’une connexion de nature entre beauté et vérité est loind’être partagée, car elle impliquerait que seules les expériencesesthétiques, qui procurent un plaisir positif lié au sentiment debeauté, seraient pertinentes et les seules en mesure de nous four-nire une information correcte sur le monde sensible. L’expériencede la laideur (informe, chaos, etc.) serait alors l’expression d’unéchec ou du caractère incorrecte de notre rapport au monde. Demanière générale, la thèse de Zemach est tributaire de l’esthétiquekantienne qui est avant tout une théorie de la réception esthétique,impliquant que la sphère artistique est dépendante d’une facultéuniverselle à juger de la beauté naturelle. Pour Kant, l’artistiquedoit être ramené à une disposition esthétique, c’est-à-dire à cetteconduite esthétique universellement partagée et indifférente à lafinalité pratique de l’objet du plaisir et qui doit tendre vers une réa-lité plus élevée, une vérité nouménale. Une telle conception ne peutprendre en considération la spécificité culturelle de l’activité artis-tique. En effet, il n’y a pas de raison de croire que l’expérience dubaroque ne puisse produire un sentiment positif.Quant à savoir si la beauté – entendue comme unité dans la varié-té, par opposition au chaos du style baroque – peut constituer uncritère de validité d’une théorie scientifique, cette conception estrelativement séduisante et possède sans doute une part de vérité.Thomas Kuhn12 a, effectivement, toujours insisté sur la valeur desimplicité et d’évidence que revêtent les révolutions scientifiques.Mais une fois de plus, nous pouvons nous interroger : n’y a-t-il pas

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un glissement ici entre l’expérience esthétique qui caractérise enpropre notre rapport au monde et l’expérience artistique qui n’estpas exactement superposable à la première ? Il faut rappeler que ladéfense d’une connexion entre vérité et beauté, chez Zemach, estfondée sur ce présupposé initial, peut-être contestable, que laseule contrainte à laquelle une théorie scientifique devrait satisfai-re serait la façon dont elle rapporte les faits de l’expérience. Ce pré-supposé le conduit logiquement à défendre une version du réalismeesthétique, qui paradoxalement n’est pas chez lui un réalismemétaphysique.

Vers la fin de l’ouvrage (chapitre 7), Zemach se présente commenominaliste, ce qui peut surprendre par rapport à son positionne-ment en faveur d’un réalisme esthétique fondé sur la croyance dansune beauté nouménale. Zemach ne croit pas en l’existence des uni-versaux et n’admet dans le monde que des particuliers ; il refuseainsi cette conception d’une existence des entités platoniciennesqui s’actualiseraient dans des particuliers. Ce nominalisme deZemach est la conséquence de sa logique de la substance et de sonrejet du dualisme Peircien (type/token)13 au profit d’un monisme oùchaque particulier est son propre type. Selon Zemach les types nesont pas des universaux : les types Chien, Homme, Drapeau Rouge,ne sont pas des entités abstraites mais plutôt des entités concrètes.Par conséquent, les particuliers seront considérés comme destypes, dans le sens où une chose qui apparaît successivement à dif-férents moments ou en différents endroits sera examinée commeun type récurrent dont les occurrences diffèrent légèrement lesunes des autres. Par exemple : David que je rencontre le matin àl’université, puis que je croise de nouveau l’après-midi en ville dansla galerie commerciale est une seule et même personne dans deuxoccurrences distinctes, à l’université et en ville, bien que les deuxoccurrences ne soient pas identiques. Cette logique de la substan-ce, que l’on peut qualifier de métaphysique nominaliste, a bien évi-demment des conséquences sur les modalités d’identification desœuvres d’art. Car cela implique qu’il n’y a plus de différence entrele statut d’une exécution musicale et les expositions successivesd’un même tableau. Qu’il s’agisse de la Cinquième Symphonie deBeethoven jouée à Milan à telle heure ou jouée à New York simul-tanément ou à un autre moment, ou encore d’une peinture actuel-lement exposée au Louvre puis au Métropolitain Museum, chacunde ces événements ou de ces particuliers isolés dans le temps etl’espace doit être considéré comme un type récurrent. Zemachpousse le raisonnement encore plus loin en soulignant que de la

13 Charles S. Peirce,Écrits sur le signe, Paris,trad. fr. G. Deledalle,Seuil, 1978.

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14 Nelson Goodman,Langages de l’art, Nîmes,trad. fr. J. Morizot,Jacqueline Chambon,1990.

même façon que les multiples exécutions de la Cinquième Sympho-nie sont des occurrences distinctes ou des types récurrents d’unmême type initial, Mona Lisa peinte par Léonard en 1510 est aussiun type récurrent qui diffère du tableau exposé actuellement dansles galeries du Louvre. Chacun de ces deux moments du tableau deLéonard est une occurrence distincte d’un même type récurrent.Zemach poursuit en affirmant que, si le type Mona Lisa est un typeconcret présent entièrement dans chacun des différents momentsde l’œuvre (de 1510 à aujourd’hui), alors les différentes reproduc-tions (photographies, duplications) de l’œuvre, si elles conserventles caractéristiques essentielles de Mona Lisa, sont des occur-rences (bonnes ou mauvaises) aussi valables du type Mona Lisaque le tableau du Louvre. Le type Mona Lisa est ainsi identique enchacune de ses occurrences et il n’y a jamais qu’une différence dedegré entre le tableau du Louvre et ses multiples reproductionsphotographiques. Cette conception remet sérieusement en ques-tion la distinction goodmanienne entre statut autographique et sta-tut allographique des œuvres d’art14. Zemach ne pense pas que l’onpuisse figer définitivement l’identité d’une œuvre ; une œuvre d’artest un objet qui se modifie constamment au cours du temps et selonles contextes de présentation. Cette approche lui permet égalementde rompre avec l’idéologie de l’objet originel et sacré ou l’idée qu’ilexisterait une entité plus authentique, un original qu’aucune res-tauration ne pourrait faire revivre.

Yannick Bréhin

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l’excellence et la diversité de « nos »artistes, de « nos » écoles », de « nos » col-lections publiques, de « nos » institutions etdu pays qui les abrite. Dès lors, peu importece qui est montré, comment c’est montré età qui c’est montré. Au fond, à qui s’adressecette exposition ? Est-ce au « monde de l’artinternational » ? Ou au « grand public » fran-çais ? Ni l’un ni l’autre sans doute. La presseinternationale en a d’ailleurs assez peurendu compte (et plutôt de manière iro-nique) ; quant au grand public, les chiffresde fréquentation montrent cruellement – endépit des communiqués triomphaux – qu’onne s’est pas bousculé à une exposition où« à moins d’être un habitué des galeries etdes centres d’art » il était « facile de seperdre dans cet afflux d’œuvres et de noms,sans repères ni explications », pourreprendre les mots de Philippe Dagen.Peut-être faut-il surtout comprendre « LaForce de l’art » comme une nouvelle occur-rence d’une démarche bien française : levolontarisme politique en matière de créa-tion artistique. Il est facile de voir que cettemanifestation s’inspire directement de laBiennale de Paris, qui de 1959 à 1985 a tentéd’exister aux côtés des grandes biennalesinternationales. Cet événement, qui avaitconstitué l’une des toutes premières actionsentreprises par André Malraux, en tant queministre des affaires culturelles, avait déjàpour but d’offrir « un lieu de rencontres etd’expériences pour les jeunes » ; lieu ouvertaux artistes du monde entier, en un rappelimplicite de la position supposée « cen-trale » de la scène parisienne de l’art. « LaForce de l’art » cite également « 12 ans d’artcontemporain en France », plus connue sousle nom d’« exposition Pompidou ». Cetteexposition de 1972 avait déjà eu lieu auGrand Palais et son but était également deproduire un panorama diversifié de la créa-

tion française des années précédentes etelle avait aussi été organisée par un « panelélargi de commissaires » réunis sous la hou-lette de François Mathey (entre autres AlfredPacquement, Jean Clair, Serge Lemoine etFrançois Barré). Là encore, il s’agissait d’unedemande directement formulée depuis lesommet de l’État – le Président Pompidou –au ministre chargé des affaires culturelles.Cette demande spécifiait déjà que devraitêtre réunie une sélection d’œuvres desprincipaux artistes travaillant en France(qu’ils soient Français ou non). Il était éga-lement question de s’adresser à un grandpublic qui selon les mots de Mathey « n’aqu’une idée confuse de la création contem-poraine tandis que les conditions tradition-nelles de la création se sont singulièrementtransformées ». Il est un peu ironique deremarquer que l’exposition « Pompidou »faisait aussi le constat de la perte d’influen-ce de la scène française de l’art et préten-dait déjà y remédier.Les réactions suscitées par les manifesta-tions de ce genre sont assez instructives. En1959, la Biennale de Paris avait fait face àune importante contestation extérieure, enraison d’une programmation jugée élitiste.En 1972, la contestation était devenue inter-ne conduisant certains artistes à décrocherleurs œuvres pour « sortir » du cadre d’unemanifestation dont ils ne voulaient pas êtrecomplices. En 2006, la contestation fait par-tie de l’exposition; elle y est intégrée via lespropositions d’un des commissaires (HouHanru). Des débats et conférences ont ainsiété organisés à « La Force de l’art » (avec laprétention de « l’infiltrer »). Cela, sous leregard bienveillant du ministre – qui avaitpour sa part proposé l’installation de pan-neaux blancs de « libre expression ».

Jérôme Glicenstein

Le 10 octobre 2005, lors d’une visite à laFIAC, le premier ministre Dominique de Vil-lepin annonce l’organisation au GrandPalais d’« une grande exposition consacréeaux artistes français contemporains afin dedonner une nouvelle visibilité à la créationfrançaise ». L’exposition inaugurée septmois plus tard regroupe des propositions dequinze commissaires autour de 200 artistesenviron. Le mot d’ordre de départ aura étéentre-temps assorti du souhait du ministrede la culture, de « créer des événementspour familiariser l’opinion publique à lacréation contemporaine », afin que « la créa-tion contemporaine fasse irruption parmiceux qui ne fréquentent pas les musées ethésitent encore à entrer dans les galeries ».L’organisation matérielle de la manifesta-tion va être confiée au délégué aux arts plas-tiques, Olivier Kaeppelin, lequel va mission-ner la RMN pour l’organisation technique et– après quelques désistements – un groupede commissaires aux orientations diverses,coordonné par Bernard Blistène, inspecteurgénéral de la création, pour ce qui est ducontenu. De fait, cette « chaîne » de déléga-tions successives des responsabilitésexplique autant « La Force de l’art » que leshiérarchies et rapports de force sous-jacentsau milieu de l’art en France. Ce pays où,comme le rappelait avec à propos la Lettred’information du ministère de la culture, « le

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La Force de l’artExposition du 9 mai au 25 juin 2006Grand Palais, Paris.

ministère de la culture et de la communica-tion se place comme un acteur fondamentaldu monde de l’art ». Dans ce contexte, lespropos de Renaud Donnedieu de Vabres àl’occasion de l’ouverture laissent songeurs :« Qu’on ne nous parle pas d’art officiel !Nous nous contentons de rendre cela pos-sible, d’ouvrir un lieu, de mettre des créditspublics à la disposition de cette manifesta-tion ». À plusieurs reprises le ministre ou lesdifférents organisateurs vont ainsi répéter àqui veut les entendre qu’il s’agit juste depromouvoir l’art qui se fait en France, sansqu’il s’agisse pour autant d’une manifesta-tion nationaliste. La preuve, nous disent-ils,des artistes de toutes nationalités – maistravaillant en France – y participent. Faut-ilalors croire le délégué aux arts plastiqueslorsqu’il déclare que « cette exposition n’arien d’une célébration nationale. […] Tout cequi nous intéresse, c’est le rapport à l’art » ?Dans ce cas que deviennent les mots d’ordredu premier ministre visant à « refaire de laFrance un foyer vivant de la création » ?Quoi qu’il en soit, il ne s’agit visiblement pasde « faire découvrir » ou de « faire aimer »l’art contemporain aux Français – à qui l’on aproposé sur un ton assez méprisant de serendre à une exposition comme s’il s’agis-sait d’une corvée (« métro, boulot, expo »).Il s’agit plutôt pour nos grands diplomatesde prétendre montrer aux yeux du monde

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est nécessaire : l’œil s’habitue peu à peu àl’objectif et l’oreille s’adapte difficilementaux murmures désordonnés de l’artiste. Cedernier joue sur l’insaisissabilité du langa-ge, écrit ou oral.En créant des pièces parallèles au marchémonétaire d’échange, il interroge la valeurde l’art : à l’instar de ces monnaies uniques,l’œuvre est unique et ne peut suivre les loisdu marché financier. Même si elle ne peuts’en détacher, sa valeur est autre. Sansdoute faut-il ainsi comprendre cette inscrip-tion « l’art est un corps sans valeur ». L’artse suffirait à lui-même, et cette auto-suffi-sance fait écho à l’auto-flagellation présen-te dans les dessins gravés et dans la bandeson où l’artiste dit qu’il n’est « qu’une gros-se merde ». S’agit-il d’une critique de lasociété qui rejette ce qui ne vaut rien maté-riellement ou qui estime parfois que l’artis-te ne doit pas gagner trop d’argent ? Le titreculpabilité renverrait au statut même del’artiste. L’art serait sans valeur, mais passans reproche…Le spectateur entre dans une seconde salleobscure. Les bruits lointains qui parasi-taient sa visite de Guilt sont ici tonitruants.Cette installation multimédia intitulée Frus-trum le plonge dans un univers fantastiqueinquiétant. Sur un écran géant posé à terredevant un immense bassin rempli de pétro-le, est projetée une image de synthèse : unaigle menaçant emprisonné dans un pylôneélectrique tente de s’en dégager, mais lescâbles qui ne cèdent jamais. À chaqueclaque résonne un son agressif de coup defouet. Lorsque le rapace effleure virtuelle-ment la surface du liquide, celle-ci se met àonduler. Au centre du bassin surnage un lin-got d’or, sur lequel est gravé For everythingwhich is visible there is a copy of that whichis hidden (« De toute chose visible il existeune copie qui est invisible »).

Cette installation, par sa démesure visuelleet sonore, menace et domine le spectateur.Ici, le virtuel prend le dessus, le corps des-siné s’impose face au corps vivant. Gary Hillcherche à donner une illusion de vie à undessin non réaliste. L’illusion est aussi tac-tile par les ondes que « produit » l’animaldans le bassin. Même son immobilité entrechaque tentative de libération le rendvivant, en lui conférant une dimension psy-chologique.L’artiste lutte contre la platitude de l’imageprojetée, en lui donnant de la profondeur parle mouvement des ailes – d’avant en arrière–, et de l’épaisseur: l’aigle brasse avec diffi-culté l’air comme s’il était lourd. Simultané-ment, les coups de fouet, d’une granderichesse sonore, se déploient dans la salle.Le maniement du fouet produit une « giflesonore »; il tranche l’épaisseur de l’air, et lerend ainsi audible.Tandis que pour Platon le monde sensiblen’est qu’apparence (puisqu’il n’est que lereflet du monde intelligible), l’artiste affirmeque la chose visible possède une copie invi-sible. Il interroge ainsi la perception de l’ima-ge virtuelle. La chose visible (l’image del’aigle) aurait donc sa copie invisible. Cela setraduit plastiquement par son reflet dansl’huile obscure et énigmatique qui renverraità l’invisible. Ce reflet donnerait paradoxale-ment réalité, matérialité, à l’image premièrepourtant virtuelle. La menace de l’aigle (l’oi-seau de Jupiter), dont l’interprétation mytho-logique et politique reste ouverte, devien-drait réelle. Le titre Frustrum renvoie alors ànotre volonté de voir ce qui échappe à nossens. L’œuvre comblerait cette frustration enrendant compte de cet « invisible », copiefantasmée – selon cette parole gravée dansl’or – de ce que l’on connaît.

Hélène Singer

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Pour sa première exposition personnelle àla Fondation Cartier, l’artiste américainGary Hill offre aux spectateurs deux instal-lations imposantes qui les plongent dansune expérience visuelle et acoustiqueimpressionnante.Son installation Guilt (culpabilité) est com-posée de six lunettes astronomiques régu-lièrement disposées dans une grande sallelumineuse. Le spectateur découvre dans leviseur une pièce de monnaie en or crééepour l’occasion qui tourne sur elle-même.Sur une face est gravé le visage de l’artistegrimaçant sous l’impact d’un coup depoing. Tel un empereur romain, son effigieest encerclée de préceptes comme Fi aliquisalius et consequenter procede (« Deviensquelqu’un d’autre et agis en conséquen-ce »). L’autre face présente une paire defesses sur laquelle est posée une branche

de laurier. Cette scène qui mêle érotisme etchâtiment corporel est accompagnée decette inscription latine : Art est corpus vile(« L’art est un corps sans valeur »), et de dif-férentes phrases en anglais dont In wonder,we wonder (« Emerveillés, nous nous inter-rogeons ») rappelant la devise des piècesaméricaines In God we trust. Un haut-parleurdiffuse la voix monocorde de l’artiste quis’adresse des paroles injurieuses dans uneélucubration hachée et déstructurée. Lavision du spectateur se brouille et il com-prend qu’un autre visiteur se trouve devantl’objet visé par la lunette: la pièce de mon-naie réelle, posée à dix mètres de là sur unsocle rotatif. Cette rotation qui semble rapi-de dans le viseur est presque imperceptibleà l’œil nu.La découverte de ce dispositif est lente. Enoutre, un temps d’adaptation sensorielle

Gary HillExposition du 27 octobre 2006 au 4 février 2007Fondation Cartier pour l’art contemporain

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corps et esprit, corps et non-corps (p. 15-36). Soulevant l’ambiguité liée au terme dedématérialisation, elle insiste sur le rapportmétaphorique que cette notion entretientavec l’art dématérialisé analysé par LucyL. Lippard à la fin des années 1960. Tout enétant plutôt matérialiste, cet art est au coeurde la théorie des incorporels. Les recherchesdes artistes américains refusant l’artifice dela galerie inaugurent une ère nouvelle danslaquelle l’œuvre est pensée dans son exten-sion (p. 47-50). Aujourd’hui davantageencore, c’est la périphérie de l’œuvre qui lacharge de sens. Ce jeu de déplacement,visible dès le Land Art, montre que l’aurabenjaminienne s’est transformée en « aread’extension et de dissémination », pouvantpar exemple prendre la forme de commen-taires (lekton) (p. 77-79). La galerie au finalpeut être vide et faire œuvre : « Ainsi la gale-rie s’exhibe-t-elle comme vide et, ce faisant,devient-elle un lieu stable, contenant uncorps : le sien propre, quand ce n’est pascelui de l’auteur ». L’œuvre en se déplaçantest devenue échange et lien (p. 83) ; l’expo-sition, l’évènement même de l’existence del’œuvre ; et le temps, sa matière (p. 61).Après avoir analysé ce « moment stoïcien »de l’art contemporain, transposé la plupartdu temps sous des formes invisibles, l’au-teure propose de repenser le cyberespace,manifestation encore plus vive de ces incor-porels. Le virtuel ne peut ainsi exister quedans un « espace sans lieu » (p. 121), et dansun « temps aboli ». Il a une temporalité spé-cifique résidant dans l’évitement de la pers-pective spatio-temporelle, et dans l’abolitionde la distance. Se demandant s’il existe encela une perspective qui serait propre aunumérique, et accepterait le vide comme élé-ment constitutif, Anne Cauquelin énonce lesmultiples obstacles à la compréhension ducyberespace. Le vide ne doit pas être consi-

déré comme un néant ou un infini mais unexprimable. L’idée d’actualisation si chèreau virtuel insiste trop sur l’absence ou le fic-tif (p. 111) ; celle d’immersion associée géné-ralement à l’interactivité implique une pers-pective spatio-temporelle qu’il faut dépasser(p. 114) ; de même, la notion de préexistencelaisse penser à tort que le cyberespace pos-sède une force cachée (p. 110). C’est à condi-tion de surmonter ces obstacles que l’onpourra penser une poétique de l’interface,seule à rendre compte de la nature réelle ducyberespace et à pouvoir faire basculer lecorporel dans l’incorporel (p. 124). L’œuvrevirtuelle, simple corps saisi par le virtuel,pourra alors être supplantée par une véri-table expression du virtuel en art (p. 125)dans laquelle les incorporels sont enfinreconnus pour leur valeur esthétique. Cettefiction dans le réel (p. 128) rendue possiblepar l’interface permet de placer le lien aucentre du travail artistique et de faire l’hypo-thèse que « l’activité qui se déploie dans lecyberespace est elle-même une activité artis-te », quelqu’en soit son contenu.Terminant par une proposition finale enforme de réquisitoire, Anne Cauquelin nousinvite à abolir la perspective euclidiennepour enfin s’emparer de la « maquette numé-rique » et permettre au cyberespace et aumonde stoïcien de s’analyser mutellement(p. 134). Brian O’Doherty dans Inside theWhite Cube avait en d’autres termes, plusidéologiques, montré comment la peinturemoderniste, une fois débarrassée du cadre,s’était progressivement déplacée sur le murdu White Cube pour devenir mur elle-même.L’existence des incorporels s’exprime doncdès l’apparition du White Cube, paradigmede l’extension et de la dissémination del’œuvre dans le contexte.

Nathalie Desmet

De nombreux artistes contemporains ques-tionnent avec récurrence l’immatériel, le vir-tuel, l’invisible ou le rien. Il suffit de penserà certaines pratiques de Rirkrit Tiravanija,Jeppe Hein, Tino Sehgal ou Roman Ondákpour s’en convaincre. Tout en reconnaissantqu’il ne s’agit pas de pratiques exclusives,Anne Cauquelin se demande dans cet ouvra-ge, « Pourquoi le corps est-il [si souvent]absent de l’art contemporain? ». À l’écartdes thèses catastrophistes sur la disparitionde l’art, elle propose de revisiter l’artcontemporain et le « cyberespace » à lalueur de la physique stoïcienne et de sesincorporels, approche matérialiste lui per-mettant, dit-elle, d’éviter tout « soupçon demysticisme ou de spiritualisme ». Il est tou-jours surprenant de voir ressurgir la philoso-phie antique pour analyser le contemporain,d’autant que les stoïciens n’ont pas ou peu

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questionné l’art, mais c’est avec beaucoupd’intuition que l’auteure clarifie la notion dedématérialisation de l’art à l’aide des quatreincorporels stoïciens : le lieu, le vide, le rienet l’exprimable (lekton). Comme dans sesouvrages précédents, elle reste soucieused’envisager l’art contemporain en rapportavec la rupture épistémologique provoquéepar l’avènement des technologies de l’infor-mation et de la communication. Il ne s’agitpas de renier le visible, le corps ou le sen-suel mais de proposer une réponse à uncourant esthétique qui se manifeste par desœuvres sans corps.Après avoir démêlé les paradoxes de lathéorie stoïcienne selon laquelle les incor-porels existent en « un-tout » où tout estcorps, l’auteure nous engage à abandonnernotre pensée cartésienne afin de reconsidé-rer les distinctions classiques opérées entre

Fréquenter les incorporels :contribution à une théorie de l’art contemporain

Anne CauquelinParis, PUF, 2006, 143 p.

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selon Gombrich, la représentation fait inter-venir autant l’artiste, qui réalise un substitutsuffisamment suggestif, que le spectateurqui de son côté doit combler l’écart entrecette représentation minimale et l’imagevisée.C’est à ce moment qu’intervient la figure ducanard-lapin qui suggère à Gombrich l’idéeque l’image est un « voir-comme », dans lesens où l’attention que l’on porte au tableauest découplée de l’illusion de paysage que jepeux avoir en regardant ce même tableau.Lorsque je vois le tableau comme un paysa-ge, je ne peux voir l’objet tableau simultané-ment, en effet, il n’est pas possible selonGombrich d’avoir conscience ou de s’obser-ver en train d’avoir une illusion. Par la suite,Wollheim contestera cette thèse illusionnis-te en proposant la notion de « voir-dans ».Wollheim défend l’hypothèse d’une « atten-tion simultanée à ce qui est vu et aux carac-téristiques du médium » (twofoldness).Cette position a l’avantage de laisser uneplace à l’interprétation, sachant que le voir-dans ne garantit pas qu’une configurationquelconque fasse nécessairement référenceà telle ou telle réalité.En 1990, un nouveau développement a étéapporté à ce débat avec la notion de « make-believe » formulée par Walton et qui prolon-ge la notion de substitut de Gombrich. Tou-tefois, pour Walton une œuvre représenta-tionnelle fonctionne comme telle car elle arti-cule la présence d’un artefact à un compor-tement: l’imagination. Chez Walton « l’actede voir et d’imaginer sont inséparablementliés » et la perception d’une image devientalors un acte d’imaginer-voir. Plus précisé-ment, l’image représentationnelle fonction-ne comme un acte « d’imaginer qu’on est entrain de voir ce qu’on verrait si l’on était faceà ce que montre l’image ». Pour Waltonl’image est un « prop » qui déclenche un pro-

cessus imaginatif « générateur de vérité fic-tionnelle ». La représentation fonctionnecomme un jeu de faire-semblant, il ne s’agitplus seulement d’identifier ce qui est figurémais de déclencher un processus fictionnel.Représentation et fiction sont interchan-geables. L’intérêt de cette notion de faire-semblant est qu’elle prend en compte « larelation active que nous entretenons avecles œuvres ». Toutefois, comme le souligneMorizot, Walton ne va-t-il pas trop loin enréduisant l’image à « cet usage unique dufaire-semblant, entièrement redevable aurôle de l’imagination »?On peut en déduire, selon Morizot, une pos-ture intermédiaire qui admet deux dimen-sions dans le fonctionnement des images,d’une part, une dimension recognitionnellequi met en jeu des dispositions psycholo-giques sollicitées par une configuration ico-nique et d’autre part, une dimension cultu-relle ou contextuelle, sachant que toutereprésentation suppose un contexte d’acti-vation et une intentionnalité, autrement ditl’image entre dans un réseau de symbolisa-tion. Ce qui fait dire à Morizot que « la repré-sentation a autant à voir avec l’exemplifica-tion qu’avec la dénotation ». En effet, la fonc-tion représentationnelle est toujours enca-drée par un pôle dénotationnel qui renvoiel’image à son dénoté et un pôle exemplifica-tionnel au sens où seulement certaines pro-priétés sélectionnées vont entrer dans un« parcours de symbolisation ». « De ce pointde vue, créer c’est tenter de soumettre levisuel à l’épreuve de la symbolisation ».C’est également le constat de DominiqueLopes qui propose une « théorie hybride »selon laquelle la dépiction doit pouvoir expli-quer les images comme étant à la fois sym-boliques et perceptuelles.

Yannick Bréhin

Dans cet ouvrage Jacques Morizot expose lepassionnant débat qui a eu lieu ces dernièresannées autour de l’image et initié par lacélèbre figure du canard-lapin de Wittgen-stein. Il est ici plus précisément question des« images visuelles », c’est-à-dire de cesobjets aptes à produire l’illusion de la réalité.Le point de départ de ce débat repose sur leprésupposé que ces objets visuels proposentdes configurations capables de déclencherun comportement spécifique permettant derenvoyer l’expérience du spectateur au-delàdes caractéristiques propres à ces objets.Depuis Lessing on a tenté de définir cesobjets visuels par opposition aux autresmodes d’expression artistique comme la lit-térature. Le principe de spatialité est apparucomme une caractéristique décisive pourdéfinir ces dispositifs iconiques, sachant quel’ensemble de l’information se déploie dansl’espace de la représentation. À la différencede la littérature qui nécessite un déploiementtemporel pour être saisie globalement. Par lasuite Goodman a proposé de distinguer entrela dimension analogique des images, dontles signes sont syntaxiquement denses, et ladimension digitale du texte qui propose aucontraire des signes disjoints. Le troisièmeaspect permettant de différencier l’image dutexte est l’opposition entre naturalisme etconventionnalisme. S’il semble établi que letexte est un dispositif conventionnel, de nom-breux partisans de la thèse conventionnalistedéfendent également l’idée que l’image

avant d’être une illusion est une convention.C’est notamment la position de Goodman quidéfinit l’image comme un texte nécessitant lamaîtrise d’une convention pour être lu et quen’importe qu’elle configuration iconique peutreprésenter n’importe quoi. À l’inverse, lespartisans de la thèse naturaliste, dont Gom-brich fait partie, défendent l’idée que lesimages font appel à des dispositions psycho-logiques ou ce que Shier appelle la « généra-tivité naturelle » nous permettant de recon-naître spontanément ce que ces imagesreprésentent.Si ces différents débats théoriques ont per-mis une connaissance du fonctionnementdes images du point de vue de leurs caracté-ristiques formelles, ces différentes théoriesne peuvent rendre compte pleinement de cephénomène qu’est la représentation ico-nique. C’est, comme le suggère Morizot, sansdoute davantage du côté de la dimensionsubstitutionnelle de l’image qu’il faut cher-cher. Pour Gombrich représenter c’est avanttout concevoir des substituts, c’est-à-dire desconfigurations qui n’ont pas besoin de res-sembler à l’objet référent mais qui assurentla même fonction. Autrement dit, l’image estun substitut qui propose des traits saillantsde l’objet représenté, une représentationminimale susceptible de déclencher l’illusion.Gibson parle d’affordance dans le sens oùl’illusion représentationnelle doit s’appuyersur une image conceptuelle puissante pourfonctionner comme image. Ainsi, toujours

Qu’est-ce qu’une image?Jacques MorizotParis, Vrin, coll. Chemins Philosophiques, 128 p.

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La question traitée dans cet ouvrage rejointcelle de l’Image abordée par Jacques Morizotdans un ouvrage de la même collection. Eneffet, fiction et représentation ont souventété convoquées simultanément pour analy-ser le fonctionnement des différentsmédiums artistiques. Il sera plus précisé-ment question ici de la fiction dans le domai-ne des arts du langage et de la possibilité dedéfinir le processus fictionnel. Pour caracté-riser les modalités d’application de cettenotion au domaine de la littérature Menouds’appuie sur la définition de Schaeffer qui,par opposition à la « feintise sérieuse »laquelle vise à tromper et à dire le faux, défi-nit la fiction comme une « feintise ludiquepartagée » sans intention d’abuser celui àqui elle s’adresse. L’auteur va ensuite fairel’inventaire des différents critères de fictio-nalité d’une œuvre littéraire. Qu’est-ce quifait qu’un texte est d’emblée perçu commeune fiction et que le lecteur joue le jeu de lafiction plutôt que de croire à la valeur docu-mentaire du texte?Dans son texte séminal Kate Hamburgerdécèle des « indices de fictionalité », notam-ment dans l’emploi du discours indirect quisuppose l’omniscience du narrateur lequelconnaîtrait la pensée de ses personnages. Ladimension sémantique du texte peut aussiconstituer un critère de fiction, dans le casoù les symboles ne font référence à aucuneréalité. Une autre solution a été proposéepar Searle qui fait reposer l’indice de fictio-nalité dans l’intention de l’auteur d’inscrireson texte dans un cadre conventionnel qui

oriente le lecteur vers la non-croyance desénoncés. Le simple fait de savoir qu’il s’agitd’un roman implique d’emblée que le conte-nu du texte est fictionnel. Le point de vue dulecteur sera également un paramètre àprendre en compte, sachant qu’un texte seraconsidéré comme fictionnel en fonction descompétences du lecteur à le faire fonctionnerfictionnellement.Toutefois, tous ces critères de fictionalité nepeuvent constituer des critères suffisantsdans une définition de la fiction littéraire. Laproposition de Walton apporte une solutionséduisante à l’énigme de la fiction en propo-sant d’appliquer le modèle des jeux d’enfantau domaine de la fiction littéraire. C’estnotamment l’exemple du hobby horse évo-qué par Gombrich, à savoir de ces jeux quidéveloppent une disposition à faire-sem-blant (make-believe) qui se prolonge, selonWalton, dans les jeux de feintise ludique desœuvres littéraires. Une œuvre est fictionnel-le ou représentationnelle (les deux termessont interchangeables chez Walton) parcequ’elle propose un objet-support (a prop)configuré de telle sorte qu’il déclenche notreimagination. Pour Walton, le mécanisme fic-tionnel est dépendant du spectateur et deson imagination.Currie apporte une légère modification à cemodèle car, selon lui, cette attitude de faire-semblant ne dépend pas du spectateur maisplutôt de l’auteur de la fiction. Pour Currie lerôle de l’imagination est secondaire dans lefonctionnement des dispositifs fictionnels.Cette attitude visant à faire-semblant de

Qu’est-ce que la fiction ?Menoud LorenzoParis, Vrin, Coll. Chemins Philosophiques, 128 p.

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croire à la véracité de ce qui est raconté est,selon Currie, contenue dans la propositionfictionnelle et ne relève pas d’une disposi-tion à l’introspection. Autrement dit, si Wal-ton fait dépendre la fiction de l’imagination,Currie de son côté la fait dépendre plutôt del’artiste et de son intention de produire desobjets qui participent à des jeux de faire-semblant. Autre point de désaccord, puisquepour Currie faire-semblant ou participer à unjeu de feintise ludique vient après la recon-naissance d’une représentation.Menoud va à son tour proposer deux concep-tions du mécanisme fictionnel. Tout d’abord,une approche de nature institutionnelle fon-dée sur l’hypothèse que les objets fictionnelssont des objets sociaux qui assurent unefonction spécifique dans le monde social: ils’agit d’un objet qui a pour fonction de satis-faire le besoin de raconter et d’écouter deshistoires. Puis, une conception ontologiquede la fiction qui suppose que nous accep-tions conjointement l’existence de textes quiénoncent des vérités sur le monde ainsi quede textes qui n’ont pas la prétention d’asser-ter des vérités. Le monde dans lequel nousvivons repose sur une ontologie dualiste par-tagée entre des assertions véridiques et unespace du discours qui permet de raconterdes histoires sans craindre d’être pris ausérieux.Pour conclure Menoud s’intéresse à démêlerles modalités d’application de la distinctionfiction/non fiction aux différents champsartistiques. Pour Walton, il n’y pas d’œuvresvisuelles non-fictionnelles, car les images nepeuvent asserter des vérités. En revanche,pour Currie la distinction entre fiction/nonfiction concerne également le domaine desarts visuels. Car selon Currie si l’artiste espè-re que le public croit à ce qui est représenté,la reconnaissance précède toujours le jeu dufaire-semblant. L’image, selon Currie, comme

le texte pour fonctionner fictionnellementdoivent posséder nécessairement une valeurréférentielle. Mais parler de fiction ou de nonfiction à propos de peinture ne peut avoir lemême sens que dans le cas de la littératureou du cinéma. Cette distinction fiction/nonfiction dans le cas de la peinture correspondd’ailleurs davantage à la distinction entrepeinture abstraite et peinture figurative. Parconséquent, selon Menoud ce n’est pas lecritère d’assertabilité qui détermine lechamp de la fictionalité mais plutôt un critè-re de discursivité, dans le sens ou c’est ledéroulement du discours dans une tempora-lité qui permet de distinguer les médiums fic-tionnels comme la littérature et le cinémades médiums qui au contraire ne peuventprétendre à la fictionalité comme la peintureet la sculpture.Pour finir, Menoud s’interroge sur la perti-nence de l’analogie entre fiction et représen-tation établie par Walton. Concernant ledomaine de la représentation Menoud dis-tingue entre les représentations directes etindirectes. Dans le cas des arts visuels ce quiest représenté est directement accessible,nous appréhendons d’emblée le contenuinformationnel de l’image. Ce qui n’est pas lecas des textes. Plus précisément on observedifférents degrés de transparence des repré-sentations entre les différents médiums. Parexemple, une peinture est moins transparen-te qu’une photographie. De même, on obser-ve différents niveaux de transparence dansles arts du langage. Ainsi, plutôt que d’opé-rer une distinction de nature entre fiction etreprésentation Menoud construit un conti-nuum entre ces deux pôles qui irait de lareprésentation la plus concrète, réaliste oumimétique à la plus abstraite, formelle oufictionnelle.

Yannick Bréhin

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Mélusine« Métamorphoses »

Cahier du centre de recherche sur le surréalisme, n° XXVILausanne, L’Âge d’Homme, 2006.

Depuis déjà de nombreuses années, la revueMélusine offre un vaste panorama de larecherche universitaire autour de la mouvan-ce surréaliste. Pour son vingt-sixième numé-ro, elle se consacre aux « métamorphoses ».Traçant de fait un pont entre la mythologieantique (Ovide) et les œuvres surréalistes,l’épais dossier (17 contributions) offre untour d’horizon de cette question. FrançoisePy qui coordonne le dossier éclaircit ainsison projet : « […] le surréalisme ne fait-il queprolonger l’art d’Ovide en créant à son tourde nouvelles figures du monstre et de la chi-mère, ou, ayant fait de la métamorphose leprincipe même de son art, opère-t-il unetransformation radicale de la sensibilité, del’imaginaire et de la vie? » (p. 9).Il s’agit dès lors d’actualiser les mythesantiques au travers de l’aventure surréalistedans le but de révéler une mythologiemoderne qui prendrait racine dans l’incons-cient. Écrivains, poètes, peintres, déplacent

le curseur du réel, du quotidien ou du banalvers un inconscient prétendument partagé etpartageable: un « autre monde ». Les sur-réalistes ont exploré cet autre monde en sui-vant des sentiers traditionnels (le récit, la lit-térature, la peinture), mais aussi au moyende technologies « modernes » dont le fonc-tionnement paraît magique au premierabord (la photographie, le cinéma).Un premier ensemble de textes prend leparti d’études monographiques sur desartistes ou des écrivains ayant été marqués– selon les auteurs – par la figure de la méta-morphose intime, de la chimère ou dumonstre. Il s’agit du cheminement d’AndréMasson (Sylvain Santi), de l’art brut à tra-vers la vie d’Adolf Wölfli (Georges Bloess),d’une approche biographique de l’œuvred’Aline Gagnaire (Aline Dallier-Popper), deRaymond Roussel (Anne-Marie Amiot) ouencore de René Daumal (Alessandra Maran-goni, Viviane Barry).

Les textes suivants offrent quant à eux uneapproche plus réflexive en choisissant des’attacher aux œuvres plutôt qu’aux trajec-toires individuelles. Inspiré par l’expressionde Gérard de Nerval, Sarane Alexandrianopère une exploration du « supernaturalis-me moderne » à travers les œuvres de VictorBrauner, Roberto Matta et surtout JacquesHérold. Daniel Méaux propose une analysetrès motivante des étranges photomontagesde la fin des années 1920 d’Artür Harfaux.Les images de Harfaux sont traversées pardes corps incomplets, signe d’une phase detransformation de l’humain en fantôme, etrendent palpables les pérégrinations surréa-listes. La réponse littéraire aux photomon-tages de Harfaux pourrait être les nouvellesfantastiques d’André Pieyre de Man-diargues. Marc Kober offre un voyage dansl’œuvre de l’écrivain où se croisent chimèreset monstres, deux entités du fantastique quifinissent par se rejoindre chez le conteur.Certaines nouvelles de Mandiargues fontappel à l’hybride homme-animal à la sexua-lité débridée et où s’opère un « pansexualis-me » comme fusion des genres dans la bes-tialité. Animer l’inanimé vers le fantastiqueest aussi l’axe central adopté par Nadia Gha-nem pour l’analyse de Chapeaux Vol-au-vent (1927-1928) de Hans Richter. Œuvrecharnière entre dadaïsme et surréalisme, lefilm de Richter offre une métamorphose dechapeaux melon en êtres fantastiques serévoltant contre leurs propriétaires. Ici, c’estl’objet qui se métamorphose en être vivantcomme pour annoncer une nouvelle ère.Sophie Leclercq revient sur la fascinationqu’ont pu opérer les masques amérindienssur les artistes surréalistes lors de leur exilaméricain. Les exilés trouvent un destin com-mun entre leur déracinement et les méta-morphoses évoquées par les mythes locaux.Sophie Leclercq s’appuie essentiellement

sur les approches de Breton qui ne tarissaitpas d’éloges sur les objets océaniens etaméricains sans oublier que le poète étaittrès actif sur le marché de ce type de produit.Cette nouvelle livraison de Mélusine parvientà réactualiser les questionnements intro-duits par les artistes surréalistes et évite lesinterprétations abusives dont ce mouvementfait régulièrement l’objet. Toutefois, onregrettera le crédit parfois un peu trop facile-ment accordé aux déclarations d’artistesdont on sait qu’elles restent tributaires de lademande éditoriale de leur temps et de l’au-topromotion de l’artiste.

Maxence Alcalde

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abstracts

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à la conception de l’œuvre moderne –expression d’une singularité exceptionnelle– que quelques élus seulement seraient enmesure de définir socialement.

The Artists' Ordinary HistoryMaria Ivens

The renewal of artistic communities at theend of the sixties recalled a public visibilitythe artist was once offered in the 18 th centu-ry. With the appearance of the idea of a sen-sus communis and the opening of the Salonas a public space, a common place was ini-tiated that would create a link between theartist and the people. This would however beinvalidated by the creation of the notion ofgenius put forward by Romanticism. Restric-ting the public sphere would bring about themodern conception of the artwork – as anexpression of an exceptional singularity –that only the chosen few would be able todefine in the social sphere.

L'Artiste et ses modèlesJean-Claude Moineau

Après avoir situé dans leurs contextes réfé-renciels les figures de « l’artiste commeanthropologue » (Kosuth) et de « l’artistecomme producteur » (Benjamin), Jean-Claude Moineau revient sur la figure de« l’artiste comme ethnographe » (Foster). Ilmet celle-ci en relation avec la doubledéconstruction de l’opposition entre art etanthropologie d’une part et de la distinc-tion esthétique/éthique de l’autre. L’au-teur soumet ensuite à une lecture critiquedes œuvres qu’il rattache au registre del’art ethnographique, avant de conclure surla figure de « l’artiste comme porte-parole ».

The Artist and its ModelsJean-Claude Moineau

After situating in their contexts of referenceseveral artistic roles, such as “the artist asanthropologist” (Kosuth) and “the artist asproducer” (Benjamin), Jean-Claude Moineauinsists on the idea of “the artist as an ethno-grapher” (Foster). He places it in relation to adouble deconstruction of the opposition bet-ween Art and Anthropology as well as thedistinction between Ethics and Aesthetics.The author makes a critical reading of theartworks he considers related to the field ofethnographic art, before concluding aboutthe figure of “the artist as speech-holder”.

Art et EthnographieVirginia Whiles

Virginia Whiles s’appuie sur son expériencepersonnelle. Historienne d’art et commissaired’expositions d’art non occidental, elle faitd’abord état de ses motivations pour se tour-ner vers l’anthropologie. Enseignante, ellerend compte ensuite d’expériences et dechoix faits dans ses séminaires, terrains d’ex-périmentations quant à un dialogue entrel’art et l’anthropologie. Cette approche luipermet de répondre à une exigence decontemporanéité en restant vigilante quant àdes attitudes « romantiques ». Elle souhaiteainsi échapper aux affirmations généralisa-trices propres à une approche ethnocentristesans pour autant tomber dans la justification,via l’ethnographie, de certaines formes d’art.

Art and EthnographyVirginia Whiles

Virginia Whiles relies on her personal expe-rience. As an art historian and exhibition

Art et ethnographieClaire Fagnart

Dans cet article, Claire Fagnart examinequelques-uns des facteurs qui lui semblentavoir favorisé le développement des liensentre art et ethnographie. Il est questiond’une part de la « crise » de l’anthropologierelative à la décolonisation, au développe-ment des moyens de transport et auxdoutes concernant son caractère« objectif » (scientifique). D’autre part, de laconfirmation de la figure de l’artiste commepasseur et comme intermédiaire.

Art and EthnographyClaire Fagnart

In this article, Claire Fagnart, examines someof the factors she deems responsible for thedevelopment of links between Art and Ethno-graphy. This concerns the Anthropology “cri-sis”, following decolonization, the develop-ment of means of transportation and doubtsconcerning its supposedly “objective” role(scientific). On the other hand, it concernsthe acknowledgment of the figure of theartist as a “giver” and as “intermediary”.

Une Histoire ordinaire des artistesMaria Ivens

Le retour des communautés d’artistes dèsla fin des années 1960 renoue avec une visi-bilité publique donnée à l’artiste au 18e

siècle. Par l’émergence du sensus commu-nis et l’ouverture de l’espace public duSalon, un lieu commun liant l’artiste aupeuple s’était instauré. Celui-ci devait viteêtre invalidé par la création de la notion degénie consacrée par le romantisme. La res-triction de la sphère publique devait aboutir

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Depending on its geography, Hungary hasconstantly been confronted by questions ofcultural and political orientation : namely tochose between “East” and “West”. Likemost countries in this region, Hungary adop-ted the second option on several occasions.What image of itself can literature create inthe formation of a national identity ?

Le Temps de l'Europe,l'art et la photographieMarc Tamisier

On considère généralement l’Europe commeun ensemble, mais elle se révèle en fait être– au delà de la diversité – un agglomérat d’al-térités sans cesse en confrontation avecl’étrangeté. La photographie est alors l’occa-sion de l’affirmation de la valeur de l’art et dela problématisation d’identités singulières.S’appuyant sur la phénoménologie de Mer-leau-Ponty, nous nous demanderons dansquelle mesure la photographie constitue-t-elle l’autre comme altérité radicale dans l’es-pace européen.

The Time of Europe, Art and PhotographyMarc Tamisier

One usually considers Europe as a whole,but it reveals itself in fact – without evenmentioning diversity – as an aggregationof othernesses constantly confrontingstrangeness. Photography gives then theopportunity to assert the value of Art and areflection on singular identities. Relying onMerleau-Ponty’s phenomenology, we shallask ourselves in what proportion photo-graphy constitutes the other as radicalotherness in the European space.

other country in front of our own or theOther from this other country ; the Other forthe European ; the Other that we will beco-me. In a similar way, the experience of awork of art is an experience of otherness.Lévinas helps us prepare the ground forthese questionings, putting forward a dis-tinction between “with the Other” and “infront of the Other”. In the end, an experien-ce of otherness relies on a desire that setsus free of images of ourselves, unless itconcerns images of others we had built inour own image.

L'Identité littéraire commecatalyseur de l'identité nationaleet européenneJulia Nyikos

Depuis le siècle des Lumières jusqu’auxévénements de la seconde moitié du 20e

siècle, la littérature occupe une place fon-damentale dans la formation des identitéseuropéennes. De par sa géographie, la Hon-grie a sans cesse été confrontée à des ques-tions d’orientation culturelle et politique :choisir entre « l’Est » et « l’Ouest ». Commela plupart des pays de cette région, la Hon-grie a adopté la deuxième option à plu-sieurs reprises. Quelle image de soi la litté-rature peut-elle alors constituer dans la for-mation d’une identité nationale ?

Literary Identity as a Catalyst ofa National and European IdentityJulia Nyikos

From the century of Enlightenment to theevents of the second half of 20th century,literature has occupied a fundamental rolein the formation of European identities.

curator of non western art, she states firsther motivations in choosing Anthropology.Being an instructor she recalls experiencesand choices made during her seminars –seen as fields of experimentation for a dia-logue between Art and Anthropology. Thisapproach allows her to answer a require-ment for contemporary concerns, whileremaining alert when it comes to “romantici-zed” attitudes. She wishes to escape in factthe all too general affirmations typical of anEthnocentric approach. She does so withouthowever succumbing to justification,through Ethnography, of certain art forms.

Image de soi, image des autres,Europe de demain (art & philosophie)François Soulages

Faire et vivre l’Europe de demain, c’est expéri-menter triplement l’Altérité: l’autre pays faceau nôtre ou l’Autre de cet autre pays; l’Autrepour l’Européen; l’Autre que nous serons. Dela même manière, l’expérience d’une œuvred’art est une expérience de l’altérité. Lévinasnous aide à défricher ces questionnements endistinguant « avec l’Autre » de « en face del’Autre ». Alors, une expérience de l’altéritérepose sur un désir qui nous débarrasse desimages de nous-même, à moins qu’il nes’agisse des images des autres que nousavons construites à notre propre image.

Image of the Self, Image of theOthers, Europe of Tomorrow (Art& Philosophy)François Soulages

To make and to live the Europe of tomorrowmeans triply experiencing Otherness : the

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Marges est une initiative conjointe del’équipe de recherche EA 4010, du départe-ment Arts Plastiques de l’Université Paris 8Vincennes à Saint-Denis et de l’associationAMP8.

Comité de rédaction :

Responsable :Jérôme Glicenstein,[email protected]

Rédacteurs :Maxence Alcalde,[email protected] Bréhin,[email protected] [email protected] [email protected] FagnartAudrey [email protected]

Principe graphique :Félixmüller | Paris

Mise en Page :Philippe Monfouga, Maxence Alcalde,Augusto Cruz Nieves

Traductions :Jérôme Glicenstein, Claire Fagnart

Crédits photographiques :L’ensemble des photographies proviennentdes collections des artistes.

Remerciements :Marges tient à remercier Stéphane Reboul

imprimé en France2007ISSN : 1767-7114

GénériqueQualitésdes auteurs

Michael SellamArtiste et enseignant à Paris 8.

François SoulagesProfesseur des Universités, ArtsPlastiques, Paris 8/MSH Paris Nord.

Félix TailliezArtiste, étudiant en Master à Paris 8.

Marc TamisierDocteur en Esthétique Science etTechnologie des Arts, enseigne laphilosophie dans le secondaire

Virginia WhilesEnseignante en école d’art (Londres),Docteure en anthropologie.

Yannick BréhinDocteur en Esthétique Science etTechnologie des Arts, chargé de cours àParis 8.

Claire FagnartMaître de conférence, Arts Plastiques,Paris 8.

Gabriela GusmaoArtiste, vit et travaille à Rio de Janeiro(Brésil).

Hélène HourmatArtiste, vit et travaille à Paris.

Maria IvensEnseignante en Art et Théories de l’art.

Jean-Claude MoineauMaître de conférence, Arts Plastiques,Paris 8.

Julia NyikosDoctorante en Esthétique, Science etTechnologie des Arts, Paris 8. Monitrice-Allocataire, Paris 8.

Page 73: Marges 06 - Art Et Ethnographie

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Recommandationsaux auteurs

La revue Marges publie prioritairement desarticles d’étudiants et jeunes chercheurs enEsthétique et Arts plastiques.Elle publie également des comptes rendusd’ouvrages et d’expositions.

Manuscrits : Merci de veiller à ne pasdépasser 40 000 signes (notes comprises)pour les articles et 5 000 pour les comptesrendus. Les manuscrits accompagnés d’unedisquette sont à envoyer à : Marges, c/osecrétariat Arts Plastiques, Université Paris8, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Deniscedex ; ou/et en version électronique : [email protected].

Références bibliographiques : Elles sonttoujours portées en note. Il n’y a pas debibliographie en fin d’article.Les références doivent être complètes : enparticulier, l’on précisera toujours les pré-noms des auteurs, la ville de publication,l’éditeur, la date…

Louis Marin, Sublime Poussin, Paris,Seuil, 1995.Jean-Marc Poinsot, « L’in situ et la cir-constance de sa mise en vue », dans LesCahiers du Musée National d’Art Moder-ne, no 27, printemps 1989, p. 67-77.Ernst H. Gombrich, Art and Illusion,Oxford, Phaidon Press, 1960(trad. fr. G. Durand, L’Art et l’illusion,

Paris, Gallimard, 1971, 1987 pour la pré-sente réédition).Richard Wollheim, “On Pictorial Repre-sentation”, in The Journal of Aestheticsand Art Criticism, Vol. 56, no 3, summer1998, p. 217-226.

Lorsqu’une même référence apparaît plu-sieurs fois, ce sera sous les formes :

Ernst Gombrich, op. cit., p. 235.ibid., p. 45.

Notes : Les notes sont numérotéesde façon continue.

Illustrations : Les documents visuels« libres de droits » qui accompagnent votretexte sont reproduits en noir et blanc. Préci-ser la légende, la référence d’origine et leplacement dans le texte : en pleine page,demi page, quart de page ou encore dansl’espace des notes. Le crédit photogra-phique doit être assuré.

Frank Stella, Marriage of Reason andSqualor, 1959, enamel on canvas,230 x 334 cm, coll. The Saint Louis ArtMuseum.