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Journal de thérapie comportementale et cognitive (2011) 21, 69—70 ÉDITORIAL Anxiétés d’hier et de demain Anxieties of the past and of the future « Angoisse viscérale, indomptable, envahissante : n’importe quoi, nouvelles ou souvenirs, prend des proportions inusi- tées, comme s’il s’agissait de catastrophes inouïes. Des vétilles promues au rang de réalité cosmique. Tout se mue en angoisse, tout est angoisse. Je suis manœuvré par elle, comme un rien du tout, comme un insecte. Sentiment d’intolérable humiliation... » Dans ce passage de ses Cahiers [1], Cioran nous rap- pelle à sa manière acide et radicale le poids énorme de l’anxiété, ainsi que l’extrême difficulté de s’en affranchir, malgré la conscience claire de son caractère excessif et déraisonnable. Longtemps, les troubles anxieux ont été sous-estimés en tant que pathologies : l’anxiété sociale était confondue avec la timidité, l’anxiété généralisée avec les simples sou- cis, les phobies avec de banales appréhensions que l’on écoutait trop ; tandis que le stress post-traumatique et le trouble obsessionnel—compulsif étaient eux soigneusement tenus secrets par des patients ravagés de honte. Depuis les années 1960, le monde de la médecine et de la psychologie les prennent davantage en compte, et surtout en charge. Voilà un demi-siècle que médicaments (antidépresseurs et anxiolytiques) et psychothérapies (principalement les TCC) représentent un apport considérable pour soulager et soi- gner les patients souffrant de pathologies anxieuses. Le but de ces traitements était de réduire les symptômes, et si possible de les faire disparaître. Mais nous nous trouvons aujourd’hui à une nouvelle croi- sée des chemins en ce qui concerne la prise en charge des troubles anxieux. Nous nous sommes aperc ¸us que chez un certain nombre de patients, les symptômes ne faisaient que reculer ; chez eux, les TCC permettent d’atteindre un niveau de fonctionnement quotidien acceptable, mais ne les mettent pas à l’abri complet d’une récurrence de leur mal. D’où la quête de nouveaux outils de soin, et peut-être de nouveaux paradigmes. Du côté médicamenteux, la recherche actuelle sur de nouvelles molécules de l’anxiolyse, bien que n’ayant pas encore abouti à des traitements disponibles, permet d’imaginer d’intéressants lendemains ; comme par exemple dans le cas de la D-cyclosérine, ce médicament antituber- culeux qui dope l’efficacité des séances d’exposition [2]. De manière générale, les TCC ne pourront plus ignorer les avan- cées effectuées dans le domaine de la neuropharmacologie et des neurosciences, et devraient beaucoup progresser grâce aux recherches dites « translationnelles » [3]. Dans le domaine psychothérapique, le courant qu’il est désormais habituel d’appeler la « troisième vague » des TCC (après la vague comportementale des années 1960 et la vague cognitive des années 1980) s’apprête lui aussi à apporter son lot de changements, qui pourraient être des bouleversements, dans nos fac ¸ons de soigner les patients anxieux [4]. Les nouvelles approches de ce courant, et notamment la méditation de pleine conscience (MBSR ou MBCT), ou les thérapies d’acceptation et d’engagement (ACT) abordent notamment une dimension que les TCC classiques avaient tendance à négliger : la vulnérabilité chronique et les récurrences. Reconnaissant qu’il y a des symptômes et des difficultés que les efforts volontaires, même adaptés, ne pourront faire reculer, ces approches nouvelles encouragent les patients au discernement, rappe- lant la célèbre Prière de Sérénité 1 : « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter ce que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux changer, et la sagesse d’en connaître la différence... ». Les approches de troisième vague mélangent souvent les genres : psychothérapies, certes, mais colorées d’éléments de régulation émotionnelle, d’acceptation et de sagesse personnelle. Colorées aussi d’écologie : ne faut-il pas, 1 Souvent attribuée par erreur à tel ou tel auteur stoïcien, elle semble en fait avoir été conc ¸ue par Reinhold Niebuhr (1892—1971), théologien protestant nord-américain qui inspira notamment Barack Obama. Elle a été popularisée par les Alcooliques Anonymes, qui en ont fait un de leurs outils de travail psychologique et spirituel. 1155-1704/$ – see front matter © 2011 Association franc ¸aise de thérapie comportementale et cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.jtcc.2011.06.001

Anxiétés d’hier et de demain

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Journal de thérapie comportementale et cognitive (2011) 21, 69—70

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Anxiétés d’hier et de demainAnxieties of the past and of the future

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1 Souvent attribuée par erreur à tel ou tel auteur stoïcien, elle

« Angoisse viscérale, indomptable, envahissante : n’importequoi, nouvelles ou souvenirs, prend des proportions inusi-tées, comme s’il s’agissait de catastrophes inouïes. Desvétilles promues au rang de réalité cosmique. Tout se mueen angoisse, tout est angoisse. Je suis manœuvré par elle,comme un rien du tout, comme un insecte. Sentimentd’intolérable humiliation. . . »

Dans ce passage de ses Cahiers [1], Cioran nous rap-pelle à sa manière acide et radicale le poids énorme del’anxiété, ainsi que l’extrême difficulté de s’en affranchir,malgré la conscience claire de son caractère excessif etdéraisonnable.

Longtemps, les troubles anxieux ont été sous-estimésen tant que pathologies : l’anxiété sociale était confondueavec la timidité, l’anxiété généralisée avec les simples sou-cis, les phobies avec de banales appréhensions que l’onécoutait trop ; tandis que le stress post-traumatique et letrouble obsessionnel—compulsif étaient eux soigneusementtenus secrets par des patients ravagés de honte. Depuis lesannées 1960, le monde de la médecine et de la psychologieles prennent davantage en compte, et surtout en charge.Voilà un demi-siècle que médicaments (antidépresseurs etanxiolytiques) et psychothérapies (principalement les TCC)représentent un apport considérable pour soulager et soi-gner les patients souffrant de pathologies anxieuses. Le butde ces traitements était de réduire les symptômes, et sipossible de les faire disparaître.

Mais nous nous trouvons aujourd’hui à une nouvelle croi-sée des chemins en ce qui concerne la prise en chargedes troubles anxieux. Nous nous sommes apercus que chezun certain nombre de patients, les symptômes ne faisaientque reculer ; chez eux, les TCC permettent d’atteindre unniveau de fonctionnement quotidien acceptable, mais ne lesmettent pas à l’abri complet d’une récurrence de leur mal.

D’où la quête de nouveaux outils de soin, et peut-être denouveaux paradigmes.

Du côté médicamenteux, la recherche actuelle surde nouvelles molécules de l’anxiolyse, bien que n’ayant

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1155-1704/$ – see front matter © 2011 Association francaise de thérapie comportedoi:10.1016/j.jtcc.2011.06.001

as encore abouti à des traitements disponibles, permet’imaginer d’intéressants lendemains ; comme par exempleans le cas de la D-cyclosérine, ce médicament antituber-uleux qui dope l’efficacité des séances d’exposition [2]. Deanière générale, les TCC ne pourront plus ignorer les avan-

ées effectuées dans le domaine de la neuropharmacologiet des neurosciences, et devraient beaucoup progresserrâce aux recherches dites « translationnelles » [3].

Dans le domaine psychothérapique, le courant qu’il estésormais habituel d’appeler la « troisième vague » desCC (après la vague comportementale des années 1960 et

a vague cognitive des années 1980) s’apprête lui aussi àpporter son lot de changements, qui pourraient être desouleversements, dans nos facons de soigner les patientsnxieux [4]. Les nouvelles approches de ce courant, etotamment la méditation de pleine conscience (MBSR ouBCT), ou les thérapies d’acceptation et d’engagement

ACT) abordent notamment une dimension que les TCClassiques avaient tendance à négliger : la vulnérabilitéhronique et les récurrences. Reconnaissant qu’il y a desymptômes et des difficultés que les efforts volontaires,ême adaptés, ne pourront faire reculer, ces approches

ouvelles encouragent les patients au discernement, rappe-ant la célèbre Prière de Sérénité1 : « Mon Dieu, donnez-moia sérénité d’accepter ce que je ne peux changer, le couragee changer les choses que je peux changer, et la sagesse d’enonnaître la différence. . . ».

Les approches de troisième vague mélangent souvent les

emble en fait avoir été concue par Reinhold Niebuhr (1892—1971),héologien protestant nord-américain qui inspira notamment Barackbama. Elle a été popularisée par les Alcooliques Anonymes, qui ennt fait un de leurs outils de travail psychologique et spirituel.

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nalement, arriver à tolérer un certain degré d’anxiété,actiser avec elle, un peu comme on tolère certainesmauvaises herbes » dans son jardin au lieu de chercher àout vouloir arracher ou éradiquer avec des herbicides ou desfforts épuisants et toujours à recommencer ? Alors, logi-uement, ce mélange des genres ne manque pas de susciteres critiques, parfois vigoureuses [5]. Par exemple à propose l’acceptation : n’était-ce pas autrefois le discours dessychanalystes, qui semblaient justifier ainsi leur manquee résultats sur les symptômes ? La sagesse ne serait-elleue de la paresse ? Et faut-il en rester à une vision puret dure des TCC ? Ou accepter qu’elles évoluent au pointe devenir méconnaissables à un Wolpe ou un Beck, duoment qu’elles restent fidèles à leur nature profonde deméthodes de soins empiriquement validées » ? La réponseans quelques années, sans doute ; mais d’ici là, la réflexiont les discussions, et les expérimentations sur le terraineront passionnantes. . .

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-ion avec cet article.

Éditorial

éférences

1] Cioran E. Cahiers 1957—1972. Paris: Gallimard; 1997 [p. 602].2] Voir par exemple les essais en cours sur le site US :

http://clinicaltrials.gov/ct2/results?term=d+cycloserine.3] Hofmann SG. Enhancing exposure-based therapy from

a translational research perspective. Behav Res Ther2007;45(9):1987—2001.

4] Liénard Y. Pour une sagesse moderne. Les psychothéra-pies de 3e génération. Paris: Odile Jacob; 2011 [pour lespatients]. Cottraux J (éditeur). Thérapie cognitive et émo-tion. La troisième vague. Paris: Masson; 2007 [pour lesthérapeutes].

5] Öst LG. Efficacy of the third wave of behavioral thera-pies: a systematic review and meta-analysis. Behav Res Ther2008;46(3):296—321.

Christophe AndréService hospitalo-universitaire, centre hospitalier

Sainte-Anne, 7, rue Cabanis,75674 Paris cedex 14, France

Adresse e-mail : [email protected]

16 mai 201115 juin 2011

Disponible sur Internet le 24 aout 2011