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Russell La définition de “[la] vérité” [1] « La question de la définition de [la] vérité est l’une de celles sur lesquelles la question de la vérité dans les écrits de Russell j’ai écrit à deux époques différentes. Quatre essais sur ce sujet, écrits dans les années 1906–1909 1 , furent réimprimés dans Essais philosophiques (1910). J’ai repris de nouveau le sujet à la fin des années trente, et ce que j’avais à dire comme résultat de cette seconde recherche est paru dans Une enquête sur la signification et la vérité 2 (1940) et, légèrement modifié, dans La connaissance humaine 3 (1948). [2] A partir du moment où j’abandonnais le monisme, je n’avais aucun doute que la vérité doit être définie par quelque sorte de relation au fait, mais ce qu’est exactement cette relation doit dépendre du caractère de la vérité concernée. Je deux théories de la vérité combattues par Russell commençai par combattre (controvert) deux théories avec lesquelles j’étais radi- calement opposé ; d’abord, celle du monisme ; et ensuite, celle du pragmatisme. La théorie moniste était exposée dans le livre de Harold Joachim, La nature de la vérité (Oxford, 1906). J’ai traité de ce livre dans un chapitre antérieur 4 pour autant qu’il défendait le monisme en général, mais je vais maintenant considérer plus spécialement ce que le monisme a à dire en ce qui concerne la vérité. [3] Le monisme définit la “vérité” au moyen de la cohérence. Il soutient théorie de la vérité-cohérence et monisme qu’aucune vérité n’est indépendante de toute autre, mais chacune, établie dans toute sa plénitude et sans abstraction illégitime, finit par être la vérité entière (whole) sur l’univers tout entier (whole). La fausseté, selon cette théorie, consiste dans l’abstraction et en ce qu’il traite les parties comme si elles étaient des touts (wholes) indépendants. Comme le dit Joachim, “la croyance assurée du sujet errant en la vérité de sa connaissance caractérise l’erreur de façon distinctive, et transforme une appréhension partielle de la vérité en fausseté”. En ce qui concerne cette définition, j’ai dit : [4] Cette conception a un grand mérite, en ce qu’elle fait que l’erreur consiste entièrement et seulement dans le rejet de la théorie moniste de la vérité. Aussi longtemps que cette théorie est acceptée, aucun jugement n’est une erreur ; dès qu’elle est rejetée, tout jugement est une erreur. Mais il y a quelques objections à soulever contre cette conclusion confortable. Si j’affirme, avec une “confiance assurée en 1 Ces quatre articles sont les suivants : “The nature of truth”, Mind, nouvelle série, vol. 15, p. 528–533 ; “On the nature of truth”, Proceedings of the aristotelician society, nouvelle série, 7, p. 28–49 ; “Transatlantic truth ”, Albany review, 2, p. 393–410 ; “Pragmatism”, Edinburgh review, 209, p. 363–388. (Note de l’éd.) 2 Traduit en français par Philippe Devaux sous le titre Signification et vérité, 1969, “Champs”, Flammarion, 1969. (Note de l’éd.) 3 Traduit en français par Nadine Lavand, “Textes philosophiques”, Vrin, 2002. (Note de l’éd.) 4 A savoir dans le chapitre 5 du présent ouvrage, intitulé “Révolte contre l’idéalisme et pluralisme”. Ce chapitre reproduit 8 pages de l’article “Sur la nature de la vérité” de Russell, mais le passage cité est essentiellement consacré à ce que Russell considère à l’époque comme le cœur de l’idéalisme absolu, — dont découlent les autres théories, comme celles de la vérité comme cohérence, — à savoir la doctrine des relations internes. Mais Russell montre bien comment la théorie moniste de la vérité découle de la théorie logique centrale des relations internes. (Note de l’éd.) 1

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Russell

La définition de “[la] vérité”

[1] « La question de la définition de [la] vérité est l’une de celles sur lesquelles la question de lavérité dans les

écrits de Russellj’ai écrit à deux époques différentes. Quatre essais sur ce sujet, écrits dans lesannées 1906–19091, furent réimprimés dans Essais philosophiques (1910). J’airepris de nouveau le sujet à la fin des années trente, et ce que j’avais à direcomme résultat de cette seconde recherche est paru dans Une enquête sur lasignification et la vérité2 (1940) et, légèrement modifié, dans La connaissancehumaine3 (1948).

[2] A partir du moment où j’abandonnais le monisme, je n’avais aucun douteque la vérité doit être définie par quelque sorte de relation au fait, mais ce qu’estexactement cette relation doit dépendre du caractère de la vérité concernée. Je deux théories de la

vérité combattuespar Russellcommençai par combattre (controvert) deux théories avec lesquelles j’étais radi-

calement opposé ; d’abord, celle du monisme ; et ensuite, celle du pragmatisme.La théorie moniste était exposée dans le livre de Harold Joachim, La nature dela vérité (Oxford, 1906). J’ai traité de ce livre dans un chapitre antérieur4 pourautant qu’il défendait le monisme en général, mais je vais maintenant considérerplus spécialement ce que le monisme a à dire en ce qui concerne la vérité.

[3] Le monisme définit la “vérité” au moyen de la cohérence. Il soutient théorie de lavérité-cohérence et

monismequ’aucune vérité n’est indépendante de toute autre, mais chacune, établie danstoute sa plénitude et sans abstraction illégitime, finit par être la vérité entière(whole) sur l’univers tout entier (whole). La fausseté, selon cette théorie, consistedans l’abstraction et en ce qu’il traite les parties comme si elles étaient des touts(wholes) indépendants. Comme le dit Joachim, “la croyance assurée du sujeterrant en la vérité de sa connaissance caractérise l’erreur de façon distinctive,et transforme une appréhension partielle de la vérité en fausseté”. En ce quiconcerne cette définition, j’ai dit :

[4] Cette conception a un grand mérite, en ce qu’elle fait que l’erreurconsiste entièrement et seulement dans le rejet de la théorie monistede la vérité. Aussi longtemps que cette théorie est acceptée, aucunjugement n’est une erreur ; dès qu’elle est rejetée, tout jugement estune erreur. Mais il y a quelques objections à soulever contre cetteconclusion confortable. Si j’affirme, avec une “confiance assurée en

1Ces quatre articles sont les suivants : “The nature of truth”, Mind, nouvelle série, vol. 15,p. 528–533 ; “On the nature of truth”, Proceedings of the aristotelician society, nouvelle série,7, p. 28–49 ; “Transatlantic truth”, Albany review, 2, p. 393–410 ; “Pragmatism”, Edinburghreview, 209, p. 363–388. (Note de l’éd.)

2Traduit en français par Philippe Devaux sous le titre Signification et vérité, 1969,“Champs”, Flammarion, 1969. (Note de l’éd.)

3Traduit en français par Nadine Lavand, “Textes philosophiques”, Vrin, 2002. (Note del’éd.)

4A savoir dans le chapitre 5 du présent ouvrage, intitulé “Révolte contre l’idéalisme etpluralisme”. Ce chapitre reproduit 8 pages de l’article “Sur la nature de la vérité” de Russell,mais le passage cité est essentiellement consacré à ce que Russell considère à l’époque commele cœur de l’idéalisme absolu, — dont découlent les autres théories, comme celles de la véritécomme cohérence, — à savoir la doctrine des relations internes. Mais Russell montre biencomment la théorie moniste de la vérité découle de la théorie logique centrale des relationsinternes. (Note de l’éd.)

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la vérité de ma connaissance” que l’évêque Stubbs5 avait coutumede porter des guêtres épiscopales, c’est une erreur ; si un philosophemoniste, se rappelant que toute vérité finie est seulement une véritépartielle, affirme que cet évêque Stubbs fut pendu pour un meurtre,ce n’est pas une erreur. Ainsi il semble clair que le critère de H.Joachim ne fait pas de distinction entre des jugements vrais et fauxcomme on les entend d’ordinaire, et que son incapacité a faire unetelle distinction est une preuve de son défaut. (Essais philosophiques,p. 155).

Je concluais que :

[5] Il y a un sens dans lequel une proposition telle que “A tua B” estvraie ou fausse ; et qu’en ce sens la proposition en question ne dépendpas pour sa vérité ou sa fausseté, de la question de savoir si elle doitêtre considérée comme une vérité partielle ou non. Et ce sens est,me semle-t-il, présupposé dans la construction du tout (whole) de lavérité ; car le tout de la vérité est composé de propositions qui sontvraies en ce sens, puisqu’il est impossible de croire que la proposition“l’évêque Stubbs fut pendu pour meurtre” est une partie du tout dela vérité. (Essais philosophiques, p. 155-6)

[6] La théorie moniste de la vérité n’est plus beaucoup maintenant largementdéfendue6 mais la théorie pragmatiste, que je critiquais au même moment, a la thèse

pragmatiste de lavérité5Pourquoi ce nom ? William Stubbs (1825–1901) fut historien et évêque anglican de Chester

et d’Oxford. Ce que Russell en dit à son propos dans cet exemple destiné à réfuter de manièrepresque ad hominem la thèse philosophique de l’idéalisme moniste et, par voie de conséquence,la conception cohérentiste de la vérité qui s’y rattache, est purement fantaisiste ou fictionnel.(Note de l’éd.)

6On admet généralement que la théorie cohérentiste de la vérité trouve son origine dans laphilosophie hegélienne (voir par exemple la Phénoménologie de l’esprit), pour laquelle les véritésfactuelles hic et nunc sont des faussetés en dehors d’un instant contingent et éphémère. La seulevérité stable est celle du savoir absolu, vérité globale qui subsume toute vérité partielle. Mais ilconviendrait d’attribuer la paternité de la théorie cohérentiste de la vérité à Leibniz. Pour celui-ci,tandis que les vérités analytiques sont vraies dans tous les mondes possibles, les vérités empiriquessont relatives à un monde donné. Or le monde réel a été choisi par Dieu parmi tous les mondes com-possibles. Dieu, ne pouvant pas créer un monde contradictoire, devait le choisir parmi les mondessatisfaisant à la condition de cohérence ou de consistance. Mais Leibniz sait bien que la cohérencede l’ensemble des énoncés constituant un monde possible ou un système d’énoncés compossibles, nesuffit pas à déterminer un monde réel, i.e. la vérité empirique d’un ensemble d’énoncés. Le principelogique de non-contradiction est une condition nécessaire de tout monde possible, mais pas unecondition suffisante d’un monde réel. C’est la raison pour laquelle Leibniz invoque également unautre principe, physique, celui de raison suffisante, qui est une sorte de principe de moindre action.En cela, Leibniz n’est pas purement cohérentiste, dans la mesure où il reconnaît que la condition decohérence ne peut pas fournir une condition suffisante pour déterminer les vérités empiriques. C’està un seul des hegeliens anglais de la fin du XIXe siècle, et pas le plus connu, que Russell considèred’ailleurs plutôt comme moniste (tous les hegeliens le sont), que Russell attribue la doctrine ducohérentisme. Mais d’autres idéalistes absolus anglais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe

siècle ont soutenu une conception cohérentiste de la vérité : F.H. Bradley (Appearance and rea-lity), Bernard Bosanquet (Implication and linear inferance, 1920), Brand Blanshard (The natureof thought, 1939). Russell devait les connaître, mais il n’en parle pas ici. De plus, contrairementà ce que Russell semble suggérer, la théorie cohérentiste de la vérité n’est pas intrisèquement liéeau monisme ontologique, et réfuter le monisme ne suffit pas à réfuter la théorie cohérentiste de lavérité. A l’époque où Russell écrit le présent ouvrage (milieu des années 1950), d’autres formes decohérentisme avaient surgi, sans lien avec le monisme, mais plus proche d’une forme de holisme,défendant que les vérités, — que ce soit nos systèmes de croyances ou les théories scientiques, bienque chacune d’elles soit exprimable par des propositions syntaxiquement indépendantes, — ne sontpas des amas de vérités isolées dont chacune devrait être testée isolément par confrontation avecl’expérience, mais que ces vérités sont liées et forment un système dont la propriété nécessaire,minimale, est la cohérence globale. Ce qu’on pourrait reprocher à cette théorie, c’est que la consis-tance d’un système de croyances ou d’une théorie scientifique n’est pas une condition suffisante dela vérité de chacun des énoncés qui le ou la constituent. Une théorie consistante peut avoir plusieursmodèles non isomorphes ; un système de croyances cohérent ne décrit pas, en général, un monde

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encore des partisans énergiques. J’ai écrit deux articles sur ce sujet ; le premierétait une recension de Le pragmatisme : Un nouveau nom pour quelques vieillesmanières de penser de William James7, tandis que le second publié dans leEdinburgh Review, avril 1909, traitait du pragmatisme en général8 .

[7] Le point essentiel à propos duquel je diffère du pragmatisme est celui-ci :le pragmatisme soutient qu’une croyance doit être jugée vraie si elle a certainessortes d’effets, tandis que je soutiens doit être jugée vraie si elles a certaines effets vs causes de

la vérité d’unecroyancesortes de causes. Quelques citations clarifieront le position de W. James. Il dit :

“Les idées . . . deviennent vraies précisément pour autant qu’elles nous aidentà éprouver des relations qui donnent satisfaction avec d’autres parties de notreexpérience”. Il dit encore : “La vérité est une espèce de bien, et non, commeon l’admet habituellement, une catégorie distincte du bien, et de même ordre(co-ordinate) que lui. La vérité est le nom de quoi que ce soit qui s’établitcomme bon dans le domaine de la croyance, et bon, également, pour des raisonsassignables définies”. Il y a deux autres citations tirées de W. James qui sontencore plus nettes. Les voici :

[8] “Le vrai”, pour le dire en bref, est seulement l’opportun dans lavoie de notre pensée, tout comme “le juste” est seulement l’opportundans la voie de notre comportement. L’opportun dans presque toutemanière de faire ; et l’opportun dans le long cours (run) et dans latotalité du cours (course). (Pragmatisme, p. 222)[9] Notre conception de la vérité est une conception des vérités aupluriel, de processus de conduite, réalisés dans les choses, et ayantseulement cette qualité en commun, qu’elles sont payantes (pay)(Ibid., p. 218).

[10] J’ai paraphrasé cette dernière définition en l’assertion que “une vérité estn’importe quelle chose qu’il est payant de croire”. Les pragmatistes ont répliquéde façon passionnée [en disant] que c’était une déformation grosssière des mots

empirique unique, une réalité unique, et de ce fait il n’a pas une signification déterminée de façonunique. Parmi les membres du Cercle de Vienne, O. Neurath et le premier C. Hempel soutenaientune conception cohérentiste de la vérité. Russell semble l’ignorer. Depuis les années 1950, les parti-sans de la thèse cohérentiste n’ont plus essentiellement et uniquement en vue la théorie de la vérité,mais plutôt et surtout l’épistémologie, i.e. la théorie de la connaissance, l’objectif étant de fonderune théorie complète de la connaissance, i.e. de donner un ensemble, aussi simple que possible,non seulement nécessaire mais aussi suffisant, de critères ou de propriétés, caractérisant complète-ment toute forme de connaissance propositionnelle. Mais on pourrait dire qu’il y a presque autantde formes de cohérentisme qu’il y a de philosophes qui défendent d’une manière ou d’une autrela thèse épistémologique du cohérentisme. Ainsi, W.V.O. Quine, Keith Lehrer, Nicholas Rescher ;Laurence BonJour, The structure of empirical knowledge, Cambridge : Havard university press,1985, notamment aux chapitres 1, 4, 7, 8 et 10, défend une théorie cohérentiste de la justificationde la connaissance empirique. Voir aussi : W. Sellars, “The structure of knowledge”, dans : H.-N.Castañeda (ed.), Action, knowledge, and reality : Essays in honour of Wilfrid Sellars, Indianapo-lis : Bobbs-Merrill, 1975 ; J.W. Blender (ed.), The current state of the coherence theory, Dordrechtet Boston : Kluwer, 1989 ; D. Davidson, “A coherence theory of thruth and knowledge”, dans : A.Malakowski (ed.), Reading Rorty, Cambridge, Mass. : B. Blackwell, 1990 ; L. Alcoff, Real knowing :New versions of coherence theory, Ithaca, N.Y. : Cornell university press, 1996. C’est dire que,contrairement à ce que prétend ici Russell, le cohérentisme épistémologique est encore très vivantet s’incarne sous des formes très variées. (Note de l’éd.)

7Voir W. James, Pragmatism : A new name for some old ways of thinking, New York :Longman, Green, 1907. Sur le pragmatisme, voir : A.J. Ayer, The origins of pragmatism,San Francisco Freeman, 1968 ; J. Murphy, Pragmatism : From Peirce to Davidson, Boulder :Westview press, 1990 ; R. Rorty, Consequences of pragmatism, Minneapolis : University ofMinnesota press, 1982 ; I. Scheffler, Four pragmatists, Londres : Routledge ans Kegan Paul,1974. (Note de l’éd.)

8Ces deux articles furent repris, comme Russell l’a indiqué au début du présent chapitre,dans son ouvrage Philosophical essays, 1910. (Note de l’éd.)

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de James, mais je n’ai jamais pu comprendre quel autre sens ces mots peuventavoir.

[11] A part les objections plus générales contre le point de vue selon lequelune croyance est rendue vraie par l’excellence de ses effets, il y a ce que j’auraispensé une difficulté tout à fait insurmontable. La voici : nous supposons quenous connaissons avant que nous connaissions si une croyance quelconque estvraie ou fausse, (a) quelles sont les effets de la croyance et (b) si ces effets sontbons ou mauvais. Je présume que nous pouvons appliquer le critère pragmatisteà (a) et (b) : quant à la question de savoir quels sont en fait les effets d’unecroyance donnée, nous allons adopter le point de vue qui “paye”, et, quant àla question de savoir si ces effets sont bons ou mauvais, nous allons adopterpareillement le point de vue qui “paye”. Il est clair que cela nous amène à unerégression sans fin. Comme je le disais dans une critique de James :

[12] La notion qu’il est très facile de connaître lorsque les consé-quences d’une croyance sont bonnes, si facile, en fait, qu’une théoriede la connaissance n’a pas besoin de tenir aucun compte d’une chosesi simple — cette notion, dois-je dire, me semble l’une des hypo-thèses les plus étranges qu’on puisse faire pour une théorie de laconnaissance. Prenons une autre illustration. Beaucoup d’hommesde la Révolution française étaient des disciples de Rousseau, et leurscroyances en ses doctrines eurent des effets d’une grande portée, quifont de l’Europe aujourd’hui un lieu différent de celui qu’elle au-rait été sans cette croyance. Si, dans l’ensemble, les effets de leurcroyance avaient été bonnes, nous devrions dire que leur croyanceétaient vraie ; si elle était mauvaise, qu’elle était fausse. Mais com-ment allons-nous trouver l’équilibre ? Il est presque impossible de dé-mêler ce qu’ont été les effets ; et même si nous pouvions nous assurerd’eux, notre jugement quant à la question de savoir s’ils avaient étébons ou mauvais dépendrait de nos opinions politiques. Il est certai-nement beaucoup plus facile de découvrir par une recherche directeque le Contrat social est un mythe que de décider si la croyancequ’on y a accordée a fait du mal ou du bien dans son ensemble.(Essais philosophiques, p. 135–6)

[13] A part de telles critiques purement théoriques de la définition prag-matiste de la “vérité”, il y en a d’autres d’une sorte plus pratique qui sont,peut-être, mieux faites pour séduire l’état d’esprit pragmatiste. La question desavoir quelles sortes de croyances auront de bonnes conséquences dans la vied’un individu est l’une de celle dont dépend souvent le gouvernement et la po-lice. Les croyances qui payent en Amérique sont désatreuses en Russie, et viceversa. Les croyances des nazis échouent à satisfaire au critère pragmatiste dela vérité parce que l’Allemagne a été battue dans la seconde guerre mondiale ;mais, si l’Allemagne avait été victorieuse, les pragmatistes devraient saluer lecredo nazi comme pragmatiquement “vrai”. Les pragmatistes rejettent de telsarguments en faisant allusion à la clause de James : “dans le long cours (run)et dans la totalité du cours (course)”. Je ne pense pas que cette clause amélioreréellement les choses. Les mahométants croyent que, s’ils meurent dans un com-bat pour la défense de la vraie foi, ils iront au paradis. Cette croyance, aussi loinque je puisse voir, a payé “dans le long cours et dans sa totalité”. Devons-nous,pour autant, la supposer vraie même si, en fait, le mahométant mort n’expé-

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rimente pas une telle félicité comme il s’y attendait ? S’il expérimente, en fait,une telle félicité, que devons-nous dire de la croyance contraire soutenue autre-fois par les chrétiens, selon laquelle, lorsqu’un disciple de Mahomet meurt, ilva tout droit en enfer ? Cette croyance était utile pour les chrétiens, mais il estimpossible que les croyances des deux parties puissent être en conformité avecles faits.

[14] A part les objections théoriques envers le pragmatisme, je pensais, il ya cinquante ans, avant l’ère des Guerres mondiales, — et l’histoire ultérieurel’a confirmé, — que, outre qu’il est théoriquement erroné, le pragmatisme est,comme philosophie, socialement désastreux. Je concluais ma critique du prag-matisme à cette époque comme suit :

[15] Les espoirs de paix internationale, comme l’achèvement d’unepaix intérieure, dépend de la création d’une force effective de l’opi-nion publique formée sur l’évaluation de ce qu’il y a de juste et demauvais dans les disputes. Ainsi, il serait trompeur de dire que ladispute est décidée par la force, sans ajouter que la force dépend dela justice. Mais la possibilité d’une telle opinion publique dépend dela possibilité d’un étalon de justice qui est une cause, non un effet,des souhaits de la communauté ; et un tel étalon de justice sembleincompatible avec la philosophie pragmatiste. Cette philosophie, parconséquent, bien qu’elle commence avec la liberté et la tolérance, dé-ploye, par une nécessité inhérente, l’appel à la force et l’arbitrairedes grands bataillons. Par ce déployement, elle devient égalementadaptée à la démocratie chez soi et à l’impérialisme en dehors. Decette façon, elle est de nouveau ici plus délicatement adaptée auxexigences du temps que toute autre philosophie qui a été inventéejusqu’à présent.[16] Pour résumer : Le pragmatisme fait appel à la tempérence del’esprit qui trouve à la surface de cette planète la totalité de son ma-tériel imaginatif ; qui se sent confiant dans le progrès, et inconscientdes limitations non-humaines au pouvoir humain ; qui aime le com-bat, avec tous les risques qui l’accompagnent, parce qu’il n’a aucundoute réel qu’il s’achèvera en victoire ; qui désire la religion, commeil désire les chemins de fer et la lumière électrique, comme un confortet une aide dans les affaires de ce monde, non pas comme un moyende se procurer des objets non-humains pour satisfaire la faim deperfection et de quelque chose à adorer sans réserve. Mais pour ceuxqui sentent que la vie sur cette planète serait une vie dans une pri-son sans les fenêtres vers un monde au-delà, plus grand ; pour ceuxpour qui la croyance en la toute puissance de l’homme semble arro-gante, qui désirent la liberté stoïcienne qui provient de la maîtrissesur les passions plutôt que la domination napoléonienne qui voit lesroyaumes de ce monde à ses pieds — en un mot, pour les hommes quine trouvent pas que l’Homme est un objet adéquat de leur adoration,le monde du pragmatiste semblera étroit et insignifiant, dérobant àla vie tout qui lui donne sa valeur, faisant l’Homme lui-même pluspetit en le privant de l’univers qu’il contemple de toute sa splendeur.(Essais philosophiques, p. 125–6)

[17] William James répondit à mes critiques dans un article intitulé “Deux

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critiques anglais”, publiés dans La signification de la vérité (1909). Il m’accu-sait, comme d’autres pragmatistes l’avait fait, de dénaturation ; et le fond decette accusation, comme celle des autres pragmatistes, était que je supposaisqu’il voulait dire (mean) ce qu’il disait. Dans cet article il admettait qu’il étaitplus facile de décider de la question de savoir si les papes avaient toujours étéinfaillibles que celle de savoir si les effets de le penser de la sorte avaient étéun bien, et il poursuit : “Nous n’affirmons rien d’aussi stupide que B. Russellsuppose”. Lorsque, toutefois, il explique ce qu’il veut dire (mean), il me paraîtencore plus stupide que ce que j’avais pensé qu’il voulait dire. Il dit que ce qu’ilveut dire n’est pas que les conséquences de la croyance sont bonnes, mais quecelui qui croit pense qu’elles seront. Il s’ensuit — et il en admet les conséquences— que si A croit une chose et B croit la chose opposée, A et B peuvent tous lesdeux croire véritablement. Il dit : Je puis admettre pour vrai que Shakespeareécrivit les pièces qui portent son nom, et je puis exprimer mon opinion à uncritique. Si le critique est à la fois un pragmatiste et un baconien, il verra clai-rement en qualité de pragmatiste que la mise en œuvre de mon opinion, étantdonné ce que je suis, la fait parfaitement vraie pour moi, tandis que, en qualitéde baconien, il continue à croire que Shakespeare n’a jamais écrit les pièces enquestion.” J’avoue que je trouve cette position inintelligible. Il me semble quesi “Shakespeare a écrit Hamlet” est vrai, il y a un temps durant lesquel Shakes-peare était assis, un stylo à la main, et écrivait certains mots ; mais, si Bacona écrit Hamlet, c’est Bacon qui a écrit ces mots. La question de savoir si l’uneou l’autre de ces situations s’est produite, est une question de fait, totalementindépendante de ce que quiconque vivant maintenant peut penser. Et si l’affir-mation à propos de Shakespeare est vraie, et [si] l’affirmation à propos de Baconest fausse, [alors] mon affirmation est vraie s’il y a une sorte de fait, et [elle est]fausse s’il y a un autre fait. Pour James, toutefois, la question de savoir ce quis’est passé lorsque Hamlet était en train d’être écrit est complètement dénuéd’importance ; la seule chose qui importe, ce sont les sentiments des critiquesd’aujourd’hui.

[18] J’ai mis en évidence ce qui me paraît encore découler de la doctrinede James, à savoir que l’affirmation que “A existe” peut être vraie au senspragmatiste même si A n’existe pas. Après la mort de James, je reçus sa copie demon article avec ses commentaire. Son commentaires sur cette affirmation étaitle seul mot “stupide !” Pour l’impression, il développa quelque peu ce mot. Il dit :“B. Russell rejoint maintenant l’armée de ceux qui informent leurs lecteurs que,selon la définition pragmatiste du mot “vrai”, la croyance que A existe peutêtre “vraie” même lorsque A n’existe pas. C’est la calomnie usuelle, répétéeà satiété par nos critiques.” Je suis tout à fait incapable de voir que c’est unecalomnie. J’irai plus loin et j’ajouterai ce que les pragmatistes peuvent considérercomme une calomnie pire. James était anxieux de trouver une façon de soutenirque l’affirmation “Dieu existe” est vraie sans sans se mêler de métaphysique,et ses intérêts étaient si exclusivement terrestres qu’il ne s’intéressait qu’auxconséquences terrestres de cette affirmation. La question de savoir s’il existe,en fait, un être tout puissant, en dehors de l’espace et du temps, qui ordonneavec sagesse le cosmos, ne l’intéressait pas, et ainsi il pensait, qu’en trouvantun argument pour prouver que l’affirmation “Dieu existe” est “vraie”, il avaitfait tout ce que la conscience religieuse devrait exiger. J’avoue que sur ce pointmes sentiments sont du côté du pape qui condamna le pragmatisme comme unmoyen insatisfaisant de défendre la foi religieuse.

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[19] J’ai écrit une critique ultérieure du pragmatisme en 1939, qui fut im-primée dans La bibliothèque des philosophes vivants, éditée sous la direction deSchilpp, dans le volume consacré à Dewey. Dewey répondit dans le même vo-lume. Je ne pense pas que ce que tant lui que moi y avons dit ajoute beaucoupà la discussion antérieure.

[20] Ma propre définition de la “vérité”, à cette époque antérieure, fut pu- première théorierussellienne de la

véritébliée comme dernier chapitre des Essais philosophiques. J’ai abandonné, plustard, cette théorie parce qu’elle reposait sur la conception selon laquelle la sen-sation est une occurence essentiellement relationnelle — conception qui, commeje l’ai expliqué dans un chapitre antérieur9, j’ai abandonné sous l’influence deWilliam James. La conception que je soutenais à cette époque peut être illus-trée le mieux par un exemple. Prenons une proposition telle que “Socrate aimePlaton” : si vous comprenez cette proposition, vous devez comprendre ses troismots constituants ; et je pense que comprendre les mots consiste en relations àce à quoi les mots veulent dire (mean). En conséquence, lorsque je crois “Socrateaime Platon”, il y a une relation à quatre termes entre moi, Socrate, l’amour etPlaton. Lorsque, en fait, Socrate aime Platon, il y a une relation à deux termes,entre Socrate et Platon. Dans ma croyance, l’unité du complexe repose sur larelation de croyance, dans laquelle l’amour n’entre pas comme une relation re-liante, mais comme l’un des termes entre lesquels la relation de croyance a lieu.Lorsque la croyance est vraie, il y a un complexe comprenant Socrate et Platon,reliée par la relation amour. C’est l’existence de ce complexe — comme je lesoutenais — qui confère la vérité au complexe dans lequel la croyance est la re-lation reliante. J’abandonnai cette théorie, à la fois parce que je cessai de croireau “sujet”, et parce que je ne pense plus qu’une relation puisse figurer d’unemanière signficative comme un terme, sauf lorsqu’une paraphrase est possibledans laquelle il ne figure pas de la sorte. Pour ces raisons, tandis que j’adhérais àmes critiques des théories moniste et pragmatiste de la vérité, je devais trouverune nouvelle théorie pour permettre le rejet du “sujet”.

[21] J’ai exposé cette théorie dans Une enquête sur les sens et la vérité. Une nouvelle théorierussellienne de la

véritégrande partie de ce livre est consacré à la signification des mots , et c’est seule-de la signification

des mots à lasignification des

phrases

ment après avoir traité ce sujet que j’en vins à la signification des phrases. Endescendant vers ce qui est primitif, il y a plusieurs étapes. Il y a d’abord laphrase ; puis ce qu’il y a de commun aux phrases dans les différentes languesqui disent toutes la même chose. Ce quelque chose, je l’appelle la “proposition”. phrase,

proposition etcroyanceAinsi, “César est mort” et “Caesar is dead”10 affirment la même proposition,

bien que les énoncés soient différents. Derrière la proposition, il y a une croyance.Les gens qui savent parler sont aptes à exprimer leurs croyances dans des énon-cés, bien que les énoncés aient d’autres usages en dehors de l’expression de lacroyance. Ils peuvent être employés de façon mensongère en vue de créer chezautrui une croyance que nous n’avons pas. Ils peuvent être également employéspour exprimer une commande, un désir ou une question. Mais du point de vuede la théorie de la connaissance et de la définition de la “vérité”, ce sont lesphrases exprimant une croyance qui sont importantes. La vérité et la faussetéappartiennent à la fois principalement aux croyances et, seulement de façon dé-rivée, aux propositions et aux énoncés. Les croyances, si elles sont suffisammentsimples, peuvent exister sans les mots, et il y a toute raison de supposer qu’elles

9A savoir le chapitre 12 du présent ouvrage, intitulé “Conscience et expérience”. (Note del’éd.)

10J’ai permuté ici l’anglais et le français. (Note de l’éd.)

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existent chez les animaux supérieurs. Une croyance est vraie si elle a une relationappropriée à un ou plusieurs faits, et elle est fausse lorsqu’elle n’a pas une tellerelation. Le problème de la définition de la “vérité” consiste, par conséquent,en deux parties : d’abord, l’analyse de ce qui est dit (mean) par “la croyance” ;et ensuite, le recherche de la relation entre la croyance et le fait qui rend lacroyance vraie.

[22] Une croyance, ainsi que je comprends le terme, est un état de l’orga-nisme n’impliquant aucune relation véritablement directe au fait ou aux faitsqui rendent cette croyance vraie ou fausse. Chez une personne qui connaît unelangue, toutes les croyances, à l’exception des plus simples, peuvent s’exprimeren mots, mais l’usage des mots n’est que l’un des états d’un organisme parlesquels une croyance peut être exprimée. Le cas le plus évident de cette sortede chose que j’ai à l’esprit est l’attente d’un événement notable dans le futurproche. Par exemple, si vous voyez une porte poussée par le vent et que vousattendez un claquement, tandis que vous l’attendez vous êtes dans un certainétat qui, si vous le mettez en mots, pourrait être exprimée par l’énoncé “il vay avoir un claquement”. Mais il est évident que vous pouvez avoir cette attentesans utiliser de mots à ce sujet. Je pense qu’on peut dire de façon généraleque l’état d’un organisme, qui est en train de croire quelque chose d’autre que état de croyance

sa présente condition actuelle, pourrait toujours, en théorie, être décrite sansmentionner le vérificateur de la croyance. Ceci est caché par le fait que lorsquenous mentionnons des mots nous sommes aptes à penser que nous mentionnonsce que les mots veulent dire (mean). Le caractère essentiel d’une croyance peutêtre vu facilement dans un tel cas comme celui que je viens de mentionner,lorsque vous attendez quelque chose dans le futur immédiat. Dans ce cas, vousavez dans le futur immédiat un sentiment qui pourrait être exprimé par les mots“Parfaitement” ou par les mots “Quelle surprise !”, selon que votre croyance estvraie ou fausse. Je pense qu’on peut dire, d’une façon générale, que la surpriseest un critère d’erreur, mais il n’est pas toujours possible d’appliquer ce critère.

[23] Dans cette recherche, j’ai essayé d’aller de ce qui est le plus simple, le plus stratégiephilosophique deRussell ; aller de

ce qui est simple àce qui est

complexe, de cequi est indéniable

à ce qui est plusdouteux, de ce quiest immédiat à ce

qui est complexe

primitif et le plus indiscutable vers les cas les plus difficiles, les plus complexes etles plus douteux11. J’aurais dû penser que cette façon de procéder (procedure)était la plus évidente à adopter sur des bases méthodologiques générales, maisje trouvai que la plupart des écrivains qui s’intéressaient à la définition de la“vérité” procédaient d’une manière tout à fait différente. Ils partent de ce quiest complexe et discutable, tel que la loi de la gravitation, l’existence de Dieuou la théorie quantique. Ils n’encombrent pas leurs têtes avec des faits (matterof fact) évidents, tels que “j’ai chaud”. Cette critique s’applique non seulement critique

russellienne dupragmatisme et du

positivismelogique

aux pragmatistes, mais également aux positivistes logiques. Les philosophes depresque toutes les écoles se refusent à étudier (investigate) notre connaissancedes faits particuliers, et ils préfèrent commencer leurs recherches avec notreconnaissance des lois générales. Je pense que c’est une erreur fondamentale quivicie la plus grande partie (most) de leur pensée.

[24] Pour ma part, j’essaie de partir, comme je viens de le dire, de ce qui est11Russell a développé cette stratégie d’analyse logique qu’il pratique systématiquement dans

la discussion des problèmes de philosophie, — stratégie qui est au cœur de sa philosophie del’atomisme logique et qui a inspiré la philosophie analytique, plus que l’empirisme du Cercle deVienne, que pour cette raison il critique — dans le chapitre 1 de La philosophie de l’atomismelogique (1919), traduit en français par J.-M. Roy dans le recueil Ecrits de logique philosophique,déjà cité. ((Note de l’éd.)

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le plus simple, le plus proche possible de l’immédiateté et le moins éloigné del’animal. Si je dis “j’ai chaud”, et qu’en disant ceci, j’exprime une croyance, lacroyance consiste dans un certain état temporel qui peut exister sans l’utilisationdes mots, mais qui, chez ceux qui possède le langage, suggère certains motspour “l’exprimer”. L’expérience a établi en moi une connexion causale entreune certain état corporel et le mot “chaud”. C’est à cause de cette connexionque les mots “j’ai chaud” deviennent une “expression” de mon état. Mais je puistrès facilement avoir chaud, et savoir que j’ai chaud, sans utiliser du tout desmots. En outre, les mots ne sont que la plus efficiente et la plus commode desnombreuses façons au moyen desquelles je puis “exprimer” mon état. Je puishaleter, je puis essuyer mon front en sueur, je puis me défaire de la moitié demes vêtements. De telles actions, comme l’action de dire “j’ai chaud”, indiquema condition. Dans un tel cas, il semble n’y avoir presque aucune possibilitéd’erreur. Je pourrais, bien sûr, venir d’avoir chaud après avoir eu froid, et ilpourrait y avoir alors une période de transition durant laquelle je ne serais passûr d’avoir chaud. Mais il est tout à fait clair que nous sommes parfois sûrsur un tel point. Cela s’applique généralement aux sensations fortes que nousremarquons. Si je vois un éclat de lumière, si j’entends un bruit violent ou si jesens une puanteur insupportable, je suis vraiment certain de remarquer le fait(occurence), et il ne peut y avoir aucun doute raisonnable qu’il a eu lieu.

[25] Mon abandon du caractère relationnel de la sensation m’a conduit àsubstituer “m’apercevoir de” (notice) à “accointance” (acquaintance)12. La plu-part des occurrences dans notre vie de sensations ne font pas l’objet d’uneaperception ; et lorsqu’ils ne font pas l’objet d’une aperception, elles ne sontpas des données pour la connaissance empirique. Si nous utilisons des mots àleur sujet, cela est une démonstration claire que nous nous en sommes aperçus ;mais habituellement nous nous apercevons de beaucoup de choses que nous nementionnons pas par des mots.

[26] Je distingue, dans une croyance, ce qu’elle “exprime” et ce qu’elle “in- ce qu’une croyanceexprime et ce

qu’elle indiquedique”. Ce qu’elle exprime est un état de moi-même ; ce qu’elle indique n’a pasbesoin de l’être. Mais, dans les cas les plus simples, tels que “j’ai chaud”, cequi est exprimé et ce qui est indiqué sont identiques. C’est pourquoi le risqued’erreur est ici au minimum. Dans ce cas le plus simple, nous utilisons le lan- le fondement de la

connaissanceempiriquegage, l’expression (utterance) des mots est causée par ce que les mots signifient :

quand je dis “chaud”, mon expression est causée par le fait que j’ai chaud. C’estle fondement (bed-rock) sur lequel toute connaissance empirique est fondée.

[27] En général, cependant, il n’y a pas de relation simple entre une expres-sion (utterance) et le fait qui la rend vraie, si elle est vraie. Si je dis “Césara franchi le Rubicon”, mon affirmation est vraie à cause d’un événement quis’est produit il y a longtemps. Je ne puis rien faire pour changer cet événementmaintenant ; et, si une loi était votée condamnant à la peine capitale de dire queCésar a franchi le Rubicon, cela n’aurait aucune quelconque portée sur la véritéde l’affirmation qu’il l’a franchi. La vérité de l’affirmation dépend d’une certaine relation d’une

croyance à un faitsorte de relation à un certain fait. J’appelle un fait qui rend vraie une affirma-tion son “vérificateur”. C’est seulement la sorte la plus simple d’affirmation qui vérificateur d’une

croyancea un seul vérificateur ; l’affirmation “tous les hommes sont mortels” a autant de12Russell définit l’accointance, notamment dans Problèmes de philosophie, chapitre 5,

comme une connaissance directe, immédiate, essentiellement, du moins au départ, des donnéessensorielles. Toute connaissance indirecte, essentiellement la connaissance par description, endérive. (Note de l’éd.)

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vérificateurs qu’il y a d’hommes. Mais qu’il y ait un seul vérificateur ou qu’il yen ait beaucoup, c’est toujours un fait, ou beaucoup de faits, qui rendent uneaffirmation vraie ou fausse selon le cas ; et le fait ou les faits concernés, saufdans une affirmation linguistique, sont indépendants du langage et peuvent êtreindépendants de toute expérience humaine.

[28] J’en viens maintenant aux croyances qui, si elles sont exprimées en mots, croyancesexprimées par une

quantificationimpliquent des mots tels que tout13, quelque, un14, ou le15. Prenons une phrasetelle que “j’ai rencontré un homme dans la lande”. Si cette phrase est vraie, ily a eu un certain (some one) homme défini que j’ai rencontré, et [le fait] que jel’ai rencontré est le vérificateur de ma phrase. Mais je puis savoir (know) quela phrase est vraie sans connaître (know) l’homme que j’ai rencontré. Ce queje sais dans un tel cas, je l’explique comme suit : Il y a un état exprimé par“j’ai rencontré A” et un autre état exprimé par “j’ai rencontré B”, où A et Bsont des hommes, et ainsi de suite en parcourant le catalogue entier de la racehumaine. Tous ces états ont quelque chose en commun. Ce qu’ils ont en communest exprimé dans les mots “j’ai rencontré un homme”16. Par conséquent, si j’airencontré mon ami Jones, la connaissance que j’ai rencontré un homme estune partie actuelle que la connaissance que j’ai rencontré Jones. C’est pourquoil’inférence de “Jones” à “un homme” est valide17.

[29] L’importance de cette sorte d’analyse concerne la compréhension des la compréhensiondes phrases qui

sortent des limitesde l’expérience

phrases qui vont au-delà des limites de l’expérience personnelle. Prenons une13Le mot tout ou tous (all) exprime la constante logique pour la quantification univer-

selle, mais celle-ci peut être exprimée également par les mots chaque (every) et n’importequel (any). Dans le chapitre 5 (“La dénotation”) des Principes des mathématiques (1903),Russell considérait que ces trois mots exprimaient des nuances dénotationnelles que sa théoriede la dénotation devait rendre. Mais, à partir de son article “De la dénotation” (1905), ilidentifie dénotationnellement ces trois mots, parce que le langage de la logique créé par Fregene permettait pas d’en faire des expressions formelles dénotantes non dénotationnellementéquivalentes. (Note de l’éd.)

14A partir de l’article de Russell, “De la dénotation” (1905), les mots quelque (some) etun (a) sont deux manières dénotationnellement équivalentes d’exprimer la constante logiquepour la quantification existentielle. Mais, dans le chapitre 5 (“La dénotation”) des Principesdes mathématiques (1903), Russell faisait une différence de dénotation entre les expressionsdénotantes “un a” et “quelque a”. Il identifie ces deux expressions par la suite, vraisemblable-ment parce que, comme pour le traitement de la quantification universelle que nous avons vudans la note précédente, la logique inventée par Frege n’avait pas été édifiée en vue de faireapparaître dans le langage de la logique des distinctions aussi subtiles. Sur ce point, il sembleque Russell n’ait point eu l’audace de créer une autre langue formelle pour la logique, qui au-rait étendu celle de Frege. Russell ne signale pas dans que dans des contextes de quantificationrelativisée, selon le cas, qui doit être décidé en fonction du sens de la phrase quantifiée, un peutvouloir un au moins, comme dans la phrase “un philosophe grec a bu la cigüe”, qui se traduitformellement, conformément à sa signification, par une quantification existentielle relativisée ;ou peut vouloir dire un quelconque, comme dans l’exemple “un philosophe est un homme quiaime la sagesse”, qui se traduit formellement, toujours conformément à sa signification, parune quentification universelle relativisée. (Note de l’éd.)

15Constante logique, non primitive car réductible formellement à la quantification existen-tielle et universelle, pour les descriptions définies. (Note de l’éd.)

16On voit dans cet exemple un reste, simplifié, de la théorie russellienne de la dénotation.Voir “De la dénotation” (“On denoting”) (1905), traduit en français dans le recueil de textesde Russell, Ecrits de logique philosophique “Epiméthée”, PUF, 1989. Traduction de J.-M.Roy. (Note de l’éd.)

17Autrement dit, de la phrase “j’ai rencontré Jones”, formellement R(a), dans laquelle figureun particulier comme sujet logique, i.e. comme argument de la fonction propositionnelle “j’airencontré x”, formellement R(x), on peut inférer logiquement la phrase “j’ai rencontré unhomme”, formellement (∃x)R(x), dans laquelle ne figure aucun terme d’individu. (Note del’éd.)

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phrase telle que “il y a des hommes que je n’ai jamais rencontrés”. Nous croyonstous que cette phrase est vraie. J’ai trouvé que même les solipsistes sont surprispar le fait qu’ils n’ont jamais rencontré un autre solipsiste. Le point importantest que dans la phrase “il y a des hommes que je n’ai jamais rencontré”, leshommes que je n’ai jamais rencontrés ne sont pas mentionnés individuellement.C’est déjà le cas avec la phrase plus simple “j’ai rencontré un homme” si en faitc’est Jones que j’ai rencontrés. Bien que Jones soit le vérificateur de mon affirma-tion, mon affirmation ne fait pas allusion à lui, et [il en va] pareillement quand jedis “il y a des hommes que je n’ai jamais rencontré”. Il n’est pas nécessaire, quece soit pour la compréhension de cette affirmation ou pour la connaissance desa vérité, que je devrais être capable de donner une quelconque (any) instanced’un homme que je n’ai jamais rencontré. Des affirmations au sujet de “il y a”ou “quelque” assertent moins que les énoncés que l’on obtient par substitutionde quelque personne ou de quelque chose particulière ; et c’est pour cette raisonqu’elles peuvent être connues lorsqu’aucune phrase substituant quelque chose dedéfini n’est connu. Nous sommes tous tout à fait certains que nous connaissons,non seulement qu’il y a des gens que nous n’avons jamais rencontré, mais qu’il ya des gens dont nous n’avons jamais parlé et dont nous n’entendrons jamais par-ler. Nous ne pouvons pas donner une instance d’une quelconque telle personne,mais nous pouvons, néanmoins, connaître l’assertion générale qu’il y a de tellespersonnes. Je trouve que beaucoup d’empiristes s’égarent sur ce point et pensentqu’il est impossible que nous pourrions connaître qu’il y a des choses de telle outelle sorte, à moins que nous puissions donner au moins une instance d’une tellechose. Cette opinion, si elle est admise (entertain) sérieusement, conduit à desparadoxes tout à fait intolérables et ne peut être tenue que par ceux qui n’ontpas réussi à remarquer ces paradoxes.

[30] Il est important de réaliser que le fait ou les faits par lesquelles uneaffirmation est vérifiée n’ont pas besoin d’avoir une forme logique ayant unequelconque relation étroite avec la forme logique de l’énoncé. La forme la plussimple de ceci est la disjonction. Supposons que je vois un volcan et que jecroie que “c’est soit l’Etna soit le Stromboli”, et supposons que ma croyancesoit vraie ; ce qui vérifie mon affirmation est le fait que c’est l’Etna ou bien lefait que c’est le Stromboli. Ainsi la relation d’une disjonction à son vérificateurest moins directe que la relation de la moitié vraie de la disjonction à sonvérificateur. La même sorte de chose s’applique aux affirmations contenant lemot “quelque” ou le mot “un”. Dans toutes les phrases de cette sorte, il y a unterme général tel que “homme”, et nous pouvons comprendre ce terme au sensoù nous remarquons ce qu’il y a de commun aux phrases “j’ai rencontré A”, “j’airencontré B”, etc., où A et B sont des hommes divers. C’est au moyen de cettesorte de mécanisme que nous passons au-delà des limites des particuliers dontdont avons l’expérience, bien que nous devions avoir appris par l’expérience lasignification des termes généraux tels que “homme”, qui sont utilisés dans desaffirmations générales dont nous ne pouvons donner d’instances particulières.

[31] Pour résumer : C’est principalement les croyances et seulement de façondérivée les phrases qui ont la propriété d’être vraies ou fausses, selon le cas. Unecroyance est un fait qui a ou qui peut avoir une certaine relation à un autrefait. Je puis croire qu’aujourd’hui c’est jeudi tant un jeudi qu’en d’autres jours.Si je le crois un jeudi il y a un fait — à savoir qu’aujourd’hui c’est jeudi —auquel ma croyance a une certaine relation distinctive. Si je crois la même choseun autre jour de la semaine, il n’y a pas de tel fait. Lorsqu’une croyance est

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vraie, j’appelle le fait en vertu duquel elle est vraie son “vérificateur”. De façonà compléter cette définition, nous devons être capable, étant donné la croyance,de décrire le fait ou les faits, s’ils existent, qui rendent la croyance vraie. C’estune longue entreprise parce que la sorte de relation qui peut subsister entre unecroyance et son vérificateur varie selon le caractère de la croyance. Le cas le plussimple de ce point de vue est celui d’une image-mémoire complexe. Supposonsque je visualise une pièce familière et que dans mon image visuelle il y a unetable entourée de quatre chaises, et supposons qu’en entrant dans la pièce jevoie la table et les quatre chaises ; ce que je vois est le vérificateur de ce quej’ai imaginé ; l’image-mémoire avec la croyance a une sorte de correspondanceétroite et évidente avec la perception qui la vérifie. Mettons la chose dans lestermes les plus simpes schématiquement : J’ai (disons) une mémoire visuelle, nonverbale, de A à gauche de B, et en fait A est à gauche de B. La correspondancedans ce cas est tout à fait directe et simple (straightforward). L’image de Aest comme A, l’image de B est comme B, et la relation “à gauche de” estla même dans l’image et dans le vérificateur. Mais dès que nous utilisons desmots, ce type le plus simple de correspondance devient impossible, parce quele mot pour une relation n’est pas une relation. Si je dis “A précède B”, maphrase est une relation entre trois mots, tandis que ce que je veux asserterest une relation entre deux choses. La complexité de la correspondance croîtdavantage avec l’introduction de mots logiques tels que “ou”, “non”, “tout” et“quelque”. Mais, bien que cette complexité soit accrue, le principe reste le même.Dans La connaissance humaine, je concluais la discussion de la vérité et de lafausseté avec la définition suivante : “Toute croyance qui n’est pas seulement uneincitation à l’action est dans la nature d’une image, combinée avec un sentimentde oui ou un sentiment de non ; dans le cas d’un sentiment de oui, elle est vraies’il y a un fait ayant vis-à-vis du tableau la sorte de similarité qu’un prototypea vis-à-vis d’une image ; dans le cas d’un sentiment de non, elle est “vraie” s’iln’y a pas de tel fait. Une croyance qui n’est pas vraie est appelée “fausse” (p.170)18

[32] La définition de“ la vérité” ne fournit pas, d’elle-même, une définitionde “la connaissssance”. La connaissance consiste en certaines croyances vraies,mais pas toutes. L’exemple type du contraire est celui d’une horloge qui s’estarrêtée mais dont je crois qu’elle marche et lorsqu’il se trouve que je la regarde,par hasard, elle indique l’heure juste. Dans ce cas, j’ai à ce moment une vraiecroyance, mais pas une connaissance19. La question de savoir ce qui constituela connaissance est, toutefois, un très vaste sujet, que je n’ai pas l’intention detraiter dans le présent chapitre20.

[33] La théorie de la vérité développée dans Une recherche du sens et de théorie de lavérité-

correspondancela vérité est fondamentalement une théorie de la correspondance — i.e. que,lorsqu’une phrase ou une croyance est “vraie”, elle est telle en vertu de quelquerelation à un ou plusieurs faits ; mais la relation n’est pas toujours simple, et ellevarie à la fois en fonction de la structure de la phrase concernée et en fonction dela relation de ce qui est asserté à l’expérience. Bien que cette variation introduisedes complexités inévitables, la théorie vise à une adhésion au sens commun aussi

18Voir p. 191 de la traduction française, op. cit.. (Note de l’éd.)19Cet exemple est traité dans La connaissance humaine, p. 191 de l’édition française. (Note

de l’éd.)20Ce sujet est traité succintement dans La connaissance humaine, au chapitre 12, section

D, aux pages 191–195 de la traduction française, déjà citée. (Note de l’éd.)

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proche que dans n’importe quelle manière compatible avec l’action d’éviter uneerreur démontrable. »

[B. Russell, Mon développement philosophique, 1959, chapitre 15.Traduction : G. Lelièvre. La totalité de l’ouvrage a été traduit enfrançais par Georges Auclair sous le titre Histoire de mes idées phi-losophiques, “Tel”, Gallimard, 1961.]

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