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15 Gestion incapables

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1

DIVERSIFICATION ET SÉPARATION DES PATRIMOINES

La gestion du patrimoine de l’incapable dépend de l’organisation du patrimoine de celui-ci. Certes,

il sera classiquement objecté, qu’en droit français, l’organisation du patrimoine est essentiellement

guidée par la théorie de l’unicité du patrimoine qui en fait un tout indivisible. Toutefois, certaines

réformes récentes montrent que les frontières de l’unicité du patrimoine reculent. Pour preuve,

l’introduction, dans notre droit, notamment de la fiducie par la loi du 19 février 20071.

Il est donc, aujourd’hui, possible que des biens précis soient affectés à un but particulier.

Aussi, la gestion d’un bien peut être interne ou externalisée c'est-à-dire qu’il y aura un transfert de

gestion du patrimoine, en l’espèce, celui de la personne incapable vers une société civile.

Prenons un exemple :

En cas de succession, il arrive que plusieurs personnes -qui ne l’ont pas choisi au départ-

deviennent ensemble propriétaires d’un même bien. Ces personnes vont 2alors gérer selon les

règles de l’indivision. Il s’agit d’une gestion commune et interne -entre les héritiers- du bien.

L’indivision implique que l’ensemble des indivisaires s’entende pour gérer le bien et prendre les

décisions communes qui s’imposent. En cas de mésentente, il peut y avoir blocage du

1 Ce texte a été modifié par la loi du 4 août 2008 et par l’ordonnance du 30 janvier 2009. Sur le fiducie : M. Grimaldi : La fiducie : réflexions sur l »institution et l’avant- projet de loi qui la consacre, Defrénois, 1991, p. 17 ; Libchaber (R.) : Les aspects civils de la fiducie dans la loi du 19 février 2007, Defrénois 2007, art. 38631 ; Defrénois 2007, art. 38639 ; A. Raynouard et F. Jourdain-Thomas : la fiducie nouvel outil de gestion et de sûreté, JCP éd N, 2010, 1063. 2 G. Wicker : Les fictions juridiques, LGDJ, 1997, t. 253

15 - Société civile et gestion de l’incapable

Intervention de Marie-Christine MONSALLIER-SAINT MLEUX ,

maître de conférences à l'Université Paris-Dauphine

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2

fonctionnement de l’indivision, voire même fin de celle-ci, puisque chacun est libre de sortir de

l’indivision à tout moment.

Pour éviter de tels écueils, notre droit propose plusieurs solutions : il est tout d’abord possible de

prévoir une convention de maintien dans l’indivision. Mais il est peut être plus efficace de

recommander d’aller plus loin en « externalisant » la gestion du bien, en créant une société civile.

Il y aura alors véritable transfert des pouvoirs de gestion.

Si une personne incapable est membre de l’indivision, celle-ci verra alors, en cas de constitution

d’une société civile, un véritable transfert des pouvoirs de gestion de son patrimoine à la société

civile.

Grâce à la fiction de la personnalité morale3, il y a dès la création de la société dotée de la

personnalité morale, création d’une être juridique capable, indépendant et distinct des associés. La

personnalité des associés s’efface derrière celle de la personne morale. Ainsi, si une personne

incapable devient associée de la société, elle s’efface derrière la personnalité morale de la société.

Ce transfert des pouvoirs de gestion du patrimoine de l’incapable le protège :

- car la gestion sera assurée par la société qui, à travers ses organes, détiendra les pouvoirs

de gestion du patrimoine de la personne incapable ;

- elle réduit les pouvoirs de l’incapable et de son représentant ;

- elle lui procure des revenus.

Différents problèmes peuvent se poser à la croisée des chemins du droit des incapacités et du droit

des sociétés. Le nouveau doit des incapacités, tel qu’il résulte de la loi 2007-308 du 5 mars 2007,

relative à la protection des majeurs et du décret n°2008-1484 du 22 décembre 2008 relatif aux actes

de gestion de patrimoine des personnes placées en curatelle ou en tutelle, apporte de profondes

modifications. Ce décret comporte deux annexes opérant une classification entre les actes

3 G. Wicker : V° La personne morale, Répertoire civil Dalloz, 1998° Personne morale – Répertoire de droit civil – 1998V° Personne morale – Répertoire de droit civil – 1998

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d’administration et les actes de disposition. La première annexe fixe de manière obligatoire, sans

possibilité de changement, ce qui relève des actes d’administration et ce qui relève des actes de

disposition. La seconde annexe, plus souple, fixe également les actes selon qu’ils relèvent de l’une

ou de l’autre catégorie mais permet au tuteur de modifier cette qualification. Il peut, par exemple,

faire entrer un acte de disposition dans la catégorie des actes d’administration car il aura peu

d’incidence sur le patrimoine de la personne protégée. Cette modulation permise par la seconde

annexe a pour but de personnaliser et de fluidifier la gestion du patrimoine de l’incapable.

Il conviendra, ici, de mesurer les incidences de ces dispositions sur le statut de l’incapable, associé

d’une société civile. Cette analyse s’articulera autour des deux moments forts de la vie de la

société : sa constitution (I) et son fonctionnement (II).

I. Gestion de l’incapable et constitution de la société civile

Il convient, ici, d’analyser les éléments du contrat de société qui peuvent soulever des difficultés

pour la personne protégée. La première difficulté est de savoir si et comment la personne incapable

pourra acquérir la qualité d’associé d’une société civile (A). La seconde difficulté qui résulte de

l’article 1832 du Code civil est de savoir comment l’incapable va pouvoir aménager sa vocation

aux dividendes et à la participation aux résultats (B).

A. Acquisition de sa qualité d’associé

Certes, il ne s’agit pas de notre sujet, mais nous rappellerons, de manière liminaire, qu’une

personne incapable ne peut pas entrer dans une société commerciale qui implique que l’associé ait

la qualité de commerçant. L’incapable ne pourra donc pas être associé en nom dans une société en

nom collectif, ni commandité dans une société en commandite.

En revanche, un incapable peut être associé d’une société civile. Il dispose, en effet, de la capacité

de jouissance qui lui permet d’être propriétaire de parts sociales comme de tout bien.

Ceci étant précisé, la question qui est posée est celle de l’entrée d’un incapable dans une société

civile. Cette question est d’importance puisque l’appartenance à une société civile implique pour

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l’incapable –comme pour tout associé- des risques importants en raison de l’engagement indéfini

aux dettes sociales, résultant de l’article 1857 du Code civil.

Seront ainsi analysées, les modalités d’acquisition de la qualité d’associé d’un incapable dans une

société civile (1) ; puis l’engagement que cette qualité entraîne pour la personne protégée (2).

1. Les modalités d’acquisition de la qualité d’associé d’une société civile :

Concernant les modalités d’acquisition de la qualité d’associé d’un incapable, il convient de

s’interroger sur les protections dont il bénéficiera, dans chaque cas, pour son entrée dans une

société à responsabilité illimitée. La personne vulnérable sera protégée par le régime prévu par les

textes relatifs aux incapables.

La personne vulnérable peut acquérir la qualité d’associé notamment par quatre mécanismes :

- les apports,

- la donation,

- la succession,

- le mandat de protection future.

Apports :

Il résulte de l’annexe 2 du décret n°2008-1484 du 22 décembre 2008 que les apports faits à un

groupement doté de la personnalité morale, non visés à l’annexe 1 du décret, sont des actes de

disposition, sauf circonstances d’espèce. En tant que tels, ils devront, en cas de tutelle, obtenir

l’autorisation du conseil de famille ou à défaut celle du juge des tulles. En cas de curatelle, la

personne protégée ou -curatélaire- devra être assisté du curateur.

Pour le mineur émancipé, il jouit de la même capacité que le majeur pour tous les actes de la vie

civile (article 413-6, al. 1) du Code civil. A ce titre, le mineur émancipé peut, sans restriction, être

apporteur et donc associé d’une société civile.

Pour le mineur, placé sous administration légale pure et simple, l’accord des deux parents suffit.

Toutefois, il convient de réserver le cas de l’article 389-3, alinéa 2 du Code civil qui exige, de

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surcroît, l’autorisation du juge des tutelles pour tout apport d’un immeuble en société, pour un

mineur placé sous l’administration légale pure et simple.

La combinaison des articles 505, alinéa 3, du Code civil et de l’annexe 1 du décret prévoit un

régime particulier pour certains apports en société : apport d’un immeuble, d’un fonds de

commerce ou d’instruments financiers non admis à la négociation sur un marché réglementé. Ces

apports sont aussi des actes de disposition soumis aux autorisations classiques. Toutefois, l’article

505, alinéa 3, du Code civil impose pour ces apports des formalités particulières. L’autorisation

d’apport ne pourra être délivrée qu’après la réalisation d’une mesure d’instruction exécutée par un

technicien ou le recueil d’au moins deux professionnels qualifiés.

Dans un souci de protection accrue du mineur, il serait même judicieux d’aligner le statut de

l’apport à une société à celui prévu pour certains actes à l’article 389-5 du Code civil, exigeant

l’autorisation du juge des tutelles. En effet, il convient de rappeler que le mineur qui devient

associé d’une société civile est tenu indéfiniment des dettes sociales. Cette obligation incite à

protéger le mineur par tous les moyens.

Donation :

L’incapable peut également devenir associé d’une société civile par la voie d’une donation. Ici

encore, les textes protégent ce dernier. Le décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 reprend la

solution antérieure et permet au représentant de l’incapable d’accepter une donation sans charges

puisqu’elle est regardée au regard dudit texte comme un acte d’administration. En revanche, la

donation avec charges est considérée, par ce même texte, comme un acte de disposition nécessitant

l’autorisation du conseil de famille.

Succession :

L’incapable peut devenir associé d’une société civile par voie de succession. Il est doublement

protégé, par les textes :

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- Tout d’abord, l’incapable bénéficie dans ce cas d’une protection légale. Il résulte de

l’article 507-1 du Code civil que le représentant de l’incapable -tuteur ou administrateur

légal- peut accepter seul une succession à concurrence d’actif net.

- Ensuite, seconde protection légale, le représentant de l’incapable ne peut accepter purement

et simplement une succession, si le passif dépasse manifestement l’actif. Il devra, dans ce

cas, être autorisé par le conseil de famille ou à défaut, le juge des tutelles (Article 507-1,

alinéa 1er du Code civil et annexe 1 du décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008).

Mandat de protection future :

Le mandat de protection future, prévu à l’article 477 du Code civil, manifeste le mouvement de

contractualisation du droit des incapacités. Il permet, à toute personne, de donner mandat à une

autre personne de la représenter pour le cas où elle serait hors d’état de pourvoir seule à ses intérêts

en raison d’une altération médicalement constatée de ses facultés mentales ou corporelles.

Ce mandat peut être conclu soit par sous seing privé, soit par acte notarié.

Si le mandat conclu par acte sous seing privé, le mandataire ne peut effectuer que les actes qu’un

tuteur peut effectuer sans autorisation. Il en résulte qu’en principe, dans ce cas, le mandataire ne

peut effectuer aucun apport à la société.

Si le mandat est conclu par acte notarié, la mandataire peut effectuer tous les actes patrimoniaux

que le tuteur peut faire seul ou avec une autorisation. Le mandataire pourra donc faire un apport à

la société d’un bien de toute nature au nom du majeur, sous réserve des autorisations nécessaires.

2. L’étendue de l’obligation aux dettes de l’incapable associé d’une société civile

Pour chacun de ces modes d’acquisition de la qualité d’associé d’une société civile (apport,

donation, succession, mandat de protection future), une question cruciale se pose en droit des

sociétés : l’incapable est-il tenu de l’obligation aux dettes ?

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Apport :

Concernant les apports, la question est réglée par l’article 1857 du Code civil qui dispose que : « A

l’égard des tiers, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leur part

dans le capital social à la date de l’exigibilité ou au jour de la cessation des paiements ». Pour

l’apport effectué par l’associé de la société civile, il n’est pas, en principe, tenu du passif antérieur

à l’acquisition de sa qualité d’associé. Toutefois, il peut être tenu, aux termes dudit texte, du passif

antérieur qui serait exigible postérieurement à l’acquisition de sa qualité d’associé. Pour le passif

postérieur, il est tenu comme tout associé.

Donation :

S’agissant de l’acquisition de la qualité d’associé d’une société civile par la voie d’une donation, la

question se pose de savoir à quoi est tenu l’incapable ? Afin de répondre à cette question, il

convient de confronter les concepts de donation avec charges et d’obligation aux dettes sociales.

Ces deux notions se distinguent par leur source. Une charge se définit comme une obligation

imposée par le donateur au donataire à son profit ou à celui d’un tiers. L’endettement de la société

trouve, quant à lui, sa source dans un acte de la société. Les dettes sociales ne peuvent donc pas

être assimilées aux charges afférentes à une donation. Par voie de conséquence, l’incapable ne peut

pas bénéficier de la protection, issue du droit des incapacités, relative aux donations avec charges.

L’incapable peut-il se tourner vers le droit commun des sociétés afin de trouver une protection ?

L’article 1857 du Code civil dispose qu’ : « à l’égard des tiers, les associés répondent indéfiniment

des dettes sociales à proportion de leur part dans le capital social à la date de l’exigibilité ou au

jour de la cessation des paiements ». A l’aune de ce texte, l’incapable n’est pas en principe tenu du

passif antérieur à la donation. Il conviendra, cependant, de réserver le cas d’un passif antérieur à la

donation mais exigible postérieurement à celle-ci. L’incapable y sera tenu. Il le sera également,

comme tout associé, de tout passif né depuis la donation.

Succession :

En cas d’obtention de la qualité d’associé par le biais d’une succession, la protection de l’incapable

vis-à-vis de son obligation aux dettes trouve sa source dans les modalités d’acceptation de la

succession.

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Dans le cas de l’acceptation par le seul représentant à concurrence de l’actif net : l’incapable sera

tenu à hauteur de cet actif net pour le passif social existant au jour de l’ouverture de la succession.

Pour le cas de l’acceptation pure et simple : la protection résidera dans la sagesse et le bon sens du

représentant de l’incapable. Il n’y a pas, en revanche, de disposition légale qui protégerait

l’incapable du passif social né après la transmission successorale des parts. Il est engagé comme

tout associé d’une société civile4.

Mandat de protection future :

La qualité d’associé du mandant sera obtenue dès la souscription de l’apport. S’il s’agit d’un apport

lors de la constitution, la question du passif antérieur auquel le mandant pourrait être tenu ne se

pose pas. Si la qualité d’associé est obtenue, en cours de vie sociale, par la souscription à une

augmentation de capital, par exemple, la question de l’obligation aux dettes est réglée par l’article

1857 du Code civil. Le mandant n’est pas, en principe, tenu du passif antérieur à l’acquisition de sa

qualité d’associé. Toutefois, il peut être tenu, aux termes dudit texte, du passif antérieur qui serait

exigible postérieurement à sa l’obtention de sa qualité d’associé. Enfin, comme tout associé, il est

tenu du passif postérieur.

Il résulte de ces différentes situations que la personne vulnérable est peu protégée face à

l’obligation aux dettes. Aussi, en présence d’une personne protégée, ne serait-il pas prudent

d’insérer, lors de la conclusion du contrat, une clause de renonciation. Par cette clause, il semble

possible qu’un créancier renonce, lors de la conclusion du contrat, à poursuivre individuellement

un associé. Cette renonciation doit être expresse. Elle peut être intéressante en présence d’un

associé mineur.

B. Vocation aux dividendes et à la participation aux résultats

La qualité d’associé confère des droits politiques (droit de vote, droit de participer aux

assemblées générales, droit à l’information) et des droits financiers (droits aux dividendes).

4 B. Dutheillet-Lamonthezie : J-Cl. Civil, art. 932 à 937, n° 79

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L’associé a des droits mais il a aussi des obligations comme celle de participer aux résultats de

la société, notamment, de contribuer aux pertes.

Or, le plus souvent le transfert de la gestion du patrimoine de l’incapable vers une société civile

poursuit deux finalités :

- d’une part, décharger la personne protégée et son représentant de soucis de gestion,

- d’autre part, lui assurer un revenu.

Il conviendra ici d’envisager des mécanismes permettant à la personne protégée, d’une part,

de se ménager un revenu (1) et d’autre part, de limiter sa contribution aux pertes dans les

limites légales (2).

1. Se ménager un revenu

Afin de permettre à la personne protégée de se ménager un revenu, il est possible de penser à la

création de parts privilégiées5 qui vont procurer des avantages à l’associé incapable. On peut

penser à la création :

- de parts sociales donnant un dividende prioritaire,

- des parts sociales offrant un dividende cumulatif (il s’agit de parts sociales dont le

dividende peut être prélevé sur les bénéfices ultérieurs lorsque les bénéfices d’une année ne

permettent pas de le verser)

- des parts sociales à dividende progressif selon les résultats de la société

- des parts sociales donnant des droits plus importants sur le boni de liquidation.

On peut créer ces types de parts sociales pour ménager des revenus à la personne protégée.

2. Limiter sa participation aux pertes

5 Mémento Pratique Francis Lefebvre, Sociétés civiles, 2010, n° 21005

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En principe, la participation de l’associé aux résultats de la société est proportionnelle à sa

détention capitalistique. Toutefois, afin de protéger l’associé incapable d’une trop grande

participation aux pertes, il conviendra d’intégrer dans les statuts de la société civile, sous

réserve du respect de la prohibition des clauses léonines, des clauses d’inégalité de traitement.

C’est ainsi que l’on peut prévoir dans les statuts :

- un partage égal des bénéfices et des pertes malgré une inégalité des apports ou au contraire,

un partage inégal des bénéfices et des pertes en cas d’égalité d’apport. L’idée est de

dissocier la détention capitalistique de la participation aux bénéfices, tout en respectant la

prohibition des clauses léonines. Par exemple, un associé qui détient 40% du capital recevra

60% des bénéfices de la société.

- la limitation de la contribution aux pertes d’un associé au montant de ses apports ou encore

à un montant déterminé6.

6 Cass. 1ère civ., 16 octobre 1990 : Bull. Joly 1990, p. 1029, note P. Le Cannu

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II. La gestion de l’incapable et le fonctionnement de la société civile7

Le fonctionnement de la société peut se définir comme l’organisation des organes de celle-ci. Il

s’agira, ici principalement, d’envisager la situation de l’incapable face aux règles relatives à la

gérance de la société civile (A) et face à celles relatives au fonctionnement des assemblées

d’associés (B).

A. La gérance

1. Nomination du gérant

Parmi les différentes personnes incapables, il convient de déterminer lesquelles peuvent assurer la

gérance d’une société civile.

Le mineur émancipé peut être gérant d’une société civile puisqu’il a la même capacité qu’un

majeur pour tous les actes de la vie civile (art. 413-6, alinéa 1 du Code civil).

Les majeurs placés sous le régime de curatelle ou de la tutelle ne doivent pas pouvoir devenir

gérant d’une société civile car ils ne jouissent pas de la pleine capacité juridique8.

Des questions plus complexes se posent en matière de gérance de la société civile, lorsque l’on doit

combiner les règles des sociétés civiles avec les nouveaux mandats, issus de la contractualisation

du droit des successions et du droit des incapacités9.

Le mandat à effet posthume et le mandat de protection future permettent d’aménager la gérance

d’une personne incapable ou qui peut le devenir.

7 Saintourens : V° Société civile, Répertoire civil Dalloz, 2010 8 Paris, 4 avril 1997 : Dr. Sociétés 1997, n° 177, obs. Th. Bonneau 9 M.C. Monsallier-Saint Mleux :

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Prenons le cas du mandat à effet posthume, visé à l’article 812 du Code civil. Il a pour effet de

donner au mandataire mission de gérer tout ou partie du patrimoine du défunt, au nom et pour le

compte de plusieurs héritiers. Cet outil contractuel est très utile lorsque la succession contient une

société, notamment une société civile, et un ou plusieurs héritiers incapables. En effet, ainsi un

père –gérant de la société civile- pourra transmettre la gérance à un mandataire, de manière

transitoire, le temps que ses héritiers deviennent majeurs et expérimentés.

Il semble possible d’atteindre cette finalité en prévoyant dans les statuts de la société civile que le

mandataire sera le gérant, sous réserve d’une ratification par les associés, afin de respecter les

dispositions de l’article 1846 du Code civil. Il convient de préciser que le gérant n’a pas besoin

d’être associé de la société. Cette solution est certes intéressante mais elle ne présente pas une

protection absolue car le mandataire n’est pas à l’abri d’un refus de ratification par la collectivité

des associés.

2. Cessation des fonctions

Un gérant peut se voir contraint d’abandonner ses fonctions lorsqu’un événement qui l’atteint, de

manière durable, l’empêche d’assurer la gérance. Deux mécanismes permettent de mettre fin à ses

fonctions :

- L’empêchement personnel : il peut résulter de la survenance d’une incapacité frappant le

gérant pendant l’exercice de ses fonctions (mise sous tutelle ou sous curatelle). Dans ce cas,

le gérant est dans l’obligation de démissionner. Si le gérant refuse de démissionner, son

refus pourrait constituer un juste motif de révocation.

- La révocation judiciaire : il résulte de l’article 1851, alinéa 2, du Code civil que tout

associé peut demander en justice la révocation du ou des gérants . Cette demande n’est

recevable que si elle est fondée sur une cause légitime, appréciée au regard de l’intérêt de

l’entreprise. La jurisprudence10 a considéré qu’une personne qui est devenue prodigue

(placée sous curatelle) et qui n’est plus parfaitement consciente des implications de son

10 Paris, 4 avril 1997 : Dr. Sociétés 1997, 177, obs. Th. Bonneau

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comportement sur la gestion de son patrimoine constitue une cause légitime de révocation

judiciaire.

Une dernière remarque en ce qui concerne la vacance de la gérance qui peut, notamment, résulter

de l’incapacité du gérant. Il est souhaitable de prévoir dans les statuts de la société une clause de

vacance. En effet sans cette clause, une convocation de l’assemblée devient impossible en

l’absence de gérant, ce qui entraîne un blocage du fonctionnement de la société.

La clause de vacance peut être ainsi rédigée : « En cas de vacance de la gérance, un associé

pourra convoquer une assemblée générale chargée de la nomination du ou des nouveaux gérants.

Cette nomination devra avoir lieu dans le mois de ladite vacance ».

A défaut de clause statutaire de vacance, les associés devront saisir le président du tribunal de

grande instance pour obtenir la désignation d’un mandataire judiciaire chargé de convoquer une

assemblée générale.

B. Les assemblées générales

La présence de personnes incapables dans la société civile soulève notamment deux questions

d’importance :

- celle de l’exercice du droit de vote,

- celle du démembrement des parts sociales comme outil de gestion du patrimoine de

l’incapable.

1. L’exercice du droit de vote

L’annexe 2 du décret n°2008-1484 du 22 décembre 2008 relatif aux actes de gestion de patrimoine

des personnes placées en curatelle ou en tutelle classe comme acte de disposition, sauf

circonstances d’espèce, le vote sur certains ordres du jour.

Sont donc considérés comme des actes de disposition les ordres du jour suivants :

- la reprise des apports,

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- la modification de statuts,

- la prorogation et la dissolution du groupement,

- la fusion,

- la scission,

- l’apport partiel d’actif

- l’agrément d’un associé

- l’augmentation ou la réduction de capital

- le changement d’objet social

- l’emprunt et la constitution de sûreté

- vente d’un élément d’actif immobilisé

- aggravation des engagements des associés.

Il résulte du décret que le vote de ces ordres du jour devra se faire selon les règles de protection des

personnes placées sous ces régimes de protection, puisqu’ils sont considérés comme des actes de

disposition. Toutefois, le texte précise qu’il s’agit d’actes de disposition, sauf circonstances

d’espèce. Cette liste et sa qualification ne sont donc qu’indicatives. Elle laisse au tuteur le soin

d’apprécier si l’un de ces actes peut être qualifié d’administration au regard des conséquences

économiques que ces actes peuvent avoir sur le patrimoine de la personne vulnérable. Ainsi,

l’agrément d’un associé est normalement un acte de disposition. Il peut, toutefois, être classé dans

les actes d’administration s’il n’a aucune incidence sur la situation de l’associé, personne

vulnérable.

Ainsi, si la société civile comporte un associé majeur placé sous le régime de la tutelle, il

conviendra de solliciter l’autorisation du conseil de famille ou à défaut le juge des tutelles pour

certains ordres du jour considérés, sauf circonstances d’espèce, comme des actes de disposition.

On voit bien combien la présence d’un incapable dans une société civile peut avoir des

répercussions sur le fonctionnement, nécessairement ralenti de la société.

Pour le majeur placé sous le régime de la curatelle, il devra être assisté de son curateur.

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Parmi ces ordres du jour, il convient d’attirer l’attention sur l’emprunt dont le décret bouleverse la

solution posée par la jurisprudence antérieure. Un arrêt rendu, le 14 juin 200011, par la première

chambre civile de la Cour de cassation s’était prononcée sur un emprunt souscrit par une SCI dont

l’associé majoritaire était mineur pour savoir si l’article 389-5 du Code civil12 devait ou non

s’appliquer. Elle avait estimé que la personnalité morale de la société civile faisait écran et que

l’article 389-5 du Code civil n’avait donc pas vocation à s’appliquer. Aujourd’hui, une telle

solution ne peut plus être admise. Il s’agit d’un acte de disposition. L’autorisation du juge des

tutelles est nécessaire pour que le mineur se trouve engagé par un emprunt souscrit par la société.

L’annexe 1 fixe de manière obligatoire ce qui relève des actes de disposition et d’administration.

Or, elle ne dit rien sur d’autres ordres du jour de sociétés qui ne sont pas de sociétés par actions. En

conséquence, tout ce qui ne relève pas de l’annexe 2, relève des actes d’administration. Ces actes,

portés à l’ordre du jour d’une assemblée générale d’une société civile ayant un associé incapable,

échapperont donc au régime des autorisations.

2. Incidence du démembrement sur l’exercice du droit de vote

Le démembrement de parts sociales est un outil classique de gestion de patrimoine. Il prend un

relief particulier en présence d’un incapable, associé d‘une société civile.

Prenons un exemple classique, un démembrement de parts sociales où les parents se réservent

l’usufruit et confèrent la nue-propriété à leur enfant incapable.

La question qui va se poser est de savoir à qui appartient le droit de vote. Les annexes du décret

n°2008-1484 du 22 décembre 2008 n’opèrent pas de classification en ce qui concerne le droit de

vote de l’usufruitier ou du nu-propriétaire. Aussi, il conviendra de se reporter aux articles du Code

civil afin de savoir comment peut-on aménager la répartition du droit de vote entre l’usufruitier et

le nu-propriétaire.

11 Cass. 1ère civ., 14 juin 2000 : Defrénois 2001, art. 37348, n° 5, p. 528, note J. Honorat ; Bull. Joly 2000, §272, p. 1091, obs. D. Randoux ; Defrénois 2000, art. 37261, n°88, p. 1316, obs. J. Massip ; Versailles , 29 janvier 1998 : Dr. Sociétés 1998, n° 102, note Th. Bonneau 12 Article 389-5, alinéa 3 du Code civil dispose : « Même d’un commun accord, les parents ne peuvent ni vendre de gré à gré, ni apporter en société un immeuble ou u fonds de commerce appartenant à un mineur, ni contracter d’emprunt en son nom, ni renoncer pour lui à un droit sans l’autorisation du juge des tutelles (…).

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L’article 1844 du Code civil dispose que :

« Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives.

(…)

Si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les

décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier.

Les statuts peuvent déroger aux dispositions des deux alinéas qui précédent ».

Les parents vont tenter, le plus souvent, d’élargir le domaine de leur droit de vote afin de conserver

une meilleure maîtrise du fonctionnement de la société dans un but de protection de leur enfant

incapable.

Plusieurs aménagements sont possibles :

- réserver l’ensemble des droits de vote pour toutes les assemblées au nu-propriétaire. Cet

aménagement est possible à la condition de respecter la limite fixée par les textes et le

jurisprudence : il doit laisser à l’usufruitier le droit de voter l’affectation des bénéfices ;

- réserver l’ensemble des droits de vote pour toutes les assemblées à l’usufruitier. Cet

aménagement est également possible à deux conditions : réserver le droit de participer au

nu-propriétaire à toutes les assemblées (ce qui implique en pratique de le convoquer à

toutes les assemblées) et ne pas porter atteinte à la substance du bien (article 578 du Code

civil) ;

- entre ces deux extrêmes, la place du curseur peut varier sous réserve de respecter les

impératifs de chaque situation.

Dans le but fixé par les parents d’assurer une maîtrise dans le fonctionnement de la société, le

premier aménagement est préférable. Toutefois, ces règles combinées aux ordres du jour de

l’annexe n° 2 du décret auront pour conséquence de dessaisir quelque peu les parents usufruitiers

de leurs prérogatives si l’ordre du jour porte sur un des points considérés comme un acte de

disposition. L’usufruitier devra se soumettre au régime des autorisations du conseil de famille ou à

défaut du juge des tutelles.

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Conclusion :

L’entrée d’un incapable dans une société civile est une situation a priori inquiétante puisqu’il est

tenu, aux termes de l’article 1857, à l’égard des tiers indéfiniment des dettes sociales à proportion

de son apport.

Or, cette crainte doit être tempérée car il existe de nombreuses mesures protectrices de l’incapable

associé d’une société civile, placées sous la houlette du juge :

- tout d’abord, l’entrée d’un incapable dans une société civile, quelque soit le mode

d’acquisition de cette qualité d’associé (apport, donation, succession, mandat de protection

future), est protégée, le plus souvent par la demande d’autorisation au conseil de famille ou

au juge des tutelles ;

- ensuite, lors du fonctionnement de la société, on a vu que l’évolution législative va dans le

sens de la protection de l’incapable. Prenons l’exemple de l’emprunt, la société ne peut plus

seule souscrire un emprunt. Elle doit depuis le décret obtenir l’autorisation du juge des

tutelles.

En réalité, les demandes d’autorisation, relevant le plus souvent du juge des tutelles, sont vues

comme un danger et une pesanteur pour les familles. Elles sont, en réalité, une protection certaine

et efficace de la personne protégée : le juge Janus à deux têtes !