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CHAPITRE V LE SUJET ET LE PRÉDICAT Constatons maintenant que les di:ffi.- 152. ANTISTHÈNE cuités logtques dont nous avons tra1té ont été parmi les premières révélations que les Grecs aient reçues dans ce domaine. En effet, Antisthène, aux opinions duquel nous faisons allusion ici, est antérieur à Aristote. Ce dernier, de même que Pla.ton, dont cet ancêtre des Stoï- ciens était le contemporain, ont affecté de le traiter avec dédainl. M. Heinrich Maier a noté même, chez Platon, une hostilité quasi inusitée à son égard 2 Sans doute y avait-il, dans cette attitude, beaucoup du mépris de l'eupatride, de l'aristocrate appartenant à l'une des plus hautes noblesses de la Grèce entière, à l'égard de l'homme de basse extrac- tion, membre d'une classe méprisée, du fils d'une serve, du nothos (semi-athénien, ne jouissant pas de ses droits civiques complets, parce que d'une mère étrangère), obligé, pour enseigner, de s'adresser à la partie déshéritée de la population en professant dans le Cynosarge, gymnase réservé aux nothoï et situé dans un quartier où ces derniers avaient leurs autels particuliers et où siégeait aussi un tri- bunal jugeant les causes les concernanta. Mais peut-être y entrait-il aussi un peu de l'impatience qu'a ressentir cet esprit avide d'atteindre les sommets, à voil' sa marche \' \ \ LE SUJET ET LE PRkniCAT 263 entravée par des objections banales en apparence et néan- moins malaisées à. réfuter. D'ailleurs les mentions multiples qu'Aristote aussi bien que Platon ont consacrées aux con- ceptions d'Antisthène (souvent sans prononcer son nom) et le soin qu'ils ont pris de les réfuter' prouvent que le public pensant avait été impressionné pa.r ses idées. Dans le monde romain encore, Cicéron et Aulu-Gelle ont fait son élogeti, Sans doute sa mémoire s'est-elle perpétuée surtout parce que ses conceptions éthiques ont été adoptées, avec des outrances, par l'école cynique et reprises plus tard, sous une forme plus modérée, par les Stoïciens. Mais ses théories logiques ne furent point entièrement oubliées. Stilpon de Mégare et Ménédème d'Erétrie y revinrent, et leurs écoles jouirent, pendant quelque temps, d'un prestige considé- rable. Plus tard, il est vrai, ses conceptions ne furent plus guère citées qu'en guise de curiosités philosophiques; mais enfin, le souvenir ne s'en effaça jamais complètement. Et l'on ne saurait, semble-t-il, nourrir le moindre dout.e en ce qui concerne la haute tenue morale de l'homme dont la sévé- rité vis à vis de lui-même était légendaire et dont l'antiquité a retenu cette belle parole, en réponse aux attaques d'un adversaire: <c C'est le propre des rois d'être accusés pour le bien qu'ils ont fait 6 >>. On est obligé de constater, de même, qu'à une époque rapprochée de nous les opinions sur le personnage d'Antis- thène et sur la valeur de son apport philosophique ont gran- dement varié. Prantl ne trouve pas assez d'injures à. lui adresser. n l'accuse d'avoir u dénaturé de la manière la plus grossiè1e le principe socratique >>. Il n'avait d'ailleurs «rien appris ni rien oublié>> chez Socrate, s'étant emp1essé de quitter celui-ci pour «retourner aux opinions peu phi- losophiques de son premier maître », le sophiste Gorgias. Il use de u procédés sophistiques>> et professe un c< cynisme poissard ». Sa philosophie est un « nominalisme des plus

5 Le Sujet Et Le Predicat

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Émile Meyerson, Du cheminement de la pensée

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CHAPITRE V

LE SUJET ET LE PRÉDICAT

Constatons maintenant que les di:ffi.-152. ANTISTHÈNE • • cuités logtques dont nous avons tra1té

ont été parmi les premières révélations que les Grecs aient reçues dans ce domaine. En effet, Antisthène, aux opinions duquel nous faisons allusion ici, est antérieur à Aristote. Ce dernier, de même que Pla.ton, dont cet ancêtre des Stoï­ciens était le contemporain, ont affecté de le traiter avec dédainl. M. Heinrich Maier a noté même, chez Platon, une hostilité quasi inusitée à son égard2• Sans doute y avait-il, dans cette attitude, beaucoup du mépris de l'eupatride, de l'aristocrate appartenant à l'une des plus hautes noblesses de la Grèce entière, à l'égard de l'homme de basse extrac­tion, membre d'une classe méprisée, du fils d'une serve, du nothos (semi-athénien, ne jouissant pas de ses droits civiques complets, parce que né d'une mère étrangère), obligé, pour enseigner, de s'adresser à la partie déshéritée de la population en professant dans le Cynosarge, gymnase réservé aux nothoï et situé dans un quartier où ces derniers avaient leurs autels particuliers et où siégeait aussi un tri­bunal jugeant les causes les concernanta. Mais peut-être y entrait-il aussi un peu de l'impatience qu'a dû ressentir cet esprit avide d'atteindre les sommets, à voil' sa marche

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LE SUJET ET LE PRkniCAT 263

entravée par des objections banales en apparence et néan­moins malaisées à. réfuter. D'ailleurs les mentions multiples qu'Aristote aussi bien que Platon ont consacrées aux con­ceptions d'Antisthène (souvent sans prononcer son nom) et le soin qu'ils ont pris de les réfuter' prouvent que le public pensant avait été impressionné pa.r ses idées. Dans le monde romain encore, Cicéron et Aulu-Gelle ont fait son élogeti,

Sans doute sa mémoire s'est-elle perpétuée surtout parce que ses conceptions éthiques ont été adoptées, avec des outrances, par l'école cynique et reprises plus tard, sous une forme plus modérée, par les Stoïciens. Mais ses théories logiques ne furent point entièrement oubliées. Stilpon de Mégare et Ménédème d'Erétrie y revinrent, et leurs écoles jouirent, pendant quelque temps, d'un prestige considé­rable. Plus tard, il est vrai, ses conceptions ne furent plus guère citées qu'en guise de curiosités philosophiques; mais enfin, le souvenir ne s'en effaça jamais complètement. Et l'on ne saurait, semble-t-il, nourrir le moindre dout.e en ce qui concerne la haute tenue morale de l'homme dont la sévé­rité vis à vis de lui-même était légendaire et dont l'antiquité a retenu cette belle parole, en réponse aux attaques d'un adversaire: <c C'est le propre des rois d'être accusés pour le bien qu'ils ont fait6 >>.

On est obligé de constater, de même, qu'à une époque rapprochée de nous les opinions sur le personnage d'Antis­thène et sur la valeur de son apport philosophique ont gran­dement varié. Prantl ne trouve pas assez d'injures à. lui adresser. n l'accuse d'avoir u dénaturé de la manière la plus grossiè1e le principe socratique >>. Il n'avait d'ailleurs «rien appris ni rien oublié>> chez Socrate, s'étant emp1essé de quitter celui-ci pour «retourner aux opinions peu phi­losophiques de son premier maître », le sophiste Gorgias. Il use de u procédés sophistiques>> et professe un c< cynisme poissard ». Sa philosophie est un « nominalisme des plus

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264 LA PROPOSITION

arides, lequel ne peut, à son tour, que faire appel à l'empi­risme le plus grossier7 >>.L'opinion diamétralement opposée est professée par Joël, qui voit en Antisthène un grand initiateur et une figure véritablement héroïque8. L'excel­lent petit ouvrage de Chappuis, vieux de trois quarts de siècle, mais dont les informations sont puisées directement aux sources, nous semble offrir, entre les deux extrêmes, une note a.ssez juste9•

Ce sur quoi Antisthène insis-153. SON ENSEIGNEMENT t "t urt t , t , t a1 s ou , c es qu on ne peu

exprimer une chose que par les seuls termes qui lui sont propres, et qu'on<< ne fait qu'affirmer le même du même». En d'autres termes, comme le dit M. H. Maier : « Des pré misses : le cygne est blanc, blanc est autre chose que cygne, résulte avec une entière rigueur cette conclusion : cygne est autre chose que cygnelO >>.

Dans deux passages bien connus du Sophi8te, Platon expose et réfute en même temps la doctrine, sans du reste prononcer le nom de son auteur.« Nous énonçons l'homme, dit-il, en lui appliquant de multiples dénominations ... Et c'est, je pense, servir aux jeunes ou bien à quelques vieux, tard venus sur les bancs, un beau régal. La riposte immédiate en effet, le premier venu la trouve toute prête, qu'il est im­possible que le multiple soit un, et que l'un soit le multiple. Et, bien entendu, ils prennent plaisir à ne point permettre que l'homme soit dit bon, mai~ seulement que le bon soit dit bon, et l'homme, homme. Tu en rencontres bien souvent, Théétète, des gens dont le zèle s'échauffe là-dessus; par­fois des gens d'âge plus que mûr, que la pauvreté de leur bagage intellectuel tient extasiés là-devant., et qui croient, certes, avoir fait là. une trouvaille de haute sagesse. » Un peu plus loin, il revient sur la matière : « Mais ceux qui, de tous, exposeraient leur thèse au ridicule le plus éclatant, ce sont ceux qui ne veulent, en aucun cas, souffrir que, par

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LE SUJET ET LE PRÉDICAT 265

l'effet de cette communauté qu'il supporte avec autrui, quoi que ce soit reçoive une dénomination autre que la sienne. C'est que le " être " , à propos de tout, en somme, s'impose à leur usage, et le " à part "et le " des autres " et le "en soi" et des milliers d'autres dénominations. Impuis­sants qu'ils sont à les écarter, à éviter de les nouer ensemble dans leur discours, ils n'ont point besoin qu'un autre les réfute, mais, comme on dit, logent dans leur sein l'ennemi et le contradicteur, et cette voix qui les gourmande au fond d'eux-mêmes, ils l'emportent ... en quelque endroit qu'ils aillent11 l>. Evidemment, par ces paroles, - qu'il met du reste non pas dans la bouche de Socrate, chargé habituellement dans les Dialogues d'exposer la théorie juste, mais dans celle d'un Étranger - Platon se montre fort dédaigneux d'Antisthène et de son enseignement. Mais il est infiniment curieux de constater de quoi est faite au fond la réfutation qu'il présente. Elle n 'a, en effet, rien de pro­prement rationnel. Car Platon ne prétend pas démontrer directement que la phrase l'homme est bon n'implique pas une contradiction. Il se contente d'affirmer que de tels énoncés sont indispensables dans tout discours, et que ceux qui critiquent cette façon de parler sont inéluctablement amenés à en user eux-mêmes. Ce qui est incontestable, et ce qu'Antisthène, sans doute, savait fort bien, mais ce qui ne prouve aucunement qu'il ne soit pas fort malaisé de jus­tifier cette forme commune devant le tribunal de la pure raison12• De même, la formule d'Aristote que nous avons citée au § 63 et selon laquelle << l'affirmation est l'énoncia­tion qui attribue une chose à une autre », est uniquement abstraite du langage. Mais il va sans dire que Platon et Aristote ont raison de juger que si la pensée doit avoir un contenu, elle ne peut que revêtir cette forme-là, et vouloir s'en tenir strictement aux principes posés par An­tisthène, c'eût été. rendre impossible tout progrès de la pen-

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266 LA PROPOSITION

sée, c'est-à-dire, nous l'avons vu, chasser proprement tout ce qui est pensée. n n'est donc pas étonnant que la pos­térité ait, en fin de compte, passé à l'ordre du jour sur les objections du vieux << paradoxologue » (comme on l'a appeJé très rapidement), les reléguant en quelque sorte dans son musée de monstruosités.

154. IL EST RBJBT2, MAIS NON POINT OUBLI2

Cependant le souvenir de cet enseignement ne s'est nullement effacé. Nous avons

constaté plus haut que jusque dans notre temps le person­nage même de l'auteur fut traité parfois avec quelque faveur. Mais ceux-là mêmes à qui cette doctrine apparaît comme manifestement absurde se trouvent souvent obligés de constater l'influence considérable qu'elle a exercée sur l'évolution de la logique. AinsiPrantl, dont nous avons relevé plus haut l'attitude violemment hostile, reconnaît que la logique entière de la Stoa << conduit pleinement à cette con­séquence qu'au fond il ne reste comme seul jugement pro­prement vrai que :A eat A ou A non eat non A, alors que, par contre, le jugement A est B, soit, parce que A non eat B, doit être immédiatement qualifié de jugement faux, soit tombé en dehors de la logiquela ».

La notion qui fait le 155. PORT-ROYAL BT LEIBNIZ f d d l d t . on e a oc r1ne

d'Antisthène, à savoir le fait que la proposition affirmative implique une identité entre le sujet et le prédicat, se retrouve dans la Logique de Port-Royal: « ll est clair, y est­il dit, que la nature de l'affirmation est d'unir et d'identifier, pour le dire ainsi, le sujet avec le prédicat, puisque c'est ce qui est signifié par le mot eat14 ».Mais cette question est approfondie bien davantage chez Leibniz. Rappelons-nous sa déclaration (que nous avons citée au § 32) sur le « prin­cipe des principes>> qui« à l'égard des idées n'est autre chose que de lier les définitions par le moyen d'axiomes identiques».

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LE SUJET ET LE PRÉDICAT 267

C'est une conception qui, chez lui, se trouve presque cons­tamment associée à celle de l'inclusion du prédicat dans le sujet, telle que nous l'avons exposée au chapitre précédent, et c'est surtout, semble-t-il, parce qu'il les confond en quelque sorte dans son esprit qu'il maintient que c'est en cette inclusion que consiste « la nature de la vérité dans l'univers ». Il s'agit en effet de l'affirmation de l'entière rationalité du réel : << Disant que la notion individuelle d'Adam enferme tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon ce que tous les philosophes entendent en disant prœdicatum inesse subjecto verœ propositionis15 ».

Toutefois, il a eu soin de 156. L'IDENTIQUE VIRTUEL tat q '' oe p ' t d

DB LEIBNIZ cons er u a om e vue les vérités nécessaires se

distinguent des vérités contingentes. Pour celles-là, la réduc­tion à l'identique, et par conséquent une démonstration formelle, sont toujours possibles, alors que celles-ci, tout en étant également identiques, exigeraient pour être résolues une« analyse infinie >>, laquelle ne se trouve réalisée que dans l'esprit de Dieu. Dieu seul connaît ces vérités a priori et en voit la raison, qui est toujours l'inclusion du prédicat dans le sujet, alors que la raison humaine est obligée de se contenter d'une connaissance imparfaite, à laquelle elle parvient par le moyen d'expérienoes16• Dans ce cM, la propo­sition n'est plus identique que virtuellement ( virtualiter )17

,

et M. Brunschvicg fait ressortir avec raison que faire ren­trer cet identique virtuel dans un identique formel serait trahir la pensée de Leibnizl8 ,

Observons d'ailleurs que si le jugement doit toujours être analytique et si, d'autre part, comme nous nous en sommes rendu compte également au chapitre III, la pen­sée considère forcément tout attribut comme essentiel, -ne pouvant admettre que celui sur lequel elle raisonne et ta.nt qu'elle raisonne sur lui ne le soit point - il est clair

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268 LA PROPOSITION

que nous devons par le prédicat, ou en raffinant sur lui ( § 103), reconstruire le sujet. D'autre part, nous l'avons cons­taté, la raison, sentant la force de ce qui s'oppose à son idéal de rationalisation, n'est pas très regardante (si l'on ose s'exprimer ainsi) dans cet ordre d'idées et ne demande pas mieux que de se créer des illusions. C'est pourquoi, tout au fond, elle incline à considérer toute propùsition comme une défirùtion (§Ill). Et dès lors, l'affirmation du caractère analytique de la proposition devient également celle de l'identjté du sujet et du prédicat.

<< Énoncer une proposition, dit Hobbes, 157. HOBBES ' t . l éd' t c es expnmer sa croyance que e pr tca

est le nom de la chose dont le sujet est un autre nom : o'est attribuer deux noms à une même chose, le nom prédicat et le nom sujetl9• >>

Nous comprenons mieux 158. KANT, CONDIL[;-AC, MILL, maintenant pourquoi

LIARD ET M. HOFFDING >

chez Leibniz, les énoncés des deux sortes se trouvent si fréquemment accouplés. Kant, nous l'avons vu au chapitte précédent, a mi~ à part les jugements synthétiques. Mais pour ce qui est des jugements analytiques, il les définit, dans la suite du pas­sage que nous avons cité dans ce chapitre (§116), comme étant « ceux dans le&quels la liaison entre le prédicat et le sujet est imaginée par l'identité».

On sait le rôle que le concept d'identité joue dans la logique de Condillac. Pour lui, « dans chaque équation, les deux membres sont une même quantité expriQtée de deux manières >>. Ainsi, « la distinction de deux choses égales semble supposer deux choses qui, quoique égale9, sont dif­férentes; et cependant les deux raisons ne sont qu'une seule et même quantité». n s'applique à montrer que, u pour être identique, une propc:fsition n'est pas frivole », parce que l'identité, qui est dans les idées, n'est cependant pas dans

LE SUJET ET LE PRÉDICAT 269

les mots. La faute en est à la langue que nous parlons, «car ce sont nos langues mal}aites qui mettent le plus grand obstacle aux progrès des connaissances20 ». Ainsi, pour Condillac, la proposition ne fait qu'exprimer une identité foncière que notre esprit avait préalablement altérée par une sorte de propension vicieuse.

J. S. Mill déclare que «toutes les propositions dites essen­tielles ... sont, en fait, des propositions identiques21 », - ce qui pour nous, évidemment, veut dire que toute proposition quelconque l'est de droit dans notre raison- et Liard for­mule, sans aucune restriction : <<La. relation du prédicat et du sujet, marquée par le verbe, est au fond une relation d'iden­tité28 >>, alors que M. Hoffding, après avoir exposé que « la connaissance se compose de jugements », affirme que «tout jugement exprime un rapport d'identité, partiel ou absolu83».

Hamilton maintient qu'une 159. HAMILTON, LOTZE 't' t · 1 t ET STANLEY JEVONS. « propOSl lOD es Blmp emen

une équation, une identifica-tion, une réduction à la congruence de deux notions au point de vue de leur extension >>. Le dernier membre de phrase a l'air de constituer une restriction, mais ce n'est là. qu'une apparence, car il va sans dire que deux concepts coïncidant ainsi coïncideront forcément aussi, dans le réel, au point de vue de la compréhension, ce que d'ailleurs Hamilton savait fort bienu. Mais on sait que Hamilton, en édifiant sa logique, s'est préoccupé surtout de ce qui avait trait à. l'extension2l>. Or, cette particularité est à. noter ici, car nous pouvons ainsi nous convaincre à quel point le besoin est impérieux d'apercevoir les deux concepts réunis par la copule comme une véritable identité. En effet, si je considère un énoncé tel que : les nègres sont hommes en pure extension, en l'interprétant : les nègres sont à pl.acer dans la classe des hommes, la disparate entre les deux termes éclate, car il est évident gue j'affirme, par là même, que

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270 LA PROPOSITION

cette classe comprend encore autre chose que les nègres seuls. Or Hamilton entend, au contraire, rétablir l'égalité à. oe point de vue, et c'est pour y parvenir qu'il a introduit cette « quantification du prédicat » dont il était si fier. La phrase le8 nègres sont hommes est pour lui simplement ellip­tique et doit être amplifiée : tous le8 nègres = quelques hommes. Ainsi sujet et prédicat sont devenus réellement identiques, et la copule peut être remplacée par le aigne d'égalité. ll est à. remarquer, à. ce propos, que l'innovation de Hamilton a eu tout de suite beaucoup de succès auprès des logiciens, et quoique les opposants n'aient pas manqué, on la retrouve généralement dans les manuels de nos jours ; d'ailleurs, indépendamment de Hamilton {voire antérieure­ment à. lui), d'autres penseurs26 en ont eu l'idée : l'une et l'autre circ~nstance montrant évidemment qu'il y a quelque chose qui correspond à. une tendance intime de la raison dans cette volonté d'interpréter la copule est comme équi­valant paradoxalement, contre vent et marée en quelque sorte, à. une affirmation d'identité parfaite, même au point de vue de l'extension.

Les déclarations de Lotze, tout en étant parfois un peu ambiguës, vont cependant, à. notre point de vue, dans un sens analogue à. celles de Hamilton. Lotze reconnaît que la manière dont on se représente communément la liaison entre le sujet et le prédicat conduit à. affirmer l'identité par­faite de l'un et de l'autre. Pourtant, quand on dit que l'or est lourd, on n'entend point énoncer qu'or et lourdeur soient identiques. C'est que ce rapport entre sujet et prédicat est un rapport sui generis, puisqu'il semble en résulter qu'un concept en est à. la fois un autre et ne l'est point, de telle sorte qu'ils restent placés en face l'un de l'autre en tant que distincts. «C'est là., ajoute-t-il, un rapport que la pensée ne saurait absolument pas établir », car« ils doivent ou bien coïncider complètement, ou rester entièrement séparés:

LE SUJET ET LE PRÉDIOAT 271

et le jugement impossible S eBt P se dissout en ces trois autres: S est S, Pest P, S n'est pas P >>.Ainsi le jugement catégorique a besoin d'être justifié, car dans la forme dans laquelle il se préesente de manière immédiate, il « constitue une figure contradictoire de l'expression, figure qui se dis­sout d'elle-même ». Cependant Lotze se tire de ce dilemme en faisant valoir que le sujet n'est jamais conçu réellement dans un sens général, mais dans un sens particulier et que, de même, le sens véritable du prédicat est celui d'une modification de ce dernier, de telle sorte que si l'on tient compte comme il convient des pensées accessoires spéci­fiantes, le rapport entre les deux « n 'est plus synthétique, qu'il n'est même pas analytique, mais qu'il est tout simple­

ment identique27 >>. Stanley Jevons affirme qu'il y a une grande analogie

entre la proposition logique et l'égalité mathématique et qu'il est, de ce chef, parfaitement légitime de se servir du signe d'égalité pour remplacer la copule. «J'estime, dit-il, que l'usage commun de ce signe = dans tant de significa­tions différentes est réellement fondé sur une généralisa­tion du caractère le plus large » ; dans une autre œuvre, il déclare que<< le signe = est e.implement la copule est ou est le m€me que ou quelque chose d'équivalent» et que« nous indiquons par la copule est ou par le signe = l'identité ( sameness) de signification des termes des deux côtés d'une proposition>>. «L'équation ou l'affirmation d'identité est la vraie forme du raisonnement », lit-on dans le titre d'un de ses paragraphes. La. oopule indique sans doute l'in­clusion, mais aussi l'identité, car ce que la logique aristo­télicienne considérait comme inclusion n'est que de « l'iden­tité partielle>> au point de vue de l'extension, de telle sorte que « nous ne devons éprouver aucune hésitation à. traiter l'équation comme la véritable proposition et la forme d'Aristote comme une proposition imparfaite28 ».

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272 LA PROPOSITION

Dans ce qui précède, nous 160. L'OPINION CONTRAIRE b ' l. •te nous sommes orne 111 Cl r

des déclarations favorables à. cette thèse de l'identité du sujet et du prédicat. TI serait peut-être tout aussi instruc­tif (mais infiniment plus complexe et plus fastidieux) de 1elever des affirmations contraires, en montrant comment leurs aut-eurs s'y sont pris chaque fois pour échapper à la nécessité de souscrire au paradoxe d'Antisthène. Nous nous contenterons d'un petit nombre d'exemples.

Enregistrons d'abord cette curieuse déclaration de M. H. Weyl : <<Les grotesques confusions entre les copules d'une part et les affirmations d'existence et d'égalité d'autre part sont une des manifestations les plus tristes de la dépendance de la spéculation philosophique à l'égard des formes du langage fortuites >>.

Nous aurons l'occasion, au cours de notre exposé de revenir plus d'une fois sur la pensée de Milhaud dans ce domaine (cf. notamment § · 386). Notons ici que, pour ce penseur éminent, - aux yeux de qui cependant « le syllo­gisme est la forme type, la forme élémentaire la plus simple, du mouvf\ment de la pensée qui veut comprendre, c'est­à-dire qui veut savoir le pourquoi, la raison d'une affirmation quelconque>>- on ne saurait faire int-ervenir, à co propos, le principe d'identité, car alors« il n'en restera [du syllogisme] qu'une ombre uniforme où tout est venu se confondre. Pour le justifier nous l'avons supprimé>>. En effet, il faudrait dans ce cas « pour le comprendre, anéantir tout mouve­ment de la pensée, saisir l'esprit dans l'inertie complète, dans l'immobilité absolue. Comment un pareil principe eût-il pu expliquer le mouvement de la pensée qui s'efforce de comprendre 1 » Ainsi << nous devons renoncer à une jus­tification logique du syllogisme ... et c'est d'une explication psychologique que nous devons nous contenter29 ,,,

Hermann Cohen a cru pouvoir traiter d' «ingénieusement

LEI SUJET ET LB PRÉDICAT 273

désespérés ,, ( geistreiche Desperation) les efforts de ceux qui entendent établir que le jugement catégorique ne peut être qu'un jugement identique, ce qui ne constitue, selon lui, qu'une a solution absurdeso ».

161. L'IDENTITi!; ET LA DISTINCTION AFFIRMi!;ES SIMULTANi!;MENT

On pourrait en dire autant, et plus, de leurs adversaires.

Car la vérité est que les uns et les autres se trouvent dans une situation analogue, cherchant à instituer un accord de tous points parfait, incontestable, accompli, là où, par l'essence même des choses, il ne peut y en avoir. En effet, sujet et prédicat sont manifestement différents l'un de l'autre et, néanmoins, cette conception paradoxale de l'identité entre les deux concepts reliés par la copule, nous l'avons réellement en tête au moment où nous formulons la propo­sition; nous voudrions que ce fût le cas, que sujet et prédicat fussent indissolublement liés et que le prédicat exprimât l'essence entière du sujet, ainsi que cela se passe, selon Leibniz, pour les propriétés « réciproques », o'est-à-dire celles où sujet et prédicat peuvent échanger leur place8t.

Sans doute avons-nous conscience, en même temps, qu'il n'en est pas ainsi tout à fait. Mais au moins voudrions­nous qu'il en fût ainsi le plus que faire se pourra, et c'est la conviction d 'avoir avancé, si peu que ce soit, en cette voie qui nous fait dire que nous avons réussi un raisonne­ment.

Évidemment, nous 162. L'EXPi!;RIENCE SCIEN TIFIQUE •

ET LA PHRASE COMMUNE ne falSOns que cons-tater ici, une fois de

plus, l'existence, dans la raison, de cet élément de trouble et de contradiction dont nous avons parlé au § 67. Nous pouvons ajouter maintenant que c'est aussi la con­tradiction dont nous nous rendons coupables en général en interrogeant la nature par des expériences. Car l'expérience,

MEYERSON. - I. 18

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274 LA. PROPOSITION

cela est évident, ne pourra nous être d'une utilité quel­conque que si nous sommes en mesure d'en faire la base d'un raisonnement. Or, raisonner sur la nature, o'est sup­poser qu'elle est, en son être intime, conforme à la raison. Mais si tel était le cas, la raison devrait pouvoir deviner la nature et, par conséquent, les expériences lui seraient inu­tiles. La vérité est que nous supposons, que nous sommes bien forcés de supposer, en raisonnant sur le réel, une cer­taine conformité entre lui et la raison. Mais nous ne sommes pas tout à fait rassurés à cet égard, car nous savons, en même temps, que la conformité ne saurait être complète. C'est pourquoi, dès que le raisonnement a été autre que tout à fait élémentaire, nous vérifions. Avons-nous raisonné juste, c'est-à-dire la marche du réel est-elle vérita­blement, sur ce point, conforme à celle qu'a suivie notre raison 1 C'est une nouvelle expérience qui nous l'apprendra, et c'est pourquoi au fond la tâche unique du savant consiste à fixer les limites et lei! modalités de l'accord entre la nature et la raison (ES, p. 594). Ainsi, ce que nous constatons ici, c'est qu'à ce point de vue encore, la raison commune ne diffère point de la raison scientifique. Elle procède comme si tout ce dont elle traite était intelligible, et elle ne peut pro­gresser qu'en raison de ce postulat. Mais en réalité, sentant qu'il nt' se peut pas qu'il soit réellement valable partout, elle en limite l'application au domaine très circonscrit où elle en a besoin momenta.nément. Et là encore, elle <~e méfie. Instinctivement, elle use de cautèles : il y aura peut-être des attributs dont elle ne pourra. pas rendre compte, dont elle sera dans l'impossibilité de montrer la cohérence parfaite dans l'essence; elle sera amenée alors à les considérer comme accidentels ou à en tenter la rationalisation (au moins partielle) par une '\oie toute différente, celle des a.ooi­dents substantiels ( § 116). Mais, bienenten du, tout ce qui importe véritablement doit être essentiel. C'est pour-

LE SUJET ET LE PRÉDICAT 275

quoi, dans le concept de l'accidentel, ceux de l'inexplicable et du dénué d'i.m.portanoe se trouvent inextricablement confondus.

163. PARMSNIDE ET DilMOCRITE, ANTISTH~NE ET LEIBNIZ

Toutefois, il est cer­tain, d 'autre part, que si nous n'exprimions

que des jugements dont l'identité complète fût patente, c'est que notre pensée serait incapable de pénétrer dans le divers du réel. Ou bien c'est qu'alors ce divers n'existerait pas, que le réel serait celui de Parménide, irrémédiablement identique à lui-même dans le temps et dans l'espace : la rencontre n'est point fortuite, car l'ancêtre des Cyniques, comme l'Éléate, n'a fait que pousser à bout- on pourrait dire : pousser jusqu'au déraisonnable - les exigences de la raison absolue82• Ce que l'on obtient ainsi, c'est un accord parfait, mais un accord parfaitement stérile. On sait com­ment Démocrite réussit à se dégager de l'étreinte de ce cercle, à a sauver les phénomènes », en morcelant l'être identique. Et l'on peut se convaincre que la tentative de Leibniz -qui paraît cependant n'avoir pas eu cons­cience que son attitude s 'apparentait par un côté à celle d'Antisthène - consiste en un affranchissement un peu analogue. Sujet et prédicat demeurent identiques, mais ce n'est plus qu'une identité transcendante, puisqu'elle est reportée à une science idéale, la science de Dieu.

En dehors de ce savoir 164. LA PENSSE EN REPOS t d t l t ranscen an , ce a es cer-

tain, un développement en identité pure ne saurait condi­tionner aucun progrès réel de la pensée; il ne peut qu'être d'essence analytique, selon la nomenclature de Kant. Nous comprenons mieux majntenant pourquoi les logisticiens, qui prétendent progresser tout en restant dans l'identité, ne conçoivent le jugement qu'en extension; c'est qu'en adap­tant la pensée au schéma en extension, on ne la fait point

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Page 8: 5 Le Sujet Et Le Predicat

276 LA PROPOSITION

avancer; on lui impose, tout au contraire, une halte, qui peut d'ailleurs être fort utile et même nécessaire, La pensée logique (nous nous servons ici de ce terme dans le sens que nous venons de préciser), s'apparentant à la soience purement légale telle que la veut la formule positi­viste, apparaît, à l'égal de celle-ci, comme essentielle­ment achevée, en repos.

Il faut ajouter que l'é-165. SENS RESTREINT é d d

ET SIGNIFICATION IMPLIQUEE none • enten U e cette façon, prend un sens ri­

goureusement exact sans doute, mais qui est en quelque sorte son sen'! minimum. Sur ce point encore, du reste, nous pomrons, semble-t-il, mieux expliciter l'idée que nous venons d'exprimer, en nous servant de l'analogie entre la pensée trictement régie par les schémas logiques ou logistiques et

la. science rigoureusement positiviste. Quand un chimiste, vers le milieu du siècle dernier, écrivait Ba Ol2+Na2 80'= Ba S0'+2Na Cl, il est certain que ce qu'il entendait figurer en premier lieu, c'était non pas une véritable identité, mais simplement la marche d'un phénomène, conçu même comme irréversible, et dont le côté gauche de l'équation représentait le point de départ et le côté droit le point d'ar­rivée; en ajoutant les poids moléculaires (que les symboles chimiques impliquaient) et en remplaçant le signe d'éga­lité par la forme verbale donnent, on pouvait ainsi traduire l'énoncé en paroles- de manière complète, à ce qu'affir­maient généralement les manuels. Il faut reconnaître que, trop souvent, des savants autorisés ont paru s'exprimer de manière à favoriser les opinions de ce genre.<< Que l'on dise, déclare M. Urbain, que l'eau est faite de la matière dont l'hydrogène et l'oxygène sont faits eux-mêmes, cela. ne fera aucun doute, à la condition d'attribuer au mot matière un sens qui lui convienne, par exemple, quelque chose de pesant33• »

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LE SUJET ET LE PRÉDIOAT 277

Or, nous l'avons fait 166. LE SIGNE D'EGALITE • •

ET LA FLÈCHE DE VAN'T HOFF resBOrti.rautrefOlS,cette affirmation, même au

moment "où la science paraissait le plus inféodée au canon positiviste, n'était point entièrement conforme à la vérité. En effet, s'il n'y avait eu que cela, il eût été tout à fait incompréhensible que l'on se fût servi précisément de ce signe d'égalité, alors qu'une flèche eût bien mieux rendu le sens. Mais c'est que le signe d'égalité exprimait cet espoir -chimérique sans doute et, si l'on veut même, absurde - qu'ici comme ailleurs, l'ensemble des conséquents, si nous parvenions à connaître le fin fond du phénomène, serait reconnu comme identique à l'ensemble des antécé­dents. Et la preuve, c'est que la science a réellement dirigé ses efforts de ce côté, et que l'on peut même résumer une grande partie des progrès de la chimie théorique pendant les nombreux lustres qui se sont écoulés depuis cette époque en les disant dirigés surtout vers la démonstration que l'ir· réversibilité, en l'espèce, n'est qu'apparente: ce que la. chimie manifeste en remplaçant au besoin ]e signe d'égalité -qui a, par suite d'un long usage, acquis ici la signification d'un devenir sans retour- par les deux flèches de Van't Hoff. Ainsi, en s'en tenant, pour l'équation chimique, au sens minimum tel que nous l'avons précisé en haut, on coupait en quelque sorte les ailes au théoricien dans ses efforts vers une science plus conforme aux postulats de notre esprit, efforts qui, nous venons de le dire, ont été en grande partie couronnés de succès, en dépit du for­midable paradoxe que constituait cette marche vers l'inac­cessible.

U est fort curieux aussi d'observer que précisément dan'! les derniers temps, c'est-à-dire à une époque où cette évo­lution vers une identification des deux termes de l'équation chimique, par la considération de la réversibilité, des équi-

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278 LA. PROPOSITION

libres, eto., est devenue manifeste, on a. commencé à. remplacer par une simple flèche le signe d'égalité qui, depuis Lavoisier, se pose entre les deux termes de ce que l'on qualifie d'équation chintique (c'est-à-dire l'ensemble des symboles représentant l'état initial de la réaction, à. gauche, et l'état final, à. droite). Ce procédé a même pénétré dans des mapuels très répandus, tels que (pour ne citer que cet exemple unique) le livre bien connu de MM. Copaux et Perpérot. Mais on ne saurait douter, semble-t-il, que, dans ces cas, ce sont des considérations purement aprio­riques, fondées sur la conception positiviste de la science et visant à. limiter le sens des énoncés (comme nous l'avons expliqué plus haut) strictement à. l'acquis assuré dans le sens légal, qui ont prévalu sur la contemplation de la marche réelle de la théorie chimique. Un chimiste autorisé a formulé à. ce propos des critiques qui nous paraissent justifiées. « Cet usage, qui est en train de se généraliser, dit M. Vanzetti, en parlant de l'innovation en question, ne me paraît pas opportun, parce qu'il est en contradiction avec le caractère essentiel de l'équation, qui est celui de la vraie identité, qualitative et quantitative, entre les deux parties que le signe sépare; et il est également contraire à,

la théorie des équilibress'. »

Ce qui s'est passé 167. LA FLÈCHE u. d d

DANS LE RAISONNEMENT COMMUN w. en gran et ans la pleine lumière

de l'histoire des sciences, se reproduit en petit et dans l'obscurité de notre inconscient à propos de chacun de nos énoncés. Là aussi nous pouvons limiter la portée de nos affirmation&, en les rendant plus claires et plus rigou­reuses, en les privant de ce qu'il y avait dans notre pensée de sous-entendu, de trouble et d'un peu mystérieux sans doute, mais en même temps d'infiniment précieux au point de vue de son progrès, à savoir de cette affirmation de la

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LE SUJET ET LE PRÉDICAT 279

« connexion intérieure » entre les divers attributs, en vertu de laquelle l'objet, comme nous l'avons dit après M. Hoff­ding, forme une totalité et offre quelque chose de plus que la somme pure et simple de ses propriétés prises à part ( § 102).

On constate d'ailleurs qu'en ce qui concerne la copule est de la proposition commune, on a également cru pouvoir substituer au signe d'égalité, qui en est le symbole, une flèche. C'est B. Erdmann qui a exprimé cette opinion311.

Ce logicien, en effet, s'en tient strictement au point de vue de l'inclusion du prédicat da.os le sujet (cf. plus haut, § 117), et il est clair que, dans cette acception encore, la proposi­tion prend un sens rigoureux (bien que moins rigoureux que si nous procédions selon l'extension), mais un sens tou­jours insuffisant. Car l'inclusion, nous le savons, ne suffit point, et ce que la pensée cherche réellement à atteindre, c'est l'identité du sujet et du prédicat, seule susceptible de satisfaire pleinement la raison. Or Erdmann est loin de reconnaître cette manière de concevoir la rationalisation du réel. Tout au contraire, il proteste hautement contre la synonymie entre les concepts de cause et de raison qui, nous l'avons vu, était considérée comme hors conteste par Aristote et par Descartes, comme par Spinoza et par Leibniz (§ 31). La cause réelle, affirme-t-il, diffère entiè­rement de la nécessité logiques11• On conçoit donc que l'emploi du signe d'égalité lui apparaisse comme entière­ment inapproprié.

168. LA PENSP.E STRICTEMENT LOGIQUE

Nous rappelant ce que nous avons dit au début de notre travail, on pourrait conclure

que ce que nous venons d'exposer confirme l'opinion de ceux qui définissent la logique com1pe l'ensemble des règles selon lesquelles nous devrions penser, et que dès lors la logique de l'identité stricte serait la seule logique vraiment valable, tout ce qui concerne le non-identique étant rejeté

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Page 10: 5 Le Sujet Et Le Predicat

280 LA PROPOSITION

. vers la. psychologie. Mais encore faut-il s'entendre. Car si nous suivions rigoureusement les règles que l'on peut formu­ler au nom de cette logique, nous empêcherions tout progrès de la pensée et la priverions de tout contenu, alors que cependant progresser constitue son essence même et qu'elle ne vaut réellement que par ce contenu. Nous n'avons d'ail­leurs, pour nous confirmer dans cette opinion, qu'à nous référer à ce que nous avons exposé ( § 13 et 25) respective­ment à propos de l'induction et de la déduction. L'induc­tion qui renoncerait à toute divination fondée sur la con­viction de la rationalité du réel et sur cette autre conviction que nous sommes capables de reconnaître une telle rationa­lité, ou, si l'on veut, sur la croyance que la marche du réel, aussi loin que va notre raisonnement, se montrera conforme à celle de notre pensée, ne pourrait même plus interpoler; o'est dire que les résultats de l'expérience ne formeraient plus pour elle que des données punctiformes et discontinues, qui seraient proprement inutilisables. Et quant à la déduc­tion, si, avant d'énoncer la majeure : tous les hommes sont mortels, nous devions (renonçant, ici encore, à la supposition d'un lien entre les qualités d'homme et de mortel) examiner auparavant en particulier le cas de chaque homme, il est évident que nous nous serions assurés entre autres de celui de Socrate et que, par conséquent, le syllogisme ne serait qu'une tautologie, une superfétation inutile et encom­brante.

169. LB RAISONNEMENT En d'autres termes, si NE SAURAIT ItTRE ENTIÈREMENT nous Voulions réellt>­

RATIONNEL ment penser selon ce

mode (lequel serait, cela va sans dire, entièrement à l'abri de toute critique), nous ne penserions pas ou, pour être plus précis, nous ne raisonnerions pas. Entendons-nous cepen­dant. n ne peut s'agir, ici encore, que d 'une tendance de la raison, conformément à ce que nous avons exposé au § 42.

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LE SUJET ET LE PRÉDICAT 281

La proposition que nous venons de formuler a pris l'appa­rence d'un paradoxe du fait que nous avons posé cette tendance comme réalisée. Pour parler le langage du mathé­maticien, nous avons passé à la limite, parce que cela nous a paru le moyen le meilleur pour expliquer nos vues de la manière la plus claire. En quoi faisant, nous avons obéi au précepte méthodique que nous avons exposé § 143 et suivants, et qui ordonne de considérer la rigidité d'un énoncé comme une de ses qualités maîtresses. Pour rendre la formule moins choquante, on n'a qu'à tenir compte de ce que l'absolu, ici comme ailleurs, ne fait qu'indiquer la direc­tion dans laquelle la pensée se meut. Ainsi, dans l'accep­tion commune, nous la rendrons logique, rationnelle, en la. faisant avancer vers la limite. Mais le logique et le rationnel ainsi atteints ne le seront jamais de manière complète, tou­jours on pourra soulever des objections, montrer que le rai­sonnement présente des trous : le lecteur s'en rendra compte de manière plus précise quand, à. propos du raisonnement mathématique, nous traiterons de la notion de tautologie, telle que la conçoivent les logisticiens ( § 277 et suiv.). C'est, en effet, l'aspect tautologique de la pensée, ce qu'il y a en elle d'identique, qui constitue son facteur rationnel et logique dans le sens strict du terme.

Ainsi le raisonnement effectif, celui qui vise à faire pro­gresser la pensée et dont la notion implique en vérité, nous l'avons constaté, celle du cheminement de l'intellect, ne saurait être entièrement rationnel. D ne le peut pas, du fait même qu'il est rationalisation, c'est-à-dire réduction à la rationalité, à l'identité, de ce qui n 'y était pas conforme, de ce qui était divers. A supposer que cet irrationnel n'ait été qu'apparent, il restera toujours qu'il y a irrationalité de l'apparence. Aurions-nous montré que le rouge de la. rose tient à son essence, constitue son essence, et que toutes les autres propriétés de sa forme et de son comportement peu-

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282 LA. PROPOSITION

vent se déduire de ce seul attribut, ou que la qualité d'Athénien de Socrate explique tout dans sa vie et dans sa philosophie, comme une seule propriété de la parabole permet de retrouver toutes les autres, il resterait que la rose paraissait posséder des attributs distincts les uns des autres, et qu'il a fallu nous raconter la vie de Socrate et nous apprendre ce qu'était son enseignement.

Le raisonnement est un mouvement de la pensée, et l'on ne saurait en saisir l'essence si l'on tente d'y adapter un schéma statique87• Spinoza, déjà., a déclaré que le concept -qui cependant, par ailleurs, semble constituer l'élément statique du raisonnement-« paraît exprimer un mouve­ment de l'esprit88 ».

Mais il est certain, d'autre part, que la réflexion ne peut rendre compte, de manière claire et distincte, que de ce qui est en repos. Ce mouvement, en lui-même, conserve donc nécessairement, dans oet ordre d'idées, quelque chose d'obscur, de trouble. Dès lors le cheminement accompli ne nous apparaît pas comme entièrement légitime : à. cet égard l'extension a assurément l'avantage sur la compréhen­sion. Couturat, en parlant de la manière de procéder de Boole, qui s'est placé sur le terrain de l'extension stricte, déclare que « la logique algorithmique - il ajoute, entre parenthèses : c'est-à-dire, en somme, la logique exacte et rigoureuse - ne peut pas être fondée sur la considé1 ation confuse et vague de la compréhension89 ». A son point de vue, Couturat a sans doute raison. Si l'on veut une logique exacte et rigoureuse, c'est-à-dire un raisonnement à. l'abri de toute objection, on ne peut qu'écarter, avec le non-iden­tique, la compréhension, les considérations où ce mode de pensée entre en jeu n'étant point susceptibles d'être réel· lement précisées. Seulement, au moment où nous aurons réussi cette élimination, la pensée, du coup, se figera- nous verrons tout à. l'heure qu'elle se figera même dans le raison-

• f '" , LE SUJET ET LE PRÉDICAT 283

nement mathématique si nous entendons rendre sa marche absolument, rigoureusement légitime.

C'est ce qui nous fait encore 170. ARISTOTE ET LEIBNIZ dr • l ' t oompren e pourquoi a -

titude de grands esprits - nous l'avons constaté ( § 114 et 119) pour Aristote aussi bien que pour Leibniz -dans ce dilemme de l'extension et de la compréhension paraît souvent équivoque ou vacillante. Ils entendent, par leur logique, justifier la pensée; or, cela ne peut se faire qu'en justifiant son cheminement, et la tâche, comprise ainsi, se révèle chimérique par essence. Et voilà. comment, en leur conception, ils pa.I·aissent hésiter, allant sans cesse de la pensée juste, mais en repos, à. celle qui se meut, mais qui manque de justification rigoureuse.

Ici, cependant, il convient de 171. LA PHRASE f 1 ·

TRADUISANT L't!.MOTION ormu erquelquesobservatlons. Dans ce qui précède, nous nous

sommes exprimé parfois comme si la langue ne servait et ne pouvait servir qu'à. formuler des raisonnements. Disons tout de suite que ce n'est pas là notre opinion, que nous reconnaissons, au contraire, que l'homme s'en sert tout aussi fréquemment pour communiquer ses sensations. En comparant les sons qu'il émet à. ceux que produisent les animaux, on est même pour ainsi dire forcé de supposer que c'est ce mode d'expression qui est à l'origine du lan­gage humain et que le primitif cherchait surtout à. commu­niquer à. ses semblables ses états d'âme subjectifs en leur totalité, tels que la peur, le plaisir, l'excitation sexuelle, eto.40 On peut aussi, avec M. Jules de Gaultier et l'abbé Henri Bremond, admettre qu'en faisant du langage l'instru­ment du raisonnement, chargé d'approcher le réel, d'y suivre la pénétration de la raison, nous Je dépouiUons, dans une certaine mesure, de cet élément purement émo­tionnel d'où il est sorti et que la poésie, par le rythme, la.

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284 LA PROPOSITION

rime et en général tous les artifices qu'elle met en œuvre, tend à. lui restituer.

C'est là une situation dont Diderot déjà s'est parfaite­ment rendu compte à. un point de vue général. (( Il passe alors, écrit-il, dans le discours du poète un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes ... j'en ai quelquefois sentj la présence; mais tout ce que j'en sais, c'est que les choses sont dites et représentées tout à. la fois; que, dans le même temps que l'entendement les saisit, l'âme en est émue, l'imagination les voit, et l'oreille les entend ... Je pourrais dire, en ce sens, que toute poésie est emblématique'1 ».

Mais il ne faudrait point assurément aller trop loin dans cette voie, car il ne faut jamais, fût-ce un instant, perdre de vue que ce qui caractérise l'homme, ce qu'il y a en lui de proprement humain, c'est uniquement la raison. En ce sens, on ne peut que souscrire aux réserves formulées par Paul Souday à l'égard de la thèse si intéressante que nous venons de mentionner. Si malaisé qu'il soit d'émettre des affirmations apodictiques dans un domaine où, par la force des choses, le sentiment individuel jouera toujours un rôle prépondérant, il semble cependant qu'on ne s'avance pas trop en affirmant que, pour un lecteur français en tout cas, le summum dans l'intensité de l'expression poétique résul­tera toujours d'une action commune et harmonisée du con­tenu rigoureusement rationnel d'une phrase et de ses élé­ments purement émotionnels.

De même, il n'est point 172. LA PHRASE DESCRIPTIVE • bl ' é ' t . rua e qu un nonce peu

contenir une simple constatation, c'est-à-dire se présenter comme uniquement descriptif. Mais c'est que cette des­cription est alors destinée à. servir de point de départ à. un raisonnement, ou qu'elle con"ltitue une sorte de halte ou de temps de repos au cours d'un raisonnement. La descrip­tion entièrement dépourvue de tout élément ressortissant

,, LE SUJET ET LE PRÉDICAT 285

à un raisonnement est quelque chose de profondément arti­ficiel, aussi artificiel que l'est le concept de la science pure­ment descriptive, selon le schéma positiviste. Car, nous l'avons dit ( § 29 et 70) : en constatant, et dès que nous constatons, nous cherchons à comprendre.

D'ailleurs, si dénuée d'éléments de raisonnement propre­ment dit que l'on s'imagine être une phrase descriptive, il ne faut pas perdre de vue que, du fait même qu'elle se rapporte à. un réel hors de notre esprit, elle implique un jugement. Car la sensation pure, par définition, ne contient den qui ne soit à. nous. En formulant le jugement, nous avons évidemment raisonné, et le réel que nous décrivons n'est donc qu'inféré, construit à. l'aide de (( données immé­diates de la conscience »; on n'a qu'à. se reporter au livre par lequel M. Bergson a inauguré la série de ses admirables travaux pour comprendre à. quel point ces données dif­fèrent des perceptions que, rapidement et spontanément, notre esprit leur substitue. Or, l'ensemble des perceptions, nous l'avons fait ressortir autrefois, est très certainement construit par le moyen d'une identification du divêrs (IR, chap. XI, cf. aussi le présent travail,§ 28). Ainsi, tout en croyant simplement décrire, du fait même que nous décrivons des objets, nous avons rationalisé des sensations multiples et sans lien apparent.

A plus forte raison en 173. LA PHRASE NARRATIVE t .1 . . l hr es -1 a1ns1 pour a p ase

narrative. Sans doute, quand nous contons simplement ce qui s'est passé dans le temps, avons-nous la conviction qu'il s'agit de quelque chose d'unique et que ce fait est antélieur à. tout raisonnement. Mais plus encore que pour la description, nous avons interprété. Nous n'avons eu qu'une suite de sensations entièrement discontinues, et c'est par le raisonnement que nous y avons introduit de la continuité, de la cohérence.

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286 LA PROPOSITION

C'est là. une situation qui a, par exemple, vivement frap­pé les psychologues qui se sont oooupés du rêve. Ils ont été à peu près unanimes à constater la difficulté qu'il y .a à séparer oe qu'a été le vrai rêve de ce que nous y avons ajouté postérieurement pour le rendre moins incohérent'2• Mais il en va de même à l'état de veille. Nous contons non pas ce qui s'est réellement produit (et que nous n'avons aucun moyen de connaître, puisque ce serait la chose en soi), mais ce que nous jugeons s'être produit (§ 130); les succès de la prestidigitation montrent d'ailleurs à quel point nous réussissons mal à séparer le perçu et l'imaginé.

C'est que, comme le remarque M. Claparèd.e, « notre esprit a horreur du vide. De même que, lorsqu'un de nos tissus présente une perte de substance, les régions avoisinantes prolifèrent pour boucher le trou, de même notre imagina­tion prolifère pour remplir la lacune de notre mémoire ».

Avec beaucoup de justesse, M. Claparède compare cette action de l'imagination à la manière dont, dans la percep­tion directe, nous complétons la lacune que crée dans notre champ visuel la ta.che de Mariotte'8• Dans les deux cas, en effet, ce qui vient de nous sert à assurer la continuité, qui nous apparaît comme l'attribut indispensable du réel.

Ainsi toute narration contient déjà des raisonnements implicites. Et d'a.illeurs, tout comme pour la description, son but véritable est de servir de base à. des raisonnements ultérieurs.

Des historiens ont fréquemment prétendu fournir un récit pur et simple des événements, en écartant tout ce qui touche, de près ou de loin, à une interprétation. Mais c'est là un idéal à peu près inaccessible. Un mémorialiste peut, à. la rigueur, noter les nouvelles, les bruits, etc., au fur et à mesure qu'ils lui parviennent. Mais du moment où il veut faire œuvre d'historien, fût-ce même pour composer la chronique la plus sèche, il lie ces choses forcément déta-

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LE SUJET ET LE PRiDICAT 287

ohées, incohérentes, en une suite d'événements continus, et cette continuité, à laquelle il est arrivé à l'aide d'interpo­lations, constitue déjà. une interprétation. Nous aurons d'ailleurs l'occasion, dans notre IV8 livre (§ 395), de dire encore quelques mots sur la nature du travail que le narra­teur accomplit dans ces circonstances.

Ce que nous venons d'exposer au 174• LES REG_?ERCHES SUJ'et de l'intervention immédiate

DE M. BUHLER • incessante et puissante du souci

de rationalisation dans nos pensées en apparence les plus rapprochées des choses se trouve corroboré pal' les recherches plus directes de M. Karl Bühler. Nous en avons dit un mot dans notre préfa.oe et avons notamment cons­taté que ce psychologue a eu recours à. de multiples mesures de précaution susceptibles de diminuer les chances d'erreur inhérentes à. toute introspection. Ainsi il adjoint su sujet (V ersuch8person) c'est-à-dire à. celui dont la pensée sera examinée, un observateur ou directeur (Versuch8leiter), chargé d'opérer cet examen, il abandonne, au profit de questions complexes (posées au sujet), les questions sim­ples, que l'on avait pourtant considérées jusque là, d 'emblée en quelque sorte, comme seules indiquées (l'auteur faisant justement ressortir que c'est dans le cas des pensées les plus simples que les phases inte-rmédiaires échappent le plus faci­lemt'nt à. notre conscience), il s'astreint à. rédiger des procès­verbaux selon des schémas plus ou moins rigides, etc."·

En dépit de cet ensemble de précautions, il est obligé d'avoir recours à. des postulats pour le moins contestables; ainsi il paraît convaincu que l'homme qui pense peut aisé­ment après coup, par le souvenir, préciser la voie que sa raison a suivie pour parvenir à. se prononcer, par un oui ou par un non, sur une question posée; alors que Pascal nous a avertis que les raisons que l'on est enclin à. fournir dans des cas de ce genre peuvent être très différentes de celles

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288 LA PROPOSITION

qui ont réellement déterminé la décision. M. Bühler est d'ailleurs amené à. reconnaître lui-même les difficultés et les dangers inhérents à son procédé ainsi que les limita­tions qu'il impose45. Ajoutons que la grande prudence avec laquelle il a procédé n'a pas empêché que sa méthode aussi bien que ses résultats ne fussent (comme nous l'avons dit) vivement attaqués par Wundt, qui a fait valoir notamment que celui qui pense ne saurait en même temps s'observer lui même'6• M. Bühler a cherché à. maintenir ses affirma­tions, et il est curieux de constater à quel point dans cette polémique, aussi bien chez lui que chez son adversaire, les éléments des raisonnements ~ensés exister, mais ne pas être arrivés à. la conscience (et par conséquent, échappant nécessairement à. l'introspection), jouent un rôle prédomi­nant. Certaines des observations de ce psychologue nous paraissent néanmoins fort dignes d'attention.

M. Bühler constate que ce que nous considérons, le plus souvent, comme nos pensées véritables se trouve accom­pagné, dans l'esprit, de ce qu'il qualifie de << pensées inter­médiaires >> (Zwischengedanken), qui« garantissent l'unité du processus de pensée et sont l'expression d'un contrôle que celui qui pense exerce lui-même sur ce qui se passe en lui >>. Ce sont ces pensées qui assurent la formation du fü, lequel « n'est autre chose que l'ensemble des contenus de la. conscience >>. Ces pensées intermédiaires apparaissent comme données de manière immédiate, simultanément avec les pensées proprement dites. Ce sont des « relations venant se placer entre les événements que nous avons vécus >>

(ainsi que nous sommes forcés de traduire ce que l'aisance singulière de la langue allemande dans cet ordre d'idées lui permet d'exprimer par le seul mot Zwischenerlebnisbezie­hungen), lesquelles peuvent parvenir à la conscience sans qu'il y ait réflexion. Or, ces relations sont essentiellement, au point de vue psychologique même, des relations

LE SUJET ET LB PRÉDICAT 289

logiques, la liaison « n'étant rien autre qu'une relation logique qui amène à. la conscience le rapport de la pensée que nous devons comprendre avec une autre qui nous était connue ». Ce « retour vers ce qui était connu est sans doute un des processus les plus fréquents de tout notre travail de pensée en général», oe que M. -Bühler s'est appliqué à. mettre particulièrement en lumière à l'aide d'une série d'ex­périences sur des « pensées en couples >> ( Gedankenpaare), c'est-à-dire des pensées groupées deux à deux de manière telle que chacune d'elles parait liée à. une autre. ll constate alors que « les liaisons purement idéales ( gedankliche) sont ce qui s'imprime avec une rapidité et une facilité sur­prenantes ,, dans la. mémoire, de telle façon que « ce dont on se souvient, c'est le sens, ce ne sont pas les paroles >> ;

le souvenir, bien souvent, n'est amené que par l'intel­lection, et l'on peut, en revanche, avoir présent à. l'esprit le « contenu de pensée » de oe qui nous est arrivé, sans pouvoir se rappeler oe dernier même'7•

~·- Cette intellection, cette liaison, oe sont évidemment des concepts qui rentrent dans ce que nous avons qualifié, de manière plus générale, de rationa.lisa.tion et, à oe point de vue, les conclusions auxquelles M. Bühler est parvenu par des méthodes très différentes des nôtres paraissent donc bien s'accorder avec les observations formulées par nous.

Résumant oe que nous avons 175. LE FLOTTEMENT reconnu en ce qui concerne les

DE LA RAISON

tendances intimes que reoèle la. phrase commune, nous dirons qu'en l'énonçant nous obéis­sons à un désir d'identification du divers, dont la. réalisa­tion suit une voie double, à savoir d'abord celle de la cohé­rence des attributs dans l'essence du sujet, et ensuite, sub­sidiairement, celle de la. substa.ntia.lisation de l'attribut, et que, tout en s'obstinant dans cette poursuite, l'intelleot, dans chaque_.oas partiC'Uiier, se montre pourtant simult&-

ll&YBRSON. - J, 1811

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nément disposé à. reconnaître l'existence d'un obstacle, d'un i-rationnel. Ces divers éléments sont assurément contradictoires. Et pourtant i1s coexistent. Selon les cir­constances, selon le problème à résoudre, tantôt l'un, tan­tôt l'autre entre en évidence. La raison ne les concilie pas, elle flotte de l'un à l'autre, et il faut bien se rendre compte de cette situation si l'on veut saisir sa marche. Ainsi les deux processus de rationalisation semblent s'opposer nettement l'un à l'autre : du moment où un attribut doit faire partie intégrante du sujet, il semble impossible qu'il devienne subs­tance à son tour en passant à un autre. Et il est de fait que, dans l'évolution de la science, les deux tendances sont fréquemment entrées en lutte (cf. plus haut, § 105 et suiv.). Ce qui n'empêche que, tout aussi fréquemment, elles se soient enchevêtrées à peu près inextricablement. C'est ce qui a lieu certainement chez Aristote et nous fait comprendre comment, tout en ne cessant point de se réclamer de lui, les penseurs du moyen âge ont pu édifier, en ce qui concerne le mixte, des théories antagonistes, comme nous l'avons dit au § 106 et comme nous l'avions exposé autrefois plus en détail (IR, p. 371).C'estquelesunsse rattaohaientàlaconceptionde la cohérence des attributs dans l'essence, alors que les autres faisaient prévaloir celle des attributs substantiels. On peut d'ailleurs constater une oompénétration analogue dans la physique contemporaine, à propos du mouvement, qui cer­tainement fait partie de l'essence du corps, tout en étant censé passer d'un corps à. un autre. Et la difficulté que l'on éprouve à. se représenter la modalité de cette transmission, difficulté si bien mise en lumière par Hume, se rattache évidemment à. cette contradiction intime. Nous avons cons­taté aussi qu'une contradiction analogue s'attache au con­cept même de l'expérience, puisque, en en usant, nous affir­mons à. la fois la rationalité et l'irrationalité du réel ( § 162).

Que le discours commun recèle inévitablement, dans son

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sein, un ensemble d'éléments foncièrement contradictoires, puisque juxtaposés non pas en vertu d'une 'véritable conciliation, mais par simple syncrétisme, c'est ce qui a. été mis en lumière, avec beaucoup de foree, par Bradley. << Tous les jugements, dit-il, sont catégoriques, car ils énoncent tous quelque chose concernant le réel et affirment, par là, l'existence d'une qualité. Mais aussi, tous sont hypothé­tiques, car aucun d'entre eux ne saurait attribuer à ce qui existe réellement ses éléments en tant que tels. Tous sont individuels, puisque le réel qui constitue le support de cette qualité, laquelle est formée de synthèses, est lui-même subs­tantiel. Mais aussi tous sont universels, puisque la synthèse qu'ils affirment se maintient en dehors et au delà de l'appa­rence particulière. Tous sont abstraits, car ils négligent le contexte, ils laissent de côté l'entourage du complexe sen­sible et transforment les adjectifs en substances. Et pour­tant tous sont concrets, car aucun d'entre eux n'est vrai par rapport à. autre chose qu'à la réalité individuelle qui appa­raît dans le monde sensiblets. >>

Ce n'est là, du reste, le lecteur s'en sera aperçu, qu'une expression plus complète de l'observation de Herbart, concer­nant le paradoxe qu'implique le progrès du savoir ( § 27).

C'est ce qui nous 176. LES DEGJŒS DANS L'ESSENTIEL f 't d

a1 compren re aussi que la raison admet parfaitement des degrés dans l'es­sentiel. C'est là, clairement, une notion contradictoire en elle-même, car du moment qu'un attribut est supposé être essentiel, il devrait l'être absolument, c'est-à-dire que l'on devrait pouvoir, par lui, reconstruire le sujet tout entier, comme nous oontruisons la courbe à l'aide d'une quelconque de ses propriétés, comme Cuvier prétendait reconstituer l'animal entier à. l'aide de l'ongle, de l'omoplate, du condyle ou du fémur (§ 70), et comme, suivant M. Goblot, nous devons pouvoir, en partant d'une maille quelconque d'un

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réseau formé par les propriétés, passer à. toutes les autres sans en excepter aucune ( § 95); à. moins que l'attribut ne se trouvât défini par nous d'une manière trop large, dans quel cas il suffirait de le préciser, de rafline:r sur lui pour pou­voir ensuite, en toute sécurité, procéder à. l'opéra.ti()n de la. reconstruction du sujet ( § 103 et 1ll). Or, ce n'est point ainsi que nous raisonnons en réalité. La raison admet non seulement l'attribut non rattaché au sujet (§ 105), mais encore l'attribut rattaché faiblement; elle suppose qu'un attribut, tout en ne cessant pas d'être essentiel, est pour­tant moins essentiel qu'un autre. C'est en effet cette concep­tion qui, évidemment, se trouve au fond des notions d'une subordination des caractères distinctifs et du fait jugé important(§ 123 et 131). Si l'on suit l'évolution de la clas­sification en botanique et en géologie, telle que la. relatent les beaux travaux de M. Daudin, on constate qu'elle tourne tout entière pour ainsi dire autour du choix des traits dont la modification paraît commander de la manière la plus étroite celle de l'ensemble de la structure de l'être organisé; c'est là. évidemment ce que nous venons d'appeler des attri­buts plus essentiels que d'autres. M. Daudin marque, avec beaucoup de précision, que oes « concordances réellement significatives » sont opposées pa.r les classificateurs aux «caractères superficiels)). En somme, c'est l~t «question de la valeur relative des caractères )) qui s'est << posée à la réflexion; c'est dans la. mesure où Cuvier, Lamarck et les zoologistes de leur époque ont réussi à y répondre de façon solide et durable que leur œuvre présente, en effet, l'intérêt méthodologique qu'on lui a depuis longtemps reconnu49 )),

C'est cette situation qui explique une contradiction appa­rente que le lecteur a peut-être relevée dans les chapitres II et III du présent livre. En effet, en nous opposant à. W. James, qui déclarait que la propriété de l'eau de dis­soudre le sucre, comme celle d'étancher la. soif, étaient aussi

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rtelle8 que sa formule chimique (§ 100), n'avons-nous pas péché contre la notion selon laquelle toute propriété est essentielle ( § 95) ~ Sans doute, dans une certaine mesure. Car pour un esprit divin ( § 102), toute propriété serait assurément révélatrice de l'essence. Mais notre intelligence humaine, qui ne pénètre le réel que pas à pas et n'établit jamais la. cohérence que partiellement ( § 105), est bien obli­gée d'admettre qu'il existe des connaissances qui touchent de plus près à l'essence que d'autres. Ainsi M. Goblot, qui a donné de l'interdépendance des propriétés la formule rigou­reuse que nou.o venons de citer, n'a. commis aucun illogisme en qualifiant néanmoins l 'essence de proprittt initiale des corps, dont toutes les autres doivent pouvoir se déduire ( § 100).

TI n'y a aucun doute qu'aux yeux du chimiste, sa for­mule est destinée à. jouer précisément le rôle d'une telle propriété initiale60• Et quand Taine, traitant de l'histoire, parle de « trouver un trait caractéristique et dominant, duquel tout peut se déduire géométriquement, en un mot d'avoir la. formule de la. chose61 ll, c'est évidemment le même courant de pensée qu'il suit.

Point n'est besoin, semble-t-il, de faire ressortir que les vues dont nous venons de traiter concordent avec celles que nous avions exposées au § 28 et ne constituent, par le fait, qu'une tentative visant à. mieux nous rendre compte de la manière dont se constitue cette notion de l'identité du divers qui nous a. paru si fondamentale. Car c'est évidem· ment le fait du flottement de la raison qui lui permet de maintenir à la. fois l'identité et la diversité des concepts sur lesquels elle raisonne. Mais nous pouvo.ns mieux aper­cevoir maintenant à quel point (conformément à oe que nous avons indiqué au § 33) le processus qui unifie les indi­vidus dans le genre et celui qui explique les phénomènes en faisant intervenir la persistance dans le temps ressortissent à la même tendance fondamentale de l'esprit. Quand, ayant

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observé un certain nombre d'êtres vivants qui se ressemblent par tels ou tels traits, le naturaliste aura créé le conoept d'un genre, ce qu'il attribuera au genre, ce sont précisé­ment oes traits qui se retrouvent chez tous; il rejettera. les autres, qu'il considérera comme purement indivi­duels, adventices. Et il est clair que les premiers lui appa­raîtront dès lors comme plus e.gsentiela que les seconds. De manière analogue, en observant un phénomène phy .. sique, nous inclinons à. juger que ce qui demeure à travers le changement conditionné par le temps est ce qu'il y a d'essentiel dans la. matière, sa substance, ce qui se modifie n'étant qu'accidentel. Qu'il y ait là. une grande part d'il­lusion, c'est ce que nous avions fait ressortir autrefois: au point de vue de la raison non prévenue, il est étrange de prétendre (comme on le fait implicitement en mettant le principe d'inertie à la base de la mécanique) que la vitesse est plus essentielle que le lieu, et la direction que la vitesse en ligne courbe; et il est tout aussi bizarre de supposer, parce que dans une réaction chimique le poids est resté le même, que ce qui est changé est peu important à. l'égard de oe qui est demeuré, ou de juger les considérations se rap­portant à. l'énergie (qui se conserve) comme plus révéla­trices de l'être des choses que celles qui ont trait à. l'entro­pie (qui grandit sans cesse} (IR, p. 315 et suiv.}. Mais c'est que, toujours et partout, nous sommes dominés par le souci d'identifier les choses dans l'espa.oe et dans le temps, et que Z'identiqm, dès que par un biais quelconque nous sommes parvenus à l'introduire quelque part, et du fait même qu'en lui s'exprime l'accord entre la raison et le réel, tend à. assu­mer à nos yeux le rôle de la véritable essence de la. partie du réel où nous avons réussi à l'établir.

Fm DU VoLUME I

Fontenay-aux-Ro.ea. - 1931. Jmprlmcrle des Pruaes UniDI!l'sitaires de Franu.

Louis Bellenand. -1.717.

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