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ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I
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ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I
F : Du Perron de Castera L.A., Amours de Clitophon et de Leucippe, 1733
http://books.google.fr/books?id=Kgw7AAAAcAAJ
LES AMOURS DE LEUCIPP ET DE CLITOPHON - LIVRE PREMIER
1 Sur les ctes d'Assyrie s'lve la fameuse ville de Sidon, que les Phniciens reconnaissent
pour leur capitale, et d'o les Thbains tirent leur origine. Ses murs forment un croissant qui, dans son
vaste sein, embrasse deux ports lis l'un l'autre par une troite embouchure, o l'eau s'insinue
imperceptiblement. Dans celui qui s'avance le plus vers la mer, les vaisseaux trouvent en t un asile
agrable; le second leur ouvre un refuge assur contre les orages qui, pendant l'hiver, rgnent sur
l'empire des ondes. La tempte m'avait jet sur ces bords paisibles. Mon premier soin fut de me rendre
au pied des autels de la puissante Astart, qui est la desse tutlaire des Phniciens, et je lui offris le
sacrifice que les voyageurs chapps du naufrage ont coutume de lui prsenter. Ensuite je m'amusai
parcourir la ville. J'en examinais avec attention les rarets et les richesses; rien ne se drobait mes
regards curieux. Un jour que j'tais entr dans un temple magnifique, dont la vote et les colonnes
taient pares de diverses offrandes, j'y remarquai un tableau qui reprsentait le territoire de Sidon, la
mer phnicienne et la fable d'Europe. Dans ce tableau, la terre offrait aux yeux une prairie qui tait
orne des plus agrables prsents de Crt. L'art paraissait y seconder la nature; le narcisse, la rose et
le myrthe brillaient dans des plates-bandes dont l'arrangement n'tait rien aux charmes de la varit.
D'espace en espace, lil rencontrait des arbres qui, par leur entrelacement mutuel, formaient un
dme vert, o les fleurs taient l'abri des injures du temps. Le peintre avait pouss sa dlicatesse et
son exactitude jusqu' rpandre sous ces riants berceaux une ombre qui s'claircissait plus ou moins,
suivant que les rayons du soleil pntraient au travers des feuillages. Dans le lointain, on apercevait
des roseaux qui bordaient la campagne et qui semblaient lui servir de couronne. Enfin il jaillissait de
terre une fontaine d'eau vive et pure, qui, s'cartant de sa source par diffrents canaux, et se repliant
plusieurs fois sur elle-mme, arrosait de tous cts cet aimable sjour. Loin de la mer, le pinceau avait
reprsent quelques jeunes filles qui foltraient et qui erraient l'aventure dans cette plaine dlicieuse.
Plusieurs autres s'taient attroupes sur le rivage : celles-ci paraissaient accables d'une profonde
tristesse; leurs ttes taient couronnes de fleurs ; leurs cheveux, pars sur leurs paules, voltigeaient
au gr du vent ; elles avaient le visage ple, les joues tant soit peu retires par un mouvement d'effroi,
les lvres entr'ouvertes comme pour gmir, les mains et les yeux douloureusement tourns vers les
flots, la robe retrousse jusqu'aux genoux, et les jambes toutes nues. On connaissait leur attitude
qu'elles s'taient avances vers le bord de l'eau pour courir aprs Zeus, qui, sous la figure d'un
taureau, enlevait la belle Europe; mais leur front timide tmoignait en mme temps que, si elles
chrissaient leur princesse, elles ne craignaient pas moins la mort: leur frayeur les arrtait, et l'onde ne
mouillait que leurs pieds. La mer tait peinte de deux couleurs: vers le bord, la proximit du sable lui
donnait un oeil jauntre; dans l'loignement, le ciel, qui s'y mirait sans nuages, la faisait paratre bleue.
Les vagues se brisaient contre des rochers et couvraient d'cume leur cime orgueilleuse. Au milieu des
flots nageait le taureau triomphant. Il tournait sa course vers l'le de Crte; l'onde se soulevait gros
bouillons et s'entrouvrait pour lui livrer passage. L'aimable Europe tait assise sur son dos, non pas
comme on a coutume de se tenir cheval, mais les deux jambes d'un mme ct. Elle tait habille
d'une toffe fine, lgre et transparente, qui ne donnait de plaisir aux yeux qu'autant qu'il en fallait
pour mnager leur occupation. Les dauphins bondissaient autour du taureau ; un essaim de petits
Eros l'accompagnait en foltrant ; sduit par la douce imposture de l'art, suivait leurs mouvements et
leur badinage. Eros, le carquois sur l'paule, tenant d'une main son redoutable flambeau, et tranant
de l'autre le ravisseur enchan, semblait exprimer sa joie par le battement de ses ailes ; il avait la tte
tourne vers le dieu travesti et le regardait avec un sourire malin, comme s'applaudissant d'avoir
contraint le matre du monde rabaisser sa grandeur sous cette trange mtamorphose.
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2 Charm de la beaut de ce tableau, et surtout de l'nergie qui brillait dans l'attitude de Eros,
je ne pus m'empcher de m'crier avec transport : Est-ce donc ainsi que les cieux, la terre et l'onde
obissent aux lois d'un enfant? Un jeune homme bien fait, qui se trouva par hasard auprs de moi,
entendit ces paroles. Oui, me dit-il, cet enfant est le souverain arbitre des dieux et des mortels. J'en
pourrais rendre un tmoignage certain aprs toutes les traverses que ses caprices m'ont suscites.
De quelle nature, lui rpliquai-je alors, peuvent tre vos disgrces? Votre physionomie annonce un
favori dEros. Que me demandez-vous? reprit-il. Mes aventures sont si singulires, que le rcit vous
en paratra fabuleux. Ce discours ne fit que redoubler ma curiosit. Au nom de Zeus, poursuivis-je
avec empressement, au nom de Eros mme, ne me refusez pas la satisfaction que j'attends de votre
complaisance. Quelque merveilleuse que soit votre histoire, votre bouche l'accrditera, et je l'couterai
avec plaisir. A ces mots, je le menai dans un bocage voisin, o s'levaient plusieurs platanes touffus.
Un ruisseau d'eau claire et frache entretenait leur verdure et leur prtait sans cesse de nouveaux
appas. J'obligeai mon inconnu s'asseoir sur l'herbe et, m'tant plac ct de lui : Commencez, lui
dis-je, et daignez contenter mes dsirs. Ce sjour dlicieux vous y invite ; il semble fait pour tre
confident des secrets dEros.
3 Alors je me tus, et il parla en ces termes : Ma famille est phnicienne d'origine. Tyr est ma
patrie. Je m'appelle Clitophon, et l'auteur de mes jours Hippias. Sostratos, mon oncle, est son frre du
ct paternel ; mais ils sortent de deux mres diffrentes : celle de Sostratos tait Byzantine, et celle
d'Hippias, Tyrienne. Mon pre a fix son sjour dans la ville de Tyr; Sostratos demeure Byzance, o
l'attachent les grands biens que sa mre lui a laisss en partage. Jamais je n'ai vu la mienne : une mort
prmature me l'enleva pendant que j'tais au berceau. Quelque temps aprs, mon pre pousa une
seconde femme, dont il a eu une fille, nomme Calligone, qu'il voulait unir mon sort par les nuds
du mariage; mais le destin, plus puissant que les hommes, m'en rservait une autre. J'tais parvenu
dix-neuf ans. On se prparait clbrer mes noces. Ma fortune ouvrit alors la scne ses caprices.
Souvent les dieux nous dveloppent en songe les mystres de l'avenir, non pas pour nous obliger
prendre des mesures contre les accidents qui nous menacent, car personne n'lude la volont du ciel;
leur unique dessein est de mnager notre faiblesse et de nous inspirer une gnreuse constance. Les
maux trop soudains surprennent l'esprit et terrassent la fermet du cur ; ceux qu'on prvoit sont
moins cruels, on contracte insensiblement avec eux une familiarit qui adoucit leur amertume. Une
nuit, que je languissais dans les bras du sommeil, il me sembla que j'tais li avec une jeune fille; nous
faisions deux corps depuis la tte jusqu' la ceinture, le reste n'en formait qu'un. En mme temps, je
crus voir une femme d'une grandeur dmesure; son visage tait rude et terrible, la colre tincelait
dans ses yeux, des vipres affreuses lui tenaient lieu de chevelure, sa main droite tait arme d'un
cimeterre, et sa gauche d'un flambeau dont la funeste lueur m'pouvantait. Ce spectre approcha de
nous avec fureur et, tranchant d'un coup de son fer redoutable les nuds qui nous unissaient, spara
mon corps d'avec celui de la jeune fille. Je me rveillai, saisi d'horreur et d'effroi. Ces images sinistres
laissrent dans mon esprit une tristesse que je ne pouvais dissiper. Cependant je n'en parlai
personne : j'avais honte d'tre si sensible aux impressions d'un songe. Mon pre reut environ vers ce
temps-l une lettre de Byzance. Elle tait de mon oncle Sostratos, et conue peu prs en ces termes :
Mon cher Frre, je vous envoie ma fille Leucippe, et Panthie, mon pouse. La guerre que les Thraces
dclarent aux Byzantins m'oblige vous confier ces gages de ma tendresse. Conservez-les-moi
prcieusement jusqu'au retour de la paix. Adieu.
4 Ayant lu cette lettre, mon pre se rendit promptement au port. Peu de temps aprs, il revint
avec un grand nombre de domestiques, qui suivaient la femme et la fille de Sostratos. Cette jeune
personne attirait les regards par la magnificence de ses habits, et encore plus par l'clat de ses
charmes. Ds que je l'aperus, je crus voir la belle Europe avec tous les attraits qui lui assujettirent le
cur de Zeus. Sa taille tait noble, dgage et bien prise; ses yeux, fiers et sans rudesse; ses cheveux
blonds et friss; ses sourcils noirs; son visage, d'une extrme blancheur, except vers le milieu des
joues, o la nature s'tait plu tendre une couche de vermillon plus vif que la pourpre de Lydie ne le
parat sur l'ivoire ; enfin ses lvres ressemblaient une rose qui commence s'panouir. Mon repos et
ma libert ne purent tenir contre tant de charmes: il n'est point de flche aussi perante que la beaut;
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elle pntre par les yeux jusqu'au fond du cur, et ses traits y portent une blessure que l'art ne gurit
point. Admirer Leucippe, contempler ses appas avec une profonde surprise, exprimer le feu de mon
me par celui de mes regards, craindre qu'on ne remarqut mon trouble, ouvrir la bouche pour parler
et ne rien dire, trembler et palpiter sans en savoir la cause, tout cela ne fut pour moi que l'affaire d'un
moment. Je m'efforais de dtourner mes yeux de cet objet vainqueur, mais ils reprenaient toujours la
mme route malgr moi. Il fallut enfin leur cder.
5 Les dames furent conduites dans un appartement prpar pour elles. Lorsque l'heure du
souper vint, nous nous mmes tous table. On nous plaa, Leucippe et moi, vis--vis l'un de l'autre.
Ce fut mon pre qui fit cet arrangement. Dans la joie que j'en eus, je me vis sur le point de l'embrasser,
pour le remercier du plaisir qu'il me procurait. Pendant tout le repas, mes yeux demeurrent attachs
sur Leucippe. Je n'agissais, je ne parlais que pour attirer les siens sur moi. Le plaisir de lui drober
quelques regards me tint lieu de souper, car j'oubliai que j'tais table, et je ne mangeai point.
Lorsqu'on se fut lev, mon pre ayant fait appeler un jeune esclave qui jouait parfaitement du luth, lui
ordonna de divertir la compagnie. L'esclave obit, et, joignant la douceur de sa voix aux accords de
son instrument mlodieux, il chanta l'amour d'Apollon pour Daphn, comment ce dieu la poursuivit
sur les rives du Pne, en lui reprochant ses rigueurs, et comment il tait prt l'atteindre lorsqu'elle
fut mtamorphose en laurier, dont il se fit une couronne. Cette chanson anima la flamme de mon
cur. L'histoire des amants affermit les conqutes de l'amour, l'exemple encourage, et, plus on nous le
propose sous des traits respectables, plus il fait succder d'audace la pudeur timide qui nous servait
de frein. "Eh quoi ! me disais-je en moi-mme, quel devoir m'oblige combattre ma passion ? Ne
voil-t-il pas le brillant dieu de la lumire qui se laisse attendrir ? Il aime, il poursuit une nymphe
fugitive. Suis-je donc plus fort ou plus grand que lui, pour me parer d'une retenue ridicule ?"
6 La nuit avanait ; les dames nous quittrent. Enivr d'amour et plein de l'image de Leucippe,
je me retirai dans ma chambre, o mon trouble ne me permit pas de m'abandonner au sommeil. Le
silence, les tnbres et l'oisivet irritent les blessures de l'esprit aussi bien que celles du corps. L'me,
concentre dans sa sphre, tourne toute son activit contre elle-mme ; elle s'afflige, elle se tourmente,
nulle distraction ne vient la secourir, au lieu que pendant le jour, les oreilles et les yeux, amuss par
diffrents objets, nous font faire trve avec nos chagrins, moussent la pointe de nos inquitudes, et ne
nous laissent pas le temps de songer que nous souffrons. Je faisais alors, pour la premire fois de ma
vie, une triste exprience de cette vrit. Jamais agitation ne fut pareille la mienne. Mon cur n'tait
pas encore accoutum aux passions violentes, et, pour cette raison, il en ressentait plus
douloureusement les atteintes. Enfin, vers le retour de l'aurore, le sommeil eut piti de moi et me
donna quelque soulagement, mais il n'eut pas la force d'arracher Leucippe de ma mmoire. Mille
fantmes lgers me la reprsentaient en songe, je lui parlais, je jouais avec elle, nous mangions
ensemble, il me semblait que je drobais un baiser sur ses lvres, et cette illusion me faisait un plaisir
rel. Un domestique vint m'veiller dans le moment flatteur o mon corps, nageant dans les dlices,
suivait les transports de mon me. Je me levai en maudissant l'importun qui me privait d'une erreur si
douce. Sans prendre conseil de ma volont, mes pas me conduisirent dans une salle voisine de
l'appartement des dames. Leur porte tait entr'ouverte ; j'aperus Leucippe, qui tait leve. Elle
pouvait aussi me voir, et c'est ce que je dsirais. J'affectai de me promener en lisant un livre, mais de
temps en temps je levais doucement les yeux pour contempler ma desse. Chaque instant redoublait
ma flamme. Je buvais longs traits un poison qui me charmait, et je sortis de cet endroit cent fois plus
amoureux que je n'y tais entr.
7 J'avais un parent nomm Clinias, qui tait plus g que moi de deux ans. La mort lui avait
enlev son pre et sa mre. Aussi, comme sa conduite ne dpendait que de lui seul, la libert dont il
jouissait lui avait acquis de l'exprience et l'usage du monde. Je rsolus de le consulter sur ma passion
naissante. Ses intrigues le rendaient clbre dans toute la ville. Son humeur tendre, quoique ennemie
du mariage, l'avait souvent jet dans des engagements funestes son repos. Au temps dont je vous
parle, il n'avait point de matresse, mais il s'tait li avec un jeune homme d'une beaut surprenante, et
qui ne sortait qu' peine de l'enfance. L'amiti qui les unissait avait la vivacit de l'amour. Leurs
naturels taient parfaitement assortis. C'tait chez l'un et l'autre mme got pour le plaisir, et mme
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aversion pour l'hymne. Jusqu'alors je m'tais fait une habitude de railler Clinias sur la sensibilit de
son cur. Quelle faiblesse ! lui disais-je. Se peut-il qu'on trouve des charmes se plonger ainsi dans
l'esclavage ? Votre tour viendra, me rpondait-il en secouant la tte avec un sourire malin. Vous
tomberez aussi bien que nous dans les piges du dieu qui fait aimer. J'allai lui annoncer
l'accomplissement de sa prdiction, trois ou quatre jours aprs l'arrive de Leucippe. Je suis pris,
mon cher Clinias, vous voil veng de toutes mes railleries. A cette nouvelle, il battit des mains, et fit
un grand clat de rire. Enfin, vous tes des ntres, s'cria-t-il en m'embrassant. Vos yeux fatigus
tmoignent que l'amour les a tenus ouverts cette nuit. A peine eut-il prononc ces paroles, que nous
vmes entrer son jeune ami Charicls, qui portait sur son visage les marques d'une tristesse profonde.
Ah ! Clinias, dit-il d'une voix gmissante, je suis perdu ! Clinias plit, et, serrant le beau Charicls
dans ses bras : Achevez, s'cria-t-il, d'o procde votre chagrin ? Vous a-t-on insult ? Parlez. Sur qui
doit tomber ma colre ? Votre silence me fait mourir. Mon pre veut me marier, reprit Charicls, et,
pour comble d'horreur, l'pouse qu'il me destine est laide. C'est l'avarice qui le porte rechercher cette
alliance. On me sacrifie, on me vend une femme qui n'a que ses richesses pour agrment.
8 Quel crime avez-vous commis ? rpliqua Clinias tout constern. Qu'avez-vous fait pour
mriter un sort si rude ? Quoi l'on va vous jeter dans les fers ! Y consentirez-vous ? Ne rsisterez-vous
point cette loi barbare ? N'entendez-vous pas Zeus qui vous crie :
Quand du fils de Japet la main audacieuse
Vola le feu sacr qui brle dans le ciel,
J'asservis l'hymen sa tte ambitieuse :
Pouvais-je l'accabler d'un flau plus cruel ?
Le commerce des femmes est d'autant plus dangereux, qu'il parat plein de douceur. Tels et
moins redoutables encore sont les chants des Sirnes, qui ne flattent l'oreille des matelots que pour les
entraner dans les gouffres de la mer. Le tumultueux appareil du mariage annonce les chagrins divers
qui le suivent. Ce bruit, ce concours de monde, ces trompettes qui retentissent, ces torches allumes,
ne sont-ce pas des signes de guerre, et d'une guerre domestique mille fois plus cruelle que les combats
o Ares dploie ses fureurs ? De combien de maux affreux les femmes n'ont-elles pas inond l'univers,
par combien de crimes n'ont-elles pas viol les saintes lois de la nature ? Ne vous souvient-il plus du
collier d'riphile, de la calomnie de Sthnobe, de l'inceste d'rope, du festin de Philomle, et de la
barbarie de Progn, qui gorgea son fils innocent, pour se venger de son poux? Les yeux de Chrysis
asservirent le cur d'Agamemnon, Brisis enflamma le vaillant Achille. Quel fut le fruit que ces deux
hros tirrent de leurs amours ? Leurs matresses furent cause que la peste ravit l'un la plus grande
partie de son arme, et que l'autre demeura longtemps plong dans une sombre mlancolie, qui
consumait ses plus beaux jours et trahissait sa gloire. Candaule avait une femme forme par les
Charites ; aussi tait-il moins son poux que son amant. Elle le fit prir pour prix de la tendresse qu'il
avait pour elle. Le flambeau qui claira les noces d'Hlne rduisit Troie en cendres. La chastet de
Pnlope ouvrit les portes du trpas nombre de princes qui soupiraient pour ses charmes. Hyppolite
perdit le jour par les artifices de Phdre dont il tait aim, et Agamemnon par ceux de Clytemnestre
qui le hassait... O femmes ! poursuivit Clinias avec un transport de colre qui me fit rire, dangereuse
espce dont l'amour est aussi nuisible que la haine ! Mais quelle raison pouvait autoriser le meurtre
d'Agamemnon, d'un roi couvert de lauriers, d'un homme revtu de perfections clestes, et qui, selon le
rapport d'Homre,
talait sur son front cette auguste beaut
Qui du matre des dieux forme la majest ?
Et cependant, l'pouse d'un homme si digne d'tre aim lui coupa la tte. Encore avec les
belles femmes, le malheur est-il rachet par quelque plaisir. Mais vous dites que celle qui votre foi
est promise n'a rien d'agrable ; certainement vous tes menac d'une misre sans bornes. Au nom des
dieux, cher Charicls, ne vous enfermez point dans une laide prison ; n'employez pas si mal la fleur de
votre jeunesse, et n'abandonnez pas une rose si riante aux mains d'un jardinier difforme ! J'espre,
dit alors Charicls, que le ciel modrera sa rigueur. Mes noces ne s'achveront pas si tt. Ainsi nous
aurons le temps de prendre nos mesures pour viter le coup que nous apprhendons. Maintenant je
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vais me promener sur le cheval dont vous me ftes prsent ces jours passs. Peut-tre que cet exercice
soulagera mon chagrin.
9 tant demeur seul avec Clinias, j'interrompis le cours de ses tristes rflexions, pour
l'entretenir des affaires de mon cur. Je m'embarquai dans un long dtail des attraits de Leucippe. Je
m'tendis sur la naissance de ma passion et sur son progrs rapide. Rien ne fut oubli, la moindre
circonstance me paraissait un article important. Enfin, sentant que ma langue et mon esprit se
brouillaient, et qu'il m'chappait des discours ridicules : Ah ! Clinias, poursuivis-je en soupirant, je
succombe au trouble qui m'agite. Le dieu de Cythre est entr lui-mme dans mon sein avec tous ses
feux ; il me possde, il me transporte ; les douceurs du sommeil sont un bien que je ne connais plus.
Leucippe est sans cesse devant mes yeux et dans ma pense. La source de mon mal vit avec moi dans
la maison de mon pre ; ainsi je ne gurirai jamais. En vrit, mon cher, me dit alors Clinias, il faut
que votre raison s'gare pour parler de la sorte. Tout vous rit, tout vous est favorable. Vous n'avez
besoin ni de messagers ni de confidents. Vous n'tes pas la peine de tenter l'accs d'une porte
trangre. La fortune s'est charge des frais de votre bonheur, elle vous amne votre matresse jusque
chez vous. Peut-on jouir d'un sort plus propice ? D'autres amants se contenteraient de voir de temps
en temps, sans obstacle, la personne qu'ils adorent, et vous, mille fois plus heureux, vous voyez
continuellement Leucippe, vous vous entretenez, vous buvez, vous mangez avec elle. Aprs cela, vous
osez vous plaindre : c'est payer d'ingratitude les bonts de l'Amour. Ignorez-vous quel est le plaisir de
confondre ses regards avec ceux de l'objet dont on est pris ? Les images qui se mirent alors dans les
yeux comme dans une glace fidle font l'union des mes malgr la distance des corps, et souvent cette
union est presque aussi dlicieuse que les plus vives caresses. Je vous prdis que le succs rpondra
bientt vos dsirs. L'habitude est persuasive ; elle apprivoise non seulement les femmes, mais aussi
les btes froces. L'galit d'ge est encore un grand point pour lier les curs ; vous tes peu prs de
celui de Leucippe. Enfin vous l'aimez, et, pour exciter l'amour, il n'est point de philtre plus puissant
que l'amour mme, surtout lorsqu'on s'attache la jeunesse que l'ardeur de son printemps et l'instinct
de la nature poussent dj vers le but o nous souhaitons la conduire. Aussi, la premire chose que je
vous recommande, c'est de ne rien pargner pour convaincre Leucippe des sentiments que vous
inspirent ses charmes ; et si son esprit n'est point proccup de quelque autre inclination, vous verrez
qu'elle ne tardera pas vous rendre tendresse pour tendresse. Mais, dis-je Clinias, que dois-je
faire pour excuter votre conseil? Quel biais, quel stratagme mettrai-je en usage pour parvenir
possder la charmante Leucippe ? Et, lorsque j'y serai parvenu, comment goterai-je mon bonheur ?
Vous qui tes initi dans les mystres de la galanterie, daignez me montrer le chemin que je dois
suivre, car, pour moi, j'avoue que je l'ignore. Amant aussi novice que mauvais soldat, je ne sais me
mettre en garde ni sous les drapeaux de Ares ni sous ceux dAphrodite.
10 Vous n'avez pas besoin que je vous instruise sur cette matire, me rpondit-il en riant,
Eros se sert lui-mme de prcepteur. Les enfants s'attachent au sein de leurs nourrices sans le secours
de personne, la nature seule leur dit tout bas qu'ils y trouveront du lait, et les amants les moins
expriments ne manquent ni d'intelligence ni d'adresse, ds qu'il s'agit de faire clore leurs douceurs.
Ainsi donc, ajouta-t-il, ne craignez rien ; vous verrez, lorsque l'occasion s'en prsentera, que vous tes
plus savant que vous ne croyez. Tout ce que je puis faire, c'est de vous donner quelques maximes
gnrales, qui sont puises dans la plus fine politique de Cythre. Premirement, gardez-vous de
demander votre matresse la rcompense o vise votre passion : le cur des belles est fait comme le
ntre, mais leurs oreilles sont timides, et surtout celles des filles, car souvent les femmes joignent au
penchant pour le plaisir un got pour les discours o la licence assaisonne la navet. Leucippe
s'offenserait de votre proposition, elle en rougirait de honte, et la pudeur l'empcherait de vous
promettre ce que peut-tre dans le fond de l'me elle brlerait de vous accorder. Il est des prludes
plus insinuants pour sonder si l'on n'a point de rpugnance combler nos dsirs. Lorsque dans un
tendre tte--tte vos soins l'auront mue, lorsque ses yeux dcouvriront aux vtres l'ardeur qui la
consume, prenez un baiser sur sa bouche : le baiser d'un amant exprime ses besoins avec assez
d'loquence, c'est une sommation pressante auprs d'une beaut qui capitule, et une prire
respectueuse auprs de celle qui se dfend. Au surplus, souvenez-vous que les filles aiment mieux
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paratre cder notre force qu' leur faiblesse ; leur gloire expirante trouve son excuse dans une douce
violence, qui semble leur arracher les prsents qu'elles nous donnent. Aussi, quoique Leucippe vous
rsiste, ne vous arrtez pas, mais seulement observez avec quel air elle repousse vos efforts amoureux.
Il faut user en ceci d'une extrme prudence. Si vous voyez qu'une vritable colre l'anime, et qu'elle
persiste opinitrement vous rebuter, modrez-vous, faites succder la soumission l'audace, et ne
ruinez pas vos affaires par trop de prcipitation. Le moment n'est pas encore venu ; il viendra tt ou
tard, votre constance le fera natre.
11 Mon cher Clinias, dis-je alors, vous me donnez l de grandes esprances ; je ne doute pas
de leur succs, votre secours et vos conseils m'en assurent ; mais je crains que ce bonheur ne soit pour
moi la source d'une longue suite de disgrces. Le plaisir ne fera qu'augmenter ma flamme. O
trouverai-je du repos, lorsque cette maladie aura pris racine dans mon cur ? Je ne puis me marier
avec Leucippe ; car mon pre, dont j'ai toujours respect les lois, veut que j'pouse Calligone, et
Calligone est belle. Mais prsent je suis aveugle pour ses charmes, mes yeux ne voient que Leucippe.
Quel dieu favorable accordera les passions diverses qui me tyrannisent ? La nature me dit d'obir
mon pre, l'Amour me prescrit d'autres maximes, il parle en matre absolu, les armes la main, et je
sens malgr moi qu'il emporte la balance.
12 En ce moment, un domestique de Charicls entra dans la chambre o nous tions. A son air
troubl, nous connmes qu'il venait nous annoncer une mauvaise nouvelle. Clinias s'cria :
Certainement, il est arriv quelque malheur Charicls. Le serviteur lui dit qu'il tait mort. Si la
foudre ft tombe sur l'infortun Clinias, elle l'et moins accabl que ce coup imprvu. Il en perdit le
mouvement et la parole. L'autre, poursuivant son discours : L'aimable Charicls, continua-t-il, se
promenait sur le cheval que vous lui avez donn, lorsqu'un bruit soudain, ayant pouvant ce coursier
naturellement fougueux, lui a fait prendre le mors aux dents. Ni la force ni l'adresse n'ont t d'aucun
secours Charicls. L'animal indompt, aprs l'avoir mis en dsordre par des secousses terribles, lui a
cras la tte contre un arbre, et, le tranant ensuite au gr de sa fureur travers des chemins raboteux,
il l'a si cruellement dfigur qu'il n'est plus reconnaissable.
13 Clinias garda quelques instants un silence morne et stupide ; puis, comme s'il et obtenu de
sa douleur la permission de la faire clater, il poussa de longs gmissements, et courut au lieu o tait
le corps de son ami. J'accompagnai ses pas, en le consolant du mieux qu'il m'tait possible. Le
malheureux Charicls n'tait qu'une blessure ; on ne pouvait le voir sans verser des larmes. Son pre le
serrait entre ses bras, Clinias le prit entre les siens, et tous deux, l'envi l'un de l'autre, dploraient son
sort avec des regrets si tendres, que les curs les plus insensibles en taient mus.
14 Mon amour ne me permettait pas de demeurer longtemps loin de Leucippe. Je quittai
Clinias, lorsque je vis que les premiers transports de sa douleur faisaient place au soin des funrailles
de Charicls, et je m'en retournai au logis. En y rentrant, je demandai l'esclave qui me servait, o
tait la belle Leucippe. L'air dont je lui faisais cette question le fit rire. C'tait un homme d'esprit : il
avait pntr que j'aimais Leucippe presque aussitt que je m'en tais aperu moi-mme. Il me poussa
quelques petites railleries quivoques sur l'tat de mon cur. Je me fchai d'abord, mais ensuite,
comme sa fidlit m'tait connue, et que d'ailleurs il pouvait m'tre utile, je lui avouai mon secret.
J'aurai plusieurs fois occasion de vous parler de cet esclave dans le cours de mon histoire ; aussi je
pense qu'il est propos de vous dire qu'il se nommait Satyros. Je sus de lui que Leucippe tait alors
dans le jardin, et nous y descendmes ensemble.
15 C'tait un lieu qui semblait fait pour servir d'asile la volupt. Mon pre n'avait rien
pargn pour y joindre les agrments de l'art aux richesses de la nature. Du centre d'un vaste parterre
s'lanait un jet d'eau qui, aprs s'tre lev dans l'air comme un trait rapide, tombait dans un large
bassin o l'onde, plus claire que du cristal, servait de miroir aux beauts de la nature ; ainsi lil
voyait deux jardins qui le charmaient agrablement, quoique l'un ne ft que la reprsentation de
l'autre. Plus loin, on trouvait l'ombre d'un riant bocage un refuge assur contre les ardeurs du soleil ;
plusieurs oiseaux privs erraient dans l'enceinte de ce sjour dlicieux : on y voyait des cygnes, des
perroquets et des paons ; des cygnes qui faisaient briller leur blancheur sur l'eau, des perroquets qui,
dans des cages de fil d'or, imitaient la voix humaine, des paons qui tendaient leur plumage pompeux
ACHILLES TATIUS, Leucipp et Clitophon, livre I
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au milieu des fleurs, comme pour faire assaut de coloris et d'clat avec elles. Mille autres oiseaux qui
jouissaient de leur libert, voltigeaient d'arbre en arbre, et formaient par l'union de leurs accords un
concert mlodieux.
16 Leucippe se promenait avec Clio, l'une de ses esclaves les plus chries. Nous les joignmes.
Mon dessein tait de faire tomber la conversation sur l'amour, pour y disposer insensiblement le cur
de Leucippe. Un paon, sur qui elle fixa ses regards, m'en fournit le sujet. Satyros, comme s'il avait lu
dans ma pense, me demanda pourquoi cet admirable oiseau semblait prendre tant de plaisir taler
l'or, l'azur et la pourpre qui brillaient sur son plumage. Ce n'est, lui dis-je, ni par un mouvement
d'orgueil, ni par un aveugle instinct de la nature : il aime sa femelle, que vous voyez au pied de ce
platane ; c'est pour lui plaire qu'il montre ses appas. Son ostentation est un fruit de sa dlicatesse.
17 Satyros vit d'abord o tendait mon discours, et, pour me donner matire le pousser plus
loin : Quoi ! me dit-il, la puissance dEros va-t-elle jusqu' enflammer les oiseaux? Non seulement
les oiseaux, rpondis-je, mais aussi les btes froces, les plantes, et mme les pierres ; car, lorsque
l'aimant attire le fer, n'est-ce pas un baiser qui joint la pierre amoureuse avec le mtal qu'elle chrit?
Pour ce qui concerne les plantes, les philosophes assurent et l'exprience prouve qu'elles sont
susceptibles d'un attachement rciproque, surtout les palmiers : la nature a tabli entre eux une
distinction de sexe, aussi bien que parmi les animaux ; le mle est si tendrement pris de la femelle,
que, s'il arrive qu'on l'ait plante trop loin de lui, il languit, il se dessche, et sa verdure l'abandonne.
L'unique remde qu'on ait trouv pour soulager cet arbre si sensible, c'est d'ouvrir son cur et d'y
insrer une branche de sa femelle ; par ce moyen, il reprend sa force, ses feuilles reverdissent, sa
beaut renat ; le plaisir d'embrasser l'objet qu'il aime lui rend la vie, et voil quel est le mariage des
plantes.
18 Le fleuve Alphe se marie aussi avec la fontaine d'Arthuse il part du sein de l'lide et
prend sa course au travers de l'Ocan, comme dans son lit natal, sans que la douceur de son onde soit
altre par l'amertume et le sel des flots ; de cette faon, il arrive pur dans la Sicile, o il se mle avec
les eaux de sa chre Arthuse. C'est de l que vient un ancien usage qu'on observe aux jeux
olympiques, qui est de jeter divers bijoux dans les gouffres de ce fleuve galant ; il les reoit avec joie et
les porte sa matresse pour prsents de noces. On dcouvre encore un autre mystre d'amour chez
les reptiles, mystre d'autant plus admirable qu'il semble triompher des lois de la nature, en unissant
des espces qu'elle a spares. La vipre, qui est un serpent terrestre, brle pour la lamproie, qui est
un poisson de mer. Lorsque la saison les excite cueillir les fruits de leurs ardeurs mutuelles, le mle,
qui est la vipre, se rend sur le rivage, et, par de longs sifflements, il appelle la lamproie. Elle entend
peine ce signal, qu'elle sort de son sjour liquide. Mais cependant elle ne va pas d'abord trouver son
poux. Elle sait qu'il mord dans l'emportement de ses caresses, et que de ses gencives s'coule un
venin dangereux. Aussi elle se contente de monter sur quelque roche environne d'eau, d'o elle le
regarde. Alors, s'apercevant du juste effroi qui la retient, il vomit son poison sur le sable. Ds qu'elle se
voit dlivre de ses alarmes, elle court le joindre ; ils s'embrassent, ils se donnent des baisers sans
nombre, et l'amour les enivre de plaisir.
19 Pendant que je parlais ainsi, j'observais curieusement de quel air Leucippe m'coutait. Il me
parut que l'loge de l'amour ne l'ennuyait pas, et qu'elle y prtait l'oreille sans rpugnance. Nous nous
promenmes encore quelque temps ensemble. Elle admirait la beaut des paons. Elle prenait plaisir
contempler l'mail et les richesses du parterre. Pour moi, qui ne regardais qu'elle, je trouvais que son
visage effaait le plus brillant coloris des oiseaux et des fleurs. Enfin elle nous quitta pour aller jouer
du luth ; mais en partant elle laissa son portrait dans mes yeux.