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ENTRETIENS SUR LA PRATIQUE DE LA VOIE
Bendôwa 弁道話
INTRODUCTION
Les notes de l'introduction sont à la fin de l'introduction.
L’automne 1231 où fut rédigé le fascicule « Entretiens sur la pratique de la Voie » [Bendôwa
弁道話] se situe dans une époque transitoire de la vie de Dôgen. Revenu au Japon en automne
1227 après cinq années d’étude en Chine sous la grande dynastie des Song, le jeune maître
japonais, quoique si ardent à répandre la Loi de l’Éveillé dans sa patrie, n’avait pas encore trouvé
d’assises missionnaires jusqu’à la fondation de son premier monastère Kôshô-ji en 1233. Il fut
alors hébergé au temple Ken.nin-ji1 à Kyôto de 1228 à 1230, puis au temple Anyô.in à Fukakusa
(la banlieue sud de la capitale) de 1230 à 1233, menant – selon l’expression même du jeune
apôtre – une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes. Ainsi le présent texte prend-il une
allure de manifeste doctrinal que l’auteur voulut publier à la face des grandes puissances
religieuses de l’époque dont l’école japonaise Tendai, l’école de l’Ornementation fleurie, l’école
Shingon2, etc.
L’existence du présent texte fut longtemps oubliée. Il ne figure ni dans l’ancienne édition
[kyûsô 旧草] en 75 textes ni dans la nouvelle édition [shinsô 新草] en 12 textes. Il fut recueilli
pour la première fois dans le Shôbôgenzô en 95 textes compilé à l’ère Genroku (1688-1704) de
l’époque Edo par Kôzen, le 35e patriarche du monastère de la Paix éternelle [Kôzen bon 晃全本]3.
L’authenticité de cet écrit fut mise en cause à partir de l’époque Meiji (1868-1912) et ce,
jusqu’en 1926, moment où fut découvert au temple Shôbô-ji un ancien manuscrit transcrit vers
1332 [Shôbô-ji bon 正法寺本]4.
Le titre original Bendôwa est composé des trois caractères : ben 弁, dô 道et wa 話. Le premier,
polysémique, signifie « parler, pratiquer, s’appliquer, discerner », etc. ; le deuxième, en tant que
substantif, « la Voie, le chemin » et, en tant que verbe, « parler, dire » ; le troisième veut dire en
tant que verbe « parler, causer, s’entretenir » et, en tant que substantif, « le propos, la causerie, le
récit », etc. Si nous avons traduit sans difficulté ces trois caractères par les « Entretiens [wa 話]
sur la pratique [ben 弁] de la Voie [dô 道] », notons néanmoins que tous ces trois caractères
comportent le sens de « parler ». En effet, contrairement aux autres textes du Shôbôgenzô, la
majeure partie du Bendôwa – sauf l’introduction qui représente environ un quart du manuscrit –
est écrite sous forme dialogique avec, au total, dix-huit échanges de questions et de réponses
suivis d’une courte conclusion.
Malgré le jeune âge du maître – Dôgen avait trente et un ans lors de la rédaction –, le Bendôwa
弁道話 « Entretiens sur la pratique de la Voie » comporte déjà presque tous les grands thèmes du
Shôbôgenzô que l’auteur développera ultérieurement dans sa maturité. Les voici : la critique de
l’appellation « école zen » [zenshû 禅宗] (échange V)5 ; l’unité de l’Éveil et de la pratique
[shushô itto 修証一等] (échange VII)6 ; l’identité du cycle des naissances et des morts (skr.
samsâra) avec le Nirvâna [shôji sokunehan 生死即涅槃] (échange X)7 ; l’ouverture au monde
séculier ainsi qu’aux femmes en matière d’obtention de la Loi de l’Éveillé (échanges XIII et
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 2
XIV)8 ; la réfutation de la « doctrine de la dégénérescence de la Loi » [mappô 末法] (échange
XV)9 ; la secondarité de la culture japonaise par rapport à la culture chinoise (échange XVIII)
10.
S’agissant de ce dernier thème, n’oublions pas que celui-ci n’est jamais dissocié de l’exhortation
pressante à la pratique de la Voie fondée sur la vraie foi : « Cependant, affirme le maître, la vraie
Loi de l’Ainsi-Venu étant munie, dès l’origine, de la force insondable des grandes vertus
acquises, elle se répand, au moment venu, sur ces terres. Si les habitants pratiquent avec la vraie
foi, ils obtiennent tous la Voie, quel que soit leur niveau d’intelligence. Ne croyez pas que,
puisque notre pays n’est pas un pays de la bienveillance et de la sagesse et que nos compatriotes
sont peu éclairés, ces derniers n’arrivent pas à comprendre la Loi de l’Éveillé. »
Sur le plan stylistique, relevons deux traits marquants. D’abord, la fréquence importante du
caractère sino-japonais myô 妙. Celui-ci, que nous avons traduit en tant que substantif par la
« merveille » et, en tant qu’épithète, par « merveilleux », revient vingt fois au total sous diverses
formes composées11
. Ceci, nous semble-t-il, afin de souligner que l’enseignement que le jeune
maître japonais transmet maintenant à ses compatriotes dépasse tout raisonnement, tout
entendement, toute mesure humaine.
L’épithète fu(ka)shigi 不(可)思議 « insondable » revient également quatre fois au cours du
développement. Citons les cinq premières lignes du texte dans lesquelles Dôgen emploie le mot
composé myôjutsu 妙術 « art merveilleux » comme synonyme de zazen 坐禅 « méditation
assise » : « Lorsque la multitude des éveillés et les Ainsi-Venus, tous ensemble, transmettent sans
mélange la merveilleuse Loi [myôhô 妙法] et attestent l’Éveil parfait et complet sans
supérieur*, il y a là le merveilleux art [myôjutsu 妙術] sans au-delà, l’art inconditionné. Celui-
ci que seul l’éveillé confère à l’éveillé sans aucune déviation a pour norme la concentration de
soi mettant en opération la félicité de la Loi au profit de soi-même [jijuyû zanmai 自受用三昧].»
Le terme jijuyuzanmai12
revient quatre fois, de même que le verbe juyô 受用 « mettre en œuvre »
revient tout seul huit fois au total. Ainsi, dès le début de son enseignement, le maître signale que
la « merveille » [myô 妙] de cet « art merveilleux » [myôjutsu 妙術] ne saurait être connue, tant
qu’elle ne sera pas « mise en œuvre » [juyô 受用] par chacun des pratiquants.
Maintenant, au niveau de la composition globale de l’ouvrage, retenons une double
correspondance que Dôgen a voulu établir à la fois entre le début et la fin du texte et entre
l’auteur et les destinataires. Nous pouvons relever deux cas de cette double correspondance
remarquablement astucieuse du point de vue littéraire. Voici le premier. Dans son récit
autobiographique, le jeune maître relate : « (…) Puis, je partis en Chine sous la grande dynastie
des Song, (…) Finalement, j’étudiai auprès du maître zen Jô (Tendô Nyojô) du grand Pic blanc ;
c’est alors que se termina la grande affaire de ma vie, l’étude de la Voie. (…) »
Voici maintenant le passage final du texte faisant parfaitement écho aux lignes introductives ;
dans cette fin, l’auteur exhorte ses lecteurs à la pratique de la Voie : « Maintenant que, portant
toute la vie la robe de l’Éveillé décousue et le bol à aumônes fêlé, (…) on pratique la Voie, assis
le buste droit, soudain, le fait d’aller au-delà de l’Éveillé se manifeste, et la grande affaire de la
vie, l’étude de la Voie, se termine jusqu’à son parachèvement. » Il en va de même pour le second
cas. En relatant son itinéraire spirituel, le jeune maître se rappelle : « Cependant, puisque
j’attendais le moment de prendre mon essor, je voulus mettre de côté ce désir de répandre la Loi
et aller entendre justement le vent des anciens sages en menant pour un temps une vie de nuages
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 3
éphémères et d’herbes flottantes. » Voici maintenant la dernière phrase du texte que l’auteur
adresse à ses destinataire : « C’est ainsi que je laisse ce recueil aux maîtres sages désirant la Loi
de l’Éveillé ainsi qu’aux étudiants de la Voie qui appartiennent au vrai courant, menant une vie
de nuages éphémères et d’herbes flottantes à la recherche de la Voie. »
Ainsi le statut particulier du texte n’enlève rien à sa densité doctrinale, ni à sa puissance
persuasive. Le Bendôwa doit être considéré, sans aucun doute, comme un ouvrage de fond,
surtout pour ceux qui s’apprêtent à s’engager dans la pratique de la Voie, munis de
connaissances solides sur l’enseignement de maître Dôgen. Citons finalement cette instruction
du maître que non seulement les pratiquants zen, mais aussi tous ceux qui désirent cheminer sur
une Voie spirituelle, quelle qu’elle soit, devraient graver dans leurs cœurs : « Sachez-le, dans la
maison de l’Éveillé, on ne discute ni de la supériorité ni de l’infériorité des dogmes ; on ne
choisit pas non plus l’enseignement selon la profondeur ou non de ce dernier. Regardez
seulement l’authenticité de la pratique. » Cette authenticité de la pratique doit avoir pour
fondement la vraie foi : « En un mot, souligne Dôgen, insondable est le domaine de la multitude
des éveillés. Ni le cœur ni la conscience ne sauraient l’atteindre. À plus forte raison, comment
une personne sans foi ou de peu de sagesse arriverait-elle à le connaître ? Seule la personne qui
a la vraie foi [shôshin 正信], dotée du grand ressort dynamique, peut y avoir accès. » Le
caractère shin 信 « foi » revient huit fois au total au cours des échanges.
« Entretiens sur la pratique de la Voie » fut rédigé le jour de la mi-automne (le 15 du huitième
mois lunaire) de la troisième année de l’ère Kanki, l’année du lapin (1231). Il est classé 1er
texte
de la partie supplémentaire de l’édition moderne Ôkubo.
NOTES
1. Temple fondé par Yôsai. Comme Dôgen lui-même le relate dans l’introduction du texte, c’est dans ce
temple que le jeune chercheur de la Voie rencontra l’abbé Myôzen, son deuxième maître, avec qui il partit en
Chine en 1223 à la recherche de la Loi – voir infra note 16.
2. Pour l’argumentation concernant ce sujet, voir l’« échange IV » dans le corps du texte.
3. Voir Yoko Orimo, Le Shôbôgenzô de maître Dôgen, op. cit., Annexe A « L’histoire de la transmission du
Shôbôgenzô », p. 516-517.
4. Voir ibid., p. 541-543.
5. Pour de plus amples développements de ce sujet, voir, entre autres, « La Voie de l’Éveillé » [Butsudô 仏道]
in Shôbôgenzô, tome 4, p. 115-145.
6. Voir, entre autres, « Le kôan qui se réalise comme présence » [Genjô kôan 現成公案] (tome 3, p. 9-24).
7. Voir, entre autres, « Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé ! » [Sokushin zebutsu 即心是仏] (tome 5,
p. 23-37) ; « Naissances et morts » [Shôji 生死] (tome 3, p. 347-353).
8. Voir, entre autres, « Obtenir la moelle en vénérant » [Raihai tokuzui 礼拝得髄] (tome 5, p. 149-174).
9. Voir, entre autres, « La transmission de la robe de l’Éveillé » [Den.e 伝衣] – à paraître ; « La vertu acquise
de la robe de l’Éveillé » [Kesakudoku 袈裟功徳] – à paraître.
10. Pour l’analyse de ce sujet, voir la « Variation n° 4 », III-(2)-(a) « Dôgen et la secondarité de la culture
japonaise » in Shôbôgenzô, tome 4, p. 362-364.
11. En voici la liste complète. Myôjutsu 妙術 « art merveilleux » ; myôshu 妙修 « merveilleuse pratique » ;
myôdô 妙道 « merveilleuse Voie » ; myôtoku 妙徳 « merveilleuse vertu » ; myôsoku 妙則 « merveilleux
principe » ; myôhô 妙法 « merveilleuse Loi » ; myôshô 妙声 « merveilleuse voix », bimyô 微妙 « subtil et
merveilleux » ; gokumyô 極妙 « merveille des merveilles ».
12. Pour l’explication de ce terme, voir infra note 6.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 4
TEXTE
Lorsque la multitude des éveillés et les Ainsi-Venus, tous ensemble1, transmettent sans
mélange2
la merveilleuse3
Loi et attestent l’Éveil parfait et complet sans supérieur*, il y a là l’art
merveilleux4
sans au-delà, l’art du non-agir5. Celui-ci que seul l’éveillé confère à l’éveillé sans
aucune déviation a pour norme la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au
profit de soi-même6.
La vraie porte7
nous conduisant à jouer en pleine liberté8
dans cette concentration de soi est la
pratique de la méditation assise. Cette Loi, bien qu’elle surabonde en chacun, ne se manifeste pas
tant que l’on ne la pratique pas ; on ne l’obtient pas tant que l’on ne l’atteste9
pas. Lâchez-la, elle
vous remplit les mains ; qu’a-t-elle à faire avec le nombre ? Parlez-en, elle vous remplit la
bouche et se répand de long en large sans limites. C’est au-dedans d’elle que la multitude des
éveillés habite et se maintient10
toujours, sans laisser la moindre trace de leurs perceptions en
aucun domaine. C’est au-dedans d’elle que, depuis toujours, la foule des êtres la met en œuvre,
sans que se manifeste le moindre domaine en aucune de leurs perceptions11
.
1 C’est le mot japonais tomoni ともに– écrit en hiragana et en chinois ku 倶, skr. sârdham, samam) – que
nous avons traduit par « tous ensemble ». 2 Le terme original sino-japonais qui figure ici est tanden 単伝.
3 Nous avons traduit le caractère myô 妙 par l’épithète « merveilleux » ; il peut être aussi traduit par « subtil,
délicat, ingénieux, raffiné, mystérieux », etc. Ce caractère myô apparaît deux fois dans cette première phrase
du texte sous forme composée, d’abord myôhô 妙法 : la « merveilleuse Loi », puis myôjutsu 妙術 : l’« art
merveilleux ». Sur la fréquence notable de ce caractère myô 妙, voir Introduction. 4 Le mot myôjutsu 妙術 : l’« art merveilleux », est également employé tout au début du texte « La manière de
la méditation assise » [Zazengi 坐禅儀]. 5 C’est le terme mui 無為, skr. asamskrta) que nous avons traduit par « non-agir » ; en tant qu’adjectif, nous
le traduisons par « non confectionné ». Cf. I.C. §2257 « Les “inconfectionnés” ». 6 Le terme composé sino-japonais jijuyû zanmai 自受用三昧, que nous avons traduit mot à mot par « la
concentration de soi mettant en opération la félicité de la Loi au profit de soi-même », est composé des trois
mots : jiju 自受 « recevoir au profit de soi-même (la félicité de la Loi [hôraku 法楽]) », yû 用 « mettre en
œuvre » et zanmai 三昧, skr. samâdhi) « la concentration de soi ». Ce terme jijuyû zanmai forme un couple
antonymique avec tajuyû zanmai 他受用三昧« la concentration de soi mettant en opération la félicité de la Loi
au profit de l’autre ». 7 Nous avons traduit littéralement le mot shômon 正門 par la « vraie porte ». Le caractère mon 門 « porte » a
pour sens figuré « l’enseignement, la méthode », etc. 8 Le terme yuke 遊化, skr. vikrîdita), que nous avons traduit par « jouer en pleine liberté », est composé de
deux caractères : yu 遊 « jouer » et ke 化 « (se) métamorphoser, (se) convertir », etc. « Jouer en pleine liberté »
désigne l’état d’Éveil où l’on ne s’attache plus à rien, libre de toutes choses figées, de toutes idées y compris
celle d’Éveil. 9 C’est le caractère shô 証 que nous avons traduit par le verbe « attester » ; lorsque celui-ci est employé en
tant que substantif, nous le traduisons par l’« Éveil attesté ». 10
Le verbe composé jûji 住持, que nous avons traduit par « habiter [jû 住] et se maintenir [ji 持] », désigne
l’« abbé » lorsqu’il est employé en tant que substantif. 11 Cette phrase et la phrase précédentes font un parallèle, comme l’endroit et l’envers de la même réalité de la
Loi, avec le couple antonymique de « la multitude des éveillés » [shobutsu 諸仏] et de « la foule des êtres »
[gunjô 群生]. En tant que Tout, la Loi ne peut être fractionnée en « domaines » [hômen 方面], ni au niveau de
la mise en œuvre [shiyô 使用], ni au niveau de la perception [chikaku 知覚].
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 5
La pratique ingénieuse de la Voie telle que je vous l’enseigne maintenant fait exister les dix
mille existants au sein même de l’Éveil attesté12
; elle consiste à pratiquer l’unité telle quelle13
au
moment même où l’on se libère de toutes les entraves. À ce moment où l’on outrepasse le seuil
en se dépouillant du corps et du cœur14
, qu’a-t-on à faire avec les distinctions15
, quelles qu’elles
soient ?
*
Depuis le premier déploiement du cœur de l’Éveil, je me rendais auprès des amis de bien* un
peu partout dans mon pays à la recherche de la Loi. Un jour, je rencontrai maître Myôzen16
du
temple Kennin-ji. Les neuf années où j’étudiai auprès de lui s’envolèrent bien vite dans
l’alternance du gel et des floraisons. J’entendis alors un peu le vent de la maison de Rinzai17
.
Maître Myôzen, en tant que disciple éminent de l’abbé, le patriarche Yôsai18
, était le seul à
transmettre avec justesse la Loi de l’Éveillé sans au-delà. Aucun de ses confrères n’aurait pu
rivaliser avec lui. Puis, je partis en Chine sous la grande dynastie des Song, où je me rendis
auprès des amis de bien dans les étendues orientale et occidentale du fleuve Sekkô (Liangzhe) et
entendis le vent de la maison aux cinq portes19
. Finalement, j’étudiai auprès du maître zen Jô
(Tendô Nyojô) du grand Pic blanc20
; c’est alors que se termina la grande affaire de ma vie,
l’étude de la Voie21
. Après cela, au début de l’ère Shôtei (Sheding)22
sous la grande dynastie des
12
Ici est sous-jacente l’unité contradictoire de la « pratique de la Voie » [bendô 弁道] – le sujet grammatical
– et de l’Éveil attesté [shô 証], la réalité qui est déjà là. 13
Le mot original ichinyô 一如, que nous avons littéralement traduit par « l’unité [ichi 一] telle quelle [nyo
如] », compose le terme éminemment dogénien : shûshô-ichinyo 修証一如 « l’unité telle quelle de la pratique
et de l’Éveil attesté ». 14
Dans le texte original, figure le mot surcomposé chôkan datsuraku 超関脱落. 15
Il s’agit bien entendu des « distinctions dualistes » [sechimoku 節目] entre le corps et le cœur, le moi et
l’autre, l’Éveil et la pratique, etc. Le caractère sechi signifie également le(s) « nœud(s) ». 16
Myôzen (1184-1225) occupait la chaire d’abbé du temple Kennin-ji après la disparition de son maître
Yôsai en 1215. Il était âgé de trente-trois ans lorsque, en 1217, Dôgen, jeune chercheur de la Voie, le rencontra
pour la première fois et devint son disciple. C’est avec ce nouveau maître que Dôgen partit en Chine sous la
grande dynastie des Song en 1223. Frappé d’une maladie aiguë, Myôzen s’éteignit au mont Tendô
(Tiangtonshan) le 27 du cinquième mois de la première année de l’ère Hôkyô 宝慶 (Baoquing, 1225) à l’âge
de quarante et un ans. Comme cela est relaté dans « La mémoire de la transmission des cendres » [Shari
sôdenki 舎利相伝記], c’est Dôgen qui ramena ses cendres au Japon en 1227. 17
Comme son maître Yôsai – voir la note suivante –, Myôzen appartenait à la lignée Ôryû (Huanglong),
dérivée de l’école zen Rinzai (Linji). 18
Yôsai (1141-1215), autrement appelé Eisai, se rendit deux fois en Chine, d’abord en 1168 à l’âge de vingt-
sept ans, puis de 1187 à 1191. Suite à ce second séjour dans le continent où le zen de la tradition Rinzai était
en vogue, cet éminent maître bouddhiste japonais, auparavant spécialisé dans la doctrine Tendai, transmit au
Japon pour la première fois le zen de la lignée Ôryû, dérivée de la maison Rinzai. Yôsai est également connu
comme le premier cultivateur de thé au Japon, avec les graines importées de la dynastie des Song. 19
Il s’agir des cinq écoles zen : Hôgen (Fayan), Igyô (Weiyang), Sôtô (Caodong), Unmon (Yunmen) et
Rinzai (Linji). 20
Autre appellation du mont Tendô. 21 Bien entendu, cet « aboutissement » de la recherche de la Voie n’est autre que le commencement de la vie
missionnaire du fervent bodhisattva, comme cela est relaté par Dôgen lui-même dans les lignes suivantes. Par
ailleurs, à la fin du texte, l’auteur notera à l’endroit de ses lecteurs une expression analogue pour assurer cet
« aboutissement » de la recherche de la Voie à quiconque pratique la Voie selon son enseignement 22
L’ère Shôtei en Chine correspond à la période allant de l’an 1228 à l’an 1234 de notre ère ; en réalité,
Dôgen retourna au Japon en automne 1227.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 6
Song, je retournai dans mon pays. Aussitôt, je ne désirai qu’y répandre la Loi pour le salut des
êtres. C’est comme si je portais un lourd fardeau sur mes épaules.
Cependant, puisque j’attendais le moment de prendre mon essor, je voulus mettre de côté ce
désir de répandre la Loi et aller entendre justement le vent des anciens sages en menant pour un
temps une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes23
. Seulement, existe-t-il de vrais
étudiants de la Voie, désintéressés vis-à-vis de la renommée et du profit personnel, chez qui le
vœu de la Voie24
passe avant tout le reste ? Ceux-ci, mystifiés vainement par des maîtres
tordus25
, ne risquent-ils pas, sans réfléchir, de faire de l’ombre à la compréhension juste, de
s’enivrer à la légère de la folie de l’autosuffisance et de s’abîmer pour longtemps dans le
domaine de l’égarement ? Comment pourraient-ils alors faire croître la vraie semence de la
Sagesse26
et rencontrer le moment d’obtenir la Voie ? Puisque ce pauvre moine mène
actuellement une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes, vers quelle montagne et vers
quelle rivière pourraient-ils se rendre ? Pris de compassion, je m’engage à faire connaître la vraie
Loi de la maison de l’Éveillé en laissant à ceux qui veulent étudier et pratiquer la Voie un recueil
des règles monastiques zen (chan), règles que j’ai vues et entendues de mes propres yeux et de
mes propres oreilles en Chine sous la grande dynastie des Song, ainsi que de l’enseignement
profond27
que j’y ai reçu auprès des amis de bien. N’est-ce pas là les vrais arcanes28
?
*
Le grand maître Shâkyamuni conféra la Loi à Kâçyapa lors de l’assemblée sur la Montagne
sainte29
. Cette Loi, transmise avec justesse de patriarche à patriarche, parvint au vénérable
Bodhidharma. Celui-ci, s’étant rendu lui-même en Chine, conféra la Loi au grand maître (Jinkô)
Eka30
. Tel fut le commencement de l’introduction de la Loi de l’Éveillé sur la terre de l’Est.
La Loi ainsi transmise sans mélange parvint elle-même au sixième patriarche, le maître zen
Daikan (Enô). C’est à ce moment-là que la vraie Loi de l’Éveillé se propagea justement en
23
Cette expression unyû-hyôki 雲遊漂寄, que nous avons littéralement traduite par « mener une vie de
nuages éphémères et d’herbes flottantes », revient au total trois fois dans ce texte : deux fois au cours du
présent alinéa et une fois dans le verset final. À cette troisième apparition, la forme de vie en question ne
concernera plus l’auteur lui-même mais les destinataires, c’est-à-dire les vrais chercheurs de la Voie
appartenant à la génération future. Ainsi s’établira-t-il une parfaite correspondance entre le début et la fin du
texte, entre l’auteur et les destinataires. 24
Le terme dônen 道念, que nous avons traduit par le « vœu de la Voie », est quasi synonymique du terme
dôshin 道心 le « cœur de la Voie ». 25
C’est le mot jashi 邪師q ue nous avons traduit par le(s) « maître(s) tordu(s) ». 26
[Hannya no shôshu 般若の正種]. 27
[Genshi 玄旨]. 28
Le mot shinketsu 真訣, que nous avons traduit par les « arcanes », reviendra deux fois au cours du
développement et une fois à la fin du texte ; ainsi l’auteur établira à nouveau la concordance entre le début et la
fin de son discours. 29 Voir Le Sûtra de la délibération dialogique du grand roi Brahman avec l’Éveillé. La « Montagne sainte »
[Ryôzen 霊山], abréviation du nom complet Ryôjusen 霊鷲山 : la « Montagne sainte du Pic des vautours »
skr. Grdhrakûta-parvata), se trouvait au nord-est de Râjagrha, la capitale du royaume de Magadha dans l’Inde
du Nord. Au long du recueil Shôbôgenzô, Dôgen reviendra à maintes reprises sur cette scène fondatrice de la
Voie de l’Éveillé. Voir, entre autres, « La fleur d’Udumbara » [Udonge 優曇華] in Shôbôgenzô, tome 1, p.
183-195. 30
Dôgen commente et triture longuement la scène de la transmission effectuée entre Bodhidharma et Eka
dans le texte « Entrelacement des lianes » [Kattô 葛藤] – in Shôbôgenzô, tome 2, p. 135-151.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 7
Chine31
et s’avéra au-delà de toutes distinctions dogmatiques32
. Or, le sixième patriarche avait
deux pieds divins33
: Nangaku Ejô et Seigen Gyôshi. Ces derniers, ayant tous deux hérité du
sceau de l’Éveillé34
, devinrent les maîtres guides des hommes et des divinités. Ces deux lignées
s’étant développées, s’ouvrirent bien les cinq portes. Il s’agit de l’école Hôgen (Fayan), de
l’école Igyô (Weiyang), de l’école Sôtô (Caodong), de l’école Unmon (Yunmen) et de l’école
Rinzai (Linji). En Chine actuelle sous la dynastie des Song, seule l’école Rinzai est largement
répandue sur l’ensemble du territoire. Bien que les cinq maisons soient distinctes, il n’existe
qu’un seul sceau, sceau du cœur de l’Éveillé.
Dans le grand pays des Song, depuis l’époque de la dynastie des Han orientaux35
, furent
largement divulgués des sûtras et des traités bouddhiques, sans que fût déterminée la hiérarchie
de leurs valeurs. Le patriarche (Bodhidharma), dès son arrivée (en Chine) depuis le pays de
l’Ouest (l’Inde), trancha les racines de cet entrelacement de lianes, si bien que la Loi de l’Éveillé
se répandit avec toute sa pureté. Nous devons souhaiter qu’il en soit ainsi dans notre pays.
Voici ce que je veux dire : la multitude des patriarches et la multitude des éveillés ayant gardé
la Loi de l’Éveillé ont tous pris pour vrai chemin de l’Éveil la pratique de la méditation assise,
pratique effectuée dans la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de
soi-même36
. Sous le ciel de l’Ouest et sur la terre de l’Est, ceux qui ont obtenu l’Éveil ont tous
suivi ce vent37
. C’est parce que les maîtres et les disciples ont transmis en secret et avec justesse
l’art merveilleux de recevoir et de maintenir les arcanes38
.
Selon la transmission juste de notre école, il est dit : « Cette Loi de l’Éveillé, Loi transmise sans
mélange dans son intégrité 39
, est supérieure parmi les supérieures. À partir du moment où vous
31 L’auteur emploie ici le mot Tôkan 東漢, qui désigne, au sens étroit du terme, la dynastie des Han orientaux
(25-220) et, au sens large du terme, la Chine. À l’époque du sixième patriarche Daikan Enô (Dajian Huineng,
638-713), la Chine était sous la dynastie des Tang (618-907). 32
Le terme sechimoku 節目, que nous avons traduit ici par les « distinctions dogmatiques », est déjà employé
au tout début du texte – voir note 15. 33
Le terme jinsoku 神足, que nous avons littéralement traduit par le(s) « pied(s) divin(s) », désigne au sens
figuré l’« excellent disciple qui surpasse tous les autres ». 34 Le mot butsuin/bucchin 仏印, que nous avons littéralement traduit par le « sceau de l’Éveillé », est
l’abréviation du terme butsushin.in 仏心印 « le sceau du cœur de l’Éveillé ». Si le « cœur de l’Éveillé »
[butsushin 仏心] ne désigne rien d’autres que l’Éveil, l’emploi du mot « sceau » [in 印] suscite deux
interprétations légèrement différentes : (1) celui-ci souligne le caractère précis et indélébile de la marque
distinctive de l’Éveil ainsi transmise ou (2) le parfait accord de cœur à cœur qui unit le maître et le disciple au
moment capital de la transmission de la Loi. 35
Rappelons que le bouddhisme fut introduit pour la première fois en Chine en l’an 11 de l’ère de Eihei 永平« La paix éternelle » – l’an 68 de notre ère – sous le règne de l’empereur Min (Ming) de la dynastie des Han
orientaux (25-220). Cet événement historique en Chine fut marqué par la construction du monastère du «
Cheval blanc » [Hakuma-ji (Baimasi)] dans la capitale Rakuyô (Luoyang). 36
Deuxième apparition du terme jijuyû-zanmai 自受用三昧 ; l’auteur a déjà employé ce terme au tout début
du texte – voir note 6. 37
Le mot « vent » [fû/kaze 風] signifie au sens figuré « l’enseignement, l’école, le courant, le style », etc. 38
Deuxième apparition du terme « art merveilleux » [myôjutsu 妙術] – et de celui d’« arcanes » [shinketsu
真訣]. Notons ici que l’emploi de ces mots mûrement réfléchis met en relief la parfaite correspondance entre
tout ce qui a été pratiqué et transmis jusqu’alors en Inde et en Chine et le présent manifeste missionnaire du
jeune bodhisattva Dôgen qui s’apprête à répandre la vraie Loi dans son pays. 39
Le mot shôjiki 正直, que nous avons traduit par l’« intégrité », est composé des deux caractères : shô 正
qui veut dire « vrai, juste » et jiki 直 « direct, tout droit ». Ce mot shôjiki s’emploie en japonais moderne dans
le domaine séculier et signifie en tant qu’adjectif « honnête, intègre » et, en tant que substantif, « la droiture,
l’honnêteté, l’intégrité ».
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avez rencontré un ami de bien, nul besoin de brûler de l’encens, de vénérer l’Éveillé, d’invoquer
son nom, de célébrer le repentir, de lire des sûtras. Assis tout simplement, dépouillez-vous du
corps et du cœur40
. »
Si, une personne, ne serait-ce qu’un instant41
, marque au sceau de l’Éveillé ses trois actes :
l’acte du corps, l’acte de la bouche et l’acte de la pensée42
et qu’elle reste assise dans la
concentration de soi, le plan de la Loi* devient tout entier le sceau de l’Éveillé, de même que le
méta-espace* devient tout entier l’Éveil. C’est pourquoi, chez la multitude des éveillés et les
Ainsi-Venus, augmente la félicité de la Loi43
provenant de la terre originelle44
, et se manifeste à
l’état neuf l’ornementation majestueuse45
de la Voie de l’Éveil. De même, les espèces qui
foisonnent dans les dix directions du plan de la Loi ainsi que sur les trois chemins46
et dans les
six voies d’existence* purifient toutes en un instant le corps et le cœur, attestent la terre de la
grande délivrance et présentent leur visage originel sans souillure47
. Dès lors, la multitude des
existants assemblés atteste48
ensemble l’Éveil correct49
, et les dix mille êtres mettent en œuvre le
corps de l’Éveillé et outrepassent d’un bond les frontières de l’assemblée de l’Éveil. Assis sous
l’arbre royal de l’Éveil50
, ils tournent en un instant la grande roue de la Loi sans égale et
exposent la profonde Sagesse parachevée, sagesse inconditionnée51
.
Étant donné la Voie qui se communique, Voie par laquelle ceux qui ont obtenu l’Éveil correct
égal à tous les éveillés52
font retour au monde et s’entraident secrètement53
les uns les autres, ces
pratiquants de la méditation assise se dépouillent du corps et du cœur sans faillir et tranchent le
savoir, la vision et la pensée confus et souillés qu’ils entretenaient jusqu’alors. Rassemblés, ils
attestent la Loi de l’Éveillé sans artifice54
et, partout où la multitude des éveillés et les Ainsi-
40
Source non identifiée. Ce sont probablement les paroles de Nyojô que Dôgen entendit lors de son séjour
auprès de ce maître de sa vie. Les mêmes paroles sont citées, entre autres, dans « Lecture des sûtras » [Kankin
看経] in Shôbôgenzô, tome 4, p. 27-50. 41
Au cours de cet alinéa revient trois fois l’expression ichiji 一時 : « (en) un instant », afin de souligner le
caractère instantané de la réalisation de l’Éveil. 42
« Trois actes » : sangô 三業. 43
« Félicité de la Loi » : hôraku 法楽. 44
Le terme honji 本地, que nous avons traduit littéralement par la « terre originelle », désigne la source à
partir de laquelle l’Éveillé se manifeste en tant qu’Éveillé. 45
« Ornementation majestueuse » : shôgon 荘厳. 46
Le terme sanzu 三途, que nous avons traduit par les « trois chemins », désigne « la voie des enfers, la voie
des démons affamés et la voie des animaux » ; il s’agit des trois mondes de souffrance dans lesquels le défunt
doit tomber pour la rétribution de ses mauvais actes. 47
[Honrai no menmoku 本来の面目]. 48
Dans le texte original figure le mot composé shô.e 証会. Le premier caractère shô 証 veut dire, en tant que
verbe, « attester, prouver » et, en tant que substantif, l’« Éveil attesté » ; le second caractère e 会 veut dire, en
tant que substantif, « l’assemblée, la réunion, la rencontre » et, en tant que verbe, « (se) réunir, (se) rassembler,
(se) rencontrer ». Ce mot shô.e revient encore deux fois dans les lignes qui suivent. 49
[Shôgaku 正覚]. 50
[Kakujuô 覚樹王], quasi-synonyme du mot bodaiju 菩提樹 : l’« arbre de l’Éveil ». 51
« Inconditionné(e) » : mu.i 無為, skr. asamskrta). 52
[Tô shôgaku 等正覚]. 53
. La doctrine de l’interdépendance est sous-jacente dans le mot myôshi 冥資, que nous avons traduit par
« s’entraider [shi 資] secrètement [myô 冥] ». 54
Le mot tenshin 天真, que nous avons traduit, faute de mieux, par « sans artifice », est composé des deux
caractères : ten 天 qui désigne le « ciel », et shin 真 qui veut dire, en tant que substantif, « la vérité, la réalité »
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Venus établit d’innombrables lieux de la Voie jusqu’aux confins des microcosmes, ils prennent
part à l’œuvre de l’Éveillé55
en lui attribuant largement le ressort dynamique56
allant au-delà de
l’Éveillé57
et exaltent la Loi allant au-delà de l’Éveillé.
À ce moment-là, puisque la terre, les herbes et les arbres ainsi que les haies, les murs, les tuiles
et les cailloux* réalisent tous l’œuvre de l’Éveillé dans les dix directions du plan de la Loi, ceux
qui ont part au bienfait du vent et de l’eau58
qui en découlent se font secrètement aider59
par
l’édification fort merveilleuse60
et insondable61
de l’Éveillé, de telle sorte que tous ensemble
manifestent l’Éveil émergeant*62
. Puisque ceux qui mettent en œuvre cette eau et ce feu63
font
circuler partout l’édification de l’Éveillé fondée sur l’Éveil originel*64
, ceux qui parlent le même
langage, habitant ensemble avec ces espèces-là, se dotent mutuellement de la vertu de l’Éveillé
sans limites de telle sorte que, en la déployant, en la tournant et en la façonnant de long en large,
tous ensemble divulguent, au-dedans et au-dehors du plan entier de la Loi, la Loi de l’Éveillé,
Loi incommensurable65
, sans lacune66
, insondable et hors de toute mesure.
Cependant, si cela ne se laisse pas confondre67
avec le savoir et la perception de chacune des
personnes concernées, c’est parce qu’au sein de la quiétude s’opère, sans artifice, l’Éveil attesté
sans intermédiaire68
. Si la pratique et l’Éveil étaient deux choses distinctes comme se l’imagine
le commun des mortels, ils pourraient se percevoir et se connaître l’un l’autre. Ce qui se confond
avec la perception et le savoir n’est pas conforme au principe de l’Éveil attesté69
. Car celui-ci
n’est pas à la portée des sentiments et des émotions de la personne égarée.
et, en tant qu’adjectif, « réel, vrai ». Ce mot tenshin, issu de la tradition taoïste, signifie l’état des choses tel
quel, sans artifice, état correspondant au principe du ciel. 55
Le terme butsuji 仏事, que nous avons traduit littéralement par l’« œuvre de l’Éveillé », désigne
l’édification du monde et le salut des êtres qui se réalisent comme œuvre de l’Éveillé. 56
C’est le caractère ki 機 que nous avons traduit par le « ressort dynamique ». 57
[Butsu kôjô 仏向上]. 58
Le « vent et l’eau » [fûsui 風水] sont des éléments de la nature qui circulent et passent partout sans
obstacle. 59
Deuxième apparition du mot myôshi 冥資 – voir note 53. 60
[Jinmyô 甚妙]. 61
[Fukashigi 不可思議], ce mot reviendra au total quatre fois dans ce texte – voir Introduction. 62
En tant que synonyme du terme sino-japonais shikaku 始覚 : l’« Éveil émergeant », l’auteur emploie ici
l’expression proprement japonaise chikaki satori ちかきさとり écrite en hiragana. Celle-ci, littéralement
traduit l’« Éveil proche », forme un couple antonymique avec l’« Éveil originel » [honshô 本証/ hongaku 本覚]
– voir note 64. 63
L’« eau et le feu » [suika 水火] sont des éléments de la nature qui se répandent vite avec énergie et
puissance. 64
Le terme honshô 本証 : « l’Éveil originel » forme un couple antonymique avec « l’Éveil émergeant »
[shikaku 始覚] ou [chikaki satori ちかきさとり]. 65
[Mujin 無尽]. 66
[Mukandan 無間断]. 67
Le caractère kon 昏, que nous avons traduit par « (se) confondre », peut signifier « s’obscurcir » et, au sens
figuré, « (s’) épouser » étant donné que, dans l’Antiquité, l’homme avait coutume de ravir une femme en
profitant de l’obscurité de la nuit. Ce sens figuré convient bien au contexte : il n’y a pas d’épousailles possibles
entre le domaine de l’Éveil et le savoir et la perception du commun des mortels. 68
Le terme jikishô 直証, que nous avons traduit par l’« Éveil attesté sans intermédiaire », est quasi
synonymique du terme tongo 頓悟 l’« Éveil subit ». Le caractère jiki 直qui détermine le caractère shô 証 :
l’« Éveil attesté », veut dire « direct, sans intermédiaire ». 69
[Shôsoku 証則].
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Par ailleurs, quoique, au sein même de la quiétude, le cœur et ses objets70
puissent entrer dans
l’Éveil et en sortir, étant donné le domaine de la concentration de soi mettant en œuvre la félicité
de la Loi au profit de soi-même, ils opèrent ensemble l’immense œuvre de l’Éveillé ainsi que
l’édification de l’Éveillé fort profonde, subtile et merveilleuse sans remuer une seule poussière ni
briser un seul aspect. Là où atteint cette Voie de l’édification, les herbes, les arbres et la terre
répandent tous ensemble la grande claire Lumière et prêchent la merveilleuse Loi fort profonde
sans limites. Si les herbes et les arbres, les haies et les murs proclament et exaltent la Loi pour les
saints, les profanes et tous ceux qui sont dotés d’une âme71
, ceux-ci, en retour, exposent et
exaltent la Loi pour les herbes et les arbres, les haies et les murs. Ce domaine où l’éveillé pour
soi éveille l’autre72
est parfaitement muni, dès l’origine, de l’aspect de l’Éveil attesté73
, si bien
que le principe de l’Éveil attesté s’y pratique sans le moindre moment de défaillance.
Ainsi, bien qu’il ne s’agisse que de la méditation assise pratiquée par une seule personne et
pour un moment, celle-ci communique secrètement74
avec la multitude des existants et
communique parfaitement75
avec la multitude des temps si bien que, au sein même du plan de la
Loi incommensurable, dans le passé, le présent et le futur, elle réalise l’édification de l’Éveillé76
et l’œuvre de la Voie77
, constantes et permanentes. Ici et là, tous pratiquent la même pratique et
attestent le même Éveil attesté. Il ne s’agit pas seulement de la pratique effectuée dans la posture
assise. La résonance78
qui se fait entendre quand on frappe la Vacuité est (semblable à) la
merveilleuse voix qui se fait entendre sans discontinuer avant et après qu’on sonne la cloche. Et
comment cela se limiterait-il seulement là ? Puisque les cent têtes des êtres sont toutes munies de
la pratique originelle de la Voie avec leur visage originel sans souillure79
, cela n’est ni à mesurer
ni à évaluer. Sachez-le, même si la multitude des éveillés des dix directions, innombrables
comme les grains de sables du Gange, joignait ses forces pour mesurer et connaître à fond, avec
la Sagesse de l’Éveillé, la vertu acquise de la méditation assise pratiquée par une seule personne,
elle n’y parviendrait pas.
*
70
[Shinkyô 心境]. 71 Dans le texte original figure le mot surcomposé bonshô ganrei 凡聖含霊. Ce dernier élément du mot
ganrei 含霊 « tous ceux qui sont dotés d’une âme » est synonyme de ujô 有情 : les « êtres vivants », plus
précisément les « êtres munis de sentiments et d’émotions ». Celui-ci forme un couple antonymique avec le
terme mujô 無情 : les « êtres dépourvus de sentiments et d’émotions », c’est-à-dire les herbes, les arbres, les
haies et les murs, etc. Au cours de cet alinéa, Dôgen met en relief la correspondance entre les mondes de
l’animé et de l’inanimé. Cf. « La prédication de la Loi faite par l’inanimé » [Mujô seppô 無情説法] in
Shôbôgenzô, tome 1, p. 143-164. 72
[Jikaku kakuta 自覚他覚], l’Éveillé n’est autre que l’« éveillé pour soi » [jikaku 自覚] qui « éveille
l’autre » [kakuta 他覚] au-delà du dualisme de moi et de l’autre. 73
« L’aspect de l’Éveil attesté » [shôsô 証相] est un terme qui témoigne de lui-même de l’unité du
circonstanciel [sô 相] et du principiel [shô 証]. 74
C’est le caractère myô/mei 冥 que nous avons traduit par « communiquer secrètement » – voir note 53. 75
Dans le texte original figure l’adverbe japonais madokani まどかに écrit en hiragana, adverbe dont la
racine étymologique est le « cercle ». 76
[Bukke 仏化]. 77
[Dôji 道事]. 78
L’auteur écrit ici en hiragana le mot japonais hibiki ひびき qui désigne la « résonance ». 79
Ici se répète deux fois le caractère hon : « êtres munis de la pratique originelle de la Voie avec leur visage
originel sans souillure » [honmenmoku ni honshugyô wo sonaete 本面目に本修行をそなへて].
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 11
[I]80
Question : Nous venons d’entendre qu’immense est la vertu acquise de cette méditation
assise. Un insensé pourrait en douter et dire : « Dans la Loi de l’Éveillé, il y a beaucoup de
portes. Pour quelle raison recommandez-vous uniquement la méditation assise ? »
Réponse : Parce qu’elle est la vraie porte81
de la Loi de l’Éveillé.
[II] Question : Pourquoi faut-il considérer seulement celle-ci comme la vraie porte ?
Réponse : Parce que c’est justement cet art merveilleux82
nous permettant d’obtenir la Voie que
le grand maître Shâkyamuni a transmis avec justesse. De même, les Ainsi-Venus des trois
mondes, mondes du passé, du présent et du futur, ont tous obtenu la Voie grâce à la méditation
assise. C’est pourquoi ils se sont transmis celle-ci comme la vraie porte. Ce n’est pas tout. Sous
le ciel de l’Ouest (l’Inde) et sur la terre de l’Est (la Chine), la multitude des patriarches a obtenu
la Voie grâce à la méditation assise. C’est pourquoi j’expose à présent cette vraie porte aux
humains et aux divinités.
[III] Question : Transmettre avec justesse l’art merveilleux83
des Ainsi-Venus, ou bien, suivre la
trace des patriarches, cela dépasse vraiment la compréhension du commun des mortels. Cela dit,
la lecture des sûtras et l’invocation du nom de l’Éveillé doivent constituer en elles-mêmes les
relations circonstancielles de l’Éveil. À quoi servirait-il alors de rester assis vainement sans rien
faire ; en quoi cela pourrait-il nous aider à obtenir l’Éveil ?
Réponse : Vous croyez, comme vous venez de le dire, que la concentration de soi chez la
multitude des éveillés ainsi que la grande Loi sans au-delà consistent à rester assis vainement
sans rien faire. Voilà des personnes qui calomnient le Grand Véhicule. Que votre égarement est
profond ! C’est comme si vous disiez qu’il n’y a pas d’eau tout en vous trouvant au milieu d’un
grand océan. Déjà, par bonheur, vous êtes assis en paix dans la concentration de soi avec la
multitude des éveillés, concentration mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même.
N’en résulte-t-il pas une immense vertu acquise ? Que c’est lamentable ! Vos yeux ne sont pas
encore ouverts, et votre cœur reste encore en état d’ivresse.
En un mot, insondable est le domaine de la multitude des éveillés. Ni le cœur ni la conscience84
ne sauraient l’atteindre. À plus forte raison, comment une personne sans foi85
ou celle de peu de
sagesse arriverait-elle à le connaître ? Seule une personne qui a la vraie foi, dotée du grand
ressort dynamique86
, peut y avoir accès. Une personne sans foi, même si on lui dispense
l’enseignement, a du mal à le recevoir. Sur la Montagne sainte, il y eut encore des adeptes à qui
(l’Éveillé-Shâkyamuni déclara) qu’il leur était aussi bon de se retirer87
. Bref, du moment que se
80
Le texte original ne comporte pas de numérotation des échanges, au nombre total de dix-huit. 81
Le terme shômon 正門, que nous avons traduit littéralement par la « vraie porte », désigne au sens figuré
l’enseignement essentiel, l’entrée principale ou loyale dans la Voie de l’Éveillé, etc. 82
Troisième apparition du terme myôjutsu 妙術 l’ « art merveilleux » – voir notes 11, Introduction, et 4. 83
Quatrième apparition du terme myôjutsu 妙術. 84
« Cœur et conscience » : shinshiki 心識. Le sens que comportent ces deux caractères juxtaposés n’est pas
précis ; il peut s’agir de l’âme, skr. vinnâna) ou de l’abréviation du terme composé shinishiki 心意識, skr.
citta, manas, vijnâna), etc. 85
Dans ce court alinéa, le mot shin 信 la « foi » se répète quatre fois. 86
[Taiki 大機]. 87
Voir le Sûtra du Lotus, chapitre II : « Les expédients salvifiques » [Hôben bon 方便品]. Sollicité par
Shâriputra, le premier de ses disciples par la sagesse, l’Éveillé-Shâkyamuni s’apprêtait à révéler la Loi fort
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produit la vraie foi dans votre cœur, pratiquez et étudiez la Voie. Sinon, il faut vous arrêter pour
l’instant et regretter de ne pas avoir bénéficié, depuis le passé, du bienfait de la Loi.
Par ailleurs, connaissez-vous ou non la vertu acquise qu’on puisse obtenir en pratiquant la
lecture des sûtras, l’invocation du nom de l’Éveillé, etc. ? Il est fort futile de croire que le simple
acte de remuer la langue et d’élever la voix puisse constituer l’œuvre de l’Éveillé et sa vertu
acquise. En tenant cela pour la Loi de l’Éveillé, on s’en éloigne de plus belle. Par ailleurs, ouvrir
des sûtras consiste à clarifier et à connaître l’enseignement de l’Éveillé sur la manière et le
principe88
de la pratique, avec les méthodes subite et graduelle89
; si vous pratiquez selon cet
enseignement, vous obtiendrez sûrement l’Éveil attesté. Il ne s’agit nullement de s’adonner à de
vaines spéculations en tenant celles-ci pour la vertu acquise vous permettant d’obtenir l’Éveil. Si
vous vous imaginez parvenir à la Voie de l’Éveillé en récitant sans arrêt et stupidement mille et
dix mille stances, c’est encore comme si vous vouliez vous rendre dans le pays d’Etsu (le Sud),
tout en tournant votre brancard vers le nord90
. Ou encore, c’est comme si vous vouliez faire
entrer une cheville carrée dans un trou rond91
. Ignorer le chemin de la pratique tout en prenant
connaissance des écritures, c’est comme si celui qui étudie un livre de médecine oubliait de
préparer le remède. À quoi bon alors ? Élever la voix sans arrêt, comme si les grenouilles
coassaient nuit et jour dans les rizières au printemps, finalement, cela reste encore sans effet. À
plus forte raison, ceux qui sont profondément dévoyés par la renommée et les profits personnels
ont du mal à rejeter tout cela ; c’est à cause de leur cœur profondément avide de profit. Déjà,
dans le passé, il existait de ces gens-là ; comment n’en existerait-il pas dans le monde
d’aujourd’hui ? Ceux-là sont les plus lamentables.
Justement et tout simplement, sachez-le, la merveilleuse Loi92
des sept éveillés du passé*, étant
reçue et gardée, dévoile sa signification capitale93
du moment qu’elle est transmise avec justesse
aux étudiants qui ont obtenu l’Éveil attesté par le sceau du cœur94
, et qui sont rassemblés95
auprès
des maîtres guides de la Voie, maîtres munis d’un cœur clairvoyant. Cela est loin de la portée des
maîtres de la Loi tributaires des mots et des dogmes. S’il en est ainsi, mettez fin à tous les doutes
et à l’égarement et, en pratiquant la Voie avec la méditation assise selon l’enseignement d’un
vrai maître, attestez et faites vôtre la concentration de soi mettant en opération la félicité de la
Loi au profit de soi-même.
profonde, difficile à comprendre alors que, gonflés d’orgueil, cinq mille auditeurs rassemblés sur la Montagne
sainte préférèrent se retirer. 88
[Gisoku 儀則]. 89
[Tonzen 頓漸]. 90
Une expression analogue figure dans le texte « Naissances et morts » [Shôji 生死] in Shôbôgenzô, tome 3,
p. 351. 91
Cf. Textes choisis des lampes de l’école, livre 22, chapitre « Ungo ». 92
[Myôhô 妙法]. 93
Le terme tekishi 的旨, que nous avons traduit par la « signification capitale », est composé de deux
caractères : teki 的 veut dire, en tant que substantif, « la cible, le but », en tant que verbe « atteindre le but » et,
en tant qu’adjectif, « clair, net ». Le second caractère shi 旨 désigne « le sens, la signification, l’intention »,
etc. 94
C’est le terme keishin 契心 que nous avons traduit par le « sceau du cœur ». 95
Ici figure à nouveau le mot shôe 証会 – voir note 48.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 13
[IV] Question : L’école du Lotus96
et l’école de l’Ornementation fleurie97
telles qu’elles sont
transmises de nos jours dans notre pays délivrent les doctrines parachevées du Grand Véhicule.
À plus forte raison, quant à l’école Shingon98
, école transmise intimement de l’Ainsi-Venu, le
Soleil cosmique99
à l’être d’Éveil de Diamant100
, la succession du maître au disciple est
fermement établie. Cette école prône, avec des formules telles que « le cœur en tant que tel, voilà
l’Éveillé 101
! », « c’est ce cœur qui se fait éveillé 102
», etc., l’Éveil correct des cinq Éveillés103
qu’on peut obtenir dès qu’on est assis, sans passer par bien des éons de pratique. Il faudrait
qualifier cela de la merveille des merveilles104
de la Loi de l’Éveillé. Maintenant, s’agissant de la
pratique dont vous parlez, quelle supériorité peut-elle avoir sur les doctrines de ces écoles-là
pour que vous nous la recommandiez exclusivement, par-dessus tout ?
Réponse : Sachez-le, dans la maison de l’Éveillé, on ne discute ni de la supériorité ni de
l’infériorité des dogmes ; on ne choisit pas non plus l’enseignement105
selon la profondeur ou non
de ce dernier. Regardez seulement l’authenticité de la pratique. Certains sont entrés dans la Voie
de l’Éveillé, ravis par les herbes et les fleurs, les montagnes et les rivières106
. D’autres ont reçu et
gardé le sceau de l’Éveillé, serrant dans la main de la terre, des cailloux et du sable107
. Qu’est-ce
à dire alors de cette immense écriture dont regorgent les dix mille existants de l’univers108
? C’est
96 « École du Lotus » : Hokke-shû, 法華宗 autre appellation de l’école Tendai 天台宗 (Tiantai) dont la
doctrine place le Sûtra du Lotus au sommet de tout l’enseignement bouddhique. C’est d’abord le moine chinois
Ganjin (Jianzhen, 687-763) qui, arrivé au Japon en 753, y introduisit les principaux corpus Tendai. La doctrine
de l’école fut ensuite largement divulguée sur l’archipel par le moine japonais Saichô (767-822) à partir de
805, à la suite de son séjour effectué en Chine sous la dynastie des Tang en 804. 97
« École de l’Ornementation fleurie » : Kegon-shû 華厳宗 dont la doctrine est fondée sur le Sûtra de
l’Ornementation fleurie [Kegon-kyô 華厳経(Huayan-jing)] (T. 9, n° 278 ; T. 10, n° 279). L’enseignement de
cette école fut transmis au Japon en 736 par le moine chinois Zendô, pour prendre son essor à l’époque
Kamakura (1185-1333). 98
« École Shingon » : Shingon-shû 真言宗 ; le mot sino-japonais singon 真言, littéralement traduit « la vraie
parole / la parole réelle », est la traduction du terme original sanscrit mantra, « formule détentrice ». La
doctrine Shingon fut transmise au Japon par le moine japonais Kûkai (774-835). Celui-ci, après son étude
effectuée en Chine de 804 à 805, retourna dans son pays en 806 et fonda le temple « Pic de diamant »
[Kongôhô-ji] sur le mont Kôya [Kôya-san] en 816. 99
« L’Ainsi-Venu, le Soleil cosmique » : Dainichi-nyorai / Birushananyorai skr. Mahavairocana) : l’Éveillé
principal de l’école ésotérique Shingon, situé au centre du mandala. 100
« L’être d’Éveil de Diamant » : Kongôsatta, skr. Vajrasattva), le deuxième patriarche de l’école Shingon.
Cf. Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, p. 653. 101
[Sokushin zebutsu 即心是仏], sur cette formule, voir le texte portant pour titre cette formule même : « Le
cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé » [Sokushin zebutsu 即心是仏] in Shôbôgenzô, tome 5, p. 23-37 102
Variante de la même formule : zeshin sabutsu 是心即仏. 103
Il s’agit des « cinq Éveillés » [gobutsu 五仏] représentés dans le mandala de l’ésotérisme Shingon :
Vairocana au centre, Akçobhya à l’est, Ratnasambhava au sud, Amitâbha à l’ouest et Amoghâsiddhi au nord. 104
C’est l’expression gokumyô 極妙 que nous avons traduite par « la merveille des merveilles », étant donné
le caractère goku 極 qui fonctionne comme la marque du superlatif. Sur la fréquence du caractère myô 妙 la
« merveille, merveilleux », voir Introduction. 105
Nous avons traduit le caractère kyô 教 par la « doctrine », et le caractère hô 法 par l’« enseignement ». 106
Rappelons, entre autres, le cas de Tôba Soshoku (Su Shi / Su Dongpo) et celui de Rei.un Shikin (Lingyun
Zhiqin) relatés dans « La voix des vallées, les formes-couleurs des montagnes » [Keisei sanshoku 渓声山色]
in Shôbôgenzô, tome 1, p. 49-73. 107
Rappelons, entre autres, le cas de l’être d’Éveil Zenzaidôji relaté dans le Sûtra de l’Ornementation fleurie. 108
Sur le thème du symbolisme du livre, voir, entre autres, « Les sûtras bouddhiques » [Bukkyô 仏経] in
Shôbôgenzô, tome 4, p. 147-171.
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également dans une seule poussière qu’est contenue la grande roue de la Loi en rotation109
. S’il
en est ainsi, « le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé en tant que tel110
! », cette formule est encore
la lune qui se reflète au milieu de l’eau. « Aussitôt assis, on réalise l’état d’Éveillé 111
», cet
enseignement est encore, lui aussi, une image dans le miroir. Ne vous laissez pas prendre à
l’artifice des mots. Maintenant, si je vous recommande la pratique de la Voie attestant l’Éveil
sans intermédiaire112
, c’est pour vous indiquer la merveilleuse Voie113
transmise sans mélange
par les éveillés et les patriarches, grâce à laquelle vous deviendrez la vraie personne de la Voie.
Par ailleurs, pour recevoir et transmettre la Loi de l’Éveillé, prenez toujours pour maître
d’enseignement une personne ayant obtenu le sceau de l’Éveil attesté. Nul besoin de prendre
pour maître guide un savant qui ne fait que compter les mots et les caractères. Ce serait comme si
un aveugle conduisait une foule d’aveugles. Maintenant, dans cette école des éveillés et des
patriarches transmise avec justesse, on vénère le maître de sagesse114
qui, ayant obtenu la Voie et
le sceau de l’Éveil attesté, garde et maintient115
la Loi de l’Éveillé. Ainsi les êtres appartenant à
la voie des dieux116
de ce monde et du monde des ténèbres viennent-ils eux aussi trouver refuge
auprès de lui ; de même, les rakan117
ayant attesté les quatre fruits* viennent lui demander la Loi.
Alors, (le maître de sagesse) ne refuse jamais d’accorder à chacun d’eux le moyen d’ouvrir et
d’éclairer la terre du cœur118
. Voilà ce dont on n’a jamais entendu parler dans les autres écoles.
Que les disciples de l’Éveillé apprennent la Loi de l’Éveillé.
Par ailleurs, sachez-le, dès l’origine, l’Éveil suprême sans au-delà ne nous a jamais manqué.
Bien que nous mettions en œuvre119
celui-ci depuis toujours, comme nous n’arrivons pas à le
recevoir à juste titre, nous avons tendance à cultiver à la légère le savoir et la vision selon
lesquels nous le tenons pour une chose120
et passons vainement à côté de la grande Voie. C’est à
cause de ce savoir et de cette vision qu’apparaissent des fleurs de Vacuité* de toutes sortes. Ou
bien, nous prenons celles-ci pour le domaine où s’entrelacent les douze relations
109
Phrase qui va de pair avec la précédente en ce sens que « la grande roue de la Loi en rotation »
[tendaihôrin 転大法輪] n’est autre que « l’immense écriture [kôdai no monji 広大の文字] dont regorgent les
dix mille existants de l’univers [banshô 万象] ». 110
[Sokushinsokubutsu 即心即仏]. 111
[Sokuza jôbutsu 即坐成仏]. 112
« Pratique de la Voie attestant l’Éveil sans intermédiaire » [jikishô bodai no shugyô 直証菩提の修行],
dans cette expression est sous-jacente la doctrine éminemment dogénienne : « l’unité telle quelle de la pratique
et de l’Éveil attesté / la pratique et l’Éveil attesté qui ne font qu’un » [shushô ittô 修証一等]. 113
[Myôdô 妙道]. 114
[Tesshô哲匠]. 115
Le verbe jûji 住持, que nous avons traduit par « garder et maintenir », désigne l’« abbé » lorsqu’il est
employé en tant que substantif. 116
Voir Glossaire : « Six voies d’existence » [rokudô 六度]. 117
Abréviation du terme sino-japonais arakan 阿羅漢. Celui-ci est la traduction du terme sanscrit « arhat » –
voir Glossaire. 118
Le terme shinji 心地, que nous avons traduit littéralement par la « terre du cœur », désigne le cœur de
l’homme dans sa pureté originelle. Celui-ci est comparé à la « terre » puisque, depuis ce cœur, tous les
phénomènes psychiques apparaissent comme les dix mille phénomènes de ce monde. 119
Rappelons que le verbe juyô 受用, que nous avons traduit par « mettre en œuvre », figure dans le terme
clé jijuyûzanmai 自受用三昧 – voir note 6. 120
« Tenir (l’Éveil suprême) pour une chose » [mono to omofu 物とおもふ] veut dire « considérer l’Éveil
comme un objet à prendre », alors que l’Éveil est en soi insaisissable comme une source. Dès qu’on croit avoir
saisi la source, la source n’est plus la source.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 15
circonstancielles* ou les vingt-cinq catégories d’existence121
, ou bien pour les opinions des trois
ou cinq véhicules*122
, ou celles sur les périodes où il y a l’Éveillé ou il n’y a pas l’Éveillé, et
ainsi de suite sans fin. Ne croyez pas qu’en apprenant ce savoir et cette vision, vous pratiquiez la
vraie Voie de la Loi de l’Éveillé. Cependant, maintenant que vous abandonnez les dix mille
affaires du monde justement grâce au sceau de l’Éveillé et que vous vous consacrez à la pratique
de la méditation assise, vous franchissez la frontière de l’Éveil et de l’égarement ainsi que la
mesure établie selon les sentiments et les émotions123
si bien que, nonobstant les chemins du saint
et du profane, vous vous promenez dans la sphère affranchie de toutes les normes, mettant en
opération le grand Éveil. Comment ceux qui sont pris dans les rets et les filets des mots et des
caractères pourraient-ils rivaliser avec vous épaule contre épaule ?
[V] Question : Parmi les trois études*, il y a l’étude de la concentration124
. Parmi les six
accomplissements de vertus*, il y a l’accomplissement de la méditation125
. Celui-ci et celle-là
font tous deux l’objet des études et de la pratique des êtres d’Éveil depuis leur premier
déploiement du cœur de l’Éveil, quelle que soit leur intelligence. La méditation assise dont il est
ici question, elle aussi, doit être une parmi d’autres. Pour quelle raison alors dites-vous que c’est
au-dedans de celle-ci qu’est recueillie la vraie Loi de l’Ainsi-Venu ?
Réponse : Votre question provient du fait que l’on a donné le nom d’« école zen » à la vraie
Loi, Trésor de l’Œil, qui est la grande affaire de la vie de l’Ainsi-Venu, la grande Loi sans au-
delà126
. Sachez-le, cette appellation d’« école zen » fut inventée à l’Est, à partir de la Chine ; en
Inde, on ne l’entendait jamais. Au commencement, quand, dans le temple Shôrin (Shaolin) du
mont Sûzan (Songshan), le grand maître Bodhidharma resta assis face au mur neuf années
durant, aussi bien les religieux que les profanes ignoraient encore la vraie Loi de l’Éveillé, si
bien qu’ils nommèrent (Bodhidharma) le brahmane fondant son enseignement essentiel sur la
méditation assise. Par la suite, tous les patriarches, de génération en génération, s’adonnèrent
toujours à la méditation assise. En voyant cela, les profanes non éclairés, qui ne connaissaient
pas la réalité127
, le nommèrent, de façon confuse, « l’école de la méditation assise ». Dans le
monde actuel, en omettant le mot « assis » – de la méditation assise –, on l’appelle tout
simplement « l’école zen »128
. Le sens de ce mot est clairement exposé dans les sermons de la
121
« Les vingt-cinq catégories d’existence » [nijûgo u二十五有] désignent le cycle des naissances et des
morts comprenant quatorze catégories d’existence dans le monde du désir [yokukai 欲界], sept catégories
d’existence dans le monde des formes-couleurs [shikikai 色界] et quatre catégories d’existence dans le monde
de l’absence des formes-couleurs [mushikikai 無色界]. Cf. Glossaire : « Triple monde » [sangai 三界]. 122
Sur les « trois véhicules » [sanjô 三乗], skr. tri-yâna), voir Glossaire. Les « cinq véhicules » [gojô 五乗]
skr. panca-yâna) comportent ceux-ci avec en plus le « véhicule des humains » [ninjô 人乗] et le « véhicule des
divinités » [tenjô 天乗], skr. deva-yâna). 123 C’est le mot jôryô 情量 que nous avons traduit par « la mesure établie selon les sentiments et les
émotions». 124
[Jôgaku 定学]. 125
[Zendo 禅度]. 126
Sur la critique de l’appellation « école zen », voir, entre autres, le texte « La Voie de l’Éveillé » [Butsudô
仏道] in Shôbôgenzô, tome 4, p. 115. 127
C’est le caractère jitsu 実 que nous avons traduit par la « réalité ». 128
L’abréviation du terme qui s’opère en langue sino-japonaise est la suivante : zazenshû 坐禅宗 : « l’école
de la méditation assise », za 坐 : « assise », zenshû 禅宗 : « école zen ».
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 16
multitude des patriarches. Celui-ci n’est pas à confondre avec la méditation ou la concentration
qui figurent dans les six accomplissements de vertus ou dans les trois études.
Que cette Loi de l’Éveillé porte le sens légitime129
transmis de génération en génération ne fait
pas l’ombre d’un doute. Jadis, lors de l’assemblée sur la Montagne sainte, l’Ainsi-Venu conféra
au vénérable Kâçyapa, à lui seul, la grande Loi sans supérieure, la vraie Loi, Trésor de l’Œil, le
cœur sublime du Nirvâna. Parmi la foule des divinités habitant à présent les mondes supérieurs,
il y en a qui ont vu cette cérémonie-là de leurs propres yeux. N’en doutez pas. En un mot, la
vraie Loi est une chose que cette foule des divinités protège et maintient pour toujours. Leur
exploit est toujours d’actualité. Justement, sachez-le, celle-ci est la totalité de la Voie, Voie de la
Loi de l’Éveillé. Rien ne saurait lui être comparable.
[VI] Question : Pour quelle raison, dans la maison de l’Éveillé, seule la posture assise parmi les
quatre manières d’être130
est-elle agréée lorsqu’on recommande la concentration de soi pour
entrer dans l’état de l’Éveil attesté ?
Réponse : Inconnaissable est la Voie que, depuis le lointain passé, la multitude des éveillés a
pratiquée, les uns après les autres, pour entrer dans l’état de l’Éveil attesté. Si vous vous
interrogez sur le pourquoi, sachez-le tout simplement, c’est celle-ci qui a été utilisée dans la
maison de l’Éveillé ; ne cherchez pas ailleurs. Voici seulement ce que dit le patriarche dans sa
louange : « La méditation assise est la porte de la Loi qui s’ouvre vers la félicité 131
. »
Comprenez-vous ? C’est parce que, parmi les quatre manières d’être, c’est la posture assise qui
vous mène à la félicité. À plus forte raison, il ne s’agit pas seulement de la Voie pratiquée par un
ou deux éveillés mais, chez la multitude des éveillés et chez la multitude des patriarches, il y a
toujours cette Voie.
[VII] Question : En ce qui concerne cette pratique de la méditation assise, ceux qui n’ont pas
encore rencontré ni attesté132
la Loi de l’Éveillé doivent obtenir l’attestation133
de celle-ci grâce à
cette pratique de la Voie. Mais ceux qui ont déjà clarifié la vraie Loi de l’Éveillé, qu’ont-ils à
attendre de la méditation assise ?
Réponse : Bien qu’on ne raconte pas ses rêves aux idiots, ni ne confie la perche d’un bateau à
un bûcheron, il me faut encore vous instruire. Considérer que la pratique et l’Éveil attesté sont
deux choses distinctes, voilà une opinion des gens hors de la Voie. Selon la Loi de l’Éveillé, la
pratique et l’Éveil attesté ne font qu’un134
. Puisque, en ce moment même, la pratique s’effectue
au sein même de l’Éveil attesté, la pratique du débutant135
recouvre la totalité de l’Éveil originel
129 Le mot chakui 嫡意, que nous avons traduit par le « sens légitime », est composés de deux caractères :
chaku 嫡 veut dire, en tant que substantif, l’« héritier » et, en tant qu’épithète, « légitime, authentique », etc. Le
second caractère i 意 désigne « la signification, le sens, l’intention », etc. 130
Les « quatre manières d’être » [shigi 四儀] désignent la « marche » [gyô 行], la « posture debout » [jû 住],
la « posture assise » [za 坐] et la « posture couchée » [ga 臥]. 131
Dôgen cite la même phrase dans « La manière de la méditation assise » [Zazengi 坐禅儀]. 132
Dans le texte original, figure ici à nouveau le terme shôe 証会: « attester [shô 証] et rencontrer [e 会] ».
Ce dernier signifie également « comprendre ». 133
C’est le caractère shô 証que nous avons traduit ici par l’« attestation ». 134
[Shushô ittô 修証一等]. 135
Le mot shoshin 初心, que nous avons traduit par le « débutant », signifie littéralement le « cœur [shin 心]
du commencement [sho 初] ».
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 17
attesté. C’est pourquoi, quand on l’initie à la disposition du cœur136
à la pratique, on lui enseigne
à ne pas attendre l’Éveil attesté en dehors de la pratique. Car l’Éveil originel doit s’attester soi-
même sans intermédiaire137
. Puisque la pratique n’est autre que l’Éveil attesté, l’Éveil attesté est
sans limite ; puisque l’Éveil attesté n’est autre que la pratique, la pratique est sans
commencement. C’est ainsi que l’Ainsi-Venu Shâkyamuni et le vénérable Kâçyapa tous deux se
laissent mettre en œuvre par la pratique au sein même de l’Éveil attesté et que le grand maître
Bodhidharma et le haut patriarche Daikan (Enô) se laissent également ramener et transformer
dans la pratique au sein même de l’Éveil attesté. Il en va toujours ainsi pour tous ceux qui,
prenant la suite de ces derniers, gardent et maintiennent138
la Loi de l’Éveillé.
Déjà, il y a la pratique qui ne quitte pas l’Éveil attesté. Si, par bonheur, nous transmettons sans
mélange une part de la merveilleuse pratique139
, c’est parce que, dès le commencement140
de
notre pratique de la Voie, nous avons obtenu une part de l’Éveil originel attesté sur la terre non
confectionnée141
. Sachez-le, c’est afin de ne pas souiller l’Éveil attesté, Éveil indissociable de la
pratique, que les éveillés et les patriarches vous enseignent sans cesse à ne pas relâcher la
pratique. Si vous lâchez la merveilleuse pratique, voilà que l’Éveil originel attesté vous remplit
les mains ; si vous vous dégagez de l’Éveil originel attesté, voilà que la merveilleuse pratique
pénètre vos corps tout entiers142
!
Par ailleurs, d’après ce que j’ai vu de mes propres yeux en Chine sous la grande dynastie des
Song, les monastères zen de toutes les régions comportent une salle de méditation assise pour y
accueillir cinq ou six cents, voire mille ou deux mille moines, et on exhorte ces derniers, nuit et
jour, à la méditation assise. Quand j’ai demandé le sens essentiel de la Loi de l’Éveillé aux
dirigeants de ces monastères, maîtres d’enseignement à qui est transmis le sceau du cœur de
l’Éveillé, ils m’ont répondu que la pratique et l’Éveil attesté ne sont pas deux choses distinctes.
C’est pourquoi j’exhorte non seulement mes disciples étudiants, mais aussi les moines éminents
à la recherche de la Loi ainsi que ceux qui désirent trouver le fruit réel143
au sein de la Loi de
l’Éveillé, cela sans faire la distinction entre les débutants et les anciens, ni discuter des saints et
des profanes, à pratiquer la Voie avec la méditation assise, en s’appuyant sur l’enseignement des
éveillés et des patriarches et en suivant la Voie tracée par les maîtres d’enseignement.
136
Le terme yôjin 用心, que nous avons traduit par la « disposition du cœur », veut dire littéralement la
« mise en œuvre [yô 用] du cœur [jin/shin 心] ». Il peut être également traduit par « les règles à suivre, la
disponibilité du cœur », etc. En japonais moderne, le même mot désigne « la vigilance, la prudence, la
précaution ». 137
Notons la formule originale en japonais que nous avons traduite par l’« Éveil originel qui s’atteste soi-
même sans intermédiaire » : [jikishi no honshô 直指の本証]. 138
[Jûji 住持]. 139
[Myôshû 妙修], cette « merveilleuse pratique », qui se répète trois fois dans cet alinéa, peut être
l’abréviation du terme doctrinal honshô myôshû 本証妙修 « l’Éveil originel attesté qui se pratique
merveilleusement ». 140
C’est le mot shoshin 初心 que nous avons traduit ici tout simplement par le « commencement » – voir
note 135. 141
[Mui no chi 無為の地]. 142
Énoncé qui fait écho au début du texte : « Lâchez-la, elle vous remplit les mains (…). Parlez-en, elle vous
remplit la bouche (…) » 143
Lemot shinjitsu 真実, que nous avons traduit littéralement par le « fruit [jitsu 実] réel [shin 真] », peut
être traduit simplement par la « vérité ».
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 18
N’avez-vous jamais entendu cette parole du patriarche : « La pratique et l’Éveil attesté ne sont
pas l’il-n’y-a-pas ; ils ne sont pas à souiller144
» ? De même, il est écrit : « Qui voit la Voie
pratique la Voie.145
» Sachez-le, c’est au sein même de la Voie obtenue qu’il faut pratiquer la
Voie.
[VIII] Question : Pourquoi, au cours des générations passées, les maîtres qui ont transmis la
Loi et diffusé les doctrines bouddhiques dans notre pays à la suite de leur séjour en Chine sous la
dynastie des Tang ont-ils seulement transmis les doctrines, tout en laissant de côté cet
enseignement essentiel ?
Réponse : Si les maîtres du passé n’ont pas transmis cette Loi, c’est parce que le moment
favorable146
n’était pas encore venu.
[IX] Question : Ces maîtres du passé avaient-ils compris cette Loi ?
Réponse : S’ils l’avaient comprise, ils l’auraient transmise.
[X] Question : Certains disent : « Ne vous lamentez pas sur le cycle des naissances et des
morts*. Il y a un chemin pour en sortir bien vite. C’est de savoir que la nature du cœur est
permanente147
. Voici ce que cela veut dire : bien que ce corps, ayant apparu, soit toujours voué à
disparaître, cette nature du cœur ne disparaîtra jamais. Si nous savons que, dans nos corps, il y a
cette nature du cœur au-delà de l’apparaître et du disparaître, nous considérons celle-ci comme
notre nature originelle. Tandis que le corps, qui n’est qu’une figure provisoire, meurt ici et renaît
là de façon aléatoire, le cœur, lui, est permanent ; il ne doit subir aucune altération dans le passé,
le présent et le futur. C’est une telle connaissance qui est appelée l’affranchissement du cycle des
naissances et des morts. Chez ceux qui connaissent cette doctrine, le cycle des naissances et des
morts continué jusqu’à présent s’interrompt à jamais et, quand ce corps arrive à sa fin, ils entrent
dans l’océan de la nature148
. Quand ils versent dans l’océan de la nature, à l’instar de la multitude
des éveillés et des Ainsi-Venus, ils sont justement dotés de la merveilleuse vertu149
. Pour
l’instant, même s’ils connaissent (cette doctrine), étant donné leurs corps, qui sont la rétribution
directe des actes illusoires150
de leurs vies antérieures, ils ne sont pas comparables à la multitude
des saints. Quant à ceux qui ignorent toujours cette doctrine, ils doivent errer à jamais dans le
cycle des naissances et des morts. S’il en est ainsi, tâchez tout simplement de comprendre avec
hâte que la nature du cœur est permanente. Qu’aurait-on alors à attendre, en restant assis toute la
144
Il s’agit d’une parole de Nangaku Ejô (Nanyue Huairang) adressée au sixième patriarche Daikan Enô
(Dajian Huineng). Voici la phrase originale que l’auteur transcrit du chinois en japonais : [Shushô wa
sunawachi nakiniarazu 修証はすなはちなきにあらず、zenna surukoto wa eji 染汚することはえじ。] Cf.
Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku, livre 5, chapitre « Nangaku ». 145
Premier vers d’une stance du maître zen Shikû Honjô (ibid., livre 5, chapitre « Honjô »). 146
[Jisetsu 時節]. 147
La critique de cette opinion erronée des personnes hors de la Voie – il s’agit du Senika – selon laquelle la
nature du cœur [shinshô 心性] est permanente [jôjû常住] figure également dans « Le cœur en tant que tel,
voilà l’Éveillé ! » [Sokishin zebutsu] in Shôbôgenzô, tome 5, p. 23-37. 148
[Shôkai 性海]. 149
[Myôtoku 妙徳]. 150
Le terme môgô 妄業, que nous avons traduit par les « actes illusoires », désigne la cause de la
transmigration.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 19
vie en silence sans rien faire ? » Une doctrine de ce genre est-elle vraiment conforme ou non à la
Voie de la multitude des éveillés et de la multitude des patriarches ?
Réponse : L’opinion que vous venez d’exposer n’a absolument rien à voir avec la Loi de
l’Éveillé. Cela n’est autre que l’opinion des Senika151
, personnes hors de la Voie.
Selon l’opinion de ces personnes hors de la Voie, il y a une connaissance spirituelle152
à
l’intérieur de nos corps. Quand cette connaissance rencontre ses objets153
, elle discerne ce qui est
à aimer et ce qui est à haïr154
, ce qui est à approuver et ce qui est à rejeter155
. C’est grâce à la
force de cette connaissance spirituelle que l’on éprouve la douleur et la démangeaison, la peine
et le plaisir. Cependant, au moment où disparaît ce corps, cette nature spirituelle s’en dégage
pour renaître ailleurs. Bien qu’elle paraisse avoir disparu ici, elle reste vivante ailleurs, si bien
que l’on dit qu’elle est impérissable et permanente. Telle est l’opinion de ces personnes hors de
la Voie.
Cependant, apprendre cette opinion et vouloir la faire passer pour la Loi de l’Éveillé est encore
plus stupide que de serrer dans la main des morceaux de tuile et des cailloux en les prenant pour
de l’or et des joyaux. C’est un égarement sans pareil, absurde et honteux, contre lequel le maître
de la nation (Nanyô) Echû sous la grande dynastie des Tang mettait en garde (ses disciples) avec
gravité. Maintenant, en spéculant sur cette opinion tordue156
selon laquelle le cœur est permanent
tandis que l’aspect disparaît, on fait passer celle-ci pour la merveilleuse Loi157
de la multitude des
éveillés et s’imagine s’être affranchis du cycle des naissances et des morts tout en produisant la
cause originelle de ce dernier. N’est-ce pas là une stupidité ? C’est le comble du lamentable !
Sachez-le, cela n’est rien d’autre que l’opinion tordue des personnes hors de la Voie ; ne lui
prêtez jamais l’oreille.
Comme je ne puis me taire, je vais tâcher, avec compassion, de vous sauver de cette opinion
tordue. Sachez-le, dans la Loi de l’Éveillé, il est dit que le corps et le cœur ne font qu’un158
dès
l’origine et que la nature et l’aspect ne sont pas deux choses distinctes159
. C’est ce qui est admis
aussi bien sous le ciel de l’Ouest que sur la terre de l’Est ; il ne faut pas le remettre en question.
À plus forte raison, selon l’école proclamant la permanence160
, les dix mille existants sont tous
permanents sans distinction de corps et de cœur. Selon l’école proclamant l’Extinction
apaisée161
, la multitude des existants s’est toute éteinte, apaisée, sans distinction de nature et
d’aspect. Pourquoi alors affirmez-vous que le corps disparaît, tandis que le cœur est permanent ?
151
[Sen.ni 先尼], transcription phonétique en langue sino-japonaise du mot sanscrit Senika. Cf. Agama,
Instructions diverses [Zô agon kyô 増阿含経] (T. 2, n° 99), livre 5, chapitre 3 : « Le Senika qui se fit moine ». 152
[Reichi 霊知]. 153
C’est le caractère en 縁 que nous avons traduit ici par les « objets ». 154
[Kô.o 好悪]. 155
[Zehi 是非]. 156
[Jaken 邪見]. 157
[Myôhô 妙法]. 158
[Shinjin ichinyo 身心一如]. 159
[Shôsô funi 性相不二]. Cf. Glossaire : « Non-dualisme » [funi 不二]. 160
Il s’agirait de la doctrine de l’école de L’il-y-a [Ubu, skr. Sarvâstivâdin 有部] qui proclame « Les mondes
du passé, du présent et du futur sont l’il-y-a réel ; la substance de la Loi est l’il-y-a permanent » [Sanze
jitsu.u ; hôtai kô.u 三世実有法体恒有]. Cf. Glossaire : « Vacuité » [kû, skr. çûnya 空]. 161
[Jakumetsu 寂滅]. Il s’agirait de la doctrine appartenant à la tradition prajnâpâramitâ fondée sur la
contemplation de la Vacuité.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 20
N’allez-vous pas ainsi contre le principe correct162
? Ce n’est pas tout. Éveillez-vous et
comprenez le fait que le cycle des naissances et des morts n’est autre que le Nirvâna ; nul n’a
jamais parlé du Nirvâna en dehors des naissances et des morts163
. À plus forte raison, même
quand vous amalgamez la compréhension selon laquelle le cœur, séparé du corps, est permanent
avec la sagesse de l’Éveillé au-delà des naissances et des morts, ce cœur en question qui
comprend, connaît et perçoit cela est lui-même sujet à l’apparaître et au disparaître ; il est loin
d’être permanent. Tout cela n’est-il donc pas futile ?
Goûtez et méditez ceci : l’unité du corps et du cœur est l’enseignement que la Loi de l’Éveillé
délivre constamment. Pourquoi, alors, au moment où ce corps apparaît et disparaît, le cœur seul
pourrait-il s’en séparer et échapper à l’apparaître et au disparaître ? S’il y avait des moments où
(le corps et le cœur) tantôt ne font qu’un et, tantôt, ne le font pas, la prédication de l’Éveillé
deviendrait d’elle-même vide et illusoire. Par ailleurs, considérer les naissances et les morts
comme des existants à supprimer devient une faute faisant rejeter la Loi de l’Éveillé. Ne
faudrait-il pas s’en abstenir ?
Sachez-le, s’agissant de la porte de la Loi dans laquelle la nature du cœur dévoile son grand
aspect total164
selon la Loi de l’Éveillé, elle comprend dans son intérieur l’immense plan de la
Loi* qui est Un, si bien qu’elle ne distingue pas la Loi de son aspect, ni ne sépare les naissances
et les morts. Il n’y a rien qui ne relève de la nature du cœur jusqu’à l’Éveil ainsi qu’au Nirvâna.
La multitude des existants, tout et chacun, ainsi que les dix mille phénomènes chatoyants comme
la forêt drue165
ne sont autres qu’un seul cœur166
; il n’y a rien qui n’y soit contenu ni intégré.
Cette multitude des portes de la Loi forme un seul cœur parfaitement égal à toutes167
. C’est en
affirmant qu’il n’y a pas d’opinion différente ni divergence là-dessus que l’on se fait reconnaître
comme celui qui connaît la nature du cœur telle qu’elle est conçue dans la maison de l’Éveillé.
Dès lors, comment pourrait-on distinguer, dans cette Loi qui est Une, le corps et le cœur, ou
séparer le cycle des naissances et des morts d’avec le Nirvâna ? Vous êtes déjà enfants de
l’Éveillé, ne prêtez jamais l’oreille à la voix qui sort de la langue des fous rapportant l’opinion
des personnes hors de la Voie.
[XI] Question : Ceux qui se consacrent à la méditation assise doivent-ils toujours strictement
observer les préceptes168
et la discipline169
?
162
[Shôri 正理]. 163
Dôgen développe ce thème, entre autres, dans le texte « Naissances et morts » [Shôji 生死] in
Shôbôgenzô, tome 3, p. 347-353. 164
Le terme daisôsô 大総相, que nous avons littéralement traduit par le « grand [dai 大] aspect [sô 相] total
[sô 総] », est un synonyme du terme shinnyo 真如: la « Réalité telle quelle ». Le « grand aspect total »
s’oppose à l’« aspect particulier » [betsusô 別相]. L’ensemble du présent énoncé semble s’appuyer sur le
verset du Traité de la production de la foi dans le grand véhicule [Daijô kishin ron 大乗起信論] (T. 32,
nos
1666, 1667) : « Le cœur et la Réalité telle quelle ne sont autres que la substance de la porte de la Loi dans
laquelle le plan de la Loi, qui est Un, manifeste son grand aspect total » [心真如者即是一法界大総相法門体]. 165
[Banshô shinra 万象森羅]. 166
[Isshin 一心]. 167
[Byôdô isshin 平等一心]. 168
[Kai 戒], skr. sîla). Au sujet des « préceptes », Dôgen expose une longue méditation dans le texte intitulé
« Ne pas faire de mauvaises actions » [Shoaku makusa 諸悪莫作] in Shôbôgenzô, tome 1, p. 125-142. 169
[Ritsu 律], skr. vinaya). Si les « préceptes » [kai 戒] déterminent la norme morale au niveau personnel et
individuel, la « discipline » [律], elle, se situe au niveau collectif ou social et désigne, entre autres, les règles
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 21
Réponse : L’observation des préceptes170
et la pratique de l’abstinence171
ne sont autres que le
cadre de la porte du zen et le vent qui souffle de la maison des éveillés et des patriarches. Quant
à ceux qui n’ont pas encore reçu de préceptes ou à ceux qui les ont transgressés, ils ne sont pas
pour autant exclus d’y avoir part.
[XII] Question : Ceux qui s’appliquent à la méditation assise peuvent-ils pratiquer
parallèlement la formule détentrice172
ou l’arrêt et la contemplation173
?
Réponse : Durant mon séjour en Chine sous la dynastie des Tang, il m’est arrivé d’interroger
des maîtres d’enseignement sur leurs arcanes174
. Ils m’ont répondu n’avoir entendu dire que,
sous le ciel de l’Ouest et sur la terre de l’Est à travers tous les âges, parmi la multitude des
patriarches ayant transmis avec justesse le sceau de l’Éveillé, aucun s’appliquât parallèlement à
de telles pratiques. En vérité, si l’on ne se tient pas à une seule affaire, on ne saurait atteindre la
sagesse.
[XIII] Question : Les laïcs, hommes et femmes, peuvent-ils également s’appliquer à cette
pratique, ou est-elle réservée seulement à ceux qui ont quitté la demeure pour se faire moines ?
Réponse : Selon le dit des patriarches, la compréhension de la Loi de l’Éveillé n’a rien à voir
avec la distinction entre hommes et femmes ni avec les classes sociales.
[XIV] Question : Les moines se libèrent rapidement de la multitude des liens du monde, et rien
ne les entrave dans leur pratique de la Voie avec la méditation assise. Mais comment les
multiples tâches de la vie laïque permettraient-elles de se consacrer à la pratique et de s’accorder
à la Voie de l’Éveillé inconditionnée175
?
Réponse : En un mot, c’est parce qu’ils sont pris d’une pitié sans borne que les patriarches ont
ouvert l’immense porte de la compassion. C’est afin de permettre à tous les êtres d’entrer dans
l’Éveil attesté. Qui donc, parmi les humains et les divinités, se verrait ne pas y avoir accès ?
C’est pourquoi, d’hier à aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont attesté l’Éveil. Lorsque les
empereurs Daisô (Daizong)176
et Junsô (Shunzong)177
régnaient, malgré les dix mille occupations
monastiques. Étant donné l’inséparabilité des préceptes et de la discipline qui fonctionnent parallèlement dans
la pratique, ces deux mots ont fusionné au cours du développement du bouddhisme chinois, composant
ensemble le terme kairitsu 戒律. 170
[Jikai 持戒]. 171
Le terme bongyô 梵行, que nous avons traduit par la « pratique de l’abstinence », désigne littéralement la
« pratique [gyô 行] brahmanique [bon 梵] », skr. brahma-cariya, skr. brahma-carya). 172
[Shingon 真言], skr. mantra). 173
[Shikan 止観]. Il s’agit de la doctrine fondamentale de l’école Tendai. L’« arrêt » [shi 止] (<p> shamatha)
recouvre le domaine de la concentration, et la « contemplation » [kan 観] (<p> vipassanâ) celui de la sagesse. 174
C’est le terme shinketsu 真訣 que nous avons traduit par les « arcanes » – voir note 28. 175
[Mu.i 無為]. Ce terme mu.i, que nous avons traduit par l’épithète « inconditionné(e) », peut être
également traduit par « non-faire ». Non-faire ne signifie nullement ne rien faire, mais que chaque acte de la
Voie n’est soumis à aucune finalité extérieure en tant qu’acte tel quel, parfaitement libre et autonome. 176
Daisô (Daizong), le huitième empereur de la dynastie des Tang ; il régna de 762 à 780. Converti au
bouddhisme, il devint disciple de Nanyô Echû. 177
Junsô (Shunzong), le dixième empereur de la dynastie des Tang ; son règne ne dura qu’un an (de 805 à
806). Il étudia l’enseignement de l’Éveillé auprès de Bukkô Nyoman.
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qui les assaillaient, ils pratiquaient la Voie avec la méditation assise et pénétrèrent la grande
Voie des éveillés et des patriarches. Quant aux premiers ministres Ri (Li)178
et Bô (Fang)179
,
quoique promus au poste de conseillers impériaux comme piliers de l’État, ils pratiquaient la
Voie avec la méditation assise et entrèrent dans l’Éveil attesté appartenant à la grande Voie des
éveillés et des patriarches. Tout cela doit dépendre seulement du vœu, vœu qu’on garde ou non,
nullement du statut laïc ou religieux. Par ailleurs, ceux qui savent distinguer la valeur des choses
en profondeur peuvent avoir spontanément la foi. À plus forte raison, quant à ceux qui pensent
que les tâches du monde entravent la Loi de l’Éveillé, ils savent seulement que la Loi de
l’Éveillé n’existe pas dans le monde, tout en ignorant que les lois du monde n’existent pas au
sein de l’Éveillé180
.
À l’époque contemporaine en Chine sous la grande dynastie des Song, il y eut un haut
fonctionnaire qui s’appelait Hyô (Feng)181
. C’était un grand ministre de l’État qui excellait dans
la Voie des patriarches. Plus tard, il composa un poème et dit de lui-même : « Pour le loisir hors
de mes fonctions officielles, j’aimais la méditation assise. / Rare que je dormisse, allongé dans
mon lit. / Malgré l’aspect de ministre sous lequel je me présentais, / Ma renommée d’ancien de
la Voie se fait entendre sur les quatre océans182
. » Ainsi, malgré le peu de loisir que lui laissaient
ses fonctions publiques, celui-ci obtint-il la Voie grâce à son vœu profond à l’égard de la Voie de
l’Éveillé. En regardant les autres, réfléchissez sur vous-mêmes ; en regardant le passé,
réfléchissez sur le temps présent.
Aujourd’hui, dans la grande dynastie des Song, l’empereur et ses ministres ainsi que les nobles
et les gens du commun, les hommes et les femmes, tous gardent présente la Voie des patriarches
dans leurs cœurs. Les gens d’épée, de même que les gens de lettres, tous aspirent à la pratique de
la méditation assise et à l’étude de la Voie. Toujours nombreux sont ceux qui, grâce à leur vœu,
ouvrent et clarifient la terre du cœur183
. Ainsi peut-on savoir naturellement que les tâches du
monde n’entravent point la Loi de l’Éveillé.
Lorsque la Loi de l’Éveillé en tant que fruit184
réel se répand largement dans l’État, la multitude
des éveillés et la multitude des divinités protègent celle-ci de tous côtés, de tout temps, si bien
que le souverain règne en paix, en édifiant le monde. Lorsque le monde ainsi édifié demeure en
paix, la Loi de l’Éveillé obtient sa force.
Par ailleurs, du vivant de Shâkyamuni, des criminels et des gens à l’opinion tordue obtinrent la
Voie. Dans l’assemblée des patriarches, même des chasseurs et des bûcherons réalisèrent l’Éveil.
À plus forte raison les autres personnes. Suivez donc tout simplement la Voie qu’enseigne un
vrai maître.
178
Il aurait été disciple de Yakusan Igen. 179
Il aurait été disciple de Sekitô Kisen. 180
Au sein de l’Éveillé n’existent plus les lois du monde selon lesquelles on considère que les tâches du
monde entravent la Loi de l’Éveillé. 181
Hyô Shôkô (mort en 1153), alias Fudô (Buding) Koji (le laïc). Il réalisa l’Éveil auprès de Butsugen Seien,
puis il obtint le sceau auprès de Daie Sôkô. 182
Recueil de la lampe universelle de l’ère Katai, livre 23. 183
[Shinji 心地]. 184
[Shinjitsu no buppô 真実の仏法].
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 23
[XV] Question : Cette pratique permet-elle d’obtenir l’Éveil attesté malgré ce monde mauvais,
monde dans la période de la dégénérescence de la Loi185
?
Réponse : Bien que les écoles scolastiques186
fassent grand cas des noms et des aspects187
,
l’enseignement principiel188
du Grand Véhicule ne distingue pas la vraie Loi, le reflet de la Loi et
la dégénérescence de la Loi. Il affirme que ceux qui font la pratique obtiennent tous la Voie. À
plus forte raison, selon cette vraie Loi transmise sans mélange, qu’il s’agisse d’entrer dans la Loi
ou de se libérer de nos corps, c’est toujours les biens et les joyaux qui sont en nous que nous
mettons en œuvre. Quant à savoir s’il y a ou non obtention de l’Éveil attesté, les pratiquants s’en
rendent compte par eux-mêmes, comme ceux qui utilisent de l’eau éprouvent par eux-mêmes si
celle-ci est froide ou chaude.
[XVI] Question : Certains disent : « En matière de Loi de l’Éveillé, du moment qu’on a
compris à fond l’enseignement : “Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé 189
! ”, on ne manque
plus de rien, même si l’on ne récite pas les sûtras avec la bouche, ni ne pratique la Voie de
l’Éveillé avec le corps. Savoir tout simplement que la Loi de l’Éveillé est dans le Soi* dès
l’origine constitue l’intégrité parfaite190
de la Voie à obtenir. Il n’y a rien d’autre à rechercher
chez autrui. À plus forte raison, à quoi bon se préoccuper de la pratique de la Voie avec la
méditation assise ? »
Réponse : Ce propos est le comble de l’absurde. S’il en allait comme vous le dites, les
personnes sensées arriveraient-elles à le comprendre quand quelqu’un leur donne cet
enseignement ? Sachez-le, la Loi de l’Éveillé est à étudier justement en abandonnant la
distinction entre moi et l’autre. Si l’obtention de la Voie ne consistait qu’à connaître le Soi en
tant qu’Éveillé191
, jadis, l’Éveillé-Shâkyamuni ne se serait pas donné de la peine pour conduire
185 [Mappô 末法]. La doctrine des trois périodes de la Loi [shô zô matsu 正像末] distingue : (1) la période de
la vraie Loi [shôbô 正法] dans laquelle l’enseignement [kyô 教], la pratique [gyô 行] et l’Éveil attesté [shô 証]
existent dans leur intégrité. Celle-ci doit durer cinq cents ans – ou mille ans selon d’autres hypothèses – après
la disparition de l’Éveillé Shâkyamuni. (2) La période du reflet de la Loi [zôhô 像法] dans laquelle
l’enseignement et la pratique survivent encore, bien qu’il n’y ait plus personne qui obtienne l’Éveil attesté.
Celle-ci doit durer mille ans – ou cinq cents ans. (3) La période de dégénérescence de la Loi [mapppô 末法]
dans laquelle seul l’enseignement perdure, sans la pratique, ni l’Éveil attesté. Celle-ci doit durer dix mille ans.
Après ces trois périodes, le monde doit entrer dans l’âge de la disparition complète de la Loi [hômetsu 法滅].
Les bouddhistes de l’époque Kamakura (1195-1333) étaient convaincus de vivre la période de dégénérescence
de la Loi. Comme cela est clairement énoncé dans la suite de cet échange, Dôgen n’admettait pas cette doctrine
qui était en vogue à son époque. 186
Le terme kyôke 教家 désigne les « écoles scolastiques » fondées sur l’étude des sûtras telles que Tendai
天台, Kegon 華厳, Hossô 法相, etc., et s’oppose au zenke 禅家 l’« école zen » centrée sur la pratique de la
méditation assise. 187
[Myôsô 名相]. Les « noms » [myô 名] s’inscrivent dans le domaine de l’ouïe, et les « aspects » [sô 相]
dans le domaine de la vue. Les « noms et les aspects » [myosô 名相], qui constituent ensemble les dogmes des
écoles scolastiques, désignent en même temps la chose – éphémère par nature – telle qu’on la perçoit de façon
provisoire. 188
L’« enseignement principiel » [jikkyô 実教] forme un couple antonymique avec l’« enseignement
circonstanciel » [gonkyô 権教]. Par exemple, l’école Tendai considère le Sûtra du Lotus comme jikkyô, et tous
les autres sûtras comme gonkyô. 189
Sur la formule sokushin zebutsu 即心是仏, voir note 101. 190
C’est l’expression zen.en 全円 que nous avons traduite par l’« intégrité [zen 全] parfaite [円] ». 191
[Jiko sokubutsu 自己即仏].
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 24
les êtres vers la Voie192
. Pour l’instant, attestons cela avec ce merveilleux exemple193
d’un ancien
vénérable.
Jadis, lorsque le moine Sokukô194
était à l’école du maître zen Hôgen (Buneki) en tant
qu’administrateur général 195
, le maître zen Hôgen lui demanda : « Administrateur général
Soku, cela fait combien de temps que tu es chez moi ? » Sokukô dit : « Cela fait déjà trois années
que je me tiens dans votre assemblée. » Le maître zen dit : « Tu es mon cadet. Pourquoi ne
m’interroges-tu toujours pas sur la Loi de l’Éveillé ? » Sokukô dit : « Monsieur l’abbé, je ne dois
pas vous mentir. Quand j’étais chez le maître zen Seihô196
, je suis parvenu à un point satisfaisant
quant à la compréhension de la Loi de l’Éveillé. » Le maître zen dit : « Grâce à quelle parole as-
tu pu y parvenir ? » Sokukô dit : « Jadis, j’ai demandé à Seihô : “Qu’est-ce que le Soi de la
personne étudiant la Voie ?” Seihô dit : “Hyô (Bing), le frère aîné du feu et Chô (Ding), le frère
cadet du feu, tous deux viennent chercher le feu.” 197
» Hôgen dit : « C’est une bonne parole,
mais je crains que tu ne l’aies pas comprise. » Sokukô dit : « Hyô et Chô, tous deux
appartiennent au feu. Ils cherchent donc le feu avec le feu, c’est comme si le Soi était à chercher
avec le Soi. Voilà ce que j’ai compris. » Le maître zen dit : « En effet, je vois bien que tu n’as
rien compris. Si la Loi de l’Éveillé était ainsi, elle ne se serait pas transmise jusqu’à nos jours. »
Profondément troublé, Sôkukô s’en alla aussitôt. En cours de route, il se dit : mon maître zen
est un grand ami de bien connu dans tout l’empire ; il est également le maître guide de cinq
cents moines. S’il m’a réprimandé pour une erreur, il doit y avoir certainement une bonne
raison. Alors, il retourna auprès du maître et, avec contrition et reconnaissance, il lui demanda :
« Qu’est-ce que le Soi de la personne étudiant la Voie ? » Le maître zen dit : « Hyô, le frère aîné
du feu et Chô, le frère cadet du feu, tous deux viennent chercher le feu. » À ces mots, Sokukô
s’éveilla grandement à la Loi de l’Éveillé 198
.
Nous le savons clairement, ce n’est pas en vertu de la compréhension du Soi en tant qu’Éveillé
qu’on peut prétendre avoir connu la Loi de l’Éveillé. Si l’on tenait la compréhension du Soi en
tant qu’Éveillé pour la Loi de l’Éveillé, le maître zen n’aurait pas guidé Sokukô avec la parole
déjà prononcée199
; de même, il ne l’aurait pas réprimandé ainsi. Seulement et justement, dès le
192
[Kedô 化道]. 193
Le terme myôsoku 妙則, que nous avons traduit, en raison du contexte, par le « merveilleux exemple »,
désigne au sens général du terme le « merveilleux principe ». Comme nous allons le voir tout de suite après, un
« ancien vénérable » [kotoku 古徳] désigne ici le maître zen Hôgen. 194
Il s’agit de Hô.on Gensoku, successeur de Hôgen Bun.eki – voir l’annexe « Liste des maîtres cités ». 195
[Kannin 監院 / kansu 監寺], l’un des six administrateurs principaux [roku chiji 六知事] du monastère
zen ; c’est le kannin qui s’occupe de la gestion du temple à la place de l’abbé. 196
Il s’agirait de Hakuchô Shien, étant donné que c’est ce dernier qui prononça les paroles citées dans la suite
de l’anecdote. 197
C’est selon la doctrine des « Cinq Phases » [gogyô (wuxing) 五行] que Hyô 丙 – appelé également en
japonais hino.e « le frère aîné du feu » – et Chô 丁– appelé en japonais hinoto « le frère cadet du feu » – sont
placés à la phase du Feu (été, sud, rouge) dans la sphère du Yang croissant. 198
Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku, livre 17, chapitre « Hakuchô Shien ». 199
La Loi de l’Éveillé est à recevoir de l’autre, non à comprendre tout seul en dehors de la relation de maître
et disciple. De même, le Soi [jiko 自己], qui écarte le dualisme du moi et de l’autre, ne saurait être compris, si
l’altérité n’y était pas prise en compte dans l’unité dynamique du moi et de l’autre. En un mot, il y a des choses qu’on ne peut connaître que grâce à l’expérience fondée sur la relation avec l’autre. On peut trouver la même
teneur d’enseignement dans l’anecdote de Haku Kyoi (Po Kiuyi), relatée dans le texte « Ne pas faire de
mauvaises actions » [Shoaku makusa 諸悪莫作] in Shôbôgenzô, tome 1, p. 138-142.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 25
premier moment où vous rencontrez un ami de bien, demandez-lui la manière et la norme200
de la
pratique de la Voie et consacrez-vous à la méditation assise sans retenir dans vos cœur des
connaissances superficielles. Alors, l’art merveilleux201
de la Loi de l’Éveillé ne vous sera pas
vain.
[XVII] Question : Quand on entend des histoires d’hier et d’aujourd’hui en Inde et en Chine,
ou bien, il y celui qui s’éveilla à la Voie en entendant la voix d’un bambou qui craquait202
ou
bien, il y a celui qui clarifia son cœur en regardant les formes-couleurs des fleurs203
. À plus forte
raison, le grand maître Shâkyamuni attesta la Voie lorsqu’il vit l’étoile du matin204
; de même, le
vénérable Ânanda clarifia la Loi lorsque la hampe ornementale205
(devant la porte du temple)
tomba sur le sol206
. Ce n’est pas tout. Depuis le sixième patriarche (Daikan Enô) jusqu'à
l’établissement des cinq maisons*, nombreux sont ceux qui clarifièrent la terre du cœur207
grâce à
une parole ou à une parcelle de verset. Tous ces gens-là n’auraient-ils pas été forcément des
pratiquants de la méditation assise ?
Réponse : Sachez-le, hier et aujourd’hui, parmi ceux qui ont clarifié le cœur en regardant les
formes-couleurs ou ceux qui se sont éveillés à la Voie en entendant la voix, nul n’a été dubitatif
ni incrédule en matière de pratique de la Voie ; chacun d’eux était parfaitement la personne telle
quelle208
.
[XVIII] Question : Dans le pays sous le ciel de l’Ouest (Inde) ainsi qu’en Chine, les gens sont
foncièrement simples et intègres. Étant donné la qualité de la fleur du Milieu209
, quand on
enseigne la Loi de l’Éveillé pour l’édification du peuple, celui-ci la comprend bien vite pour y
adhérer. Quant à notre pays, depuis le passé, nos compatriotes sont dotés de peu de bienveillance
et de sagesse ; la vraie semence a du mal à y croître. Comment ne pas regretter qu’il en soit ainsi
à cause de la population barbare et primitive ? Par ailleurs, les moines de notre pays ne valent
même pas les laïcs de ces grands pays. Tout le monde est stupide et a l’esprit étriqué. Attachés
profondément au mérite de l’agir210
, ils aiment le bien circonstanciel et visible211
. De telles
200
[Gisoku 儀則]. 201
[Myôjutsu 妙術]. 202
Évocation de l’anecdote de Kyôgen Shikan – voir « La voix des vallées, les formes-couleurs des
montagnes » [Keisei sanshoku 渓声山色] in Shôbôgenzô, tome 1, p. 57-58. 203
Évocation de l’anecdote de Reiun Shikin – voir ibid., p. 59-60. 204
Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku, livre 1, chapitre « Le vénérable Shâkyamuni » ;
Textes choisis des lampes de l’école, livre 1, chapitre « Le vénéré du monde » [Seson]. 205
[Sekkan 刹竿]. 206
Textes choisis des lampes de l’école, livre 1, chapitre « Ânanda ». 207
[Shinji 心地]. 208 L’expression originale [jikika ni dai.ninin nashi 直下に第二人なし] veut dire littéralement « il n’y a pas
de personne double – ou de seconde personne – sous ses pieds ». Pour ne pas alourdir la traduction, nous
l’avons traduite librement par « être la personne telle quelle ». 209
[Chûka 中華], une autre appellation de la Chine. 210
[U.i no kô 有為の功] ; le terme u.i 有為 « l’agir » s’oppose à mu.i 無為 « le non-agir » ou « (l’)
inconditionné ». 211
[Jisô no zen 事相の善] ; le caractère ji 事 : le « circonstanciel » s’oppose à ri 理 : « le principiel », et le
caractère sô 相 : l’ « aspect » au caractère shô 性 : la « nature ». Le « bien circonstanciel et visible » est un
bien superficiel qui attire le regard des hommes.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 26
personnes, même si elles pratiquaient la méditation assise, deviendraient-elles soudain capables
d’obtenir et d’attester la Loi de l’Éveillé ?
Réponse : Ce que vous dites est vrai. Nos compatriotes ne sont encore imprégnés ni de la
bienveillance ni de la sagesse ; de plus, la loyauté leur fait défaut. Même si on leur enseignait la
Loi d’une parfaite intégrité212
, cette douce rosée213
leur serait au contraire un poison. Il est facile
d’aller vers la renommée et les profits personnels, mais difficile de dissoudre les illusions et
l’attachement. Cependant, pour ce qui est d’entrer dans l’Éveil attesté selon la Loi de l’Éveillé, il
n’est pas toujours nécessaire de recourir à la sagesse mondaine des humains et des divinités
quand on quitte le monde214
et s’apprête à naviguer vers l’autre rive. Du vivant même de
l’Éveillé-Shâkyamuni, Untel attesta les quatre fruits* grâce à une balle215
; Unetelle clarifia la
grande Voie grâce à la robe de l’Éveillé216
. Tous deux étaient stupides et non éclairés, une espèce
de bétail sans aucune intelligence. Et pourtant, aidés par la vraie foi, ils trouvèrent la Voie qui
mène à la libération. De même, une laïque pieuse réalisa l’Éveil en voyant un vieux moine idiot
assis en silence sans savoir quoi prêcher, moine à qui elle avait fait offrande de nourriture217
.
Cela ne relevait ni de la sagesse ni de la connaissance des écritures ; celle-ci n’attendait ni parole
ni histoire. Seulement, elle se fit aider par la vérité de sa foi.
Par ailleurs, cela ne fait qu’un peu plus de deux mille ans que l’enseignement de Shâkyamuni
s’est répandu dans le trichiliocosme*. Les terrains sont de qualités diverses ; il n’y a pas que des
pays de bienveillance et de sagesse. Comment leurs populations pourraient-elles alors être
toujours dotées d’intelligence et de sagacité ? Cependant, la vraie Loi de l’Ainsi-Venu étant
munie, dès l’origine, de la force insondable des grandes vertus acquises218
, elle se répand, au
moment venu, dans ces terrains. Si les habitants pratiquent avec la vraie foi, ils obtiennent tous la
Voie, quel que soit le niveau de leur intelligence. Ne croyez pas que, puisque notre pays n’est
pas un pays de bienveillance et de sagesse et que nos compatriotes sont peu éclairés, ces derniers
n’arrivent pas à comprendre la Loi de l’Éveillé. À plus forte raison, tous les hommes possèdent
abondamment la vraie semence de la Sagesse219
. S’ils ne mettent pas encore celle-ci en œuvre,
c’est parce que, tout simplement, l’occasion leur aura manqué pour accepter de la recevoir.
212
Le mot shôjiki 正直, que nous avons traduit par une « parfaite intégrité », doit être employé ici en tant
qu’antonyme du terme ukyoku 迂曲, qui veut dire littéralement « détourner » et, au sens figuré, « manquer de
loyauté ». Le mot shôjiki désigne également la perfection de la Loi inconditionnée. 213
[Kanro 甘露], ce mot peut être également traduit par le « nectar » 214
Le terme shusse 出世, que nous avons traduit littéralement par « quitter [shutsu 出] le monde [se 世] »,
veut dire, au sens figuré, « devenir moine ou nonne ». 215
Allusion à l’anecdote relatée dans le Sûtra de divers trésors [Zô hôzô kyô 雑宝蔵経], T. 4, n° 203, livre
8 : un vieux moine retombé en enfance obtint le suprême degré de la pratique, s’étant laissé frapper la tête par
une balle que lui lancèrent à quatre reprises de jeunes moines moqueurs. 216
Allusion à l’anecdote relatée dans le Traité de la grande vertu de Sagesse [Daichidoron 大智度論], T. 25,
n° 1509, livre 13 : la nonne nommée « Fleur de lotus » obtint l’Éveil grâce à la robe de l’Éveillé qu’elle avait portée par jeu lorsqu’elle était encore une courtisane. Dôgen commente cette histoire à deux reprises dans « La
vertu acquise de quitter la maison pour se faire moine » [Shukke kudoku 出家功徳] et « La vertu acquise de la
robe de l’Éveillé » [Kesa kudoku 袈裟功徳]. 217
Allusion à l’anecdote relatée dans le Sûtra de divers trésors, livre 8. 218
[Fushigi no daikudoku riki 不思議の大功徳力]. 219
Lorsque l’auteur emploie le mot hannya 般若 : transcription phonétique du terme original en sanscrit
prajnâ, nous utilisons un « s » majuscule : la « Sagesse » pour le distinguer des autres caractères qui désignent
également la sagesse tels que chi 智, e 慧.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 27
*
Voilà que, au cours des questions et des réponses ci-dessus, l’échange entre le locuteur et ses
interlocuteurs220
est allé dans tous les sens. Ainsi aurions-nous offert des fleurs, ne serait-ce que
quelques-unes, au ciel sans fleurs. Cela dit, dans ce pays, l’enseignement essentiel en matière de
méditation assise et de pratique de la Voie n’est pas encore transmis. Ceux qui désirent le
connaître doivent en être attristés. C’est pourquoi j’ai recueilli ici, si peu que ce soit, ce que
j’avais vu et entendu à l’étranger avec les arcanes221
des maîtres clairvoyants afin de les offrir
aux étudiants de la Voie qui désirent les entendre. En dehors de cela, pour l’instant, je n’ai pas le
temps d’exposer les règles monastiques222
ainsi que les conventions des temples223
. Ce, d’autant
plus qu’il ne faut pas les aborder à la hâte224
.
En un mot, quoique notre pays se trouve à l’est de la mer du Dragon225
, éloigné (du continent)
par-delà les nuages et les brumes, depuis l’époque des empereurs Kinmei et Yômei226
, la Loi de
l’Éveillé révélée à l’Ouest s’est graduellement propagée vers l’Est. Voilà le plus grand bonheur
des hommes ! Cependant, les noms et les aspects227
ainsi que les rituels et les légendes228
se sont
multipliés en désordre jusqu’à ce que soit étouffée la pratique de la Voie. Maintenant que,
portant toute la vie la robe de l’Éveillé décousue et le bol à aumônes fêlé, on se construit un
ermitage de roseaux au bord de la falaise bleue et sur les pierres blanches et qu’on pratique la
Voie, assis le buste droit, soudain, le fait d’aller au-delà de l’Éveillé229
se manifeste, et la grande
affaire de la vie, l’étude de la Voie, s’accomplit jusqu’à son parachèvement230
.
220
Dans le texte original figure ici le mot hinju 賓主 qui désigne littéralement l’« hôte et ses invités ». 221
Quatrième apparition du mot shinketsu 真訣 : le(s) « arcane(s) ». Autour de ce mot shinketsu, la teneur du
discours de Dôgen montre une parfaite correspondance entre le début et la fin du texte. 222
[Sôrin no kihan 叢林の規範]. 223
[Ji.in no kakushiki寺院の格式]. Les deux termes kihan 規範 et kakushiki 格式 sont presque
synonymiques pour désigner la « norme », les « règles », etc. Cela dit, le terme kakushiki comporte une nuance
de convention et signifie, en japonais moderne, le « rang » d’un établissement ou les « formalités ». 224 L’auteur comblera cette lacune ultérieurement avec le recueil intitulé Règles monastiques du temple de la
Paix éternelle [Eihei shingi 永平清規]. Celui-ci, en deux livres, comporte au total six opuscules réalisés
indépendamment les uns des autres : (1) « Instructions au moine cuisinier zen » [Tenzo kyôkun 典座教訓]
<1237>, (2) « Règle de la pratique de la Voie » [Bendôhô 弁道法] <1245>, (3) « Règle des repas » [Fushuku
hanpô 赴粥飯法] <1246>, (4) « Règle pour la maison des moines » [Shuryô shingi 衆寮清規] <1249>, (5)
« Règle de la bienséance à l’égard des anciens » [Taitaiko no hô 対大己闍梨法] <1244> et (6) « Règle pour
les six administrateurs principaux du temple » [Chiji shingi 知事清規] <1246>. 225
La « mer du Dragon » [ryûkai 龍海] désigne, au sens général du terme, la grande mer, l’océan. Ici, elle
désigne la mer de Chine orientale. 226
Selon le Nihon shoki 日本書紀 (Chronique du Japon), le bouddhisme fut introduit du royaume de Paikche
(la Corée actuelle) au Japon en l’an 13 de l’ère de l’empereur Kinmei, au milieu du VIe siècle de notre ère. Ce
nouvel enseignement religieux prendra son essor dès le règne de l’empereur Yômei, fils de Kinmei, et celui du
prince Shôtoku (574-622), fils de l’empereur Yômei. 227
[Myôsô 名相]. 228
Le sens du mot ji.en 事縁, que nous avons traduit, faute de mieux, par les « rituels et les légendes », n’est
pas très clair. Celui-ci est composé des deux caractères : ji 事 qui désigne « les affaires, les événements, les
faits », etc., et en, 縁 polysémique, qui désigne, entre autres, « les liens, les circonstances, les récits », etc. Si
on prend le premier pour déterminant et le second pour déterminé, on peut traduire ce mot ji.en 事縁 par les
« liens des affaires – du temple ». 229
[Butsukôjô no ji 仏向上の事]. Cf. « Le fait d’aller au-delà de l’Éveillé » [Butsukôjôji 仏向上事] in
Shôbôgenzô, tome 5, p. 131-148. 230
Ici encore, la fin et le début du texte se font parfaitement écho avec la même expression – voir note 20.
Bendôwa, traductions, notes par Y Orimo pour http://www.shobogenzo.eu 28
Ceci n’est autre que le précepte et le décret231
(de Shâkyamuni) sur la Montagne sainte232
, le
vent testamentaire (de Kâçyapa) qui souffle depuis le mont de la Patte de coq233
. En ce qui
concerne la manière et la norme234
de cette méditation assise, il faut se référer à la
Recommandation universelle de la manière de la méditation assise235
que j’ai compilée vers l’ère
Karoku.
Quoiqu’il faille attendre le décret impérial236
pour proclamer la Loi de l’Éveillé dans toute la
nation, si je me rappelle à nouveau les dernières volontés (de Shâkyamuni) sur la Montagne
sainte, les rois et les seigneurs ainsi que les ministres et les généraux qui se présentent
maintenant dans d’innombrables pays ont vu le jour, ayant reçu par bonheur le décret de
l’Éveillé237
et sans avoir oublié au cours des vies antérieures leur vœu initial de protéger et de
garder la Loi de l’Éveillé. Du moment qu’il fait l’objet de leur édification, quel lieu ne serait-il
pas la terre des royaumes de l’Éveillé ? C’est pourquoi, pour diffuser la Voie des éveillés et des
patriarches, il ne faut pas toujours choisir le lieu ni attendre les relations circonstancielles. Il
suffirait de croire que ce n’est pas aujourd’hui que tout commence238
.
C’est ainsi que je laisse ce recueil aux maîtres sages239
désirant la Loi de l’Éveillé ainsi qu’aux
étudiants de la Voie qui appartiennent au vrai courant, menant une vie de nuages éphémères et
d’herbes flottantes240
à la recherche de la Voie.
Le jour de la mi-automne (le 15 du huitième mois lunaire) de la troisième année de l’ère Kanki,
l’année du lapin (1231).
Rédigé par le moine Dôgen qui transmet la Loi
après son séjour en Chine sous la dynastie des Song.
« Entretiens sur la pratique de la Voie » [Bendôwa 弁道話]
231
Le mot kaichoku 誡勅, que nous avons traduit par « le précepte et le décret », est composé des deux
caractères : kai 誡, qui désigne « la leçon, l’avertissement, le précepte », etc., et choku 勅 « l’édit, le décret ».
Celui-ci va réapparaître deux fois dans les lignes suivantes. 232
Nous avons opté pour la version du manuscrit conservé dans le temple Chôen-ji. Dans les autres
manuscrits, à la place de la « Montagne sainte » [Reizan 霊山] figure le nom de Ryûge (Longya, 835-923),
héritier de Tôzan Ryôkai. 233
C’est Kâçyapa qui habita jusqu’à sa mort sur le mont de la « Patte de coq » [Keisoku-san 鶏足山] ; la
« Patte de coq » [Keisoku 鶏足] désigne parfois le patriarche en personne. 234
[Gisoku 儀則]. 235
[Fukan zazengi 普勧坐禅儀], une sorte de manifeste doctrinal que le jeune Dôgen rédigea dès son retour
de Chine en 1227. 236
[Ôchoku 王勅]. 237
[Bucchoku 仏勅]. 238
Tout acte missionnaire doit s’inscrire dans l’histoire de la transmission ; celui-ci ne doit dépendre ni de la
bonne volonté ni de l’initiative de telle ou telle personne particulière. D’où le rappel de ce qui fait le
fondement de la diffusion de la Loi avec le mot choku 勅: le « décret ». Voilà ce que l’auteur proclame pour
lui-même et devant le monde à ce début de sa vie missionnaire au Japon. 239
[Tesshô 哲匠]. 240
[Unyû hyôki 雲遊漂寄]. Avec cette expression que nous avons déjà rencontrée tout au début du texte –
voir note 23 –, le jeune moine Dôgen – menant une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes – s’identifie
aux destinataires de son propre recueil pour que la boucle se boucle.