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Armée de terre : « Au contact » RDN Jean-Pierre Bosser Chef d’état-major de l’Armée de terre Jean-Yves Dominguez Arnaud Sainte-Claire Deville Frédéric Servera Religions et conflits Mustapha Benchenane Anna Dolya Fanny Lutz Jean-Jacques Pérennès Revue Défense Nationale - mai 2015 Économie de défense Jean Belin Christian de Boissieu Julien Malizard Olivier Martin Hélène Masson Valérie Mérindol David W. Versailles

Armée de terre : « Au contact

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Armée de terre :« Au contact »

RDN

Jean-Pierre BosserChef d’état-major de l’Armée de terre

Jean-Yves DominguezArnaud Sainte-Claire DevilleFrédéric Servera

Religions et conflitsMustapha BenchenaneAnna DolyaFanny LutzJean-Jacques Pérennès

Revue Défense Nationale - mai 2015

Économie de défenseJean BelinChristian de BoissieuJulien MalizardOlivier MartinHélène MassonValérie MérindolDavid W. Versailles

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Santé, prévention, accompagnement social

La protection santé du militaire ne s’improvise pas

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Unéo, la mutuelle santé des forces arméesMilitaires en activité, en reconversion, réservistes, retraités, seuls

ou en famille, en France et à l’étranger… Mutuelle créée par et pour

les militaires, Unéo propose une protection santé complète à l’ensemble

de ses adhérents. Remboursement, assistance, prévoyance,

garanties spécifiques militaires, Unéo s’engage pour faciliter l’accès

à des soins de qualité pour chacun, en maitrisant son budget.

Un engagement validé chaque année par le ministère de la Défense.

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L’accélération du temps stratégique avec la multiplication des crises, tant à l’Est del’Europe qu’au Sud, oblige la France à revoir ses choix en matière de défense. La Loide programmation militaire 2014-2019 est en cours d’actualisation avec la prise en

compte notamment des leçons des attentats terroristes de janvier, ayant emmené les arméeset principalement l’Armée de terre, à projeter jusqu’à 10 000 soldats dans des délais trèscourts sur le territoire national. L’opération Sentinelle – prolongeant Vigipirate – s’inscritdésormais dans la durée et impose de nouvelles contraintes aux forces en exigeant beaucoupde disponibilité et d’abnégation pour les troupes ainsi déployées.

L’Armée de terre s’est engagée dans une nouvelle étape de sa transformationpour répondre à ces défis, en renforçant ses capacités d’action et en adaptant sa chaîne decommandement pour être plus efficace, plus lisible et en s’appuyant sur une maturité opé-rationnelle reconnue et démontrée au quotidien dans les théâtres d’opération. Après desmois d’études et de travaux préparatoires, le temps de la présentation du projet est enfinarrivé, engageant toute l’Armée de terre pour les années à venir et en s’inscrivant dans unedémarche résolument interarmées.

Après le numéro de mars consacré à la transformation du ministère de la Défense,la RDN a le privilège de proposer un dossier majeur sur ce projet Armée de terre, ouvert parle général d’armée, J.-P. Bosser, son chef d’état-major. « Au contact » va ainsi orienter lesefforts de tous pour permettre à nos forces terrestres et à leur environnement de répondreaux multiples défis posés par un monde en pleine mutation, où la violence est redevenue unmode de relation entre États, sociétés, religions et entités en proie au chaos géopolitique.

Les récents succès du Rafale en Égypte et en Inde, la vente d’une Fremm ou le choixpar la Pologne de l’hélicoptère de transport Caracal illustrent combien les industries dedéfense sont stratégiques et vitales pour l’économie de notre pays. Le choix d’armementsfrançais ou européens est la résultante – malgré quelques échecs spectaculaires – de décen-nies d’efforts, de restructurations, de modernisation, sous la conduite de la DGA, alors quela concurrence, en particulier américaine, ne cesse de s’accroître. Sans une économie dedéfense forte, l’autonomie stratégique française serait un leurre.

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la barbarie – qui n’ajamais cessé – accentue les clivages, quitte à instrumentaliser des fondements des civilisa-tions, comme les religions. S’agit-il alors d’un retour aux guerres de religion ? Ou d’une inca-pacité des peuples à comprendre le religieux comme facteur d’unité et non de division ? Àl’heure où nos forces sont engagées contre Daech et ses affidés, il est essentiel de poursuivrel’analyse de cette conflictualité pour pouvoir mieux y faire face et éviter de tomber dans lepiège d’un choc des civilisations.

Jérôme Pellistrandi - Directeur de la rédaction

Éditorial

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Économie de défense

Pourquoi une chaire Économie de Défense ?CHRISTIAN DE BOISSIEU, OLIVIER MARTIN

L’économie de défense est un enjeu stratégique pour la France. La compréhension de cette problématique aincité l’IHEDN à créer une chaire avec des partenaires industriels de premier ordre pour pouvoir dévelop-per la recherche et les études dans un secteur vital tant pour notre défense que pour notre économie.

Les entreprises françaises de défense : caractéristiquesJEAN BELIN

Les entreprises françaises de défense jouent un rôle majeur dans notre économie, avec des caractéristiques etdes exigences propres, avec l’État comme acteur régulateur et client. La connaissance de ce secteur est indis-pensable pour en comprendre les enjeux.

L’innovation comme facteur de croissanceJULIEN MALIZARD

L’industrie de défense en France est confrontée à une exigence permanente d’innovation pour conserver unecapacité stratégique face à une concurrence croissante. Les grands groupes industriels se sont engagés avecconviction dans cette perspective.

Profil des principaux fournisseurs européens d’équipements de défenseHÉLÈNE MASSON

Les grandes entreprises européennes de défense poursuivent un processus d’adaptation à un marché euro-péen en contraction mais en expansion à l’international avec une concurrence accrue et une recherche d’unemeilleure rentabilité.

SommaireMAI 2015

L’Armée de terre « Au contact »JEAN-PIERRE BOSSER

L’Armée de terre est dans un processus permanent d’adaptation aux enjeux stratégiques. S’appuyant sur lamaturité de ses soldats et l’expérience opérationnelle acquises, le nouveau modèle « Au contact » lui per-mettra d’être plus efficace et de répondre à l’accroissement des menaces pour défendre les Français.

Des forces terrestres au contactARNAUD SAINTE-CLAIRE DEVILLE

Les forces terrestres vont poursuivre leur adaptation en recherchant de nouvelles capacités d’employabilitéet en simplifiant les structures de commandement pour leur donner plus de réactivité et de cohérence faceà des missions toujours plus complexes et nombreuses.

Évolution du MCO des matériels terrestresJEAN-YVES DOMINGUEZ

Le maintien en condition opérationnelle est un enjeu majeur pour l’Armée de terre alors que le rythme desopérations a accéléré le rythme d’usure des équipements. Une nouvelle approche de la maintenance s’inscritdans le projet « Au contact ».

Une RH au contact et une RH de contact !FRÉDÉRIC SERVERA

La réussite du projet « Au contact » passe par la valorisation de la fonction RH essentielle car le soldat estau cœur de l’Armée de terre. En donnant au chef cette responsabilité de gestion et de valorisation deshommes et des femmes, la RH participe directement à l’efficacité opérationnelle.

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Pour contrer le terrorisme, renforçons nos services de renseignementCHARLES DE BONY DE LAVERGNE

Face aux menaces terroristes, la France dispose d’une stratégie nationale du renseignement. Cependant, pouraller plus loin, le législateur doit autoriser ses services de renseignement à être plus intrusifs avec l’enjeu detrouver un équilibre entre sécurité collective et respect des libertés individuelles.

L’engagement de l’UE au Sahel :stratégie cohérente ou rafistolage politique ?

TIMO KAUFMANNEn mars 2011 dans la « Stratégie de l’UE pour la sécurité et le développement dans la région du Sahel »,l’UE préconise une approche globale en vue de promouvoir la prospérité et la sécurité de la région du Sahel.Voici un aperçu de la stratégie et des possibilités d’extension à l’ensemble de la bande sahélo-saharienne.

Prises d’otages : le jeu politiqueMICHEL KLEN

Les prises d’otages deviennent des pratiques courantes dans les conflits actuels, obligeant les États concernésà trouver de nouveaux modes d’action pour répondre à des événements très anxiogènes et pouvant tournertrès vite au drame.

La dualité comme moyen de repenser la position stratégique des firmesVALÉRIE MÉRINDOL, DAVID W. VERSAILLES

Les entreprises du secteur défense valorisent les approches duales permettant de mieux capitaliser sur descompétences et des synergies entre marchés civils et militaires, dans une logique de meilleure efficience etd’accroissement des seuils de rentabilité.

Repères - Opinions

Religions et conflits

Islam et conflits : entre interprétations et confusionMUSTAPHA BENCHENANE

L’Islam est en crise profonde, entraînant une spirale de violence touchant à la fois les musulmans dans leurdiversité mais aussi les Occidentaux, obligeant à trouver ensemble une voie de dialogue responsable.

Le judaïsme dans le discours stratégique israélienFANNY LUTZ

La dimension religieuse tient une place particulière dans la conception de la stratégie israélienne avec uneapproche qui a largement évolué depuis la création de l’État d’Israël pour renforcer une dimension aujour-d’hui exclusivement sécuritaire.

Les Coptes d’Égypte au défi de la citoyennetéJEAN-JACQUES PÉRENNÈS

L’Égypte vit depuis 2011 un processus de transformation politique marqué par une aspiration démocratique.Cela a permis aux chrétiens – moins de 10 % de la population – pâtissant depuis trente ans de la montée del’islam politique, d’être des citoyens à part entière, ce que semble soutenir le président Abdel Fattah al-Sissi.

L’Église orthodoxe russe au service du KremlinANNA DOLYA

L’Église orthodoxe russe est devenue un partenaire majeur pour le Kremlin, partageant une même approchede la Russie, au risque de déstabiliser les orthodoxes notamment en Ukraine, ceux-ci refusant au Patriarchede Moscou de s’immiscer dans la politique intérieure.

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125 François Clemenceau : Hillary Clinton de A à ZBernard Boëne : Les sciences sociales, la guerre et l’arméeRoland Jacquard et Atmane Tazaghart : Les testaments secrets de Ben LadenGénéral Gilbert Forray : La défense française face à la montée des périlsFrançois Garde : La baleine dans tous ses états

Chronique - Recensions

Retrouvez les billets : Le Cadet : « Normandie-Niémen », p. 120

L’Épine : « Le vacillement du château de cartes », p. 124

Les territoires informationnels, enjeux de conquête du cyberespaceBERTRAND LAUTURE

Les débats sur le cyberespace insistent souvent sur ses menaces et sa description technique. L’essentiel résidecependant dans son contenu informationnel. Le concept de territoire informationnel, créé par l’École deguerre économique, est un outil de compréhension prometteur.

Bien plus que la seule conscription au cœur du système suisseGIAN DOMENICO CURIALE

Afin de sauvegarder le modèle de conscription actuel, qui prévoit une période d’entraînement annuelle,l’armée suisse est prête à revoir la durée de sa formation. Cette période d’absence du milieu professionnel, indis-pensable à la cohérence du système de défense, est perçue comme une contrainte par les milieux économiques.

La Bundeswehr est-elle à mettre à la casse ?TANCRÈDE WATTELLE

La Bundeswehr, porteuse d’un héritage complexe, poursuit sa mutation dans un contexte contradictoireentre une opinion publique plutôt hostile aux interventions et une exigence internationale demandant àl’Allemagne d’être plus active militairement sur la scène internationale.

Hobbes n’a pas dit son dernier motTANGUY STRUYE DE SWIELANDE, DOROTHÉE VANDAMME

Une réflexion sur la notion de puissance reste indispensable alors que la fragmentation actuelle du mondesemble remettre en cause les modèles traditionnels, remettant en premier plan l’affrontement d’intérêts sou-vent opposés et amenant à la violence.

Réflexions sur l’évolution des pensées militaires dans l’antiquité chinoiseZHIMIN WANG

La pensée militaire qui est née et s’est construite dans la Chine ancienne durant plus de vingt siècles est deve-nue une référence universelle utile aux stratèges d’aujourd’hui. S’intéresser à la genèse des concepts chinoisde « l’art de la guerre » est donc nécessaire, pour mieux les comprendre et se les approprier.

Le centenaire de la bataille des DardanellesANA POUVREAU

La bataille de Dardanelles en 1915 a vu la mort d’environ 27 000 soldats français. Or, l’histoire nationale aocculté cette campagne, alors même qu’elle a joué un rôle central, y compris sur le plan de la politique inté-rieure anglaise.

Programme de la RDN en ligne, p. 136

Histoire militaire - L’opération britannique de Suez : un échec programmé

CLAUDE FRANC

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L’Armée de terre « Au contact »Jean-Pierre Bosser

Général d’armée. Chef d’état-major de l’Armée deterre.

Puisque toute politique militaire doit être fondée sur les réalités stratégiquesdu monde, il est indispensable pour une armée de reconsidérer périodique-ment les réalités de son temps. Cette démarche est d’abord vitale pour

conserver son tranchant au fil de son épée. Elle est aussi constitutive de la penséemilitaire. Analyser l’environnement et l’ennemi, définir les buts de guerre, recen-ser les moyens pour les atteindre, c’est ainsi que le chef militaire élabore saréflexion. La méthode est immuable. Le contexte dans lequel elle s’applique évolueconstamment. Les champs sur lesquels elle s’exerce sont, quant à eux, de plus enplus vastes, complexes et immatériels. C’est d’ailleurs ce qui rend la nécessité del’exercice aussi absolue.

L’adaptation fait partie du code génétique de l’Armée de terre. Encore faut-il voir loin et convaincre les sceptiques. Comme l’écrit le lieutenant-colonelCharles de Gaulle en 1934, il faut vouloir refuser « l’armée de nos habitudes pourconstruire celle de nos besoins », imaginant alors une armée mécanisée et demétier… À la fin de la décolonisation, la mécanisation accompagnera effective-ment la dissuasion. Une armée majoritairement de conscrits, formant le corps demanœuvre blindé-mécanisé, assurera alors la défense du sanctuaire national. Plustard, en écho à la disparition des menaces aux frontières, l’armée de métier répon-dra au besoin d’intervenir au loin, pour assurer la défense de l’avant. L’évolutionest bien permanente et l’Armée de terre d’aujourd’hui hérite de celle forgée hier pardes chefs inspirés dont il faut saluer la clairvoyance.

Vingt ans après la professionnalisation, considérant les évolutions qui sedessinent sous ses yeux, l’Armée de terre refait aujourd’hui le choix de la remise enquestion pour rester fidèle aux obligations qui la lient à la Nation.

Dès mon arrivée à la tête de l’Armée de terre, j’ai pris le parti de nous diri-ger vers une nouvelle armée. Ce nouveau modèle baptisé « Au contact » est celuid’une nouvelle offre stratégique. Avec lui, l’Armée de terre revendique ce qui lacaractérise le mieux : le contact, avec les Français, avec l’adversaire, avec les réalités.Conçu voilà huit mois à partir d’une analyse de la menace tragiquement vérifiéepar les faits depuis, il anticipe les enjeux portés par l’augmentation des dangers surle territoire national et l’accroissement des incertitudes géopolitiques. Avec cemodèle, qui a été approuvé par le chef d’état-major des armées et par le ministre

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de la Défense, l’Armée de terre fait aussi le choix audacieux d’une organisation plussouple, apte à se reconfigurer au gré des besoins opérationnels et des contingenceséconomiques du moment. De surcroît, elle exploite les atouts dont elle hérite : samaturité, la valeur et la polyvalence de ses soldats, la différenciation de ses capacités.

S’adapter à l’évolution du monde

Pour bien comprendre les raisons de ce changement, qu’observe-t-on del’évolution du monde qui nous entoure ?

Depuis vingt-cinq ans, la diminution de l’effort de défense, en France, etde façon plus généralisée en Europe, nous amène collectivement en matière desécurité à un niveau seuil. Les conséquences de cette réduction ininterrompue duformat de nos armées sont aggravées par l’état actuel du modèle « terre ». Datantde 2008, lui-même hérité d’une organisation remontant en fait à la guerre froide,il a atteint ses limites, n’offrant plus aucune marge d’évolution possible.

Or, au moment où nos capacités militaires sont taillées au plus juste, dansun monde où l’utilité de la force reste une réalité et où une part importante duglobe réarme, l’imprévisibilité du monde nous rappelle à l’ordre ! Les menaces dela force et les risques de la faiblesse décrits dans le Livre blanc de 2013 demeurent.C’est l’échelle de la menace qui évolue et avec elle l’ampleur de nos engagementsopérationnels. Le cœur de notre pays est désormais directement visé. La mouvancedjihadiste transnationale perce un nouveau front sécuritaire, sur notre sol. Aubilan, jamais la sécurité à l’intérieur et la défense à l’extérieur n’ont été aussi imbri-quées. La défense contenant la menace hors des frontières, est désormais indisso-ciable de la défense du territoire, (re)devenue indispensable pour protéger nosconcitoyens, finalement contre le même ennemi.

Au passage, nous aurions tort de rétrécir notre vision stratégique aux strictscontours de nos seules frontières. Le continuum sécurité-défense se joue à Paris età Gao. Notre meilleur atout est que nous avons aujourd’hui le même soldat à Parisqu’à Gao : aussi bien formé et résolu à remplir sa mission, coûte que coûte. C’estune force à préserver. Il faut donc disposer des hommes, et des moyens, pourconduire à la fois des opérations extérieures à l’intensité croissante et des opérationssur le territoire national dont nous ne connaissons pas aujourd’hui les évolutions.Conserver l’éventail complet des capacités est indispensable : l’entrée en premier,l’autonomie tactique, la différenciation constituent des principes structurants. Nepas baisser la garde implique aussi de renforcer l’action des forces terrestres surnotre sol. C’est le sens du déclenchement le 12 janvier 2015 du contrat de protec-tion qui mobilise en ce moment 10 000 soldats de l’Armée de terre, dont 7 000déployés dans l’hexagone.

J’ajoute que la capacité dont notre pays dispose encore de pouvoir engagerphysiquement ses soldats, au péril de leur vie, au contact de l’ennemi, où qu’il se

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trouve, constitue un signal politique fort de sa détermination et contribue à asseoirson rang sur la scène internationale. Je ne crois pas dans la survie d’une nation quin’aurait plus la volonté ou la force de combattre ceux qui menacent ses intérêtsvitaux et qui cherchent à détruire ses valeurs fondamentales, le combat serait-il àlivrer à 4 000 kilomètres de distance.

La simultanéité de l’ensemble des engagements permet de mesurer ce quela notion de taille critique signifie pour l’Armée de terre ! La coïncidence des inter-ventions extérieures avec les missions de protection intérieure la sollicitent à unniveau inédit, établissant les limites de son format. La réalité dans ce domaine estcomptable. Entre 2009 et 2014, 20 000 postes ont été supprimés. L’Armée de terrene peut poursuivre sur ce chemin car j’imagine mal qu’un pays comme le nôtre nepuisse plus disposer d’une Force terrestre suffisante pour pouvoir simultanémentassumer le premier de ses devoirs envers sa population ainsi que ses responsabilitésdans le monde. Observons que la décision présidentielle de surseoir aux déflationsmontre que l’état de la menace et l’ampleur de la crise justifient une forme deremontée en puissance.

Par ailleurs, la nature des opérations évolue. L’ennemi profite des zonesgrises pour prospérer et alimenter ses ambitions internationales. Disposant decapacités militaires lui permettant d’imposer sa loi localement, sa furtivité le renddifficilement saisissable. Ses réseaux étendus le connectent à une mouvance plusvaste qui alimente les filières djihadistes dans le monde, y compris en France.Contraintes d’exploiter des fenêtres de vulnérabilités de plus en plus brèves, tou-jours plus ciblées, les opérations renforcent le besoin de synergie entre renseigne-ment et mobilité, entre opérations spéciales et conventionnelles. Elles révèlent unbesoin accru en capacité comme les forces spéciales, l’aérocombat, le renseigne-ment, la cyberdéfense. Le besoin d’intégration interarmes, interarmées et interna-tionale est croissant. Il incite à rapprocher l’entraînement et l’engagement. Dansle même temps, elles encouragent la subsidiarité du commandement et l’autono-mie des échelons tactiques. Enfin, la force dimensionnée au plus juste pour des rai-sons de coût doit en retour disposer d’une logistique qui garantit une disponibilitétotale.

Le dernier point qui explique le chemin vers un nouveau modèle est lié àla modernisation des politiques publiques. Depuis 2008, ce processus s’est traduitpar un double mouvement de mutualisation et d’interarmisation. Au sein desarmées, le management devient plus collégial. La concentration des ressourcesnécessite, pour en tirer le meilleur parti, des échanges plus fluides entre les acteursdu ministère. La gouvernance doit être plus resserrée en interne pour mieux pilo-ter l’activité et plus ouverte vers l’extérieur pour alimenter un dialogue de directionplus efficace. L’enjeu réside bien dans la performance dont l’Armée de terre abesoin pour former, entraîner et équiper ses soldats, en s’assurant qu’ils disposentdes conditions de vie et d’exercice du métier qu’ils méritent.

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Un nouvel élan

Toutes ces réflexions m’ont incité à donner à l’Armée de terre un nouvelélan afin de bâtir un modèle suffisamment malléable pour traverser la prochainedécennie. En voici les grandes lignes.

Évolution ne signifie pas révolution. L’homme restera donc le cœur battantde l’Armée de terre. Le régiment demeurera sa référence car l’autorité incarnée parle chef de corps, l’histoire que porte le drapeau et l’attachement des soldats à leurgarnison restent constitutifs de notre identité. Le régiment, c’est l’empreinte terri-toriale de l’Armée de terre à laquelle je suis très attaché.

Élaboré pour répondre aux besoins opérationnels émergents sur les théâtresd’opérations extérieures comme sur le territoire national, « Au contact » rééquili-brera la contribution de l’Armée de terre aux différentes fonctions stratégiquesentre intervention, protection et prévention. Il s’intègre dans le plan de transfor-mation des armées.

« Au contact » fait le choix d’une organisation plus lisible qui resserrera lecommandement au niveau stratégique pour le recentrer sur ses fonctions deconception et de décision. Il en confiera la responsabilité à une chaîne plus verti-cale pour en simplifier l’exercice, et plus déconcentrée pour encourager la subsi-diarité. Il adoptera une architecture structurée autour de trois piliers principaux :celui des ressources humaines, celui des forces opérationnelles et celui de la mainte-nance des matériels.

Au centre du modèle, les forces seront articulées autour de six commande-ments : territoire national, forces spéciales, aérocombat, force interarmes Scorpion,formation-entraînement interarmes et commandements spécialisés (renseigne-ment, systèmes d’information, logistique, maintenance des forces). Chacun fédé-rera sous une autorité unique, de niveau divisionnaire, les moyens dont il a besoin,redonnant de la vigueur au principe « un chef, une mission, des moyens ». Cettenouvelle organisation simplifiera le fonctionnement interne, elle garantira unemeilleure performance d’emploi des ressources et facilitera les relations avec les par-tenaires de l’Armée de terre. Le niveau divisionnaire constituera un facteur decohérence entre la préparation opérationnelle et l’engagement, entre la projectionextérieure et les missions intérieures.

Le commandement du territoire national sera créé pour concevoir, prépa-rer et accompagner l’engagement des forces terrestres sur le territoire. L’Armée deterre veut être force de proposition en réfléchissant avec quels moyens et pourquelles missions elle pourrait mieux y agir. Il y a là un vaste champ éthique, juri-dique, conceptuel et doctrinal que nous explorons pour proposer une offre de ser-vice adaptée aux nouveaux enjeux.

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Je souhaite également rendre les forces spéciales encore plus facilementemployables et surtout renforcer leur coordination avec les forces conventionnelles.Cet effort s’inscrit dans l’esprit du Livre blanc de 2013. Il densifie le cœur de métierdes unités spéciales et augmente leurs moyens d’action.

Le commandement aéromobile optimisera la combinaison des hélicoptèresavec le reste du milieu aéroterrestre. Il assurera l’interface avec l’interarmées etl’interministériel. Il sera le garant de la sécurité des vols, de la navigabilité, dumaintien en condition des hélicoptères, de la formation des pilotes et de l’outilconsacré à la troisième dimension : la brigade d’aérocombat. Concentrant tous leshélicoptères de l’Armée de terre, elle sera capable de faire manœuvrer des unités decontact et de mener des opérations autonomes dans la troisième dimension.

Structurée par la nouvelle génération des équipements Scorpion, la forceinterarmes Scorpion sera articulée en deux divisions identiques et six brigades inter-armes densifiées : deux brigades de haute intensité, deux brigades médianes (amphi-bies) et deux brigades légères (aéroportée et alpine). Elle renforcera la continuitéentre la formation et l’entraînement, en rapprochant les deux. Elle tirera son effi-cacité de son association avec l’aérocombat. Elle bénéficiera d’une maintenancerénovée qui optimisera l’emploi des ressources de la maintenance en rentabilisantchacune de ses composantes, industrielle et opérationnelle.

Le futur modèle prend en compte l’objectif politique visant à contribueravec nos savoir-faire au renforcement de la cohésion nationale. Nous comptonsdans nos rangs des militaires de toutes origines. Ils ont en commun d’avoir fait lechoix de s’engager pour défendre leur pays. À cet égard, leur comportement fait ladémonstration quotidienne de leur valeur et de notre capacité à fédérer la jeunesseautour des valeurs de la République. À l’instar du service militaire adapté mis enœuvre sous la tutelle du ministère des Outre-mer par du personnel de l’Armée deterre, le service militaire volontaire, dont l’expérimentation se fera sous tutelle duministère de la Défense, testera un outil d’insertion, favorisant l’emploi des jeunespar une formation de citoyen, une formation professionnelle et une première expé-rience de pratique de leur futur métier en secteur militaire et civil.

Enfin, le modèle intègre les réserves dont la qualité, individuelle et collec-tive, est reconnue par l’Armée de terre. Leur spécificité en fait un instrument trèscomplémentaire des forces d’active. L’Armée de terre se fixe un objectif de 22 000réservistes qui nécessite de reconsidérer le cadre juridique. L’idée consiste à pouvoirles engager sur le territoire national, dans la durée. Il s’agit aussi de mieux organi-ser la deuxième réserve à partir des militaires qui ont quitté le service actif.

« Au contact » bâtit l’Armée de terre des prochaines décennies en tirantparti de sa maturité et en conservant les bénéfices de la force projetable qu’elle estdevenue par son aptitude à s’engager dans l’urgence, au contact de l’ennemi et auservice des Français.

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Des forces terrestres au contactArnaud Sainte-Claire Deville

Général de corps d’armée. Commandant les forcesterrestres.

Avec un professionnalisme et un dévouement qui ne se démentent pas, lessoldats des forces terrestres remplissent leurs missions avec succès, mon-trant de remarquables facultés d’adaptation à la diversité des situations opé-

rationnelles rencontrées. Pour autant, cette faculté d’adaptation n’est pas illimitée.Elle repose sur l’entretien d’un socle de compétences, l’adéquation des capacitésaux menaces, la pertinence enfin de l’organisation même des forces en regard desbesoins opérationnels et des ressources.

Élaboré pour accompagner la professionnalisation de l’Armée de terre, lesystème « force d’action terrestre » devenu « forces terrestres » se caractérisait parune séparation voulue des responsabilités opérationnelles et organiques, condui-sant au rattachement direct au commandement des forces terrestres (CFT) detoutes les grandes unités, quels que soient leurs niveaux d’emploi et leurs particu-larités. Marquées par une rationalisation très poussée des états-majors, les réformesconduites à partir de 2008 en ont maintenu les grandes lignes, aboutissant logi-quement à une gestion plus centralisée de la conduite organique des opérations.

Vertueux en termes de rationalisation des effectifs, et ayant permis tout autantle succès du processus de professionnalisation que l’excellence des résultats en opéra-tions, ce système atteint néanmoins ses limites de cohérence et d’élasticité sous unedouble pression continue depuis sa mise en œuvre originelle : la sollicitation opéra-tionnelle toujours forte, et la contrainte des ressources disponibles, dans un contextede transformation majeure des armées. Les contrats opérationnels restent tenus,mais au prix d’efforts de plus en plus conséquents, frisant le seuil de faisabilité et fra-gilisant le personnel. Le déploiement massif sur le territoire national dans le cadrede l’opération Sentinelle a accru d’autant cette tension pesant sur les forces terrestres.

Dans ce contexte, le nouveau modèle d’Armée de terre au contact vise àretrouver des marges d’employabilité et une meilleure adéquation à des menacesdont le durcissement continu et le rapprochement nécessitent une réadaptation del’outil de combat aéroterrestre. À ce stade des travaux de déclinaison des principesdu nouveau modèle, quatre ambitions se dégagent.

Consolider la réactivité, la cohérence et l’employabilitédu système de commandement des forces terrestres

Au fil du temps, l’architecture de commandement opérationnel héritée dela professionnalisation a perdu en lisibilité et en cohérence. Le nombre de théâtres

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ouverts, donc de structures de commandement, est resté élevé, alors que le nombred’états-majors s’est réduit. La montée en puissance du niveau opératif interarméesa fait évoluer l’agencement des tâches à réaliser par les états-majors déployés, ainsique l’exigence en formation de ce niveau. Simultanément, le caractère statique dela majorité des déploiements opérationnels a participé à l’imbrication des niveauxde commandement opératifs et tactiques au sein de structures uniques sur lesthéâtres. Enfin, les missions d’assistance opérationnelle se sont développées, requé-rant un nombre élevé d’officiers d’état-major.

Par effet induit, le recours à des projections « d’individuels » s’est accru audétriment de modules constitués. Si les postes de commandement (PC) maintien-nent une efficacité reconnue en opérations, leur constitution et leur préparation enamont sont devenues particulièrement complexes, aboutissant à gager simultané-ment un nombre trop élevé de structures et réduisant d’autant la disponibilité et laréactivité de PC entraînés, cohérents, « clefs en main ».

L’ambition du modèle « Au contact » est de simplifier et de rendre plus ver-ticale l’architecture de commandement des forces terrestres (FT), en dédiant plusnettement chaque niveau d’état-major à ce qu’il est le mieux à même de réaliser,tant sur le plan de son propre engagement opérationnel que de la préparation deses subordonnés.

Les états-majors projetables seront donc articulés en deux niveaux, aptes àsatisfaire toute la largeur du spectre des contrats opérationnels et interopérablesOtan.

Le niveau de commandement tactico-opératif sera assumé par le Corps deréaction rapide-France (CRR-FR) et les deux divisions, seuls à disposer d’unecompétence opérative conforme aux standards définis par l’EMIA-FE. À vocationopérative, ils seront dédiés à l’armement des PC interarmées de théâtre à dominanteterrestre en situation opérationnelle de référence, et plus spécifiquement pour leCRR-FR, au commandement d’une force interarmées (Joint Task Force Headquarters)en hypothèse d’engagement majeur. À vocation tactique de leur niveau, ils serontégalement aptes à commander une composante terrestre et respectivement uncorps d’armée ou une division de classe Otan. Ils seront enfin chargés de l’entraî-nement des PC de brigades.

Le niveau de commandement tactique des bataillons restera du ressort desétats-majors de brigade, échelon d’intégration du combat interarmes Scorpion. Ennational comme en coalition, ils seront aptes à commander une brigade souscommandement d’une division, d’un niveau opératif ou de composante, en situa-tion opérationnelle de référence comme en cas d’engagement majeur. N’ayant pasvocation à armer en tant que tel un noyau de PC opératif, ils ne disposeront pasnativement des compétences afférentes, mais seront aptes à fournir le complémentde conduite tactique aux PC interarmées de théâtre.

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Non projetables en tant que tels, les commandements spécialisés renforce-ront les états-majors opérationnels en cellules d’expertises. Intégrateur des capacitésde soutien interarmées nécessaires aux opérations à dominante terrestre, l’état-majorde la 1re Brigade logistique restera dédié à l’armement d’un PC logistique projetable.

Quant à l’état-major du CFT, il ne dérivera plus de structures opération-nelles spécialisées, transférées, et se recentrera sur la conception de la conduiteorganique des opérations et la coordination entre les piliers internes ou externesaux FT, ainsi qu’avec les organismes interarmées de son niveau, déconcentrant lesautres tâches aux commandements subordonnés.

Rénover la préparation opérationnelle, en capitalisant sur la maturité

Retrouver des marges d’employabilité implique une réflexion approfondiesur la préparation des forces à l’engagement.

Très séquencé et normé, le système actuel a permis de franchir le cap de laprofessionnalisation et de passer avec succès le « tournant » de 2008 qui a vu lesunités renouer dans la durée avec des actions de combat complexes et dures, face àdes adversaires déterminés.

Au vu de la maturité collective désormais atteinte, il est désormais tempsde réfléchir à une redéfinition des normes et à un assouplissement de la manière deles atteindre, pour redonner aux chefs de corps et commandants de grandes unitésplus d’autonomie, avec des notions à développer telles que « rendez-vous au résul-tat sur objectif », « maintien en carte ».

Il ne s’agit pas de diminuer le niveau d’exigence, car la qualité de la prépa-ration opérationnelle reste « l’assurance vie de nos soldats » et un facteur détermi-nant de supériorité sur les adversaires potentiels.

Mais en accordant délibérément plus d’initiative à chaque échelon, notam-ment régimentaire, en exploitant davantage les possibilités d’entraînement locales,il s’agit de mieux rentabiliser toutes les opportunités de préparation opérationnelle,de simplifier le quotidien de nos hommes et d’accroître le temps de présence engarnison, condition d’un rythme d’activités supportable par nos soldats et leursfamilles.

Cette responsabilisation accrue des échelons subordonnés restera indisso-ciable d’une mesure de la performance, allégeant les normes quantitatives laisséesdavantage à l’appréciation des chefs en fonction de la situation de leur unité, maisvraisemblablement plus exigeante sur le plan qualitatif.

Affiner l’équilibre différenciation-polyvalence

La déclinaison du modèle « Armée de terre au contact » s’accompagne d’uneréflexion sur polyvalence et différenciation. L’enjeu est de trouver un meilleur

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compromis entre l’employabilité maximale de soldats en nombre très compté, et letemps et les ressources disponibles qui imposent de concentrer les efforts.

Sur le plan individuel, le même soldat, comme aujourd’hui, devra prendrepart à l’opération Sentinelle, après avoir été déployé au Liban ou en Guyane etavant d’être engagé à Barkhane ou ailleurs. La polyvalence de nos soldats doit doncêtre entretenue, ce qui veut dire continuer à les former et les entraîner avec beau-coup de soin à la maîtrise de savoir-faire individuels complets

Sur le plan collectif, la réflexion entreprise vise à mieux distinguer lesbesoins de différenciation, en fonction de la nature de l’unité, de son niveau (élé-mentaire ou état-major), de l’expérience acquise. La tendance est à une différen-ciation plus nette des unités lorsqu’employées avec leurs équipements majeurs, avecun accent plus marqué sur la maîtrise des savoir-faire génériques : à titre d’exemple,pour un peloton de cavalerie, une reconnaissance d’axe reste un procédé commun,quel que soit le contexte. A contrario, un niveau d’imprégnation approfondie desparticularités de chaque théâtre reste indispensable à un état-major qui devra conti-nuer de bénéficier d’une longue mise en condition spécifique avant engagement.

Améliorer la formation au combat interarmes

Enfin, l’employabilité accrue de nos unités dans le contexte de Scorpionexige une préparation au combat interarmes plus native.

C’est tout d’abord rapprocher les forces, l’entraînement et la formation, avecle transfert des écoles d’armes aux forces terrestres via la création du commandementde la formation et de l’entraînement interarmes.

C’est former « ensemble, plus tôt », selon des modalités en cours d’élabo-ration avec la direction des ressources humaines de l’Armée de terre, avec en cœurde cible les jeunes officiers du corps des officiers des armes. L’outil principal en seral’école de combat interarmes, système fonctionnel centré autour des écoles ducontact et des appuis, fédéré par l’école d’état-major et associant les écoles d’appli-cation placées au sein de chaque commandement spécialisé, notamment l’école del’aviation légère de l’Armée de terre, confirmant l’intégration de cette fonction ausein du contact.

Mobilisateur, le modèle « Au contact » est un chantier d’ampleur pour lesforces terrestres. S’il rééquilibrera nettement l’offre stratégique et les capacités, il neconstituera pas pour autant une révolution, mais plutôt le franchissement logiqued’une étape par des forces terrestres pleinement matures. En adoptant un modede fonctionnement plus déconcentré permis par la simplification de la chaîne decommandement, il a l’ambition majeure de renforcer l’employabilité des forces ter-restres afin de faire face aux menaces de demain.

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Évolution du maintienen condition opérationnelle

des matériels terrestresJean-Yves Dominguez

Général de corps d’armée. Directeur central de lastructure intégrée du maintien en condition opéra-tionnelle des matériels terrestres (SIMMT).

Le maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (MCO ter-restre) garantit le niveau de disponibilité des équipements nécessaires à lapréparation opérationnelle et aux engagements des forces terrestres, tant en

opération extérieure que sur le territoire national.

Malgré la pertinence des modèles d’organisation antérieurs, le MCO terrestredoit aujourd’hui s’adapter aux contraintes nouvelles du milieu qui l’entoure tout enprenant en compte les facteurs exigeants qui s’imposent au sein de la LPM 2014-2019. L’année 2015 voit ainsi se concrétiser la fin du projet « Maintenance 2010 »qui a su démontrer toute son efficacité dans le cadre des années passées. Il faut à pré-sent construire l’avenir dans un environnement complexe, en mouvement perma-nent et sous forte contrainte de ressources et d’effectifs.

Force est de constater que depuis ces dernières années, les opérations exté-rieures ont été très éprouvantes et « abrasives » pour la plupart des matériels ter-restres. Le démontage de l’opération Pamir en Afghanistan et la mise en extinctiondu théâtre ont mis très nettement en évidence un état particulièrement dégradé desmatériels, constat qui devait se confirmer pour les opérations suivantes (1). Bien évi-demment, la préparation opérationnelle et les exercices qui les accompagnent n’ontpas été en reste et ont été, eux aussi, fortement consommateurs de potentiel et for-tement usants pour les matériels. La nécessité de mettre en place une opérationmajeure de régénération, indispensable à la reconstitution de la ressource et à lapréservation des capacités opérationnelles des forces terrestres, s’est alors imposée,avec un besoin plus marqué pour les équipements d’anciennes générations.

Nonobstant le fort taux d’emploi des matériels terrestres, la disponibilitétechnique opérationnelle (DTO) a été maintenue à un haut niveau d’exigence enopération extérieure, en OME, dans les Dom-Com et, à un moindre niveau, en

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(1) Opération Serval au Mali, en janvier 2013 et opération Sangaris en RCA en décembre 2013, intégrées dorénavantdans l’opération Barkhane regroupant les théâtres de la bande sahélo-saharienne (BSS).

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métropole. Pourtant, le rythme de régénération des matériels apparaît nettementinférieur à celui de leur consommation ; ce qui entame considérablement les capa-cités opérationnelles des forces terrestres.

De même, la capacité de maintenance étatique subit une érosion méca-nique de ses effectifs, conduisant à une baisse sensible et inéluctable des capacitésde production.

Le MCO terrestre doit donc, de toute évidence, évoluer en préservant lesmétiers liés à la production et au management (ressources techniques rares, statis-ticiens de haut niveau, directeurs de projet, ingénieurs système, manageurs decontrats), en étant, de plus, en mesure d’absorber les déflations qu’on lui demandede faire avec le souci d’optimiser les processus pour pallier le risque de dégradationde l’outil.

Il faut donc exploiter toutes les pistes potentielles, conserver a minima lesbonnes pratiques, corriger celles devenues défaillantes et envisager l’avenir sansfaire d’impasse sur les capacités stratégiques du MCO. Cette évolution du MCOterrestre, suite logique des réformes précédentes, doit permettre de prendre encompte l’environnement présent, d’anticiper les progrès technologiques de façon àne pas les subir et de s’adapter aux besoins nouveaux d’une armée moderne capablede répondre aux menaces présentes et à venir. Le nouveau modèle de MCO ter-restre ambitionne ainsi de préserver la maintenance opérationnelle tout en conso-lidant la maintenance industrielle ; il est celui d’une Armée de terre fonctionnelledu besoin.

Les activités du MCO terrestre sont concentrées sur le soutien en servicedes équipements des forces terrestres. Elles sont organisées suivant le triptyque,maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’ouvrage délégué et maîtrise d’œuvre, et s’appuientsur la mise en place :

l d’une politique globale fondée sur un équilibre entre moyens étatiques etmoyens privés ;

l d’une politique industrielle destinée à donner aux industriels étatiques etprivés un horizon contractuel clair, reposant sur une obligation de résultats ;

l d’une politique budgétaire passant par un équilibrage entre les ressourcesfinancières consacrées aux maîtrises d’œuvre étatiques et les contrats de service pas-sés avec les industriels ;

l d’une politique d’efficacité opérationnelle des forces projetées, donnantla priorité absolue au soutien des parcs projetables et aux matériels projetés.

S’appuyant sur ces politiques, il s’agit dès lors de bien penser l’avenir enpositionnant le MCO terrestre dans une logique de performance globale se décom-posant en :

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l une logique de performance opérationnelle (équilibre positif entre maté-riels disponibles et matériels indisponibles à réparer, et matériels fortement indis-ponibles à régénérer) ;

l une logique de performance financière (coûts maîtrisés au juste besoin– qualité et délais contractuels) ;

l une logique de résultats (DTO contractualisée au juste besoin avec seuilplancher) (2).

Ces logiques, comme ces politiques, sont prises en compte lors de lacontractualisation du soutien en service des programmes terrestres majeurs tels quele véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), le fantassin à équipement et liai-sons intégrés (Félin), le camion équipé d’un système d’artillerie (Caesar) puis dansun avenir proche, le programme Scorpion.

Résolument tournée vers l’avenir et déterminée à être au rendez-vous destechnologies du futur, l’évolution du MCO terrestre correspond à une mutationprofonde de ses compétences et de ses modes de fonctionnement.

Cette vision de l’avenir qui se construit, doit en effet permettre de prépa-rer l’arrivée du système de systèmes Scorpion au sein des unités opérationnelles desforces terrestres. Elle s’articule en deux composantes clairement dissociées maisstrictement complémentaires : la maintenance opérationnelle et la maintenanceindustrielle.

La maintenance opérationnelle porte la vision de la maintenance « del’avant », au plus près des opérationnels, où la primauté à l’opérationnel est particu-lièrement visible et clairement prise en compte. Elle fonctionne dans un continuumpaix, crise, guerre, sur des bases simples et compréhensibles à la fois pour les main-tenanciers mais aussi pour les opérationnels dont les attentes en termes de dispo-nibilité technique opérationnelle et de seuils planchers sont très importantes. Ils’agit d’une évolution positive de ce qui a déjà été fait, laquelle consolide les acquisde la réforme de 2010 et optimise grandement toutes les capacités de maintenanceexistantes. Cette composante opérationnelle, sous l’autorité fonctionnelle du DCSIMMT, sera intégrée au Commandement des forces terrestres (CFT) au sein duCommandement de la maintenance des forces (CMF).

Quant à la maintenance industrielle, elle porte la vision de la maintenance« de l’arrière », au plus près des usines de production étatiques et de la base indus-trielle et technologique de défense (BITD) terrestre. L’objectif est de garantir lapréservation des capacités opérationnelles par une industrialisation beaucoup pluspoussée de la régénération des matériels. Le partenariat contractualisé qui s’établit

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(2) Le seuil plancher (SP) correspond au volume contractuel minimum de matériels disponibles du parc en service per-manent d’un régiment. Le SP est révisable annuellement en fonction des ressources budgétaires et en équipement. Êtreen dessous du SP permet d’engager une procédure de recours au parc de gestion pour remplacement.

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depuis à dessein, entre unités de production étatique et unités de production pri-vée prend alors tout son sens. Cette composante est une priorité absolue car si l’onpeut attendre de la maintenance « de l’avant » une optimisation des capacités demaintenance et une mobilisation de tous les acteurs, la maintenance « de l’arrière »doit libérer les passions et susciter l’enthousiasme pour la maintenance industrielle.Sa réussite est décisive pour atteindre l’objectif de régénération qui permettra demaintenir les capacités opérationnelles des forces terrestres. Ses liens contractuelsavec la maintenance opérationnelle sont primordiaux pour répondre à l’enjeu stra-tégique du nouveau modèle du MCO terrestre : consolider la maintenance indus-trielle pour mieux sanctuariser la maintenance opérationnelle. Le Service de lamaintenance industrielle terrestre (SMITer), dans sa nouvelle organisation, sera laclef de voûte de cette réussite.

Cette évolution conditionne l’amélioration de l’outil MCO terrestre etconstitue, de ce fait, l’un des huit piliers du modèle « au contact » de l’Armée deterre. Elle doit être menée sans rupture, pour non seulement garantir le maintiendu niveau actuel de disponibilité des matériels terrestres mais encore, assurer un cli-mat social apaisé grâce à une manœuvre RH souple et adaptée, préservant les inté-rêts de chacun au service de l’intérêt collectif. Il s’agira bien de faire du MCO ter-restre ensemble, autrement et au mieux.

Le chef d’état-major de l’Armée de terre, par délégation (3) du Cema, est leresponsable de la performance du MCO des matériels terrestres des armées, direc-tions et services. Cette évolution de la maintenance qu’il conduit simultanémentavec le nouveau modèle de l’Armée de terre, profitera mécaniquement à toutes lesmaîtrises d’ouvrage en permettant de soutenir, efficacement et à coûts maîtrisés, lesmatériels terrestres dont elles confient la charge de leur soutien MCO à la SIMMT.

(3) Lettre D-15-000587/DEF/EMA/SC-PERF/MCO/NP du 22 janvier 2015.

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Une RH au contactet une RH de contact !

Frédéric Servera

Général de corps d’armée. Directeur des ressourceshumaines de l’Armée de terre.

Dans un contexte marqué par des adaptations importantes de l’organisationet du fonctionnement du ministère, par l’arrivée de nouvelles technolo-gies (programme Scorpion) et par les évolutions sociétales, qui ont un

impact fort sur les modes de vie et les aspirations individuelles, la fonction res-source humaine (RH) tient plus que jamais une place spécifique dans l’Armée deterre. Son nouveau projet « Au contact » renforce, d’une part, ses fondamentaux etconfirme, d’autre part, les tendances lourdes de son évolution vers une fonctionRH davantage orientée vers la responsabilisation du personnel et des acteurs RH,la valorisation de l’homme et l’individualisation d’une gestion plus humaine.

Le soldat occupe toujours la place centrale dans l’Armée de terre

Si l’homme occupe une place importante dans chacune des armées, le sol-dat occupe la place centrale dans l’Armée de terre. Dans les opérations aéro-terrestres, ce sont des hommes qui sont armés et équipés de systèmes modernes etparfois complexes pour produire des effets tactiques. Ce sont les hommes, le plussouvent collectivement, qui sont au centre de la réalisation des effets opérationnels.Ils le sont d’autant plus durablement qu’au sol les engagements se déroulent sur untemps long, de manière dispersée, au milieu des populations.

Les hommes et les femmes qui composent l’Armée de terre conditionnent,comme facteur premier, le succès de l’engagement opérationnel et la réussite de lamission. Cette caractéristique donne une dimension singulière et sans égale auxressources humaines dans l’Armée de terre, à la nature et à la qualité des relationsde commandement, à l’attention portée par les chefs à leurs subordonnés. Ensomme, les ressources humaines sont consubstantielles du commandement : c’estla marque de fabrique de l’Armée de terre !

« L’homme est l’instrument premier du combat »(Ardant-du-Picq 1821-1870).

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Le chef direct, maillon de la chaîne de commandement,demeure investi de responsabilités élargies

L’autorité opérationnelle tire sa légitimité de la cohérence des choix RHindividuels et collectifs effectués dès le temps de paix. Par son action constante, lechef est amené à développer une connaissance approfondie de son personnel.L’attention portée lui permet de retirer le meilleur de chacun en le motivant pourle faire progresser et en le plaçant dans les conditions favorables à son épanouisse-ment personnel. Ainsi, le chef de corps, le commandant d’unité ou le chef de sec-tion est le bâtisseur de sa propre ressource humaine : par ses décisions, il construitle parcours de son personnel et façonne la capacité opérationnelle de son unité.

C’est pourquoi le chef est l’acteur premier de la gestion RH de ses subor-donnés : il les suit, les note, les oriente et les sanctionne. Pour cela, il est appelé àconnaître les parcours professionnels et les règles de gestion. Son parcours, sa for-mation, son expérience lui confèrent la capacité à orienter le déroulement de car-rière de ses soldats voire ses choix de vie. Ses responsabilités de chef exigent uneprésence et une proximité qui ne peuvent être fractionnées ou transférées et l’amè-nent inéluctablement à intégrer toute la dimension des ressources humaines.

Le chef constitue donc le maillon essentiel dans la chaîne RH dont il garan-tit la cohérence. Incarnant la fusion des rôles de commandement et de gestionnaireRH, le chef opérationnel est le légitime responsable d’actes RH qu’il subit et qu’ilassume.

C’est parce que l’Armée de terre est le premier bâtisseur de sa ressourcehumaine tant par les décisions des chefs exerçant des commandements que parl’éclairage de sa chaîne RH composée d’hommes et de femmes expérimentés ayantconnu le corps de troupe, que le concept d’un « bout en bout RH », chaîne RHintégrée au commandement, propre à l’Armée de terre trouve toute sa place.Centré sur le soldat, ce dispositif doit être envisagé de façon globale : du soldat augénéral Cemat en passant par le chef de corps et du recrutement au départ del’institution.

Dans le respect des spécificités de l’Armée de terre et d’un impératif deproximité, le « bout en bout RH » de l’Armée de terre est la colonne vertébrale quimaintient et supporte les responsabilités reconnues aux chefs d’état-major d’armée,à leurs directeurs des ressources humaines sous le lien fonctionnel de la DRH-MD,dont l’autorité fonctionnelle renforcée cadre les politiques RH du ministère.

Vers une meilleure employabilité du soldat

La politique RH du projet « Au contact » se décline du plan ministérielRH 2025 dont elle respecte les grands principes fondateurs tout en préservant lesspécificités de l’Armée de terre : la promotion interne, le principe de jeunesse, un

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temps long et incompressible passé dans les forces. Elle vise en particulier à ren-forcer la plasticité du modèle RH de l’Armée de terre, en garantissant entre autressa capacité de remontée de puissance.

Sans remise en cause profonde des politiques sectorielles (par métiers) etcatégorielles, la politique RH « Au contact » intègre parallèlement de réelles plus-values valorisant le soldat, comme en particulier :

- un recrutement important dynamique vivifiant les forces avec une baselarge « On entre dans l’armée de terre par l’Armée de terre », régulé par la maîtrisede départs possibles tout le long de la carrière qui ajustent la partie supérieure dela pyramide ;

- le recrutement latéral de compétences critiques sur étagères ;

- la recherche de la mise en cohérence du grade, de la rémunération et del’emploi s’inscrivant dans une logique de dépyramidage ;

- une formation à l’emploi pour tous (y compris les réservistes) assouplie :au juste besoin et au juste à temps, synchronisée avec le rythme des forces et la ges-tion ;

- la prise en compte des acquis de l’expérience et de leur traduction encompétences reconnues par différents dispositifs et notamment celui de la certifi-cation professionnelle valorisant le soldat et développant son employabilité eninterne de l’Armée de terre et en externe dans une logique de reconversion ;

- la mise en place de parcours duaux (alternance de postes militaires et enentreprise) pour accroître les capacités de respiration du modèle ;

- le déploiement de nouveaux outils au profit du gestionnaire et de l’admi-nistré : livret électronique de compétences qui permet d’individualiser le dialogued’orientation mais qui permet également et surtout de déboucher sur des applica-tions de constitution de CV (@CV), de mise en relation automatique avec desoffres d’emploi pour se projeter concrètement vers une carrière civile.

Au final, dans tous les grands domaines RH, recrutement, formation, ges-tion, l’individualisation est le fil guide, c’est la fin de la gestion par cohorte, c’estla valorisation des talents. Cette individualisation s’accompagne aussi d’une plusgrande responsabilisation du soldat, qui devient l’acteur clé de son parcours et deson évolution professionnelle.

Un impératif de simplification et de déconcentration

Mais cette évolution s’accompagnera d’une simplification et d’une décon-centration de certains actes RH au profit des chefs de corps sans nouvelle surchargeadministrative.

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Le projet RH « Au contact », c’est surtout concrètement des chefs aucontact qui retrouvent des leviers. À ce stade, les premières mesures étudiées sontla décision déconcentrée au chef de corps : des militaires du rang accédant par lavoie semi-directe au grade de sergent ; des sous-officiers recevant la formation dudeuxième niveau en vue de l’obtention du brevet supérieur de technicien del’Armée de terre (i.e. suppression des épreuves d’admission) ; des sous-officiersaccédant au statut de carrière.

Ces mesures sont de nature à responsabiliser à la fois le chef de corps, quis’engage personnellement dans ses choix de commandement sur l’aptitude de seshommes, mais aussi ces derniers, qui devront en retour faire leur preuve et doncjustifier a posteriori de la confiance de leur chef.

La DRHAT, administration centrale, conservera pour autant quelquesleviers mais elle devra surtout mettre en place un dispositif de cadrage et de pilo-tage pour, d’une part, préserver l’équité de traitement et, d’autre part, guiderl’action des chefs de corps.

Parallèlement, le choc de simplification attendu à tous les niveaux de l’Étatdevra trouver sa traduction dans les procédures RH de l’Armée de terre. Une revuede processus, déjà entamée, vise à atteindre cet objectif. Elle conduit d’ores et déjàau rapatriement de certains d’entre eux et des effectifs qui les soutiennent, vers lesrégiments dans un souci d’économie générale, de simplification et de rapproche-ment.

La fonction RH est ouverte sur le monde de la défense via la DRHMD etplus largement vers la société civile et les entreprises où elle recrute et reconvertit.Elle constitue par le biais de la formation initiale la matrice originelle de l’Arméede terre, puis le lien fort qui unit l’ensemble du personnel « terre », quel que soitson employeur au sein du ministère ou même en dehors pour toute la durée de sesservices. Pour l’Armée de terre, la RH est consubstantielle au commandement enraison d’une réalité physique et d’une finalité opérationnelle spécifiques.

Le projet « Au contact » traduit cette idée-force dans la valorisation du sol-dat et de ses compétences ; le développement des synergies entre les forces terrestresqui sont le premier employeur de la ressource et la formation grâce au transfert hié-rarchique des écoles d’armes vers le commandement des forces terrestres ; et enfinla déconcentration des actes RH, qui redonne des leviers au commandement.

Car en effet, seule une RH de proximité à la main des chefs de contact per-mettra d’atténuer les effets des transformations en cours sur le moral, d’assurerl’acceptabilité des réformes à venir et surtout de préserver la cohésion, la cohérenceet l’efficacité opérationnelle de l’Armée de terre.

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Revue Défense Nationale - Mai 2015

Économie de Défense

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Pourquoi une chaireÉconomie de Défense ?

Olivier MartinPrésident du Comité de pilotage de la chaireÉconomie de Défense.

Depuis plusieurs années, la France et plus globalement les pays européenssont frappés par une crise budgétaire sans précédent, couplée de surcroît àune crise économique persistante. Face à cette situation, les États euro-

péens sont contraints d’examiner à la loupe leurs choix de dépenses et à les justifierdevant des opinions publiques de plus en plus inquiètes et rétives à toute décisionqu’elles ne comprennent pas. Compte tenu de son importance en France (3e postebudgétaire de l’État) et, en particulier, de sa part consacrée aux investissements(1er poste d’investissement de l’État), la dépense de défense doit être bien compriseet politiquement acceptée par le corps social français. Au-delà des arguments tradi-tionnellement repris en France pour la justification du budget de la défense et mal-gré les récents événements qui sont de nature à favoriser une plus grande sensibili-sation de la société française devant la nécessité de l’investissement de défense, ilreste impératif de démontrer que les décisions prises dans ce domaine sont justifiéeset pertinentes. En résumé, le citoyen doit être convaincu que l’économie de défensecontribue également de façon efficace au redressement de notre pays.

Entendue comme l’application de la science économique à toute problé-matique liée à la défense, l’économie de défense traite de multiples domaines telsque les impacts économiques des investissements de défense sur le tissu industriel,sur les capacités d’innovation et le développement des technologies ainsi que sur levolume des exportations, mais aussi l’efficacité des achats publics, le bilan desexternalisations, des dualités défense-civil.

Les spécialités potentiellement concernées sont donc nombreuses : micro-économie, macroéconomie, organisation industrielle, intelligence économique,économie publique, économie des contrats, économie du droit, économie poli-tique, économie des ressources humaines, économie internationale, économiefinancière, économie des ressources stratégiques, économie des conflits, économiemonétaire, etc.

L’application de la discipline économique au secteur de la défense peutdont être très riche d’enseignements stratégiques clefs avec, pour finalité générale,l’amélioration de l’efficacité (au sens large) des ressources allouées à la défense.

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Christian de BoissieuPrésident du Conseil scientifique de la chaire

Économie de Défense.

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Créée à l’initiative de l’IHEDN (1), avec le soutien de quatre industrielsmécènes (MBDA, RTD, Safran, Thales) et en liaison étroite avec le ministère de laDéfense et le soutien de ses services (SGA/DAF, DGRIS, DGA/S2IE) (2), la chaireÉconomie de Défense a pour ambition de contribuer au développement de larecherche dans ce domaine, notamment par le soutien actif de la production uni-versitaire française.

Ainsi, la chaire Économie de Défense vise à la fois à contribuer à unemeilleure connaissance théorique des multiples problématiques associées audomaine de l’économie de défense ; concourir à la transmission des savoirs et despratiques en économie de défense ; fournir des productions universitaires utili-sables par les différentes sessions organisées par l’IHEDN ainsi que par la commu-nauté de défense dans son ensemble ; développer le recours aux travaux acadé-miques et universitaires dans le processus de prise de décision par l’État et lemonde des entreprises de défense ; contribuer à la diffusion des connaissances surces sujets, en France et à l’étranger, plus généralement auprès des instituts, centresacadémiques et think-tanks partenaires.

Plusieurs axes d’intérêt ont d’ores et déjà été identifiés, regroupant chacunplusieurs thématiques. À titre d’illustration, nous pouvons citer :

l Les impacts économiques et sociaux des efforts de défense, avec notam-ment l’impact des investissements de défense sur l’emploi (PME, notamment), lacontribution économique des exportations, la contribution de l’investissementde défense sur le secteur civil, et de façon plus globale, les impacts de la R&T dedéfense sur l’économie nationale.

l Les relations entre État et Industrie, avec l’évolution des rapports entreÉtat et marchés, les conditions de relations optimales entre l’État acheteur et leschampions industriels nationaux, voire européens, la politique contractuelle,l’intervention possible des industriels dans le soutien projeté des forces et l’impactsur les PME.

l L’économie de défense dans le contexte international, avec les systèmes desoutien aux exportations en matière d’armement, les déterminants économiquesdes conflits, le coût des conflits, l’impact de la crise économique et financière : rési-lience des outils de défense (équipements, R&T...) à moyen terme (dimensionsinternationale, régionale et nationale), le rôle et l’impact de l’économie financière-fonds souverains sur la base industrielle et technologique de défense (BITD) inter-nationale, européenne et française, l’impact des compensations sur le tissu écono-mique et les échanges internationaux en matière d’armement.

(1) Institut des hautes études de défense nationale, grâce à son Fonds de dotation, le « Cercle des Partenaires de l’IHEDN ».(2) Secrétariat général de l’Administration / Direction des affaires financières ; Direction générale des relations interna-tionales et de la stratégie ; Direction générale de l’armement / Service industriel et de l’Intelligence économique.

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l Les organisations industrielles, avec les dynamiques de la filière indus-trielle (BITD), l’efficacité des différentes formes d’organisation de la BITD(monopole, intégration verticale-horizontale…), les restructurations industrielleset la taille critique des organisations, le mode de régulation du secteur industriel,les modes de coopération verticale et horizontale entre industriels.

L’activité de cette chaire est supervisée par un comité de pilotage, quiregroupe l’ensemble des acteurs intéressés (équipe de recherche de la chaire, ser-vices du ministère de la Défense, IHEDN, industriels), et bénéficie du soutiend’un Conseil scientifique réunissant des personnalités reconnues dans le mondeuniversitaire, garantissant ainsi la qualité et la rigueur de ces travaux.

Depuis le lancement de la chaire, l’équipe de recherche a lancé l’approfon-dissement de plusieurs thématiques importantes qui ont d’ores et déjà conduit àl’organisation de rencontres et tables rondes entre experts du domaine, la rédactiond’articles pour publication dans les revues économiques de référence. Le rayonne-ment des travaux de la chaire a d’ores et déjà débuté, via la participation à plusieursconférences et cycles de formation universitaires, la création d’un site Internet oùest en accès libre la totalité des travaux finalisés (3), le lancement d’une lettre d’infor-mation périodique. Dans cette même perspective, un premier colloque internatio-nal est en cours de préparation pour une tenue prévue avant l’été prochain.

Durant la période à venir, il est essentiel de voir poursuivre et renforcercette dynamique de recherche dans le domaine de l’économie de défense, vianotamment une coopération encore plus efficace notamment entre la chaire, larecherche universitaire, les services de l’État en charge de ces sujets et les industrielsde la défense. Les résultats ainsi obtenus permettront de mieux répondre aux objec-tifs affichés, incitant ainsi d’autres industriels à rejoindre cette chaire et donc à ren-forcer encore les moyens susceptibles d’être alloués pour ces travaux. La mise enroute de ce cercle vertueux est bien entendu l’intérêt de tous les acteurs de la défense,mais au-delà de ce petit cercle, de l’ensemble des autorités politiques de notre payset donc de tous nos concitoyens qui pourront alors s’appuyer sur une analyse laplus objective possible de l’impact économique de l’activité de défense pour mieuxcomprendre les enjeux et accepter des décisions prises tant au niveau politiquequ’industriel.

(3) La chaire Économie de Défense en ligne (http://partenaires-ihedn.fr/activite/chaire-economie-de-defense/).

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Les entreprises françaisesde défense : caractéristiqueséconomiques et financières *

Jean Belin

Titulaire de la Chaire Économie de défense, Cercledes partenaires de l’Institut des hautes études dedéfense nationale (IHEDN).

Les entreprises de défense occupent une place importante dans l’activité éco-nomique nationale (en termes d’emplois, d’exportation, de contribution à larecherche et à l’innovation, d’investissements ou de financements publics) (1)

mais sont pourtant peu étudiées notamment au niveau de leurs caractéristiqueséconomiques et financières (cf. K. Hartley).

Les grands acteurs sont bien identifiés, nous disposons de plusieurs sourcesd’informations (2) pour étudier leurs caractéristiques. Les autres entreprises de labase industrielle et technologique de défense sont moins connues, en raison dumanque de données disponibles.

Pourtant, l’ensemble de ces entreprises sont soumises, depuis plusieursannées, à d’importantes modifications de leur environnement. Au niveau mondial,leurs marchés ont connu des changements importants ces vingt dernières années.Un mouvement de restructuration de cette industrie a entraîné à la fois uneconcentration et une internationalisation du marché (cf. R. Smith). La dépensemondiale a retrouvé ses niveaux atteints pendant la guerre froide mais le type deproduits et l’origine géographique de la demande ont été modifiés.

Comme l’ensemble des entreprises françaises, elles ont subi l’impact de lacrise financière de 2008. Elles ont bénéficié en 2009-2010 d’un plan de relance quia temporairement augmenté l’investissement de défense mais ces entreprises doi-vent depuis s’adapter à une contrainte budgétaire plus forte (cf. H. Masson) sur plu-sieurs de leurs marchés (marché domestique, marché européen, marché américain).

Dans ce contexte, l’objet de cet article est d’étudier les caractéristiques éco-nomiques et financières des entreprises de défense. Cela nous permettra de faire

* Cet article est issu d’un travail statistique sur les comptes des entreprises défense réalisé avec Marianne Guille (UniversitéPanthéon-Assas).(1) Cf. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Annuaire statistique de la défense, C. Serfati.(2) Les rapports annuels d’entreprises ou le calepin des entreprises internationales de défense.

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ressortir leurs spécificités, de comprendre comment accompagner ces changements,de mieux cerner l’intervention publique mais aussi dans une optique de recherchede donner des arguments supplémentaires au caractère spécifique de ce marché età la nécessité de développer les recherches en Économie de la défense.

Le marché défense : un marché aux caractéristiques marquées

Les entreprises françaises de défense sont diverses, certaines sont de pure-players, d’autres des entreprises duales. Nous avons également une coexistence degrands groupes, et des petites et moyennes entreprises ou d’entreprises intervenantsur des secteurs d’activités différents.

Néanmoins, ces entreprises opèrent sur un marché qui possède de fortesparticularités et elles devraient présenter certaines caractéristiques communes. Ils’agit d’un marché à la structure spécifique où l’État oriente le volume d’activité,tant national qu’à l’exportation, et soutient la politique de recherche et d’innova-tion. Les produits défense sont des produits très technologiques, à forte valeur ajou-tée mais nécessitant des investissements importants en recherche (cf. K. Hartley).

Nous avons donc recherché dans cet article à faire ressortir des caractéris-tiques communes à l’ensemble des entreprises de défense. Pour cela, nous avonscomparé les bilans, les comptes de résultat et les principaux ratios comptables desentreprises de défense à ceux d’entreprises non défense. Les données comptablesproviennent de la base de données « Diane » (Bureau Van Dijk). Les entreprises dedéfense sont identifiées à partir des paiements effectués par la Direction généralede l’armement (DGA). Les entreprises non défense sont des entreprises ayant descaractéristiques semblables en termes de taille (effectifs) ou de secteur et ont étésélectionnées de façon aléatoire dans la population des entreprises françaises. Afinde vérifier la robustesse de nos résultats pour l’ensemble des types d’entreprises dedéfense, nous avons réalisé cette étude comparative sur plusieurs échantillonsd’entreprises de défense et non défense (trois groupes d’entreprises défense et troisgroupes d’entreprises non défense). Nos résultats, obtenus sur la période 2010-2012, sont en outre, pour la plupart, conformes à ceux obtenus sur une périodeplus ancienne (1999-2002) à partir d’une définition plus large d’une entreprise dedéfense (cf. J. Belin et M. Guille).

Une activité qui génère des besoins importants de financement

L’analyse comparée des bilans et des comptes de résultat des entreprises dedéfense et non défense fait tout d’abord apparaître des besoins de financementsupérieurs pour les entreprises de défense. L’activité de défense nécessite ainsi desinvestissements en R&D conséquents, un personnel plus qualifié (notamment deschercheurs) et un cycle de production plus long.

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Les entreprises de défense identifiées ont ainsi une activité de R&D soute-nue. Elles représentent, en termes d’effectifs, 11,3 % du total des entreprises fran-çaises effectuant de la R&D, réalisent 21,5 % de la dépense interne de R&D desentreprises françaises et emploient 22 % des chercheurs (cf. J. Belin). Par rapportà des investissements traditionnels, les investissements en R&D nécessitent plus depersonnel qualifié, ils sont plus risqués et plus difficiles à financer (cf. B. H. Hallet J. Lerner) mais en même temps permettent généralement d’augmenter à termeles performances des entreprises. L’analyse des charges de personnel des entreprisesmontre que les entreprises de défense ont des charges de personnel supérieures àcelles des autres entreprises (37,1 % du chiffre d’affaires vs 33,2 %). Cette diffé-rence est notamment due à des diversités dans la structure du personnel (c’est-à-dire plus de cadres et de chercheurs dans le secteur de la défense).

En plus des investissements ou des salaires, les entreprises doivent couvrir lebesoin financier provenant des décalages entre les paiements reçus de leurs clients etceux effectués à leurs fournisseurs. Des délais de paiement plus longs de certainsclients peuvent avoir des répercussions importantes sur la chaîne de production.« La complexité et la longueur des chaînes de paiement font que permettre un allon-gement des délais de paiement sur certains segments de ces chaînes est de natureà déstabiliser une filière, un secteur ou encore le tissu économique d’un territoire »(cf. Observatoire des délais de paiement). Les entreprises répondant à la commandepublique ou exportant connaissent des délais de paiement plus longs.

L’analyse des comptes des entreprises de défense, qui répondent à lacommande publique et ont des taux d’exportation élevés, montre qu’elles ont descréances clients supérieures à celles des autres entreprises (en termes de délais (3)99,9 jours de CA vs 64,4 jours). Leurs crédits fournisseurs sont également plusimportants (77 jours de CA vs 61,4 jours). Néanmoins, les entreprises de défense nerépercutent pas l’ensemble de ces délais sur leur chaîne de sous-traitance et elles ontau contraire tendance à amortir cette contrainte pour leurs fournisseurs. Le soldeentre leurs créances clients et leurs crédits fournisseurs est ainsi nettement supérieurà celui des autres entreprises (22,9 jours de CA vs 3 jours) et crée un besoin supplé-mentaire de financement pour les entreprises de défense. Il conviendra d’étudier dansles années à venir l’impact des mesures prises pour réduire les délais de paiement.

Une activité plus difficile à financerpar des financements externes traditionnels

L’activité des entreprises de défense peut également être plus difficile àfinancer, notamment en raison des investissements nécessaires en R&D. Aux carac-téristiques marquées des projets de R&D en termes de risque et de durée, s’ajou-tent l’absence de garantie pouvant être données aux apporteurs de financements

(3) (Créances clients + effets portés à l’escompte et non échus) / CA *360.

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extérieurs (surtout bancaires), dans la mesure où la plus grande partie des dépensesde R&D se compose de dépenses courantes (rémunération et frais généraux).

Le caractère immatériel des investissements en R&D et les besoins definancement du cycle d’exploitation font que les entreprises de défense disposentde moins d’immobilisations (16 % du bilan vs 24,6 %), particulièrement d’immobi-lisations corporelles (8,3 % du bilan vs 12,9 %) que les autres entreprises. Ces immo-bilisations servent généralement de garanties, ce qui peut les handicaper dans leurrecours à l’emprunt. Les entreprises de défense ont d’ailleurs une dette financière net-tement plus faible que celle des entreprises non défense (9,5 % du bilan vs 15,8 %).

Les entreprises de défense ont alors recours davantage à l’autofinancementou aux financements publics. Le ratio de capacité d’autofinancement (4) des entre-prises de défense se révèle plus élevé que celui des entreprises non défense (4,8 %vs 4,1 %). Cette différence provient essentiellement du comportement des entre-prises de défense réalisant de la R&D (7,3 % pour les entreprises de défense R&Dvs 3,9 % pour les entreprises de défense non R&D).

Les pouvoirs publics en raison du caractère stratégique de ces entreprises,de la spécificité de cette activité ou de structuration historique de cette industrie,interviennent également dans le financement des entreprises de défense en plus dela commande publique (cf. R. Smith). Cette intervention se retrouve sous formede subventions, de crédits d’impôt à la recherche ou de financements publics. Ainsil’analyse des comptes des entreprises montre que les entreprises de défense reçoi-vent légèrement plus (0,9 % du CA vs 0,1 %) de subventions d’exploitation (parexemple des primes pour l’emploi de certaines catégories de personnel) et bénéfi-cient de crédits d’impôt plus importants (- 0,3 % du CA vs 0,8 %) (5).

Des performances élevées en termes d’exportation ou de valeur ajoutée

L’innovation permet aux entreprises de défense d’afficher de bonnes per-formances au niveau notamment des taux d’exportation ou de valeur ajoutée. Nousconstatons ainsi que les entreprises de défense exportent plus que les autres entre-prises (14,6 % vs 10,4 % du CA). Elles sont également caractérisées par un taux devaleur ajoutée plus élevé que les autres entreprises (42,8 % du CA vs 40,1 %). Dansle cas d’entreprises de défense effectuant de la R&D, le taux d’exportation est de22,2 % et celui de valeur ajoutée de 47 %.

Cependant, en raison du niveau relativement élevé des charges de person-nel et de leurs dotations aux amortissements et provisions plus importants, lesautres résultats (EBE, résultat d’exploitation, résultat courant avant impôts) ne se

(4) Capacité d’autofinancement/(Chiffre d’Affaires+subventions d’exploitation).(5) Le taux d’impôt sur les sociétés en proportion du chiffre d’affaires est de - 2,5 % pour les entreprises de défense réa-lisant de la R&D et 0,9 % pour les autres entreprises de défense.

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révèlent pas significativement différents de ceux des entreprises non défense.Seul le bénéfice apparaît supérieur à celui des entreprises non défense en 2011(3,2 % vs 2,6 %).

Ce travail nous a permis de montrer que l’activité défense pour une entreprisegénère des besoins de financement plus importants qu’une activité civile (investisse-ment en R&D, charges de personnel, financement de son cycle d’exploitation). Lesactivités défense sont plus difficiles à financer par des financements traditionnels, lesentreprises autofinancent une partie de leurs recherches et les pouvoirs publics inter-viennent de façon importante. Il s’agit enfin d’entreprises affichant de meilleures per-formances à l’export ou en termes de valeur ajoutée. Elles contribuent ainsi à la foisau solde de la balance commerciale et à l’activité économique générale.

Ces caractéristiques des entreprises de défense sont en grande partie dues àleurs activités de R&D. Cette activité est une activité plus difficile à financer, elleintensifie les liens avec les pouvoirs publics mais elle permet en même temps d’aug-menter les performances des entreprises à l’exportation et crée plus de valeur ajoutée.

Cette étude doit être poursuivie dans au moins deux directions. Nous cher-chons à affiner ces résultats en réalisant une typologie des entreprises de défensequi permettrait de faire ressortir d’autres caractéristiques économiques et finan-cières et de les expliquer par des éléments plus fins que la seule activité de défense(dualité, appartenance à groupe, domaine, type de propriété…).

L’étude s’inscrit également dans notre démarche de recherche et de diffu-sion à l’intérieur de la chaire. Les travaux statistiques sont diffusés afin de per-mettre une meilleure connaissance des entreprises de défense. Les résultats sontensuite confirmés et les études plus poussées dans des travaux en direction notam-ment de la communauté scientifique. Ils s’inscrivent alors dans une littératurescientifique en développant au niveau théorique et empirique un résultat particu-lier (par exemple la performance des entreprises de défense ou leur place dans lesystème national d’innovation).

L’IDENTIFICATION « DÉFENSE »Les entreprises de défense sont identifiées à partir des paiements effectués par la DGA aux entreprises françaises. Pourvérifier la robustesse de nos résultats pour l’ensemble des types d’entreprises de défense, nous avons réalisé cette étudecomparative sur différents échantillons d’entreprises de défense. Le premier périmètre se limite aux entreprises quireçoivent un paiement au titre du programme 146 (équipement des forces), et auquel nous appliquons différents filtres(action/sous-action, activité…). Le 2e périmètre est obtenu en appliquant les différents filtres sélectionnés aux P144(environnement et prospective de la politique de défense), P146 (équipement des forces) et P191 (recherche duale).Le 3e périmètre reprend le deuxième en y ajoutant les entreprises recevant des paiements de la DGA au titre du P178(préparation et emploi des forces). Il ne comprend donc pas l’ensemble du P178 (paiements effectués par d’autresagences que la DGA).Les résultats présentés concernent les moyennes des ratios caractérisant ces différents groupes d’entreprises sur la période2010-2012. Nous avons également confirmé nos conclusions à partir des médianes. De la définition la plus large, nousidentifions 1 027 entreprises de défense qui totalisent plus de 84 % des paiements de la DGA. Nous ne disposons pasdes comptes pour l’ensemble de ces entreprises mais seulement pour 714 entreprises. Aussi toutes les différences misesen évidence dans l’article sont au moins statistiquement significatives au seuil de 5 %.Les entreprises étudiées appartiennent à plusieurs secteurs d’activité. Aussi, quel que soit le secteur d’appartenance denos entreprises, afin de vérifier que nos conclusions sont robustes nous les avons confirmé par secteur d’activité.

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ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Jean Belin et Marianne Guille : « Risque financier des entreprises liées à la défense et incidence de la commandepublique », EcoDef, n° 42, Direction des affaires financières, Observatoire économique de la défense, mai 2006.Jean Belin : « La R&D des entreprises de défense dans le système national d’innovation français », Défense &Industries, n° 3, FRS, mars 2015.Bronwyn Hughes Hall et Josh Lerner : “The Financing of R&D and Innovation”, NBER Working Papers 15325,National Bureau of Economic Research, 2009.Keith Hartley : “Defence Economics: Achievements and Challenges”, Proceedings of the 10th Annual InternationalConference on Economics and Security, 2006.Keith Hartley : “The Arms Industry, Procurement and Industrial Policies”, chapitre 33, Handbook of Defence Economics,Vol. 2, T. Sandler et K. Hartley (Éditeurs), North-Holland, 2007.Hélène Masson : « Défense et armement : des leaders industriels mondiaux sous contraintes », Géoéconomie, dossierspécial « Industries de défense », mai 2011.Claude Serfati : L’industrie française de défense ; La Documentation française, 2014.Ron Smith : “The Economics of Defence in France and the UK”, Birkbeck Working Papers in Economics and Finance1304, Birkbeck, Department of Economics, Mathematics & Statistics, 2013.Annuaire statistique de la défense 2013-2014 ; Observatoire économique de la défense, Direction des affaires finan-cières, ministère de la Défense, 2014.Calepin des entreprises internationales de défense ; Service des affaires industrielles et de l’intelligence économique(S2IE) de la Direction générale de l’armement, en partenariat avec la Fondation pour la recherche stratégique (FRS),2014.Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ; La Documentation française, ministère de la Défense, 2013.Jean-Hervé Lorenzi (Président) et Jean-Pierre Villetelle (Rapporteur) : Rapport annuel de l’Observatoire des délais depaiement 2013 ; Observatoire des délais de paiement, 2014.

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L’innovation comme facteurde croissance, l’exemple

de grands groupes industrielsde défense français *

Julien Malizard

Chercheur. Chaire Économie de Défense.

De nos jours, les entreprises de défense font face à de fortes contraintes carelles subissent l’incertitude liée aux budgets de défense, une concurrenceaccrue et des besoins technologiques élevés. À ce titre, K. Hartley indique

que « les entreprises de défense d’aujourd’hui doivent faire face à la fois à des bud-gets limités et des technologies coûteuses qui requièrent d’importantes ressourcesde recherche et développement (R&D) ».

En France, le ministère de la Défense doit opérer des choix stratégiquesdélicats entre la multiplication des interventions des forces armées et la contribu-tion de la défense à la politique de consolidation budgétaire de l’État. SelonJ. Droff et J. Malizard, les budgets de défense en France sont davantage soumis auxcontraintes budgétaires que les budgets civils et dans ce contexte, les équipementsde défense apparaissent comme la principale variable d’ajustement. En outre,l’incertitude est grande quant aux enjeux budgétaires à venir (cf. D. Gallois), enparticulier les recettes exceptionnelles et le financement des postes sauvegardés(cf. N. Guibert) suite aux attentats de janvier 2015. Les choix effectués dans la Loide programmation militaire actuelle consistent à maintenir constant le budget dela défense, donc à le réduire en valeur réelle.

Cependant, ces choix ont des conséquences microéconomiques car c’esttoute la chaîne industrielle, des maîtres d’œuvre aux PME, qui se trouve affectée parles restrictions budgétaires. Les maîtres d’œuvre font face au dilemme suivant : d’unepart, l’innovation est un levier indispensable au maintien de leurs compétences tech-nologiques et industrielles, et donc à la croissance à moyen et long terme, et d’autrepart, les contraintes économiques ont des conséquences significatives sur les res-sources disponibles. Pour surmonter ce dilemme, les grands groupes de défense déve-loppent des stratégies industrielles spécifiques que cet article vise à présenter.

* Cet article bénéficie des informations communiquées par Olivier Martin (MBDA), Éric Bachelet et Hervé Bouaziz(Safran), et Emmanuel Bloch (Thales).

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Pour l’illustrer, on s’intéressera alors aux politiques d’innovation de troisindustriels de défense : Safran, Thales et MBDA. Les deux premiers se situent àl’intersection de marchés de défense et civil (1) alors que MBDA est un pure-playerdéfense. Ainsi, il est possible de couvrir un large éventail de politique différente enfonction du périmètre d’activité.

Dans la première partie, on mettra en évidence le rôle majeur de la poli-tique d’innovation dans la stratégie industrielle. Dans un deuxième temps, lesmoyens accordés à l’innovation seront évoqués et enfin, dans un troisième temps,les relations existantes entre les entreprises et leur environnement scientifiqueseront illustrées.

L’importance de l’innovation dans la stratégie industrielle

Dans un cadre microéconomique, comme toute autre entreprise, les entre-prises de défense cherchent à maximiser leurs recettes nettes (2) sous contraintes.Celles-ci sont diverses : il peut s’agir de contraintes budgétaires et financièrespuisque les ressources du principal demandeur (l’État) sont limitées et avec desanticipations peu optimistes, en France et dans la majorité des autres pays euro-péens ; les contraintes sont également technologiques : les armées ont besoind’équipements militaires à la pointe de la technologie (3), de sorte qu’on les consi-dère comme des biens complexes (cf. C. Serfati) ; enfin les contraintes sont orga-nisationnelles, le secteur de la défense étant spécifique par rapport au secteur civil,tant dans sa structure de marché que dans sa régulation.

L’innovation est ainsi un élément déterminant de l’efficacité et de la capa-cité de l’équipement militaire et de l’attractivité de ses produits pour une entreprise.Elle nécessite des investissements importants en R&D. Plusieurs stratégies sontalors mises en place par les entreprises pour réduire (partager) ces coûts ou pourprofiter d’un effet d’économie d’échelle en augmentant les applications des résul-tats d’innovation et le volume de production.

Le développement de technologies duales permet de s’insérer sur d’autresmarchés (notamment de la sécurité, l’aéronautique et l’espace), de favoriser lessynergies industrielles sur des produits connexes comme dans les secteurs de l’aéro-nautique et du spatial et in fine d’accroître les débouchés envisageables.

Un autre vecteur de croissance se trouve dans le développement de nou-veaux marchés à l’exportation, dans la mesure où, en dehors des pays développés,les dépenses militaires y sont généralement en croissance. Plus d’un tiers du

(1) Dans le cas de Safran, il s’agit d’un acteur dual à prédominance civile.(2) Les recettes nettes sont les recettes totales auxquelles l’on retranche les coûts totaux.(3) Notre souveraineté « dépend aussi de notre aptitude à développer les compétences scientifiques, les technologies adé-quates et les systèmes d’armes complexes qui permettent à la France de faire face à ses adversaires potentiels » ; cf. Livreblanc sur la défense et la sécurité nationale.

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chiffre d’affaires de l’industrie de défense est ainsi lié à la demande extérieure.L’innovation permet aux entreprises de défense d’augmenter leurs débouchés exté-rieurs (cf. J. Belin). En termes d’avantages comparatifs, le positionnement sur desproduits complexes permet d’éviter la concurrence des nouveaux pays producteursoù les coûts de la main-d’œuvre sont largement inférieurs à ceux observés enFrance. La R&D permet aussi de proposer des produits plus innovants conformesaux attentes des clients à l’export et de se démarquer ainsi des concurrents poten-tiels par un accroissement de la compétitivité hors coût.

Dans ces conditions, la politique d’innovation est au centre des politiquesindustrielles des entreprises de défense. En premier lieu, elle permet de satisfaire lesbesoins de son client principal qui requiert le plus souvent des technologies depointe. Ensuite, via le développement des technologies à double usage, elle permetd’adresser les marchés civils, d’accroître les débouchés envisageables et de partagerle coût des recherches. Enfin, l’innovation ouvre les perspectives à l’exportation.

Les moyens de l’innovation

Dans la mesure où l’innovation est un vecteur indispensable à la croissancede l’industrie de défense, il est nécessaire de s’intéresser aux moyens financiers ethumains qui lui sont attribués. D’un point de vue macroéconomique, la défenseoccupe une place majeure dans le système national d’innovation. Comme le noteC. Serfati, « la défense devient centrale dans le domaine technologique (…)puisque les groupes liés à l’armement-nucléaire-aéronautique représentent environun quart du potentiel national » d’innovation. Cela correspond au besoin de maî-trise de technologies associées à la souveraineté nationale, pour lesquelles le minis-tère de la Défense joue un rôle dans l’identification, le suivi et les mesures de sau-vegarde. En plus du degré d’incertitude, intrinsèque au processus d’innovation, ils’agit d’une raison majeure de l’intervention publique.

Compte tenu des besoins élevés en innovation, les entreprises déploient desmoyens humains conséquents. Par exemple, Thales emploie 25 000 personnes pourla R&D dont une majeure partie en France et 3 000 personnes pour la R&T(recherche et technologie) sur un effectif total de 65 000 personnes. Par ailleurs,Thales est impliqué dans la recherche doctorale avec 220 thèses Cifre (conventionsindustrielles de formation par la recherche). Chez Safran, 12 000 emplois sontconsacrés à la R&D auxquels se rajoutent 3 000 emplois pour la R&T à compareravec 69 000 salariés pour l’ensemble du groupe. Enfin chez MBDA, plus de 4 000personnes, sur un effectif total de 10 000 personnes, exercent des fonctions deR&T et R&D. Les moyens financiers alloués sont également importants puisquela R&D représente 13 % du CA chez Safran, 20 % chez Thales et près de 25 %chez MBDA.

La politique publique offre des outils pour accroître les moyens alloués à laR&D. À ce titre, le crédit impôt recherche (CIR) est un outil efficace (cf. B. Mulkay

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et J. Mairesse) pour orienter la politique d’innovation en France et les entreprisesde défense en bénéficient largement. Ainsi, Safran a vu augmenter son nombre debrevets de 15 % par an depuis 2009 suite à la réforme du CIR.

Par ailleurs, d’autres moyens financiers sont orientés vers le secteur de ladéfense. C’est notamment le cas du financement direct de la R&D par le ministèrede la Défense : la défense concentre plus de 20 % des financements publics deR&D. Pourtant, les financements publics de R&D sont en baisse (cf. S. Moura),ce qui implique que les entreprises doivent trouver d’autres modes de financement.Ainsi, l’autofinancement prend alors une part croissante. Par exemple, le systèmeAASM (armement air-sol modulaire) a été significativement autofinancé parSafran. De même, MBDA a consenti un effort d’autofinancement très significatifpour le développement du missile moyenne portée (MMP) compte tenu des pers-pectives envisagées de ce produit à l’exportation.

Le développement de la coopération entre différents partenaires est égale-ment une autre stratégie envisageable car elle permet de réduire les coûts de déve-loppement des programmes d’armement (cf. K. Hartley). Toutes les entreprises dedéfense recherchent la mise en place de telles coopérations multinationales. À titred’illustration, citons le satellite Sicral 2, destiné au ministère italien de la Défenseet à la DGA, qui a été développé par Thales Alenia Space, via un programme encoopération mené par les ministères italiens et français dans le cadre d’un accordentre les deux pays. Plus globalement, C. Serfati indique que 30 % des programmesd’armement sont menés en coopération.

Les pratiques de l’innovation

L’apparition des innovations est liée à un environnement scientifique, orga-nisationnel et technologique spécifique. On parle de système national d’innovationqui associe les différents partenaires dans le processus d’innovation. Dans le cas de ladéfense, le potentiel d’innovation est principalement lié à trois entités (cf. C. Serfati) :la DGA, la BITD et les agences technologiques (Onera, CEA, Cnes, CNRS).

L’organisation de l’innovation est une question primordiale car elle impactedirectement sa performance. Le paradigme a pendant longtemps été de favoriserl’innovation de manière autocentrée en fonction des besoins du ministère. Depuisplusieurs décennies, on assiste au développement de l’innovation ouverte quiconsiste à élargir le potentiel d’innovation à diverses entités en décentralisant leprocessus de décision et ainsi faire émerger des solutions innovantes.

Ainsi, outre leurs propres centres de recherche (Thales Research andTechnology ou Safran Tech), les groupes de la défense sont partenaires de nom-breux laboratoires et chaires de recherche. Safran et Thales sont membres de l’IRT– Institut de recherche technologique – « Antoine de Saint-Exupéry », spécialisésur les problématiques d’aéronautique, espace et systèmes embarqués.

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Des modes innovants de management de l’innovation sont également mis enplace. Ainsi, MBDA développe un innovation college dans le but d’améliorer l’effica-cité du processus d’innovation et le programme de collaboration IDEA, disponiblesur l’Intranet de l’entreprise, qui vise à multiplier les interactions et idées entre le per-sonnel. De son côté, Thales applique le modèle du Design Thinking dont l’objectifest de mieux définir les problèmes posés par le processus d’innovation au lieu des’intéresser aux solutions car un problème mal défini conduit à des solutions erronées.

MBDA pratique l’innovation ouverte en organisant des rencontres avec desPME innovantes, des laboratoires universitaires et d’autres industriels. Ainsi, MBDApilote avec les ministères de la Défense français et britannique le projet britanniqueMCM ITP (Materials and Components for Missiles, Innovation Technology Partnership)pour des travaux de R&T dans le domaine des missiles de TRL 1 à 3, en association,notamment, avec Safran et Thales. Chez Safran, une démarche d’innovation struc-turée et systématique à l’échelle du groupe permet de faire émerger des projetsd’ampleur, à l’image du « système de taxiage électrique » pour avions commerciaux,en cours de développement en coopération avec Honeywell. Enfin, un grouped’intérêt économique (GIE) a vu le jour entre Thales, le CEA et Alcatel-Lucent pourla mise au point de technologies portant sur les composants de semi-conducteurs.

Les changements de paradigme dans le processus d’innovation posent laquestion de la causalité entre R&D civile et militaire. V. W. Ruttan montre que laR&D militaire est à l’origine de nombreuses applications civiles dans le nucléaire,l’aéronautique ou l’électronique. Désormais, le degré de spécialisation des activitésmilitaires est tel que le sens de la causalité n’est plus clairement établi, les entre-prises innovantes de défense puisant également dans le secteur civil pour nourrirleur propre innovation. Ces liens sont difficilement identifiables au sein des entre-prises. Pour Safran, la technologie FADEC (Full Authority Digital Engine Control)sur les moteurs d’avion est un exemple d’adaptation d’une technologie civile versdes applications militaires. À l’inverse, le moteur civil CFM56 n’aurait pas pu êtredéveloppé sans les compétences liées à la défense de Snecma.

Cet article visait à illustrer la politique d’innovation de quelques entreprisesdu secteur de la défense. Le postulat est que maintenir un effort d’innovationconséquent est indispensable pour garantir les performances économiques de cesentreprises dans un contexte d’incertitude. Cet effort d’innovation est d’abord sou-tenu par d’importants moyens humains et financiers. Au-delà des financementspublics directs, ces entreprises ont recours à différentes options de financementnotamment l’autofinancement soutenu par des dispositifs de type CIR ou la coopé-ration. Ensuite, la politique d’innovation s’inscrit dans un processus de collaborationen matière de recherche entre plusieurs pays ou entreprises, avec des laboratoiresde recherche externes ou consiste à développer l’open innovation.

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Les entreprises duales bénéficient des opportunités offertes par les éven-tuelles synergies entre les secteurs civil et militaire. Pour les pure-players, les straté-gies d’innovation n’apparaissent pas fondamentalement différentes de celles desfirmes duales, même si elles sont soumises à des contraintes supplémentaires comptetenu de la nature des produits. Les dynamiques d’innovation sont par ailleurs clai-rement orientées à la hausse, ce qui permet aux groupes français de maintenir uneposition d’envergure européenne et mondiale : d’après le classement SIPRI du Top100 des entreprises de défense, en 2013, Thales est au 10e rang mondial, Safran au18e rang (alors que la défense ne représente qu’un peu plus de 20 % de son CA) etMBDA au 28e rang, se positionnant comme des leaders mondiaux dans leursdomaines respectifs. Par ailleurs, même si les brevets sont un indicateur imparfaitdu potentiel d’innovation, surtout pour les entreprises de défense qui ont d’autresstratégies de valorisation de l’innovation, on constate qu’en 2013, Safran et Thalessont respectivement 2e et 10e dans le classement fourni par l’Institut national de lapropriété industrielle (INPI) sur le dépôt de brevets.

Plus globalement, l’industrie de défense dans son ensemble concourt à25 % du potentiel d’innovation en France alors qu’elle représente moins de 10 %du potentiel manufacturier. J. Belin insiste sur les meilleures performances desentreprises du secteur de la défense, en termes de valeur ajoutée ou d’exportation,par rapport aux entreprises civiles, performances d’autant meilleures qu’elles sontconsidérées comme innovantes.

ÉLEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Jean Belin : « Les entreprises françaises de défense : caractéristiques économiques et financières », Revue DéfenseNationale, n° 780, mai 2015.Jean Belin et Marianne Guille : « R&D et innovation en France : quel financement pour les entreprises de défense ? »,Innovations, n° 28, 2008.Robin Cowan et Dominique Foray : “Quandaries in the economics of dual technologies and spill-overs from military tocivilian research and development”, Research Policy, Vol. 6, n° 6, 1995.Josselin Droff et Julien Malizard : « Cohérence entre politique budgétaire et budget de défense en France », RevueDéfense Nationale, n° 769, avril 2014.Keith Hartley : “The Arms Industry, Procurement and Industrial Policies”, Handbook of defense economics, chapitre 33,Vol. 2, T. Sandler et K. Hartley (Éditeurs), 2007.Keith Hartley et Todd Sandler : “The future of the defence firm”, Kyklos, n° 56, 2003.Sylvain Moura : « L’État dans le financement de la R&D militaire des entreprises », Ecodef, n° 54, 2011.Benoît Mulkay et Jacques Mairesse : “The R&D tax credit in France: assessment and ex ante evaluation of the 2008reform”, Oxford Economic Papers, Vol. 65, n° 3, 2013.Vernon Wesley Ruttan : “Is war necessary for economic growth? Military procurement and technology development”,Oxford University Press, 2006.Claude Serfati : « Le rôle de l’innovation de défense dans le système national d’innovation de la France », Innovations,n° 28, 2008.Claude Serfati : L’industrie française de défense ; La Documentation française, 2014.Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ; La Documentation française, ministère de la Défense, 2013.Dominique Gallois : « Comment le ministère de la Défense innove pour boucler son budget », Le Monde, 30 décembre2014.Nathalie Guibert : « Face au terrorisme, des moyens promis à l’armée », Le Monde, 13 mars 2015.

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Comprendre le profildes principaux fournisseurseuropéens d’équipements

de défenseHélène Masson

Maître de recherche, Fondation pour la recherchestratégique (FRS).

Depuis plus de dix ans, le secteur industriel de la défense se caractérise parune forte stabilité du premier cercle des producteurs d’armement auniveau mondial. Suite aux grandes opérations de fusions-acquisitions

menées aux États-Unis durant la décennie 1990, et en Europe au tournant desannées 2000, peu de mouvements d’ampleur (notamment horizontaux) ont étéenregistrés depuis, hormis le rachat de TRW par Northrop Grumman en 2002, lacréation du groupe Safran suite à la fusion Snecma/Sagem en 2005, ou encore lareprise de Goodrich par United Technologies Corp. (UTC) en 2011. Aujourd’hui,nous retrouvons dans le Top 10 mondial (1), et dans un ordre équivalent, les mêmesgroupes américains qu’en 2001 (Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, NorthropGrumman, General Dynamics, UTC). Par ailleurs, avec 45 entreprises américainesdans le Top 100mondial, cette surreprésentation reflète le maintien à un point hautdu marché américain de la défense, en dépit d’une contraction des commandes duDoD ces dernières années. Malgré tout, les leaders européens BAE Systems, AirbusGroup (ex-EADS), Thales et Finmeccanica ont réussi à maintenir leur position auxcôtés de ces grands primes américains, respectivement aux 3e (un rang identique àcelui de 2001), 7e, 9e et 10e rang mondial. 27 entreprises européennes font ainsipartie du Top 100 (2), les entreprises britanniques (3), françaises (4) et allemandes (5)étant les plus représentées, emmenées notamment par le motoriste britanniqueRolls-Royce, le groupe naval militaire français DCNS, le motoriste et équipemen-tier aéronautique français Safran, le groupe britannique spécialisé dans les presta-tions de services supports à la défense Babcock International, l’entreprise allemanded’armement terrestre Rheinmetall Defence, ainsi que le groupe suédois Saab AB.

(1) “Top 100 List 2013”, Defense News, août 2014.(2) Ibidem.(3) Rolls-Royce, Babcock International, Serco, Cobham, QinetiQ, Meggitt, GKN Aerospace, Chemring, Ultra Electronics.(4) DCNS, Safran, Dassault Aviation, Nexter.(5) Rheinmetall, KMW, Diehl BGT Defence.

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Afin de définir le profil des principaux fournisseurs européens d’équipe-ments de défense et services associés, nous avons constitué un panel de 32 entre-prises (comprenant les 27 présentes dans le Top 100, MBDA, MTU Aeroengines,Navantia, OHB et TKMS), dont le siège social est localisé en Europe, et lepositionnement dans la chaîne de valeur au niveau maître d’œuvre/intégrateur,systémier/équipementier rang 1, et motoriste. Ce panel fédère les acteurs indus-triels pivots des secteurs aérospatial civil et militaire, naval, armement terrestre etélectronique de défense en Europe *.

Leur orientation défense, le degré de dépendance à la commande publiquenationale, le poids du marché européen, leur présence sur les marchés grand exportsont ici approchés sur la base des données communiquées dans leur rapport annuel2013 (cf. Calepin des entreprises internationales de défense).

Défense vs civil

Une ventilation des ventes 2013 niveau groupe, entre la défense et le civil,met ainsi en exergue que 20 entreprises sur les 32 étudiées (6) réalisent plus de 20 %de leur chiffre d’affaires (CA) sur le marché de la défense. Parmi elles, 16 entre-prises affichent une part supérieure à 50 %, dont 10 au-delà des 70 %. Aux deuxextrêmes, les groupes les moins dépendants des commandes défense, donc les plusorientés vers le marché civil, relèvent tous du secteur aérospatial, qu’ils soientavionneur (Airbus Group, Dassault Aviation), motoriste (Safran, Rolls-Royce) ouéquipementier/électronicien (Indra, Diehl, GKN Aerospace), quand les industrielsles plus dépendants des marchés publics de défense ressortent des secteurs arme-ment terrestre (Nexter, KMW, Chemring, Patria, Nammo), missiles tactiques(MBDA) et naval (DCNS).

* PANEL : 32 FOURNISSEURS EUROPÉENS D’ÉQUIPEMENTS DE DÉFENSE

Airbus Group, MBDA, MTU Aeroengines, OHB, Diehl, Rheinmetall Defence, TKMS, KMW, Indra, Navantia, Patria,Dassault Aviation, Safran, Thales, DCNS, Nexter, Fincantieri, Finmeccanica, Nammo, Kongsberg, RUAG, SAAB AB,GKN, Cobham, Chemring, BAE Systems, Rolls-Royce, Ultra Electronics, Serco, QinetiQ, Meggitt, Babcock.

Nombre d’entreprises selon la partdes ventes Défense (% CA 2013)

(6) Données non renseignées pour OHB, TKMS et Navantia.

Rappelons ici que parmi les grandsgroupes européens multi-segments, le britan-nique BAE Systems et le suédois Saab AB sesituent dans une fourchette haute, avec respecti-vement 94 % et 81 % de leurs ventes réalisées surle marché de la défense et de la sécurité, très supé-rieure donc à la part affichée par Thales (60 %),Finmeccanica (50 %) et Airbus Group (20 %),aux activités ainsi plus équilibrées. Cependant,

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des évolutions sont à attendre, conséquences des revues stratégiques initiées cesdeux dernières années par les maîtres d’œuvre européens, désireux d’améliorer leurcompétitivité, par le biais d’une rationalisation interne mais surtout d’une cessiondes actifs non stratégiques ou trop éloignés du cœur de métier (par exemple,restructuration en cours de la branche nouvellement créée Defence and Space dugroupe Airbus, cession par Finmeccanica des activités civiles Ansaldo Energia,Ansaldo Breda et Ansaldo STS). Cette stratégie de recentrage devrait se traduire,au moins dans un premier temps, par une orientation défense plus marquée.

Degré de dépendance au marché domestique

Si la grande majorité des entreprises du panel (7) (26) affiche une part desventes réalisées sur le marché domestique inférieure à 50 %, 20 d’entre elles sesituent dans une fourchette de 20 à 50 %, illustrant ainsi le poids toujours signifi-catif du marché national, et l’importance du client étatique comme client de réfé-rence, même s’il tend à diminuer ces dernières années.

(7) Donnée non renseignée pour KMW.

Nombre d’entreprises selon la partdes ventes Marché domestique (% CA 2013)

En 2013, le britannique BabcockInternational apparaît comme l’entreprise laplus dépendante de son marché domes-tique, à hauteur de 81 % des ventes, résultatdes contrats d’externalisation long termeremportés auprès du MoD sur les segmentsMCO et services supports (sur les segmentsterrestre et naval militaires, en particulier).

La forte orientation défense du CA vasouvent de paire avec une dépendance mar-quée vis-à-vis des commandes nationales,

comme l’illustre le positionnement du groupe français d’armement terrestre Nexter(76 %) ou encore celui du missilier MBDA (> 60 % ; marchés français et britan-nique), des groupes naval militaire français DCNS (62 %) et espagnol Navantia(47 %), ainsi que du suédois SAAB AB (41 %). Les contraintes pesant sur les bud-gets nationaux d’équipement impactent ainsi plus fortement ces entreprises.Quand ces difficultés se doublent d’une exacerbation de la concurrence entregroupes européens à l’international, comme dans le secteur terrestre, l’heure est àla concentration des acteurs industriels (projet de rapprochement Nexter/KMW).

A contrario, les motoristes et équipementiers aéronautiques, ainsi que lesmunitionnaires, se caractérisent dans leur grande majorité par un portefeuilleclients beaucoup plus internationalisé (< 30 % des ventes réalisées sur le marchédomestique).

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Poids du marché européen

Il transparaît du cumul des parts CA Marché domestique et CA AutresEurope, que pour 21 entreprises, le marché européen représente la première desti-nation des ventes en 2013 (affichant une part > 35 %). Avec 36 % de son CA 2013réalisés en Zone Europe, Airbus Group apparaît au final très en deçà de la part desventes affichée par les groupes français Safran (45 %) et Thales (60 %), italienFinmeccanica (57 %), ou encore suédois Saab AB (61 %). Ajoutons que les entre-prises allemandes font également parties des fournisseurs les plus liés au marchéeuropéen (Diehl > 49 %, Rheinmetall Defence 60 %, TKMS 61 % ou encoreOHB 99 %), tout comme le suisse RUAG (83 %). Si le marché britannique appa-raît aujourd’hui comme le plus attractif et le plus ouvert à la concurrence, l’ambi-tion affichée par la Pologne dans le domaine de la défense et de l’armement ouvreégalement d’importantes perspectives de marché.

(8) Considérant 2, Directive 2009/81/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 « relative à la coordi-nation des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudi-cateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité », JO L216, 20 août 2009.

Nombre d’entreprises selon la partdes ventes Zone Europe (% CA 2013)

Ce constat d’un poids encore signifi-catif du marché européen donne une réso-nance toute particulière à l’enjeu d’une miseen œuvre cohérente et harmonisée de ladirective 2009/81/CE (8) par l’ensemble desÉtats-membres de l’Union européenne(EMUE). Entrée en vigueur le 21 août 2009,et transposée en droit national dans la tota-lité des États-membres au début du secondsemestre 2013, cette directive vise une har-monisation des procédures de passation des

marchés publics de défense et de sécurité, participant ainsi de « l’établissement pro-gressif d’un marché européen des équipements de défense » considéré « comme indis-pensable au renforcement de la Base industrielle et technologique de défense euro-péenne ». Or, à ce jour, ce nouveau régime apparaît être appliquée de manière incom-plète, sélective voire partielle, par les EMUE, une situation instable à l’origine denouvelles distorsions de marché et d’une mise à l’épreuve du principe de réciprocité.

Dynamique export

Avec 27 entreprises sur les 32 étudiées montrant une part des ventes réali-sées hors marché domestique supérieure à 50 % du CA global, la dynamique export(Autres Europe et Grand Export) est à mettre clairement du côté des fournisseurseuropéens, si nous les comparons à leurs concurrents américains, toujours à ce jourtrès dépendants des commandes du DoD.

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sa place de n° 3 mondial à sa stratégie réussie d’expansion de ses activités outre-Atlantique, multipliant acquisitions, prises de participation et coopérations avec lesPrimes américains, sur les marchés électronique de défense (dont cyber) et arme-ment terrestre. Bénéficiant de la relation spéciale Royaume-Uni/États-Unis, lareprise de deux fournisseurs de premier rang du DoD, United Defense Industrieset Armor Holdings, en 2005 et en 2007, aura permis à BAE Systems de franchirun nouveau cap et de monter dans la chaîne de valeur. En 2013, le groupe se carac-térise par une dépendance marquée vis-à-vis du marché américain de la défense, àhauteur de 40 % du CA (et 37 300 salariés) contre 21 % des ventes réalisées sur lemarché britannique (et 34 800 salariés).

L’allemand MTU Aeroengines (70 % de ses ventes 2013), les norvégiensNammo (38 %) et Kongsberg (22 %), le français Safran (32 % vs 22 % en France)et le conglomérat italien Finmeccanica (23 % vs 18 % sur le marché italien) affi-chent également une part des ventes substantielle sur cette zone. Toutefois, très for-tement endetté depuis le rachat du groupe américain DRS Technologies (et desventes décevantes), Finmeccanica a décidé en mars 2015 de céder une partie desactifs, avant un potentiel désengagement. Si Airbus Group et Thales peinent tou-jours autant à monter en puissance outre-Atlantique, avec respectivement 15 % et10 % de leur CA 2013, ces derniers apparaissent parmi les 15 entreprises euro-péennes faisant état de ventes réalisées en zone Asie-Pacifique cette année-là. C’estainsi qu’Airbus Group peut se targuer d’une première position, avec une part de33 % du CA 2013 (tirée par les ventes dans le domaine aéronautique civil), devantl’allemand TKMS (32 %), le norvégien Kongsberg (25 %), le britannique RollsRoyce (23 %), le suédois Saab AB (22 %) et les groupes français Thales (19 %) etSafran (17 %). En dehors de Rolls Royce, les entreprises britanniques, au premierrang desquelles BAE Systems, semblent nettement en difficulté sur cette zoneexport, pourtant ciblée comme prioritaire depuis de nombreuses années (présence enAustralie suite au rachat de Tenix Defense en 2008 mais échecs successifs en Inde).

Nombre d’entreprises selon la partdes ventes hors marché domestique

(% CA Autres Europe + % CA Grand Export)

Hors marché européen, quid de lapénétration des marchés grand export ? En2013, 18 entreprises du panel font étatd’un CA hors Europe > 50 %. En termes decibles, la conquête des marchés Amériquedu Nord est principalement le fait desentreprises britanniques, qui comptentpour 6 d’entre elles le marché américaincomme première destination de leurs ventes(Cobham 45 % ; Ultra Electronics 44 % ;Chemring 43 % ; BAE Systems 40 % ;GKN 30 % ; Rolls Royce 29 %) ou seconde(QinetiQ ; 42 % vs 49 % sur le marchédomestique). BAE Systems doit largement

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Ajoutons que 9 entreprises du panel communiquent sur des ventes 2013réalisées en zone Afrique/Moyen-Orient (avec en tête BAE Systems ; 22 % du CA,liés au projet Salam), contre 5 en Amérique latine (principalement l’espagnol IndraSistemas et le suédois Saab AB). Toutefois, la transparence de l’information dans ledomaine export n’est pas de mise aujourd’hui. Dans le cadre de leur rapportannuel, 9 entreprises ne communiquent pas de données détaillées concernant laventilation du CA par zones géographiques quand 15 supplémentaires usent del’item peu descriptif « Autres ».

En phase de restructuration de leurs activités et tendus vers l’export, lesprincipaux fournisseurs européens d’équipements de défense font montre d’orien-tations stratégiques désormais sous-tendues par des logiques industrielles etcommerciales proches de celles des entreprises du secteur civil. Ces derniers sedépartissent ainsi d’activités, situations et autres pratiques héritées des premiersmouvements de concentration initiés au tournant des années 2000 et orchestréspar les gouvernements. De plus, 75 % du panel des entreprises européennes étu-diées sont aujourd’hui cotées en bourse, et comptent parmi leurs actionnaires desinvestisseurs institutionnels, demandant la mise en œuvre d’un mode de gouver-nance de type actionnarial. La valeur de l’entreprise est ainsi davantage jugée àl’aune de l’adoption d’un ensemble de pratiques de « gouvernement d’entreprise »censé contribuer à améliorer la gestion interne et donc les performances (identifi-cation et partage des responsabilités, maîtrise des risques, contrôle, transparenceinformationnelle, etc.), une pression des actionnaires qui n’est pas étrangère auxréformes de gouvernance et aux réorientations stratégiques initiées ces deux der-nières années par les principaux maîtres d’œuvre, systémiers/équipementiers etmotoristes du secteur industriel européen de la défense.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Calepin des entreprises internationales de défense, DGA/FRS, 2014.Keith Hartley, Martin Lundmark, Hélène Masson, Christian Mölling, Krzysztof Soloch : “Defining the EuropeanDefence Technological and Industrial Base: Debates & Dilemmas (I)”, Note de la FRS, 26 juillet 2013.Keith Hartley : “The Arms Industry, Procurement and Industrial Policies”, chapitre 33, Handbook of Defence Economics,Vol. 2, T. Sandler et K. Hartley (Éditeurs), North-Holland, 2007.Hélène Masson, Kévin Martin : « La directive 2009/81/CE : d’hésitants premiers pas », Défense & Industries, n° 3,mars 2015.Hélène Masson : Industries de défense européennes et pratiques de gouvernement d’entreprise ; Collection Recherche &Documents, FRS, janvier 2009.

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La dualité comme moyende repenser la positionstratégique des firmes *

Valérie Mérindol et David W. Versailles

Co-directeurs de la chaire newPIC (new Practices forInnovation and Creativity) de Paris School of Business(PSB).

La dualité consiste à tirer parti de l’exploitation de compétences, de techno-logies, de produits, de procédés pour satisfaire des besoins exprimés à la foissur des marchés civils et militaires (cf. R. Cowan et D. Foray ; J. Molas

Gallart). La dualité fait partie des débats récurrents de la politique technologiqueen France depuis les années 1990 (cf. V. Mérindol). Souvent étudiée sous l’angledes dispositifs publics pour favoriser la synergie civile et militaire ou encore pourfavoriser l’insertion des PME dans les filières industrielles (cf. R. Guichard ;V. Mérindol et D. W. Versailles), la dualité est rarement étudiée comme unedimension clé de la stratégie des grandes firmes positionnées sur le marché del’armement. Pourtant, elle occupe aujourd’hui une place importante dans la pré-servation de la compétitivité des entreprises, à la fois en raison de la forte croissancedes activités sur les marchés civils, et de la variété de trajectoires technologiques surles marchés commerciaux « défense et sécurité ». L’importance stratégique de ladualité s’exprime de manières très différentes selon les caractéristiques clés desentreprises.

Cet article propose une comparaison des grandes entreprises présentes surle marché français d’armement pour singulariser la place de la dualité dans leurstratégie. Cette approche permet d’identifier les similitudes et différences entre lesentreprises, à partir de deux dimensions : l’antériorité de la présence de l’entreprisesur le marché de l’armement, et les choix de l’entreprise en termes de diversifica-tion de son portefeuille de produits et de clients. Cette analyse permet ainsi demettre en évidence comment la dualité peut être une source de compétitivité pourles entreprises et comment elle s’inscrit dans une stratégie qui renforce les choix despécialisation ou de diversification produits-marchés.

* Cet article est issu d’une « Étude prospective et stratégique » plus large et consacrée à la dualité dans les entreprises dela défense. Elle a été commanditée et financée par le ministère de la Défense. Réalisée par les auteurs de l’article, elle aété pilotée par l’Observatoire économique de la Défense en collaboration avec la Direction générale de l’armement. Lespropos et analyses présentés dans cet article n’engagent que leurs auteurs.

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Différences et similitudes de l’approche sur la dualité en fonctionde l’antériorité des entreprises sur le marché de l’armement

Les différences entre les marchés civils et d’armement sont nombreuses etbien connues. Les marchés d’armement sont généralement présentés en fonctiond’une série de dimensions qui les distinguent fortement des marchés civils etcommerciaux : la spécificité des usages liés aux missions militaires, la complexitétechnologique et le temps de développement des projets, les réglementations natio-nales, les contraintes d’exportations et de sécurité d’approvisionnement, le modede financement de la R&D, le lien avec les budgets publics et, enfin, les cadencesde production.

Au-delà de ces différences génériques, les entreprises cherchent à tirer partides opportunités à partir des synergies potentielles et de la complémentarité desdifférents segments de marchés. Mais cette stratégie se fonde sur des approchesrelativement différentes entre, d’une part, les firmes historiquement installées surle marché de défense et, d’autre part, les firmes, nouveaux entrants.

Les firmes leaders historiques sur le marché de l’armement :la recherche de cohérence de l’outil industriel

Pour les firmes « historiques » sur le marché de l’armement comme Thales,Airbus Group, Dassault Aviation, Snecma, la dualité est présente de longue datedans leur stratégie dans la mesure où ces entreprises ont une présence forte sur desmarchés de défense, de l’aéronautique et du spatial, et des marchés de sécurité.Leur savoir-faire leur permet de gérer la complexité technologique qui dépend dela spécificité des missions civiles et militaires ainsi que de la complexité desmilieux : l’aérien, l’espace, le maritime… La dualité occupe un rôle de plus en plusfondamental dans leur stratégie et leur choix organisationnel. Il s’agit de compen-ser la baisse de plan de charges sur le marché d’armement, et en même tempsd’amortir des coûts de développement des technologies en augmentant l’assiette deventes. Si les moyens budgétaires provenant du ministère de la Défense sont pluscontraints qu’auparavant, le marché de l’armement permet encore de développer etde tester des technologies et des briques technologies dans un contexte qui s’extraitdes contraintes immédiates de « Safety » existant sur les marchés civils. Elles dic-tent, par exemple, tous les processus de développement pour l’aviation civile parrapport aux processus de certification. Dans cette perspective, trouver les disposi-tifs et moyens organisationnels pour accroître les synergies civiles et militairesconstitue une véritable dimension de la compétitivité des entreprises.

Ainsi pour Thales, systémier électronique, positionné sur une stratégiemulti-technologies et multi-produits, la dualité est présentée comme « globale » :la variété des solutions technologiques traitées par l’ensemble des Global BusinessUnits du groupe s’inscrit dans la recherche de synergies et de cohérence technologies-produits en prenant en compte les contraintes multi-milieux (aérien, maritime,

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terrestre). Depuis les phases très amont du développement de la technologie, jus-qu’aux outils de tests et simulation, en passant par les phases plus avales de consti-tution des lignes de produits, la recherche de synergies est omniprésente. Elle guideles choix de gouvernance et les arbitrages sur les projets. C’est un enjeu d’autantplus important que Thales a développé une stratégie d’intégration horizontale quipositionne l’entreprise sur une grande variété de segments de marchés et de briquestechnologiques, et de systèmes technologiques.

Pour une entreprise comme Snecma, équipementier majeur dans l’aéro-nautique, la dualité est inscrite dans les gènes de l’entreprise et se traduit par lapolyvalence des ingénieurs pour les activités de conception. Depuis son origine,Snecma a un seul service d’ingénierie et de R&D. Les ingénieurs sont amenés à tra-vailler sur différents programmes civils et militaires au cours des différentes phasesde leurs carrières. Le parcours des ingénieurs facilite ainsi la recherche de synergiesconcernant les choix technologiques. Plus en aval, la dualité est présente aussi. Leschaînes de production des pièces spécifiques comme la fonderie sont duales, alorsque le montage de moteurs d’avion est réalisé dans des lignes de production sépa-rées entre moteurs civils et militaires. Cela s’explique par le fait que les exigencesd’industrialisation sont différentes, avec des différentes très importantes derythmes de production pour les deux familles de produits militaires et civils.Néanmoins, ces lignes de production sont co-localisées et gérées avec le maximumde synergies entre équipes.

Pour les entreprises comme Airbus Group et Dassault Aviation, avionneurspositionnés sur la gestion de l’excellence et de la complexité technologique dansl’aéronautique civile et militaire, la dualité est aussi inhérente à leurs stratégiesdepuis plusieurs décennies. La logique d’intégrateur de systèmes aéronautiques lesconduit à privilégier la recherche de synergies civiles et militaires dans la conduitedes activités de recherche et technologie, c’est-à-dire en amont du processusd’innovation. Elle s’exerce aussi grâce aux outils et aux savoir-faire associés à la maî-trise de la complexité liés aux fonctions d’intégration de système comme le montreDassault Aviation avec l’utilisation d’outils numériques et de simulation pour laconception avion. En aval, la dualité est présente ; elle permet de préserver desplans de charges et des compétences au niveau des chaînes de production. De nom-breuses différences subsistent dans la mesure où la conception d’aéronefs civils etmilitaires obéit à des considérations très différentes mais la dualité permet deconstruire une logique générale de préservation de l’outil industriel.

Enfin, pour une entreprise comme DCNS initialement positionnée sur lemarché de la construction navale militaire, la dualité représente avant tout laréponse à une préoccupation nouvelle : la nécessité impérieuse de trouver de nou-veaux relais de croissance. Il s’agit alors pour l’entreprise de se positionner sur desactivités nouvelles qui font sens par rapport aux savoir-faire que doit maîtriserl’industriel. En effet, si la construction navale militaire semble a priori éloignée dudéveloppement d’une offre de produits sur les énergies marines renouvelables, ces

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deux marchés ont en commun plusieurs aspects qui renvoient au cœur de métierde l’entreprise : la maîtrise de la complexité du milieu maritime et le temps longde développement des projets. Si la dualité reste encore à construire dans les choixorganisationnels, les préoccupations sur la nature des synergies potentielles à déve-lopper en R&T et au niveau des chaînes de production constituent un enjeu demême nature que pour les entreprises citées précédemment.

Les nouveaux entrants sur le marché de défense ou la dualité à « front renversé »

Récemment, le marché de défense en France a vu émerger de nouveauxentrants, mettant en perspective que, pour certaines activités comme les systèmesd’information de la défense, les barrières à l’entrée sur le marché pouvaient êtredépassées. Ainsi Sopra et Bull, deux firmes spécialisées dans les métiers des servicesnumériques qui leur permettent d’intervenir dans les métiers du conseil, de l’édi-tion et de l’intégration informatique, se sont positionnés récemment sur des pro-jets clés dans la définition et le déploiement de nouveaux systèmes d’informationset de commandement au sein du ministère de la Défense. Sopra assure le déploie-ment du système d’informations des Armées (SIA). Bull a remporté le contratvisant à la réalisation du système d’information du combat de Scorpion (SICS), unprojet majeur pour l’Armée de terre qui porte sur des fonctions très opération-nelles. Cette évolution du paysage industriel représente un choix industriel fort dela DGA comme des armées. Elle représente aussi une illustration d’une dualité« inversée » : l’évolution des technologies numériques transforme bien des secteursd’activités et bouscule les frontières traditionnelles des filières industrielles. Le secteurde l’armement n’échappe pas à ces évolutions (cf. Th. Le Texier et D. W. Versailles).

L’enjeu pour les nouveaux entrants est bien entendu de se familiariser avecla spécificité des métiers et usages dans le milieu militaire via la construction d’unerelation de confiance entreprises-clients. Dans presque tous les cas, il s’agit de pro-jets inscrits dans le temps long, en particulier par rapport au monde civil. Lamanière d’aborder la dualité pour ces entreprises n’est pas tant liée à la recherchede synergies sur les technologies qu’à l’opportunité de redéployer dans la défensedes démarches mises en œuvre sur d’autres marchés. L’avantage de ces entreprisesrepose alors sur la capacité à construire des systèmes d’informations interopérableset adaptables, à partir de méthodes dites « agiles », c’est-à-dire qui sont fondées surdes approches itératives entre le client et le fournisseur. La dualité est alors perçueau travers d’une série de métiers, de compétences et de savoir-faire que l’entreprisesait autant déployer sur les marchés civils que militaires. Le prérequis pour cettestratégie réside dans le soin de comprendre le client et de travailler avec lui à(re)formuler les pratiques sur ses usages opérationnels dans le cadre de l’introduc-tion des nouveaux systèmes d’information.

Pour ces nouveaux entrants, il est révélateur de constater que la défensereprésente un marché attractif. Tout d’abord par le fait que la relation et les projets

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se construisent dans la durée, ce qui permet d’engager l’activité et la recherche desolutions innovantes dans le temps long. Par ailleurs, la défense représente unegrande diversité d’usages reliés à la recherche de l’efficacité et de l’excellence dansla réussite de la mission : ces dimensions sont à la fois attrayantes pour les ingé-nieurs qui travaillent sur les contrats de défense et se révèlent porteuses d’uneimage positive pour la réputation de l’entreprise. Réussir un contrat pour la défenserevient à prouver la capacité de l’entreprise à comprendre les missions envisagées etdes usages exigeants. C’est donc démontrer sa fiabilité.

Différences et similitudes en fonction de la naturede la diversification recherchée par les entreprises

La manière de gérer la dualité au sein des entreprises ne dépend pas seule-ment du positionnement initial de l’entreprise sur les marchés de défense mais,aussi, de l’objectif poursuivi par l’entreprise en termes de variété de produits ou ser-vices, et de clients (cf. G. Johnson, R. Whittington et K. Scholes). Ce point portedes différences majeures sur la place de la dualité dans la stratégie des entreprises.Trois options stratégiques peuvent alors être identifiées.

Première option : satisfaire les demandes d’un ancien client avec de nou-veaux produits, plus ou moins proches de ce que l’entreprise sait déjà fournir.L’entreprise va alors chercher à se déployer à partir de la synergie des compétencesclés, savoir-faire et processus organisationnels déjà maîtrisés. On retrouve dans cecas de figure, Snecma et Dassault Aviation. Ces deux entreprises ont en commund’être focalisées en même temps sur un nombre limité de produits et de clients, etdepuis de nombreuses années, elles connaissent bien les spécificités de leurs clientsmilitaires et civils, et savent gérer au maximum les synergies et complémentaritéspotentielles entre les deux. C’est une stratégie de spécialisation.

Deuxième option : satisfaire les demandes d’un nouveau client avec desbiens et des services que l’entreprise sait déjà fournir. L’entreprise cherche alors àdéployer des méthodes, compétences et savoir-faire techniques maîtrisés mais elledoit acquérir des connaissances nouvelles sur la compréhension des spécificités duclient (usages, réglementation). On retrouve dans ce cas de figure les firmes quivalorisent leurs produits vers des clients positionnés sur des marchés reliés, avec unpoint de départ dans le civil (Sopra et Bull) ou dans la défense (Airbus Group etThales).

Airbus Group et Thales présentent la particularité d’afficher une diversitétrès importante de clients et de produits-services dans leurs portefeuilles. Si cesentreprises occupent des rôles différents (avionneur-intégrateur dans un cas, systé-mier dans l’autre), elles mettent toutes deux en œuvre une stratégie de valorisationdes compétences et savoir-faire en pensant la complémentarité entre le civil et lemilitaire aux deux niveaux : clients et produits. La démarche porte à la fois sur des

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familles de produits adjacentes, sur des clients aux statuts similaires (professionnelsou institutions au service de missions institutionnelles ou régaliennes) et sur desmilieux spécifiques (aérien, maritime, spatial). Depuis 2013, Thales développe desefforts importants pour atteindre de nouveaux clients à partir du portefeuille deproduits et de technologies existant, qui se traduit dès à présent dans les carnets decommande sur des marchés émergents et sur des marchés connexes de sécuritécomme le transport terrestre.

Enfin, troisième option : développer des produits et des services plutôtrécents qui répondent à la demande solvable d’un nouveau client. Même si le redé-ploiement se fait à partir d’un cœur de métier déjà stable, acquérir une variété denouveaux savoir-faire (technologique, commercial, juridique) et installer de nou-veaux processus organisationnels restent toutefois nécessaire. Cela fait partie d’unedynamique plus large de gestion du changement organisationnel. DCNS se situedans cette configuration : l’entreprise se place au début d’une « stratégie duale »fondée à la fois sur des produits et des clients nouveaux même si l’essentiel du pro-cessus repose sur le redéploiement de compétences à haute valeur ajoutée.

Au travers de ces trois options, la question stratégique repose sur lacomparaison des périmètres de compétences : celles qui sont redéployées parl’entreprise et celles qui doivent être nouvellement acquises. Les compétences nou-velles ne sont pas nécessairement toujours de nature technologique.

D’un point de vue graphique, la comparaison du positionnement desentreprises peut être figurée de la manière suivante :

Comparaison des stratégies de développement et/ou de diversification des firmes

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La dualité est devenue un véritable enjeu pour toutes les firmes se posi-tionnant sur le marché de l’armement en France et en Europe. Cet article a permisde caractériser les stratégies des entreprises à partir de deux variables : le position-nement initial de l’entreprise sur le marché de l’armement et la stratégie de diver-sification stratégique produits-clients.

Cet article permet aussi d’esquisser quelques enjeux de politique publiquepuisque la dualité représente un aspect de la politique industrielle qui touche à lafois la préservation de l’outil industriel et les initiatives en faveur de l’innovation.Traditionnellement, la dualité était favorisée pour générer des retombées au niveaude la politique de R&T de Défense. Aujourd’hui, la dualité doit être prise encompte plus largement car elle concerne l’ensemble de la politique d’acquisitiondes systèmes complexes et de la transformation des forces (prise en compte desnouveaux usages).

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Robin Cowan et Dominique Foray : “Quandaries in the economics of dual technologies and spillovers from military tocivilian research and development”, Research policy, n° 24, 1995.Renelle Guichard : Recherche militaire : vers un nouveau modèle de gestion ? ; Économica, 2004.Gerry Johnson, Richard Whittington et Kevan Scholes : Exploring Strategy, Harlow UK: Prentice Hall, chapitre 7,2011.Thomas Le Texier et David W. Versailles : « Vers un nouveau modèle de gouvernance de l’innovation pour lesprogrammes de défense et de sécurité : la dynamique de l’innovation ouverte et des communautés ‘Open Source’ »,Économie et institutions, n° 12 & 13, 2011.Valérie Mérindol et David W. Versailles : “Dual use as knowledge oriented policy: France during the 1990-2000ies”,International Journal of Technology Management, Vol. 50 (1), 2010.Valérie Mérindol et David W. Versailles : « La dualité dans la stratégie des entreprises », Bulletin EcoDef, collectionÉtudes, n° 70, janvier 2015.Valérie Mérindol : « Politique d’innovation civile et militaire : complémentarité ou substitution ? », chapitre 3, inD. W. Versailles, V. Mérindol, P. Cardot, La recherche et la technologie : enjeux de puissance ; Économica, 2003.Valérie Mérindol : Défense et stratégie : penser autrement l’innovation ; collection Présaje, Éditions Dalloz, 2010.Jordi Molas-Gallart : “Which way to go? defence technology and the diversity of dual use technology transfer”, ResearchPolicy, n° 26, 1997.

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Revue Défense Nationale - Mai 2015

Religions et conflits

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Islam et conflits :entre interprétations et confusion

Mustapha Benchenane

Politologue (Université Paris-Descartes Sorbonne).Conférencier au Collège de Défense de l’Otan.

Derrière le thème « Religions et conflits », il y a une question sous-jacente :« Les religions sont-elles responsables des conflits ? ». Qu’en est-il de l’Islamdont certains se réclament, en ayant recours au terrorisme comme moyen,

pour parvenir à des buts politiques : la mise en place de régimes totalitaires.

À la suite des attentats qui se sont produits ces dernières années en Europe,de plus en plus de non musulmans affirment que l’Islam est par essence violent etque tout adepte de cette religion peut constituer une menace – Islam et « islamisme »seraient une seule et même entité. Cependant, une autre approche consisterait àconsidérer l’« islamisme » comme symptôme de la crise profonde et multidimen-sionnelle dans laquelle sont plongés, à des degrés divers, les pays musulmans.

Si l’on se réfère au Coran (1) – parole de Dieu pour les musulmans – on seheurte, notamment, à une difficulté de taille : le « Livre Sacré » est composé selonune logique insolite : les Sourates (chapitres), qui sont autant de « Révélations », sontclassées selon un ordre de grandeur décroissante, sans aucune préoccupation chro-nologique. Or, celle-ci revêt une grande importance pour comprendre le sens, la por-tée des événements qui se sont déroulés entre 612 et 632. Le travail de l’islamologueconsiste, entre autres, à rétablir la chronologie et à s’intéresser de très près aux acteurs,aux enjeux, aux rapports de force, ce qui permet une lecture éclairée de ce texte.

Qu’en est-il donc, selon le Coran, de la question relative aux conflits, à laguerre, au Djihad, mais aussi à la paix, puisqu’Islam signifie aussi la paix ?

Le Coran entre paix et guerre

Des « Révélations » en faveur de la paix

Comme toutes les religions monothéistes, l’Islam n’a pas pour vocation àdresser les hommes les uns contre les autres. En effet, l’une des finalités essentielles

(1) NDA : dans cet article, les références au Coran proviennent de l’ouvrage Le Coran, traduit de l’arabe par RégisBlachère, Éditions Maisonneuve et Larose, 1966.

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de ces religions est de pacifier les relations sociales grâce à une éthique et une moralepermettant d’élaborer un code de conduite. « Ne tuez pas votre semblable qu’Allaha déclaré sacré ! », lit-on dans le Coran (Sourate VI, versets 152/151).

Le Coran rappelle à Mohammed son appartenance à la condition humaineet limite son rôle à celui de « Messager ». Il doit se contenter de porter à la connais-sance de qui veut bien l’entendre la « parole de Dieu ». « Je ne suis qu’un mortelcomme vous. Il m’est seulement révélé que votre divinité est une divinité unique »(Coran sourate XLI, versets 5/6). « Dis : je suis seulement un mortel comme vous »(Sourate XVIII, verset 110). Il ne dépend donc pas de Mohammed que le « Message »soit entendu ou non et les hommes restent libres de croire ou de ne pas croire.

Le prosélytisme est autorisé et même encouragé mais certainement pas parla contrainte et la violence : « Nulle contrainte en la religion » (Sourate II, versets257/256). Les moyens à utiliser pour convaincre de recevoir la « parole de Dieu »sont clairement définis dans le Coran : « Appelle au chemin de ton Seigneur par laSagesse et la Belle Exhortation » (Sourate XVI, verset 126/4). Le musulman doitchoisir la « Voie Ascendante », qui signifie la solidarité, la bienveillance, la constance,la modération, la douceur… (Sourate XC, versets 12-18).

À l’heure où le pseudo Califat autoproclamé par les extrémistes de l’ÉtatIslamique en Irak et au Levant, dit Daesh, établit son ordre fondé sur la terreur etpersécute les chrétiens, tous les musulmans, au nom de leur religion, devraient sedresser contre ces fanatiques.

Dans de nombreux versets, le Coran parle des « Gens du Livre » (juifs etchrétiens) avec respect et considération. Dans les « Révélations » des premièresannées de l’Islam, ils sont reconnus comme appartenant, au même titre que lesmusulmans, à la Umma (communauté des croyants). Il est ordonné au Prophète :« Ne discute avec les Gens du Livre qu’avec courtoisie » (Sourate XXIX, verset 46).

Il est dit dans le Coran à maintes reprises que l’Islam n’est pas une ruptureavec le judaïsme et le christianisme, mais une confirmation de ces religions : « Surtoi (Prophète) il a fait descendre l’Écriture avec la Vérité, déclarant véridiques lesmessages antérieurs. Il a fait descendre la Torah et l’Évangile » (Sourate III, verset213). L’Islam va très loin dans cette voie puisqu’il encourage les musulmans qui netrouvent pas toutes les réponses dans leur religion, à s’adresser aux juifs et aux chré-tiens : « Si tu es dans un doute sur ce que Nous avons fait descendre vers toi, inter-roge ceux qui récitent l’Écriture révélée avant toi » (Sourate X, verset 94). Tous lesprophètes sont cités et reconnus comme égaux depuis Abraham jusqu’àMohammed : Isaac, Jacob, David, Salomon, Moïse, Zacharie, Jésus… La virginitéde Marie est reconnue dans plusieurs versets. « Et fais mention de celle restée viergeen sorte que nous soufflâmes en elle de Notre Esprit et Nous fîmes d’elle et de sonFils un signe pour le monde » (Sourate XXI, verset 11), ou encore : « Rappellequand les Anges disent : ‘‘Ô Marie ! Allah t’annonce un Verbe émanant de Lui,

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dont le nom est le Messie, Jésus Fils de Marie, qu’il sera illustre dans la vie Immédiateet Dernière et parmi les Proches du Seigneur’’ » (Sourate III, versets 37-42).

Comme pour l’ensemble du Coran, ces « Révélations » doivent être situéesdans un contexte précis. Elles interviennent à partir de l’an 612 et se poursuiventaprès l’Hégire (622) jusqu’aux premières années de l’établissement de Mohammedet de ses disciples à Yathrib (qui deviendra Médine). C’est que, en effet, duranttoutes ces années, les difficultés rencontrées par Mohammed et les siens concernentleurs relations avec les Arabes polythéistes de La Mecque. Ces derniers en arriventà réagir de plus en plus violemment au contenu du « Message » porté parMohammed car il est révolutionnaire dans tous les domaines et met en dangerl’ordre établi. Les persécutions dont sont victimes les musulmans vont se faire deplus en plus vives au point que Mohammed prend deux décisions : il envoie ungroupe de musulmans, dont sa fille, demander asile et protection au roi chrétiend’Abyssinie ; en 622, lui et ses disciples quittent La Mecque, traversent 350 kilo-mètres de désert pour s’établir à Yathrib, ville qui était en rivalité avec La Mecque.Ce sera l’Hégire ou « immigration ». La population de Yathrib les reçoit avec bien-veillance. Elle est composée de tribus chrétiennes, juives, polythéistes. Mohammedsera même choisi par les uns et par les autres comme médiateur, arbitre, juge. Lespolythéistes de La Mecque constituent pour lui l’« ennemi principal ».

C’est seulement quelques années après l’installation à Yathrib et dans uncontexte de guerre avec les polythéistes, que vont apparaître les premiers malen-tendus.

Des « Révélations », légitimation de la violence

Mais d’abord et avant tout, le conflit armé oppose Arabes musulmans etArabes polythéistes, les seconds ayant comme objectif l’extermination des pre-miers. C’est dans cette séquence de l’histoire que surviennent les « Révélations »concernant le Djihad.

Ce mot signifie en langue arabe : « Un effort en vu d’atteindre un but ».Dans le Coran, l’expression utilisée est : « Le combat dans la voie de Dieu » et ilne s’agit pas d’autre chose que d’une légitime défense. Cela est affirmé clairementdans de nombreux versets : « Combattez dans le chemin d’Allah ceux qui vouscombattent, mais ne soyez pas transgresseurs ! Allah n’aime pas les transgresseurs »(Sourate II, versets 186-190 et s), ou encore : « Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’yait plus de persécution (Fitna) et que le Culte soit (rendu) à Allah. S’ils s’arrêtent,plus d’abus de droit sauf contre les injustes » (Sourate II, versets 189-193). Il y aun verset particulièrement violent et qui est dirigé, indéniablement, contre lespolythéistes : « Tuez-les partout où vous les atteindrez ! Expulsez-les d’où ils vousont expulsés ! La persécution (des Croyants) est pire que le meurtre. (Toutefois)ne les combattez pas près de la Mosquée Sacrée avant qu’ils vous y aient combattus !S’ils vous y combattent, tuez-les ! Telle est la récompense des infidèles » (Sourate II,

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versets 187-191). Il existe cependant une limite à l’usage de la violence dans lecadre de la légitime défense : « S’ils inclinent au contraire à la paix, incline verscelle-ci, Prophète ! Appuie-toi sur Allah ! Il est l’audient, l’omniprésent » (SourateVIII, versets 63-61).

Dans ce contexte de guerre, les relations avec les juifs et les chrétiens vontpeu à peu se détériorer. Le reproche le plus grave que leur fait Mohammed estd’avoir rompu le Pacte qu’il avait passé avec eux, cette rupture intervenant aumoment où les musulmans défendaient leur existence même. Il accuse en mêmetemps une partie des juifs d’être passés à l’ennemi, c’est-à-dire du côté des poly-théistes. Dès lors, des « Révélations » vont être négatives à l’égard des « Gens duLivre ». Il est vrai qu’en temps de guerre, la menace que l’on redoute le plus estqu’un front s’ouvre au sein même de ses propres lignes ou à l’arrière de ces mêmeslignes. C’est ainsi que Mohammed perçoit l’attitude de ses anciens alliés. Il y aaussi, sans doute, qu’il attendait d’eux une conversion à sa religion et, déçu etcontrarié, il a reçu des « Révélations » au moment opportun pour les désapprou-ver : « Les pires des êtres auprès d’Allah, sont ceux avec qui tu as conclu un pacte,qui ensuite violent ce pacte, à toute occasion et qui ne sont point pieux » (SourateVIII, versets 58-56), et « Assurément (Prophète) tu craindras une trahison, de lapart de certains. Rejette (leur alliance) tout unaniment ! Allah n’aime pas lestraîtres » (Sourate VIII, versets 60-58).

Les relations se dégradent au point que Mohammed reçoit un « Message »de Dieu allant très loin dans la condamnation des juifs et des chrétiens : « Ô vousqui croyez ! Ne prenez point les juifs et les chrétiens comme affiliés : ils sont affi-liés les uns avec les autres. Quiconque les prendra comme affiliés sera des leurs– Allah ne conduit point le peuple des Injustes » (Sourate V, versets 56-51).

Ces versets du Coran, isolés de leur contexte historique peuvent, aujour-d’hui, être instrumentalisés par des extrémistes à la recherche d’une légitimation deleurs actions. Ils « oublient », que, dans tous les cas, le Djihad n’est admis que dansle cadre le plus strict de la légitime défense et que, en même temps, ce « petitDjihad » est secondaire par rapport au « grand Djihad » ou Ijtihad. Ce dernier estle combat que tout musulman a le devoir de mener, non pas contre les autres, maiscontre lui-même, afin de réduire la capacité de nuisance de ses mauvais instincts.C’est le combat pour devenir meilleur, ce qui signifie, fraternel à l’égard de tous lesHommes et non pas seulement à l’égard des musulmans.

On aurait du mal à lire et à comprendre le Coran si on ne rétablit pas lachronologie dans les « Révélations » et si on n’a pas à l’esprit que l’Islam est né ets’est développé dans un climat qui lui était hostile, dans un combat marqué parla guerre totale que lui faisaient les polythéistes, d’où un contenu très contrasté.L’instrumentalisation de la religion va devenir permanente après la mort deMohammed en 632.

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L’Islam : une religion instrumentalisée par les politiques

Sunnisme-chiisme : une querelle politique

La querelle entre sunnites et chiites est née à la mort de Mohammed en 632et a porté sur le problème de la succession du Prophète.

Compte tenu des circonstances exceptionnelles il était devenu, en mêmetemps que le « Messager de la parole divine », chef de guerre et chef d’un semblantd’« État » à Médine.

Le Coran ne traite pas de l’organisation politique de la Cité et ignore tota-lement la question de la dévolution du pouvoir. Le mot « politique » n’existe pasdans le « Livre Sacré » des musulmans. De plus, le Prophète n’a pas laissé deconsignes, si bien qu’en 632, la communauté musulmane s’est trouvée devant unvide auquel elle a dû faire face.

Deux approches vont s’affronter : il y a ceux qui soutiennent que le Calife(successeur du Prophète) doit être désigné par la voie du consensus parmi lesmembres de la communauté qui choisira le « meilleur d’entre nous ». D’autresmusulmans veulent faire prévaloir une succession familiale, quelqu’un appartenantà Ahl al-Bayt (Maison du Prophète). Les filles ne pouvant pas devenir Calife, ettous les fils de Mohammed étant morts en bas âge, ils veulent que Ali, gendre etcousin de Mohammed (il était marié avec la fille du prophète Fatima al Zahra) soitdésigné Calife. L’un de leurs arguments est tiré d’un hadith (propos) du Prophètequi aurait affirmé : « Je suis la Cité du Savoir, Ali en est la porte. Celui qui veut leSavoir ainsi que la sagesse, qu’il passe par la porte ». Ils soutiennent également quele Coran a un sens évident et un sens caché et que seuls Mohammed et Ali ontaccès à ce sens caché. La désignation de Ali permettrait à l’ensemble des musul-mans d’accéder au Message dans son authenticité.

Ceux qui étaient partisans de la voie du consensus l’ont emporté et c’estAbu Bakr, proche compagnon de Mohammed qui fut désigné. Il meurt en 634.Omar lui succède et sera Calife de 634 à 644. C’est lui qui est à l’origine de la pro-pagation de l’Islam au-delà de la péninsule Arabique. Après sa mort en 644,Othman devient Calife. Il poursuit l’œuvre de Omar et, sous son Califat, le contenudu Coran sera classé de la sourate la plus longue à la plus courte. Après sa mort en656, Ali devient Calife jusqu’à sa mort en 661. Sur les quatre premiers Califes, sur-nommés les Rashidûn (Bien inspirés), trois meurent assassinés : Omar, Othman et Ali.

La désignation de Ali va entraîner un mouvement de révolte dirigé parMuâwiya, gouverneur de Syrie. La dernière épouse de Mohammed – Aïcha – va,elle aussi, s’opposer à Ali.

La bataille décisive se déroulera à Sifin sur les rives de l’Euphrate en 658.Ali accepta un arbitrage profitant à Muâwiya. Certains de ses partisans, refusant

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l’arbitrage, vont se révolter contre lui (les « Kharidjites » ou « sortants ») et c’estl’un d’entre eux qui va l’assassiner en 661. Les relations entre sunnites (partisans dela tradition du Prophète) et chiites (partisans d’Ali) vont être marqués par la vio-lence.

À la mort d’Ali, les chiites reconnaissent son fils Hassan comme successeurau Califat au prix d’un arrangement avec Muâwiya. Il meurt en 670. Son frèreHussein rompit avec la dynastie Omeyyade en 678. Les partisans de Hussein sontécrasés par les armées Omeyyades à Kerbala, le 10 octobre 680. Hussein et toutesa famille furent massacrés. Cet événement tragique va, définitivement, marquer laconscience et l’inconscient des chiites, le culte du martyr étant au cœur du chiisme.

Les chiites considèrent que les Califes n’appartenant pas au « sang duProphète » sont des usurpateurs. Ils rejettent le titre de « Calife » au profit de« Imam » ou « guide », « Impeccable » et « infaillible ». Pour eux, le douzième suc-cesseur du Prophète (un chiite) Mohammed al-Mahdi a disparu en 874 : c’estl’« occultation », l’« Imam caché ». Ils attendent son retour et le rétablissement dela légitimité en terre d’Islam.

On voit donc que, au-delà d’une histoire que les protagonistes se racontent,l’opposition sunnites-chiites, est éminemment politique : une querelle et une riva-lité pour le pouvoir sont « habillées » d’une terminologie religieuse propre à mobi-liser les partisans de l’un et de l’autre courants au sein de l’Islam.

Instrumentalisé par les politiques, l’Islam l’est aussi par les juristes au ser-vice de ces mêmes politiques.

La religion instrumentalisée par des juristes

D’aucuns prétendent en Occident que l’Islam établit une distinction entred’une part Dar al islam, qu’ils traduisent en « terre de la soumission », ignorantqu’Islam signifie soumission, certes, mais à Dieu, et veut dire aussi la paix… et,d’autre part, Dar al harb « terre de la guerre », qu’ils interprètent comme terres àconquérir et à convertir…

Or, il convient de préciser que cette distinction n’existe pas dans le Coran.

Ce sont des juristes qui, à l’époque des Califes, ont bâti des théories, pourdonner un habillage juridique soit à la configuration du Monde tel qu’ils le perce-vaient à leur époque, soit pour attribuer un caractère légal à la politique de puis-sance conduite par certains successeurs du Prophète. En cela, ces juristes n’ont rieninventé : en Europe, leurs homologues ont produit la théorie des « territoires sansmaître » pour justifier la conquête de nouvelles terres par les armées chrétiennes.D’autres ont élaboré la théorie des « Mandats » pour camoufler la mainmise de laFrance et de la Grande-Bretagne sur le Moyen-Orient après la Première Guerremondiale, etc.

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Pour la plupart des juristes musulmans, Dar al Islam représentait les terri-toires où les règles de l’Islam sont appliquées. Quant à Dar al Harb, ce sont despays où la souveraineté appartient aux non musulmans.

Selon d’autres théoriciens Dar al Islam désigne les régions où les musul-mans sont en sécurité et peuvent pratiquer leur religion. Quant à Dar al Harb, ilconviendrait de le traduire, selon le juriste Al-Kâssani, « les pays où les musulmansn’ont pas le pouvoir et où, des règles, celles qui constituent les symboles de l’Islam,ne peuvent être pratiquées ». Dar al Islam serait donc Dar al Amn, demeures de lasécurité par les musulmans, et Dar al Khawf, demeure où les musulmans ne sontpas en sécurité. Selon Abû Hanifa si des non musulmans conquièrent une partiedu Dar al Islam, il suffit que les musulmans s’y trouvent en sécurité pour que ceterritoire reste Dar al Islam.

Il y a aussi Dar al Ahd : ce sont les territoires dont le Prince a passé un traitéavec les musulmans. Certains distinguent aussi Dar al Sulh, terre de la conciliation,et Dar al Dawa, pays non juridiquement rattachés à Dar al Islam, mais où le gou-vernement n’entrave pas l’effort d’apostolat de l’Islam.

L’ensemble de ces constructions juridiques ne figurent pas dans le Coran.Étant des productions humaines, elles peuvent être discutées, critiquées, révisées etmême déclarées caduques par les Oulémas (les savants en islamologie), afin d’évi-ter que des extrémistes s’en servent, comme c’est le cas actuellement, pour justifieret légitimer l’inacceptable.

Parce qu’ils sont convaincus que la violence est consubstantielle à l’Islam,les Occidentaux font injonction aux musulmans de « réformer » leur religion.Cette approche est contre-productive car aucun musulman n’acceptera qu’on luidicte, de l’extérieur, la manière dont il doit comprendre et pratiquer sa religion. Enrevanche, il appartient aux Imams et aux Oulémas de faire de la pédagogie afin quele contenu du Coran soit remis dans son contexte, celui de l’Arabie au VIIe siècle.

La seconde étape, beaucoup plus complexe et difficile, consisterait à rouvrirun débat qui est clos et interdit depuis de nombreux siècles et qui porte sur leCoran « incréé » ou « créé » ? Cette controverse a été portée notamment par uncourant, le mutazilisme, qui signifie « se retirer » ou « se séparer ». Les mutazilistespensent que le Coran n’est pas éternel et qu’il a été créé. Le mutazilisme est deve-nu la croyance officielle à la cour du Califat Abbasside à partir de 827. Le CalifeAl Mamum et ses deux successeurs y ont adhéré.

Mais en dernière analyse, on peut se demander s’il n’est pas déjà trop tard.En effet, à partir du VIIe siècle, l’Islam a réussi à renouveler le système de croyancedes Arabes et de beaucoup d’autres peuples. Il a ainsi été à l’origine de l’émergence

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d’une nouvelle civilisation. Aujourd’hui, l’Islam se montre incapable de rassemblerdes individus en une communauté, soudés par la foi, animés par des valeurs et por-tés par un projet commun. Cette phase historique semble relever du passé.Maintenant, c’est une crise profonde de l’Islam qui se manifeste par de nombreuxsymptômes dont les plus visibles sont le « djihadisme », le terrorisme et les guerresciviles qui vont se multiplier. Le « djihadisme » n’est pas le signe de la force et dela vitalité de l’Islam ; il est, au contraire, la manifestation de l’égarement, de la fai-blesse et de l’impuissance. Néanmoins la capacité de nuisance de ceux qui le pra-tiquent ne doit pas être prise à la légère. Il sera possible de les réduire plus vite etplus efficacement si l’on prend conscience que les premières victimes de leursméfaits sont d’abord les peuples musulmans, et seulement secondairement lespeuples occidentaux. En cette occurrence, musulmans et Occidentaux confrontésà la même menace, ont des intérêts communs.

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Le judaïsme dans le discoursstratégique israélien

Fanny Lutz

Titulaire d’un Master en Relations internationales.Assistant-cadre/doctorante à l’Université catholiquede Louvain (UCL). Chercheure-associée au sein duGroupe de recherche et d’information sur la paix etla sécurité (Grip). Ses recherches portent essentielle-ment sur le Proche-Orient et plus particulièrementIsraël et le Liban.

Àl’heure où la religion est mêlée à tous les discours et dénoncée comme lasource de tous les maux, assiste-t-on pour autant à un regain des conflitsreligieux ?

L’appartenance religieuse peut, aux yeux de certains, définir l’identitémême des antagonistes ainsi que leurs objectifs de guerre. Pour autant, elle n’estjamais qu’une dimension de la personne parmi d’autres et il est vain de chercherdans la doctrine religieuse une explication à l’attitude de ceux qui disent agir« au nom de Dieu ». Sous ces étiquettes confessionnelles sont souvent dissimuléesd’autres revendications territoriales, nationales voire économiques.

Que ces références à la religion soient artificiellement utilisées ou qu’elles tra-duisent de véritables croyances, leur simple existence s’érige comme un obstacle àtoute négociation. Aussi, les discours stratégiques peuvent-ils être enjolivés de sym-boles, notamment religieux, afin de s’adresser aux émotions de l’auditoire et de défi-nir la manière dont un conflit est appréhendé par les protagonistes. La terre d’Israël,terre trois fois sainte, n’échappe pas à ce recours au sacré qui exerce un effet grossis-sant et conduit souvent l’observateur à surévaluer le poids du facteur religieux.

Un langage de l’identité

Dans toute démocratie, l’élite politique doit constamment s’assurer que sesdécisions suscitent l’adhésion de la majorité des citoyens. Dès lors, son discourscomporte une réalité en partie manipulée ; l’objectif premier étant moins dedémontrer la pertinence des actions entreprises que de convaincre, en jouantdavantage sur le pathos (sentiments) que sur le logos (raisonnement intellectuel). Laforce de persuasion d’un discours est en effet étroitement liée à la culture, auxvaleurs et aux normes prédominantes au sein d’une société, celles-ci comportentdes dimensions affectives évidentes. Ainsi, « qu’il soit langage du consensus ou lan-gage de terreur, le langage politique est un langage de l’identité » (cf. M. Augé).

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C’est pourquoi, les dirigeants sont parfois considérés comme des « utilisa-teurs de la culture » qui choisissent les leçons qu’une société doit retenir de son his-toire et redéfinissent les contours de ce qui est – culturellement – acceptable, rédui-sant de la sorte l’éventail des options envisageables sur le champ de bataille. Laculture, la tradition voire la religion définissent la perception qu’une collectivité ad’elle-même et de son environnement et organisent les significations conférées auxévénements.

En particulier, lorsqu’un dirigeant enveloppe ses discours de religiosité, ilsait qu’il fabrique un puissant déclencheur d’émotions. Au nom de la religion, ilest aisé d’embrigader, de sensibiliser et de galvaniser les opinions. La religion peutaussi se substituer à l’identité nationale par sa dimension fédératrice. Cette mani-pulation émotionnelle, lorsqu’elle est effectuée par des autorités laïques, fait de lareligion un pur instrument de propagande voire un vecteur de légitimation de laviolence au sein d’un conflit. Plus qu’un simple prétexte, la religion peut aussi êtreconsidérée comme une véritable source d’autorité auprès des plus croyants. Si lepolitique sait faire bon usage de la religion, le religieux peut donc également se ser-vir du politique pour concrétiser ses desseins ou prescriptions. En résultent des dis-cours stratégiques analogues alors même que les motivations premières diffèrent.

Eretz Israel

La majorité des mouvements nationalistes usent et abusent de symbolesreligieux. Le phénomène prend une acuité particulière dans le cas du sionisme enraison des rapports intimes qu’entretiennent religion et peuple dans le judaïsme.En effet, le judaïsme désigne à la fois la fidélité à une religion, à une culture ainsique l’appartenance à une ethnie. Le sionisme en a fait une source de mobilisationet de légitimation, de même qu’il a emprunté certains de ses principaux symboles.

Toutefois, c’est au nom de la fidélité à la terre de l’Israël biblique – EretzIsrael – et non à la Torah que se fonde le droit de naissance de l’État d’Israël.D’autres territoires ont été évoqués mais seul ce paradis perdu pouvait susciter uneadhésion passionnelle (1). La Bible est ainsi brandie par les sionistes et les premiersdirigeants laïcs comme le mandat du peuple juif sur cette Terre. Cela n’en fait pasdes hommes de croyance puisqu’ils rejettent la substance même du judaïsme rab-binique, la Halakha. La référence à cette terre biblique dans le discours traduit enréalité l’application d’un double procédé de singularisation et d’essentialisation. Ils’agit de condenser plusieurs idées en une notion clé qui constitue l’essence d’uneréalité complexe et focalise toute l’attention. Aussi, Eretz Israel se présente-t-ellecomme un concept enraciné dans l’histoire du peuple juif que réactive l’élite poli-tique israélienne, y adjoignant une dimension affective qui en fait bien plus qu’unesurface terrestre aux limites géographiques et politiques précises.

(1) À noter que les Juifs ultra-orthodoxes se sont montrés hostiles à ce projet perçu comme un acte de rébellion contreDieu.

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En Israël, toutes les tendances politiques ont fondé leurs systèmes symbo-liques et mythiques sur la connexion historique du peuple juif avec Eretz Israel,bien que cette terre n’ait pas la même valeur chez tous les Juifs : terre promise pourles uns, foyer historique du peuple juif pour les autres. La gauche, la droite et lessionistes religieux ont ainsi développé des « packages interprétatifs » interconnec-tant symboles et mythes en vue d’objectifs précis. Pour la gauche, il s’agit de créerune société modèle qui soit une lumière parmi les nations. La droite du Likoudplace la sécurité au-dessus de toute autre considération. Seuls les sionistes religieuxs’appuient sur la doxa proprement dite – en la déformant. Pour ces fondamenta-listes territoriaux, la religion est la source et l’objectif est messianique.

Ciment de la nation

Dans le système symbolique travailliste qui domine les deux premièresdécennies de l’État, le judaïsme et la Bible sont avant tout source de valeurs etciment de la nation naissante. Dès l’indépendance de l’État, tant le contenu que lelangage biblique sont récupérés afin de rassembler les diverses strates de cette popu-lation formée par de multiples vagues d’immigration en créant un récit national. Àtitre d’exemple, Ben Gourion sécularise les termes « élection » ou « messianisme »,et ne les emploie qu’en référence aux pionniers qui sont au centre de l’idéologie tra-vailliste. Ces différents usages de la Bible permettent de créer une identité distinc-tive et de trouver une ligne de partage entre Juifs israéliens laïcs et religieux afind’assurer leur cohésion – indispensable face à l’ennemi arabe. En effet, plus le lan-gage employé dans le discours stratégique crée une distance entre les normes et lesvaleurs de la société israélienne et celles de l’autre, considéré comme l’ennemi, plusl’adversaire est déshumanisé et plus les actions entreprises contre lui sont légitimes.

Source d’autorité

L’établissement de l’État d’Israël en 1948 sur la Terre promise, mais endehors de son centre spirituel, avait initialement pu servir les sionistes laïcs, les pré-servant de la pression des religieux. Tout bascule avec la guerre des Six Jours en juin1967. Jérusalem, la ville la plus sainte du judaïsme est de nouveau dans des mainsjuives.

Cette victoire, perçue par certains comme le fruit d’une intervention divine,confère aux sionistes religieux et à leur stratégie territoriale une légitimité sans pré-cédent. Les enjeux ne sont plus sécuritaires, politiques ou encore économiques ; ilssont métaphysiques. Aucun compromis avec l’ennemi palestinien n’est envisa-geable sous peine d’entrer dans un processus de régression messianique. Ces fon-damentalistes territoriaux développent alors un système symbolique, en recyclantdans une certaine mesure la symbolique travailliste dominante jusqu’alors et enl’ajustant au nouveau contexte. Ce système se concrétise par le développement dumouvement colonisateur, le Goush Emounim.

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Tandis que les pionniers fondateurs avaient pour mission de cultiver la terrepour y implanter une société idéale, ces pionniers colonisateurs donnent une nou-velle interprétation de la volonté nationale et déclarent accomplir un devoir reli-gieux. Toutefois, il importe de préciser que cette frange religieuse radicale, qui jus-tifie des projets nationalistes par des préceptes de la Halakha, s’oppose en de nom-breux points aux rabbins traditionnels.

De la puissance des symboles

Jusqu’à cette victoire spectaculaire, le conflit était perçu par la plupart desIsraéliens comme un combat pour la survie de leur nouvel État, dont le sionismeconstituait le terreau. Après cette guerre, le sionisme, déjà en déclin, perd sa fonc-tion mobilisatrice au sein de la société israélienne.

Le nationalisme religieux et la droite ont alors su tirer profit du contexted’euphorie généralisée dans lequel le recours à un vocabulaire connoté religieuse-ment et à des discours imprégnés d’affect semblait s’imposer. Ainsi, des hommespolitiques n’ayant jamais exprimé un quelconque sentiment religieux ont soudai-nement évoqué Dieu et le concept biblique de Terre promise pour revendiquer desterritoires (2). Néanmoins, dans les discours tenus par la droite, ce n’est pas au nomd’arguments théologiques que les stratégies de colonisation sont menées mais aunom d’impératifs historiques et sécuritaires. Le recours aux symboles n’en demeurepas moins très présent. Menahem Begin, premier Premier ministre de droite actua-lise les mythes de l’histoire juive qui sont sources d’inspiration pour ses décisionsstratégiques. Profondément marqué par l’Holocauste, il fonde tout le système sym-bolique du Likoud sur le refuge que constitue Eretz Israel, confiée par Dieu auxJuifs afin de garantir leur survie. Ses discours traduisent tant un attachement affec-tif à la terre d’Israël que la valeur sécuritaire de celle-ci. Cette double dimension estd’autant plus importante qu’à cette époque, les Juifs orientaux, très respectueux dela tradition et de la religion juives, immigrent en masse en Israël. La guerre deKippour qui éclate en 1973, est en outre vécue comme un traumatisme, au pointque l’utilisation de l’arme nucléaire aurait été envisagée. Dans ce contexte, le sys-tème symbolique proposé par le Likoud se trouve en parfaite adéquation avec lesbesoins sécuritaires et idéologiques des Juifs israéliens. En maintenant les princi-paux fondements de son système symbolique, la gauche ne répond quant à elle àaucune de ces exigences.

Sur le plan stratégique, l’issue de la guerre de 1967 changeait pourtant ladonne. Avant 1967, Israël n’avait rien à offrir si ce n’est sa disparition ; toute guerreétait présentée comme une fatalité devant le refus arabe de reconnaître l’existencede l’État. Après 1967, ces terres nouvellement conquises pouvaient devenir unobjet de marchandage en faveur de la paix. C’est du moins la vision de la gauche

(2) Il est à cet égard significatif qu’aucun projet de conquête des lieux saints n’ait vu le jour avant la guerre des Six Jours,en dépit de la forte valeur religieuse de ces territoires.

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israélienne. Ne considérant pas la Judée et la Samarie comme sacrées, Itzhak Rabinjustifia les Accords d’Oslo de façon purement pragmatique et stratégique. Il payade sa vie la non-prise en compte des mythes et des symboles historico-religieux liésà ces territoires. Dénoncé comme un traître aux siens en raison de ce qui fut perçucomme un mépris de la Terre et des symboles qui y sont attachés, son assassinat parun nationaliste religieux radical cristallise les tensions entre le pragmatisme et letranscendant. Si la gauche s’était employée à démontrer l’inefficacité de la coloni-sation et à apporter des garanties sécuritaires aux Israéliens, elle ne leur proposaaucun mythe alternatif, vecteur de sens et de symboles. Or, le seul calcul rationnelne pouvait autoriser un tel sacrifice.

Du bon usage du politique par la religion

Les acquis des sionistes religieux sur le plan stratégique ne sont pas le fruitde l’influence directe des dirigeants sur les masses. Outre l’effet de la conjonctureet le développement progressif d’un discours liant leur théologie politique aux inté-rêts sécuritaires des Israéliens, les religieux nationalistes disposent d’une influenceconsidérable grâce aux particularités du système politique israélien qui leur accordeune marge de manœuvre élevée et confèrent à leur idéologie une portée nationale (3).En dépit de leur faiblesse numérique, ces radicaux ont ainsi pu aggraver le conflit,d’autant qu’ils bénéficient du soutien de la droite.

En effet, bien que les motifs diffèrent, la droite et les sionistes religieux ontdéveloppé un discours axé sur le caractère sacré de la terre qui présente la mêmestructure narrative cyclique dans laquelle les origines de la nation et ses objectifsfuturs coïncident (cf. S. Shenhav). La conclusion aussi est identique : renoncer àun seul pouce d’Eretz Israel remettrait en cause la souveraineté juive sur cette terrebiblique. Le pragmatisme est supplanté par une idéologie totalisante qui ne permetd’envisager aucun compromis.

Une religion de la sécurité

En somme, la gauche israélienne a péché par excès de pragmatisme, négli-geant la forme au profit du fond. Couplée à un climat d’insécurité, cette faiblessesymbolique a permis au Likoud d’accéder au pouvoir pour la première fois en 1977et de dominer la scène politique israélienne depuis l’assassinat de Rabin.

Au fil des années, les discours de la droite sont devenus de plus en pluspragmatiques, s’adaptant à la nouvelle donne sécuritaire imposée par les attentats-suicide et les roquettes prenant directement la population pour cible. Ces menacesasymétriques, exacerbant le sentiment d’insécurité, confèrent aux messages de ladroite davantage de résonance, quand bien même la référence aux mythes n’apparaît

(3) En outre, depuis deux décennies, les sionistes religieux ont su combler le déclin dans la mobilisation que connaîtTsahal. Ils ont intégré les rangs d’officiers senior et accru leur présence dans les unités de combat.

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plus qu’en filigrane. Pas plus que Rabin, Benyamin Netanyahou n’a cherché àadapter le contenu de ces récits idéalisés à la réalité stratégique. Toutefois, la seuleévocation suffit ; la puissance d’un mythe réside avant tout dans sa capacité à obli-térer toute réalité qui le réfute.

Au cours des deux dernières décennies, l’obsession sécuritaire et le caractèreabsolu de ses dogmes ont dicté la stratégie israélienne. La prégnance de cette « reli-gion de la sécurité » (cf. A. Arian) et la montée en puissance concomitante de lareligion nationaliste ont rendu le coût de toute transaction en monnaie territorialesymboliquement exorbitant.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Marc Augé : Pour une anthropologie des mondes contemporains ; Aubier, 1994.Shaul Shenhav : “Once upon a time there was a nation : narrative conceptualization analysis. The concept of Nation inthe Discourse of Israeli Likud Party Leaders”, Discourse Society, 2004, vol. 15, n° 81.Asher Arian : Security Threatened: Surveying Israeli Opinion on Peace and War ; Cambridge University Press, 1995.

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Les Coptes d’Égypteau défi de la citoyenneté

Jean-Jacques Pérennès

Économiste de formation et religieux dominicain.Enseignant à l’Université d’Alger, puis à l’Institutd’études politiques de Lyon. Il a dirigé l’Institutdominicain d’études orientales du Caire (IDEO).

Le 16 février 2015, l’Égypte apprend l’horrible décapitation de 21 travailleurscoptes en Libye, par des hommes se réclamant de Daech (acronyme de l’Étatislamique en Irak et en Syrie). Près d’un demi-million d’Égyptiens tra-

vaillent dans ce pays, venant souvent de Haute-Égypte, une région marquée par lechômage et la pauvreté. L’horreur fait vite place à une grande solidarité nationale :c’est le pays tout entier qui est touché, comme le dit avec force le président AbdelFattah al-Sissi venu immédiatement présenter ses condoléances au pape Tawadros II,patriarche de l’Église copte-orthodoxe d’Égypte. C’est sa deuxième visite del’année 2015 au patriarcat d’Amba Rweis à Abbassiah : à la surprise générale, ilétait déjà venu, sans prévenir, présenter ses vœux lors de la messe de la nuit de Noël(7 janvier, selon le calendrier julien). Son propos avait frappé : « Je suis venu vousprésenter mes vœux, car nous sommes tous Égyptiens. Personne ne devrait deman-der “Quel type d’Égyptien vous êtes ?” (sous-entendu : Égyptien copte ou Égyp-tien musulman). Nous sommes tous des Égyptiens tout court ». Quelques joursaprès, le même président Sissi s’adressait de manière ferme aux oulémas d’al-Azhar,la prestigieuse université sunnite du Caire, les invitant à réformer l’idéologie reli-gieuse qui s’est développée au fil des siècles : « Il est inconcevable que la pensée quenous tenons pour la plus sacrée puisse être la raison pour laquelle la communautéislamique entière est source d’anxiété, de danger, de meurtres et de destructionspour le reste du monde. Je dis ces mots ici à al-Azhar, devant cette assembléed’oulémas… Tout ce que je vous dis, vous ne pouvez le comprendre si vous restezcoincés dans votre mentalité. Je dis et je répète que nous sommes dans la nécessitéd’une révolution religieuse ».

Divers indices donnent à penser que, depuis la Révolution du 25 janvier2011 qui a renversé Moubarak, l’idée de citoyenneté fait peu à peu son chemindans la société égyptienne avec tout ce que cela signifie : sortie progressive du car-can identitaire communautariste, émergence du sujet, affirmation de sa libertéd’opinion et de choix. Le processus est, certes, encore fragile mais, si cela se confir-mait, il ne s’agirait de rien de moins qu’un pas décisif vers la modernité.

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Rappel sur les Coptes d’Égypte

Les chrétiens d’Égypte constituent la plus grosse communauté chrétiennedu Moyen-Orient : environ 7 millions de personnes, selon des sources sérieuses (etnon 10 ou 12 comme le disent parfois les chrétiens, désireux de majorer leurimportance), soit 8 % de la population (cf. L. Guirguis). Les chrétiens d’Égyptesont coptes-orthodoxes dans leur très grande majorité, les catholiques et les pro-testants rassemblant respectivement de l’ordre de 250 000 fidèles. Cette Églisecopte-orthodoxe remonte au Ier siècle de l’ère chrétienne, l’apôtre saint Marc étantconsidéré par la tradition comme son fondateur : d’où son nom d’Église aposto-lique. La séparation d’avec Rome est liée, pour une part, aux débats complexesentre Église d’Occident et Église d’Orient sur la double nature du Christ. La for-mulation « vrai Dieu et vrai homme » refusée par les Orientaux au concile deChalcedoine (451) leur valut le nom de « monophysites » et signifia dès lors undéveloppement autonome (1). En 1824, une partie de l’Église copte rejoignit l’Églisecatholique, donnant naissance à une Église copte-catholique d’Égypte ayant sonsiège patriarcal à Alexandrie. Ce développement séparé n’empêcha pas l’Églisecopte d’être florissante : on lui doit la naissance du monachisme, fondé par lesPères du désert saint Antoine le Grand (251-356) et saint Pacôme (292-346).Riche d’une grande tradition liturgique et patristique, elle peut vraiment se préva-loir d’avoir contribué de belle manière à l’identité égyptienne. Cela était d’ailleurslargement reconnu par la majorité des Égyptiens jusqu’à la fin des années 1970.

L’idéologie islamiste diffusée par l’islam politique a ensuite commencé àdresser les communautés les unes contre les autres, surtout dans les milieux popu-laires les moins éduqués. Même s’ils sont statistiquement minoritaires dans lapopulation depuis le Xe siècle, les chrétiens d’Égypte n’acceptent pas d’être consi-dérés comme une minorité mais plutôt comme une des composantes de l’identiténationale égyptienne. Le grand penseur musulman égyptien contemporain TahaHussein (1889-1973) aimait à dire que l’identité égyptienne est riche de plusieurscomposantes : pharaonique, copte et musulmane, mais aussi africaine, arabe etméditerranéenne. L’unité nationale entre Coptes et musulmans s’est d’ailleurs plu-sieurs fois manifestée dans les grands tournants de l’histoire du pays. Ce fut le caslors de la lutte pour l’indépendance politique dans les années 1920, où Coptes etmusulmans se mobilisèrent ensemble contre l’occupation britannique. Ce futencore le cas lors des deux révolutions récentes vécues par le pays : celle du 25 jan-vier 2011 contre le régime autoritaire de Hosni Moubarak ; et, pour partie, celledu 30 janvier 2014 qui a abouti à la chute de Mohamed Morsi, président islamisteélu un an plus tôt.

(1) Les travaux des historiens ont montré que des incompréhensions sémantiques et des querelles de pouvoir furent pourune large part à l’origine de ce schisme, à telle enseigne qu’en 1973 l’Église copte-orthodoxe a signé avec Rome une décla-ration christologique montrant que, sur le fond, la foi des deux Églises est la même. Mais on ne revient pas aisément surquinze siècles de divergences (cf. C. Cannuyer).

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Les Coptes, citoyens de seconde zone ?

Ce fort enracinement historique des chrétiens d’Égypte et leur contribu-tion au destin nationale ne leur permettent pourtant pas de jouir de leur vraie placedans la vie de la nation. S’il est exagéré de parler de « persécution », il est justifiéde parler de « discrimination » : l’accès aux emplois de haut niveau dans la fonc-tion publique, l’armée ou les carrières très médiatisées comme les médias ou lesport leur est difficile voire impossible. La réglementation concernant la construc-tion de lieux de culte chrétiens est très discriminatoire et il est quasi impossibled’obtenir un permis pour construire ou même réparer une église. L’islamisation dela vie sociale et des mentalités qui a eu lieu au cours des deux dernières décenniesa créé, de surcroît, une atmosphère où les chrétiens se sentent mal à l’aise. Depuisplusieurs décennies, il y a eu régulièrement des dérapages violents venant demilieux salafistes : églises incendiées, menaces contre les personnes soupçonnées deprosélytisme, et ce sans que justice ne soit vraiment rendue. D’où la tentation del’émigration, à laquelle assez peu d’Égyptiens ont pu accéder contrairement auxchrétiens libanais, palestiniens ou irakiens ; ou la tentation du repli dans une atmo-sphère de ghetto, où l’on se fréquente entre soi, cultivant les peurs, les rumeurs, lacrainte de l’autre, au risque de renforcer une certaine diabolisation de l’islam.

Cette discrimination de fait est mal vécue par les chrétiens égyptiens quisont conscients d’avoir vraiment contribué à la construction de l’identité égyp-tienne. Cela fut particulièrement vrai pour la renaissance arabe – la nahda – qui,au tournant du XIXe-XXe siècle, a permis à l’Égypte de revitaliser une partie de saculture, menacée par des siècles d’occupation ottomane. Il est notoire que lesÉgyptiens d’origine syro-libanaise, venus sur les rives du Nil à partir de 1860 pouréchapper aux massacres par les Druzes, jouèrent alors un rôle majeur dans desdomaines emblématiques comme le renouveau littéraire ou la création d’organesde presse modernes ou l’édition. Les créateurs du quotidien national al ahram, lesfrères Bishara et Salem Takla, étaient des chrétiens libanais. L’idéologie nationalepanarabe de Nasser conduisit nombre d’entre eux à émigrer à nouveau un siècleplus tard, cette fois vers l’Europe ou l’Amérique. En un mot, être reconnu commeun citoyen à part entière est depuis longtemps un problème réel pour les chrétienségyptiens.

Les Coptes dans le Printemps arabe égyptien

Le séisme politique que connaît l’Égypte depuis janvier 2011 a, en partie,rebattu les cartes. En effet, chrétiens et musulmans se sont retrouvés au coude àcoude en janvier 2011 lors des manifestations contre le régime autoritaire de HosniMoubarak. Arrivé au pouvoir en octobre 1981 après l’assassinat du présidentSadate, Moubarak s’est maintenu au pouvoir durant trente ans, se faisant réélirepar des élections peu transparentes. Il s’appuya pour cela sur un parti politique àsa main, le Parti national démocratique, auquel devait appartenir toute personne

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souhaitant jouer un rôle dans la vie publique ; mais, au fil des années, il s’appuyaaussi et de plus en plus sur la police et les services secrets pour contenir l’insatis-faction croissante d’une population jeune en quête de liberté et de plus de justice.Cette absence de démocratie, la corruption, le népotisme et la répression ne suffi-rent pourtant pas à contenir le hiatus croissant entre un régime usé et une jeunessemarquée et culturellement transformée par la mondialisation des moyens decommunication. La perspective que Moubarak tente d’installer au pouvoir son filsGamal ulcéra d’autant plus la population égyptienne que celui-ci n’avait pascomme son père la légitimation que donne l’appartenance à l’armée, qui reste unevaleur respectée dans la plupart des pays du Moyen-Orient. En moins de troissemaines, le régime de Moubarak fut emporté : il quitta le 11 février 2011, au pro-fit d’un Conseil supérieur des forces armées en charge de gérer la transition.

Malgré les consignes qui leur étaient données par le pape Chenouda III,Patriarche d’Alexandrie des Coptes orthodoxes, les chrétiens égyptiens participè-rent largement aux manifestations de la place Tahrir, où ils eurent d’ailleurs des vic-times, tout comme leurs concitoyens musulmans. On put assister à des scènesétonnantes de chrétiens protégeant les musulmans durant les temps de prière etréciproquement. L’opposition du pape Chenouda à l’implication des chrétienstient non seulement au conservatisme d’un homme âgé, à la tête de son Églisedepuis quarante ans, mais au fait qu’il était devenu l’interlocuteur indispensableentre les chrétiens et le pouvoir. Jusque-là, la plupart des crises graves trouvaientleur issue dans une rencontre au sommet entre le pape orthodoxe Chenouda, legrand Imam et le Premier ministre ou le Président, rencontre au cours de laquelleétait réaffirmé de manière incantatoire : « Nous sommes tous Égyptiens. Il n’y apas de discrimination entre nous ». Outre l’inefficacité de la démarche, cela privaitles Coptes de leur véritable citoyenneté, le pape parlant en leur nom et toujoursdans le respect du régime établi. L’intransigeance apparente du pape face au pou-voir faisait en réalité le jeu du statu quo et ne faisait pas vraiment progresser leursdroits. Comme le dit un jeune Copte égyptien, Georges Sarwat Fahmi, chercheurà l’Arab Forum for Alternatives : « Seul un régime démocratique garantira les droitsde la communauté chrétienne ». Le même chercheur ajoute : « Avant même la révo-lution, quelque chose s’était brisée entre la jeunesse copte et le pape Chenouda III.Pour un nombre grandissant de Coptes, le patriarche doit se cantonner au rôle dechef spirituel et l’Église ne doit pas jouer un rôle de représentation politique auprèsde l’État. Les jeunes Coptes veulent être traités comme des citoyens et non commeune minorité ».

Relecture de la Révolution du 30 juin 2014

Au bout d’un long temps de transition que le Conseil suprême des forcesarmées eut du mal à gérer, une élection plus transparente permit la désignationd’un nouveau Président. Après avoir longtemps déclaré qu’ils ne se présenteraientpas, les Frères musulmans réussirent à faire élire leur candidat, Mohamed Morsi,

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qui l’emporta d’une courte tête et, en partie, parce que son challenger AhmedChafik était un ancien Premier ministre de Moubarak. Une fois au pouvoir, lesFrères musulmans, écartés des responsabilités depuis leur fondation en 1928, pour-chassés et régulièrement emprisonnés, n’eurent de cesse de s’assurer le contrôle del’appareil d’État. À la surprise générale, leur programme économique était loin derépondre aux attentes populaires. Là où les Égyptiens attendaient du travail, deshôpitaux décents, des routes, des écoles pour les enfants, les nouveaux élus par-laient de loi islamique (charia). L’insatisfaction monta si vite que beaucoup de ceuxqui les avaient élus à cause de leur slogan – « L’islam c’est la solution » – se retour-nèrent contre eux dans un mouvement de masse, tamarrod, qui prit une telleampleur en juin 2014 que Morsi dut céder à la pression de la rue. Pour éviter uneguerre civile, le ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi, annonça la destitu-tion du Président. Il avait à ses côtés le pape Tawadros II, nouveau patriarche copteorthodoxe depuis la mort du pape Chenouda en 2012, et le grand Imam, Dr AhmadAl-Tayyeb. Souvent perçu en Occident comme un coup d’État militaire, le renver-sement de Morsi était surtout l’expression de la volonté du peuple égyptien, dontles manifestations avaient connu une ampleur encore plus grande que lors de larévolution du 25 janvier 2011. D’une certaine manière, ce moment est historique,car c’est peut-être une des premières fois qu’un peuple à majorité musulmane disaitnon à l’islam politique, créant ainsi une certaine distinction entre appartenancereligieuse et option politique.

Les Égyptiens au défi de la citoyenneté

Ce dont tous les Égyptiens, et pas seulement les Coptes, ont alors faitl’expérience durant ces deux moments de révolution c’est un certain apprentissagede la citoyenneté. Beaucoup ont voté, manifesté, fait grève pour la première fois deleur vie. Certains ont commencé à comprendre que leur appartenance religieuse nedoit pas forcément préjuger de leur choix politique. Dans la douleur, et au milieude beaucoup de confusion, c’est la société civile, longtemps réprimée sous lesrégimes autoritaires précédents, qui cherche à nouveau à s’exprimer. Il faut sou-haiter que la fermeté du régime du président Sissi, motivée par de sérieux motifssécuritaires, n’étouffe pas une fois encore l’aspiration des Égyptiens à la citoyenneté.La partie n’est pas gagnée.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Laure Guirguis : Les Coptes d’Égypte. Violences communautaires et transformations politiques (2005-2012) ; Paris,Karthala, 2012.Christian Cannuyer : L’Égypte copte. Les chrétiens du Nil ; Paris, Gallimard, 2000.Georges Sarwat Fahmi : « Entre citoyenneté et religion, où en sont les révolutions égyptiennes et tunisiennes ? »(www.chretiensdelamediterranee.com/).

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L’Église orthodoxe russeau service du Kremlin

Anna Dolya

Ukrainienne, résidant en France. Titulaire d’uneLicence en Lettres modernes et d’un Master enAffaires européennes de la Sorbonne. Chargée demission pour différentes entreprises.

Depuis la chute du bloc soviétique, le rôle de l’Église orthodoxe dans lasociété russe ne cesse de grandir. La société russe actuelle fait largementconfiance à l’Église orthodoxe qui joue un rôle majeur dans la propagande

de « l’idée nationale », et est considérée comme une institution d’État.

Durant la période soviétique, le Parti communiste interdisait toutes les reli-gions et l’Église orthodoxe a été l’objet des persécutions massives. Toute croyanceet toute pratique religieuse étaient incompatibles avec l’appartenance au Particommuniste. Suite à l’effondrement de l’URSS, l’Église orthodoxe russe s’est ren-forcée et a repris sa place historique très rapidement.

Malgré le fait que la Constitution de la Fédération de Russie, en vigueurdepuis 1993, proclame que « la Russie est un État laïque et qu’aucune religion nepeut s’instaurer en qualité de religion d’État », l’Église orthodoxe, en réalité, occupeune place particulière dans la société russe et bénéficie de nombreux privilèges etavantages. La loi adoptée en 1996 a fait de l’orthodoxie, quasiment la religion offi-cielle : elle peut recevoir des financements d’État et même participer aux activitésdiplomatiques du pays.

Des liens forts entre l’Église orthodoxe et le Kremlin

Depuis son arrivée à la tête de l’Église orthodoxe russe, le patriarche deMoscou et de toute la Russie, Cyrille Ier, partage complètement la vision du mondede Vladimir Poutine ; il a même soutenu officiellement sa candidature aux élec-tions présidentielles de 2012. Les deux hommes travaillent en binôme et imposentà toute la Russie, ainsi que hors de ses frontières, l’idéologie du Kremlin. Lepatriarche Cyrille apparaît aux côtés du Président russe durant toutes les fêtesnationales et religieuses. Dans son discours en février 2013, à la Cathédrale duChrist-Sauveur de Moscou, Vladimir Poutine a dit : « L’Église orthodoxe russe aété auprès de son peuple tout au long de son histoire, elle a partagé ses joies et sespeines… Nous espérons continuer ce partenariat positif et polyvalent avec l’Égliseorthodoxe russe… Nous devons continuer notre coopération et notre travailcommun afin de renforcer l’harmonie de notre société, avec des valeurs morales

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élevées ». La même année, le film Le Second baptême de la Russie, avec les entretiensdu patriarche Cyrille et du Président russe, réalisé par le département communica-tion de l’Église orthodoxe, a été diffusé par la chaîne publique.

Le Kremlin utilise la légitimité symbolique de l’Église en poussant encoreplus loin son idéologie du « Russkiy mir (monde russe) » qui est fondée sur l’idéede la civilisation, fortement dominée par Moscou, de l’espace socioculturel etsupranational qui englobe non seulement la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine,mais qui doit aussi s’étendre au territoire de l’Eurasie (1). « Russkiy mir » s’appuiesur trois principaux piliers : l’orthodoxie, la culture et la langue russe, la mémoirehistorique et la vision communes de développement social ; il doit jouer le rôle decontrepoids à la civilisation occidentale « décadente ». Le Président russe et lepatriarche Cyrille évoquent systématiquement cette idéologie dans tous leurs dis-cours officiels. En 2007, par décret de Vladimir Poutine, la Fondation Russkiy mira été créée, afin de promouvoir la culture et la langue russe, une information objec-tive sur la Russie moderne et le soutien des médias russes à l’étranger, visant àatteindre les objectifs de la Fondation. Effectivement, depuis de nombreusesannées, grâce à ces médias, le Kremlin alimentait l’idée nationale russe sur le terri-toire ukrainien et tout particulièrement en Crimée et dans l’Est du pays, en insis-tant sur l’idée que les habitants de ces régions appartiennent au « Russkiy mir ».

Cette vision du monde est à la base de l’idéologie du projet eurasiatique.Des idéologues influents, proches de Poutine, comme par exemple AlexandreDouguine, alimentent en permanence l’idée de la grandeur russe en s’appuyant surle courant idéologique, l’eurasisme (2). Selon Douguine, « tout État de l’espacepostsoviétique, s’il décide de s’opposer violemment à la Russie, ne pourra existerque sous forme tronquée… L’intégrité territoriale de tous les États postsoviétiques,sans exception, dépend en premier lieu de Moscou… Sans accord avec Moscou(pas forcément une soumission totale au Kremlin ou à Poutine), l’intégrité territo-riale ne peut être garantie ». Et bien sûr pour Douguine, l’Église orthodoxe russejoue un rôle majeur dans ce monde eurasien.

Ainsi, les intérêts de l’État deviennent les intérêts de l’Église et vice-versa.En 2014, Vladimir Poutine a même prononcé ses vœux de fin d’année au peuplerusse depuis la Cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, cette fameuse cathédrale,située à deux pas du Kremlin, qui est connue en outre par le procès de Pussy Riot (3),affaire qui a reflété une fois encore le resserrement des liens entre l’État et l’Église.

(1) Au sens géopolitique, l’Eurasie se réfère à une conception politique : l’eurasisme. Selon cette doctrine le terme Eurasiene désigne pas l’ensemble formé par l’Europe et l’Asie mais le territoire incluant la Russie et ses voisins proches, ainsi quecertains pays de l’ex-Union soviétique d’Asie centrale.(2) L’eurasisme est une doctrine philosophique et géopolitique, initialement développée par des émigrés russes, qui consi-dère l’ensemble formé par la Russie et ses voisins proches. Le but déclaré du mouvement eurasiste est de constituer ungrand bloc continental eurasien pour lutter à armes égales contre la puissance maritime « atlantiste », qui représente le« mal mondial » entraînant le monde vers le chaos.(3) L’affaire Pussy Riot : les membres du groupe de punk-rock féministe russe ont improvisé une « prière punk » dans laCathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, appelant la Sainte Vierge à « chasser Poutine ». Trois membres du groupe ontété condamnés à deux ans d’emprisonnement en camp de travail pour vandalisme et incitation à la haine religieuse.

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L’influence de l’Église orthodoxe russe en Ukraine

Durant toutes les années de l’indépendance de l’Ukraine, l’Église ortho-doxe d’Ukraine du patriarcat de Moscou (EOU-PM) a été utilisée par les dirigeantsrusses comme un instrument d’influence et de propagande.

Rappelons que sur le territoire ukrainien se réunissent quatre églises chré-tiennes : trois églises orthodoxes (70 % de la population croyante) et une églisecatholique (environ 9 %). Le reste de la population croyante appartient aux autresreligions ou croyances. En 2014, 75 % des Ukrainiens se considèrent croyants.

La situation de l’orthodoxie en Ukraine est complexe. L’Église orthodoxeukrainienne du patriarcat de Moscou, rattachée canoniquement au patriarcat deMoscou (l’EOU-PM) et de toute la Russie, est née en 1686 de la domination russesur l’Ukraine. Jusqu’à 2014, L’EOU-PM demeurait la première Église d’Ukraineavec la majorité des fidèles. Elle est très majoritairement représentée dans l’Ukrainedu centre et du Nord-Ouest. L’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev(l’EOU-PK), expression de volonté d’autonomie des Ukrainiens, a été créée contrel’avis de Moscou en 1992 par le métropolite Philarète, après son retrait de la direc-tion de la métropole de Kiev et de toute l’Ukraine du patriarcat de Moscou. Avecses partisans, il a été encouragé par des autorités civiles, des membres du Parlementukrainien et des partis politiques nationalistes. L’Église orthodoxe autocéphaleukrainienne (EOAU) a été créée en 1921. Suite aux événements de Maïdan, l’impor-tance des Églises s’est inversée : les derniers sondages montrent qu’aujourd’hui32 % des Ukrainiens se considèrent comme les fidèles du patriarcat de Kiev contre25 % des fidèles du patriarcat de Moscou.

L’influence de l’Église orthodoxe d’Ukraine du patriarcat de Moscou sur lavie politique de l’Ukraine a été particulièrement ressentie pendant la présidence deViktor Yanoukovitch. Politiquement, elle a été la seule Église à avoir officiellementsoutenu ce candidat à l’élection présidentielle ukrainienne. Avec ce soutien donnéau leader pro-russe, elle s’est inscrite dans la lignée du mouvement ukrainien rus-sophile. Alors que le président Yanoukovitch a ignoré systématiquement toutes lesdemandes de rencontre de la part du patriarcat de Kiev, le patriarche de Moscou etde toute la Russie, Cyrille Ier, lui, est venu, à de très nombreuses reprises, en visiteofficielle en Ukraine.

Rappelons qu’en novembre 2009, lors d’une Assemblée générale de laFondation Russkiy mir, en présence de Dimitri Medvedev et Vladimir Poutine, lepatriarche Cyrille a fait sa fameuse déclaration concernant le « Russkiy mir » : « Lecœur du monde russe c’est aujourd’hui la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie… LaRussie, l’Ukraine, la Biélorussie – ça, c’est la Sainte Russie ! L’Église orthodoxe russejoue le rôle pastoral parmi les nations pour qui les traditions spirituelles et cultu-relles russes sont à la base de leur identité nationale ou, en sont au moins, un élé-ment essentiel ». Ainsi, dans la vision des choses du Kremlin et de l’Église orthodoxe

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russe, l’Ukraine, où 90,5 % des électeurs ont pourtant voté l’indépendance en1991, est en fait partie non seulement de ce « Russkiy mir » mais, en plus, de sonnoyau. La question logique qui se pose : est-ce que l’Ukraine elle-même voyait sonavenir ainsi, dans cette Sainte Russie ? Les événements de Maïdan et la guerreactuelle nous donnent la réponse évidente : l’Ukraine ne voit pas son avenir en fai-sant partie de « Russkiy mir ».

Lors des événements de Maïdan, les responsables des Églises catholiques,protestantes et orthodoxes ont signé un document reconnaissant la légitimité desmanifestants et condamnant la violence de la part du gouvernement ukrainien. DeMoscou, le patriarche Cyrille a immédiatement réagi, faisant signer une déclara-tion anti-Maïdan à son Saint Synode. Malgré cette déclaration, la position del’EOU-PM a été assez neutre durant cette période, attendant de voir comment lesévénements tourneraient. En même temps, l’Église gréco-catholique et l’EOU-PKont joué un rôle important, en soutenant les manifestants tout au long de cetteRévolution. Des prêtres du patriarcat de Kiev étaient en permanence présents surle Maïdan, aux côtés de prêtres gréco-catholiques. Le monastère orthodoxe Saint-Michel, dépendant du patriarcat de Kiev, a même ouvert ses portes aux manifes-tants qui fuyaient les forces de l’ordre, leur sauvant ainsi la vie. C’est dans cemonastère, en février 2014, qu’ont été amenés une vingtaine de corps de personnestuées sur Maïdan par la police.

L’Église orthodoxe russe a clairement manipulé l’opinion publique, pen-dant toute cette période. Elle a présenté les événements de Maïdan comme unconflit entre deux parties de la population ukrainienne, de l’Est et de l’Ouest (lesUkrainiens russophones contre les Ukrainiens ukrainophones), même si, en réalité,il s’agissait de la Révolution de la grande majorité du peuple ukrainien contre legouvernement de Yanoukovitch. Cette vision des événements à Kiev sur l’originedu conflit a été massivement utilisée par tous les médias russes pour démontrerqu’il y avait urgence à protéger une partie de la population ukrainienne russophone.Or, il faut bien savoir qu’en Ukraine, il y a de nombreuses régions où la majoritéde la population est russophone mais qui n’a jamais voulu rejoindre la Russie ; cesrégions s’affirment souvent comme les régions pro-ukrainiennes.

Le patriarche Cyrille a soutenu officiellement le président Poutine dansl’annexion de la Crimée ainsi que dans l’intervention militaire à l’Est de l’Ukraine.Malgré le fait que l’Église orthodoxe d’Ukraine du patriarcat de Moscou n’ait pasfait les mêmes déclarations, de très nombreux fidèles de l’EOU-PM n’acceptent pascette situation et ne comprennent plus pourquoi les prêtres citent Cyrille, l’hommequi soutient la guerre contre leur propre pays, dans les liturgies. Aujourd’hui, onconstate que les derniers événements en Ukraine éloignent de plus en plus Cyrillede son idée d’une Sainte Russie qui comprendrait l’Ukraine. En effet, de plus enplus de fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou se tour-nent vers le patriarcat de Kiev. L’influence du patriarcat de Moscou a donc forte-ment diminué en Ukraine depuis les événements de Maïdan.

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Durant les dernières décennies, les croyants orthodoxes en Ukraine vivaientdans l’espoir de se retrouver dans une Église ukrainienne unifiée. Mais l’Église ortho-doxe russe, au service du Kremlin, a toujours eu la volonté de préserver le schisme del’Église en Ukraine, afin d’empêcher son union et ainsi son indépendance du patriar-cat de Moscou. Aujourd’hui, la question de l’indépendance de l’Église ukrainiennevis-à-vis de Moscou est d’une importance vitale pour la société ukrainienne.

Ces dernières années, l’Église orthodoxe russe est devenue un instrumentimportant de la politique étrangère de la Russie. Il ne s’agit pas seulement desex-pays soviétiques, mais de nombreux pays d’Asie, d’Amérique latine, et bien sûrdes pays européens. Par exemple, la première église orthodoxe sur la péninsuleArabique, aux Émirats Arabes Unis, a été construite en 2011. Depuis son élection,le patriarche Cyrille est parvenu à ramener sous le patronat du patriarcat deMoscou la plupart des Églises russes hors des frontières et a ainsi créé des relationsdifficiles avec le patriarche orthodoxe de Constantinople qui, historiquement, étaiten possession d’églises de la première émigration russe en Europe. En mars 2015,l’Église orthodoxe russe a annoncé qu’elle élargissait sa présence au sein du Conseilde l’Europe en créant à Strasbourg une sorte d’ONG chargée de protéger lescroyants contre les cas de blasphème.

La France n’est pas une exception à cette politique étrangère russe. À quelquespas de la Tour Eiffel, l’endroit clé de la capitale française, à la place des anciens bâti-ments de Météo France, le chantier du centre spirituel et culturel russe de Paris a étéentamé en 2014. L’ensemble architectural inclura quatre bâtiments : une cathédraleà cinq coupoles de 35 m de hauteur, un centre culturel avec une salle de concert,un bâtiment administratif et une école bilingue franco-russe pouvant accueillir150 enfants. La même année, un autre chantier d’une église orthodoxe russe ainsi qued’un centre religieux et culturel a débuté au centre de Strasbourg. En 2011, suite àun long procès judiciaire, la Cathédrale Saint-Nicolas de Nice, relevant auparavantdu patriarcat de Constantinople, est devenue une propriété de la Fédération deRussie et est désormais rattachée au patriarcat de Moscou. Après un long combat, lepatriarcat de Constantinople a réussi à garder l’Église orthodoxe de Biarritz.

L’Église orthodoxe russe étend rapidement son influence, y compris horsdes frontières du « Russkiy mir », et continue à propager les idées du Kremlin.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIESondage : « Ukraine 2014 : le conflit sociopolitique et l’Église », Razumkov Centre (www.uceps.org/).Site officiel de l’Église orthodoxe russe (www.patriarchia.ru/).Antoine Arjakovsky : « L’idéologie de Poutine est alimentée par l’Église orthodoxe russe », L’Opinion, 12 mars 2014(www.lopinion.fr/).Galia Ackerman : « Alexandre Douguine, le nouveau Gourou du Kremlin - Quels projets pour l’Europe ? », entretien(www.youtube.com/).

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Revue Défense Nationale - Mai 2015

Repères - Opinions

Chronique - Recensions

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Pour contrer le terrorisme,renforçons nos servicesde renseignement

Officier de l’Armée de terre issu de l’École spéciale militaire de SaintCyr, a servi dans les forces spéciales et le renseignement. Stagiaire dela 22e promotion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).

Charles de Bony de Lavergne

Bernanos écrivait : « Un monde gagné par la technique est un monde perdupour la liberté ». Pourtant, dans la lutte antiterroriste, force est de constaterque la technique est la meilleure alliée de la liberté. Alors que la France lutte

contre l’État Islamique ou ses affidés, il n’est pas une journée où les médias n’agi-tent le spectre d’attentats sur le territoire national. Les fusillades à l’intérieur dujournal Charlie Hebdo et de l’hypermarché casher des 7 et 9 janvier 2015 l’illus-trent. Pour contrer cette menace grandissante et répondre aux objectifs ambitieuxde sécurité fixés par les autorités, la lutte de nos services de renseignements est quo-tidienne. En témoignent les treize cellules terroristes démantelées et les cinq pro-jets d’attentats déjoués depuis un peu plus d’un an.

Élément clé de notre sécurité nationale définie par le Livre blanc de 2013,le renseignement garantit la liberté de nos concitoyens et de nos institutions. Il per-met l’anticipation stratégique pour notre politique étrangère, mais également ladétection des menaces avant qu’elles n’agissent. Cependant, pour conserver cetemps d’avance, condition de l’initiative et de la liberté d’action, il faut accroître lafaculté de nos services à être plus efficaces en tout temps et en tous lieux, donc plusintrusifs. L’identification des personnes ou groupes vecteurs de menaces permetalors de prévenir et devancer la commission d’actes violents, et de minimiser lesrisques encourus par la société et ses institutions. Face à une menace diffuse, variée,réelle et forte, la mobilisation de tous les moyens du renseignement est plus quejamais nécessaire.

Mais aujourd’hui, au-delà d’une logique de moyens, entre respect des liber-tés publiques et sécurité collective, l’enjeu de la lutte antiterroriste est bien pluslégislatif et juridique que technologique.

Répondre à la diversité des menaces

Les menaces qu’affronte notre pays, directes ou indirectes, intérieures ouextérieures, sont marquées par la diversité et la permanence. Parmi elles, la menaceterroriste reste une constante historique depuis le XIXe siècle. Au terrorisme,

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s’ajoutent les groupes mafieux exploitant de nombreuses filières : trafics de stupé-fiants, armes de guerre, immigration clandestine, trafics d’êtres humains et d’organes,contrefaçons, arnaques au système de solidarité national, cybercriminalité.

Aujourd’hui, le djihadisme globalisé, vecteur de violence et expressiond’une idéologie totalitaire mortifère, est inédit par son ampleur. Le risque dedésagrégation de la société qu’il fait courir à notre pays est élevé. La présence d’unennemi intérieur, certes à portée de main donc logiquement atteignable, est cepen-dant plus sournoise et difficile à cerner. Le dernier état des lieux donné par les auto-rités est édifiant : 1 432 ressortissants de 83 départements impliqués dans ledjihad, dont 413 sont en Syrie ou en Irak, soit une explosion du phénomène de150 % depuis un an ; 200 auraient déjà regagné la France, 85 auraient été tués surplace et 2 seraient emprisonnés. La nouvelle génération de djihadistes est de plusen plus jeune, autoradicalisée en un temps record sur Internet, inconnue des ser-vices de police, sans liens avec des groupes terroristes. Parmi eux, les jeunes, lesfemmes et les néoconvertis sont de plus en plus nombreux. Malgré les réelles avan-cées des dernières lois antiterroristes permettant de sanctionner les « projets indi-viduels » des « loups solitaires », force est de constater qu’il reste encore beaucoupà faire pour contrôler le retour d’individus rentrant du djihad.

Pour affronter ces menaces, la Constitution donne au président de laRépublique les moyens de sauvegarder notre souveraineté ; quatorze lois antiterro-ristes ont ainsi été votées en vingt ans. Et la réforme du renseignement, initiée en2008 et poursuivie jusqu’en 2013, est un succès et un acquis. Elle place la Franceparmi les nations innovantes en matière de renseignement et d’anticipation. En fédé-rant les énergies, elle a permis de supprimer les doublons, réduire les concurrencesinterservices et créer une communauté du renseignement regroupant six servicesmajeurs coordonnés par la présidence de la République.

Renforcer les capacités de l’interagences

Si l’interagences renseignement antiterroriste connaît de réels succès, sescapacités peuvent être encore optimisées. En renforçant ses moyens, en harmoni-sant ses méthodes, et en augmentant le nombre de ses acteurs.

Les budgets alloués, certes en croissance constante, doivent être encore aug-mentés, tant pour les armées que pour le renseignement intérieur. Afin de détecterles « signaux faibles » dans le bruit du monde, le traitement d’analyse de masse doitêtre automatisé avec des bases de données puissantes et sécurisées. La capacité derecoupement instantané doit permettre de débusquer les suspects en interconnec-tant les fichiers informatiques. L’exemple du fichier policier Edvige (exploitationdocumentaire et valorisation de l’information générale), mort-né en 2008, est unprécédent intéressant. Au plan technique, la prolifération des fichiers de police (lerapport Batho de 2009 en comptait 58) doit être stoppée, les méthodes de recueilstandardisées et harmonisées. Nos services doivent se doter d’un personnel formé

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aux langues étrangères, aux modèles terroristes, aux sciences sociales, dans un espritde pluridisciplinarité des compétences.

Des moyens de recueil souverains et symétriques aux menaces doivent êtredéveloppés, comme des satellites, aéronefs ou drones capables de surveiller lescommunications des personnes suspectées grâce au système IMSI Catcher(International Mobile Suscriber Identity Catcher), qui permet de localiser et d’inter-cepter les données transmises d’un téléphone. Le cyberespace, « devenu le centrede commandement préféré des terroristes et des criminels » selon le directeur duGCHQ britannique (Government Communications Headquarters), doit être investipar le Knowledge Development. Et les géants du net, notamment américains, qui ontrécemment « musclé » la sécurité et la confidentialité des données des appareilsgrand public après l’affaire Snowden, doivent coopérer davantage en supprimantrapidement les contenus nocifs sur Internet.

En interservices et avec nos partenaires étrangers, une circulation rapided’informations exploitables et une classification adaptée doit être adoptée, permet-tant de respecter un cycle complet : recherche, détection, analyse, diffusion, neu-tralisation. La procédure APIS (Advanced Passenger Information System) permettantla transmission d’informations concernant les passagers au départ des vols est unbon exemple. Les pays européens, notamment, pourraient être obligés de ficher lesdjihadistes dans le système d’information Schengen de contrôle de l’immigrationaux frontières. Le système PNR (Passenger Name Record), enfin, enlisé au Parlementeuropéen, doit être relancé. Ce fichier permet de détecter les trajets présentant des« anomalies » : aller simple vers des destinations sensibles, réservation de dernièreminute, parcours à escales multiples pour brouiller les pistes… Car « nous avonsbesoin de cet outil pour être efficaces » (B. Cazeneuve).

Le périmètre de la communauté du renseignement, enfin, qui relève desprérogatives du président de la République et du Premier ministre, pourrait êtreélargi en intégrant de nouveaux acteurs fondés à y participer. Les opérations spé-ciales, la sous-direction anticipation opérationnelle de la Gendarmerie, certainescellules du ministère des Affaires étrangères, l’information générale des servicesnon régaliens ou le renseignement territorial pourraient y prétendre.

Les garanties de sa réalisation

Face aux attaques irrationnelles et déraisonnées d’individus ou de groupes,le législateur doit régler de nombreuses questions, dont l’encadrement juridique etnormatif de l’action intrusive des services. L’accroissement de leur efficacité reposesur l’équilibre entre sécurité collective et libertés individuelles et va de pair avec lerenforcement de leur légitimité démocratique.

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La garantie pour le citoyen passe par le contrôle parlementaire sur lesactions du gouvernement et ses services, renforcé et approfondi depuis 2007,notamment grâce à la Délégation parlementaire au renseignement (DPR).

Dès lors, les lois antiterroristes permettant d’exploiter les données numé-riques doivent être renforcées et complétées. Les interceptions de sécurité, enca-drées par la loi du 10 juillet 1991 et autorisées par le Premier ministre sous lecontrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité(CNCIS), sont actuellement contingentées. Cette loi doit pouvoir être appliquéeplus généreusement et étendue aux données techniques (géolocalisation, transmis-sion de données, Cloud…). Mais les opérations d’interception indiscriminée dansdes zones densément peuplées posent également la question de la suppression desdonnées inutiles.

La coordination entre autorité administrative et autorité judiciaire doitêtre renforcée et les réticences constitutionnelles sur la loi d’orientation et de pro-grammation pour la performance de la sécurité intérieure du 14 mars 2011, diteLoppsi 2, levées.

Des États généraux des commissions de contrôle doivent être convoquéspour trouver des solutions techniques et juridiques permettant l’interconnexiondes fichiers. Les compétences et champs d’applications des contrôles hiérarchiquesinternes et des différentes autorités administratives externes doivent être clarifiées(Cour des comptes, fonds spéciaux, accès aux documents administratifs, Cnil,secret défense, contrôle des interceptions de sécurité…). Une inspection techniquedu renseignement, à l’image de celle créée pour le renseignement intérieur en2013, pourrait contrôler l’usage et l’application des fichiers.

Enfin, l’ambiguïté de la dépendance à la technologie et à la coopérationinternationale doit être levée. Car l’accord américano-britannique de 1947-1949connu sous le nom d’Echelon, et aujourd’hui Five Eyes (États-Unis, Grande-Bretagne,Canada, Australie et Nouvelle-Zélande), exclut de facto la France de certaines don-nées de nos partenaires.

Face aux menaces de plus en plus fortes, notre pays doit réagir de manièrerationnelle et résolue. Si « le pire n’est jamais sûr », l’extension des prérogatives denos services de renseignement permettra alors de réduire fortement le champ despossibles actions terroristes contre notre démocratie.

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L’engagement de l’UE au Sahel :stratégie cohérenteou rafistolage politique ?

Lieutenant-colonel. Officier breveté de l’armée de terre allemande, a servi au sein dela brigade franco-allemande et a participé à la mission européenne d’entraînement auMali. Stagiaire de la 22e promotion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).

Timo Kaufmann

La pauvreté, les tensions internes, les évolutions démographiques, les faminesrécurrentes, le trafic illégal d’êtres humains, le trafic de drogue et l’extrémismeviolent, sont les problèmes majeurs des pays du Sahel. Mais, depuis le conflit

libyen et l’ère de « l’après Printemps arabe », l’espace sahélo-saharien affiche unenouvelle configuration géopolitique et le terrorisme international, en particulier,constitue un défi aux multiples facettes pour cette immense région.

Dans tout bouleversement politique, de nombreux acteurs essaient de jouerleurs propres partitions. D’un côté, il y a la corruption, la criminalité organisée etle terrorisme ; de l’autre, les États et les organisations internationales et non gou-vernementales qui entendent apporter leur contribution dans les domaines de lasécurité, de l’économie et du développement. Leur objectif vise à coordonner lesefforts en vue de maximiser les effets et d’aboutir au résultat escompté.

Stratégie de l’UE pour la sécurité et le développement au Sahel

Outre l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Union africaine (UA) etla Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Unioneuropéenne (UE) est, elle aussi, engagée en zone sahélienne et utilise tous lesmoyens diplomatiques dont elle dispose. Malgré la crise économique qui sévitactuellement en Europe, l’UE participe au maintien voire au retour de l’intégritéet de la stabilité des États de la région du Sahel en déployant d’amples moyensfinanciers, politiques et militaires. En mars 2011, le service européen pour l’actionextérieure a mis en œuvre une stratégie concertée, basée sur une approche multi-dimensionnelle dont les axes d’effort sont les suivants : développement, formationde gouvernement et résolutions de conflits ; efforts politiques et diplomatiques ;sécurité et justice ; lutte contre l’extrémisme et la radicalisation.

Toutefois, depuis le renversement du gouvernement Kadhafi et la crise qui asuivi peu de temps après au Mali, l’efficacité de la stratégie de l’UE se voit remise enquestion : n’était-elle pas assez globale et donc vouée à l’échec ? Sans l’interventionrésolue de la France avec ses alliés au Mali, l’effondrement du pays n’aurait pu être

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stoppé. Le Mali n’est pas le seul dans ce cas, d’autres pays de la bande sahélo-saharienne (BSS) recèlent aussi suffisamment de conflits potentiels qui pourraientexiger une intervention internationale. La France a reconnu cette menace suprana-tionale et, en lançant la mission militaire Barkhane, a initié une approche militaireglobale qui contribuera à la sécurité dans la BSS. Dans un discours prononcé le7 octobre 2014 devant la Commission de la défense nationale et des forces armées,le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, a réitéré clairement l’objec-tif de cette mission : « Notre but est maintenant de transférer la sécurisation de la zoneaux pays concernés, en accompagnant la montée en puissance de leurs capacités. C’estle sens du partenariat élargi que nous avons établi avec la Mauritanie, le Mali, leNiger, le Burkina-Faso et le Tchad. Ces pays forment le groupe baptisé G5 Sahel ;c’est à mon sens la meilleure instance pour faire progresser la sécurité dans la région ».

L’UE a également reconnu la nécessité d’adapter sa stratégie dans la région duSahel en l’ajustant et l’élargissant aux nouvelles menaces. Le lien de cause à effet entreles conflits dans la région du Sahel et la stabilité en Libye est un point crucial de cettenouvelle orientation. La question décisive est maintenant de savoir si l’UE parvien-dra à coordonner son action avec chacun des États de la BSS, avec l’UA, avec laCedeao et avant tout avec l’ONU ; le risque étant de voir apparaître différentes struc-tures ne travaillant pas forcément ensemble et pouvant même se gêner.

Dans le passé, l’UE a focalisé ses efforts essentiellement sur le Mali, le Nigeret la Mauritanie. Dans le cadre de sa politique de sécurité et de défense commune(PSDC), elle a ainsi lancé deux missions importantes visant à stabiliser la région :EUCap Sahel Niger, EUCap Sahel Mali (missions civiles initiées en juillet 2012 etavril 2014) et EUTM Mali (mission militaire initiée en mars 2013). De plus, de2007 à 2013, l’UE a investi près de 1,5 milliard d’euros dans ces trois pays. Il restemaintenant à créer des liens entre les pays de la BSS et les pays du Maghreb afind’éradiquer notamment le terrorisme international et la criminalité transfrontalière.Pour y parvenir, il importe que l’UE puisse, d’une part, continuer à soutenirl’intégration régionale du Mali, du Niger et de la Mauritanie avec un développe-ment socio-économique durable, et d’autre part, que cette stratégie soit aussi éten-due au Burkina Faso et au Tchad. En outre, il est indispensable d’instaurer un dia-logue politique entre l’UE et les autres pays de l’Afrique de l’Ouest, ainsi que lespays du Maghreb sur la prévention des conflits et les questions de sécurité. Enfin,dans la lutte contre le terrorisme international et la criminalité organisée, la poli-tique de l’UE doit nécessairement s’appuyer sur des mesures d’accompagnement,telles que, par exemple, une réforme du secteur de sécurité en insistant notammentsur le contrôle aux frontières.

La Cedeao est-elle un gage de sécurité ?

La Cedeao est considérée comme l’un des partenaires privilégiés de l’UE dansla région du Sahel, notamment en raison de ses bonnes relations institutionnelles

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avec les pays riverains. Pourtant, elle n’a pas été suffisamment prise en considéra-tion dans la mise en œuvre de la stratégie de l’UE pour le Sahel. Un point faibledu concept qu’il conviendrait de changer ! Il faut que l’UE parvienne maintenantà « hisser à bord » l’Algérie et le Nigeria, si elle veut concrétiser une approche régio-nale globale. Dans l’éventualité où d’autres interventions militaires s’imposaient, laCedeao pourrait alors s’appuyer sur une résolution du Conseil de sécurité desNations unies qui servirait alors de base commune permettant d’intensifier unecoopération et une coordination entre l’UE, la Cedeao et d’autres États concernés,comme l’Algérie, le Maroc, la Libye et le Tchad.

Flexibilité opérationnelle dans une région complexe

Au final, on constate que la stratégie de l’UE au Sahel ne s’est adaptée quetrès lentement aux évolutions dans une région d’une grande complexité. Elle n’apas pu enrayer les évolutions déstabilisantes, déclenchées par les crises en Libye etau Mali. Pour opérer à l’avenir avec succès, il serait indispensable de disposer d’uneplus grande flexibilité opérationnelle, c’est-à-dire d’avoir la capacité et les compé-tences de prendre, dès le début des crises, des décisions rapides et coordonnées auniveau diplomatique et si nécessaire aussi au niveau militaire. Grâce à l’action del’UE dans les domaines politique et économique, il devrait être possible d’obtenirune stabilisation de la BSS et donc des frontières méridionales de l’Europe.

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Prises d’otages : le jeu politique *

Essayiste, auteur de nombreux articles et ouvrages sur le renseignement dont un livre surla désinformation.

Michel Klen

Les prises d’otages ont de plus en plus d’implications politiques qui se tra-duisent par un engagement ferme de l’État pour tenter de régler les crisesqu’elles induisent. L’intervention des gouvernants se manifeste par les

canaux alambiqués de la diplomatie secrète. La diplomatie « parallèle » reste eneffet le paramètre fondamental dans le jeu subtil des tractations avec les ravisseurs(ou plutôt les intermédiaires) et le processus délicat de préparation d’une opérationpour libérer les captifs. Dans cette problématique complexe qui concerne le sauve-tage de vies humaines, le succès des négociations ou la réussite d’une action mili-taire dépend surtout d’une forte détermination politique.

La volonté politique

Les interventions pour délivrer des otages nécessitent parfois le montage demises en scène particulièrement audacieuses. L’élaboration de telles entreprisesrequiert non seulement une bonne dose d’imagination, mais surtout une volontésans faille de la part de l’État qui veut sauver des citoyens détenus par des terro-ristes. Sur ce chapitre qui concerne l’inventivité et le courage politique, la libéra-tion des prisonniers à l’ambassade du Japon au Pérou le 22 avril 1997 constitue unmodèle du genre. L’affaire commence à Lima avec l’attaque du bâtiment de lareprésentation nippone par un commando du mouvement révolutionnaire TupacAmaru avec la prise en otages d’une centaine de diplomates japonais et de person-nalités diverses qui participaient à une soirée en l’honneur du soixante-troisièmeanniversaire de l’empereur Akihito. Dans leurs revendications, les kidnappeursréclamaient l’élargissement de plusieurs centaines de leurs compagnons d’armesemprisonnés. La crise va durer cent vingt-six jours, le temps de construire des tun-nels reliant l’ambassade à un édifice adjacent et invisible depuis le lieu de déten-tion. Les bruits provoqués par les travaux de construction des souterrains étaientcouverts par de la musique diffusée par des haut-parleurs. Les preneurs d’otagesont été complètement surpris par le lieu d’arrivée des forces spéciales venues dusous-sol pour libérer les captifs. Toutes les séquences de l’assaut militaire avaient étéminutieusement répétées pendant quatre mois dans un camp de l’armée péruvienneoù avait été édifiée une réplique du site. Parmi les préparatifs, qui ont été testés parles services du génie, figurait notamment la quantité d’explosifs nécessaire pour

* Cet article est la suite de « La problématique des prises d’otages » paru dans le n° 779, avril 2015, de la RDN.

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ouvrir le sol dans l’ambassade. Le coup de poker magistral qui a permis le sauvetagedes diplomates japonais et de leurs invités a eu pour catalyseur l’extraordinairerésolution du pouvoir exécutif à Lima. Cette volonté politique s’est manifestéedurant les trois phases du processus de l’opération (conception du projet, décision,exécution de l’action jusqu’à son achèvement). Elle s’est conclue par un acte sym-bolique très significatif : au Pérou, le 22 avril est commémoré comme « un jourd’action militaire valeureuse ».

La libération d’Ingrid Betancourt, prisonnière des Forces armées révolu-tionnaires de Colombie (Farc), a également dû son succès à la déterminationfarouche du Président colombien de lancer une opération de délivrance, à la foishardie et ingénieuse, menée au début de juillet 2008. Le scénario sensationnel,digne d’une superproduction d’Hollywood, a consisté à héliporter dans la junglecolombienne une vraie/fausse mission humanitaire, accompagnée d’une soi-disanteéquipe de télévision. Toutes ces personnes étaient en réalité d’authentiques agentsdes services spéciaux venus récupérer la captive franco-colombienne. Comme dansle cas précédent, la mise en scène démesurée a permis la réussite de cet extraordi-naire coup de bluff (1) qui a dupé les rebelles. Dans ces deux exemples, le pouvoirpolitique a osé briser des tabous en imaginant des solutions originales mêlantgrains de folie et éclairs de génie.

Les controverses politiques

L’implication politique dans ce genre d’événements entraîne souvent despolémiques qui alimentent des débats et ouvrent le champ à des interrogations.L’affaire des diplomates américains retenus en otage dans leur ambassade à Téhéranpendant quatre cent quarante-quatre jours (4 novembre 1979-20 janvier 1981) est,à ce titre, révélateur du côté obscur que présente parfois le processus de négocia-tions. Sur ce sujet épineux, le témoignage crédible de Gary Sick, ancien membredu Conseil national de sécurité de 1976 à 1981, apporte des révélations capitalessur le rôle ambigu du jeu politique dans les crises d’otages. Selon cette personnalitéaméricaine, le régime de Khomeiny qui avait couvert la prise de la représentationdiplomatique des États-Unis à Téhéran le 4 novembre 1979 avait prévu de libérerles captifs en octobre 1980, soit un mois avant l’élection présidentielle américaineopposant Jimmy Carter à Ronald Reagan. Des investigations ont dénoncé l’attitudede l’état-major du candidat républicain qui aurait négocié secrètement avec l’Iranpour retarder la libération des ressortissants américains. Ronald Reagan n’avait pasintérêt à ce que ses compatriotes détenus soient élargis avant la date du scrutin pré-sidentiel. Si les otages avaient été libérés un mois avant le jour du vote, le présidentdémocrate en place Jimmy Carter, profitant alors d’un regain de popularité, auraittrès certainement remporté l’élection. Les diplomates prisonniers seront en effetrelâchés le 20 janvier 1981, jour de l’intronisation à Washington de Ronald Reagan,

(1) « La stratégie du bluff », Revue Défense Nationale, n° 778, mars 2015.

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le nouvel hôte élu de la Maison-Blanche. En échange, ce dernier livrera par la suitedes armes à l’Iran alors en guerre contre l’Irak. Cette combine sournoise plongerale Président américain dans le scandale de l’Irangate. Ces tractations troublantesont été confirmées par Bani Sadr, l’ex-président de la République d’Iran réfugié enFrance.

La France a connu aussi des controverses politiques à l’occasion de prisesd’otages. Dans les années 1980, les négociations inhérentes aux otages du Libanont dévoilé l’existence de circuits filandreux impliqués dans divers marchandages,notamment ceux concernant le paiement des rançons. L’événement le plus mar-quant reste toutefois la crise d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. L’affaire commencele 22 avril 1988 avec l’attaque de la brigade de Gendarmerie à Fayaoué et l’assassi-nat à la hache de quatre gendarmes par un commando indépendantiste du FLNKS(Front de libération nationale Kanak socialiste). Vingt-sept gendarmes sont pris enotage (douze seront rapidement libérés). Les militaires français kidnappés sontconduits dans la grotte de Gossanah, un site mythique pour la population localede l’île et situé dans une véritable jungle végétale, donc difficilement pénétrable.D’autres gendarmes, venus parlementer, seront aussi emprisonnés dans la grotte.Devant l’intransigeance cynique et le refus de dialoguer du chef des ravisseurs,Alphonse Dianou, l’assaut est donné sur le site le 5 mai 1988, à trois jours dusecond tour de l’élection présidentielle qui oppose François Mitterrand à sonPremier ministre de cohabitation Jacques Chirac. Le bilan est lourd : dix-neufravisseurs et deux militaires français sont tués, mais tous les otages sont libérés.

Les rebelles kanaks ont déclenché leur action à un moment judicieusementchoisi : en pleine campagne électorale entre les deux tours de l’élection présiden-tielle. La péripétie douloureuse débute alors que la France est administrée par ungouvernement de droite. C’est ce contexte politique très tendu qui sert de cadre àla polémique. Les forces françaises, qui ont libéré tous les captifs dans des condi-tions périlleuses, font d’abord l’objet de louanges. Mais une controverse voit le jouraprès la réélection de François Mitterrand et le changement de couleur politiquedu gouvernement. En quelques jours, l’action exemplaire de l’armée française,jugée indispensable, devient totalement inutile et exagérément meurtrière ! Lapolémique enfle notamment à propos de supposés interrogatoires musclés desravisseurs faits prisonniers et d’une soi-disante exécution sommaire d’AlphonseDianou après l’assaut. Dans ce débat tronqué, on oublie, d’une part le sort tragiquedes quatre gendarmes sauvagement assassinés, d’autre part le supplice de leurs col-lègues quotidiennement menacés de mort et enchaînés deux par deux durant deuxsemaines au fond d’un antre obscur et insalubre.

Le drame d’Ouvéa a été amplifié par des contradictions politiciennes. Il aprovoqué un malaise grave et durable au sein de la Gendarmerie. Ce trouble pro-fond a gagné l’armée française qui a été injustement mise sur le banc des accusés.La vérité confisquée sera cependant révélée plus tard, une fois le feu des passionséteint, par des témoignages éloquents des acteurs de l’intervention qui ont pu

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s’exprimer lorsqu’ils n’étaient plus soumis au devoir de réserve et au secret del’instruction : le général Vidal (le commandant de l’opération de libération Victor),Michel Lefèvre (le chef du groupe d’assaut du GIGN), Joëlle Rondreux de Collors(juge d’instruction des événements), Jean Bianconi (substitut du procureur aumoment des faits). Cet épisode bouleversant a mis en lumière le décalage qui peutparfois exister entre le pouvoir politique et l’autorité militaire. Cette rupture dom-mageable a été exacerbée par les divisions de l’exécutif et le changement de gou-vernement juste après la fin de l’intervention.

L’implication de l’armée

En France, les opérations de sauvetage d’otages sont généralement confiéesau Raid et au GIGN particulièrement bien préparés pour ce type d’intervention àhauts risques. Dans l’affaire d’Ouvéa, des unités militaires sont venues renforcer leGIGN : éléments de l’EPIGN (escadron parachutiste d’intervention de laGendarmerie nationale), 11e Choc (le service action de la DGSE), commandoHubert de la Marine nationale, section parachutiste du Rimap (Régiment d’infan-terie de Marine du Pacifique). De nos jours, les forces spéciales sont aguerries à cegenre d’intervention. Ces unités d’élite ont notamment agi au Sahel.

L’engagement de formations militaires spécialisées est apparu nécessairedans les pays menacés par le fléau des kidnappings à répétition. En Colombie, lesLanceros, surnommés « les commandos de l’Amazone » sont entraînés dans desconditions extrêmes pour combattre les Farc et libérer les otages. Leur centre depréparation se situe en pleine jungle. Durant un stage de deux mois qui a déjàacueilli des étrangers (notamment des militaires français appartenant à la Légion etaux Troupes de Marine), les commandos sont soumis à des épreuves de pressionpsychologique d’une intensité inimaginable.

Parmi les pays qui consentent l’effort militaire le plus conséquent dans lesopérations de délivrance d’otages, l’Algérie occupe une place prépondérante en rai-son de la menace terroriste qui ébranle la région depuis le début des années 1990.Le centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversive(CLAS) est le véritable cerveau des opérations « spéciales ». Les commandos sontinstruits à l’École d’application des troupes spéciales (EATS) située à Biskra auxconfins de l’Aurès. Pour les interventions de grande ampleur, Alger dispose de la17e division parachutiste forte de cinq régiments para-commandos (RPC). Ces for-mations d’élite organisées sur le modèle des Spetsnaz russes participent à desséances d’entraînement dispensées par une unité américaine basée près deTamanrasset dans le Sahara. En plus de ces corps d’intervention de l’Armée deterre, l’Algérie utilise aussi, d’une part les forces spéciales des services de renseigne-ment comme les célèbres ninjas, surnommés ainsi en raison de leurs tenues noireset cagoules pour dissimuler leur visage, d’autre part les groupes d’intervention etde recherche (GIR) de la Gendarmerie. L’importance des moyens consentis dans la

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lutte contre le terrorisme et les prises d’otages met en relief la très grande volontépolitique du gouvernement algérien de prendre à bras-le-corps cette problématiqueangoissante.

Les kidnappings alimentent en effet des questions anxiogènes qui pertur-bent les politiques quant à la façon de négocier ou d’employer la force, ébranlent lasociété et impliquent souvent les militaires. Dans la majorité des cas, le jeu poli-tique, troublé par les emballements médiatiques, doit s’adapter à la stratégie du bluffoù l’imagination, le double langage et la ruse restent les ingrédients majeurs pourdénouer une crise qui, à tout moment, peut prendre une tournure dramatique.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Michel Klen : Les ravages de la désinformation ; Favre, 2013. Chroniques « Pensée militaire » dans la Revue Défensenationale : « La stratégie du bluff » (décembre 2014, janvier, février et mars 2015).Gary Sick : America’s hostages in Iran and the election of Ronald Reagan ; Random House/Times Books, 1991.Éric Denécé : Forces spéciales et groupes d’intervention antiterroristes algériens, Bulletin de documentation du centrefrançais de recherche sur le renseignement (CF2R). Le sanglant crépuscule des djihadistes, éditorial n° 37 du CF2R.Michel Lefèvre : Ouvéa, l’histoire vraie ; Éditions du Rocher, 2012.Jacques Vidal : Grotte d’Ouvéa, la libération des otages ; Volum, 2010.Dominique Lorentz : Secrets atomiques, la véritable histoire des otages du Liban ; Les Arènes, 2002.Nouchine Yavari-d’Hellecourt : Les otages américains à Téhéran ; La Documentation française, 1992.Pierre Salinger : Otages, les négociations secrètes de Téhéran ; Buchet/Chastel, 1981.

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Les territoires informationnels,enjeux de conquêtedu cyberespace

Lieutenant-colonel, officier systèmes aéronautiques de l’Armée de l’air, a exercé desresponsabilités dans les télécommunications et l’emploi des capacités spatiales dedéfense. Stagiaire de la 22e promotion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).

Bertrand Lauture

En dépit de la mondialisation, les activités humaines sont ancrées dans desterritoires. La langue, la culture et le droit sont assujettis à la géographie desÉtats. Le cyberespace, création humaine par excellence, ne déroge pas à cette

règle. Il contient donc de véritables « territoires informationnels » constitués par lesinformations sous le contrôle des différents acteurs. Ces derniers sont les États, lesentreprises et les citoyens, mais aussi des groupes d’activistes, de terroristes ou desorganisations clandestines.

Depuis 1945, les affrontements militaires directs entre les grandes puis-sances et leurs principaux alliés ont été évités par l’équilibre de la terreur. Les rap-ports de force sont de plus en plus économiques voire culturels. Discrète, parfoismasquée par la paix entre alliés, la guerre économique y fait rage. Les morts decette « compétition » sont les entreprises et les emplois. Ses méthodes sont la désta-bilisation, l’atteinte à la réputation ou encore l’espionnage. Dans cette guerre del’information les protagonistes revendiquent rarement leurs actes. Le décryptage deleurs stratégies est donc délicat et nécessite des outils. C’est pourquoi l’École deguerre économique étudie le concept de territoire informationnel.

L’information, véritable enjeu du monde numérique

Le cyberespace est difficile à appréhender et donc à définir. Il est à la foisde nature matérielle, logicielle et informationnelle (cf. O. Kempf). Il est aussiun « champ de confrontation à part entière » (cf. LBDSN). Le cyberespace peutêtre défini techniquement « Espace de communication constitué par l’intercon-nexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numé-riques » (cf. P. Wolf et L. Vallée) puisque les ordinateurs, téléphones, réseaux etobjets connectés en sont la partie visible. Il est ainsi le prolongement numériquede l’espace physique. Cependant, il est aussi possible de mettre l’accent sur soncontenu. C’est ce que font les Russes en nommant le cyberespace « espace infor-mationnel ».

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Au-delà de ces questions, le vocabulaire associé au monde numérique estsouvent trompeur. Le cyberespace est souvent qualifié de « monde virtuel ».Pourtant les matériels, logiciels et informations qu’il contient sont bien réels. Cetabus de langage peut déresponsabiliser, à l’image du comportement dans unjeu vidéo. Aussi, les termes « surfer » et « naviguer » sont couramment utilisés.Pourtant, les internautes reçoivent des informations à la demande. Cette illusionde déplacement et de liberté rend les usagers moins vigilants. Ils livrent alors d’eux-mêmes des informations personnelles qu’ils auraient autrement conservées.

Véritable ressource dans le cyberespace, le contenu informationnel estmaintenant l’enjeu de luttes acharnées et souvent invisibles. En effet, l’informationest source de pouvoir. D’une part, son exploitation produit la connaissance néces-saire à la prise de décision politique, économique ou militaire. D’autre part, lestechnologies de l’information sont au cœur de l’action car elles sont nécessaires àpresque toutes les activités. Les « moyens » que sont les réseaux et les logiciels nepeuvent donc pas se substituer aux « fins » qui sont les informations.

Comprendre par les territoires informationnels

Le concept de territoire informationnel ouvre la voie à l’analyse du contenudu cyberespace au moyen de la géopolitique. En premier lieu, le monde numériquene se développe pas isolément du monde physique. Les mêmes acteurs y sont pré-sents. Les réseaux nécessitent espace et énergie. Les informations y circulant sontpensées par les hommes. En second lieu, en géopolitique, « pouvoir et territoireforment un couple inséparable » (cf. P. Gourdin). C’est cette relation qui fonde lesterritoires informationnels puisqu’ils sont constitués par les informations contrô-lées par les différents acteurs.

Plus précisément, les informations contenues dans les territoires informa-tionnels sont très variées, elles en forment le « relief ». En effet, elles ont trait à dif-férents domaines comme la politique, l’économie, la culture, la défense ou les tech-nologies. En outre, la langue utilisée constitue une barrière naturelle qui corres-pond aux populations et aux territoires qu’elles occupent. Ainsi, en dépit des outilsde traduction, les différents contenus accessibles ne sont pas pleinement compré-hensibles par tous. Ne serait-ce que pour cela, parler d’Internet russe ou chinois aun sens.

Le contrôle d’un territoire informationnel va, quant à lui, de la création àla suppression, en passant par la diffusion et la modification des informations. Plusgénéralement, ce contrôle suppose une gestion de l’accès aux différentes informa-tions. Ainsi, certains contenus sont placés dans des « zones réservées ». C’est le casdes données bancaires ou des informations relevant du secret de la défense natio-nale. En revanche, d’autres informations sont laissées en libre accès. C’est le cas desdonnées ouvertes ou « open data », et du contenu des sites de communication versle public.

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Changer d’angle de vue

Face à l’émergence du nébuleux « Cloud » et à la dissémination des infor-mations sur de multiples supports, le territoire informationnel restaure une unitéde contenu. Il recentre la réflexion sur les acteurs et leurs relations. Il rappelle que,si le monde numérique possède ses règles, il reste créé par et pour des hommes.

La notion de territoire informationnel offre aussi une nouvelle descriptiondes événements du monde numérique. L’espionnage industriel est faisable parintrusion dans le territoire informationnel d’un concurrent. Une attaque informa-tique par déni de service (1) permet de bouter un adversaire hors d’une partie de sonterritoire informationnel. Une opération d’information sur des réseaux sociauxpermet de contrer la progression d’un ennemi dans le territoire informationneld’un public ciblé.

La délimitation des territoires informationnels nécessite cependant unenouvelle approche. En effet, le cyberespace est souvent présenté comme le théâtred’un « affaiblissement de la notion de frontière » (cf. LBDSN). Pourtant, qu’est unefrontière sinon une zone de flux, d’échanges, contrôlée par un acteur ? Ainsi, lecyberespace ne détruit pas les frontières, il les déplace. La principale différence estque chaque internaute est en relation quasi directe avec le reste du monde. Chacunpeut donc devenir acteur ou victime d’un conflit informationnel. Comme l’écri-vait Charles Péguy, « nous sommes tous aujourd’hui placés à la brèche. Noussommes tous à la frontière, la frontière est partout. La guerre est partout, brisée,morcelée en mille morceaux, émiettée ; nous sommes tous placés aux portes duroyaume ». Tout l’enjeu est donc de maîtriser ce « glissement territorial » dans lecyberespace.

De la cybersécurité à la cyberstratégie

Les États-Unis, la Russie, la Chine ou encore Israël développent des capaci-tés d’action dans le cyberespace. Mais, au-delà des moyens, ces pays ont développéune stratégie globale, mêlant les intérêts civils et militaires. Quelles que soient lesalliances, ces pays sont tous des concurrents économiques. Communication insti-tutionnelle, actions commerciales et d’influence voire manœuvres de désinforma-tion sont leurs outils. Ils savent donc se positionner dans les territoires informa-tionnels du cyberespace pour y faire triompher leurs intérêts. Plus récemment,l’attaque informatique essuyée par Sony le 24 novembre 2014 semble confirmerl’émergence de la Corée du Nord.

En France, les acteurs publics se sont saisis de la question. La stratégienationale de cyberdéfense et de cybersécurité a été publiée par l’Agence nationale

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(1) Une attaque en déni de service permet d’interdire l’utilisation d’une machine ou d’un service sur un serveur infor-matique. Elle peut se faire par saturation.

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de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) en 2011. Elle a en particulierpour objectif d’assurer la sécurité dans le cyberespace. Elle cible cependant en prio-rité les territoires informationnels de l’État et des infrastructures d’importance vitale.En outre, dans le domaine de l’intelligence économique, le dispositif national a étérénové et placé sous la responsabilité du Premier ministre (2).

Pourtant, dans un contexte de guerre économique et de guerre de l’infor-mation, ces initiatives risquent d’être insuffisantes. En effet, la conquête des terri-toires informationnels touche l’ensemble du tissu économique de la Nation. Lapréservation de quelques secteurs tels que la défense, le nucléaire, les transports ouencore l’énergie n’est plus suffisante. De surcroît, sur les territoires information-nels, l’attaquant est avantagé, surtout quand il peut agir masqué. Face à ce constat,une approche seulement défensive est vouée à l’échec.

Une approche plus large, celle d’une « cyberstratégie nationale » est doncdevenue indispensable. Elle repose sur le développement de synergies entre État etentreprises. D’une part, les capacités de renseignement et d’action de la Défense etdu réseau diplomatique sont susceptibles d’aider les entreprises à se développer.D’autre part, ces dernières doivent être en mesure de fournir des produits et ser-vices indispensables à l’action étatique dans le cyberespace. Enfin, l’État, à la foisinvestisseur et régulateur, doit être stratège et non pas attentiste. En effet, la stra-tégie d’investissement des marchés n’est pas celle de la Nation, surtout lorsque desactionnaires étrangers sont parties prenantes.

La souveraineté numérique comme levier de puissance

Les enjeux de puissance des États se jouent aussi dans le cyberespace.Certaines problématiques, comme celle du pouvoir des normes de l’Internet, sontbien connues. En revanche, les affrontements informationnels et leur place dans lesconflits sont encore mal compris en France (cf. C. Harbulot).

Dans ce contexte, la souveraineté des États sur leurs territoires informa-tionnels est aussi battue en brèche par les nouvelles sociétés de l’Internet. Google,Apple, Facebook et Amazon, sociétés de droit américain, sont devenues de véri-tables puissances. Elles ont pris pied dans les territoires informationnels de nom-breux citoyens. Selon l’expression inventée par Pierre Bellanger, dorénavant la« souveraineté numérique » est à restaurer.

Face à cela, l’Union européenne manque de vision stratégique (cf. H. Gaymardet A. Lemaire). De plus, trop peu de produits français et de confiance permettentde sécuriser les territoires informationnels des entreprises et des citoyens. Ainsi, lasortie de l’antivirus français « Uhuru » sera une étape louable.

(2) Compte rendu du Conseil des ministres du 29 mai 2013.

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En particulier, l’information est l’un des principaux facteurs de la crois-sance économique de demain. C’est pourquoi le cyberespace offre de multiplesopportunités. Pour y devenir une puissance, la France ne doit pas céder au « syn-drome du petit » : que peut faire la France, seule, avec ses 66 millions d’habitantset avec des ressources naturelles limitées ? L’histoire a montré qu’elle pouvait fairebeaucoup, à condition qu’elle le veuille. Ainsi, dans le cyberespace, le laisser-fairene fera que la part belle aux plus forts. Les territoires informationnels sont l’unedes cases du « grand échiquier » (cf. Zbigniew Brzezinski). La France saura-t-elle yplacer ses pions ?

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ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Olivier Kempf : Introduction à la Cyberstratégie ; Économica, Paris, 2012.Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ; La documentation Française, Paris, 2013.Philippe Wolf et Luc Vallée : Cyber-conflits, quelques clés de compréhension ; CNRS Éditions, rapport 2011 INHESJ-ONDRP, Paris, 2011.Patrice Gourdin : Géopolitiques ; Choiseul, Paris, 2010.Christian Harbulot : « La face cachée de la guerre de l’information », Revue Défense Nationale, n° 769, avril 2014.Hervé Gaymard et Axelle Lemaire : « La stratégie numérique de l’Union européenne », Commission des affaires euro-péennes de l’Assemblée nationale, rapport d’information n° 1409, partie II, Paris, 8 octobre 2013 (www.assemblee-nationale.fr).Zbigniew Brzezinski : Le grand échiquier - L’Amérique et le reste du monde ; Bayard, 1997.

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Bien plus que la seule conscriptionau cœur du système de défensesuisse

Officier de l’armée suisse, lieutenant-colonel d’état-major, instructeur auprèsdes écoles de recrue d’infanterie et de l’école de formation pour futurs chefsde section et commandants de compagnie, a conduit le bataillon d’infante-rie service long 142. Stagiaire de la 22e promotion de l’École de Guerre(« Maréchal Leclerc »).

Gian Domenico Curiale

Aujourd’hui l’armée suisse se voit contrainte de baisser ses effectifs et deréformer ses structures datant de 2004, en raison de l’évolution de la menaceet de la pression financière sur le budget de la défense qui n’épargnent pas

la Suisse. Cependant, elle ne touchera pas à la caractéristique principale de son sys-tème de conscription qui fait toute sa force.

En effet, chaque citoyen suisse est astreint au service militaire. Il se composed’une formation initiale de base et d’une période d’exercice annuelle, appelée coursde répétition, pendant laquelle le militaire s’entraîne avec son unité. Cela garantitdes soldats compétents et entraînés, une disponibilité élevée des troupes ainsiqu’un lien armée-nation inscrit dans la durée. Même si l’obligation de servir ne faitplus débat en Suisse (1), les cours de répétition font souvent l’objet de critiques.

Car s’absenter de son travail pour effectuer le cours de répétition et les for-mations militaires d’avancement est vécu comme une contrainte par l’employeur.Afin d’harmoniser obligations militaires, exigences professionnelles et calendrieruniversitaire, l’armée a proposé d’écourter la durée de certaines formations. En2017, la formation de base passera de vingt et une à dix-huit semaines et les négo-ciations pour réduire les cours de répétition de trois à deux semaines sont en cours.Cela est le prix à payer pour sauvegarder ce modèle vertueux.

Le déploiement de soldats sur le territoire national récemment survenu enFrance et en Belgique suite aux actes terroristes de ce début d’année nous a mon-tré le bien-fondé de disposer de troupes prêtes à être déployées. Grâce aux cours derépétition, la Confédération suisse dispose constamment d’unités en service et si lasituation l’exige, elle peut mobiliser davantage de forces dont l’état de préparationest garanti par les cours de répétition annuels. Quant à la disponibilité du matérielmilitaire, elle est assurée par l’obligation qu’a le citoyen suisse de conserver une

(1) Le 22 septembre 2013 le peuple suisse a repoussé à 73,2 % une initiative populaire visant à abroger l’obligation deservir.

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partie de l’équipement, dont l’arme personnelle, à domicile. Les cantons suisses,dépourvus de moyens organiques de réserve, font régulièrement appel à l’arméelors de situations extraordinaires (conférences internationales, événements sportifsmajeurs ou catastrophes naturelles). Ces besoins, planifiés ou inopinés, sont sou-vent palliés avec les troupes en service pour leur cours de répétition. De ce fait, lesengagements de l’armée exercent régulièrement les capacités de coopération avecles cantons et resserrent les liens entre armées, institutions étatiques et citoyens.

Le service militaire obligatoire joue un rôle central dans la société suisse.C’est l’expression la plus tangible de la volonté de partager une communauté dedestin. En effet, elle favorise l’échange entre les classes sociales et contribue au par-tage de valeurs communes. C’est souvent lors du service militaire que les jeunesprennent pleine conscience de la dimension multiculturelle et linguistique de leurpays.

Mais, c’est grâce aux cours de répétition que le lien armée-nation est ren-forcé et s’inscrit dans la durée. En effet, les soldats du rang effectuent leurs coursde répétition pendant six à sept ans suivant l’instruction de base. Cette période seprolonge pour les sous-officiers et officiers en fonction du grade atteint. Pendantces années, le citoyen sert de trait d’union entre l’armée et la société. L’armée est,de ce fait, mieux soutenue par la population qui en connaît ses rouages et ses enga-gements en faveur de sa sécurité.

L’échange de compétences entre le milieu civil et militaire se fait dans lesdeux sens et est profitable aux deux parties. Au-delà des compétences techniques,où le savoir-faire commun est incontestable sur le terrain, l’échange de compétenceest d’autant plus intéressant dans les états-majors des grandes unités. En effet,l’expertise des officiers occupant des postes à responsabilité dans leurs domainescivils enrichit particulièrement l’institution militaire. La cohabitation dans lesétats-majors entre officiers de carrière et officiers « réservistes » est donc encoura-gée par le commandement de l’armée. En contrepartie, l’armée rend sur le marchédu travail des jeunes cadres qui peuvent mettre en avant, non seulement une for-mation, mais aussi une expérience pratique du commandement. Si conduire uneformation au combat ou une équipe de projet n’est pas exactement pareil, les fon-dements demeurent communs.

Cette réalité était une évidence jusque dans les années 1990 ; aujourd’hui,pour diverses raisons (2), cela demande un effort d’information et de persuasionauprès des employeurs. De ce fait, divers partenariats entre armées, hautes écoleset associations, ont vu le jour ces dernières années pour la certification et la recon-naissance de la formation militaire.

(2) Augmentation d’entreprises et dirigeants étrangers sur le marché suisse ; changement de culture de la gestion desentreprises ; perte d’attrait envers l’armée en recherche d’identité au lendemain de la chute du mur de Berlin ; crise éco-nomique ; mondialisation ; individualisme croissant de la société ; etc.

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Malheureusement les employeurs et les artisans, soumis à la dure réalité dumarché, ne voient pas toujours les avantages de ce système. Certaines entreprisesont tendance à oublier que l’environnement sécurisé que propose la Suisse est lefruit d’une politique globale. Il est probable que ce système de défense, avec sescours de répétition, y contribue bien plus que ce que certains veulent bien l’admettre.Au-delà de la durée du cours de répétition qui sera retenu, une entente avec lepatronat est fondamentale. En effet, la disponibilité sur le marché du travail de per-sonnel non astreint au service (3) pourrait porter préjudice au citoyen-soldat enquête de travail et faire basculer l’acceptation des cours de répétition de la part dela population.

Ce n’est pas la conscription seule qui rend le peuple suisse attaché à sonarmée et à ses institutions, mais les cours de répétition, car ce système répétitif per-met de consolider l’adhésion populaire. Le citoyen saura d’autant plus apprécier lesavantages tels que des soldats compétents et des troupes disponibles au service dela sécurité.

(3) On compte parmi les non-astreints au service les étrangers (23,8 % de la population et 280 000 travailleurs fronta-liers) et les jeunes suisses inaptes au service (35,3 %).

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La Bundeswehr est-elleà mettre à la casse ?

Étudiant à l’Institut d’études politiques de Paris et réserviste.Tancrède Wattelle

Cette interrogation a été posée fin septembre 2014 par le quotidien Bild,magazine populaire ayant la plus forte diffusion d’Europe occidentale. Eneffet, plusieurs polémiques ont éclaté depuis 2013 sur l’état de la défense

allemande (1), insuffisamment entretenue et sujette à une répugnance pour lerecours à la force, ce qui explique le format de la contribution allemande à la coa-lition contre Daech : formation et livraisons d’armes. Quand le Danemark, lesPays-Bas ou encore le Maroc envoyaient leurs avions bombarder des cibles terro-ristes, l’Allemagne passait son tour.

Les milieux pacifistes mettent en avant la priorité défensive (Wehr) de cettearmée qui n’était pas censée renaître : la remilitarisation de l’Allemagne souhaitéepar les États-Unis fut la source d’un conflit politique crucial. Porteuse d’un héritagefait de crimes de guerre innommables, pouvait-on ressusciter l’armée allemande ?Après l’échec de la CED (2), notre voisin essaya de créer une armée éthiquementirréprochable, aux missions bien déterminées et surtout étroitement contrôlée parle pouvoir législatif.

C’est cet héritage historique lourd fait d’un climat de méfiance, associé àdes faillites internes, qui mettent la Bundeswehr face à ses contradictions. Des pres-sions internationales ont vu le jour, demandant que l’Allemagne tienne enfin sonrang de grande puissance de la défense. L’armée allemande peut-elle réussir à seréformer et à devenir un partenaire sécuritaire crédible à jeu égal avec ses alliés tra-ditionnels ? Alors qu’elle présente un budget à l’équilibre pour la première foisdepuis 1969, l’Allemagne est-elle prête à consentir un effort financier et institu-tionnel pour muter vers une défense du XXIe siècle prête à prendre en main les dif-férentes problématiques sécuritaires ? Notre cousin germain doit d’abord faire faceà ces défis aux multiples facettes avant de pouvoir aborder de nouveaux challenges,à commencer par la question d’une défense européenne, l’un des grands leitmotivsde la pensée géostratégique allemande avec l’Otan.

(1) État de la Bundeswehr en septembre 2014 (181 099 militaires) : armée de terre : 61 449 hommes ; armée de l’Air :29 968 hommes ; marine : 15 715 hommes ; services de santé : 19 508 hommes ; logistique : 42 905 hommes.(2) Communauté européenne de défense, enterrée par la France en 1954.

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Les entraves au déploiement de la Bundeswehr :problèmes internes et pacifisme institutionnel

Nos collègues allemands ont été confrontés récemment à de nombreuxdéboires. Grâce au rapport du commissaire parlementaire aux armées daté de jan-vier 2014, nous apprenons ainsi que « dans de nombreux domaines, le point de rup-ture est atteint, dans de nombreux cas même dépassé ». Puis, Helmut Könighaus,titulaire du poste, décida de taper un grand coup sur la table : « Les missions exté-rieures de la Bundeswehr ne sont plus compatibles avec l’état actuel du matériel ».À ce cri d’alerte visant le manque de crédits pour le maintien en condition opéra-tionnelle des équipements, il a ajouté une liste comparant le statut du matériel del’armée. Sur 109 chasseurs Typhoon en parc, seuls 42 sont opérationnels. Sur 83hélicoptères CH-53, seuls 16 sont en état de décoller (3). Notre voisin a même tou-ché le fond lorsqu’il a dû interdire de vol l’ensemble de ses hélicoptères Sea Lynx etNH-90, puis lorsqu’il a immobilisé ses chasseurs de mine. En guise d’explication,l’Otan avance que l’Allemagne ne dépense que 1,3 % de son PIB pour la défensealors qu’un taux minimal de 2 % est normalement requis. Néanmoins, il ne s’agitque de la partie visible de l’iceberg. Tout d’abord, l’outil militaire outre-Rhinsouffre d’un manque d’attractivité criant. Chaque année, ce sont 7 000 postes quine sont pas pourvus, allant de pair avec un taux de dénonciation des contrats trèsélevé. Ce problème a pour conséquence une pyramide des âges où dominent lesclasses proches de la retraite alors que le besoin en jeunes recrues se fait cruellementressentir d’année en année.

En plus de ses problèmes structurels, la Bundeswehr doit faire face à uncadre juridique très strict qui l’empêche d’être déployée et de se mettre pleinementau service de la Nation. En effet, la Loi fondamentale de 1949 consacre l’imaged’une armée défensive, sur l’exemple de son article 26 (4). Le contrôle du parlemen-taire est aussi très prégnant afin d’éviter toute dérive de l’exécutif. Ainsi, en plus denécessiter l’autorisation du Bundestag (Parlement allemand) pour être déployée (5),la défense allemande est étroitement contrôlée par la Commission parlementaireéponyme, qui peut se constituer en Commission d’enquête, ainsi que par lecommissaire parlementaire aux armées. Par ailleurs, toute réforme du statut actuelpasse par le Bundesverfassungsgesetz (6), qui a permis seulement le 12 juillet 1994 ledéploiement de la Bundeswehr dans le cadre d’une mission de l’ONU. De même,le 17 août 2012, elle a enfin été autorisée à participer à des missions sur le terri-toire national en cas de menace terroriste précise. À ce jour, il reste impensablequ’un programme de type Vigipirate soit mis en place en Allemagne.

(3) Cf. annexe 2.(4) L’Allemagne est interdite de toutes préparations « en vue de préparer une guerre d’agression ».(5) Article 87B de la Loi fondamentale.(6) Homologue de notre Conseil constitutionnel, il siège à Karlsruhe (Baden-Würtemberg).

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Néanmoins, ce pacifisme n’est pas seulement institutionnel, il incarne aussil’opinion de nombreux Allemands. Probablement choqués par le massacre deKunduz (7), ils étaient ainsi 88 % à refuser une intervention en Libye, 71 % au Mali.Selon les derniers sondages, seuls 30 % des Allemands sont favorables à un engage-ment dans les régions en crise. Relayé par de nombreux députés, responsables asso-ciatifs et religieux de tous bords, ce discours populaire aux influences non-violentessemble être majoritaire outre-Rhin, d’où une diplomatie considérant le recours à laforce comme inacceptable. Enfin, l’inaction des forces armées explique partiellementleur problème de recrutement. Le premier défi consiste donc à respecter l’opinionpopulaire tout en œuvrant pour remettre la Bundeswehr au niveau de ses partenaires.

Une armée respectable qui s’appuie sur une industriede défense performante

Constituée de 545 000 militaires en 1990, la Bundeswehr a subi le contre-coup de la fin de la guerre froide et a dû adapter ses effectifs aux nouveaux enjeuxde défense la concernant. Aujourd’hui, le ministère de la Défense emploie environ181 000 militaires et 70 000 civils après être passé par une réforme aussi nécessairequ’ambitieuse qui s’est traduite en 2011 par la suppression de 35 000 postes demilitaires et 20 000 postes de civils. Il s’agissait de refondre la Bundeswehr selon lesnouvelles velléités diplomatiques du pays, mais aussi de faire des économies dans uncontexte économique morose. Note positive, ce plan s’est aussi traduit par l’augmen-tation du contingent immédiatement déployable, de 7 000 à 10 000 hommes. D’unequalité reconnue, le personnel de l’armée allemande peut compter sur de nom-breuses écoles d’application et de spécialisation, en particulier son service de santédes armées réputé très performant. Son encadrement s’est rôdé dans les collèges dedéfense de l’Otan ainsi qu’aux États-Unis pour devenir indispensable à la fois ausein du dispositif de l’Otan, mais aussi à la tête de missions de maintien de la paixmultinationales – Kosovo Force (KFOR), Force intérimaire des Nations unies auLiban (Finul). Le meilleur exemple de cette excellence à l’allemande est la nomi-nation du général allemand Markus Laubenthal au poste de chef d’état-major del’US Army Europe (USAEUR) (8). Depuis ses interventions en ex-Yougoslavie etau Liban, la Bundeswehr a été déployée massivement en Afghanistan, comptantjusqu’à 5 000 hommes au sein de l’International Security Assistance Force (ISAF).Actuellement, ce sont quelque 2 500 soldats allemands qui sont déployés en opé-rations extérieures, dont 900 en formation de l’armée afghane. Plus de 750 hommessont encore au Kosovo, de même que 120 Casques bleus au Liban. De plus,l’Allemagne participe aux missions civiles et militaires de l’UE et contribue à la

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(7) Le 4 septembre 2009, à sept kilomètres de la ville de Kunduz dans le Nord de l’Afghanistan, suite à de fausses infor-mations émanant d’un officier allemand, un bombardement américain visant deux camions d’essence pris par des talibanfit 142 morts dont plus de 100 civils. Cet événement eut un énorme retentissement médiatique en Allemagne, condui-sant à la démission du chef d’état-major des armées.(8) Premier non-américain nommé à ce poste, le général Laubenthal a aussi été chef d’état-major du commandementNord de l’ISAF (RC North).

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coalition contre Daech : plus de 250 hommes affectés en Turquie et en Irak à la for-mation de nouvelles recrues et à la livraison d’armes.

Par ailleurs, l’industrie d’armement allemande constitue un atout nonnégligeable : bien que le secteur ait souffert de la fin de la guerre froide, il emploienéanmoins plus de 100 000 personnes à l’heure actuelle en Allemagne et reste trèscompétitif sur le marché mondial puisque les exportations d’armement ont bondide 24 % en 2013 pour atteindre 5,85 milliards d’euros. L’industrie allemandes’appuie sur une base industrielle et technologique de la défense puissante, pour-voyeuse d’équipements militaires de qualité : Rheinmetall, ThyssenKrupp AG,Krauss-Maffei sont des entreprises d’armement reconnues. Récemment, elles ontainsi réalisé des opérations remarquables comme la vente de 980 chars Fuchs 2 àl’Algérie, de 62 Leopard 2 au Qatar ainsi que des sous-marins à Israël. À ce titre, ladéfense allemande peut compter sur du matériel d’une excellente qualité : A400M(premier appareil livré au printemps 2015) et Eurofighter Typhoon pour la Luftwaffe,système antimissiles SysFla (en cours de développement), hélicoptères Tigre etNH-90 TTH, Zetros 1833A GTF, Leopard 2, Puma, Dingo, Wiesel 2 ou Boxer pourle Heer, frégates de classe Bremen, Brandenburg ou Sachsen, corvettes de classeBraunschweig ou encore sous-marin de classe Dolphin pour la Deutsche Marine.

L’armée allemande possède donc de solides atouts, elle s’est aguerrie dansdes cadres multinationaux et peut compter sur les innovations de son industried’armement pour garder un niveau acceptable eu égard à son rang.

Entre prise de responsabilité et défense européenne,quel avenir pour la défense allemande ?

Actuellement, des signes encourageants viennent confirmer que la défenseallemande est à un tournant dans sa volonté de corriger ses fautes structurelles etd’affirmer son assise internationale. Cet effort est avant tout financier et commenceavec un budget à la hauteur des ambitions réformatrices : le budget allemand dela défense a ainsi augmenté de 7 % en quatre ans pour s’établir à 32,25 milliardsd’euros, quand celui de la France diminuait sur la même période de 2,5 % pouratteindre 31,4 milliards (2014). De même, la modernisation de la Deutsche Marineest le meilleur exemple de la prise de conscience du gouvernement allemand : sontprévus 2 nouveaux sous-marins de classe 212A, 4 frégates de classe 125, 18 héli-coptères Sea Lion, 2 Joint Support Ships, 2 ravitailleurs ou encore 6 navires decombat multimissions de classe 180.

En plus d’améliorer son outil militaire, la ministre de la Défense Ursula vonder Leyen a lancé un plan, pour rendre l’armée allemande plus attirante, nommé« Bundeswehr in Führung : Aktiv, Attraktiv, Anders » (9). Il est doté de 100 millionsd’euros et fait ressortir les avantages de la carrière militaire pour tous les jeunes

(9) « Bundeswehr en tête : actif, attractif, différent ».

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Allemands sans discrimination. De plus, elle a récemment lancé les travaux prépa-ratoires à la rédaction d’un Livre blanc prévu pour 2016 et a appelé à lever lestabous autour de l’armée. En parallèle, la ministre s’investit aux côtés de son col-lègue des Affaires étrangères et du président de la République pour demander quel’Allemagne prenne ses responsabilités à l’international. Cela pourrait se traduirepar une contribution accrue aux opérations de maintien de la paix basée sur sacaractéristique principale : une armée professionnelle véritablement éthique etresponsable. Puis, sur le modèle britannique de la Defence Engagement Strategy,l’Allemagne pourrait développer des coopérations militaires fortes, notamment enEurope orientale, ce qui lui permettrait à la fois de pouvoir mieux appréhender lesproblématiques locales, mais aussi d’ajouter l’aspect militaire à une diplomatieculturelle et économique développée. Enfin, il serait judicieux de clarifier demanière permanente la position de l’Allemagne sur la question des exportationsd’armement, sujet de polémique et de malaise outre-Rhin.

Pionnier de la défense européenne, notre voisin l’a été grâce à plusieurs pro-jets : participation aux missions militaires de l’UE (EUFor Althéa, EUTM Mali,EUFor RDC), mais aussi à des corps européens aux formats différents (Brigadefranco-allemande, Eurocorps, 1er corps germano-néerlandais). Enfin, la création dugroupe EADS montre la réussite d’une entreprise européenne de l’aéronautique etde l’armement, à méditer dans le cadre du rapprochement KMW-Nexter et d’uneindustrie de défense européenne. La construction d’une défense européenne peutaller de pair avec un dispositif Otan, à l’image de celui proposé en 2014 par notrevoisin : le framework nation concept met ainsi en place un regroupement de paysautour d’une nation cadre pour faire face à des menaces localisées géographique-ment. L’Allemagne devrait proposer une solution alternative viable à l’Europe de ladéfense bancale, basée sur l’axe franco-allemand, qui pourrait commencer par lamise en place de critères constitutionnels communs de déploiement de troupes enopérations extérieures. Ainsi, les spécificités nationales pourraient être laissées decôté au profit d’une norme européenne claire et unanimement adoptée. Dès lors,l’UE pourra constituer un bloc solidaire qui saura défendre ses valeurs. La Francedevrait profiter de son partenariat privilégié et de son expérience internationalepour accompagner cette montée en puissance de son voisin. Elle y a tout à gagner,d’une nouvelle stature au renforcement d’un axe franco-allemand primordial.

Alors que la menace semblait désormais se concentrer dans le Sud, la criseukrainienne nous a surpris et nous a démontré l’importance d’une Europe de ladéfense soudée. Ce but, il est possible de l’atteindre en résolvant le problème deconscience allemand : l’Allemagne a le devoir en tant que nation puissante deprendre plus de poids tant au niveau européen qu’international. En améliorant sonoutil militaire et en le mettant au service de sa Nation, de l’Union européenne etde l’Otan, l’Allemagne ne trahit pas la mémoire d’un pays coupable, elle prend sarevanche et affirme au contraire qu’une troisième voie est possible, au service d’unidéal européen, démocratique et profondément humaniste.

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ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIEMichel Drain : « L’engagement de la Bundeswehr en Afghanistan », Note du Cerfa, 118, décembre 2014(www.ifri.org/).Caroline Meledo : « Le processus de normalisation de la politique étrangère de l’Allemagne unifiée : l’exemple del’intervention militaire au Liban », Allemagne d’aujourd’hui, 7 septembre 2007.Caroline Thomas : Bundeswehr und Grundgesetz : zur neuen Rolle der militärischen Intervention in der Aussenpolitik ;Haag und Herchen, 1990.Corine Defrance, Françoise Knopper, Anne-Marie Saint-Gilles : Pouvoir civil, pouvoir militaire en Allemagne : aspectspolitiques, sociaux et culturels ; Septentrion, 2013.Thomas Bauer : « La stratégie de sécurité et de défense allemande : tendance et défis actuels », Annuaire français desrelations internationales, 2008.Gerhard Schroeder : « Politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne et réforme de la Bundeswehr », RDN, juin 2002.Claudia Major : « La France, l’Allemagne et la défense européenne », Visions franco-allemandes, janvier 2013.Olivier Schmitt : La RFA et la politique européenne de sécurité et de défense ; L’Harmattan, 2009.Caroline Hertling : « Le désamour franco-allemand et l’Europe de la défense », Revue Internationale et Stratégique,n° 93, 2014.Marcel Dickow, Olivier De France, Hilmar Linnenkamp, Jean-Pierre Maulny : “French and German Defence: theopportunities of transformation”, Iris Notes, mars 2015.

Annexe 1 - Déploiementde la Bundeswehren janvier 2015

Annexe 2 - État opérationneldu matériel

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Hobbes n’a pas dit son dernier mot

Professeur, Université catholique de Louvain.

Doctorante, Université catholique de Louvain.

Tanguy Struye de Swielande

Dorothée Vandamme

Voici près de vingt-cinq ans, la disparition de la rivalité Est-Ouest, laissaitprésager l’imminence d’un monde fondé sur une idéologie communes’appuyant sur la démocratie, le libéralisme économique, l’État de droit, les

élections libres et le respect des droits de l’Homme. L’occidentalo-centrisme, revi-goré par la chute de l’URSS, a entraîné une vision téléologique des relations inter-nationales, dont la résultante a été, à l’inverse de la certitude des dirigeants occi-dentaux, un conflit entre les rôles perçus par les uns et les rôles nationaux réels desautres et donc une crispation idéologico-culturelle entre les nations.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Si l’essentialisme de Huntington nous a laissé penser pendant un temps quele monde était le théâtre d’un choc de civilisations, l’approche de Hall et Jacksondémontre bien le caractère relatif de cette notion de civilisation, dont les dimen-sions évolutive et relationnelle s’affirment de plus en plus. Tout comme la puis-sance, la civilisation et au-delà l’identité, sont des concepts reposant en grande par-tie sur les relations qu’entretiennent les acteurs entre eux, que ce soit au sein d’unmême groupe – le groupe référent – ou bien vis-à-vis d’un groupe extérieur. Eneffet, la civilisation est bien le résultat d’un construit idéologique et social,construit subjectif susceptible d’évoluer. Certes, l’identité demeure indispensabledans les relations internationales, en étant à la fois source de conflits et instrumentdu politique. Si la mondialisation a fait naître chez certains l’espoir d’une unité etd’un apaisement sur la scène politique mondiale, ses limites ont rapidement surgi.Ainsi, le différentiel de croissance et de développement, la confrontation des iden-tités et la recherche de sécurité ont-ils mené à des crispations socioculturelles frag-mentant non seulement les relations entre sociétés, mais également les sociétésen leur sein. La notion de civilisation prend alors une dimension différente etl’approche réifiée de blocs civilisationnels perd de sa pertinence. L’état actuel desconflits dans le monde démontre bien que les identités sont floues, vagues, évolu-tives, ils se situent à plusieurs niveaux et connaissent une mutation permanente.

Nous percevons ici les limites à étudier la civilisation comme un objet ayantune essence propre, plutôt que comme un ensemble de processus relationnels. Dèslors, l’idée sous-jacente sur laquelle se fonde le modèle libéral occidental – à savoir

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que la civilisation occidentale serait parvenue à un niveau de développement« supérieur », qu’elle aurait atteint un palier au-delà duquel les États ne se font plusla guerre et entretiennent des relations pacifiques et apaisées – serait remise en ques-tion dans son essence même. En effet, contrairement à ce que certains voudraientaffirmer, l’ordre libéral international ne s’est pas instauré en raison de sa supériori-té éthique et morale, mais a bien été imposé – certes de manière douce – par la vic-toire unilatérale des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, et s’inscrit dèslors dans une dynamique relationnelle d’autorité.

Un monde fragmenté

La structure actuelle du système international relève moins d’un déclin dela puissance absolue de l’Occident que d’une montée en puissance du « reste ». Lesprincipales puissances qui composent le système international ont cessé d’apparte-nir à un bloc civilisationnel unique, et relèvent de plusieurs entités socioculturelles,certes marquées par des histoires propres et des expériences singulières mais dontles natures respectives reposent, avant tout, sur des variables identitaires lâches,imprécises, dans tous les cas complexes, entraînant des conceptions de rôle natio-nal hétérogènes voire incompatibles. La dissonance cognitive qui provoque unfossé idéologico-culturel prend racine sur ce différentiel, générant des posturespolitiques, socio-économiques, doctrinales et stratégiques particulièrement bigar-rées. Sundeep Waslekar affirme, par exemple, que notre monde entre dans une« ère de fondamentalismes compétitifs » (age of competitive fundamentalisms). Il estaujourd’hui confronté à un repli identitaire et à une fragmentation culturelle toutà la fois intranationale, transnationale et supranationale auxquels il faut ajouter lesluttes classiques pour les matières premières, les sphères d’influence, la dominationdu système international, etc. Ce bouleversement mondial induit une forme decohabitation forcée, une « glocalisation » (cf. R. Coolsaet) source de tensions entrecivilisations, sociétés, communautés pré et postmodernes, tensions égalementcaractérisées par des asymétries entre les différents systèmes de valeurs, modes dereprésentations et intérêts. Il résulte de ces tendances une incertitude et une impré-visibilité dont les répercussions se ressentent à tous les niveaux. La résurgencerécente des diverses formes de nationalismes et d’extrémismes à travers la planèteest l’expression de cette évolution, les crises irakienne et ukrainienne en étant debeaux exemples.

Le champ des relations internationales devient plus complexe, plus diffuset plus difficile à cartographier que par le passé. Il investit désormais tous leschamps d’action possibles : culturel, social, politique, émotionnel, médiatique, etc.Nous assistons donc à un glissement de plus en plus visible des dominantes pure-ment politiques vers des dimensions politico-culturelles ou politico-émotionnelles.Dès lors, l’obstacle majeur auquel nous sommes actuellement confrontés résidedans notre incapacité à intégrer au cœur de nos analyses, réflexions et actes, lesréalités sociales, culturelles, comportementales, intellectuelles d’une multiplicité

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d’acteurs. Or, Bertrand Badie nous le rappelle : le poids de l’histoire peut peser surtout un peuple et sur la définition de la politique étrangère d’un État. Les événementsvécus comme des humiliations au cours de l’histoire sont bien plus qu’un « récit col-lectif », ils sont un « récit fondateur » dans lequel se combinent le statut des acteurs,l’usage du récit et la subjectivité construisant la perception. L’incompréhensiongénère le rejet, les catégorisations hermétiques, les simplifications à l’extrême.Chocs des cultures, des civilisations, des savoirs : l’incompréhension serait dès lorstotale. Pour J. Gernet, « oubliant volontiers que l’histoire de notre civilisation nousa façonnés, nous nous croyons naturellement aptes à juger de modes de pensée dif-férents des nôtres. Mais n’y trouvant pas ce qui nous est familier, nous les estimonsle plus souvent sans grand intérêt » (cf. P.-F. Souyri). Les prismes culturels freinentsouvent à aller au-delà des préjugés et à avoir, par conséquent, une approche hybridedes problématiques et des enjeux internationaux.

Homo homini lupus

De nos jours, le monde se caractérise plus par l’anarchie et le chaos que parun système s’appuyant sur la sécurité collective. La guerre est consubstantielle àl’être humain et demeure la continuité de la politique par d’autres moyens.Raymond Aron affirmait ainsi que « les relations internationales se déroulent àl’ombre de la guerre » ; l’histoire passée et plus récente ne cesse de nous le rappe-ler. La phrase du philosophe anglais Thomas Hobbes, « l’homme est un loup pourl’homme », reste de cette façon plus que jamais d’actualité. Dans ce réalisme empi-rique (cf. D. Boucher) enraciné dans une anthropologie pessimiste, la structureanarchique du système international et la nature humaine causent la nature intrin-sèquement conflictuelle des relations internationales. Dès lors, Edward H. Carrnous rappelle l’omniprésence et l’inéluctabilité de la puissance dans les relationsinterétatiques, entraînant le fait qu’un système international soit avant tout carac-térisé par la configuration du rapport des forces (cf. R. Aron). Face à ce constat, lesÉtats organisent des politiques étrangères basées sur leur intérêt national, lequel estbasé à la fois sur ledit rapport des forces et sur les idées et sentiments qui influen-cent les décideurs.

Ainsi, la puissance demeure le principe organisateur des relations interna-tionales, et toute ascension de puissances situées en dehors de la sphère occidentaleremet en question de facto le système international tel qu’instauré par l’Occident.Nous nous trouvons donc bien, aujourd’hui, dans un système international danslequel le principal vecteur d’échange et de dialogue est la puissance, qu’il s’agissede puissance douce, dure ou intelligente (soft power, hard power et smart power).Dès lors, la structure du système international dépend de la distribution de la puis-sance. La scène internationale actuelle n’est donc pas tant le théâtre d’une perte depuissance d’un État, mais davantage d’une montée en puissance et d’une affirma-tion d’autres puissances qui cherchent à gagner toujours plus d’influence dansl’arène politique mondiale. Face à ce leadership qui s’effrite, l’anarchie se réaffirme

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comme principe ordonnateur des relations internationales : in fine, le systèmeinternational est avant tout régi par des rapports de force entre les acteurs.

Le monde contemporain a plus en commun avec celui du début duXXe siècle qu’avec celui du « nouvel ordre mondial » décrété par le présidentGeorge H. W. Bush en 1992. En effet, entre les grandes puissances (confirmées etémergentes), le jeu des alliances et contre-alliances est engagé. Se dirige-t-on dèslors vers un système multipolaire plus ou moins stable, à l’image du modèle duCongrès de Vienne (1815) et du modèle bismarckien (1872) ou vers le pire des scé-narios, celui des guerres hégémoniques (1914) ?

Hobbes-Kant : 1-0

En conclusion, en ce début de siècle, les bouleversements qui affectent leséquilibres géostratégiques constituent un ensemble de défis importants pour lesprincipales puissances internationales, confrontées à la nécessaire redéfinition deleurs objectifs de politique étrangère, voire de leurs ambitions. Il est aujourd’huiutile de rappeler les propos tenus par Albert Camus lors de la remise de son PrixNobel en 1957 pour prendre la mesure des enjeux auxquels notre monde est désor-mais confronté : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La miennesait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elleconsiste à empêcher que le monde se défasse ». Les propos de l’intellectuel françaiscomportaient alors une double « déconstruction » de la réalité : la première est queles utopies fondatrices ont vécu, la seconde pose l’idée de la persistance d’un(dés)ordre naturel, anarchique, dont l’œuvre de rééquilibrage, loin de représenterune démission intellectuelle et politique, se révèle une tâche noble.

En définitive, le monde restera encore longtemps caractérisé par la confron-tation d’intérêts opposés. Ce monde anarchique n’empêchera toutefois pas les Étatsde nouer des alliances ou des partenariats stratégiques avec d’autres en fonction deleurs intérêts propres. Aussi la Realpolitik a-t-elle encore de beaux jours devant elleet la citation de Raymond Aron n’a rien perdu de sa pertinence : « Le choix en poli-tique n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable ».

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Martin Hall and Patrick Thaddeus Jackson (eds.) : “Civilizational Identity: The Production and Reproduction of‘Civilizations’”, International Relations, New York, Palgrave Macmillan, 2007.Sundeep Waslekar : An Inclusive World. In which the West, Islam and the Rest have a Stake ; Mumbai, StrategicForesight, 2007.Rik Coolsaet (eds.) : “Introduction”, Jihadi Terrorism and the Radicalisation Challenge in Europe ; Hampshire, AshgatePublishing Limited, 2008.Bertrand Badie : Le Temps des humiliés - Pathologie des relations internationales ; Paris, Odile Jacob, 2014.Pierre-François Souyri : « La modernité japonaise dans tous ses états », Le Débat, n° 153, janvier-février 2009.David Boucher : Political Theories of International Relations ; Oxford, Oxford University Press, 1998.Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations (8e édition) ; Paris, Calmann-Lévy, 2004.

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Réflexions sur l’évolutiondes pensées militairesdans l’antiquité chinoise

Officier de marine issu de la promotion 2002 de l’École navale de Dalian, il a commandéune canonnière avant de servir comme officier d’entraînement au profit du départementétat-major de la troupe 92674 (escadre Est de la Marine chinoise). Stagiaire de la 22e pro-motion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).

Zhimin Wang

La pensée militaire est un niveau de planification situé entre la stratégie natio-nale, plus large, et le niveau tactique des unités. Présentée en Occident sousle nom de « stratégie militaire », elle se présente comme un moyen commun

de réflexion sur les enjeux stratégiques, par une intellectualisation et une explicita-tion des pratiques des armées. Les pensées militaires anciennes chinoises se sontportées sur l’analyse et la compréhension rationnelle des problématiques rencon-trées lors des différents conflits, qu’il s’agisse de luttes de classes, d’ethnies, deguerres de clans ou d’affrontements de groupes politiques. C’est un héritage pré-cieux, véritable trésor de réflexion militaire légué à la Chine mais aussi au mondeentier.

Éclosion durant les dynasties Xia, Shang, Zhou de l’Ouest :du XXIe siècle av. J.-C. au VIIIe siècle av. J.-C

Retour à la dernière période de la « société primitive », époque où se sontproduites de nombreuses guerres tribales. Les populations ont commencé à réflé-chir sur les enjeux militaires des conflits. Les premières armées chinoises sont ainsiapparues dès la dynastie Xia (XXIe siècle av. J.-C.) au sein du premier état esclava-giste de l’histoire. Les gouvernants, chefs de provinces ou de comtés, s’appuyèrentsur les classes inférieures pour constituer des groupes armés forts et obéissants.L’armée est devenue une partie essentielle de la machine étatique : elle permet deprendre l’ascendant sur la tribu adverse.

Pourtant la première armée, dans la forme où on la considère aujourd’hui,a été formée par les Shang aux environs de 1570 av. J.-C. Le rôle des armées durantcette période était de mener des raids chez les tribus voisines pour leur disputer desressources, y compris des esclaves. L’appel à la guerre était précédé de rites divina-toires. Les soldats étaient le plus souvent recrutés parmi les différentes lignées duclan et parmi les personnes libres. C’est durant cette période qu’apparaît le char decombat, tiré par des chevaux et conduit par des officiers. Il dispose de deux grandesroues à rayons reliées par une barre axiale qui supporte une caisse carrée.

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Après la victoire des Zhou de l’Ouest sur les Shang, l’organisation de laguerre a changé. Des unités militaires ont d’ores et déjà été définies, ce qui permetun emploi très structuré : « Cinq personnes composent une Équipe, cinq Équipescomposent un Deux, quatre Deux composent un Soldat, cinq Soldats composentune Brigade, cinq Brigades composent une Division… » (Rites de Zhou). Enoutre, les armes en bronze étaient largement utilisées dans le domaine militaire. Lapensée militaire dépendait exclusivement du roi Zhou qui était en mesure de sou-lever une force militaire avec l’appui de ses vassaux, tandis que sa propre armée res-tait limitée pour faire face à des menaces graves. Elle était plus tournée vers ducourt terme que vers du long terme. Cependant, l’apparition de l’espionnage,notamment par la diplomatie, allait fertiliser la pensée militaire.

Les dynasties Xia, Shang et Zhou de l’Ouest, comptent de nombreusesbatailles célèbres, notamment la Bataille de Gan, la Bataille de Mingtiao, la Bataillede Muye, l’Expédition vers l’Est par le Duc de Zhou, etc. La formule opération-nelle est marquée par le combat d’infanterie et le combat de char, dans lesquels lesdeux parties s’affrontent généralement de front. La pensée militaire de cetteépoque, reflétée par des documentations antiques historiques inscrites sur descarapaces de tortues, des os de bovidés mais aussi sur des ustensiles en bronze,commence à germer.

C’est alors que les concepts de « mandat du Ciel », de « justicier » et de« protecteur du peuple » sont théorisés : ils deviennent immédiatement le point devue essentiel sur la guerre. Le « mandat du Ciel » a permis d’affirmer la légitimitédu lancement des campagnes. Le « justicier » et le « protecteur du peuple » ont per-mis à l’empereur de recruter une armée et d’assurer le soutien de sa population.L’idéologie de guerre dominante se caractérise par le rituel, la fidélité, l’humanitéet la droiture. De plus, dans les pratiques de guerre, plusieurs stratagèmes opéra-tionnels sont alors imaginés et mis au point, stratagèmes de base encore bienconnus aujourd’hui : préparer secrètement des forces pour attaquer par surprise,mener des reconnaissances, couper les ailes de l’ennemi, saisir l’instant, attaquer labase arrière stratégique, etc. En matière de commandement opérationnel, les sys-tèmes de communication sont mis au point pour améliorer la coordination entrel’avant-garde et le gros de l’armée, entre l’infanterie et la troupe de chars. Cela per-met d’organiser l’armée en formations tactiques : des instruments militaires déter-minants pour les Chinois. Pourtant la reconnaissance du rôle joué par cette époquesur les théories militaires reste limitée.

Maturité aux Périodes des Printemps et Automnes et des Royaumescombattants : du VIIIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle av. J.-C

La fréquence des guerres durant les périodes des Printemps et Automnes,et des Royaumes combattants est impressionnante : les sources historiques font étatde plus de 720 guerres interétatiques et de nombreux conflits civils sur 259 années

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des Printemps et Automnes, et plus de 460 guerres de grande envergure sur 242années des Royaumes combattants. Et cette liste est sans doute incomplète.Pendant longtemps, aucune des grandes puissances régionales n’est parvenue àexercer une hégémonie durable et à regrouper tous les États sous sa coupe, entraî-nant progressivement la Chine dans une phase de conflits de plus en plus aigus.

La situation s’est détériorée et la Chine à cette époque est entrée dans unepériode de divisions où les États et leurs vassaux se faisaient la guerre à tour de rôle.Les batailles devenaient plus complexes ; il s’agissait de gagner en subissant unminimum de pertes et en infligeant le plus important dommage possible à l’ennemi.Le système organisationnel de l’armée s’est développé, ce qui a abouti à la créationde différents corps : l’infanterie, la cavalerie, la « division des eaux », etc. Vers la finde cette période, les seigneurs commençaient à avoir une mainmise plus impor-tante sur leurs domaines. La conscription est devenue alors courante pour consti-tuer des armées nombreuses. Parallèlement, le recrutement de mercenaires restaactif, en particulier au niveau des administrations locales (préfectures et comtés).

Le stratagème a pris de l’essor : la Bataille de Yanling a vu l’utilisation desmouvements de flanc, la Bataille de Jifu a montré l’efficacité des leurres pour atti-rer les ennemis dans un piège préparé en retrait dans le territoire, la Bataille deChang Gou a illustré l’importance du moral des troupes. La plupart de cesméthodes ont été reprises plus tard dans Les 36 stratagèmes, traité chinois écrit aucours de la dynastie Ming, qui décrit les ruses et tactiques possibles pour l’empor-ter sur l’adversaire.

Plusieurs monographies célèbres de la pensée militaire ont été écrites à cetteépoque : L’Art de la guerre de Sun Zi (1), L’Art de la guerre de Wu Zi, La Méthode deSima, Les Six Arcanes du Grand-Duc, L’Art de la guerre de Wei Liao Zi. Elles iden-tifient trois principaux axes de progression pour le succès des armées.

Définir une théorie systématique de construction de l’armée. Pour mieuxl’administrer, celle-ci doit être régie par des règlements précis fixant son organisa-tion et son fonctionnement. Pour ce qui est de sa direction, Sun Zi souligne que legénéral de l’armée doit faire preuve d’intelligence, de fidélité, d’humanité, de bra-voure et de sévérité. Han Fei Zi propose que le général soit sélectionné parmi lescapitaines des unités de base possédant une grande expérience opérationnelle.L’entraînement des troupes doit également être encadré, il doit permettre deconstituer plusieurs forces de niveau de compétence homogène.

Établir une série d’idées directrices sur la guerre et les principes opération-nels. Les ouvrages militaires des Royaumes combattants, dont le plus fameux estL’Art de la guerre de Sun Zi, font de la planification des campagnes, de l’organisa-tion des troupes et de la logistique les éléments-clés de la victoire. Sun Zi écrit : « Sinous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes, nous ne devons

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(1) Sun Zi est généralement transcrit Sun Tzu en français.

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jamais perdre de vue la doctrine, le Ciel, la Terre, le général et la discipline ». Lastratégie militaire s’élargit, elle prend en compte l’économie, la gestion du temps,l’utilisation de l’espace géographique, la gestion du facteur humain, le leadership.Sun Zi va jusqu’à définir le principe de « vaincre sans combattre » par une bonnestratégie, c’est-à-dire une stratégie qui n’humilie pas l’adversaire mais l’amène àl’introspection pour reconnaître son infériorité avant de se soumettre sans trop depertes, voire sans action militaire. Grand-Duc, Sun Bin et Wu Zi ont, quant à eux,décrit les caractéristiques, la position et la fonction du cavalier dans la guerre decette époque. Ils ont résumé dix situations de succès, neuf d’échecs et dix de supé-riorité liées au bon usage de la cavalerie dans les combats. Cela leur permet de pro-poser des principes concrets sur l’utilisation de cette arme. Mozi a, quant à lui, étu-dié les méthodes de défense des villes : consolider les remparts et fossés, se doterdes armes et des appareils consacrés à la défense, anticiper suffisamment les ravi-taillements et faire des stocks, obtenir l’adhésion et le soutien des habitants, ainsique l’aide des voisins. Sa stratégie correspond à la pensée de défense active.

Poser les bases de la philosophie militaire antique. Sun Zi propose enfin detirer ses propres enseignements des conflits pour développer sa connaissance mili-taire : la divination ou l’invocation des divinités ne suffisent plus, l’étude est néces-saire. « Qui connaît l’autre et se connaît lui-même, peut livrer cent batailles sansjamais être en péril ». Il estime que la guerre peut être identifiée et anticipée. Laconnaissance des relations militaro-politique et militaro-économique doit doncêtre approfondie. Sun Zi invite les acteurs de la guerre à se consacrer à l’apprentis-sage des « lois de la guerre » qu’il considère comme essentielles pour la gagner. Ilsdoivent aussi étudier les guerres passées avec une vision plus large pour comprendreles différents phénomènes, parfois contradictoires, qui ont influencé les conflits :ils pourront ainsi les prendre en compte pour les futures confrontations.

Sur la période qui a précédé l’unification de la Chine par la dynastie Qin,la pensée stratégique chinoise a donc subi de profonds changements. Ces progrèsfulgurants l’ont emmené des masses paysannes de l’époque des Xia aux arméesorganisées des périodes des Printemps et Automnes, et des Royaumes combattants.La pensée militaire chinoise antique a ainsi valeur de patrimoine culturel del’humanité remarquable. Elle a eu un impact majeur sur le développement del’histoire idéologique militaire du monde en introduisant le concept d’utilisationde tous les moyens à disposition, dans les domaines de la diplomatie, de la poli-tique, de la stratégie, du développement économique, ainsi que de la gestion d’entre-prise. Une approche globale avant l’heure.

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Le centenaire de la batailledes Dardanelles

Écrivain et chercheur en sciences politiques, docteur ès lettres de l’Université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études straté-giques. Auteur d’un ouvrage sur la Légion étrangère Le système Légion (2008). Spécialistedes mondes russe et turc.

Ana Pouvreau

« Ave Gallia Immortalis »

L’année 2015 marque le centenaire dela bataille des Dardanelles (1). Celle-ci fait l’objetde commémorations particulières, afin d’hono-rer la mémoire des 27 000 soldats français bles-sés ou morts en 1915, lors de l’un des épisodesles plus tragiques de la Première Guerre mon-diale.

Atatürk, fondateur et premier président de la République turque, prononçaen 1934 ces phrases bouleversantes à l’attention des mères de soldats du Corpsd’armée australien et néo-zélandais (Australian and New Zealand Army Corps,ANZAC), morts au combat sur la péninsule turque de Gallipoli, lors de cette cam-pagne : « À ces héros qui ont versé leur sang et perdu la vie : vous reposez désor-mais dans la terre d’un pays ami. Reposez donc en paix. Il n’y a pas de différenceentre les Johnnies et les Mehmets qui reposent côte à côte dans ce pays qui est lenôtre. Vous les mères, qui avez envoyé vos fils de lointains pays, séchez vos larmes ;ils reposent maintenant en paix dans notre giron. Après avoir perdu la vie sur cetteterre, ils sont devenus nos enfants ».

Cet illustre message figure à la fois sur le mémorial du Soldat inconnu àGallipoli, mais également sur les mémoriaux australien et néo-zélandais inaugurésen l’honneur d’Atatürk à Canberra (1985) et à Wellington (1990), en échange dela reconnaissance par le gouvernement turc de l’appellation « Anzac Cove » pourdésigner la crique où débarquèrent les troupes de l’ANZAC, le 25 avril 1915.

Lors des cérémonies d’Anzac Day, tous les 25 avril, des milliers d’Australienset de Néo-Zélandais se rendent à Gallipoli pour honorer la mémoire de leursancêtres tombés au champ d’honneur (soit plus de 8 000 soldats australiens et plus

(1) Les Anglo-Saxons font référence à la « Campagne de Gallipoli » (« Gallipoli Campaign ») et les Turcs à la « Guerre deGelibolu/Çanakkale ».

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de 2 500 Néo-Zélandais). Les Britanniques affluent pour assister, dans la plus grandeferveur, aux commémorations et aux offices religieux en l’honneur de leurs 30 000morts. Les Turcs, quant à eux, visitent la péninsule toute l’année et célèbrentl’héroïsme de près de 60 000 soldats ottomans morts au combat et de plus de100 000 blessés.

En effet, pour la Turquie, cette victoire ottomane est surtout celled’Atatürk, chef charismatique, impitoyable au combat, galvanisant les hommes du57e régiment d’infanterie (57 nci Piyade Alayı), lors des combats les plus sanglants,par la formule : « Je ne vous ordonne pas de combattre mais de mourir ». Il estconsidéré comme le sauveur des Dardanelles et devient, à partir de cette victoire,l’homme providentiel qui mènera triomphalement la guerre d’indépendance, d’oùla volonté des Turcs de maintenir vivante cette page fondatrice de leur histoire,notamment avec l’imposant Musée de Gallipoli/Kabatepe, inauguré en 2012.

Mais en ce qui concerne les Français, Mat McLachlan, spécialiste australiende l’histoire de l’ANZAC écrit : « Avant de quitter le cimetière français, ayez unepensée pour les hommes qui reposent ici, ce sont les combattants oubliés deGallipoli. On a rendu hommage à la contribution française à la campagne après laguerre, mais aujourd’hui, cet épisode est tombé aux oubliettes de l’histoire, notam-ment en France. Tandis que les Australiens viennent à Anzac Cove ; les Néo-Zélandais à Chunuk Bair ; les Britanniques au Cap Helles et les Turcs à Morto Bay,les Français, eux, ne viennent pas ».

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Parmi les Johnnies et les Mehmets, nulle référence en effet, dans la citationd’Atatürk, n’apparaît concernant le sacrifice des milliers de soldats français duCorps expéditionnaire d’Orient, engagés dans ces combats, entre 1915 et 1916,sous le commandement du général Albert d’Amade.

Nos morts français, dont la majorité n’a pas été identifiée, reposent aujour-d’hui au sein du cimetière français de Seddülbahir à l’extrémité Sud de la péninsule.C’est le plus vaste parmi la trentaine d’autres cimetières militaires. Il est parfaite-ment entretenu et une sérénité étrange emplit les lieux. Chaque année, le Consulgénéral de France à Istanbul, s’y rend traditionnellement en compagnie de person-nalités militaires et civiles, les 24 et 25 avril.

Par contraste avec les stèles blanches qui parsèment les pelouses verdoyantesdes cimetières alliés, quelque 3 000 croix noires en fer forgé sont alignées au milieudes lavandes. L’écrivain australien Leslie Allen Carlyon, auteur d’un remarquableouvrage sur la campagne des Dardanelles écrit : « Quelques jours avant Anzac Day,les croix du cimetière français de Morto Bay sont fraîchement repeintes en noir. Uneimpression d’honnêteté s’en dégage. Elles ont l’austérité de plots de clôture métal-liques et on a l’impression qu’elles sont faites de ce matériau. On s’attend à y voirenrouler du fil de fer barbelé. Avec leurs parterres de roses et leurs grands espaces,les cimetières britanniques semblent dire que la guerre est une expérience triste maisédifiante ; les croix françaises nous disent que la guerre est sombre et sordide ».

Créé en 1923, le cimetière regroupe les corps provenant de 4 autres cime-tières français de la région soit 15 236 corps (dont 12 000 dans cinq ossuaires),dont seulement 3 236 ont été identifiés (2). Des plaques commémoratives rendenthommage aux forces terrestres, mais également aux 643 marins français du cuirasséBouvet, coulé par les Turcs, le 18 mars.

En effet, la campagne des Dardanelles a comporté deux phases : une phasenavale (de février à mars 1915) et une phase terrestre (du 25 avril 1915 au 8 janvier1916). En janvier 1915, à Londres, alors qu’à l’Ouest, le front s’est figé dans uneguerre de position, Winston Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, parvient àtriompher des réticences de Lord Kitchener, ministre de la Guerre, et à convaincrele gouvernement britannique de s’engager dans une attaque navale dans le détroitdes Dardanelles, sans toutefois démunir le front occidental de ses unités terrestres.L’objectif est de remonter la mer de Marmara, prendre Constantinople, atteindreenfin la mer Noire pour ravitailler la Russie et écarter la Turquie du conflit.

En novembre 1914, la Russie, la Grande-Bretagne et la France ont déclaréla guerre à la Turquie, à la suite notamment d’un imbroglio diplomatique concer-nant la vente, puis la confiscation, de deux navires de guerre par les Britanniquesà la Turquie.

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(2) Ces chiffres sont en contradiction avec les estimations officielles données après la guerre, de 10 000 morts.

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La France s’engage immédiatement aux côtés des Britanniques dans cetteopération. L’offensive navale lancée, sous le commandement de l’amiral John deRobeck, pour forcer le détroit des Dardanelles, est un échec cuisant. En une seulejournée, le 18 mars 1915, trois navires britanniques et français sont coulés par lesTurcs, aidés dans leur défense par l’Allemagne.

L’amiral de Robeck refuse de poursuivre l’offensive. À partir de cet échec,la décision d’un débarquement est prise. Une offensive terrestre menée par un corpsexpéditionnaire de près de 80 000 soldats de la coalition doit permettre d’atteindreles objectifs fixés en janvier.

Le 25 avril 1915 à l’aube, la flotte franco-britannique entre dans le détroit.Les plages, puis les hauteurs de la péninsule, constituent les objectifs à prendre.Mais rien ne se passe comme prévu. Le relief présente des difficultés inattendues,dont ne rendent pas compte les cartes. L’entraînement hâtif des soldats del’ANZAC en Égypte s’avère insuffisant. La résistance de la Ve armée turque placéesous le commandement du général allemand Otto Liman von Sanders, a été sous-estimée par l’état-major allié, qui croyait aisée une victoire contre les troupes d’unempire en pleine désintégration. Les Alliés se heurtent à plus de 80 000 soldatsottomans emmenés des quatre coins de l’empire à Gallipoli.

Une guerre d’usure sanglante commence alors avec des pertes incommen-surables dans les deux camps. Aujourd’hui, les dédales de ces infernales tranchéessont encore visibles. Dans la chaleur étouffante de l’aride péninsule, les combat-tants sont confrontés à un véritable enfer terrestre. Ils luttent pendant neuf moiscontre la soif constante – les besoins en eau ayant été sous-estimés lors de la pré-paration de l’opération – contre la vermine et les maladies qui se propagent en rai-son de la décomposition des milliers de cadavres qui ne sont pas évacués. Les pertesalliées sont estimées à 60 000 morts au moins, auxquels viennent s’ajouter 125 000blessés et 100 000 morts de maladie.

Au début du mois de mai 1915, le résultat est atterrant : les forces terrestresde la coalition, au sein de la MEF (Mediterranean Expeditionary Force), ont perdula moitié de leurs effectifs. En août 1915, les pertes sont immenses, mais les Alliéstentent un nouveau débarquement dans la baie de Suvla. Les Alliés se résignent àévacuer la péninsule à partir de ce même site, dès le mois de décembre 1915. LesFrançais quittent Gallipoli le 1er janvier 1916.

En termes de pertes humaines, une génération est décimée. Lors descommémorations annuelles en avril 2014, le général (2S) Elrick Irastorza a souli-gné la « reconnaissance que nous devions à tous ces soldats pour avoir aidé l’huma-nité à prendre conscience, au lendemain d’un conflit qui fut une épreuve terribleet une incontestable rupture dans sa longue histoire, que la paix entre les hommesétait son bien le plus précieux ».

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L’échec allié aura de lourdes conséquences sur l’équilibre des forces quis’ensuit à partir de 1916 avec l’isolement de la puissance russe.

« Au diable les Dardanelles ! Elles seront notre tombe », s’était exclamél’amiral britannique Jackie Fisher en avril 1915. En effet, au plan politique,Winston Churchill, considéré comme l’initiateur de cette calamiteuse campagne,se remettra difficilement de cette tragédie.

En 2015, les cérémonies organisées par les autorités françaises rendent jus-tice à une campagne militaire relativement peu connue de l’histoire de France.Elles contribueront, il faut l’espérer, à raviver durablement et de manière transgé-nérationnelle, la mémoire de l’immense sacrifice consenti par des milliers decombattants français de la Grande Guerre dans cette partie oubliée du frontd’Orient : « À nous le souvenir, À eux l’immortalité » (3).

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(3) Cette inscription figure sur une plaque commémorative du cimetière français.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Max Schiavon : Le front d’Orient. Du désastre des Dardanelles à la victoire finale (1915-1918) ; Tallandier, Paris, 2014Daniel Carrasco : La bataille des Dardanelles, la guerre oubliée ; édition à compte d’auteur, 2015.Leslie Allen Carlyon : Gallipoli ; Bantam Books, Londres, 2001.Lyn MacDonald : 1915 - The Death of Innocence ; Penguin Books, Londres, 1993.Mat McLachlan : Gallipoli - The Battlefield Guide ; Hachette Australia, Sydney, 2010.Ibrahim Naci : Farewell - A Turkish Officer’s Diary of the Gallipoli Campaign, General Directorate of NatureConservation and National Parks ; Çanakkale, 2013.

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Où sont les stratèges pour nous aider dans le dossier russe ? Se lamentent les va-t’en-guerre de la terrasse de Lipp en scrutant celle du Flore. Il est vrai que plutôt que de

se complaire dans des truismes sans affect, il aurait sans doute été plus utile de consulter lesrapports de nos services de renseignement ou de lire Le Cadet (« Za Rodinu », avril 2014),et à défaut de se replonger dans Gogol et Dostoïevski comme le suggérait un article deForeign Policy, voire de visionner ne serait-ce qu’une seule des productions russes sur laguerre, comme La balade du soldat, plutôt que de se ridiculiser dans la pantalonnade ukrai-nienne.

Prenons Lenina Dimitrievna qui apparaît dans un des nombreux documentairessur la bataille de Leningrad. Elle reste dans ses souvenirs et n’a rien vécu d’autre depuis ces872 jours d’un siège iconique qui tua plus d’un million de civils de froid et de faim, pourlequel le mot épouvante est encore trop faible. De sa voix fluette et posée elle évoque samère expirant dans le lit à côté d’elle, peu de temps après sa grande sœur, si jolie et sibrillante à l’école qu’elle-même passait en regard pour simple d’esprit, et elle montre lesrares photos qui lui en restent. Elle parle aussi de la petite chatte à qui elle donnait à man-ger avant le siège et qu’elle finit par dévorer, et sort le tableau qu’elle a peint sur un pan-neau de bois de l’instant où la voisine trancha la tête de l’animal avant de le faire cuire.

La babouchka, qui s’amuse d’une carte reçue un jour du Kremlin où elle était qua-lifiée d’héroïne, évoque les enfants morts de faim et d’épuisement, comme Viktor et Oleg,les frères aînés de ce Vladimir Poutine qui fait si peur à nos géopoliticiens de terrasse maisqu’on ne peut comprendre sans évoquer ces deux fantômes avec lesquels il vit. Elle parleenfin de ces mères cannibales, comme celle qui avait conservé sur le rebord de la fenêtre sapremière fille décédée et qui en découpait chaque jour un morceau pour faire la soupe dela seconde. J’ai un jour demandé au prêtre si c’est un péché, s’interroge notre babouchka,mais moi je dis que c’est un acte d’amour. Et elle conclut : ça me dépasse. Moi ce qui medépasse, c’est cette bouille ronde aux cheveux et aux dents rares, qui dit l’histoire d’unpeuple qui n’a jamais rien cédé face à l’agresseur, et ce sourire qui raconte l’horreur vue etsurvécue mais exprime une déroutante humanité.

Et bien, mesdames et messieurs de Lipp et du Flore qui cherchez des penseurscomme Soubise cherchait son armée, cette babouchka est une philosophe que vous feriezbien d’écouter, vous qui trouvez spirituel de boycotter le défilé de la victoire de mai 1945sur la Place Rouge tandis que vos chars paradent sur des marches varsoviennes qui se tar-guent d’importance parce qu’elles s’imaginent disputées. N’est-ce pas ce qui distingue unesprit simple de simples d’esprit ?

Le Cadet

Normandie-Niémen

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HISTOIRE MILITAIRE

L’opération franco-britanniquede Suez : un échec programmé

Le 26 juillet 1956, à la surprise générale, lecolonel Nasser, « raïs » d’Égypte, proclameunilatéralement la nationalisation du canalde Suez (dont le bail d’exploitation expiraitd’ailleurs en 1968, soit soixante-huit ansaprès son inauguration), en prenant prétextedu refus américain de financer le projet dubarrage d’Assouan. Anthony Eden, Premierministre britannique, se montre très fermedans son refus du contrôle du Canal par uneseule puissance.

Rapidement l’imbroglio diplomatique s’étaleau grand jour entre les participants auxconférences, car les buts stratégiques des unset des autres sont radicalement différents.Pour Londres, encore très présent dans leGolfe, si ce n’est plus le cas en Inde, la libertéde circulation du Canal est primordiale et,en conséquence, il ne saurait être questiond’en laisser la libre disposition à une seulepuissance, fût-elle riveraine, car elle serait enmesure d’y bloquer la navigation, en fonctionde ses intérêts. Pour Paris, la liberté de circu-lation sur le Canal importe peu. Ce qui est enjeu, c’est de gagner rapidement la guerred’Algérie, le sanctuaire politico-militaire dela rébellion étant clairement identifié enÉgypte. Quant à Israël, pièce rapportée ulté-rieurement dans le dispositif, ces deuxobjectifs lui sont totalement étrangers, sonseul but stratégique consistant, suite à unecampagne militaire victorieuse, à établir unglacis dans le Sinaï entre l’Égypte et son ter-ritoire national pour ne plus être soumis àun harcèlement continu de ses frontières.Ces divergences inconciliables au niveau dela définition des buts stratégiques de l’opé-ration auguraient mal de la suite.

Sur le plan militaire, une planification desopérations sera conduite, sur la base de

l’organisation d’un commandement bina-tional, puis une succession des plans d’opé-rations verront le jour entre août etnovembre 1956, complétés par une planifi-cation nationale, française et britannique,pour la conduite des opérations par chacunedes nations. Du côté français, le rapport dugénéral Beaufre relatif à l’opération (1), ainsique les ordres et comptes rendus permettentde baliser les principaux aspects de cette pla-nification.

D’emblée, il apparaît donc que le comman-dement ne sera pas intégré au niveau inter-allié, au sens anglo-saxon du terme, maissera constitué sur un mode paritaire parchaque nation. Ici encore, il semble que lesconditions ne sont pas réunies d’embléepour aboutir à un fonctionnement le plusefficace possible. C’est ainsi que dans cettesimple juxtaposition de commandements,les Britanniques exercent l’intégralité de laréalité du commandement avec à chaqueniveau, un adjoint français : le COMANFOR,commandants de l’opération : le général(GB) Keightley assisté de l’amiral (FR)Barjot ; des généraux (GB) Stickwell, com-mandant, et (FR) Beaufre, adjoint, pour lecommandement des composantes ter-restres ; du vice-air marshall (GB) Barnettcommandant, et du général de divisionaérienne (FR) Brohon, adjoint, s’agissant decelui des composantes aériennes ; de l’ami-ral (GB) Slates, commandant, et du vice-amiral d’escadre (FR) Lancelot, adjoint,pour assurer le commandement des compo-santes navales.

Une des raisons pour lesquelles le comman-dement revient aux Britanniques réside dans

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(1) Service historique de la Défense – Guerre (SHD-GR),9U11 et 9U12. Rapport sur l’opération d’Égypte. Rédigésans doute en 1957 par des officiers de l’état-major de la« Force A », le Rapport sur l’opération d’Égypte, connucomme le « Rapport Beaufre », du nom du généralcommandant les forces terrestres françaises à Suez, est lepremier Retex d’ensemble de l’opération. Ce document deplusieurs centaines de pages a été ronéoté à une centained’exemplaires. Le général Beaufre s’en est largement inspirépour son livre, L’expédition d’Égypte, Paris, Grasset, 1967.

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le fait qu’ils possèdent et mettent à disposi-tion les bases aériennes et navales, notam-ment celles de Chypre, nécessaires à l’inter-vention. Selon les généraux français Ély,Brohon et Beaufre, la France a eu tort d’ac-cepter cette organisation : une telle subordi-nation des Français pouvait en effet hypothé-quer leur liberté d’action, surtout en cas dedivergences tactiques. Mais cette option avaitété avalisée au niveau ministériel (2).

Compte tenu de la divergence des buts poli-tiques, aucune directive politico-militaire enamont de leurs travaux n’est donnée aux cel-lules de planification franco-britanniquesréunies à Londres. Si bien que, lorsqu’ilsaboutissent, de leur propre chef, à un planMousquetaire, celui-ci est refusé simultané-ment par les deux gouvernements. En effet,ce plan définissait Alexandrie comme objectifinitial ; il s’agissait, dans une première phase,de s’emparer d’une tête de pont par une opé-ration amphibie, précédée par une opérationaéroportée. À l’abri de cette tête de pont, doitdébarquer le gros des forces de manœuvrefranco-britanniques, préalablement achemi-nées à Chypre par voie maritime ; puis, dansune deuxième phase, il s’agira de s’emparerdu Caire par une action en force. Au préa-lable, l’Armée de l’air égyptienne devra êtredétruite au sol par des frappes aériennes. Lescritiques politiques à ce plan sont immédiateset une nouvelle planification, MousquetaireBis est alors mise en chantier. Selon lesmêmes modes d’action, opération aéroportée(OAP) et action amphibie visant à conquérirune tête de pont, puis exploitation en force.Mais, cette fois-ci, il ne s’agit plus des’emparer du Caire, mais du débouché duCanal, c’est-à-dire El-Kantara, à 40 kilo-mètres au sud de Port Saïd. Il s’agit doncd’une prise de gage, qui présente l’avantaged’une opération limitée, mais qui ne répondplus à l’ensemble de l’éventail des options

politiques des belligérants, notammentfrançais : par cette option, les Alliés occi-dentaux renoncent à poursuivre et éliminerNasser, qui pourrait chercher à se retrancherdans le delta du Nil ; en revanche, occuperPort-Saïd, Ismaïlia et Suez. Il s’agit d’unvéritable tournant stratégique qui est ainsiannoncé.

Enfin, l’affaire se complique encore parl’arrivée d’un nouvel intervenant, Israël :comme il devient de plus en plus évidentque le Conseil de sécurité s’opposera à uneaction en force franco-britannique, il estdécidé de faire intervenir l’État hébreu :Tsahal attaquant dans le désert du Sinaï, lesFranco-Britanniques lanceront un ultimatumdans des termes inacceptables pour l’Égyptequi ne pourra que le refuser, ce qui légiti-mera l’intervention alliée au plan internatio-nal : c’est le scénario qui est arrêté lors d’uneréunion au Sommet (Eden, Mollet, BenGourion) tenue secrète et aux allures deréunion de conspirateurs (Eden ne peut offi-cialiser un renversement d’alliance en faveurd’Israël de la politique étrangère britannique)qui se tient, de nuit, fin octobre à Sèvres.

Le 29 octobre, Tsahal se lance à l’attaque duSinaï (opération Kadesh), précédée par desfrappes aériennes sur les bases aérienneségyptiennes par certains appareils français,pilotés par des pilotes français, mais dont lescocardes des appareils avaient été repeintesen cocardes israéliennes. Le lendemain soir,la Grande-Bretagne et la France adressentun ultimatum à Israël et à l’Égypte exigeantle retrait de leurs armées, dans un délai dedouze heures, au-delà de lignes qui leur sontfixées, à environ 10 miles de part et d’autredu Canal : cela implique, pour les Égyptiens,d’abandonner une partie du Sinaï. Si lesdeux adversaires n’obtempèrent pas, destroupes franco-britanniques « occuperaientles positions-clés de Port-Saïd, Ismaïla etSuez ». L’ultimatum est accepté par lesIsraéliens, comme convenu, mais rejeté parNasser, comme attendu.

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(2) Jean Doise, Maurice Vaïsse : Diplomatie et outil mili-taire 1871-1991, Paris, Éditions du Seuil, collectionPoints, 1992, p. 539.

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lesquels, en outre, étaient divergents entreles nations concernées. Qui plus est, pourintégrer un nouvel allié, israélien en l’occur-rence, dans l’opération, les dirigeantsfranco-anglais durent se livrer à une comé-die de conférence internationale digne desplus moyens romans d’espionnage. Avec deseffets finaux recherchés aussi différents, lacohérence stratégique se trouvait prise endéfaut. Enfin, au plan militaire, l’organisa-tion du commandement était défaillante, sibien que lorsque les Britanniques décidèrentunilatéralement l’arrêt des opérations mili-taires quelques heures avant l’entrée envigueur du cessez-le-feu, le commandementfrançais ne put que s’incliner. In fine, mêmesi Beaufre avait agi d’initiative, la conclu-sion de l’affaire n’aurait guère été différente.

Claude Franc

Le 5 novembre, l’OAP sur Port-Fouad estun plein succès et l’opération amphibie estlancée. Mais, sur le terrain diplomatique, laposition des alliés se tend d’heure en heure.Washington et Moscou s’insurgent. Lesalliés franco-britanniques se retrouvent iso-lés. Le cessez-le-feu tombe à vingt-quatreheures, imposé par les États-Unis à l’ONU,alors que les têtes des unités françaises ne setrouvaient qu’à moins de 25 kilomètresd’El-Kantara. Quelques heures auparavant,les Britanniques avaient déjà déclaré forfaitet l’organisation du commandement étaittelle que, quand bien même ils l’auraientvoulu, les Français étaient dans l’incapacitéd’entreprendre quoi que ce soit. Le Canaléchappe aux alliés. Nasser est sauvé.

En fait, l’échec était inéluctable : au planpolitique, les buts avoués et affichés ne cor-respondaient aucunement aux buts réels,

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Les chocs géopolitiques qui se sont succédé en 2014 produisent leurs effets qui désor-mais entrent en résonance et font système. Ainsi, des conventions admises, des accords

antiques, des alliances établies et des croyances partagées laissent apparaître de soudainesfragilités. Le château de cartes des a priori et des certitudes se met à vaciller. Rien ne ditqu’il tombera, rien ne garantit non plus qu’il résistera.

L’Europe, tiraillée entre Brexit et Grexit, entre mouvements indépendantistes,nationalistes ou anti-européens de tout poil, laisse voir que son technocratisme bien tem-péré a du mal avec les peuples. Les Grecs affirment leur souveraineté, quitte à abandonnerl’euro, quand les Britanniques se dirigent inéluctablement vers la sortie de l’Europe.L’Allemagne réduit sa politique à son excédent commercial quand la Hongrie ou la Bulgaries’abandonnent qui à la revanche sur l’histoire, qui à la faillite de l’État sous addiction decorruption.

Au Moyen-Orient, les États-Unis perdent leurs alliances sans en trouver de nou-velles. Les négociations avec l’Iran avancent péniblement, l’Arabie Saoudite se fâche et veutpunir l’Amérique et devenir un hégémon régional, ici en baissant les prix du pétrole, là enmenant une guerre au Yémen, tandis que les constructions étatiques vieilles d’un siècle péris-sent dans les guerres civiles et les déplacements de population. Dans le même temps, Bibi secroit républicain et passe son temps à trouver de nouvelles façons d’humilier Obama.

Ailleurs, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) brillent moinspar leur émergence économique que par leur refus du système international existant. Ils cla-ment le retour à l’ordre westphalien et affirment, par tous les moyens, la prééminence del’intérêt national. La Russie roule des muscles nucléaires et militaires, la Chine pèse surl’ordre économique et monétaire, l’Afrique se réveille en silence.

Dans le même temps, le monde arabo-musulman secoue un ordre étatique vieuxd’un siècle, remettant en cause les frontières, posant la question de l’islam politique, trans-formant mille minorités en autant d’apirations nationales qui sont le seul gage perçu desécurité, sans que « la communauté internationale » n'ait une quelconque idée à proposer.

Le plus frappant n’est donc pas l’intensité des crises mais leur simultanéité. Lemonde connu est en train d’accoucher d’autre chose et cela ne se passe pas sans cris et téta-nies, douleurs et tremblements. Car une fois le château de cartes écroulé, on ramasse lesplis et on recommence à jouer. Y sommes-nous bien prêts ?

L’Épine

Le vacillement du château de cartes

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Un abécédaire intelligent, rafraîchissant et remarquablementdocumenté qui se picore au gré des envies et permet de mieux per-cevoir les enjeux de la prochaine élection présidentielle américaine.Cet ouvrage grand public, préfacé avec talent par ChristineOckrent, fait mouche. Grâce à un livre solidement étayé qui

s’appuie sur de très nombreux entretiens, François Clemenceau, rédacteur en chefinternational au Journal du Dimanche, nous fait découvrir, en cent mots-clés, les mul-tiples facettes d’Hillary Clinton dont tout indique qu’elle pourrait être la prochainecandidate démocrate à l’élection présidentielle de 2016. L’auteur connaît bien la viepolitique américaine pour avoir côtoyé les corridors de la Maison-Blanche lorsqu’ilétait correspondant d’Europe 1 à Washington, de 2003 à 2010. Il en avait tiré deuxessais parus en 2009 (Vivre avec les Américains, L’Archipel) et en 2013 (Le clan Obama– Les anges gardiens de Chicago, Riveneuve), il avait traduit et préfacé chez Grassetl’ouvrage de Barack Obama intitulé La race en Amérique (2008).

Dans un style vif, talentueux et précis, François Clemenceau décortique la personnalitéde l’ancienne First Lady (1992-2000), sénatrice de New York (2001-2008) et Secrétaired’État (2009-2012) qui se verrait bien accéder à la magistrature suprême en 2016. Ilalterne anecdotes, analyses et témoignages pour brosser un portrait tout en nuances decette femme de pouvoir mue à la fois par une ambition dévorante et un goût réel pourl’action et le service de l’État. On y découvre une femme complexe – peut-être mêmecomplexée – animée de convictions profondes et d’une foi méthodiste militante qui adécouvert les coulisses du pouvoir il y a quarante ans et qui ne les a plus quittées depuis.L’auteur évite le piège de la biographie classique pour se concentrer sur les clés essen-tielles qui permettent de décrypter le personnage d’Hillary Clinton, en insistant toutparticulièrement sur les lieux qui l’ont marqué (Yale, Wellesley, Chicago, la Maison-Blanche, son refuge de Chappaqa), mais surtout sur les hommes et les femmes qui l’ontfaçonnée (ses parents, son aumônier Donald Jones, Marian Wright Edelman, MartinLuther King, Jesse Jackson, Madeleine Albright). Bien évidemment, l’autre personnagecentral de l’ouvrage, en ombre chinoise, reste Bill Clinton dont l’auteur souligne lesmultiples attributs (mari, père de sa fille, conseiller, ami) et rappelle qu’il reste « lemeilleur ami » d’Hillary aujourd’hui avec laquelle il resterait lié par un pacte selon lequelchacun soutiendrait l’autre pour accéder à son tour au pouvoir suprême, de manière àmettre en œuvre une politique centriste élaborée à deux voix sur le campus del’Université de Yale. Pour François Clemenceau, nul doute que cette politique centriste,qui a assuré le succès des deux mandats de Bill Clinton, constituera le vade-mecum duprogramme présidentiel d’Hillary. S’il ne se risque à aucun pronostic, il estime toute-fois qu’Hillary fera campagne à gauche pour remporter les primaires, pour batailler aucentre avec son adversaire républicain et gouverner ensuite de façon pragmatique en

François Clemenceau : Hillary Clinton de A à Z ; Éditionsdu Rocher, 2015 ; 396 pages.

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s’appuyant sur des arrangements bipartisans. Comme le souligne l’auteur, la forced’Hillary Clinton consiste à entretenir d’excellents réseaux avec le monde de la financeet les lobbies les plus actifs sur la colline du Capitole. À cet égard, les développementsconsacrés à la politique moyen-orientale d’Hillary Clinton, notamment vis-à-vis d’Israël,sont particulièrement éclairants. Tout comme sa posture de « démocrate-faucon » inter-ventionniste, et son rapport ambigu à la guerre et à la communauté militaire.

François Clemenceau n’omet pas non plus d’évoquer les multiples scandales qui jalonnentle parcours fulgurant du couple Clinton, qu’il s’agisse de la prise d’intérêts dans l’affaireWhitewater, du suicide de Vince Foster ou des accusations de parjure dans les affaires PaulaJones, Gennifer Flowers et Monica Lewinsky. Il décrypte les relations complexesqu’Hillary Clinton entretient avec les médias, qu’elle haït dans leur ensemble, mais dontelle sait jouer quand cela s’avère nécessaire. Il énumère également les multiples obstaclesque les adversaires du couple Clinton ne manqueront pas de soulever lors de la campagneélectorale d’Hillary : les affaires passées, ses liens équivoques avec la société Wal-Mart et denombreuses banques d’affaires, son vote en faveur de la guerre en Irak en 2003, sa gestioncontestée de l’attentat de Benghazi qui coûta la vie à l’ambassadeur américain, son âge etson état de santé après son burnout de décembre 2012. S’il dresse le portrait de la garderapprochée d’Hillary (Huma Abedin, David Brock, Rakm Emanuel, Lissa Muscatine,Patti Solis Doyle ou Maggie Williams), l’auteur identifie également ses rivales au sein ducamp démocrate, à commencer par Elizabeth Warren, une femme de sa génération quipourrait s’avérer sa plus redoutable concurrente ou bien encore Kirsten Gillibrand, étoilemontante du parti démocrate. Même si Hillary renonçait à se présenter ou était battue,tout indique qu’elle et Bill ont soigneusement préparé et mis sur orbite leur fille uniqueChelsea, afin qu’elle prenne le relais de ses parents le jour venu. Comme le souligne l’au-teur qui rappelle que côté républicain, le clan Bush pourrait bien ne pas avoir dit son der-nier mot, la vie politique américaine semble dominée par deux dynasties familiales qui separtagent le pouvoir depuis près de trente ans. Et de conclure en pointant la désaffectionprofonde de la population américaine pour son système de gouvernement, rappelant unsondage récent selon lequel 13 % des sondés seulement font confiance à leurs gouvernantset leurs représentants (p. 377). Pour François Clemenceau, c’est bien là le défi majeurauquel devra s’attaquer le prochain Président des États-Unis, quel que soit son sexe.

Pierre Razoux

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« Le chercheur persuadé de la spécificité du phénomène de la guerreet de sa centralité dans le règne humain incline plutôt à s’étonner

Bernard Boëne : Les sciences sociales, la guerre etl’armée : objets, approches, perspectives ; Presses del’université Paris-Sorbonne, collection « L’intelligence dusocial », 2014 ; 277 pages.

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que la guerre ne soit pas déjà un sujet et un objet reconnus des sciences humaines etsociales. Elles ont jusqu’ici préféré en confier le soin aux idéologues ou à des intérêtspartagés en niches intellectuelles communicant peu entre elles. C’est le constat établipar M. Bernard Boëne ». En concluant ainsi la préface de cet ouvrage, Jean Baechlerdonne le ton de ce qui suit : la complexité fascinante de la guerre comme objet descience doit être enfin dévoilée !

Bernard Boëne est professeur émérite de sociologie à l’université de Rennes et chance-lier de la Geneva Graduate Scool of Governance. Il est agrégé d’anglais, diplômé deScience Po Paris et docteur d’État en sociologie. Il a été recteur et directeur général del’enseignement et de la recherche à Saint-Cyr Coëtquidan. Il co-dirige actuellement larevue en ligne Res Militaris.

Pourquoi les rapports des sciences sociales – c’est-à-dire la sociologie, la science poli-tique, la psychologie, l’anthropologie, l’histoire, la géographie, l’économie et le mana-gement mais aussi la philosophie et le droit – avec la guerre et l’armée sont-ils problé-matiques ? Tout d’abord, pour une raison historique : après le désastre des deux guerresmondiales, les sciences sociales se sont globalement détournées des thématiquesconflictuelles. Ensuite, l’absence de définitions claires et acceptées par tous du « champmilitaire et de ses objets » (dont notamment la guerre) nuit aux recherches scienti-fiques. Le domaine d’étude est d’ailleurs fortement dominé par des auteurs anglo-saxons dont l’empirisme et le pragmatisme permettent, malgré tout, de produire destravaux. « Les apparences semblent donc donner raison à ceux pour qui le caractèreinforme, divers et souvent banal de l’objet militaire est le signe de son absence d’unité– et d’intérêt ». Le fil conducteur de cet ouvrage sera alors de montrer l’intérêt de laconstitution d’un champ d’étude spécialisé autour de l’objet militaire, champ non paspluridisciplinaire (qui juxtapose les points de vue disciplinaires), mais bien interdisci-plinaire (qui combine et articule les angles de vue).

L’approche retenue par Boëne, pour définir l’objet militaire, s’inspire d’une traditionde recherche issue de Max Weber et de sa sociologie compréhensive, de Georg Simmelet de ses logiques de situation et d’interaction, de la première école de Chicago,avec son primat de l’expérience et de l’action emprunté à la philosophie pragmatisteaméricaine.

Trois parties se succèdent : « le champ militaire de l’action martiale », « approches » et« perspectives », mais l’architecture de l’ouvrage se veut plus dynamique, les chapitresse croisant pour proposer trois grandes typologies, celle des concepts, anciens etrécents, celle des méthodologies, classiques et contemporaines, et celle des acteurs dela recherche dans le champ social de la guerre et de l’armée.

Ce livre, même s’il avoue renoncer à l’exhaustivité, n’en est pas moins une sommeimpressionnante d’informations, indispensable à tout polémologue. Avec une érudi-tion remarquable, l’auteur fait le point sur l’ensemble de la littérature accumulée sur lesujet, il esquisse un devenir des relations internationales et du politique.

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S’inscrivant dans la lignée des travaux de Jean Baechler, Bernard Boëne utilise lesconcepts de « politie » (espace social de pacification par la loi et le droit) et de « trans-politie » (espace réunissant plusieurs polities, sur lequel tout conflit peut dégénérer fautede dispositifs de pacification) pour caractériser la guerre dans une dimension politiquetrès clausewitzienne. La guerre est ainsi « un conflit violent entre polities sur une trans-politie ». Néanmoins, elle n’est pas la continuation de la politique, mais plutôt uneextension du politique, c’est-à-dire de l’ordre politique distribué en deux sphères, lapolitie et la transpolitie. La politique est la mise en œuvre des tâches qui incombent aupolitique et qu’assurent les politiciens par les politiques qu’ils mènent. Le politique, lui,doit faire face au fait que l’humanité n’est pas unifiée en une politie unique et doncpacifiée ; il doit notamment asseoir sa prédominance sur la stratégie militaire, afin depouvoir enrayer une montée aux extrêmes à laquelle un duel de volontés armées, sinon,mènerait logiquement.

À l’instar de la pensée clausewitzienne, nous retrouvons, derrière l’approche concep-tuelle de Boëne et de Baechler, la philosophie de Kant et son optimisme dans le pro-grès de l’humanité vers la paix. L’extension des polities, des espaces pacifiés par le droitet la réduction du nombre de transpolities au travers – notons-le – des guerres qui lestraversent, visent à un universalisme et à un cosmopolitisme très kantiens. La guerre,plutôt qu’un objet « à oublier » car honteux, redevient un objet digne d’intérêt : si nousne voulons pas aller jusqu’à le voir comme un mal nécessaire mais salvateur, du moinsreconnaissons, avec Boëne, tout le bénéfice de son étude pour la compréhension denotre monde et l’avenir des êtres humains qui y vivent.

Audrey Hérisson

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Après l’élimination d’Oussama Ben Laden dans la nuit du 1er au2 mai 2011 et la neutralisation des cadres les plus éminentsd’Al-Qaïda, la menace « djihadiste » reste présente. Les ambitionsplanétaires de l’hydre terroriste sont demeurées intactes, même si

l’organisation a été contrainte de changer son mode opératoire. Elle s’est restructurée,décentralisée et n’a pas faibli. Al-Qaïda a même secrété de multiples métastases (BokoHaram, Ansar Al-Charia, Jabhat Al-Nusra, Daesch...) qui se sont lancées à l’assaut denouveaux territoires en Afrique du Nord, au Sahel, en Syrie, en Irak, au Nigeria et dansla péninsule Arabique. Le document de Roland Jacquard, président de l’Observatoireinternational du terrorisme, et d’Atmane Tazaghart, rédacteur en chef à France 24,retrace la saga tumultueuse des mutations d’Al-Qaïda au cours de la dernière décennie.Les deux essayistes livrent également de multiples informations sur la traque et la mort

Roland Jacquard et Atmane Tazaghart : Les testamentssecrets de Ben Laden ; Éditions Jean Picollec, 2014 ;375 pages.

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de Ben Laden. Puis, à travers une plongée édifiante dans les archives trouvées dans ladernière cache du chef terroriste le plus recherché au monde, les auteurs apportentun éclairage inédit sur les « testaments secrets » légués par le cerveau des attentats du11 septembre 2001 aux nouvelles générations du Djihad.

Pour s’emparer de Ben Laden, les États-Unis ont employé des moyens considérablessur le terrain. La CIA a créé une « section Ben Laden » destinée à la traque du chef ter-roriste et a monté une « section pachtoune » pour bénéficier de la collaboration des tri-bus pakistanaises situées le long de la frontière afghane. Dans cette affaire, l’agenceaméricaine s’est souvent fait berner par le double jeu mené par les services pakistanaiset de nombreux chefs de clans qui distillaient des rumeurs concernant la localisationdu chef d’Al-Qaïda. Ainsi le fondateur de la « légion étrangère » de la mouvance dji-hadiste, Abou Zoubeida, a révélé après son arrestation que Ben Laden bénéficiait dusoutien d’un groupe de militaires pakistanais de haut rang chapeautés par le général del’armée de l’air, Mushraf Ali Mir. Selon Abou Zoubeida, ce général et ses subordonnésont été « généreusement rémunérés par Ben Laden », pour « l’aide qu’ils lui ont appor-tée, durant des années, afin d’échapper aux services de renseignements lancés à sestrousses, en l’avertissant à l’avance, chaque fois que des forces ennemies se rappro-chaient de ses planques ». Ce double jeu explique l’échec de l’opération militaire desAméricains à Tora Bora en novembre 2001 où se trouvait le quartier général d’Al-Qaïda.D’abord conduite par des bombardements aériens de grande ampleur, cette interven-tion s’est poursuivie par une offensive terrestre menée par trois chefs de guerre afghansappuyés par des forces spéciales américaines et britanniques. Les trahisons, le manquede fiabilité et les désaccords des leaders locaux à qui les Américains avaient promis uneprime de 25 millions de dollars pour débusquer Ben Laden, ont finalement permis auchef d’Al-Qaïda de s’échapper.

Dans cet engagement, les Américains ont été bluffés par le double langage de leurs alliésde circonstance. D’ailleurs, les grottes afghanes avaient fait l’objet de gigantesques tra-vaux d’aménagement pour établir des refuges capables d’accueillir plus de 400 combat-tants. Nichées à plusieurs centaines de mètres de profondeur, ces planques opération-nelles étaient donc très bien préservées des bombardements. En outre, ce complexed’abris bénéficiait de destinations de repli qui pouvaient conduire les soldats d’Al-Qaïdavers des itinéraires le long desquels se trouvaient des alliances tribales. De surcroît, pourrésister aux tirs des drones américains, la mouvance terroriste a imaginé un systèmevisant à limiter les émissions de chaleur émanant des conduits d’aération. Pour cela, lescombattants versaient régulièrement de l’eau froide sur des toiles de tente reliées lesunes aux autres. Ainsi, l’évaporation provoquait des chutes importantes de températureet absorbait une bonne partie des émissions de chaleur, rendant le travail des dronestrès difficile.

Les ruses de guerre utilisées par les fanatiques de Ben Laden relevaient souvent de don-nées naturelles prises sur le terrain. Ainsi, pour éviter d’être repérés, ils utilisaient unvieux stratagème mis au point par les moudjahidines du commandant Massoud pen-dant la guerre soviétique : ils se servaient de troupeaux de moutons et de chèvres

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comme « leurre thermique ». Dès la tombée de la nuit, ces animaux étaient regroupésdans des enclos à l’intérieur de grottes, différentes de celles qui abritaient les caches,pour faire croire à la présence de combattants, car la chaleur dégagée atteignait vite desniveaux suffisants pour induire en erreur les capteurs infrarouges des drones.

Les actions de duperie d’Al-Qaïda qui ont floué les Américains sont légion. Outre l’épi-sode des grottes, les auteurs relatent l’histoire du trafiquant de drogue yéménite qui estparvenu à tromper la « section Ben Laden » de la CIA en lui faisant croire qu’il connais-sait le nouveau repaire du chef d’Al-Qaïda au Yémen. Arrêté par le FBI à l’aéroport deDétroit en possession de produits stupéfiants, ce jeune délinquant yéménite, désireuxde se sortir d’une mauvaise passe judiciaire, bluffa les services américains en leur four-nissant des renseignements fantaisistes. Il rapporta de la sorte une myriade de détailssur l’influence de la belle famille de Ben Laden dans les rapports de force entre les tri-bus de la région d’Abyen au Yémen et les multiples caches qu’elle pouvait mettre à dis-position de l’organisation terroriste. Trois agents de la CIA débarquèrent ainsi avecl’informateur yéménite à l’aéroport de Sanâa, la capitale du Yémen. Mais le rusé « col-laborateur » parvint à fausser compagnie à ses « accompagnateurs » américains et à seréfugier dans les mêmes zones tribales inaccessibles aux étrangers, lieu où il avait pré-tendu que Ben Laden se cachait !

La chasse à l’homme a duré dix ans. Elle s’est achevée dans une villa cossued’Abbotabad au Pakistan. Cette ville garnison accueille la prestigieuse académie mili-taire (le Sandhurst pakistanais) et les résidences estivales des officiers les plus influentsdu pays. Elle est donc très bien protégée. Par voie de conséquence, la dernière résidencede Ben Laden bénéficiait ainsi d’un dispositif important de sécurité. Ce paradoxeconfirme la position ambivalente des services de renseignement pakistanais dont onvoit mal comment ils pouvaient ignorer la présence d’un tel locataire. Finalement lechef d’Al-Qaïda s’est fait piéger à son tour par l’obstination de la CIA qui a concentré sonattention sur l’un des messagers de Ben Laden et sur l’une de ses épouses, surveillée parl’Agence américaine, et venue rendre visite à son mari dans sa confortable habitation.

Les documents récupérés dans la demeure d’Abbotabad par le commando américainconstituent une mine de renseignements. Parmi ceux-ci : des vidéos de Ben Laden où,dans les images, étaient masqués des messages par le procédé de la stéganographie (1), letexte fondateur de la doctrine djihadiste, le scénario d’une opération Ormuz visant desnavires américains dans le golfe Persique, une action Air Force One destinée à la des-truction de l’avion présidentiel américain, un « 11 septembre terrestre » comportant desattaques contre des trains et des avions dans des villes américaines plus petites et où lesdispositifs de sécurité seraient moins élaborés que dans les grandes agglomérations, etc.

Les témoignages des deux narrateurs sont impressionnants. Les conclusions qu’ils entirent se projettent sur le futur d’Al-Qaïda après la mort de son icône. Parmi les nom-breuses questions posées, deux retiennent particulièrement l’attention : quels sont les

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(1) Technique de dissimulation qui consiste à faire passer un message dans un autre message ou une image. Elle se dis-tingue de la cryptographie qui consiste à rendre un message inintelligible.

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nouveaux visages de la menace terroriste dans l’ère post-Ben Laden ? Quelle impulsionson successeur, Ayman Al-Zawahiri, tente-t-il de donner à l’internationale djihadistedont l’objectif principal est de reprendre pied sur la scène arabe pour « éviter de voirla cause sacrée du Djihad supplantée par des révoltes populaires impures » ? Quant auxleçons à tirer sur la guerre contre le terrorisme, elles se résument à la nécessité de mettrel’accent sur le démantèlement des sources de financement de la mouvance djihadisteet à la neutralisation des idéologues et prédicateurs qui lui servent de recruteurs. Parailleurs, le manque de résultats probants des bombardements à outrance de l’aviationaméricaine (voulus par l’Administration Bush) prouve que la guerre de l’ombre est deloin préférable dans ce genre de lutte. Dans cette optique, il faut faire davantageconfiance aux moyens humains, tout en prenant garde de ne pas se faire abuser par desinformateurs opportunistes. Dans l’Orient compliqué, les maîtres bluffeurs excellentdans l’art du double langage.

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Pour le général Forray, la guerre n’est pas morte. Ouf ! dirontles militaires, aïe ! les citoyens ordinaires. Le jugement deRaymond Aron sur l’illustre prédécesseur lui convient assez bien :« Clausewitz ne s’interroge pas plus sur l’existence de la guerreque le théologien sur l’existence de Dieu » (1). Ceci dit, qui est

important, ne constitue pas la thèse de l’auteur, que voici : « la défense de la Francen’est pas assurée en l’état ; un effort est nécessaire ; il est possible ». Suit la démonstra-tion, en trois chapitres, les périls (mot préféré à « menaces »), les enseignements stra-tégiques à en déduire, la réponse française.

Les périls ne sont peut-être pas aussi nombreux que l’auteur les voudrait. C’est le« déséquilibre » qui l’inquiète, démographique, économique, stratégique. Le dernier,qui nous concerne directement, nous militaires, recouvre un vaste éventail, de la pro-lifération nucléaire à la guerre spatiale, chimique, bactériologique. Voici pourtant lavraie menace : le terrorisme islamique. Le général eût pu nommer plus clairementl’ennemi, qui est le nôtre depuis le VIIe siècle : l’islam. Ennemi certes, mais c’est d’unchoc de culture qu’il s’agit.

Le dernier chapitre, « La défense de la France », est le plus précis. Il s’appuie sur notredernier Livre blanc (2013) et sur la Loi de programmation qui s’en déduit. Le généralse montre très sévère, ce à quoi l’autorise sa longue expérience comme les postes

Général Gilbert Forray : La défense française face à lamontée des périls ; Économica, 2015 ; 155 pages.

(1) Raymond Aron : Penser la guerre, Clausewitz, T I ; Gallimard, 1976.

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éminents qu’il a occupés. Au reste, sa sévérité n’est que parler-vrai, forme d’expressionsi rare aujourd’hui qu’elle a tôt fait de passer pour provocation. Nos capacités dimi-nuent quand les périls augmentent. La LPM en cours (2014-2019) dévoile d’inquié-tantes dérives, contrats avec des « sociétés de projet » (sic), déflation d’effectifs et car-rières courtes, programmes incertains, dont celui de « nos » porte-avions. Le généralconclut : 20 milliards de plus sont nécessaires. Dernier signe d’alerte, la « civilianisa-tion » de l’administration centrale militaire. La commission du Livre blanc reflète cettetendance. En 2007, sur 35 membres elle ne comptait que 5 généraux… dont aucundes chefs d’état-major, et il fallut attendre 2013 pour que ceux-ci y figurent !

La démonstration du général pourrait paraître abstraite. Elle ne l’est pas. Revient sanscesse sous sa plume la primauté de l’homme. Si les bons sentiments font de la mau-vaise littérature, ils sont nécessaires en stratégie.

Général (2S) Claude Le Borgne

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« Avoir fait campagne baleinière, c’est plus que d’avoir fait laguerre ». Ainsi parle le capitaine Lacroix, expert et témoin des der-niers temps de la marine à voiles. François Garde est aussi unexpert, es-baleines comme son titre l’indique. Il administra cinq

ans les îles Kerguelen et quelques autres îlots perdus dans le Grand Sud de l’océanIndien. Excellent écrivain, il nous dit tout de la baleine, du moins ce qu’on en peutsavoir et qui n’est pas le tout de ce monstre marin, si loin et si proche de nous. Son rirenous est devenu proverbial, en dépit des misères que nous lui avons faites. La couver-ture du livre représente un cachalot dentu, espèce aussi peu aimable que l’orque, cou-sin indigne de la famille. Mais tout est affaire d’échelle et la douce baleine avale toutde même chaque jour quelque 40 millions de crevettes, anonymement regroupées sousle nom discret de plancton. Il n’en faut pas moins pour nourrir ses 150 tonnes, masseprodigieuse que cette lourde nageuse propulse, quand elle est en verve, à 28 nœuds.Taillée pour la course maritime, si elle s’échoue – ce qui arrive qu’elle fasse, pense-t-on,volontairement – elle meurt d’asphyxie, ses poumons n’étant plus aidés par la pressionmarine. Sa chasse, ainsi dite par opposition à la pêche qui se fait à l’aveugle, est uneépopée, superbement chantée par Melville et on ne comprend pas qu’au chapitre 21,l’auteur dise tant de mal de Moby Dick. On sait que nos Basques, à partir de Bayonne,y excellèrent. D’où vient la baïonnette, outil destiné à donner le coup de grâce à leursproies et qui eut ensuite la fortune que l’on sait. Il y a dans ce livre un second person-nage, Jonas, bouffé… par un cachalot. Faisons la paix : qui n’a rêvé de se faire baleineet de participer aux migrations matrimoniales, de l’Antarctique aux tropiques ?

Général (2S) Claude Le Borgne

François Garde : La baleine dans tous ses états ;Gallimard, 2015 ; 210 pages.

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(semaine 19 : naissance d’André Masséna le 3 mai 1758)

Paul Deschamps : « Les croisades et la première France d’outre-mer » (février 1940)(semaine 20 : début du siège de Nicée le 14 mai 1097)

Nollet : « La Légion d’honneur » (février 1940)(semaine 21 : l’ordre national de la Légion d’honneur est institué le 19 mai 1802)

XXX : « Études et Documents – Les bombardements de l’aviation alliée sur l’Allemagne » (mai 1946)

(semaine 22 : raid des 1 000 bombardiers sur Cologne dans la nuit du 30 au 31 mai 1942)

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Crédit photo : O. Debes - Sirpa Terre

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