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ACHILLES TATIUS,  Leucippé et Clitophon, livre I 1 / 7 ACHILLES TATIUS, Leucippé et Clitophon, livre I F : Du Perron de Castera L.A.,  Amours de Clitophon et de Leucippe  , 1733 http://books.google.fr/books?id=Kgw7AAAAcAAJ LES AMOURS DE LEUCIPPÉ ET DE CLITOPHON - LIVRE PREMIER 1 Sur les côtes d'Assyrie s'élève la fameuse ville de Sidon, que les Phéniciens reconnaissent pour leur capitale, et d'où les Thébains tirent leur origine. Ses murs forment un croissant qui, dans son vaste sein, embrasse deux ports liés l'un à l'autre par une étroite embouchure, où l'eau s'insinue imperceptiblement. Dans celui qui s'avance le plus vers la mer, les vaisseaux trouvent en été un asile agréable; le second leur ouvre un refuge assuré contre les orages qui, pendant l'hiver, règnent sur l'empire des ondes. La tempête m'avait jeté sur ces bords paisibles. Mon premier soin fut de me rendre au pied des autels de la puissante Astarté, qui est la déesse tutélaire des Phéniciens, et je lui offris le sacrifice que les voyageurs échappés du naufrage ont coutume de lui présenter. Ensuite je m'amusai à parcourir la ville. J'en examinais avec attention les raretés et les richesses; rien ne se dérobait à mes regards curieux. Un jour que j'étais entré dans un temple magnifique, dont la voûte et les colonnes étaient parées de diverses offrandes, j'y remarquai un tableau qui représentait le territoire de Sidon, la mer phénicienne et la fable d'Europe. Dans ce tableau, la terre offrait aux yeux une prairie qui était ornée des plus agréables présents de Crêtê. L'art paraissait y seconder la nature; le narcisse, la rose et le myrthe brillaient dans des plates-bandes dont l'arrangement n'ôtait rien aux charmes de la variété. D'espace en espace, l’œil rencontrait des arbres qui, par leur entrela cement mutuel, formaient un dôme vert, où les fleurs étaient à l'abri des injures du temps. Le peintre avait poussé sa délicatesse et son exactitude jusqu'à répandre sous ces riants berceaux une ombre qui s'éclaircissait plus ou moins, suivant que les rayons du soleil pénétraient au travers des feuillages. Dans le lointain, on apercevait des roseaux qui bordaient la campagne et qui semblaient lui servir de couronne. Enfin il jaillissait de terre une fontaine d'eau vive et pure, qui, s'écartant de sa source par différents canaux, et se repliant plusieurs fois sur elle-même, arrosait de tous côtés cet aimable séjour. Loin de la mer, le pinceau avait représenté quelques jeunes filles qui folâtraient et qui erraient à l'aventure dans cette plaine délicieuse. Plusieurs autres s'étaient attroupées sur le rivage : celles-ci paraissaient accablées d'une profonde tristesse; leurs têtes étaient couronnées de fleurs ; leurs cheveux, épars sur leurs épaules, voltigeaient au gré du vent ; elles avaient le visage pâle, les joues tant soit peu retirées par un mouvement d'effroi, les lèvres entr'ouvertes comme pour gémir, les mains et les yeux douloureusement tournés vers les flots, la robe retroussée jusqu'aux genoux, et les jambes toutes nues. On connaissait à leur attitude qu'elles s'étaient avancées vers le bord de l'eau pour courir après Zeus, qui, sous la figure d'un taureau, enlevait la belle Europe; mais leur front timide témoignait en même temps que, si elles chérissaient leur princesse, elles ne craignaient pas moins la mort: leur frayeur les arrêtait, et l'onde ne mouillait que leurs pieds. La mer était peinte de deux couleurs: vers le bord, la proximité du sable lui donnait un oeil jaunâtre; dans l'éloignement, le ciel, qui s'y mirait sans nuages, la faisait paraître bleue. Les vagues se brisaient contre des rochers et couvraient d'écume leur cime orgueilleuse. Au milieu des flots nageait le taureau triomphant. Il tournait sa course vers l'île de Crète; l'onde se soulevait à gros  bouillons et s'entrouvrait pour lui livrer passage. L'aimable Europe était assise sur son dos, non pas comme on a coutume de se tenir à cheval, mais les deux jambes d'un même côté. Elle était habillée d'une étoffe fine, légère et transparente, qui ne donnait de plaisir aux yeux qu'autant qu'il en fallait pour ménager leur occupation. Les dauphins bondissaient autour du taureau ; un essaim de petits Eros l'accompagnait en folâtrant ; séduit par la douce imposture de l'art, suivait leurs mouvements et leur badinage. Eros, le carquois sur l'épaule, tenant d'une main son redoutable flambeau, et traînant de l'autre le ravisseur enchaîné, semblait exprimer sa joie par le battement de ses ailes ; il avait la tête tournée vers le dieu travesti et le regardait avec un sourire malin, comme s'applaudissant d'avoir contraint le maître du monde à rabaisser sa grandeur sous cette étrange métamorphose.

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  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

    F : Du Perron de Castera L.A., Amours de Clitophon et de Leucippe, 1733

    http://books.google.fr/books?id=Kgw7AAAAcAAJ

    LES AMOURS DE LEUCIPP ET DE CLITOPHON - LIVRE PREMIER

    1 Sur les ctes d'Assyrie s'lve la fameuse ville de Sidon, que les Phniciens reconnaissent

    pour leur capitale, et d'o les Thbains tirent leur origine. Ses murs forment un croissant qui, dans son

    vaste sein, embrasse deux ports lis l'un l'autre par une troite embouchure, o l'eau s'insinue

    imperceptiblement. Dans celui qui s'avance le plus vers la mer, les vaisseaux trouvent en t un asile

    agrable; le second leur ouvre un refuge assur contre les orages qui, pendant l'hiver, rgnent sur

    l'empire des ondes. La tempte m'avait jet sur ces bords paisibles. Mon premier soin fut de me rendre

    au pied des autels de la puissante Astart, qui est la desse tutlaire des Phniciens, et je lui offris le

    sacrifice que les voyageurs chapps du naufrage ont coutume de lui prsenter. Ensuite je m'amusai

    parcourir la ville. J'en examinais avec attention les rarets et les richesses; rien ne se drobait mes

    regards curieux. Un jour que j'tais entr dans un temple magnifique, dont la vote et les colonnes

    taient pares de diverses offrandes, j'y remarquai un tableau qui reprsentait le territoire de Sidon, la

    mer phnicienne et la fable d'Europe. Dans ce tableau, la terre offrait aux yeux une prairie qui tait

    orne des plus agrables prsents de Crt. L'art paraissait y seconder la nature; le narcisse, la rose et

    le myrthe brillaient dans des plates-bandes dont l'arrangement n'tait rien aux charmes de la varit.

    D'espace en espace, lil rencontrait des arbres qui, par leur entrelacement mutuel, formaient un

    dme vert, o les fleurs taient l'abri des injures du temps. Le peintre avait pouss sa dlicatesse et

    son exactitude jusqu' rpandre sous ces riants berceaux une ombre qui s'claircissait plus ou moins,

    suivant que les rayons du soleil pntraient au travers des feuillages. Dans le lointain, on apercevait

    des roseaux qui bordaient la campagne et qui semblaient lui servir de couronne. Enfin il jaillissait de

    terre une fontaine d'eau vive et pure, qui, s'cartant de sa source par diffrents canaux, et se repliant

    plusieurs fois sur elle-mme, arrosait de tous cts cet aimable sjour. Loin de la mer, le pinceau avait

    reprsent quelques jeunes filles qui foltraient et qui erraient l'aventure dans cette plaine dlicieuse.

    Plusieurs autres s'taient attroupes sur le rivage : celles-ci paraissaient accables d'une profonde

    tristesse; leurs ttes taient couronnes de fleurs ; leurs cheveux, pars sur leurs paules, voltigeaient

    au gr du vent ; elles avaient le visage ple, les joues tant soit peu retires par un mouvement d'effroi,

    les lvres entr'ouvertes comme pour gmir, les mains et les yeux douloureusement tourns vers les

    flots, la robe retrousse jusqu'aux genoux, et les jambes toutes nues. On connaissait leur attitude

    qu'elles s'taient avances vers le bord de l'eau pour courir aprs Zeus, qui, sous la figure d'un

    taureau, enlevait la belle Europe; mais leur front timide tmoignait en mme temps que, si elles

    chrissaient leur princesse, elles ne craignaient pas moins la mort: leur frayeur les arrtait, et l'onde ne

    mouillait que leurs pieds. La mer tait peinte de deux couleurs: vers le bord, la proximit du sable lui

    donnait un oeil jauntre; dans l'loignement, le ciel, qui s'y mirait sans nuages, la faisait paratre bleue.

    Les vagues se brisaient contre des rochers et couvraient d'cume leur cime orgueilleuse. Au milieu des

    flots nageait le taureau triomphant. Il tournait sa course vers l'le de Crte; l'onde se soulevait gros

    bouillons et s'entrouvrait pour lui livrer passage. L'aimable Europe tait assise sur son dos, non pas

    comme on a coutume de se tenir cheval, mais les deux jambes d'un mme ct. Elle tait habille

    d'une toffe fine, lgre et transparente, qui ne donnait de plaisir aux yeux qu'autant qu'il en fallait

    pour mnager leur occupation. Les dauphins bondissaient autour du taureau ; un essaim de petits

    Eros l'accompagnait en foltrant ; sduit par la douce imposture de l'art, suivait leurs mouvements et

    leur badinage. Eros, le carquois sur l'paule, tenant d'une main son redoutable flambeau, et tranant

    de l'autre le ravisseur enchan, semblait exprimer sa joie par le battement de ses ailes ; il avait la tte

    tourne vers le dieu travesti et le regardait avec un sourire malin, comme s'applaudissant d'avoir

    contraint le matre du monde rabaisser sa grandeur sous cette trange mtamorphose.

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    2 Charm de la beaut de ce tableau, et surtout de l'nergie qui brillait dans l'attitude de Eros,

    je ne pus m'empcher de m'crier avec transport : Est-ce donc ainsi que les cieux, la terre et l'onde

    obissent aux lois d'un enfant? Un jeune homme bien fait, qui se trouva par hasard auprs de moi,

    entendit ces paroles. Oui, me dit-il, cet enfant est le souverain arbitre des dieux et des mortels. J'en

    pourrais rendre un tmoignage certain aprs toutes les traverses que ses caprices m'ont suscites.

    De quelle nature, lui rpliquai-je alors, peuvent tre vos disgrces? Votre physionomie annonce un

    favori dEros. Que me demandez-vous? reprit-il. Mes aventures sont si singulires, que le rcit vous

    en paratra fabuleux. Ce discours ne fit que redoubler ma curiosit. Au nom de Zeus, poursuivis-je

    avec empressement, au nom de Eros mme, ne me refusez pas la satisfaction que j'attends de votre

    complaisance. Quelque merveilleuse que soit votre histoire, votre bouche l'accrditera, et je l'couterai

    avec plaisir. A ces mots, je le menai dans un bocage voisin, o s'levaient plusieurs platanes touffus.

    Un ruisseau d'eau claire et frache entretenait leur verdure et leur prtait sans cesse de nouveaux

    appas. J'obligeai mon inconnu s'asseoir sur l'herbe et, m'tant plac ct de lui : Commencez, lui

    dis-je, et daignez contenter mes dsirs. Ce sjour dlicieux vous y invite ; il semble fait pour tre

    confident des secrets dEros.

    3 Alors je me tus, et il parla en ces termes : Ma famille est phnicienne d'origine. Tyr est ma

    patrie. Je m'appelle Clitophon, et l'auteur de mes jours Hippias. Sostratos, mon oncle, est son frre du

    ct paternel ; mais ils sortent de deux mres diffrentes : celle de Sostratos tait Byzantine, et celle

    d'Hippias, Tyrienne. Mon pre a fix son sjour dans la ville de Tyr; Sostratos demeure Byzance, o

    l'attachent les grands biens que sa mre lui a laisss en partage. Jamais je n'ai vu la mienne : une mort

    prmature me l'enleva pendant que j'tais au berceau. Quelque temps aprs, mon pre pousa une

    seconde femme, dont il a eu une fille, nomme Calligone, qu'il voulait unir mon sort par les nuds

    du mariage; mais le destin, plus puissant que les hommes, m'en rservait une autre. J'tais parvenu

    dix-neuf ans. On se prparait clbrer mes noces. Ma fortune ouvrit alors la scne ses caprices.

    Souvent les dieux nous dveloppent en songe les mystres de l'avenir, non pas pour nous obliger

    prendre des mesures contre les accidents qui nous menacent, car personne n'lude la volont du ciel;

    leur unique dessein est de mnager notre faiblesse et de nous inspirer une gnreuse constance. Les

    maux trop soudains surprennent l'esprit et terrassent la fermet du cur ; ceux qu'on prvoit sont

    moins cruels, on contracte insensiblement avec eux une familiarit qui adoucit leur amertume. Une

    nuit, que je languissais dans les bras du sommeil, il me sembla que j'tais li avec une jeune fille; nous

    faisions deux corps depuis la tte jusqu' la ceinture, le reste n'en formait qu'un. En mme temps, je

    crus voir une femme d'une grandeur dmesure; son visage tait rude et terrible, la colre tincelait

    dans ses yeux, des vipres affreuses lui tenaient lieu de chevelure, sa main droite tait arme d'un

    cimeterre, et sa gauche d'un flambeau dont la funeste lueur m'pouvantait. Ce spectre approcha de

    nous avec fureur et, tranchant d'un coup de son fer redoutable les nuds qui nous unissaient, spara

    mon corps d'avec celui de la jeune fille. Je me rveillai, saisi d'horreur et d'effroi. Ces images sinistres

    laissrent dans mon esprit une tristesse que je ne pouvais dissiper. Cependant je n'en parlai

    personne : j'avais honte d'tre si sensible aux impressions d'un songe. Mon pre reut environ vers ce

    temps-l une lettre de Byzance. Elle tait de mon oncle Sostratos, et conue peu prs en ces termes :

    Mon cher Frre, je vous envoie ma fille Leucippe, et Panthie, mon pouse. La guerre que les Thraces

    dclarent aux Byzantins m'oblige vous confier ces gages de ma tendresse. Conservez-les-moi

    prcieusement jusqu'au retour de la paix. Adieu.

    4 Ayant lu cette lettre, mon pre se rendit promptement au port. Peu de temps aprs, il revint

    avec un grand nombre de domestiques, qui suivaient la femme et la fille de Sostratos. Cette jeune

    personne attirait les regards par la magnificence de ses habits, et encore plus par l'clat de ses

    charmes. Ds que je l'aperus, je crus voir la belle Europe avec tous les attraits qui lui assujettirent le

    cur de Zeus. Sa taille tait noble, dgage et bien prise; ses yeux, fiers et sans rudesse; ses cheveux

    blonds et friss; ses sourcils noirs; son visage, d'une extrme blancheur, except vers le milieu des

    joues, o la nature s'tait plu tendre une couche de vermillon plus vif que la pourpre de Lydie ne le

    parat sur l'ivoire ; enfin ses lvres ressemblaient une rose qui commence s'panouir. Mon repos et

    ma libert ne purent tenir contre tant de charmes: il n'est point de flche aussi perante que la beaut;

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    elle pntre par les yeux jusqu'au fond du cur, et ses traits y portent une blessure que l'art ne gurit

    point. Admirer Leucippe, contempler ses appas avec une profonde surprise, exprimer le feu de mon

    me par celui de mes regards, craindre qu'on ne remarqut mon trouble, ouvrir la bouche pour parler

    et ne rien dire, trembler et palpiter sans en savoir la cause, tout cela ne fut pour moi que l'affaire d'un

    moment. Je m'efforais de dtourner mes yeux de cet objet vainqueur, mais ils reprenaient toujours la

    mme route malgr moi. Il fallut enfin leur cder.

    5 Les dames furent conduites dans un appartement prpar pour elles. Lorsque l'heure du

    souper vint, nous nous mmes tous table. On nous plaa, Leucippe et moi, vis--vis l'un de l'autre.

    Ce fut mon pre qui fit cet arrangement. Dans la joie que j'en eus, je me vis sur le point de l'embrasser,

    pour le remercier du plaisir qu'il me procurait. Pendant tout le repas, mes yeux demeurrent attachs

    sur Leucippe. Je n'agissais, je ne parlais que pour attirer les siens sur moi. Le plaisir de lui drober

    quelques regards me tint lieu de souper, car j'oubliai que j'tais table, et je ne mangeai point.

    Lorsqu'on se fut lev, mon pre ayant fait appeler un jeune esclave qui jouait parfaitement du luth, lui

    ordonna de divertir la compagnie. L'esclave obit, et, joignant la douceur de sa voix aux accords de

    son instrument mlodieux, il chanta l'amour d'Apollon pour Daphn, comment ce dieu la poursuivit

    sur les rives du Pne, en lui reprochant ses rigueurs, et comment il tait prt l'atteindre lorsqu'elle

    fut mtamorphose en laurier, dont il se fit une couronne. Cette chanson anima la flamme de mon

    cur. L'histoire des amants affermit les conqutes de l'amour, l'exemple encourage, et, plus on nous le

    propose sous des traits respectables, plus il fait succder d'audace la pudeur timide qui nous servait

    de frein. "Eh quoi ! me disais-je en moi-mme, quel devoir m'oblige combattre ma passion ? Ne

    voil-t-il pas le brillant dieu de la lumire qui se laisse attendrir ? Il aime, il poursuit une nymphe

    fugitive. Suis-je donc plus fort ou plus grand que lui, pour me parer d'une retenue ridicule ?"

    6 La nuit avanait ; les dames nous quittrent. Enivr d'amour et plein de l'image de Leucippe,

    je me retirai dans ma chambre, o mon trouble ne me permit pas de m'abandonner au sommeil. Le

    silence, les tnbres et l'oisivet irritent les blessures de l'esprit aussi bien que celles du corps. L'me,

    concentre dans sa sphre, tourne toute son activit contre elle-mme ; elle s'afflige, elle se tourmente,

    nulle distraction ne vient la secourir, au lieu que pendant le jour, les oreilles et les yeux, amuss par

    diffrents objets, nous font faire trve avec nos chagrins, moussent la pointe de nos inquitudes, et ne

    nous laissent pas le temps de songer que nous souffrons. Je faisais alors, pour la premire fois de ma

    vie, une triste exprience de cette vrit. Jamais agitation ne fut pareille la mienne. Mon cur n'tait

    pas encore accoutum aux passions violentes, et, pour cette raison, il en ressentait plus

    douloureusement les atteintes. Enfin, vers le retour de l'aurore, le sommeil eut piti de moi et me

    donna quelque soulagement, mais il n'eut pas la force d'arracher Leucippe de ma mmoire. Mille

    fantmes lgers me la reprsentaient en songe, je lui parlais, je jouais avec elle, nous mangions

    ensemble, il me semblait que je drobais un baiser sur ses lvres, et cette illusion me faisait un plaisir

    rel. Un domestique vint m'veiller dans le moment flatteur o mon corps, nageant dans les dlices,

    suivait les transports de mon me. Je me levai en maudissant l'importun qui me privait d'une erreur si

    douce. Sans prendre conseil de ma volont, mes pas me conduisirent dans une salle voisine de

    l'appartement des dames. Leur porte tait entr'ouverte ; j'aperus Leucippe, qui tait leve. Elle

    pouvait aussi me voir, et c'est ce que je dsirais. J'affectai de me promener en lisant un livre, mais de

    temps en temps je levais doucement les yeux pour contempler ma desse. Chaque instant redoublait

    ma flamme. Je buvais longs traits un poison qui me charmait, et je sortis de cet endroit cent fois plus

    amoureux que je n'y tais entr.

    7 J'avais un parent nomm Clinias, qui tait plus g que moi de deux ans. La mort lui avait

    enlev son pre et sa mre. Aussi, comme sa conduite ne dpendait que de lui seul, la libert dont il

    jouissait lui avait acquis de l'exprience et l'usage du monde. Je rsolus de le consulter sur ma passion

    naissante. Ses intrigues le rendaient clbre dans toute la ville. Son humeur tendre, quoique ennemie

    du mariage, l'avait souvent jet dans des engagements funestes son repos. Au temps dont je vous

    parle, il n'avait point de matresse, mais il s'tait li avec un jeune homme d'une beaut surprenante, et

    qui ne sortait qu' peine de l'enfance. L'amiti qui les unissait avait la vivacit de l'amour. Leurs

    naturels taient parfaitement assortis. C'tait chez l'un et l'autre mme got pour le plaisir, et mme

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    aversion pour l'hymne. Jusqu'alors je m'tais fait une habitude de railler Clinias sur la sensibilit de

    son cur. Quelle faiblesse ! lui disais-je. Se peut-il qu'on trouve des charmes se plonger ainsi dans

    l'esclavage ? Votre tour viendra, me rpondait-il en secouant la tte avec un sourire malin. Vous

    tomberez aussi bien que nous dans les piges du dieu qui fait aimer. J'allai lui annoncer

    l'accomplissement de sa prdiction, trois ou quatre jours aprs l'arrive de Leucippe. Je suis pris,

    mon cher Clinias, vous voil veng de toutes mes railleries. A cette nouvelle, il battit des mains, et fit

    un grand clat de rire. Enfin, vous tes des ntres, s'cria-t-il en m'embrassant. Vos yeux fatigus

    tmoignent que l'amour les a tenus ouverts cette nuit. A peine eut-il prononc ces paroles, que nous

    vmes entrer son jeune ami Charicls, qui portait sur son visage les marques d'une tristesse profonde.

    Ah ! Clinias, dit-il d'une voix gmissante, je suis perdu ! Clinias plit, et, serrant le beau Charicls

    dans ses bras : Achevez, s'cria-t-il, d'o procde votre chagrin ? Vous a-t-on insult ? Parlez. Sur qui

    doit tomber ma colre ? Votre silence me fait mourir. Mon pre veut me marier, reprit Charicls, et,

    pour comble d'horreur, l'pouse qu'il me destine est laide. C'est l'avarice qui le porte rechercher cette

    alliance. On me sacrifie, on me vend une femme qui n'a que ses richesses pour agrment.

    8 Quel crime avez-vous commis ? rpliqua Clinias tout constern. Qu'avez-vous fait pour

    mriter un sort si rude ? Quoi l'on va vous jeter dans les fers ! Y consentirez-vous ? Ne rsisterez-vous

    point cette loi barbare ? N'entendez-vous pas Zeus qui vous crie :

    Quand du fils de Japet la main audacieuse

    Vola le feu sacr qui brle dans le ciel,

    J'asservis l'hymen sa tte ambitieuse :

    Pouvais-je l'accabler d'un flau plus cruel ?

    Le commerce des femmes est d'autant plus dangereux, qu'il parat plein de douceur. Tels et

    moins redoutables encore sont les chants des Sirnes, qui ne flattent l'oreille des matelots que pour les

    entraner dans les gouffres de la mer. Le tumultueux appareil du mariage annonce les chagrins divers

    qui le suivent. Ce bruit, ce concours de monde, ces trompettes qui retentissent, ces torches allumes,

    ne sont-ce pas des signes de guerre, et d'une guerre domestique mille fois plus cruelle que les combats

    o Ares dploie ses fureurs ? De combien de maux affreux les femmes n'ont-elles pas inond l'univers,

    par combien de crimes n'ont-elles pas viol les saintes lois de la nature ? Ne vous souvient-il plus du

    collier d'riphile, de la calomnie de Sthnobe, de l'inceste d'rope, du festin de Philomle, et de la

    barbarie de Progn, qui gorgea son fils innocent, pour se venger de son poux? Les yeux de Chrysis

    asservirent le cur d'Agamemnon, Brisis enflamma le vaillant Achille. Quel fut le fruit que ces deux

    hros tirrent de leurs amours ? Leurs matresses furent cause que la peste ravit l'un la plus grande

    partie de son arme, et que l'autre demeura longtemps plong dans une sombre mlancolie, qui

    consumait ses plus beaux jours et trahissait sa gloire. Candaule avait une femme forme par les

    Charites ; aussi tait-il moins son poux que son amant. Elle le fit prir pour prix de la tendresse qu'il

    avait pour elle. Le flambeau qui claira les noces d'Hlne rduisit Troie en cendres. La chastet de

    Pnlope ouvrit les portes du trpas nombre de princes qui soupiraient pour ses charmes. Hyppolite

    perdit le jour par les artifices de Phdre dont il tait aim, et Agamemnon par ceux de Clytemnestre

    qui le hassait... O femmes ! poursuivit Clinias avec un transport de colre qui me fit rire, dangereuse

    espce dont l'amour est aussi nuisible que la haine ! Mais quelle raison pouvait autoriser le meurtre

    d'Agamemnon, d'un roi couvert de lauriers, d'un homme revtu de perfections clestes, et qui, selon le

    rapport d'Homre,

    talait sur son front cette auguste beaut

    Qui du matre des dieux forme la majest ?

    Et cependant, l'pouse d'un homme si digne d'tre aim lui coupa la tte. Encore avec les

    belles femmes, le malheur est-il rachet par quelque plaisir. Mais vous dites que celle qui votre foi

    est promise n'a rien d'agrable ; certainement vous tes menac d'une misre sans bornes. Au nom des

    dieux, cher Charicls, ne vous enfermez point dans une laide prison ; n'employez pas si mal la fleur de

    votre jeunesse, et n'abandonnez pas une rose si riante aux mains d'un jardinier difforme ! J'espre,

    dit alors Charicls, que le ciel modrera sa rigueur. Mes noces ne s'achveront pas si tt. Ainsi nous

    aurons le temps de prendre nos mesures pour viter le coup que nous apprhendons. Maintenant je

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    vais me promener sur le cheval dont vous me ftes prsent ces jours passs. Peut-tre que cet exercice

    soulagera mon chagrin.

    9 tant demeur seul avec Clinias, j'interrompis le cours de ses tristes rflexions, pour

    l'entretenir des affaires de mon cur. Je m'embarquai dans un long dtail des attraits de Leucippe. Je

    m'tendis sur la naissance de ma passion et sur son progrs rapide. Rien ne fut oubli, la moindre

    circonstance me paraissait un article important. Enfin, sentant que ma langue et mon esprit se

    brouillaient, et qu'il m'chappait des discours ridicules : Ah ! Clinias, poursuivis-je en soupirant, je

    succombe au trouble qui m'agite. Le dieu de Cythre est entr lui-mme dans mon sein avec tous ses

    feux ; il me possde, il me transporte ; les douceurs du sommeil sont un bien que je ne connais plus.

    Leucippe est sans cesse devant mes yeux et dans ma pense. La source de mon mal vit avec moi dans

    la maison de mon pre ; ainsi je ne gurirai jamais. En vrit, mon cher, me dit alors Clinias, il faut

    que votre raison s'gare pour parler de la sorte. Tout vous rit, tout vous est favorable. Vous n'avez

    besoin ni de messagers ni de confidents. Vous n'tes pas la peine de tenter l'accs d'une porte

    trangre. La fortune s'est charge des frais de votre bonheur, elle vous amne votre matresse jusque

    chez vous. Peut-on jouir d'un sort plus propice ? D'autres amants se contenteraient de voir de temps

    en temps, sans obstacle, la personne qu'ils adorent, et vous, mille fois plus heureux, vous voyez

    continuellement Leucippe, vous vous entretenez, vous buvez, vous mangez avec elle. Aprs cela, vous

    osez vous plaindre : c'est payer d'ingratitude les bonts de l'Amour. Ignorez-vous quel est le plaisir de

    confondre ses regards avec ceux de l'objet dont on est pris ? Les images qui se mirent alors dans les

    yeux comme dans une glace fidle font l'union des mes malgr la distance des corps, et souvent cette

    union est presque aussi dlicieuse que les plus vives caresses. Je vous prdis que le succs rpondra

    bientt vos dsirs. L'habitude est persuasive ; elle apprivoise non seulement les femmes, mais aussi

    les btes froces. L'galit d'ge est encore un grand point pour lier les curs ; vous tes peu prs de

    celui de Leucippe. Enfin vous l'aimez, et, pour exciter l'amour, il n'est point de philtre plus puissant

    que l'amour mme, surtout lorsqu'on s'attache la jeunesse que l'ardeur de son printemps et l'instinct

    de la nature poussent dj vers le but o nous souhaitons la conduire. Aussi, la premire chose que je

    vous recommande, c'est de ne rien pargner pour convaincre Leucippe des sentiments que vous

    inspirent ses charmes ; et si son esprit n'est point proccup de quelque autre inclination, vous verrez

    qu'elle ne tardera pas vous rendre tendresse pour tendresse. Mais, dis-je Clinias, que dois-je

    faire pour excuter votre conseil? Quel biais, quel stratagme mettrai-je en usage pour parvenir

    possder la charmante Leucippe ? Et, lorsque j'y serai parvenu, comment goterai-je mon bonheur ?

    Vous qui tes initi dans les mystres de la galanterie, daignez me montrer le chemin que je dois

    suivre, car, pour moi, j'avoue que je l'ignore. Amant aussi novice que mauvais soldat, je ne sais me

    mettre en garde ni sous les drapeaux de Ares ni sous ceux dAphrodite.

    10 Vous n'avez pas besoin que je vous instruise sur cette matire, me rpondit-il en riant,

    Eros se sert lui-mme de prcepteur. Les enfants s'attachent au sein de leurs nourrices sans le secours

    de personne, la nature seule leur dit tout bas qu'ils y trouveront du lait, et les amants les moins

    expriments ne manquent ni d'intelligence ni d'adresse, ds qu'il s'agit de faire clore leurs douceurs.

    Ainsi donc, ajouta-t-il, ne craignez rien ; vous verrez, lorsque l'occasion s'en prsentera, que vous tes

    plus savant que vous ne croyez. Tout ce que je puis faire, c'est de vous donner quelques maximes

    gnrales, qui sont puises dans la plus fine politique de Cythre. Premirement, gardez-vous de

    demander votre matresse la rcompense o vise votre passion : le cur des belles est fait comme le

    ntre, mais leurs oreilles sont timides, et surtout celles des filles, car souvent les femmes joignent au

    penchant pour le plaisir un got pour les discours o la licence assaisonne la navet. Leucippe

    s'offenserait de votre proposition, elle en rougirait de honte, et la pudeur l'empcherait de vous

    promettre ce que peut-tre dans le fond de l'me elle brlerait de vous accorder. Il est des prludes

    plus insinuants pour sonder si l'on n'a point de rpugnance combler nos dsirs. Lorsque dans un

    tendre tte--tte vos soins l'auront mue, lorsque ses yeux dcouvriront aux vtres l'ardeur qui la

    consume, prenez un baiser sur sa bouche : le baiser d'un amant exprime ses besoins avec assez

    d'loquence, c'est une sommation pressante auprs d'une beaut qui capitule, et une prire

    respectueuse auprs de celle qui se dfend. Au surplus, souvenez-vous que les filles aiment mieux

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    paratre cder notre force qu' leur faiblesse ; leur gloire expirante trouve son excuse dans une douce

    violence, qui semble leur arracher les prsents qu'elles nous donnent. Aussi, quoique Leucippe vous

    rsiste, ne vous arrtez pas, mais seulement observez avec quel air elle repousse vos efforts amoureux.

    Il faut user en ceci d'une extrme prudence. Si vous voyez qu'une vritable colre l'anime, et qu'elle

    persiste opinitrement vous rebuter, modrez-vous, faites succder la soumission l'audace, et ne

    ruinez pas vos affaires par trop de prcipitation. Le moment n'est pas encore venu ; il viendra tt ou

    tard, votre constance le fera natre.

    11 Mon cher Clinias, dis-je alors, vous me donnez l de grandes esprances ; je ne doute pas

    de leur succs, votre secours et vos conseils m'en assurent ; mais je crains que ce bonheur ne soit pour

    moi la source d'une longue suite de disgrces. Le plaisir ne fera qu'augmenter ma flamme. O

    trouverai-je du repos, lorsque cette maladie aura pris racine dans mon cur ? Je ne puis me marier

    avec Leucippe ; car mon pre, dont j'ai toujours respect les lois, veut que j'pouse Calligone, et

    Calligone est belle. Mais prsent je suis aveugle pour ses charmes, mes yeux ne voient que Leucippe.

    Quel dieu favorable accordera les passions diverses qui me tyrannisent ? La nature me dit d'obir

    mon pre, l'Amour me prescrit d'autres maximes, il parle en matre absolu, les armes la main, et je

    sens malgr moi qu'il emporte la balance.

    12 En ce moment, un domestique de Charicls entra dans la chambre o nous tions. A son air

    troubl, nous connmes qu'il venait nous annoncer une mauvaise nouvelle. Clinias s'cria :

    Certainement, il est arriv quelque malheur Charicls. Le serviteur lui dit qu'il tait mort. Si la

    foudre ft tombe sur l'infortun Clinias, elle l'et moins accabl que ce coup imprvu. Il en perdit le

    mouvement et la parole. L'autre, poursuivant son discours : L'aimable Charicls, continua-t-il, se

    promenait sur le cheval que vous lui avez donn, lorsqu'un bruit soudain, ayant pouvant ce coursier

    naturellement fougueux, lui a fait prendre le mors aux dents. Ni la force ni l'adresse n'ont t d'aucun

    secours Charicls. L'animal indompt, aprs l'avoir mis en dsordre par des secousses terribles, lui a

    cras la tte contre un arbre, et, le tranant ensuite au gr de sa fureur travers des chemins raboteux,

    il l'a si cruellement dfigur qu'il n'est plus reconnaissable.

    13 Clinias garda quelques instants un silence morne et stupide ; puis, comme s'il et obtenu de

    sa douleur la permission de la faire clater, il poussa de longs gmissements, et courut au lieu o tait

    le corps de son ami. J'accompagnai ses pas, en le consolant du mieux qu'il m'tait possible. Le

    malheureux Charicls n'tait qu'une blessure ; on ne pouvait le voir sans verser des larmes. Son pre le

    serrait entre ses bras, Clinias le prit entre les siens, et tous deux, l'envi l'un de l'autre, dploraient son

    sort avec des regrets si tendres, que les curs les plus insensibles en taient mus.

    14 Mon amour ne me permettait pas de demeurer longtemps loin de Leucippe. Je quittai

    Clinias, lorsque je vis que les premiers transports de sa douleur faisaient place au soin des funrailles

    de Charicls, et je m'en retournai au logis. En y rentrant, je demandai l'esclave qui me servait, o

    tait la belle Leucippe. L'air dont je lui faisais cette question le fit rire. C'tait un homme d'esprit : il

    avait pntr que j'aimais Leucippe presque aussitt que je m'en tais aperu moi-mme. Il me poussa

    quelques petites railleries quivoques sur l'tat de mon cur. Je me fchai d'abord, mais ensuite,

    comme sa fidlit m'tait connue, et que d'ailleurs il pouvait m'tre utile, je lui avouai mon secret.

    J'aurai plusieurs fois occasion de vous parler de cet esclave dans le cours de mon histoire ; aussi je

    pense qu'il est propos de vous dire qu'il se nommait Satyros. Je sus de lui que Leucippe tait alors

    dans le jardin, et nous y descendmes ensemble.

    15 C'tait un lieu qui semblait fait pour servir d'asile la volupt. Mon pre n'avait rien

    pargn pour y joindre les agrments de l'art aux richesses de la nature. Du centre d'un vaste parterre

    s'lanait un jet d'eau qui, aprs s'tre lev dans l'air comme un trait rapide, tombait dans un large

    bassin o l'onde, plus claire que du cristal, servait de miroir aux beauts de la nature ; ainsi lil

    voyait deux jardins qui le charmaient agrablement, quoique l'un ne ft que la reprsentation de

    l'autre. Plus loin, on trouvait l'ombre d'un riant bocage un refuge assur contre les ardeurs du soleil ;

    plusieurs oiseaux privs erraient dans l'enceinte de ce sjour dlicieux : on y voyait des cygnes, des

    perroquets et des paons ; des cygnes qui faisaient briller leur blancheur sur l'eau, des perroquets qui,

    dans des cages de fil d'or, imitaient la voix humaine, des paons qui tendaient leur plumage pompeux

  • ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I

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    au milieu des fleurs, comme pour faire assaut de coloris et d'clat avec elles. Mille autres oiseaux qui

    jouissaient de leur libert, voltigeaient d'arbre en arbre, et formaient par l'union de leurs accords un

    concert mlodieux.

    16 Leucippe se promenait avec Clio, l'une de ses esclaves les plus chries. Nous les joignmes.

    Mon dessein tait de faire tomber la conversation sur l'amour, pour y disposer insensiblement le cur

    de Leucippe. Un paon, sur qui elle fixa ses regards, m'en fournit le sujet. Satyros, comme s'il avait lu

    dans ma pense, me demanda pourquoi cet admirable oiseau semblait prendre tant de plaisir taler

    l'or, l'azur et la pourpre qui brillaient sur son plumage. Ce n'est, lui dis-je, ni par un mouvement

    d'orgueil, ni par un aveugle instinct de la nature : il aime sa femelle, que vous voyez au pied de ce

    platane ; c'est pour lui plaire qu'il montre ses appas. Son ostentation est un fruit de sa dlicatesse.

    17 Satyros vit d'abord o tendait mon discours, et, pour me donner matire le pousser plus

    loin : Quoi ! me dit-il, la puissance dEros va-t-elle jusqu' enflammer les oiseaux? Non seulement

    les oiseaux, rpondis-je, mais aussi les btes froces, les plantes, et mme les pierres ; car, lorsque

    l'aimant attire le fer, n'est-ce pas un baiser qui joint la pierre amoureuse avec le mtal qu'elle chrit?

    Pour ce qui concerne les plantes, les philosophes assurent et l'exprience prouve qu'elles sont

    susceptibles d'un attachement rciproque, surtout les palmiers : la nature a tabli entre eux une

    distinction de sexe, aussi bien que parmi les animaux ; le mle est si tendrement pris de la femelle,

    que, s'il arrive qu'on l'ait plante trop loin de lui, il languit, il se dessche, et sa verdure l'abandonne.

    L'unique remde qu'on ait trouv pour soulager cet arbre si sensible, c'est d'ouvrir son cur et d'y

    insrer une branche de sa femelle ; par ce moyen, il reprend sa force, ses feuilles reverdissent, sa

    beaut renat ; le plaisir d'embrasser l'objet qu'il aime lui rend la vie, et voil quel est le mariage des

    plantes.

    18 Le fleuve Alphe se marie aussi avec la fontaine d'Arthuse il part du sein de l'lide et

    prend sa course au travers de l'Ocan, comme dans son lit natal, sans que la douceur de son onde soit

    altre par l'amertume et le sel des flots ; de cette faon, il arrive pur dans la Sicile, o il se mle avec

    les eaux de sa chre Arthuse. C'est de l que vient un ancien usage qu'on observe aux jeux

    olympiques, qui est de jeter divers bijoux dans les gouffres de ce fleuve galant ; il les reoit avec joie et

    les porte sa matresse pour prsents de noces. On dcouvre encore un autre mystre d'amour chez

    les reptiles, mystre d'autant plus admirable qu'il semble triompher des lois de la nature, en unissant

    des espces qu'elle a spares. La vipre, qui est un serpent terrestre, brle pour la lamproie, qui est

    un poisson de mer. Lorsque la saison les excite cueillir les fruits de leurs ardeurs mutuelles, le mle,

    qui est la vipre, se rend sur le rivage, et, par de longs sifflements, il appelle la lamproie. Elle entend

    peine ce signal, qu'elle sort de son sjour liquide. Mais cependant elle ne va pas d'abord trouver son

    poux. Elle sait qu'il mord dans l'emportement de ses caresses, et que de ses gencives s'coule un

    venin dangereux. Aussi elle se contente de monter sur quelque roche environne d'eau, d'o elle le

    regarde. Alors, s'apercevant du juste effroi qui la retient, il vomit son poison sur le sable. Ds qu'elle se

    voit dlivre de ses alarmes, elle court le joindre ; ils s'embrassent, ils se donnent des baisers sans

    nombre, et l'amour les enivre de plaisir.

    19 Pendant que je parlais ainsi, j'observais curieusement de quel air Leucippe m'coutait. Il me

    parut que l'loge de l'amour ne l'ennuyait pas, et qu'elle y prtait l'oreille sans rpugnance. Nous nous

    promenmes encore quelque temps ensemble. Elle admirait la beaut des paons. Elle prenait plaisir

    contempler l'mail et les richesses du parterre. Pour moi, qui ne regardais qu'elle, je trouvais que son

    visage effaait le plus brillant coloris des oiseaux et des fleurs. Enfin elle nous quitta pour aller jouer

    du luth ; mais en partant elle laissa son portrait dans mes yeux.