7
GÉOPOLITIQUE , GÉOÉCONOMIE , GÉOSTRATÉGIE ET SOCIÉTÉS DU MONDE ARABO - MUSULMAN Octobre-Décembre 2015 • 10,95 € Magazine trimestriel • Numéro 28 WWW.MOYENORIENT-PRESSE.COM 3’:HIKROB=^VU^Z[:?a@k@c@i@k"; M 07419 - 28 - F: 10,95 E - RD Une influence en déclin ? Les États-Unis au Moyen-Orient LES FRONTIÈRES DU MOYEN-ORIENT À L’HEURE DE DAECH république islamique d’iran Quel avenir après l’accord sur le nucléaire ? 28 A : 12.50 €, BEL : 12 €, CDN : 16.50 $, CH : 20 FS, D : 12 €, DOM : 11.50 €, MAR : 130 MAD, TOM : 1500 CFP, PORT. Cont. : 12 €

arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

g é o p o l i t i q u e , g é o é c o n o m i e , g é o s t r at é g i e e t s o c i é t é s d u m o n d e a r a b o - m u s u l m a n

Octobre-Décembre 2015 • 10,95 €Magazine trimestriel • Numéro 28

WWW.MO

YENORIENT-PRESSE.COM

3’:HIKROB=^VU^Z[:?a@k@c@i@k";

M 07

419 -

28 - F

: 10,9

5 E - R

D

Une influence en déclin ?

Les États-Unis  au Moyen-Orient

LES FRONTIÈRES DU MOYEN-ORIENT À L’HEURE DE DAECH

république islamique d’iranQuel avenir après l’accord sur le nucléaire ?

28A

: 12.

50 €

, BE

L : 1

2 €,

CD

N :

16.5

0 $,

CH

: 20

FS,

D :

12 €

, DO

M :

11.5

0 €,

MA

R : 1

30 M

AD

, TO

M :

1500

CFP

, PO

RT. C

ont.

: 12

Page 2: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

6 Actualités - Agenda

10 Regard de Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner sur l’Iran

DOSSIER ÉTATS-UNIS 15

16 Repères États-Unis : Cartographie

18 Obama au Moyen-Orient : une diplomatie de l’instant Entretien avec Charles-Philippe David

23 Repères politique : Le lobbying aux États-Unis : quand le Moyen-Orient joue le jeu de Washington Julian Pecquet

26 Les États-Unis et la Syrie : une diplomatie de l’incompréhension Matthieu Rey

32 La révolution égyptienne selon Washington : un soutien aveugle à l’autoritarisme ? Chaymaa Hassabo

38 Repères défense : Quel avenir stratégique pour la Ve flotte américaine à Bahreïn ? Jean-Loup Samaan

42 Les États-Unis et le conflit israélo-arabe : une valse à quatre temps Antoine Coppolani

48 Le Moyen-Orient : la nouvelle « mission » des évangéliques américains Fatiha Kaouès

54 Repères culture : La « diplomatie du hip-hop » : un soft power américain dans les pays musulmans Hisham Aidi

56 Les Arabes et le Moyen-Orient dans le cinéma américain Entretien avec Laurence Michalak

GÉOPOLITIQUE 60

60 L’état des frontières au Moyen-Orient EntretienavecRichardSchofield

66 Le Sud-Liban, un espace structuré par les confrontations Daniel Meier

72 Quelles frontières pour Ninive ? Rapports de force dans une région irakienne stratégique Cyril Roussel

78 Le pont Allenby : la « porte de sortie » des Palestiniens Véronique Bontemps

VILLES 84

84 Métropole du Golfe confessionnalisée : Manama, capitale de Bahreïn Jean-Paul Burdy

BD • LIVRES • WEB 92

SommaireMoyen-Orient no 28 • Octobre-Décembre 2015

60

92

15

84

10

Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015 5

© F

utur

opol

is©

AFP

Pho

to/M

ande

l N

gan

© A

FP P

hoto

/Safi

n H

amed

© S

hutte

rsto

ck/E

ugen

e Se

rgee

UN

Pho

to/M

ark

Gar

ten

Page 3: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

10 Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015

Regard de Mohammad-Reza

Djalili et Thierry Kellner sur l’Iran

Respectivement professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et maître de conférences du département de science politique de l’université libre de Bruxelles (ULB). Ils ont cosigné plusieurs ouvrages, le dernier étant L’Iran (La Boétie, 2013)

© D

R

© D

R

Le 14 juillet 2015, un accord sur le nucléaire iranien été trouvé après douze ans de négociations. Pouvez-vous analyser les principaux points de ce texte ?

L’accord se compose d’un texte central et de cinq annexes : c’est un document de 159 pages très détaillé. En reconnaissant à l’Iran le droit à l’enrichissement de l’uranium, il prévoit la mise en place d’une coopération dans le domaine du nucléaire pacifique et plafonne pendant dix ans le nombre de ses centrifugeuses à 5 060 (contre 19 000). Seuls les modèles les plus anciens sont autorisés. Pendant quinze ans, le pays ne pourra pas conserver sur son territoire plus de 300 kilogrammes d’uranium enrichi à moins de 3,67 % sous forme d’UF6 (hexafluorure d’uranium). L’Agence internationale de l’énergie ato-mique (AIEA) pourra vérifier pendant vingt ans son parc de centrifugeuses et durant vingt-cinq ans sa production de concen-tré d’uranium. L’Iran s’engage à mettre en œuvre et à ratifier le Protocole additionnel, qui permet des inspections de l’AIEA. Toutes les étapes du cycle du combustible et de la filière d’approvisionnement nucléaire seront monitorées. Et Téhéran autorise une enquête sur son programme passé.En contrepartie, les sanctions adoptées par l’Union européenne et les États-Unis visant les secteurs de la finance, de l’énergie et du transport seront levées dès la mise en œuvre par l’Iran de ses engagements, attestée par un rapport de l’AIEA. Ce devrait être fait début 2016. La même procédure sera suivie pour lever les six résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies contre l’Iran depuis 2006. Les mesures liées à la lutte contre la non-prolifération nucléaire contenues dans ces résolutions sont cependant maintenues pendant dix ans ou jusqu’à ce que l’AIEA ait attesté le caractère pacifique du pro-gramme iranien. Si Téhéran ne respecte pas de manière significative l’un ou l’autre de ses engagements, les sanctions seront remises en place quasi automatiquement. Celles relatives aux missiles balistiques et aux importations d’armes offensives sont maintenues.

Les sanctions ont eu un coût important sur la société. Quels ont été leurs effets ? Comment les autorités du pays vont-elles gérer l’ouverture économique ?

On l’oublie souvent, mais structurellement, l’économie iranienne souffre de décennies de mauvaise gestion. Celle-ci serait responsable de 80 % des difficultés économiques de l’Iran (1). Et ses effets ont été renforcés par les conséquences combinées des sanctions et de la chute importante des prix du pétrole. Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, passant de 2,53 millions de barils par jour en 2011 à 1,10 million en 2014, selon l’OPEP, alors que les prix se contractaient, accentuant d’autant les contraintes pesant sur une économie toujours dépendante du secteur pétrolier malgré des essais de diversification. Le coût des sanctions au cours de ces dix dernières années a été évalué à 480 milliards d’euros, soit une année de PIB de l’Iran. L’inflation est montée jusqu’à 45 % en juin 2013, selon le Fonds monétaire international (FMI),

Page 4: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015 11

la valeur de la monnaie nationale a été divisée par trois par rapport au dollar et la récession a été de 6,6 % en 2012. Tout cela a amené à une prise de conscience du coût exorbitant du programme nucléaire.

Avec la signature de l’accord du 14 juillet 2015, les perspectives économiques pourraient s’améliorer. Une partie des avoirs iraniens gelés à l’étranger pourraient être libérés, un montant qui varie de 50 milliards à 150 milliards de dollars selon les estimations. Ce serait une bouffée d’oxygène. Téhéran a laissé entendre qu’il se préparait à ouvrir une « nouvelle page » dans ses relations économiques avec le monde. La compagnie nationale de pétrole (NIOC) prévoit de lancer des appels d’offres pour 40 projets après la levée des sanctions. Les investisseurs internationaux, y compris occidentaux, sont intéressés par les potentialités iraniennes, mais, prudents, il n’est pas sûr qu’ils se précipitent dans le pays (2). C’est pourtant ce que Hassan Rohani espère afin de consolider sa position face à ses critiques conservateurs, en montrant notamment à la population qui l’a porté au pouvoir, mais aussi à ceux qui, au sein de l’élite politique iranienne, restent sceptiques, les dividendes écono-miques que peut produire cet accord.Finalement, étant données ses faiblesses structurelles, la relance réelle de l’économie prendra du temps. Avec la levée des sanctions, elle pourrait croître de 3 à 7 %, ce qui est insuffisant pour réduire le taux de chômage (officiellement de 10,3 % en 2014, mais sans doute plus proche de 20 %). Il ne faut pas non plus oublier que les diverses sanctions pesant sur Téhéran ne seront levées que progressivement et qu’elles pourraient être réimposées en cas de violation de l’accord par l’Iran.

Dans quelle mesure l’Iran représente-t-il un marché économique d’avenir pour les investisseurs dans un Moyen-Orient en crise ?

L’Iran est l’un des derniers grands marchés pas totalement inclus dans l’économie globale et d’où les Occidentaux étaient absents en raison des sanctions. Avec 80,84 millions d’habitants (2014), soit une population plus importante que celles combinées de ses sept voisins du golfe Persique, et une classe moyenne avide de consommer, c’est un marché alléchant dont personne ne souhaite manquer les opportunités. L’Iran jouit d’une position géographique privilégiée. Pays pivot, il relie les zones du golfe Persique et du Moyen-Orient, du Caucase, de la Caspienne, de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud. Il est aussi riche en ressources (pétrole, gaz, minerais…). Ses nécessités d’investissement sont énormes. Rien que dans le secteur des hydrocarbures, il aurait besoin de 230 milliards à 260 milliards de dollars dans les cinq ans à venir. Du côté iranien, l’optimisme est de mise parmi les entrepreneurs. Téhéran a d’ailleurs appelé les compagnies européennes à se préparer à la réouverture de son économie.

« Avec la signature de l’accord du 14 juillet 2015, les perspectives économiques pourraient s’améliorer. […]

Téhéran a laissé entendre qu’il se préparait à ouvrir une « nouvelle page » dans ses relations avec le monde ».

Pour les Iraniens, la fin des sanctions représente la promesse d’un avenir meilleur, chose qu’a comprise le président Hassan Rohani, ainsi que des citoyens américains engagés pour la paix.

© A

FP P

hoto

/Atta

Ken

are

© U

N P

hoto

/Mar

k G

arte

n

© X

inhu

a/Yi

n B

ogu

Page 5: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

12 Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015

Malgré cet optimisme et l’intérêt du marché iranien, il ne faut pas négliger les obstacles majeurs à l’essor de la coopéra-tion économique. Il faut aussi relever la corruption, les lourdeurs bureaucratiques, les difficultés liées au cadre juridique, le protectionnisme et le nationalisme économique – certains secteurs réservés ou fermés à l’investissement étranger –, les risques politiques, etc. Dans son rapport Doing Business 2015, la Banque mondiale classe l’Iran au 130e rang mondial (sur 189) en matière de facilité pour développer les affaires ! Un facteur à garder en mémoire. L’économie iranienne a aussi été considérablement étatisée sous le régime islamique. Certains groupes liés au pouvoir – fondations religieuses, Pasdaran, bassidjis – ont acquis des intérêts et contrôlent de larges parts de l’économie du pays qu’ils ne sont pas près d’abandonner. Ce sont des concurrents redoutables pour tout acteur souhaitant pénétrer le marché iranien. Une transformation structurelle prendra donc du temps.

L’élection du président Hassan Rohani en juin 2013 est-elle le début d’une ouverture intérieure sociale, religieuse et économique ? Quelle est la vision de la frange la plus conservatrice du régime aux accords et peut-elle limiter l’ouverture ?

Contrairement aux espoirs d’amélioration suscités à l’étranger par l’élection du « modéré » Hassan Rohani en 2013 et aux attentes de la population iranienne en matière d’ouverture et de Droits de l’homme, la situation a continué de se dégrader. Un constat amer partagé par le rapporteur spécial de l’ONU qui relevait, en mars 2015, la recrudescence des exécutions capitales (753 personnes en 2014, chiffre le plus élevé depuis douze ans), le renforcement de la censure, l’emprisonnement de journalistes et de militants, les discriminations envers les femmes et les minorités. Difficile de parler dans ces conditions d’« ouverture » du régime.On notera par ailleurs que les conservateurs en Iran n’ont pas manqué de dénoncer l’accord du 14 juillet 2015, dont ils craignent les répercussions à long terme pour l’évolution du régime. Ils se sont ingéniés à jeter le doute sur ses visées réelles, le présentant comme une tentative destinée à accroître le poids des forces pro-occidentales afin d’obtenir in fine un change-ment de régime. Dans ce climat, certains craignent que ce courant ne cherche à répondre de manière radicale à l’ouverture potentielle que l’accord offre à l’Iran en accroissant la pression sur les opposants, les critiques du régime, les démocrates et les intellectuels.

Océan Indien

Golfe d’Oman

GolfePersique

MerCaspienne

MerMéditerranée

Mer Rouge

ARABIESAOUDITE

IRAN 1

OMAN

YÉMEN

Sinaï

Kurdistan

ÉMIRATS ARABES UNIS

TURQUIE

JORDANIEISRAËL 2

2. TERRITOIRESPALESTINIENS

ÉGYPTE

IRAK

SYRIELIBAN

QATAR

BAHREÏN

AZERBAÏDJAN

AZ.

ARMÉNIE

PAKISTAN

AFGHANISTAN

TADJIKISTANTURKMÉNISTAN OUZBÉKISTAN

KOWEÏT INDE

CHINE

Cachemire

BaloutchistanHassa

Meched

BandarAbbas

Karachi

Bouchehr

Tabriz

Arak

Ispahan

NatanzDamas

Amman

Le CaireLe Caire

Bagdad

TéhéranKaboul

Islamabad

AchgabatDouchanbé

Beyrouth

Tel-Aviv

Riyad

Sanaa

Mascate

AbouDhabi

La Mecque

Ankara Erevan

Hérat

Moyen-Orient no 28, 2015 © Areion/CapriVoir aussi Moyen-Orient no 27, p. 38-39

250 km

Influence/ingérence de l’IranInfluence/ingérence de l’Arabie saoudite

Pays disposant de l’arme nucléaire

Pays ayant des centrales nucléaires,construites ou en projet

La menace chiite vue d’Arabie saouditeLa menace sunnite vue d’Iran

Site nucléaire majeur en Iran

Géopolitique régionale et course à l’atome

Sources : Rédaction de Moyen-Orient, 2015 ; CNRS, Mondes iranien etindien, 2015 ; Manuel d’histoire critique, Le Monde diplomatique,

2014 ; Bruno Tertrais, Fondation pour la recherche stratégique, 2013

1. Pays considéré capabled’acquérir l’arme nucléaire

Territoires de conflits

Une guerre froide saoudo-iranienne au Moyen-Orient ?

Page 6: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015 13

Regard de Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner sur l’Iran

Se dirige-t-on vers une normalisation des relations avec les États-Unis, à laquelle s’oppose une partie importante de la classe politique américaine ?

Si la signature de l’accord du 14 juillet 2015 marque une étape essentielle dans la reprise du dialogue entre Washington et Téhéran, le processus de rétablissement de rapports bilatéraux normalisés sera long et semé d’embûches, tant la méfiance a dominé leurs relations depuis 1979. Un sondage d’opinion réalisé aux États-Unis et publié en juillet 2015 montre que la normalisation est un horizon encore lointain (3). Parmi les 79 % d’Américains qui ont entendu parler de l’accord, seuls 38 % l’approuvent, tandis que 48 % le désapprouvent (14 % n’ont pas d’opinion). Les républicains y sont plus hostiles que les démocrates, mais même chez ces derniers, un quart le désapprouve. De nombreux Américains restent donc méfiants et doutent de l’engagement de Téhéran à le respecter. En ce qui concerne l’évolution des rapports des deux pays, l’opinion américaine est divisée : 42 % de ceux qui ont entendu parler de l’accord disent qu’il y aura peu de changements dans les liens bilatéraux, contre 28 % qui pensent que les relations vont se dégrader, et 25 %, au contraire, qu’elles s’amélioreront.

Les monarchies arabes du Golfe craignent de perdre la protection américaine, ainsi qu’une partie de leur domination économique dans la région. Ces peurs sont-elles fondées ? N’existe-t-il pas des points de convergence entre Téhéran et Riyad ?

Il est peu probable que les États-Unis abandonnent leur soutien aux monarchies pétrolières pour un rapprochement incertain avec le régime iranien. Ce que ces pays craignent, c’est la montée en puissance sur le plan économique de l’Iran, qui pourrait éventuellement contribuer au renforcement de son budget militaire (2,3 % du PIB en 2014). Mais même dans ce cas, il sera difficile pour Téhéran de consacrer des sommes comparables à celles de ses voisins des rives sud du golfe Persique – l’Arabie saoudite accorde 10,8 % de son PIB aux dépenses militaires en 2014. Quant aux Américains, ils seraient ravis d’un rappro-chement irano-saoudien qui leur permettrait d’appuyer leur stratégie dans la zone sur deux piliers, comme ce fut le cas dans les années 1970. En ce qui concerne les intérêts communs saoudo-iraniens, la lutte contre l’organisation de l’État islamique peut entrer dans cette catégorie à condition que les deux pays atteignent un modus vivendi dans leurs rapports et mettent un terme à la guerre froide qui les oppose depuis le déclenchement des « printemps arabes ».

On considère que Téhéran dirige un « arc chiite » au Moyen-Orient. Cette grille de lecture confessionnelle n’est-elle pas en contradiction avec la volonté de l’Iran de s’affirmer comme un pilier de stabilité ?

Il ne fait aucun doute que l’Iran a contribué à la création du Hezbollah au Liban, mais il n’est pas à l’origine des fai-blesses de l’État libanais qui ont permis l’édification de cette milice chiite plus puissante que les forces armées nationales.

Août 2002Des dissidents iraniens révèlent un programme secret d’enrichissement d’uranium sur les sites de Natanz et Arak

Rapprochement Tensions

Février 2003Le président iranien Mohammad Khatami (1997-2005) reconnaît l’existence du sitede Natanz, mais assure que le nucléaire sera civilJuin 2003La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni (groupe UE-3) entament des négociations avec l’Iran, auxquelles les États-Unis refusent de participerOctobre 2003Accord de Téhéran entre l’Iran et le groupe UE-3. L’Iran suspend son programme d’enrichissement d’uraniumAoût 2005Mahmoud Ahmadinejad est élu présidentJuin 2006La Chine, la Russie et les États-Unis rejoignent les trois pays européens déjà engagés dans les négociations, formant ainsi le groupe 5+1

Décembre 2006 - juin 2010Le conseil de sécurité de l’ONU approuve, à quatrereprises, des sanctions progressives envers l’Iran

Juillet 2006Première résolution du Conseil de sécurité, qui demande à l’Iran de suspendre son programme nucléaire

Janvier 2012L’AIEA affirme que l’uranium iranien est enrichi à 20 %

Juillet 2012L’Union européenne interdit l’importationde pétrole iranien et décide d’un gel des avoirsde la banque centrale d’Iran dans l’UE

Mars 2013Les États-Unis et l’Iran entamentdes discussions secrètes à Oman

Juin 2013Élection à la présidence iranienne de Hassan Rohani, ex-négociateur du dossier nucléaire

14 juillet 2015Signature d’un accord définitif

Chronologie du dossier nucléaire iranien

Douze ans de négociations, et après ?

Sources : Bijan Khajehpour, « The Economic Significance of the Nuclear Deal for Iran », Wilson

Center, juin 2015 ; Rédaction de Moyen-Orient, 2015

Été 2010Cyberattaque menée par les États-Unis et Israël contre la centrale de Natanz : un cinquième des centrifugeuses est mis hors service

Moy

en-O

rient

no 2

8, 2

015

© A

reio

n/Ca

pri

Revenus des exportations de pétrole iranienEn milliards de dollars

Taux de chômage officielEn pourcentage de la population active

Croissance du PIBEn pourcentage

Prévisions… … avec l’accord… sans l’accord

2011-2012

2012-2013

2013-2014

2014-2015

2015-2016

2016-2017

2017-2018

15

86420

-2-4-6

80

60

40

20

10

5

0

0

Page 7: arabo Les États-Unis - ULB - REPIrepi.ulb.ac.be/sites/default/files/regard_mo28.pdf · Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux, ... l’optimisme est de

14 Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015

Regard de Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner sur l’Iran

Des partisans houthistes manifestent dans les

rues de Sanaa, la capitale du Yémen, le

11 février 2015.

© A

FP P

hoto

/Moh

amm

ed H

uwai

s

Téhéran n’est pas à l’origine de la guerre civile syrienne. Il s’y est impliqué au départ, à la fois pour défendre le régime de Bachar al-Assad et pour tenter de conserver son rôle d’acteur important dans les affaires du Levant. En Irak, il est devenu un acteur de premier ordre grâce à l’intervention américaine de 2003 qui a porté les chiites au pouvoir à Bagdad et non en raison de l’efficacité de sa politique étrangère. À Bah-reïn, le soulèvement de la majorité chiite relève du contexte local et des « printemps arabes » plutôt que d’une opération menée par Téhéran. De même au Yémen : si l’Iran aide financièrement les houthistes et leur livre de l’armement depuis 2009, c’est le contexte local qui explique la prise de Sanaa, en septembre 2014, par ce mouvement plutôt que le rôle iranien.La mise en place de facto de ce que certains ont baptisé le « croissant chiite » relève donc davantage de circonstances favorables bien exploitées par Téhéran que d’une véritable stratégie. Cette « construction » est fragile. Les chiites, minoritaires dans le monde musulman et même à la seule échelle du Moyen-Orient, sont très

fragmentés. L’alignement de Téhéran sur les causes chiites – même s’il tente de s’en défendre – a fait tomber sa politique étrangère dans le piège du sectarisme qu’elle avait pourtant longtemps réussi à éviter, l’Iran se présentant non pas comme une république « chiite », mais comme le meilleur soutien à l’unité islamique et le champion de la lutte des masses musul-manes contre l’« arrogance mondiale » et les régimes musulmans liés à l’Occident. Cette situation est dangereuse. Enfermé dans les limites strictes du chiisme, Téhéran ne fait pas le poids face à l’immensité des communautés sunnites. La coloration sectaire de sa politique étrangère couplée à ses ambitions régionales a déjà pour effets contre-productifs de stimuler la résis-tance des populations sunnites en Syrie, en Irak et ailleurs, de rapprocher les puissances régionales, de réduire les rivalités interarabes qu’il pouvait instrumentaliser jusque-là et, au contraire, de fédérer les États arabes sunnites et le monde sunnite en général autour de la crainte de voir l’Iran chiite étendre son influence dans tout le Moyen-Orient. Étant donnée cette situation, on voit mal comment Téhéran pourrait s’affirmer comme un « pilier de la stabilité » pour cette région.

Un « lâchage » du régime de Damas par Téhéran est-il envisageable ?

On peut espérer que la signature de l’accord du 14 juillet 2015 influencera le climat au Moyen-Orient dans le sens d’une « détente » et, partant, permettra une évolution des relations de Téhéran avec son voisinage. Mais il faut être conscient que l’aspect régional de la politique étrangère iranienne ne dépend pas des mêmes personnes que le dossier du nucléaire : tandis que le ministère des Affaires étrangères et le président s’occupent du second, le premier relève des Gardiens de la révolu-tion. Seule une transformation profonde du régime pourrait modifier cet état de fait.Depuis 2011, Téhéran a fait le pari du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Son im-plication en Syrie a été massive et son influence s’est accrue dans le pays, créant par là même de nouveaux intérêts. À la suite de revers militaires enregistrés par Damas au début de l’année 2015, Téhéran a intensifié son assistance par l’intermédiaire de ses relais irakiens et du Hezbollah libanais. En juin 2015, il annonçait la signature d’un pacte de défense avec Damas au titre duquel plusieurs milliers de combattants auraient été déployés. En juillet, il lui a accordé un milliard de dollars de crédit supplémentaire pour soutenir son économie moribonde. L’Iran a donc pris des gages pour asseoir son influence en Syrie et s’assurer qu’il sera tenu compte de ses intérêts lors d’une éventuelle négociation sur l’avenir de ce pays. Dans ces conditions et vu le prix élevé payé par Téhéran sur le terrain, un « lâchage » de Bachar al-Assad ne semble pas être envisagé à court terme. Et il ne se fera pas sans contre-parties importantes. n

Entretien réalisé par Guillaume Fourmont

••• Notes•••

(1) Bijan Khajehpour, « The Eco-nomic Significance of the Nuclear Deal for Iran », Wilson Center, 2 juin 2015.

(2) Elizabeth Rosenberg et Sara Vakhshouri, « Iran’s Economic Reintegration: Sanctions Relief, Energy, and Economic Growth Under a Nuclear Agreement with Iran », Center for a New American Security, 23 juin 2015.

(3) Pew Research Center, Iran Nu-clear Agreement Meets With Public Skepticism: Little Confidence in Iran’s Leaders to Live Up to Deal,

21 juillet 2015.