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À fleur de peau isharmonies A NNÉE 9, N UMÉRO 66 MARS 2016 GRATUIT Miscellanées 2 Regards, cris, tics 3 Regards, cris, tics (2) 4 Ces dessins qui bougent 6 Miscellanées (2) 9 Miscellanées (3) 10 Regards, cris, tics (3) 11 Miscellanées (4) 12 Echoes of Science 13 Miscellanées (5) 16 Regards, cris, tics (4) 21 Playlist 22 Édito Ce mois-ci, Disharmonies vous invite au royaume de la peau. Cette surface des êtres vivants que l’on voit en pre- mier, dont on sent la texture au toucher, on ne s’y arrête souvent pas assez pour s’en étonner tant elle semble nor- male et négligeable, ou alors on s’y arrête trop, pour s’en formaliser, pour réduire les gens à sa couleur ou à son degré d’exposition hors des vêtements. Il y a pourtant beaucoup plus à dire sur le sujet ! Echoes of Science vous invite à (re)découvrir, d’un point de vue biologique, la peau et di- vers épidermes voisins. Nos fictions s’ingénient à montrer la diversité des rôles de la peau. Douce ou rugueuse, elle est l’endroit où l’on nous tou- che : lorsque l’amour s’y inté- resse, il peut en faire le lieu d’étreintes délicieuses confi- nant à la théologie ou des pe- tits plaisirs quotidiens de l’ef- fleurement. C’est dans la peau qu’on éprouve aussi, à l’inver- se, le stress et les peurs qui fourmillent dans votre corps. C’est elle qui s’échancre sous les blessures et se raccommo- de comme elle le peut en cica- trices et en balafres qui mena- cent notre beauté et notre confiance en nous. Enfin, la peau porte aussi en elle jeu- nesse et vieillesse, comme ces rides qui définissent un grand -père au yeux d’un enfant. Vous trouverez tout cela dans pas moins de quatre Miscella- nées (le dernier, exceptionnel- lement plus long que d’habi- tude, vous propose une nou- velle où vous plonger un peu plus longtemps). La peau a sa couleur, mais elle peut aussi avoir son dessin, moyennant un tatouage : découvrez le sujet via un documentaire ou, pourquoi pas, par le biais d’un film avec Louis de Funès à propos d’un homme dont la peau vaut très cher (Regards, cris, tics). Il faut dire que le cinéma ne cesse de s’emparer du sujet de la peau : en animation, tout peut devenir corps, de sorte que tout peut servir à représen- ter une peau, depuis les bon- hommes en bâtons jusqu’aux textures rendues en images de synthèse (Ces dessins qui bou- gent). Mais le corps humain en prises en vue réelles fait aussi un excellent sujet de cinéma pour la caméra, par exemple dans Camille Claudel 1915 (Regards, cris, tics). Quant à la science-fiction, elle imagine volontiers des êtres à la Fran- kenstein composés des peaux de plusieurs individus : un excellent épisode de Doctor Who fournit un bon point de départ à une réflexion sur l’hu- main et le cyborg. Le sujet est vaste et ce numéro est loin de l’épuiser. Nous es- pérons au moins stimuler ré- flexions et rêves et vous ame- ner à voir (et à toucher) autre- ment. Pour son grand retour, Disharmonies vous souhaite à tous une bonne lecture ! « Il y a autour de moi une absence terrible de creux de la main. » Gros-Câlin, Émile Ajar BLAKE

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À fleur de peau

isharmonies ANNÉ E 9 , NU M É RO 66

MARS 2016

GRATUIT

Miscellanées 2

Regards, cris, tics 3

Regards, cris, tics (2) 4

Ces dessins qui bougent 6

Miscellanées (2) 9

Miscellanées (3) 10

Regards, cris, tics (3) 11

Miscellanées (4) 12

Echoes of Science 13

Miscellanées (5) 16

Regards, cris, tics (4) 21

Playlist 22

Édito Ce mois-ci, Disharmonies vous invite au royaume de la peau. Cette surface des êtres vivants que l’on voit en pre-mier, dont on sent la texture au toucher, on ne s’y arrête souvent pas assez pour s’en étonner tant elle semble nor-male et négligeable, ou alors on s’y arrête trop, pour s’en formaliser, pour réduire les gens à sa couleur ou à son degré d’exposition hors des vêtements. Il y a pourtant beaucoup plus à dire sur le sujet !

Echoes of Science vous invite à (re)découvrir, d’un point de vue biologique, la peau et di-vers épidermes voisins. Nos fictions s’ingénient à montrer la diversité des rôles de la peau. Douce ou rugueuse, elle est l’endroit où l’on nous tou-che : lorsque l’amour s’y inté-resse, il peut en faire le lieu d’étreintes délicieuses confi-nant à la théologie ou des pe-tits plaisirs quotidiens de l’ef-fleurement. C’est dans la peau

qu’on éprouve aussi, à l’inver-se, le stress et les peurs qui fourmillent dans votre corps. C’est elle qui s’échancre sous les blessures et se raccommo-de comme elle le peut en cica-trices et en balafres qui mena-cent notre beauté et notre confiance en nous. Enfin, la peau porte aussi en elle jeu-nesse et vieillesse, comme ces rides qui définissent un grand-père au yeux d’un enfant. Vous trouverez tout cela dans pas moins de quatre Miscella-nées (le dernier, exceptionnel-lement plus long que d’habi-tude, vous propose une nou-velle où vous plonger un peu plus longtemps). La peau a sa couleur, mais elle peut aussi avoir son dessin, moyennant un tatouage : découvrez le sujet via un documentaire ou, pourquoi pas, par le biais d’un film avec Louis de Funès à propos d’un homme dont la peau vaut très cher (Regards, cris, tics).

Il faut dire que le cinéma ne

cesse de s’emparer du sujet de la peau : en animation, tout peut devenir corps, de sorte que tout peut servir à représen-ter une peau, depuis les bon-hommes en bâtons jusqu’aux textures rendues en images de synthèse (Ces dessins qui bou-gent). Mais le corps humain en prises en vue réelles fait aussi un excellent sujet de cinéma pour la caméra, par exemple dans Camille Claudel 1915 (Regards, cris, tics). Quant à la science-fiction, elle imagine volontiers des êtres à la Fran-kenstein composés des peaux de plusieurs individus : un excellent épisode de Doctor Who fournit un bon point de départ à une réflexion sur l’hu-main et le cyborg.

Le sujet est vaste et ce numéro est loin de l’épuiser. Nous es-pérons au moins stimuler ré-flexions et rêves et vous ame-ner à voir (et à toucher) autre-ment. Pour son grand retour, Disharmonies vous souhaite à tous une bonne lecture !

« Il y a autour de moi une absence terrible de creux de la main. »

Gros-Câlin, Émile Ajar

BLAKE

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Miscellanées

– Et après… Et après je ne sais pas. Peut-être qu’il y a eu une vague de froid, une ère glaciaire, et que notre nature liquide s’est solidifiée. On est devenu des peaux et des chairs de gel enfermant au fond de nous juste un peu d’eau vive. Et si on désire tant se serrer les uns contre les autres, le plus étroitement possible, c’est parce qu’on a froid et qu’on sent, du fond de nous-mêmes, que notre nature profonde, notre destin, c’est la chaleur, pas cette douloureuse séparation. Ou alors c’était un dieu jaloux, qui a vou-lu nous séparer et qui a fait de nous des pierres rou-lant les unes vers les autres, et qui se cognent lors-qu’elles veulent s’unir. »

« Dans l’amour, finalement, on peut pas aller très loin.

– Comment ça ? Je comprends pas.

– On embrasse quelqu’un, on le caresse, mais fina-lement on reste à l’extérieur. C’est comme une mai-son dans laquelle on rentre jamais.

– Mais on peut se confondre avec quelqu’un si on l’aime.

– Oui, mais on est à l’intérieur des gens à d’autres moments. Quand on n’y pense pas. Quand ça n’a l’air de rien.

– Je t’aime. »

Une femme mariée, Jean-Luc Godard (1964)

« Moi, quand je regarde tes yeux, je vois deux cieux par-dessus deux vastes mers, et je n’ai pas envie de les toucher. Je sens que ce serait trop violent, trop dangereux, comme tendre ses mains vers un oiseau et risquer qu’il ne s’envole ou qu’on ne l’étouffe en le saisissant, parce qu’il est si fragile. S’il y a une eau vive au fond de toi, au fond de moi, elle mourrait d’être mise au jour, comme un corail délicat bercé dans les abysses : des plongeurs cupides l’arrachent, le remontent sur le pont de leur vaisseau, mais aus-sitôt à l’air libre, il se dessèche, se recroqueville, se noircit, tombe en poussière. Je sens qu’il y a un mys-tère en toi, au fond de toi. Et je l’aime, je t’aime. Et j’aime ta peau et tout ce qui me sépare de toi, com-me un silence religieux autour de ce mystère. »

« YHWH-Dieu fit des tuniques de peau et les en vê-tit. »

Genèse 3, 21

Nous nous taisons. Au creux de nos deux mains mê-lées, il y a un peu de creux, un peu d’air, un peu de

Au-delà du grand gel

« Quand le grand-prêtre Joachim passa dans le Parvis et s’approcha du Saint des Saints pour offrir le sacrifice, il vit que le voile tremblait comme une peau frissonnante, comme si un grand cœur battait derrière. Il s’arrêta et se mit à genoux, ouvrit les mains et se tut. Personne n’entra dans le Saint des Saints et le silence du grand-prêtre fut le sacrifice de ce jour-là. »

Midrash du Cinquième livre des Rois 35, 2

J’ai posé ma main sur ta peau et j’ai fermé les yeux. Elle était douce et une chaleur y brûlait comme si de minuscules forges y travaillaient. Je me suis tourné, j’ai posé ma tête doucement sur ton bras. J’ai senti ton sang battre en tes veines, comme une cavalcade de petits animaux inconnus et fébriles courant dans les herbes sèches, tout contre ma joue, tout près de mes lèvres.

« Peut-être qu’au commencement…

– Quand ça "au commencement" ?

– Autrefois, il y a longtemps, dans un autre monde. Peut-être qu’au commencement on était des cours d’eau. »

Tu souris. Tu me dis : « Qui ça, "on" ?

– Toi, moi, tout le monde. En ce temps-là, quand on s’aimait, on ne faisait qu’un avec l’autre, pour de vrai, comme deux ruisseaux qui se rencontrent, se frôlent, se caressent par toutes leurs gouttes d’eau. Quand ils font l’amour, ils ne font qu’un, si étroite-ment que plus jamais, plus jamais ils ne se séparent. Leurs corps sont unis pour toujours. Les hydrolo-gues et les géographes se battent pour savoir lequel s’est jeté dans l’autre et ce qu’il faudrait marquer le long de la ligne bleue unique qui les représente tous les deux ensemble après leur rencontre, et les deux ruisseaux coulent, enlacés sans fin par toutes leurs molécules, en se moquant bien du nom qu’on peut leur donner. Peut-être qu’on était comme ça à l’ori-gine. Faire l’amour c’était n’être qu’une, qu’un, pour toujours.

– Et après ?

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Le tatoué, Louis de Funès, Jean Gabin, 1968

Sorti en 1968, Le tatoué est un film comique franco-italien réali-sé par Denys de La Patellière sur des dialogues de Pascal Jardin. Douze ans après La traversée de Paris et six ans après Le gentle-man d’Epsom, il réunit à nou-veau le duo Gabin-de Funès pour une comédie délectable basée sur le contraste entre deux personna-ges très singuliers.

Félicien Mezeray, incarné par Louis de Funès, est un riche ven-deur d’œuvres d’art parisien spé-cialisé dans la peinture. Il ren-contre chez un peintre Monsieur Legrain, ancien légionnaire gro-gnon et misanthrope, dont la silhouette est pleinement remplie par l’imposante stature de Jean Gabin. Il a le temps d’apercevoir dans le dos de ce dernier un ta-touage vraisemblablement réalisé par le célèbre peintre Modigliani. Aussitôt, son instinct d’acheteur compulsif se réveille ; hélas, l’ex-légionnaire refuse catégorique-ment de lui « vendre sa peau ».

le coût du chantier, Mezeray paye Pellot pour qu’il bâcle les tra-vaux ; hélas, le comte les sur-prend à la jumelle en pleine conversation, et manque quel-ques minutes après d’être tué par l’éboulement du toit provoqué par un ouvrier. Il est alors per-suadé que Mezeray a demandé à Pellot de le supprimer. Il les amè-ne tous les deux au château sous la menace d’une arme, puis dé-goupille une grenade. Quand il apprend que Mezeray a voulu rogner sur l’argent du chantier, il lance sa grenade contre un mur pour lui faire perdre « deux mil-lions ! » supplémentaires.

On pourrait croire que les déboi-res de Mezeray vont s’arrêter là ; mais les deux acheteurs améri-cains, peu convaincus de l’au-thenticité de la signature du com-te, envoient au château deux dé-tectives. Ceux-ci, avisés de l’iras-cibilité de l’ex-légionnaire, em-portent avec eux une arme à feu en quittant leur voiture. Mais là encore, les jumelles de Legrain les trahissent : ce dernier, sous prétexte de leur faire visiter les caves du château, les envoie crou-pir dans le « cul-de-basse-fosse », « la geôle réservée aux sorciers et aux parricides ». Il monte ensuite à Paris et débarque chez Meze-ray, sabre au clair et décidé à le pourfendre. Heureusement pour le pauvre collectionneur, les deux Américains arrivent sur ces en-trefaites et Legrain comprend que ce sont eux qui ont envoyé les détectives.

Débarrassée de ces incidents, la véritable amitié entre les deux hommes peut enfin voir le jour. Le diagnostic du dermatologue a établi que le comte devait faire du sport pour garantir l’intégrité de sa peau et par là du tatouage ;

Cela ne décourage pas M. Meze-ray, qui avant même de l’avoir acquise revend aussitôt l’œuvre à deux collectionneurs américains, Mr Smith et Mr Larsen.

S’engage alors une bataille de volonté terrible entre les deux hommes. Pour faire céder Le-grain, Mezeray lui propose de remettre entièrement à neuf sa maison de campagne en échange du tatouage. Mezeray donne sa parole écrite, mais Legrain préfè-re attendre le début des travaux pour entériner l’accord. Le collec-tionneur parisien se retrouve donc entraîné dans la campagne à bord du vieux tacot de l’ancien militaire. Après une mémorable nuit à la belle étoile, ils arrivent finalement dans le Périgord noir, au château de Montignac. Le-grain apprend alors à son infortu-né compagnon qu’il est le dernier comte de Montignac, et qu’il s’a-git de son lieu de villégiature. Aussitôt, l’affaire prend une toute autre ampleur pour Mezeray, puisque les travaux sont bien plus conséquents qu’il ne l’avait supposé. Il contacte un entrepreneur, Maurice Pellot, qu’il convainc à grand renfort de liasses de billets de commencer les travaux immédiatement. Le-grain signe alors sa part du contrat, mais sans préciser qu’il accepte qu’on « lui découpe la peau ».

Une certaine « amitié », toute limitée cependant, semble naître entre les deux hommes. Après la délicieuse scène de l’intrusion des pilleurs de châteaux, il semblerait que Mezeray envisage enfin la vie comme autre chose que la recher-che d’un profit. Malheureuse-ment, ce début de relation conti-nue de pâtir de l’appât du gain du collectionneur. Afin de rabaisser

Regards, cris, tics

Je n’en ai pas de preuve. Et vous avez beau trouver ça improbable, vous n’avez pas de preuve du contraire non plus. Peut-être que c’est ça que les théologiens appellent un « objet de foi ».

Luchs

vide, qui est nous deux, entre toi et moi. Peut-être que loin de tout regard, dans ce creux, se forment des étincelles, des étoiles minuscules, un arc-en-ciel de poche, ou tout un univers, avec ses mers, ses montagnes, ses galaxies, sa faune et sa flore infinies. Et tout ça glisse dans l’invisible quand nos mains se séparent.

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te ; les embûches qui l’émaillent sont quasiment jouissives. Soute-nu, en plus des deux monstres du cinéma que sont de Funès et Ga-bin, par d’autres acteurs in-contournables de l’époque tels que Pierre Tornade en brigadier ou encore Dominique Davray en hystérique Mme Mezeray, ce film est un classique jubilatoire à voir de toute urgence et à revoir sans modération.

Morrigan

nos deux compères décident de s’y mettre ensemble. Judo, boxe, patin à glace, le tout entrecoupé de plantureux repas, finissent de convaincre Mezeray que la vie est ailleurs que dans un portefeuille : il rejoint son ami à Montignac, au nez et à la barbe de sa femme,

pour quelques excès supplémen-taires. Le film s’achève sur les cris d’une délégation ministériel-le envoyée dans le cul-de-basse-fosse.

L’évolution du lien entre les deux personnages est très intéressan-

Regards, cris, tics (2)

Un tatoo, deux tatoos, des tatoos… Parmi les nombreux documentai-res réalisés par la chaîne ARTE, il s'en trouve un sur les tatouages, relativement récent (2013) et suffisamment long pour aborder le sujet sous différents aspects (52 minutes). Tous tatoués ! est un documentaire de Jérôme Pier-rat et Marc-Aurèle Vecchione, qui nous emmène dans le monde des tatoueurs et tatoués. Il est cons-

truit sur la base de témoignages des deux bords, afin d'essayer de comprendre ce qui motive les tatoués à recevoir ces dessins sur leur peau, ainsi que la façon dont travaillent les tatoueurs. Plutôt qu'une histoire linéaire de la pratique du tatouage, le docu-mentaire explore les différents styles actuels de tatouages et les replace dans l'évolution de cette activité. On comprend aussi l'évolution des techniques et sur-tout l'importance du choix réflé-

chi d'un tatoueur pour ceux qui voudraient passer sous l'appareil. En effet, chacun développe un style bien particulier, qui prend racine dans une certaine histoire. Par exemple, est-ce que ce sera un tatouage tribal, plutôt noir et aux traits épais, aux motifs abs-traits, souvent autour du poignet ou au bas du dos chez les fem-mes ? Ou plutôt un tatouage ré-aliste, en noir et blanc et dont le dessin est tellement précis qu'on peut avoir l'impression qu'il s'agit d'une véritable photographie ?

Lyle Tuttle en train de tatouer.

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Ou encore un tatouage lettrage, où un mot ou une phrase sont tatoués sur le corps ? Ce style, avec ses nombreuses polices et possibles localisations sur le corps, est très riche et apprécié. En miroir de ces différents styles, le documentaire fait intervenir (et découvrir) plusieurs grands noms du domaine : Tuttle (un ancien dans le métier, lui-même presque entièrement tatoué), Mark Mahoney, Jack Rudy, Filip Leu, Paul Booth (assez impres-sionnant à l'écran), Shige (artiste japonais, ce qu'on voit bien dans ses tatouages), FUZI, Mr Kaves, Norm, TIN-TIN… Le documentaire montre bien que si le tatouage était aupara-vant signe d'appartenance à un groupe marginal, signe qui per-mettait de se distinguer (a priori de façon négative par rapport au reste bien pensant de la société), il est maintenant devenu une sorte d'accessoire mainstream, démocratisé, intégré aux us et coutumes. Est ainsi posée la question de la signification du tatouage aujourd'hui : s'il n'est

plus contestataire, revendicateur d'une différence, quel est son sens ? Cette question est abordée à tra-vers différents témoignages, de tatoueurs et de tatoués. Ceux-ci, au-delà de la motivation qui les a poussés à recevoir ce dessin sur leur peau la première fois, évo-quent ensuite souvent une sorte d'addiction : lorsqu'on commence avec un tatouage, il est difficile de s'arrêter… Le regard des ta-toueurs sur leurs sujets permet aussi de comprendre que le ta-touage, s'il n'est plus signe de marginalité, permet tout de mê-me de se distinguer, avec une situation paradoxale : tatouage sur des zones du corps souvent cachées, mais dont les tatoués souhaitent, demandent, s'il sera tout de même visible un peu, par ci ou par là. Quelque chose qui se

Un tatouage réalisé par Shige.

Un tatouage réalisé par TIN-TIN.

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cache, qui s'exhibe par bouts et ne se laisserait donc voir que par certaines personnes. Pour les néophytes, ce documen-taire est instructif : techniques, types de tatouages, grands traits de l'histoire, grands noms du domaine… Les informations sont précises et claires. Il souffre en revanche d'être resté quelque peu trop à la superficie du sujet : lors-que tatoueurs ou tatoués nous livrent leurs expériences, les té-moignages se ressemblent relati-vement de l'un à l'autre, sans qu'un d’entre eux soit plus mar-quant. La diversité matérielle du tatouage peine à complètement se refléter dans les récits des ex-périences des personnes interro-

gées au cours du documentaire qui la porte, ou dans son rythme même, assez classique et tran-quille. D'autant plus que les au-teurs du documentaire en avaient réalisé un autre sur le monde du tag qui était bien plus dynami-que. Tous tatoués ! constitue ainsi une bonne introduction à ce monde du tatouage, bien documentée en supports historiques, que l'on pourrait compléter par la suite par quelques recherches sur les différents noms cités : certains des artistes tiennent un site qui peut donner une impression complémentaire et intéressante de leur art.

Mademoiselle

Un tatouage sur mains réalisé par Paul Booth.

Ces dessins qui bougent

De la ligne claire à la peau texturée

De quoi est faite la peau des per-sonnages d’animation ? Avant de s’attaquer à cette question éton-nante, nous allons devoir faire un détour du côté de la technique du cinéma. Car, aussi étrange que cela paraisse, il est difficile de parler de peau dans le cinéma d’animation sans parler de l’ani-mation en général, et même du cinéma en général.

Petit préambule philosophi-co-technique

Reprenons les choses au début. La première illusion fondatrice du cinéma est le mouvement (kinèma en grec ancien). Tout cinéma est un cinéma d’anima-tion, au sens où le mouvement donne vie à ce qu’il représente : au cinéma, se mouvoir, c’est vi-vre. Autrement dit, ce truc de forain génial que sont les techni-ques cinématographiques permet de conférer la vie à tout ce qu’on veut, par la grâce de l’image, mê-me à une table ou à des valises (comme dans L’Hôtel du silence, court-métrage d’un des pionniers français de l’animation, Émile Cohl, sorti en 1908).

La seconde illusion fondatrice du cinéma est le photoréalisme, qui produit un effet de trompe-l’œil visant à faire oublier que vous regardez une série d’images fixes et non un être bel et bien présent et mouvant. Il n’est pas inutile de se souvenir ici du sens très vaste du verbe grec graphein à l’origine du suffixe « -graphe » de cinéma-tographe : aussi bien « écrire » que « dessiner » ou « peindre ». Les frontières établies par la suite dans le langage courant entre le cinéma « tout court » et le ciné-ma dit « d’animation » sont lar-gement artificielles : un simple trait parasite sur un photogram-me de film ancien suffit à nous rappeler brutalement qu’il n’y a, du point de vue de la technique, aucune différence entre un film composé de photographies et un autre fait de n’importe quelle suite d’images.

Ces deux illusions fondatrices ont pour conséquence que, dans le domaine du cinéma en général et tout particulièrement de l’anima-tion, toutes sortes de distinctions fondamentales de notre appré-hension du monde n’ont pas cours. Pas de distinction entre la chose inerte et l’être vivant, puis-qu’au royaume de l’image ani-mée, toute chose peut prendre vie et tout être vivant peut être réduit à la matérialité inerte de la pho-

tographie qu’il est. Et pas ou peu de distinction, non plus, entre le corps et son environnement. Dans Fantasmagorie, autre (et plus célèbre) court-métrage d’É-mile Cohl réalisé en 1908, les personnages, faits de bâtons et de cercles, se déforment et se trans-forment à volonté pour se chan-ger en objets et réciproquement. Le musée des grotesques (1911) montre des dessins bien plus éla-borés, inspirés par la gravure et la caricature de presse, qui fon-dent pour devenir silhouettes, animaux, objets, formes abstrai-tes. Le héros des Fantaisies d’A-génor Maltracé (Cohl, 1911) por-te même un nom de famille qui rappelle sa nature de simple cro-quis. Tout le cinéma d’animation a été profondément influencé par cette proximité fondamentale entre chair et matière.

Ces quelques considérations pré-alables formeraient la base de belles réflexions philosophiques, que des esprits chagrins auraient tôt fait de tirer vers l’univers ab-surde du Mythe de Sisyphe de Camus. Mais si l’on en reste au cinéma d’animation, le constat n’a rien de triste : c’est, au contraire, une liberté créatrice étourdissante qui s’en donne à cœur joie depuis plus d’un siècle. Jugez plutôt. Que peut-on utiliser pour créer le corps d’un person-

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nage d’animation ? À peu près tout : photographies, dessins au crayon ou à l’encre, papier décou-pé ou plié, celluloïd, pâte à mode-ler, sable, peinture sur verre, fi-nes aiguilles aimantées, poupées de porcelaine, marionnettes de bois, sujets plats en tissu, fruits, légumes, jouets, constructions en carton ou en papier mâché... La liste serait sans fin.

Le règne du trait et des aplats

Très souvent, la question du ren-du de la peau ne se pose même pas. Dans les genres animés com-portant le plus de merveilleux, la distinction entre corps et matière reste délibérément fragile, afin de faciliter les métamorphoses et les déformations des personnages, qui en deviennent plus crédibles et moins monstrueuses. Un loup de Tex Avery aux yeux exorbités serait horrible à regarder si son corps était traité sur un mode photoréaliste. Mais même dans d’autres genres recherchant da-vantage de réalisme, l’effort se concentre sur la restitution du mouvement. L’un des pionniers du cinéma d’animation améri-cain, Windsor McCay, connu éga-lement pour sa bande dessinée onirique Little Nemo, repousse les limites du réalisme en anima-tion avec son court-métrage How a Mosquito Operates en 1912. Les mouvements du moustique y sont si virtuoses par rapport à ce qui se faisait auparavant que certains critiques ont accusé McCay de s’être contenté de calquer des photographies d’un véritable moustique... un comble dans un film qui tient pour nous du car-toon, puisque ledit moustique soulève son chapeau pour saluer le public et aiguise sa trompe sur une meule de rémouleur avant de piquer sa victime !

Si les animateurs de dessins ani-més se concentrent sur le mouve-ment plutôt que sur le niveau de détail dans le rendu de la peau des personnages, c’est aussi pour une raison technique simple : plus un dessin est détaillé, plus il nécessite de travail pour être ani-

mé convenablement, ce qui im-plique des frais, du temps et des difficultés techniques. Animer un personnage composé de quelques traits entourant une plage de couleur chair est plus facile que d’animer tous les détails d’une peinture détaillant la pilosité, les rides, les taches de rousseur, les veines et les muscles affleurant sous la peau, sans parler des om-bres. Comme tout film, un film d’animation est conditionné en partie par des contraintes finan-cières et techniques qui influen-cent ses choix stylistiques. C’est pour cela que les dessins animés empruntent plus souvent leur style graphique aux bandes dessi-nés de style dit « ligne claire », qui comportent moins de traits à animer, plutôt qu’aux dessins très détaillés ou aux chefs-d’œuvre de la peinture classique ! Ce sont ces graphismes « simples » qui valent au cinéma d’animation, comme à la BD à peu près à la même époque, d’ê-tre trop tôt cantonné à un public enfantin et au registre du diver-tissement.

Du celluloïd asexué aux corps érotisés

Observons un instant les choix graphiques des dessins animés produits par les grands studios américains (Walt Disney, la War-ner, Universal). Les traits sont

simples et les plages de couleurs unies, ce qui facilite l’animation, certes ; mais on observe aussi l’héritage des jeux de formes des débuts du cinéma, avec des per-sonnages aux membres courbes et comme caoutchoutés jusqu’aux années 1930, puis des personna-ges un peu plus réalistes, mais où l’on constate par exemple un effa-cement de tout ce qui, dans l’ana-tomie, rappelle la sexualité.

Or bien d’autres styles graphi-ques sont possibles. Au début des années 1930, Betty Boop, des studios Fleischer, devient vite une Marilyn Monroe avant l’heu-re avec son allure de pin-up au visage cartoonesque mais aux jambes nues évocatrices. Les per-sonnages héroïques des premiers longs-métrages Disney sont trai-tés sur un mode plus réaliste, dans le dessin et dans la couleur (en 1937, pour le visage de Blan-che-Neige, du fard à joues est appliqué directement sur le cellu-lo), non sans de nombreux tâton-nements. Mais il faut attendre encore longtemps avant d’avoir droit à des dessins animés plus attentifs à l’anatomie humaine, comme Fire and Ice (Ralph Baks-hi, 1983, en France Tygra, la glace et le feu), un film de fanta-sy à la Conan très influencé par l’univers visuel de Frank Frazetta (qui participe au film) où barba-res musculeux en pagne et sorciè-res à poitrine opulente compo-sent un univers « adulte » et net-tement plus sexualisé.

Blanche-Neige et les sept nains, 1937.

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Photoréalisme et textures de peau : du défi technique à la norme molle

En parallèle au cinéma d’anima-tion proprement dit, il faudrait suivre l’histoire des effets spé-ciaux au cinéma. Le problème y est inversé : ce n’est pas la peau humaine qui pose problème, mais la peau d’animaux ou de créatures fantastiques. Costumes et prothèses forment une partie de la panoplie du concepteur d’effets spéciaux, mais l’anima-tion en volume (autrement dit, l’animation d’objets tels que des statuettes, filmés image par ima-ge) connaît un succès important au milieu du XXe siècle. Je ne citerai ici que deux noms fameux ayant employé cette technique pour les blockbusters d’aventure américains : Willis O’Brien (entre en gros 1910 et 1950) et Ray Har-ryhausen (entre en gros 1940 et 1980). L’intérêt de l’animation en volume est qu’elle confère aux créatures une présence à l’écran plus impressionnante et qu’elle autorise un niveau de détail élevé dans le rendu des peaux, carapa-ces, fourrures, etc. Le cyclope-satyre cornu du Septième Voyage de Sinbad (Nathan Juran, 1958) en est un bel exemple avec sa peau craquelée. Citons aussi l’a-nimatronique, à savoir les ma-rionnettes grandeur nature robo-tisées, utilisées par exemple pour plusieurs dinosaures de Jurassic Park (Steven Spielberg, 1994).

L’arrivée des images de synthèse,

à partir des années 1980, pose le problème de la peau dans des termes techniques différents. Or, au début, rien ne se prête moins au rendu de la chair et de la peau que des polygones animés par ordinateur. La peau, tout comme la pilosité, d’ailleurs, nécessite des textures et des effets de cou-leur et de lumière trop com-plexes. On se contente donc d’uti-liser les images de synthèse pour des effets spéciaux (comme le plan final des Maîtres du temps de René Laloux en 1982), puis de modéliser des objets, dont les textures de plastique, de bois ou de tissu sont plus faciles à resti-tuer. De là les lampes de bureau du court-métrage Luxo Jr, le pre-mier film produit par les studios Pixar, en 1986, puis les héros du long-métrage Toy Story en 1995. Malgré les 65 millions de dollars de budget, les humains apparais-sent peu et le jeune garçon, Andy, est couvert de taches de rousseur qui font oublier ses textures en-core lisses et rigides. En 1997, le personnage éponyme du Joueur d’échecs, autre court-métrage de Pixar, est un vieillard, pour la bonne raison qu’un corps maigre et ridé est plus facile à rendre crédible à l’image qu’une peau jeune. Pixar ne se risque pas à mettre en scène des humains comme personnages principaux d’un long-métrage avant Les In-destructibles, en 2004 – et enco-re, avec un style très épuré.

Dans l’intervalle, la puissance de calcul des ordinateurs et des logi-ciels de dessin et d’animation a

fait des bonds prodigieux. Les graphismes des jeux vidéo adop-tent un rendu de plus en plus photoréaliste et se rapprochent du cinéma, et l’image de synthèse remplace l’animation image par image en tant que technique rei-ne des effets spéciaux. De fait, la palme du tout premier long-métrage d’animation à mettre en scène des humains modélisés en images de synthèse dans un style photoréaliste revient à une adap-tation de jeux vidéo : Final Fan-tasy : Les Créatures de l’esprit, sorti en 2001, un très honnête film de science-fiction américano-japonais librement inspiré par la série de jeux japonais Final Fan-tasy, conçue par Hironobu Saka-guchi, qui réalise aussi le film. Le rendu des personnages, impres-sionnant, n’a pas à rougir de la comparaison avec les films d’ani-mation et les cinématiques de jeux vidéo actuels. Mais le film est plombé par son budget énor-me, environ 137 millions de dol-lars, dont les recettes ne rem-boursent même pas la moitié. On comprend que Pixar ait préféré un budget plus raisonnable en 2004.

Les studios d’animation améri-cains se ruent sur ces nouvelles techniques afin de concurrencer Pixar, et les années 2000 voient l’émergence d’une nouvelle vul-gate stylistique en matière d’ani-mation américaine à gros bud-get : des personnages en polygo-nes couleur chair non photoréa-listes, aux allures de mannequins en plastique. La boucle se boucle en 2010 lorsque Disney (qui a racheté Pixar entre temps) se lance à son tour dans le tout-images de synthèse avec Raipon-ce en renonçant à produire de nouveaux « Classiques » en des-sin animé.

Comme toujours, les massifs stu-dios américains produisent un effet d’entraînement, nombre de studios plus petits un peu partout dans le monde s’efforçant de pro-duire à leur tour des films en images de synthèse au lieu de rechercher leurs propres techni-ques. Les poupées de polygones deviennent ainsi la nouvelle nor-me molle en matière d’animation, aux côtés du dessin animé en

Sinbad, 1958.

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Miscellanées (2)

ligne claire semi-cartoonesque que Disney avait imposé aupara-vant. Parmi les industries du ci-néma d’animation assez fortes et bien implantées dans les cultures locales pour proposer leurs pro-pres modèles figurent le Japon, qui s’est mis aux images de syn-thèse en même temps que les États-Unis (pour ne pas dire avant) mais produit toujours des dessins animés au rendu « celluloïd » à la pelle (ceux du studio Ghibli sont les plus connus sous nos latitudes, mais il y en a de nombreux autres), et la Fran-ce, qui se caractérise au contraire par une grande variété dans la recherche de styles graphiques placés généralement au service d’un film unique.

Eunostos

Final Fantasy Creatures, 2001.

ensuite serrée fort contre toi. À ce moment-là, j’ai su que tout irait bien. Tu m’as serrée comme si tu avais voulu graver mon corps dans le tien, et je t’ai serré en retour. Certains disent que le secret d’un couple fort, c’est la communication. D’autres diront que c’est le sexe ; d’autres encore les cadeaux, les grosses surprises comme les petites attentions. Tu n’as jamais été très bavard. Chaque jour ne peut pas réserver une sur-prise. Quant au sexe, je ne m’y fie pas. C’est magi-que, magnifique, merveilleux, mais trop de facteurs quotidiens peuvent transformer le désir en désert. En revanche, j’ai toujours succombé à tes petits ges-tes, toutes ces petites choses par lesquelles tu m’as toujours montré que tu m’aimais et que tu voulais prendre soin de moi jusqu’à la fin de notre vie. Quand tu portes ma main à tes lèvres et que tu me fais un baisemain, après m’avoir invitée à danser. Quand tu m’embrasses sur le front, si doucement, si tendrement que j’ai l’impression que c’est l’Amour qui se pose sur moi. Quand tu essuies mes larmes les mauvais soirs, les soirs de ras-le-bol, les soirs de colère contre le mon-de entier. Quand tu essuies mes larmes et que tu me caresses la joue, et que tu me souris, et que ton sou-rire me dit « je t’aime ». Une nuit, j’ai ouvert les yeux. J’ignore quelle heure il était. J’ai tout de suite trouvé ce qui m’avait réveil-lée : je frissonnais. Comme chaque nuit, tu avais tiré la couverture en dormant et tu t’étais enroulé de-dans, si bien que je ne pouvais pas la récupérer sans

Couverture

J’ouvre les yeux. Il est 03h06. Je trouve tout de suite ce qui m’a réveillée : je frissonne. Comme chaque nuit, tu as tiré la couverture en dormant et tu t’es enroulé dedans, si bien que je ne peux pas la récupé-rer sans te réveiller. Je ne veux pas te réveiller. Je me rapproche de toi, lentement, sans pour autant te toucher, et je serre étroitement sur moi le morceau de drap qu’il me reste. J’entends derrière moi ta respiration, sifflante contrairement à d’habitude : tu as pris froid. Je me retourne avec lenteur, attentive à ne pas troubler ton sommeil, et je remonte la couverture sur ton cou. J’ai peur de te réveiller en t’embrassant, alors je m’abstiens. Mais je t’enveloppe de tout mon amour comme pour te tenir chaud. Tu tires toujours la couverture. Je te le dis presque chaque jour, mais je sais bien que tu ne le fais pas exprès. Entre temps, le sommeil m’a rattrapée. Je me re-tourne à nouveau et ferme les yeux, mais derrière moi tu bouges et pousses un grognement ; ta main endormie me cherche, me trouve, se pose sur ma taille. Tu t’apaises, replonges dans les tréfonds de ton sommeil. C’est fou comme un si petit contact peut se révéler rassurant. Je me souviens parfaitement de la première fois où tu m’as embrassée. Dans l’obscurité d’une nuit froi-de, tu as posé tes lèvres sur les miennes, et tu m’as

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Miscellanées (3)

Je n’ai pas bougé. Ce n’était pas la peine. C’est fou comme un si petit contact pouvait se révéler rassu-rant.

Morrigan

te réveiller. Mais cette nuit-là, je n’ai pas eu le temps de bouger. Tu t’es réveillé, sans savoir que je l’étais aussi ; j’ai senti que tu me regardais ; tu as attrapé la couvertu-re, et tu l’as remonté jusque sur mon épaule.

« Éphémère »

Mon A.,

Je tourne en rond autour de moi-même depuis plusieurs semaines, sans pouvoir y entrer. Tout m'est violent et brusque. Mes peurs, mes doutes et mes angoisses affleurent en permanence ; je les sens grouiller sur ma peau. Ils me recouvrent avec leurs armes, prêts à se défendre contre tout, réagis-sant au moindre coup de vent ; c'est comme avoir la chair de poule en été. Et je tourne autour d'eux, je ne peux plus rentrer en moi, leurs piques sont trop longues, je suis devenue un hérisson aux microscopiques aiguilles. Ils sont là en surface, petits aiguillons qui émergent à peine, affleurent seule-ment le long de mon épiderme. J'ai besoin de ton aide. Ma peau s'use, toujours peureuse, toujours à guetter la prochaine éraflure, le prochain vent dangereux, et toujours plus fatiguée de ces batailles permanentes qui ne devraient rien en être. J'ai besoin de douceur pour émousser toutes ces piques. Ou de changement pour me laver de cette armée. Ou de chaleur pour fondre le métal de leurs armes. Surtout de ta présence, pour la confiance, pour défaire ces bataillons et passer la peau, retrouver au-dessous plus de profondeur, plus d'espace, pour m'y étendre et ensuite t'y accueillir. Pour que ces contacts fébriles, où ma peau aujourd'hui frissonne, redevien-nent des aplats de tendresse. Ton A.

Mademoiselle

Tatou

Tatou

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Regards, cris, tics (3)

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L’Âme du TARDIS (The Doc-tor’s wife)

L’Âme du TARDIS (en anglais The Doctor’s Wife) est le quatriè-me épisode de la sixième saison de la deuxième série de Doctor Who. Cette série télévisée britan-nique raconte les aventures du Docteur, extraterrestre de neuf cents ans, d’apparence humaine, dernier représentant de l’espèce des Seigneurs du Temps, qui voyage dans le temps et l’espace grâce à un vaisseau appelé le TARDIS, pour Temps À Relativité Dimensionnelle Inter Spatial. Le TARDIS est bien plus qu’un ap-pareil pour notre héros : il ne s’agit pas seulement d’une machi-ne mais d’un être vivant, que le Docteur fait fonctionner en partie par un lien télépathique, et qui possède son propre caractère et sa propre volonté. Le TARDIS est une création typique des Sei-gneurs du Temps : il est plus grand à l’intérieur qu’à l’exté-rieur. Celui du Docteur revêt la forme d’une cabine de police bleue. C’est en outre sa dernière attache à Gallifrey, sa planète d’origine aujourd’hui disparue ; ce lien est ambigu, car c’est égale-ment à son bord qu’il a fui sa pla-nète à tout jamais. Cet épisode, diffusé le 14 mai 2011 sur BBC one et le 19 mai 2012 sur France 4, et dont le scé-nario a été écrit par le célèbre romancier et scénariste britanni-que Neil Gaiman, nous présente pour la première fois une incar-nation humaine de la fameuse machine à voyager dans le temps du Docteur, incarné dans cette saison par Matt Smith. Habituel-lement objet conscient mais muet, le TARDIS va se retrouver dans le corps d’une jeune femme. Alors que le Docteur voyage dans l’espace en compagnie d’Amy et de Rory, il reçoit un message ve-nu d’en-dehors de l’Univers et envoyé par un Seigneur du Temps nommé le Corsaire. Pour le Docteur, ce message a une va-leur énorme : il est la preuve que d’autres Seigneurs du Temps ont

survécu et qu’il n’est pas le der-nier de son espèce, comme il l’a toujours cru jusqu’alors après la Guerre du Temps qui a détruit son peuple.

[avertissement au lecteur : au-delà, l’intrigue est dévoi-lée] Mais lorsque le TARDIS, une fois sorti de l’Univers, se pose sur un astéroïde, son âme disparaît et la machine s’éteint brusquement. Le Docteur et ses compagnons, Amy et Rory, n’ont alors pas d’autre choix que de sortir explo-rer l’astéroïde. Ils rencontrent trois humains, Oncle, Tatie et Idris, et un Ood, expèce extrater-restre, nommé Neveu. Le héros est alors rapidement pris à partie par Idris. Très agitée, celle-ci l’appelle « voleur » et a du mal à s’exprimer, confondant les temps des verbes et les mots. Visible-ment perturbée, elle semble par instant deviner l’avenir, mais ses propos sont incohérents et elle s’effondre brutalement dans les bras de Rory.

Le Docteur questionne Tatie et Oncle, qui lui apprennent que l’astéroïde sur lequel ils sont se nomme en fait le Foyer. Ce der-nier possède une conscience et s’adresse au Docteur, lui expli-quant que beaucoup de person-nes sont arrivées sur lui en pas-sant au travers de failles spatio-temporelles, et qu’il les « répare ». Il lui annonce égale-ment que de très nombreux Sei-gneurs du Temps en faisaient partie. Le Docteur comprend im-médiatement que ceux-ci sont en danger ; mais il découvre que le Foyer les a déjà éliminés. Il gar-de Oncle et Tatie en vie pour mieux berner les arrivants, et les répare au fur et à mesure en pré-levant des morceaux sur ses victi-mes. Oncle a ainsi « les yeux d’un jeune homme de vingt ans », « une oreille alien », le « bras droit plus long que le gauche » et « deux pieds gauches » : « de vrais patchworks biologiques ». Ils n’ont plus aucune pièce d’ori-gine à force d’avoir été rapiécés

morceau par morceau.

Fou de rage, le Docteur interroge alors Idris ; il comprend qu’il s’agit de l’âme du TARDIS, incar-née dans le corps de la jeune fem-me. Pour la première fois, il peut dialoguer avec l’entité vivante avec laquelle il a partagé des siè-cles de son existence. La relation de confiance entre Idris et le Doc-teur s’établit immédiatement, le lien entre le Docteur et son vais-seau étant largement plus qu’une simple affection – on apprend qu’il a surnommé son vaisseau Sexy. Ils comprennent que le Foyer se nourrit de l’énergie des TARDIS ; ne pouvant l’absorber directement, il la transfère dans le corps d’un être humain pour la consommer.

Le Foyer ayant compris qu’il s’a-gissait du dernier TARDIS, il dé-cide de s’en emparer pour retour-ner dans l’Univers conventionnel, et s’immisce dans la matrice dé-sormais vide de conscience. Pour récupérer son fidèle compagnon, le Docteur entreprend de cons-truire avec Idris un nouveau vais-seau à l’aide des débris de tous les TARDIS s’étant précédem-ment posés sur l’astéroïde. Il ma-térialise ensuite le TARDIS de fortune à l’intérieur du sien. La conscience du TARDIS de retour dans son élément se transfère alors à nouveau dans la matrice, en éjectant le Foyer. Idris, mou-rante, permet au Docteur d’avoir une dernière conversation avec son cher vaisseau, puis s’éteint paisiblement.

[fin du résumé de l’épisode]

La thématique du changement de forme n’est pas nouvelle, tout comme celle du transfert de cons-cience. Des romans jeunesse tels que Sept semaines dans la peau d’un chien de Claude Samson à des séries comme La double vie d’Eddie McDowd, les histoires d’humains enfermés dans des enveloppes étrangères ne sont pas rares. Ici toutefois, l’« âme » appartient à un objet, certes ani-mé d’une forme de conscience, mais malgré tout dépourvu de

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parole ou de toute forme de lan-gage.

Au-delà de cette incarnation, la remarque du Docteur sur les « patchworks biologiques » sou-lève la question du lien entre l’i-dentité et la forme matérielle : une chose est-elle toujours la même si tout en elle a été rempla-cé ? La question se pose aisément pour un objet : si chaque pièce d’une voiture est substituée par une autre, petit à petit, est-ce toujours la même voiture ? C’est ce que l’on appelle le paradoxe du

bateau de Thésée : dans la légen-de grecque, le bateau de Thésée, de retour à Athènes après avoir vaincu le Minotaure, est conservé par les Athéniens en hommage à son triomphe. Au fil des années, ils le gardent en état en retirant les planches abîmées et en les remplaçant par des nouvelles. Au bout d’un certain temps, il n’y avait plus aucun élément d’origi-ne sur le bateau. Pour un être vivant, la notion de conscience introduit une difficulté supplé-mentaire : suis-je encore moi-

même si tout mon corps a été remplacé, mais que ma conscien-ce perdure ? Aujourd’hui, avec l’avènement des prothèses intelli-gentes, la limite entre l’homme et la machine pose question : certes, nous n’en sommes pas encore au point de pouvoir remplacer l’inté-gralité d’un corps humain. Mais si un jour une telle chose était possible, où placerions-nous la limite entre l’homme, le cyborg et la machine ?

Morrigan

Miscellanées (4)

jourd’hui où je lui parle à nouveau, à lui qui mainte-nant est assis dans le fauteuil unique de la même chambre d’hôpital. Je suis debout devant lui, et je n’arrive pas à le regarder en plein, d’un regard qui le saisirait tout entier. C’est trop grand, trop vaste. Je ne sais pas par quel bout le voir.

On parle des uns, des autres, des frères, des parents, d’un oncle, du jour où je m’étais retrouvé enfermé en dehors de mon studio à Paris. Les mots forment une mélodie où ils n’ont pas plus de sens que des notes : ce qui compte, c’est la musique, et qu’elle passe en-tre nous deux.

Je ne sais pas quoi penser, quoi ressentir. Les émo-tions se bousculent. J’ai peur de me tromper en res-sentant la mauvaise. Alors, pour être avec lui, mon regard saisit à la dérobée des détails de sa peau. Mais j’ai peur que ce regard, qui le frôle ou bondit en sauts de puce d’un bout de corps à l’autre, soit une erreur, une impasse. Pourtant je n’ai pas d’autre

Avant-hier, la peau de mon grand-père était parcou-rue de vagues, comme les champs au bord desquels j’ai marché ensuite, bruns, poudreux, immenses, striés comme un désert.

J’avais été frappé par ses jambes frêles, pâles com-me de l’eau crayeuse, avec des reflets bleutés. Ce sont les bottes enfilées chaque jour de travail pen-dant soixante ans qui leur ont donné cette blan-cheur.

Quelques jours avant, j’avais eu envie de pleurer en le voyant sur ce lit d’hôpital. Parce que les draps étaient trop blancs autour de son corps trop sombre, trop vastes autour de son corps tout petit. Je ne sais pas ce que j’avais vu de lui pour avoir soudain, com-me ça, la tristesse montant du cœur aux yeux. C’était par-delà son corps.

Et je ne sais pas quoi regarder de lui en ce jour d’au-

Tatou

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petit : il avait la joue rêche quand on lui faisait la bise. Il était plus droit, plus grand. Mais je ne sais plus quelles couleurs avait sa peau en ce temps-là.

Avant, encore avant, il y a eu le moment où, à peine né, j’avais été posé doucement dans ses bras, et, dans ce temps des légendes, inaccessible, le regard dont il me regardait.

Luchs

regard pour le voir.

Semées sur ses bras, de ses épaules à ses mains, qu’il tient serrées, il y a de nombreuses taches rouges, bordeaux, violacées. Sous son menton, il y a de frêles lambeaux blancs – un reste de pansement. La peau de son menton semble rêche.

Peut-être que c’est la seule chose dont je me sou-vienne de la peau de mon grand-père, lorsque j’étais

Echoes of Science

De peau en peau Familièrement, elle tapisse notre corps, joue un rôle de barrière face à de nombreux micro-organismes, nous laisse apprécier caresses et vent frais... La peau, notre peau, nous la connaissons, la « sentons » tous les jours, mais quelle est-elle vraiment ? Pou-vons-nous comparer notre peau et celle des escargots ? Peut-on parler de peau pour un lézard ? pour une écrevisse ? et pour une mouche ? ou pour un lombric ? et que dire de la méduse ?? Lorsqu'on parle de peau chez l'humain, on parle en réalité d'un organe. C'est-à-dire que la peau est un assemblage de tissus avec des fonctions différentes. L'épi-derme, le derme et l'hypoderme sont des tissus conjonctifs qui protègent et isolent du monde extérieur. Des cellules sensoriel-les, rattachées au système ner-veux, sont incluses au sein du derme et de l'hypoderme. Certai-nes se prolongent par un poil à l'extérieur et sont sensibles au mouvement. D'autres sont inclu-ses plus profondément et sont sensibles à la pression. Des cap-teurs de chaleur sont également présents. De ces capteurs partent un ou des prolongements ner-veux, qui permettent à l'informa-tion de mouvement, pression ou température de circuler jusqu'au système nerveux central. Dans certaines zones du corps, des vaisseaux sanguins sont très pré-sents. Au niveau des joues no-tamment, leur dilatation ou leur constriction permettent la régula-tion des échanges de chaleur avec

le milieu extérieur alors très pro-che… ou la signalisation de senti-ments ! Cette définition et cette descrip-tion de la peau n'apparaît pas valable pour les méduses, les lombrics, les mouches ou les écrevisses. La peau des lézards possède quant à elle les caractè-res cités. L'organisation des ré-cepteurs et la façon dont ils fonc-tionnent n'est pas strictement la même, mais les fonctions généra-les de la peau (protection thermi-que, mécanique et contre les ma-ladies, sensibilités à la tempéra-ture, à la pression, etc.) sont as-surées. De façon plus engloban-te, ces fonctions sont retrouvées assez similairement chez les té-trapodes : sauropsides (oiseaux et crocodiliens), mammifères, amphibiens. D'ailleurs, une façon de distinguer la plupart de ces groupes réside dans l'observation des productions épidermiques (donc au niveau de la peau), les

phanères, chez les organismes y appartenant. Les mammifères possèdent des phanères de type poils (cheveux, pelage, etc.) ; les sauropsides possèdent des écail-les (pensez au serpent ou aux pattes des pigeons par exemple) ; les oiseaux possèdent en plus des écailles des phanères de type plu-mes. Seuls les amphibiens possè-dent une peau nue sans phanè-res. Quid alors des mouches, méduses et autres ? La fonction de protec-tion assurée par la peau chez les humains est prise en charge par d'autres structures au sein du monde vivant. Les arthropodes (insectes, crustacés, arachnides) possèdent une carapace de chiti-ne (une protéine), dure et résis-tante, qui leur assure une protec-tion mécanique. Cette protection mécanique est moins forte chez les vers, qui n'ont qu'une mince cuticule, qui se perce aisément. Cependant, elle permet tout de

Schéma de la peau en vue transversale.

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même d'isoler l'organisme du monde extérieur, et notamment de l'intrusion de micro-organismes ou de corps étran-gers. Chez les méduses, la chose se complique : la différenciation entre intérieur et extérieur chez un organisme est une invention des organismes dits triploblasti-ques, c'est-à-dire qu'il existe une

détermination des parties de l’œuf fécondé en trois destinées différentes, qui donneront des tissus différents. Par exemple, chez l'humain, une première par-tie donnera tous les tissus « de couverture » ou superficiels : derme, épiderme, colonne verté-brale, boîte crânienne. Une se-conde partie donne les tissus in-

ternes (muscles majoritaire-ment). Enfin, une troisième par-tie donne le tube digestif, les pou-mons : si vous y réfléchissez bien, l'estomac est en connexion direc-te avec l'extérieur, bien qu'il soit dans le corps, et les nutriments doivent bien être absorbés depuis l'intestin pour passer à l'intérieur du corps.

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L'oeuf fécondé des méduses n'au-ra pas de détermination en trois parties mais seulement en deux. De façon très simplifiée, la médu-se est un sac : nutriments et dé-chets entrent et sortent par le même orifice. S'il est possible de dire d'un sac qu'il a un intérieur et un extérieur, il est en revanche plus difficile de déterminer quelle est sa barrière isolante. Notez toutefois que cela dépend gran-dement de la définition que vous donnez de la peau et que celle que nous avons choisie initiale-ment est anthropocentrée. Il exis-te bien un isolement entre une sorte de milieu intérieur (rempli de mésoglée) et un milieu exté-rieur chez la méduse, par une couche de cellules... remarquons alors que le propre de toute cellu-le vivante est d'être un milieu défini, délimité par rapport au milieu extérieur, par la membra-ne plasmique, bi-couche de phos-pholipides, présente chez les eu-caryotes, les eubactéries et les archées. C'est un compartiment qui a son identité. Est-ce à dire alors que la membrane de la cel-lule est une peau ? Elle en parta-

Coupe transversale d’un polype.

Photo d’une bactérie et de ses pilis (« poils »).

Photo d’une drosera et de ses poils collants.

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ge des caractères fonctionnels et certaines cellules bactériennes ont aussi des pilis, extensions membranaires qui ressemblent à des poils et par lesquels de l'in-formation peut être transmise. Mais nous pourrions alors remar-quer que le qualificatif de peau n'est appliqué qu'aux organismes multicellulaires. Dire cela n'est cependant pas suffisant car, rap-pelez-vous, parler de peau chez les mouches et les écrevisses n'est pas possible. D'ailleurs, si l'on en reste à la fonction de protection, voire de

sensation (au sens de transmis-sion d'informations issues du milieu extérieur), l'écorce des arbres pourrait aussi faire une bonne peau. Et les « poils » gluants des plantes carnivores comme les Drosera sont des élé-ments sensoriels qui lui permet-tent de déterminer s'il y a ou non un casse-croûte à attraper. En botanique, on nomme bien les couches de cellules externes des tiges « l'épiderme »... Définir la peau est une entreprise complexe : description structura-le ou fonctionnelle ne permettent

pas de retrouver notre idée initia-le de ce qu'est la peau, cette peau que pourtant nous portons nous aussi. De fil en aiguille, nous aboutissons à des arbres et her-bes à fleur de peau. Embrouilla-mini particulier, et en fait bien courant, de cette nature et de son évolution qui, dans un même souci d'isolement, de protection, de sensation, a pu, pour tous ces problèmes, trouver autant de solutions possibles !

Mademoiselle

Coupe transversale d’un annélide, où l’on voit la couche externe de cuticule.

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Miscellanées (5)

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ge mutilé ne la dégoûtait pas.

Axelle caressa son visage. Elle l’observa longuement avant de se pencher vers lui pour frôler du bout des doigts la peau fripée et incarnat de son cou. La bala-fre formait plein de petites ramifications qui ren-daient la peau irrégulière et grumeleuse. Elle se pen-cha encore plus, ses longs cheveux chatouillant le visage inerte de son compagnon, pour murmurer à son oreille des paroles de soutien pour encourager sa guérison et des mots doux pour lui dire de s’ac-crocher. Puis, comme chaque jour depuis plusieurs semaines, elle serra la main de son petit ami, em-brassa ses doigts une dernière fois et sortit.

Sur le palier, elle se retrouva nez à nez avec Alex. Le jeune guerrier lui sourit et s’effaça pour la laisser sortir.

« Comment va-t-il ?

– Toujours pareil, répondit la jeune fille. Il ne réagit pas, mais son état est stable.

– Je suis sûr que ça va s’arranger, fit le jeune hom-me avec douceur. »

Axelle lui sourit tristement.

« Que le ciel t’entende. »

Alex entra dans la chambre et s’assit dans le fauteuil près du lit. Il fixa les traits altérés du garçon sans qu’aucune émotion ne se lise sur son visage. Les marques étaient effrayantes, mais Alex avait l’habi-tude des cicatrices. Son propre corps portait les stig-mates indélébiles de sa captivité dans les Royaumes désolés. Ces mutilations étaient dures à accepter, mais il savait depuis longtemps que c’était le lot ha-bituel de tous les guerriers, et rares étaient les com-battants de la Confrérie à avoir échappé à ces maux. En revanche, il savait que le garçon aurait du mal à l’admettre. Les premières cicatrices étaient toujours un traumatisme profond. Voir son corps modifié, altéré, sans rien y pouvoir changer, sans l’avoir choi-si ni même réellement envisagé causait un choc ter-rible.

Le jeune guerrier prit dans les siennes la main bla-farde qui reposait sur le lit. A cause de l’angoisse des derniers jours, il était épuisé. Peu à peu, il bascula dans le sommeil.

Quand il se réveilla, la position du soleil dans le ciel lui indiqua que plusieurs heures s’étaient écou-lées. Le jeune homme poussa un long soupir de las-situde et s’apprêtait à se lever quand un léger bruit lui fit tourner la tête.

La main du blessé agrippait le drap avec un bruisse-ment léger. Dans le lit, Benjamin frémit, prit une inspiration profonde et ouvrit lentement les yeux. Alex s’approcha du lit et un large sourire naquit sur ses lèvres.

À visage découvert

Benjamin resta plusieurs jours entre la vie et la mort. La bataille entre les combattants de la Confré-rie et les armées des Royaumes Désolés s’était termi-née en véritable carnage. Axelle et son meilleur ami Alex s’en étaient sortis par miracle. Lorsque le corps de Benjamin, méconnaissable dans son armure dé-foncée et poisseuse de sang, avait été ramené au château, Tina et son équipe de chirurgiens avaient d’abord cru qu’il ne passerait pas la première nuit.

Axelle passait toutes ses journées à son chevet. Seul Alex, au bout d’une longue semaine, réussit à la convaincre qu’attendre à ses côtés ne servait à rien. Elle accepta enfin de quitter la chambre où elle s’é-tait en quelque sorte installée, guettant le moindre signe de réveil. Elle venait cependant voir le garçon plusieurs fois par jour, et Alex savait qu’il ne saurait l’en empêcher.

Mais un matin, quand Axelle arriva pour l’une de ses nombreuses visites quotidiennes, Tina l’attendait devant la porte, une mimique ambiguë aux lèvres.

« Il va mieux, annonça-t-elle. Son état s’est stabilisé et il est hors de danger. Néanmoins, il est toujours dans le coma, et j’ignore quand il en sortira. Nous ferons le maximum, tu le sais. »

Axelle hocha la tête. Il lui avait fallu du temps pour recouvrer la maîtrise de ses émotions, et il lui arri-vait encore de fondre en larmes sans raison. Toute-fois, même si elle vivait désormais dans l’incertitude, elle s’interdisait de replonger dans la torpeur qui lui avait tenu lieu de vie les premiers temps. Ses pen-sées ne quittaient pas Benjamin, mais elle ne pou-vait se laisser aller alors que lui luttait pour sa sur-vie.

Elle entra dans la chambre. A l’intérieur, elle trouva ses amis qui lui sourirent. Elle savait qu’eux aussi étaient très inquiets pour Benjamin.

La jeune fille leur proposa de rester, mais ils sorti-rent les uns après les autres, l’étreignant brièvement et lui murmurant au passage des paroles de ré-confort. Elle sentit leur compassion se poser sur son cœur comme un baume pour l’aider à cicatriser.

Quand ils furent partis, elle s’approcha de son com-pagnon inerte. Tina venait d’enlever les bandages. La jeune fille eut un mouvement de recul et frisson-na en voyant son visage découvert pour la première fois depuis la bataille, puis elle se reprit et s’assit sur le lit.

Une effroyable cicatrice barrait sa joue droite et se poursuivait dans son cou, sur une bonne moitié de la gorge.

La balafre était hideuse, pourtant Axelle s’en mo-quait. Un instant, elle se demanda pourquoi ce visa-

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Benjamin déglutit difficilement en palpant la peau abîmée de sa gorge et de son visage. Son visage. Dé-sormais, il ne pourrait plus oublier ce jour. Chaque fois qu’il se regarderait dans une glace, l’image qu’el-le lui renverrait ramènerait à son esprit le souvenir de la bataille. Il sentit les larmes gagner ses yeux et voulut serrer les mâchoires pour les empêcher de couler, mais ce geste lui causa une intense douleur et ne fit qu’encourager les larmes à rouler sur ses joues.

À côté de lui, Alex eut soudain un haut-le-corps.

« J’ai totalement oublié… Je cours prévenir Axelle. Elle sera tellement heureuse de te voir réveillé… »

Alex ne s’attendait pas à un quelconque mouvement. Aussi, le geste de Benjamin le surprit. Ce dernier attrapa vivement son poignet et secoua la tête avec

Benjamin essaya de tourner la tête, grimaça de dou-leur et ouvrit la bouche pour parler. Alex se précipi-ta.

« Tout doux, Ben. Ne bouge pas. Ça va aller. »

Benjamin essaya de parler, mais seul un souffle rau-que sortit de ses lèvres et il cessa ses tentatives, épuisé. Il tourna les yeux vers Alex puis vers la cara-fe posée sur la table de chevet. Le guerrier comprit et le soutint pendant qu’il buvait avidement un verre d’eau. Le blessé poussa un gémissement et tenta à nouveau d’ouvrir la bouche

« Non. Tu ne peux pas parler pour l’instant. » le pré-vint Alex.

Benjamin le fixa pour l’inciter à continuer.

« Bon, d’accord, je vais essayer d’imaginer tes ques-tions et tâcher d’y répondre, mais il va falloir que tu sois patient, reprit le guerrier. Axelle va bien, ainsi que tous les autres. Nous avons réussi à repousser l'attaque. Cependant, au cours du combat, tu as été blessé. Un loup t’a attaqué ; il t’a mordu au visage et à la gorge. Tes… tes cordes vocales ont été abî-mées. » annonça-t-il avec précaution. « Tina, la chi-rurgienne, t’a réparé de son mieux, mais tu ne peux pas parler. Il est trop tôt pour savoir si c’est définitif ou si des progrès sont possibles. Mais nous ferons le maximum pour que tu récupères. » ajouta-t-il dou-cement.

Benjamin fixa le plafond, les dents serrées, ses traits tendus par la souffrance. Ses yeux s’embuèrent et il détourna la tête pour qu’Alex ne le voie pas pleurer, mais celui-ci l’appela. Comme Benjamin ne réagis-sait pas, Alex fit le tour du lit pour le regarder dans les yeux.

« Je vais appeler Tina, elle va venir t’examiner. »

Benjamin essaya à nouveau de parler et Alex dut faire un gros effort pour tenter de comprendre ce qu’il voulait.

« Attends… On va essayer de deviner. Ça concerne Axelle ? »

Benjamin fit non de la tête.

« Toi ? »

Cette fois-ci, il acquiesça.

« Mmm… Tu veux savoir depuis combien de temps tu es ici ? Il y a près de six semaines. »

Benjamin haussa les sourcils mais lui fit signe de continuer et se mit à cligner des yeux rapidement.

Alex se gratta la tête, cherchant ce qui pouvait pré-occuper Benjamin à cet instant. Il lui sembla sou-dain deviner.

« Oh ! Tu… tu veux voir ta blessure ? »comprit-il.

Benjamin acquiesça avec lenteur. Alex hésita, indé-cis, puis se saisit d’un miroir qui traînait sur un gué-ridon et le lui tendit.

Tatou

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question et s’était contenté de soutenir Benjamin au long de sa convalescence. Ce dernier était morose, et n’arrivait pas à accepter la balafre. Alex lui avait ex-pliqué de multiples fois qu’aucun guerrier n’en était exempt, mais son ami refusait de l’admettre. Il lui reposa, comme chaque jour, la même question.

« Pourquoi refuses-tu de voir Axelle ? »

Benjamin lui lança un regard ennuyé, comme s’ils avaient déjà eu cette conversation des dizaines de fois, mais si jusqu’ici Alex avait souvent posé la question, Benjamin, lui, n’avait jamais donné de réponse, et s’était contenté de refuser obstinément sa visite.

Cette fois-ci cependant, Alex soutint son regard et Benjamin rendit les armes. Il se laissa tomber lour-dement sur le lit et tendit la main vers le bloc-notes qui lui servait à communiquer, mais Alex s’en empa-ra avant lui et le mit hors de portée.

« Non. Parle. »

Benjamin lui lança un regard furieux, mais Alex ne broncha pas.

« Tu la fais souffrir. J’imagine que tu as une bonne raison pour cela, et j’estime donc que c’est une rai-son qui vaut la peine que tu l’exprimes à voix hau-te. »

Benjamin poussa un profond soupir et, lentement, baissant les yeux, articula avec difficulté :

« Elle mérite…mieux…qu’un homme in…infirme. »

Alex le fixa avec dans le regard un mélange de com-passion et de compréhension.

« Ne… ne te prive jamais du soutien de ceux que tu aimes. Tu sais… C’est suffisamment difficile de sur-vivre quand ils te sont arrachés. Alors ne les éloigne jamais de toi, lâcha-t-il tristement. Et ne te considè-re pas comme un infirme. Oui, c’est vrai, tu as été gravement blessé, et tu en garderas peut-être des séquelles toute ta vie. Mais tu es vivant, Ben. Tous n’ont pas eu cette chance. Ton corps va récupérer peu à peu, ton esprit est indemne. Tes amis sont autour de toi et celle qui partage ta vie n’attend qu’un geste pour accourir à tes côtés !

– Je n’arrive pas…à vivre avec…cette balafre. Tu ne peux pas…comprendre.

– Je ne peux pas comprendre ? lança Alex, soudain frémissant de colère. Je ne peux pas compren-dre ? »

Il arracha sa chemise d’un coup sec, dénudant son torse et dévoilant les horribles cicatrices qui le re-couvraient depuis sa capture et son supplice dans les Royaumes désolés.

« Regarde ! Regarde ce à quoi je ressemble ! »

Benjamin déglutit difficilement en fixant les mar-ques rougeâtres qui marbraient sa peau, bien qu’il ne les vît pas pour la première fois.

« La première chose que je vois quand je me regar-de, ce sont ces marques. Et dès que je les vois je re-vis tout ce qui s’est passé là-bas, tout ce qu’ils m’ont

vigueur. Il essaya encore de parler, sans plus y par-venir. Alex comprit.

« Je sais, tu ne veux pas qu’elle te voie comme ça. Mais elle t’a déjà vu, tu sais. Et elle s’en moque. »

Benjamin continua de secouer la tête violemment en signe de dénégation. Il lança à son compagnon un regard suppliant, puis retomba sur le lit avec colère, le visage fermé et l’air buté.

« Tu vas lui faire du mal si tu refuses sa présence. », signala seulement le guerrier après un instant de silence.

Il lui sourit une dernière fois puis sortit de la pièce.

Quelques secondes plus tard, Tina entra. Elle lui posa des questions en lui faisant noter ses réponses sur un bloc-notes, l’examina et inspecta longuement les moniteurs autour de lui. Mais Benjamin ne pen-sait qu’à Axelle.

Alex entra dans la chambre, comme tous les jours à la même heure. Benjamin ne prenait même plus la peine de vérifier l’identité de l’arrivant. Il était en train de faire travailler délicatement ses muscles en effectuant les exercices que Tina lui avaient imposés. La morsure avait été la blessure la plus grave, mais une multitude d’autres contusions, ecchymoses et même trois fractures avaient affaibli son corps et nécessitaient qu’il s’exerce pour retrouver sa mobili-té.

Alex lança un salut auquel Benjamin répondit par un grognement. Il termina son entraînement et rejoi-gnit son ami qui attendait patiemment.

« Comment vas-tu aujourd’hui ? » lui demanda ce dernier d’un ton enjoué.

« M…mieux. Moins…mal » répondit Benjamin.

Sa voix cassée, rauque, était hésitante. Il avait re-commencé à ânonner quelques syllabes plusieurs jours auparavant, et Alex l’aidait à améliorer sa dic-tion, mais il n’arrivait pas à faire de phrases, et mê-me un simple mot lui demandait beaucoup d’efforts. C’était déjà un miracle qu’il soit encore capable de produire le moindre son, avait déclaré Tina, et il ne fallait guère s’attendre à ce qu’il récupère une élocu-tion normale. Mais Benjamin s’entraînait sans cesse, et seul Alex avait réussi à le convaincre que le repos était autant nécessaire que l’exercice pour récupérer ses facultés.

Depuis son réveil, il avait catégoriquement re-fusé de voir Axelle. Elle avait tenté de passer outre les premiers jours mais il faisait semblant de dormir dès qu’il entendait son pas dans le couloir. Elle avait fini par se résigner à attendre que son compagnon accepte sa venue. Ses amis étaient eux aussi venus le voir, mais ils avaient senti sa réticence et avaient écourté leur visite, néanmoins heureux de le voir enfin éveillé. La seule présence que le garçon tolérait régulièrement était celle d’Alex, ce qui avait pour le moins surpris le guerrier, mais il n’avait posé aucune

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« Bientôt peut-être… Mais pas maintenant. Je ne suis pas prêt.

Tu ne te sens pas prêt, mais tu irais mieux si elle était à tes côtés. »

Alex revint le voir les jours suivants, toujours à la même heure, et tous deux reprirent leurs habitudes : rééducation physique pour Benjamin, puis exercices d’élocution sous la tutelle d’Alex. Sa volonté lui fai-sait réaliser des progrès constants, et si sa diction n’était pas encore parfaite, ni lui ni Alex ne dou-taient d’y parvenir. Le guerrier ne reparla pas d’Axelle, se contentant de donner brièvement de ses nouvelles quand Benjamin le lui demandait.

Il l’aida également à accepter sa cicatrice, à la consi-dérer comme faisant partie intégrante de son corps, et à la percevoir non comme une punition ou un trophée, mais simplement comme une confirmation de son statut de guerrier. C’était une tâche difficile,

fait. Ils m’ont torturé, ils ont tenté de me briser et de détruire mon corps, cracha le guerrier, écumant de rage. Ils ont failli y parvenir, mais Axelle et toi êtes venus et vous m’avez sauvé. J’ai survécu grâce à vous. Que sont des cicatrices quand on a failli perdre la vie ? Tu aurais pu mourir. La seule chose qui compte, c’est que tu sois en vie et en bonne santé ! »

Il s’arrêta un instant, déglutit et prit le temps de se calmer avant de reprendre plus doucement :

« Je sais que c’est dur. C’est ton corps et une telle mutilation est difficile à accepter. Mais il faut conti-nuer à avancer, Ben. Il faut continuer. Et puis, pour-suivit-il d’un ton plus léger, les filles adorent les ci-catrices. Ça fait viril. »

Benjamin secoua la tête d’un air navré.

« Tu crois…que ça marche encore, ce coup-là ? C’est vieux comme…le monde. »

Alex pouffa sans répondre et Benjamin sourit. Puis il redevint grave.

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Tatou

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mais Alex était le mieux placé pour faire compren-dre cela à Benjamin, et si ce dernier n’était pour l’instant pas prêt, il commençait à se dire qu’il par-viendrait peut-être à l’accepter un jour.

Un soir, alors que Benjamin se tenait à la fenêtre, le regard perdu dans l’écume qui bordait la crête des vagues, des pas se firent entendre derrière lui. Per-suadé qu’il s’agissait d’Alex, il sourit sans se retour-ner. L’arrivant s’avançait vers lui quand un pressen-timent poussa Benjamin à s’arracher à la contempla-tion des vagues.

Lorsqu’il se retourna, il se trouva soudain nez à nez avec Axelle.

Benjamin détourna brusquement la tête mais elle l’attrapa par le bras pour l’obliger à la regarder. Il la défia du regard, mais elle tint bon.

Elle le regarda longuement.

« Est-ce que… tu as mal ? » demanda-t-elle, hésitan-te.

Benjamin secoua la tête en signe de dénégation et se dégagea pour revenir vers la fenêtre.

« Ben, attends ! S’il te plaît… »

Il la fixa, immobile, ses lèvres minces serrées sur un visage impassible.

Axelle prit sa main. Sa détresse était perceptible dans sa voix, dans son regard, dans la tension qui habitait tout son corps.

« Ben… Ne me laisse pas. J’ai besoin de toi pour vivre. Toi. Pas Alex, pas un autre. Juste toi. Pour toujours. »

Voyant qu’il ne réagissait pas, elle se hissa sur la pointe des pieds pour effleurer ses lèvres. Benjamin recula légèrement, mais la laissa faire. Il baissa les yeux et Axelle sentit la lutte furieuse qu’il engageait contre lui-même. Elle l’embrassa une seconde fois et lui lança un regard suppliant. Ses caresses se firent plus pressantes, ses baisers plus insistants.

Benjamin luttait de toutes ses forces, mais le corps d’Axelle se pressait contre le sien comme autant de rêves oubliés.

Il baissa les yeux sur son visage, croisa son regard.

Et céda.

Doucement, elle le poussa en arrière et il se laissa tomber sur le lit. Il la prit dans ses bras, l’attira contre lui, enfouit son visage dans son cou. Sentit son parfum et la douceur de sa peau, le battement fou de son cœur dans sa poitrine. Elle se serrait contre lui de toutes ses forces, infiniment plus fragi-le qu’il ne l’avait jamais vue jusqu’alors, et il encou-ragea cette étreinte par des baisers tendres et pas-sionnés.

« Je t’aime. » murmura-t-il alors que des larmes rondes se mettaient à rouler sur ses joues en une vague de soulagement.

Axelle frémit en entendant ses mots et sa nouvelle voix rauque et éraillée, et se serra plus encore contre lui. Elle resta longtemps blottie dans ses bras sans bouger, goûtant avec délectation la chaleur de son corps et la force de ses bras, savourant chaque se-conde qui passait pour les graver éternellement dans sa mémoire, et oublia toute son angoisse dans l’a-mour qu’il lui offrait. Les caresses de Benjamin dé-nouaient peu à peu la tension nichée dans son corps depuis trop longtemps, et pour rien au monde elle n’aurait voulu que ce moment prenne fin.

Plus tard, bien plus tard, une fois qu’elle eut pleine-ment réalisé son bonheur, elle le contempla longue-ment, prit délicatement son visage entre ses mains et, avec autant de douceur et de précaution qu’elle l’aurait fait pour un nouveau-né, l’embrassa une nouvelle fois. Alors elle s'allongea sur lui et, sans détacher ses lèvres de sa peau, suivit lentement la ligne de sa mâchoire. Benjamin resta immobile et ferma les yeux pour mieux savourer ce contact. Quand elle atteignit la blessure, elle descendit le long de son cou jusqu’à son épaule et entreprit de parsemer sa peau de baisers. Sentir que ses sensa-tions étaient intactes rendait Benjamin fou de bon-heur. Il poussa un gémissement de plaisir et glissa ses mains dans le dos de sa compagne, l’étreignant de toutes ses forces. Il caressa sa peau et son rire cristallin résonna près de son oreille. Il la chatouilla à nouveau pour l’entendre rire. C’était comme mille carillons résonnant sous le soleil, un rire détendu, un rire soulagé, un rire heureux.

Il la berça tendrement contre lui, respira le parfum de ses cheveux, glissa une main derrière sa nuque. Axelle renversa la tête en arrière et Benjamin couvrit son cou de petits baisers espiègles. Elle rit et suivit du bout des doigts la cicatrice de son compagnon. Benjamin glissa alors la main sous sa tunique et re-monta doucement dans le dos d’Axelle. Là, sous ses doigts, il retrouva la vieille balafre de guerre qui cou-rait non loin de la colonne vertébrale de la jeune fille. Il hésita une seconde puis lâcha :

« Je… je ne peux plus t’offrir un corps sans trace. Nous sommes marqués tous les deux maintenant. »

Axelle acquiesça en silence et lui adressa un léger sourire.

« Nous n’avions pas besoin de cela pour être liés… »

Benjamin sourit. Elle se blottit dans ses bras et fer-ma les yeux.

Heureuse.

Morrigan

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Regards, cris, tics (4)

La grâce à fleur de peau

Camille Claudel 1915

Entre beaucoup d’autres choses, Bruno Dumont est un cinéaste de la fleur de peau. Quand ses per-sonnages ne sont pas des sil-houettes au milieu d’une nature où souffle le vent, la caméra filme leur corps, leur visage, de tout près. Quand j’écris ces mots, je pense à deux plans des premières minutes de L’Humanité, son deuxième film. Le tout premier : une ligne de collines ; en bas, des prés à n’en plus finir, en haut, un ciel immense, tout cela en plan très large, et, dans le bruit du vent, une silhouette minuscule qui apparaît soudain à un bout de l’écran et parcourt toute la ligne du haut des collines en courant, trébuchant, jusqu’à ce qu’elle disparaisse, de l’autre côté. Quel-ques secondes plus tard, le même homme s’effondre dans un champ labouré. La caméra toute proche filme sa peau pâle, pres-que grise, presque bleue, ses yeux ronds, écarquillés par on ne sait encore quel mystère d’horreur, tandis que son souffle contre la terre résonne plus fort, plus entê-tant que toute musique.

On retrouve ces deux aspects dans Camille Claudel 1915. Com-me tous les films de Bruno Du-mont, il ne se laisse pas appro-cher facilement. Certaines ima-ges, situations choquent, sur-prennent. On ne sait pas par quel bout les prendre. Beaucoup de paroles sont trop murmurées ou prononcées avec des accents qui les rendent insaisissables. On peut se sentir largué, voire s’en-nuyer. Et soudain, un plan saisit. Quand le film s’arrête, on est tout fébrile ou au bord des larmes, sans comprendre pourquoi.

Un des premiers plans du film, c’est le corps nu du personnage principal (Juliette Binoche), qu’on assied dans une baignoire.

La caméra remonte doucement et on découvre son visage, sans une musique, sans une parole. Beau-coup des plans du film contem-plent ce visage, attentifs à ses expressions, variations, émo-tions. Alors qu’elle assiste à la répétition d’une pièce de théâtre, Camille rit, puis petit à petit son visage se déforme, tremble, et les larmes y coulent, à grands san-glots incontrôlables.

C’est cette chair vue de tout près, par-delà les mots, que le film va confronter à la parole et à ce qu’à défaut d’autre mot plus adapté j’appellerai la religion.

La parole est parfois intellectuel-le, littéraire. C’est celle de Paul Claudel, reprise directement de ses écrits, que le poète prononce sans attention pour les autres personnes, comme s’il était un texte vivant. Parfois, au contraire, c’est celle des fous de l’hospice, demi-mots chaotiques comme

arrachés du fond de la gorge, ri-res bloqués jaillis de sourires béants. Quand ces deux paroles sont confrontées, c’est l’étrangeté et le mystère, par exemple lors-que la prose de Molière est ânon-née par deux folles qui répètent une scène de Don Juan. Et par-fois la cruauté : Camille, en lar-mes, supplie Paul de lui rendre la liberté et Paul l’interrompt bruta-lement par une tirade implacable.

La religion est prise entre les deux mêmes extrêmes. Paul Claudel raconte, très littéraire-ment, sa foi et sa conversion, la description de celle-ci (« J’avais eu tout à coup le sentiment dé-chirant de l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable… ») étant reprise entiè-rement dans une des scènes. Et ses convictions sont mises par le film à l’épreuve de la chair, la vraie. Ce n’est pas un hasard si le poète est montré torse nu alors qu’il écrit une lettre où il condamne, au nom de sa foi, une

Camille Claudel 1915

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Playlist

femme ainsi que sa sœur à mots couverts, parce qu’elles ont avor-té, sa sœur qu’il laissera prison-nière de l’asile à la fin du film, contre l’avis du médecin et mal-gré ses supplications. Comme si le film par-delà les mots (« âme », « pénitence », « horreur »), confrontait le corps de ces deux accusées et le corps de leur accusateur, dont on voit

les veines battre, les muscles se tordre, ce torse nu dans le noir, inquiétant.

Devant l’autel, une folle, devenue prêtre étrange, chante Alléluia. Camille Claudel, qui priait fébri-lement, d’une prière jaillie de son espoir, à mots quasi incompré-hensibles, finit par la suivre dans

le soleil, tandis que le vent balaie le paysage.

Le plan le plus beau du film, pour moi, c’est le visage de Camille Claudel, nimbé de lumière, qui se penche pour saisir de la terre.

Luchs

La môme caoutchouc, Jean Gabin et Fréhel

I’ve got you under my skin, Cole Porter

La peau Léon, Jeanne Moreau

Skin, Bullet For My Valentine

Stitches, Shawn Mendès

Mujer contra mujer, Mecano (version française : Une femme avec une femme)

Prendre un enfant par la main, Yves Duteil

Karésé Mwen, Marijosé Alie (en créole)

Un vrai, un dur, un tatoué, Fernandel

White Boys, Black Boys, Hair

12 belles dans la peau, Serge Gainsbourg

Une jolie fleur (dans une peau d’vache), Georges Brassens

BLAKE

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Aux peaux d’arrivée comme aux peaux de départ, aux peaux échappées comme aux peaux d’échappement, aux peaux de lapins qui précè-dent toujours les maîtresses en maillots de bain, et à tous les bouquets de fleurs de peaux.

Et, à Morrigan, merci du fond du cœur (sous la peau à gauche) d'avoir généreuse-ment tenu bon dans le ma-quettage malgré les vents et les tempêtes informatiques.

Note pour les contributions :

Nous recommandons de ne pas dépasser les longueurs suivantes en police Georgia 9,5 pt. : 1 à 1,5 pages pour les articles et fictions (auxquelles on peut ajouter des illustrations, sans dépasser 2-3 pages), 1 à 1,5 pages pour les poèmes, 1 à 2 pages pour les BD.