142487106 Esquisse d Une Theorie de La Pratique

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esquisse d une theorie de la pratique

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  • Esquisse d'une thorie de la pratiqueDonner (re)lire presque trente ans de distance

    VEsquisse d'une thorie de la pratique n'a pas pour butessentiel de rendre disponibles des textes devenusintrouvables d'un auteur connu. Plus profondment, ils'agit de pntrer avec un regard neuf dans la forge del'ethnologue et du sociologue, dans cet atelier, inscrit jamais dans l'histoire de la dcolonisation algrienne,o se sont labors les concepts majeurs d'une thoriedu monde social qui tente toujours aujourd'hui debriser les fausses alternatives qui empchent lessciences de l'homme de remplir leur tche de connais-sance et d'mancipation.

    Pierre Bourdieu (1930-2002)Professeur de sociologie au Collge de France et

    directeur d'tudes l'cole des hautes tudes ensciences sociales. A dirig la revue Actes de la rechercheen sciences sociales qu'il avait fonde en 1975, ainsi quela revue europenne des livres Liber.

    Il a notamment publi aux ditions du SeuilLes Rgles de l'art (1992), Mditations pascaliennes(1997), La Domination masculine (1998).

    Pierre BourdieuEsquissed'une thoriede la pratique

    ie de trois tudes d'ethnologie kabyle

    i

    9V82020 392662Photo Pierre BourdieuSeuil, 27 r. Jacob, Paris 6ISBN 978.2.02.039266.2/Imp. en France 02.00-4 9

  • Pierre Bourdieu

    Esquissed'une thoriede la pratique

    prcd de

    Trois tudesd'ethnologie kabyle

    ditions du Seuil

  • La premire dition de cet ouvragea t publie par la Librairie Droz, en 1972

    pour Abdelmalek Sayad

    Addu dusa'dhi, ataghedh disa'dh-is

    ISBN 978-2-02-039266-2

    > ditions du Seuil, fvrier 2000, pour l'dition franaise

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines uneutilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelqueprocd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitueune contrefaon sanctionne par les articles L.335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

  • Avertissement

    Le Pierre Bourdieu qui publie, en 1972, Esquisse d'unethorie de la pratique n'en est pas son premier livre. Djont paru des ouvrages devenus classiques, notamment LesHritiers (avec Jean-Claude Passeron) en 1964. Il reste quel'Algrie des annes 1960 - celle de Sociologie de l'Alg-rie, de Travail et Travailleurs ou encore du Dracine-ment - fut, pour Pierre Bourdieu, beaucoup plus qu'uneterre d'apprentissage; elle fut la terre d'exprimentationet de maturation de sa pense. Il suffit pour en prendreconscience de donner relire Esquisse aujourd'hui, dont lapremire partie, les trois tudes d'ethnologie kabyle, a trdige au milieu des annes 1960 et qui, avec toute lalibert et l'audace que peut donner la rupture avec l'institu-tion ethnologique, soumet une critique mthodique etempiriquement arme un structuralisme alors souveraine-ment install au cur de la scne intellectuelle parisienne.

    Un jeune homme qui a pris ses distances avec la disci-pline du couronnement , la philosophie, se trouve projeten plein conflit algrien. C'est l que s'enracine une vocation d'ethnologue, puis de sociologue. Il faut, enmme temps que l'on soutient la cause de l'indpendance, tout prix comprendre et, autant que faire se peut, fairecomprendre le drame d'une socit dchire, qui mritemieux que l'adhsion exalte d'un soutien politique incon-ditionnel. Si, en politique, on entend encore les cris dela contestation, le dbat intellectuel, lui, s'enferme, entremarxisme, phnomnologie et structuralisme, dans des

  • 10 Avertissementexclusives infructueuses. C'est donc sur une terre boule-verse et dans un climat intellectuel polmique que PierreBourdieu va forger les principaux concepts de sa compr-hension du monde social l'occasion d'un travail sur laparent, l'conomie et les rituels kabyles. Progressivementse dgagera ce premier bilan mthodologique et problma-tique, encore marqu par l'effort pour s'arracher aux pen-ses tablies, qu'est Esquisse, systmatis huit ans plustard dans Le Sens pratique.

    Mais la parution en 1980 du Sens pratique ne rend paspour autant obsolte le texte de 1972. Sa rdition aujour-d'hui ne vient pas rappeler seulement l'importance del'Algrie dans le parcours d'une pense, elle est renduencessaire par l'tendue qu'a prise l'uvre de son auteur. Ilne s'agit pas d'en montrer la profonde unit (il n'en est nulbesoin aprs les parutions les plus rcentes, Rponses,Raisons pratiques et Mditations pascaliennes notam-ment), mais, plus profondment, de mettre disposition dechacun un texte qui nous semble fondateur d'une attitudecritique, d'une rvolution du regard jet sur les socitshumaines; un texte encore qui peut jouer pleinementaujourd'hui, l'gard des plus jeunes, son rle d'intro-duction une dmarche ; un texte enfin qui s'explique avec lui-mme et dessine son chemin parmi, contre, avecles autres. En somme, c'est une faon de ne pas tomberdans l'amnsie de la gense , thme cher au sociologue.

    A l'heure o la discipline historique s'oriente vers unethorie de l'action, o les anthropologues redcouvrent lesrituels et les mythes comme exprience pragmatiquedu monde, o les conomistes ressentent l'imprieuxbesoin de renouer avec l'anthropologie, relire Esquisse,c'est prendre conscience du travail souterrain d'une uvrequi tient dsormais une place centrale dans les scienceshumaines et sociales.

    Richard Figuier

    PREMIRE PARTIE

    Trois tudesd'ethnologie kabyle

  • DEUXIME PARTIE

    Esquisse d'une thoriede la pratique

  • Le principal dfaut, jusqu'ici, du matria-lisme de tous les philosophes - y compriscelui de Feuerbach - est que l'objet, la ra-lit, le monde sensible n'y sont saisis quesous la forme d'objet ou d'intuition, maisnon en tant qu'activit humaine concrte,non en tant que pratique, de faon subjec-tive. C'est ce qui explique pourquoi l'as-pect actif fut dvelopp par l'idalisme, enopposition au matrialisme - mais seule-ment de faon abstraite, car l'idalisme neconnat naturellement pas l'activit relle,concrte, comme telle.

    Karl Marx, Thses sur Feuerbach.

  • Cette rflexion sur une pratique scientifique est faitepour dconcerter aussi bien ceux qui rflchissent sur lessciences de l'homme sans les pratiquer que ceux quiles pratiquent sans rflchir. La pratique scientifiquen'chappe pas la thorie de la pratique qui est proposeici : les meilleurs des praticiens peuvent avoir la matrisepratique des oprations scientifiques sans disposer ni duloisir ni des instruments ncessaires pour sortir de cettedocte ignorance ; les spcialistes de la rflexion pistmo-logique ou mthodologique sont ncessairement condam-ns considrer plutt Yopus operatum que le modus ope-randi, ce qui implique, outre un certain retard, un biaissystmatique. On ne fera rfrence ici ni aux uns ni auxautres, sinon par exception ; et moins encore tous ceuxqui aujourd'hui mnent un combat qu'ils croient d'avant-garde aux frontires de la science et de l'idologie, c'est--dire en un lieu o elles sont particulirement indis-cernables. C'est pourquoi on a voulu marquer, au moinsen ne "leur accordant que les allusions imposes par lesconditions actuelles de la rception du discours, tout cequi devrait sparer de ces survivances rhtoriques unerflexion impose par la pratique scientifique qu'ellehabite et oriente.

    Convaincu que la rigueur ne s'identifie pas plus auxrecettes de laboratoire que l'invention aux prouessesd'cole, on a voulu aussi laisser ce discours de travail ou,si l'on veut, en travail, le caractre double qu'il doit aux

  • marge et en marche, comme dirait Jacques Derrida, auraientpris tout leur sens et toute leur force si l'on avait pu int-gralement publier les travaux de recherche qu'elles ontaccompagns (analyse des structures conomiques, despratiques rituelles, etc.) et que l'on n'a pu qu'voquerici, de faon parfois trs elliptique et trs allusive. Aussice discours double risque-t-il de dcevoir doublement,parce que, faute d'tre compltement dtache de l'objet propos duquel elle s'est constitue, la construction tho-rique (qui sera reprise ailleurs) ne revt pas sa forme laplus gnrale et la plus puissante et que, d'un autre ct,les travaux empiriques sur lesquels elle s'appuie ne sontque trs allusivement exposs.

    S'il n'est pas douteux que l'exprience scientifique quiest au principe de ces rflexions doit beaucoup aux parti-cularits d'un itinraire biographique, il n'est pas certainpour autant qu'elle doive toute sa logique ses hasards :parce que l'image premire d'un monde paysan trsproche, par bien des aspects, du monde observ n'avaitcess de hanter et d'orienter les recherches ethnogra-phiques menes entre 1957 et 1963 en diverses rgionsrurales de l'Algrie, mettant en garde contre l'inclination l'objectivisme inhrente la situation d'observateur tran-ger, on avait conu l'examen d'un problme pos dans ununivers familier des familiers (celui du clibat des ansen Barn) comme une sorte d'exprimentation pistmo-logique. Cette dmarche, strictement inverse de celle queralise l'ethnologue, devait en effet conduire observer et analyser ce que l'on peut appeler l'effet d'objectivation,c'est--dire la transformation d'un rapport de familiariten connaissance savante : lorsqu'on aperoit des visagesderrire les statistiques, des aventures, entretisses de sou-venirs communs, derrire les biographies, des paysages travers les symboles cartographiques et lorsqu'on setrouve affront sans cesse des sociologues spontans

    iain pragmatique pour l'esprit de systme, opposant ses raisons abstraites les cas particuliers, les exceptions,les nuances, bref tout un ensemble de diffrences nonmoins significatives que celles de la statistique, on ne sesent gure port accorder aux constructions d'unescience objectiviste (ce qui ne veut pas dire objective) lesatisfecit qu'elle s'octroie trop vite et trop bon compte.

  • L'observateur observ

    N'ignorant pas qu'un champ pistmologique organisautour d'un ensemble de couples d'oppositions paralllesvoue toute mise en question de l'objectivisme apparatred'abord comme une rhabilitation du subjectivisme, onhsite esquisser seulement l'analyse, pourtant indispen-sable pour draciner les ides reues, des fondementsanthropologiques et sociologiques de l'erreur objectiviste,qu'il s'agisse par exemple de la situation d'tranger dansle cas de l'ethnologue ou de la situation de spectateur dansle cas de l'historien de l'art et, plus gnralement, de lacondition d'intellectuel affranchi des contraintes et desurgences de la pratique, qui est la condition de possibilitdu rapport savant l'objet : on s'expose en effet donnerlieu ainsi des lectures qui opposeront la rigueur objec-tiviste les vertus magiques de l' observation partici-pante , selon le vieux couple platonicien de la coupure(chorismos) et de la participation (methexis), ou qui enten-dront que la pratique est la seule manire de comprendrela pratique, rduisant au couple de la thorie et de la pra-tique, indiffremment aristocratique ou populiste, selon lebout par lequel on le prend, l'opposition entre deux tho-ries de la pratique.

    Ayant rappel que la thorie de la pratique qui apparatcomme la condition d'une science rigoureuse des pra-

  • 222 Esquisse d'une thorie de la pratiqueconditions mmes de sa fabrication : ces notes crites enmarge et en marche, comme dirait Jacques Derrida, auraientpris tout leur sens et toute leur force si l'on avait pu int-gralement publier les travaux de recherche qu'elles ontaccompagns (analyse des structures conomiques, despratiques rituelles, etc.) et que l'on n'a pu qu'voquerici, de faon parfois trs elliptique et trs allusive. Aussice discours double risque-t-il de dcevoir doublement,parce que, faute d'tre compltement dtache de l'objet propos duquel elle s'est constitue, la construction tho-rique (qui sera reprise ailleurs) ne revt pas sa forme laplus gnrale et la plus puissante et que, d'un autre ct,les travaux empiriques sur lesquels elle s'appuie ne sontque trs allusivement exposs.

    S'il n'est pas douteux que l'exprience scientifique quiest au principe de ces rflexions doit beaucoup aux parti-cularits d'un itinraire biographique, il n'est pas certainpour autant qu'elle doive toute sa logique ses hasards :parce que l'image premire d'un monde paysan trsproche, par bien des aspects, du monde observ n'avaitcess de hanter et d'orienter les recherches ethnogra-phiques menes entre 1957 et 1963 en diverses rgionsrurales de l'Algrie, mettant en garde contre l'inclination l'objectivisme inhrente la situation d'observateur tran-ger, on avait conu l'examen d'un problme pos dans ununivers familier des familiers (celui du clibat des ansen Barn) comme une sorte d'exprimentation pistmo-logique. Cette dmarche, strictement inverse de celle queralise l'ethnologue, devait en effet conduire observer et analyser ce que l'on peut appeler l'effet d'objectivation,c'est--dire la transformation d'un rapport de familiariten connaissance savante : lorsqu'on aperoit des visagesderrire les statistiques, des aventures, entretisses de sou:venirs communs, derrire les biographies, des paysages travers les symboles cartographiques et lorsqu'on setrouve affront sans cesse des sociologues spontans

    Avant-propos 223qui ne le cdent au professionnel que par une sorte deddain pragmatique pour l'esprit de systme, opposant ses raisons abstraites les cas particuliers, les exceptions,les nuances, bref tout un ensemble de diffrences nonmoins significatives que celles de la' statistique, on ne sesent gure port accorder aux constructions d'unescience objectiviste (ce qui ne veut pas dire objective) lesatisfecit qu'elle s'octroie trop vite et trop bon compte.

  • L'observateur observ

    N'ignorant pas qu'un champ pistmologique organisautour d'un ensemble de couples d'oppositions paralllesvoue toute mise en question de l'objectivisme apparatred'abord comme une rhabilitation du subjectivisme, onhsite esquisser seulement l'analyse, pourtant indispen-sable pour draciner les ides reues, des fondementsanthropologiques et sociologiques de l'erreur objectiviste,qu'il s'agisse par exemple de la situation d'tranger dansle cas de l'ethnologue ou de la situation de spectateur dansle cas de l'historien de l'art et, plus gnralement, de lacondition d'intellectuel affranchi des contraintes et desurgences de la pratique, qui est la condition de possibilitdu rapport savant l'objet : on s'expose en effet donnerlieu ainsi des lectures qui opposeront la rigueur objec-tiviste les vertus magiques de l' observation partici-pante , selon le vieux couple platonicien de la coupure(chorismos) et de la participation (methexis), ou qui enten-dront que la pratique est la seule manire de comprendrela pratique, rduisant au couple de la thorie et de la pra-tique, indiffremment aristocratique ou populiste, selon lebout par lequel on le prend, l'opposition entre deux tho-ries de la pratique.

    Ayant rappel que la thorie de la pratique qui apparatcomme la condition d'une science rigoureuse des pra-

  • 226 Esquisse d'une thorie de la pratiquetiques n'est pas moins thorique, donc thoriquement etpratiquement coupe de la pratique, que la thorie de lapratique qui est implicitement engage dans les modlesobjectivistes, il reste que l'on est en droit de se demandersi les conditions sociales qui doivent tre remplies en faitpour qu'une catgorie particulire d'agents puisse tremise en rserve en vue d'exercer une activit de type tho-rique ne sont pas propres favoriser l'adoption incons-ciente d'un type dtermin de thorie de la pratique.Prolongeant les analyses clbres d'Auguste Comte quiobservait que, la diffrence des proltaires, oprateursdirects , seuls directement aux prises avec la nature ,prdisposs par l l'esprit positif, les bourgeois ontsurtout affaire la socit ', on pourrait suggrer quel'exprience d'un monde social sur lequel on peut agir, defaon quasi magique, par signes - mots ou monnaie -,c'est--dire par la mdiation du travail d'autrui, ne prdis-pose nullement apercevoir le monde social comme lelieu de la ncessit et entretient une affinit certaine avecune thorie de l'action comme excution mcanique d'unmodle mcanique ou comme surgissement pur de ladcision libre, cela selon que l'on pense plutt soi-mmeou aux autres . Une analyse plus prcise de la positionsociale des intellectuels ferait en outre voir que cesmembres d'une fraction domine de la classe dominantesont prdisposs entrer dans le rle de middlebrows ,comme dit Virginia Woolf, c'est--dire d'intermdiairesentre les groupes ou les classes : dputs ou dlgus, quiparlent pour les autres, c'est--dire en leur faveur maisaussi leur place, ils sont ports tromper, le plus sou-vent de bonne foi, aussi bien ceux dont ils parlent queceux qui ils parlent ; quant ceux d'entre eux qui sontissus des classes domines, transfuges ou parvenus, ils nepeuvent parler que parce qu'ils ont abandonn la placesans parole de ceux dont ils portent la parole en se mettant leur place en parole, et ils sont enclins livrer, en

    Esquisse d'une thorie de la pratique 227change de la reconnaissance (au double sens du terme),le capital d'information qu'ils ont emport avec eux2.Bref, il fallait au moins rappeler que le privilge qui est auprincipe de toute activit thorique, en tant qu'elle sup-pose une coupure pistmologique, mais aussi sociale,ne gouverne jamais aussi subtilement cette activit quelorsque, faute de s'apparatre comme tel, il conduit unethorie implicite de la pratique qui est corrlative de l'ou-bli des conditions sociales de possibilit de la thorie.

    La relation particulire que l'ethnologue entretient avecson objet enferme aussi la virtualit d'une distorsion tho-rique dans la mesure o la situation de dchiffreur etd'interprte incline une reprsentation hermneutiquedes pratiques sociales, portant rduire toutes les relationssociales des relations de communication et toutes lesinteractions des changes symboliques. Charles Ballyremarquait que les recherches linguistiques s'oriententdans des directions diffrentes selon qu'elles portent surla langue maternelle ou sur une langue trangre, insistanten particulier sur la tendance Y intellectualisme qu'im-plique le fait d'apprhender la langue du point de vue dusujet entendant plutt que du point de vue du sujet parlant,c'est--dire comme instrument de dchiffrement pluttque comme moyen d'action et d'expression : L'en-tendeur est du ct de la langue, c'est avec la langue qu'ilinterprte la parole3. Et l'exaltation des vertus de la dis-tance que procure l'extriorit a sans doute pour fonctionde transmuer en choix pistmologique la situation objec-tive de l'ethnologue - celle du spectateur impartial ,comme dit Husserl -, qui le voue apercevoir toute ra-lit et toute pratique, y compris la sienne propre, commeun spectacle.

    Aussi longtemps qu'il ignore les limites inhrentesau point de vue qu'il prend sur l'objet, l'ethnologue secondamne reprendre inconsciemment son compte lareprsentation de l'action qui s'impose un agent ou un

  • 228 Esquisse d'une thorie de la pratique Esquisse a" une thorie de la pratique 229groupe lorsque, dpourvu de la matrise pratique d'unecomptence fortement valorise, il doit s'en donner le sub-stitut explicite et au moins semi-formalis sous la formed'un rpertoire de rgles ou de ce que les sociologuesmettent dans le meilleur des cas sous la notion de rle ,c'est--dire le programme prdtermin des discours et desactions convenant un certain emploi 4. Il est significa-tif que l'on dcrive parfois la culture comme une carte,comparaison d'tranger qui, devant s'orienter dans unpays inconnu, supple au dfaut de la matrise pratiqueappartenant au seul indigne grce un modle de tous lesitinraires possibles : la distance entre cet espace virtuel etabstrait, parce que dpourvu de toute orientation et de toutcentre privilgis la faon des gnalogies, avec leurego aussi irrel que l'origine dans un espace cartsien -,et l'espace pratique des parcours rellement effectus ou,mieux, du parcours en train de s'effectuer se mesure ladifficult que l'on a reconnatre des itinraires familierssur un plan ou une carte aussi longtemps que l'on n'estpas parvenu faire concider les axes du champ virtuel etce systme d'axes invariablement lis notre corps, quenous transportons partout avec nous , comme dit Poin-car, et qui structure l'espace pratique en droite et gauche,haut et bas, devant et derrire. C'est dire que l'anthropo-logie ne doit pas seulement rompre avec l'exprience indi-gne et la reprsentation indigne de cette exprience ; parune seconde rupture, il lui faut mettre en question les pr-supposs inhrents la position d'observateur trangerqui, proccup 'interprter des pratiques, incline importer dans l'objet les principes de sa relation l'objet,comme en tmoigne le privilge qu'il accorde aux fonc-tions de communication et de connaissance (qu'il s'agissede langage, de mythe ou de mariage). La connaissance nedpend pas seulement, comme l'enseigne un relativismelmentaire, du point de vue particulier qu'un observateur situ et dat prend sur l'objet, mais du fait mme que,

    en tant que spectateur qui prend un point de vue surl'action, qui s'en retire pour l'observer, pour la regarderde loin et de haut, il constitue l'activit pratique en objetd'observation et d'analyse. Les architectes ont mis long-temps s'apercevoir que la perspective cavalire de leursplans et de leurs maquettes les conduisait difier desvilles pour une sorte de spectateur divin et non pour leshommes destins s'y dplacer : le point de vue absolude la science sans point de vue s'apparente au point de vued'un Dieu leibnizien, qui, la faon d'un gnral matri-sant l'avance les actions, militairement soumises la rgle, de ses subordonns, possde en acte l'essencequ'Adam et Csar doivent apprendre dans le temps. L'ob-jectivisme enferme toujours la virtualit d'un essentia-lisme.

    Il est des manires de se garder de l'ethnocentrisme,dans l'analyse des groupes ou des classes trangers, qui nesont peut-tre qu'autant de faons de garder ses distanceset, en tout cas, de faire de ncessit vertu en transmuant enchoix de mthode une exclusion de fait. Ainsi, on s'expo-serait sans doute moins enfermer l'change d'honneurou l'change de dons en apparence le plus ritualis endes modles rifis et rifiants si l'on savait se donner lamatrise thorique de pratiques sociales de la mme classedont on peut avoir la matrise pratique. Rien n'est sansdoute mieux fait par exemple pour inspirer qui la consi-dre du dehors l'illusion de la ncessit mcanique quela conversation oblige qui, pour se perptuer, doit creret recrer sans cesse, souvent de toutes pices, la relationentre les interlocuteurs, les loignant et les rapprochant,les contraignant rechercher, avec la mme convictionsincre et feinte la fois, les points d'accord et de dsac-cord, les faisant tour tour succomber et triompher, susci-tant des querelles joues mais toujours en passe de tournerau srieux, vite rgles par des compromis ou par le retourau terrain sr des convictions communes. Mais, changeant

  • 2.30 Esquisse d'une thorie de la pratiqueradicalement de point de vue, on peut aussi apprhendercet engrenage de gestes et de paroles d'un point de vuesubjectif, comme dit assez imprudemment le Marx desThses sur Feuerbach, ou, mieux, partir d'une thorieadquate de la pratique qui constitue la pratique en tantque pratique (par opposition aussi bien aux thories impli-cites ou explicites qui la traitent comme objet, qu' cellesqui la rduisent une exprience vcue susceptible d'treapprhende par un retour rflexif) : la vigilance inces-sante qui est indispensable pour se laisser porter parle jeu sans se laisser emporter par le jeu au-del du jeu,comme il arrive lorsque le combat simul domine lescombattants, tmoigne que des conduites aussi visible-ment contraintes et forces reposent sur le mme principeque des conduites mieux faites pour donner l'apparencetout aussi trompeuse de l'improvisation libre, comme lebluff ou la sduction, qui jouent de toutes les quivoques,de toutes les doubles ententes et de tous les sous-entendusde la symbolique corporelle et verbale, pour produire desconduites ambigus, donc rvocables au moindre indicede recul ou de refus, et pour entretenir l'incertitude sur desintentions sans cesse balances entre le jeu et le srieux,l'abandon et la distance, l'empressement et l'indiffrence.Il suffit d'oprer un semblable renversement de perspec-tive pour apercevoir que l'on peut rendre compte de toutesles conduites d'honneur rellement observes (ou poten-tiellement observables) qui frappent la fois par leurdiversit inpuisable et par leur ncessit quasi mca-nique ; cela sans avoir besoin de construire grands fraisdes modles mcaniques qui, dans le meilleur des cas,seraient l'improvisation rgle de l'homme d'honneur cequ'un manuel de savoir-vivre est l'art de vivre ou cequ'un trait d'harmonie est l'invention musicale. Pourproduire toutes les conduites d'honneur qui peuvent treappeles par les dfis de l'existence, il n'est pas ncessairede possder cette sorte de fichier de reprsentations pr-

    Esquisse d'une thorie de la pratique 231fabriques , comme dit Jakobson5, qui permettrait de choisir la conduite convenant chaque situation ; ilsuffit de dtenir la matrise pratique du principe d'isotimiequi veut que tout homme, en tant qu'il se range dansla classe des hommes d'honneur et se comporte commetel, par exemple en lanant un dfi, demande implicite-ment tre trait comme tel, donc recevoir une riposte :il dcoule en effet de ce principe que l'absence de riposteporte atteinte soit l'honneur de celui qui dfie, au caso elle s'affirme sans quivoque comme refus mprisantde riposter, soit l'honneur de celui qui est dfi, puisquepar son impuissance riposter il s'exclut de la classe deshommes d'honneur o il avait t implicitement rang parle dfi reu.

    Le langage de la rgle et du modle, qui peut paratretolrable lorsqu'il s'applique des pratiques trangres,ne rsiste pas la seule vocation concrte de la matrisepratique de la symbolique des interactions sociales, tact,doigt, savoir-faire ou sens de l'honneur, que supposentles jeux de sociabilit les plus quotidiens et qui peutse doubler de la mise en uvre d'une smiologie sponta-ne, c'est--dire d'un corpus de prceptes, de recettes etd'indices codifis. Le meilleur exemple de ce travail dedchiffrement qui, en permettant de situer les autres dansles hirarchies de l'ge, de la richesse, du pouvoir ou de laculture, oriente les agents, sans qu'ils en aient conscience,vers le type d'change le mieux ajust, tant dans sa formeque dans son contenu, la relation objective entre indivi-dus en interaction est fourni par les situations de bilin-guisme o les locuteurs adoptent de manire parfaite-ment inconsciente l'une ou l'autre des deux languesdisponibles selon la situation, l'objet de la conversation,le statut social de l'interlocuteur (et par l son degr deculture et de bilinguisme), etc. Dans le cas observ, celuid'un village o coexistent le franais et le barnais, onconstate de trs fortes relations statistiques entre la langue

  • 232 Esquisse d'une thorie de la pratiqueutilise et des caractristiques telles que le sexe, l'ge, larsidence (au bourg ou au hameau) et la profession (oule niveau d'instruction) des locuteurs. A l'intrieur d'ungroupe d'inter-connaissance, les agents n'ont mme pasbesoin de recourir au dchiffrement des indices sociauxpour ajuster la forme de leur expression des interlocu-teurs dont ils connaissent toutes les caractristiquessociales. On est en droit de supposer que c'est tout lecontenu de la communication (et pas seulement la langueemploye) qui se trouve modifi, inconsciemment, parla structure de la relation entre les locuteurs. La sollicita-tion de la situation objective, socialement qualifie, danslaquelle s'accomplit la communication est telle que,comme chacun en a fait l'exprience, c'est tout un lan-gage, un type de plaisanteries, un ton, parfois mme unaccent, qui se trouvent comme objectivement appels parcertaines situations et qui sont tout au contraire exclus, endpit de tous les efforts d'vocation, en d'autres situations.On sait par exemple combien il est difficile de fairerevivre dans une autre situation sociale les priptiesd'une aventure vcue dans un contexte social diffrent.Charles Bally montre bien que le contenu mme de lacommunication, la nature du langage et de toutes les formesd'expression employs (maintien, dmarche, mimique,etc.), et surtout, peut-tre, leur style, se trouvent affectspar la rfrence permanente la structure de la relationsociale entre les agents qui l'accomplissent et, plus prci-sment, la structure de leurs positions relatives dansles hirarchies de l'ge, du pouvoir, du prestige et de laculture : En parlant avec quelqu'un, ou en parlant de lui,je ne puis m'empcher de me reprsenter les relationsparticulires (familires, correctes, obliges, officielles)qui existent entre cette personne et moi ; involontairement,je pense non seulement l'action qu'elle peut exercersur moi ; je me reprsente son ge, son sexe, son rang, lemilieu social auquel elle appartient ; toutes ces consid-

    Esquisse d'une thorie de la pratique 233rations peuvent modifier le choix de mes expressionset me faire viter tout ce qui pourrait dtourner, froisser,chagriner. Au besoin, le langage se fait rserv, prudent ;il pratique l'attnuation et l'euphmisme, il glisse au lieud'appuyer6. Cette connaissance pratique, qui se fondesur le dcryptage continu des indices perus et non aperus de l'accueil fait aux actions dj accomplies,opre continment les contrles et les corrections destins assurer l'ajustement des pratiques et des expressions auxattentes et aux ractions des autres agents et fonctionne la faon d'un mcanisme d'autorgulation charg de red-finir continment les orientations de l'action en fonctionde l'information reue sur la rception de l'informationmise et sur les effets produits par cette information;on voit que le paradigme typiquement hermneutiquede l'change de paroles est sans doute moins adquatque celui de l'change de coups qu'employait GeorgeH. Mead7 : dans les luttes entre des chiens, tout commeentre des enfants ou des boxeurs, chaque geste dclencheune rplique, chaque position du corps de l'adversaire esttraite comme un signe gros d'une signification qu'il fautsaisir l'tat naissant, devinant dans l'esquisse du coupou de l'esquive l'avenir qu'elle enferme, c'est--dire lecoup ou la feinte. Et la feinte elle-mme, la boxe commedans la conversation, dans les changes de l'honneurcomme dans les transactions matrimoniales, suppose unadversaire apte prvenir la riposte partir d'un mouve-ment peine amorc, donc susceptible d'tre pris contre-pied dans ses anticipations. L'observateur qui oublie toutce qu'implique sa position d'observateur se trouve port oublier, entre autres choses, que celui qui est engagdans la partie ne peut attendre l'achvement du geste pourle dchiffrer sous peine de subir la sanction pratique de ceretard ; que, comme dit Austin, on peut faire des chosesavec des mots , c'est--dire informer l'action des autreset pas seulement leur pense, et enfin que le sens d'une

  • 234 Esquisse d'une thorie de la pratiqueinformation qui n'est jamais elle-mme sa fin saufpour le savant ou l'esthte n'est en dfinitive autre choseque l'ensemble des actions qu'elle dclenche.

    Les trois modes de connaissance thorique

    Le monde social peut faire l'objet de trois modes deconnaissance thorique qui impliquent en chaque cas unensemble de thses anthropologiques, les plus souventtacites, et qui, bien qu'ils ne soient nullement exclusifs,au moins en droit, n'ont en commun que de s'opposer aumode de connaissance pratique. La connaissance que l'onappellera phnomnologique (ou, si l'on veut parler entermes d'coles actuellement existantes, interaction-niste ou ethnomthodologique ) explicite la vritde l'exprience premire du monde social, c'est--dire larelation de familiarit avec l'environnement familier,apprhension du monde social comme monde naturel etallant de soi, qui, par dfinition, ne se rflchit pas et quiexclut la question de ses propres conditions de possibilit.La connaissance que l'on peut appeler objectiviste (etdont l'hermneutique structuraliste est un cas particulier)construit les relations objectives (e. g. conomiques ou lin-guistiques) qui structurent les pratiques et les reprsenta-tions des pratiques, c'est--dire, en particulier, la connais-sance premire, pratique et tacite, du monde familier, auprix d'une rupture avec cette connaissance premire, doncavec les prsupposs tacitement assums qui confrentau monde social son caractre d'vidence et de naturel :c'est en effet condition de poser la question que l'exp-rience doxique du monde social exclut par dfinition, celledes conditions (particulires) qui rendent possible cetteexprience, que la connaissance objectiviste peut tablir et

    Esquisse d'une thorie de la pratique 235les structures objectives du monde social et la vrit objec-tive de l'exprience premire comme prive de la connais-sance explicite de ces structures. Enfin, la connaissanceque l'on peut appeler praxologique a pour objet nonseulement le systme des relations objectives que construitle mode de connaissance objectiviste', mais les relationsdialectiques entre ces structures objectives et les disposi-tions structures dans lesquelles elles s'actualisent et quitendent les reproduire, c'est--dire le double processusd'intriorisation de l'extriorit et d'extriorisation del'intriorit : cette connaissance suppose une rupture avecle mode de connaissance objectiviste, c'est--dire uneinterrogation sur les conditions de possibilit et, par l, surles limites du point de vue objectif et objectivant qui saisitles pratiques du dehors, comme fait accompli, au lieu d'enconstruire le principe gnrateur en se situant dans le mou-vement mme de leur effectuation.

    Si le mode de connaissance praxologique peut appa-ratre comme un retour pur et simple au mode de connais-sance phnomnologique et si la critique de l'objectivismequ'il implique s'expose tre confondue avec la critiqueque l'humanisme naf adresse l'objectivation scienti-fique au nom de l'exprience vcue et des droits de la sub-jectivit, c'est qu'il est le produit d'une double translationthorique : il opre en effet un nouveau renversement dela problmatique que la science objective du monde socialcomme systme de relations objectives et indpendantesdes consciences et des volonts individuelles a constitueen posant elle-mme les questions que l'exprience pre-mire et l'analyse phnomnologique de cette expriencetendaient exclure. De mme que la connaissance objec-tiviste pose la question des conditions de possibilit del'exprience premire, dvoilant par l que cette exp-rience se dfinit, fondamentalement, comme ne posant pascette question, de mme, la connaissance praxologiqueremet sur ses pieds la connaissance objectiviste en posant

  • 236 Esquisse d'une thorie de la pratiquela question des conditions de possibilit de cette question(conditions thoriques et aussi sociales) et fait apparatredu mme coup que la connaissance objectiviste se dfinit,fondamentalement, comme excluant cette question : dansla mesure o elle se constitue contre l'exprience pre-mire, apprhension pratique du monde social, la connais-sance objectiviste se trouve dtourne de la constructionde la thorie de la connaissance pratique du monde socialdont elle produit, au moins ngativement, le manque,en produisant la connaissance thorique du monde socialcontre les prsupposs implicites de la connaissance pra-tique du monde social ; la connaissance praxologiquen'annule pas les acquis de la connaissance objectivistemais les conserve et les dpasse en intgrant ce que cetteconnaissance avait d exclure pour les obtenir8.

    Cette sorte d'exprience croise du monde social, savoirla familiarisation avec un monde tranger et le dracine-ment d'un monde familier qui sont constitutifs de toutedmarche scientifique dans les sciences de l'homme,enseigne autre chose qu'un retour aux mystres et auxmirages de la subjectivit : l'exploration objective dumonde le plus familier et de l'exprience indigne de cemonde est en mme temps une exploration des limitesde toute exploration objective. Elle enseigne que l'onn'chappera l'alternative rituelle de l'objectivisme et dusubjectivisme, dans laquelle les sciences de l'homme sesont laiss enfermer jusqu'ici, qu' condition de s'interro-ger sur le monde de production et de fonctionnement dela matrise pratique qui rend possible une action objecti-vement intelligible et de subordonner toutes les oprationsde la pratique scientifique une thorie de la pratique etde l'exprience premire de la pratique qui n'a rien voiravec une restitution phnomnologique de l'expriencevcue de la pratique et, insparablement, une thorie desconditions de possibilit thoriques et sociales de l'appr-hension objective et, du mme coup, des limites de ce

    Esquisse d'une thorie de la pratique 237mode de connaissance. La connaissance praxologiquese distingue de la connaissance phnomnologique, dontelle intgre les acquis, sur un point essentiel : elle assume,avec l'objectivisme, que l'objet de science est conquiscontre l'vidence du sens commun par une opration deconstruction qui est, indissociablement, une rupture avectoutes les reprsentations prconstruites , telles queclassifications prtablies et dfinitions officielles. Celarevient refuser absolument la thorie de la thorie quiporte rduire les constructions de la science sociale des constructs of the second degree, that is constructs of theconstructs made by the actors on the social scne9,comme fait Schutz, ou, comme Garfinkel, des accountsdes accounts que les agents produisent et au traversdesquels ils produisent le sens de leur monde10. On peutse donner pour objectif de faire un account des accounts condition de ne pas donner ce qui est une contribution la science de la reprsentation prscientifique du mondesocial pour la science du monde social. En fait, c'estencore trop concder parce qu'une science des reprsenta-tions du sens commun qui entend ne pas se rduire unesimple description a pour condition pralable la sciencedes structures qui commandent et les pratiques et lesreprsentations concomitantes, principal obstacle laconstruction de cette science". Bref, on est en droit derefuser de rduire la science sociale la mise au jour desstructures objectives, mais condition de ne jamais perdrede vue que la vrit des expriences rside nanmoins dansles structures qui les dterminent. En fait, la constructiondes structures objectives (courbes de prix, chances d'accs l'enseignement suprieur ou lois du march matrimo-nial) est ce qui permet de poser la question des mca-nismes par lesquels s'tablit la relation entre les structureset les pratiques ou les reprsentations qui les accom-pagnent au lieu de faire de ces thought objects, traitscomme raison ou motifs , la cause dterminante des

  • 238 Esquisse d'une thorie de la pratiquepratiques. En effet, en ne prenant en compte dans l'analyseque ce que les pratiques et les reprsentations doivent la logique des interactions symboliques et, en particulier, la reprsentation que les agents peuvent se faire, par anti-cipation ou par exprience, de l'action des autres agentsauxquels ils sont directement confronts, l'interaction-nisme rduit les relations entre des positions dans lesstructures objectives des relations intersubjectives entreles agents occupant ces positions : en excluant ainsi tacite-ment tout ce que doivent ces structures les interactionset les reprsentations que les agents peuvent en avoir, ilassume implicitement la thorie spontane de l'action quifait de l'agent ou de ses reprsentations le principe ultimede stratgies capables de produire et de transformer lemonde social (ce qui revient porter l'ordre d'une tho-rie du monde social la vision petite-bourgeoise des rela-tions sociales comme quelque chose que l'on fait et quel'on se fait).

    Poser que la science ne peut tre qu'une conceptuali-sation de l'exprience commune, elle-mme constituepar renonciation, c'est--dire par le langage ordinaire,comme fait l'ethnomthodologie, c'est en outre identifierla science de la socit un enregistrement du donn telqu'il se donne, c'est--dire de l'ordre tabli. On est endroit, encore une fois, de se donner pour objectif de pro-duire un account des accounts, condition d'avoir claire-ment l'esprit la fonction qui est impartie, dans la pra-tique, tout account : le pouvoir constitutif qui est accordau langage ordinaire ne rside pas dans le langage ordi-naire mais dans le groupe qui l'autorise et lui donneautorit ; le langage officiel, langage autoris et langaged'autorit, licite et impose ce qu'il nonce, dfinissanttacitement les limites entre le pensable et l'impensable,et contribuant ainsi au maintien de l'ordre symbolique etde l'ordre social qui lui confre son autorit. Enregistrerun tel langage, sans restituer les fonctions qu'il remplit et

    Esquisse d'une thorie de la pratique 239les conditions sociales de son efficacit, c'est faire existerscientifiquement et, par l, lgitimer une construction dela ralit sociale qui n'est jamais une simple exprienceintime et personnelle mais la reprsentation du rel laplus conforme aux intrts d'un groupe dtermin. Plusprofondment, ce qui se trouve fondamentalement cartde toute analyse phnomnologique de la thse gnraledu point de vue naturel qui est constitutive de l'exp-rience originaire du monde social, c'est la question desconditions conomiques et sociales de cette croyance quiconsiste prendre la "ralit" (Wirklichkeit) comme ellese donne n , et que la rduction fera ultrieurementapparatre comme une thse ou, plus exactement,comme une epokhe de Yepokhe, c'est--dire comme unemise en suspens du doute sur la possibilit que le mondede l'attitude naturelle soit autrement. Faute de poser laquestion des conditions - donc des limites de validit del'exprience qu'elle porte l'explicitation, la phnomno-logie universalise une exprience du monde social qui estassocie un type dtermin de conditions conomiqueset sociales dont les formations sociales enfermes dansle cycle de la reproduction simple prsentent la formeparadigmatique B. Dans les socits divises en classes,o la dfinition du rel est l'enjeu d'une lutte ouverte oularve entre les classes, la dlimitation entre le champde l'opinion, c'est--dire de ce qui est explicitement misen question (l'opinion, orthodoxe ou htrodoxe, suppo-sant la question, donc la possibilit et la lgitimit d'unerponse autre, dfendue par un autre groupe), et le champde la doxa, de ce qui est hors de question et que tout agentaccorde tacitement l'tat de choses actuel par le seul faitd'agir en accord avec les convenances sociales, est elle-mme un enjeu fondamental de cette forme de la luttepolitique entre les classes qui est la lutte pour l'impositiondes systmes de classement dominants : les classes domi-nes ont intrt faire reculer les limites de la doxa,

  • is J

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    lC M - 3 CD

  • 242 Esquisse d une thorie de la pratiquequi ne livrent compltement leur sens qu' une lecturearme du chiffre culturel que le crateur a engag dans sonuvre.

    La comprhension immdiate suppose une oprationinconsciente de dchiffrement qui n'est parfaitement ad-quate que dans le cas o la comptence qu'engage dans sapratique ou dans ses uvres l'un des agents ne fait qu'unavec la comptence qu'engage objectivement l'autre agentdans sa perception de cette conduite ou de cette uvre ;c'est--dire dans le cas particulier o le chiffrement commetransformation d'un sens en une pratique ou une uvreconcide avec l'opration symtrique de dchiffrement.Acte de dchiffrement qui s'ignore comme tel, la com-prhension n'est possible et rellement effectue quedans le cas particulier o le chiffre historiquement produitet reproduit qui rend possible l'acte de dchiffrement(inconscient) est immdiatement et compltement matris(au titre de disposition cultive) par l'agent percevant etse confond avec le chiffre qui a rendu possible (au titrede disposition cultive) la production de la conduite ou del'uvre perue. Dans tous les autres cas, le malentendupartiel ou total est de rgle, l'illusion de la comprhensionimmdiate conduisant une comprhension illusoire, cellede l'ethnocentrisme comme erreur sur le chiffre : bref, lors-qu'elle s'inspire d'une foi nave en l'identit en humanitet qu'elle ne dispose d'aucun autre instrument de connais-sance que le transfert intentionnel en autrui , comme ditHusserl, l'interprtation la plus comprhensive risquede n'tre qu'une forme particulirement irrprochabled ' ethnocentrisme.

    Placs dans une situation de dpendance thorique parrapport la linguistique, les ethnologues structuralistesont souvent engag, dans leur pratique, Y inconscient pis-tmologique qu'engendre l'oubli des actes par lesquelsla linguistique a construit son objet propre : hritiers d'unpatrimoine intellectuel qu'ils n'ont pas eux-mmes consti-

    Esquisse d'une thorie de la pratique 243tu et dont ils ne savent pas toujours reproduire les condi-tions de production, ils se sont satisfaits trop souvent deces traductions littrales d'une terminologie dissocie del'ordre des raisons dont elle tient son sens, faisant l'co-nomie d'une rflexion pistmologique sur les conditionset les limites de validit de la transposition de la construc-tion saussurienne. Il est significatif par exemple que, sil'on excepte Sapir, prdispos par sa double formation delinguiste et d'ethnologue poser le problme des rapportsentre la culture et la langue, aucun anthropologue n'aitessay de dgager toutes les implications de l'homologie(que Leslie White est peu prs le seul formuler expli-citement) entre ces deux oppositions, celle de la langue etde la parole et celle de la culture et de la conduite ou desuvres. En posant que la communication immdiate estpossible si et seulement si les agents sont objectivementaccords de manire associer le mme sens au mmesigne (parole, pratique ou uvre) et le mme signe aumme sens ou, en d'autres termes, de manire se rfrer,dans leurs oprations de chiffrement et de dchiffrement,c'est--dire dans leurs pratiques et leurs interprtations, un seul et mme systme de relations constantes, indpen-dantes des consciences et des volonts individuelles etirrductibles leur excution dans des pratiques ou desuvres (code ou chiffre), l'analyse objectiviste n'opposepas proprement parler un dmenti l'analyse phnom-nologique de l'exprience premire du monde social etde la comprhension immdiate des paroles et des actesd'autrui : elle en dfinit seulement les limites de validiten tablissant les conditions particulires dans lesquelleselle est possible et que l'analyse phnomnologiqueignore. Si, pour citer Husserl, les sciences de l'hommesont ncessairement des sciences ayant une thmatique double orientation consquente, une thmatique liant demanire consquente la thorie du domaine scientifiqueavec une thorie de la connaissance de cette thorie15 et

  • 244 Esquisse d'une thorie de la pratiquesi, en d'autres termes, la rflexion pistmologique surles conditions de possibilit de la science anthropologiquefait partie intgrante de la science anthropologique, c'estd'abord qu'une science qui a pour objet ce qui la rend pos-sible, comme la langue ou la culture, ne peut se constituersans constituer ses propres conditions de possibilit ; maisc'est aussi que la connaissance complte des conditionsde la science, c'est--dire des oprations grce auxquellesla science se donne la matrise symbolique d'une langue,d'un mythe ou d'un rite, implique la connaissance de lacomprhension premire comme effectuation des mmesoprations, mais sur un tout autre mode, dans l'incons-cience absolue des conditions gnrales et particuliresqui lui confrent sa particularit.

    Mais il suffit d'interroger une fois encore les oprationsthoriques par lesquelles Saussure constitue la linguistiquecomme science en construisant la langue comme objetautonome, distinct de ses actualisations dans la parole,pour mettre au jour les prsupposs implicites de tout modede connaissance qui traite les pratiques ou les uvres entant que faits symboliques qu'il s'agit de dchiffrer et, plusgnralement, en tant qu'uvres faites plutt qu'en tantque pratiques. Bien que l'on puisse invoquer l'existencedes langues mortes ou du mutisme tardif comme possibi-lit de perdre la parole tout en conservant la langue, bienque la faute de langue fasse apparatre la langue comme lanorme objective de la parole (s'il en tait autrement, toutefaute de langue modifierait la langue et il n'y aurait plusde faute de langue), la parole apparat comme la conditionde la langue, tant du point de vue individuel que du pointde vue collectif, du fait que la langue ne peut tre appr-hende en dehors de la parole, que l'apprentissage de lalangue se fait par la parole et que la parole est l'originedes innovations et des transformations de la langue. Maisles deux processus invoqus n'ont de priorit que chrono-logique, et lorsque l'on quitte le terrain de l'histoire indi-

    Esquisse a" une thorie de la pratique 245viduelle ou collective, comme fait l'hermneutique objec-tiviste, pour s'interroger sur les conditions logiques dudchiffrement, la relation s'inverse : la langue est la condi-tion d'intelligibilit de la parole en tant que mdiation qui,assurant l'identit des associations de sons et de conceptsopres par les locuteurs, garantit la comprhensionmutuelle. C'est dire que, dans l'ordre logique de l'intelli-gibilit, la parole est le produit de la langue16. Il s'ensuitque, parce qu'elle se construit du point de vue strictementintellectualiste qui est celui du dchiffrement, la linguis-tique saussurienne privilgie la structure des signes, c'est--dire les rapports qu'ils entretiennent entre eux, au dtri-ment de leurs fonctions pratiques qui ne se rduisentjamais, comme le suppose tacitement le structuralisme, des fonctions de communication ou de connaissance, lespratiques les plus strictement tournes en apparence versdes fonctions de communication pour la communication(fonction phatique) ou de communication pour la connais-sance, comme les ftes et les crmonies, les changesrituels ou, dans un tout autre domaine, la circulation d'in-formation, tant toujours orientes aussi, de faon plusou moins ouverte, vers des fonctions politiques et cono-miques.

    La construction saussurienne ne permet de constituer lesproprits structurales du message comme telles, c'est--dire comme systme, qu'en se donnant un metteur et unrcepteur impersonnels et interchangeables, c'est--direquelconques, et en faisant abstraction des proprits fonc-tionnelles que chaque message doit son utilisation dansune certaine interaction socialement structure. En fait, onsait de maintes faons que les interactions symboliques l'intrieur d'un groupe quelconque dpendent non seu-lement, comme le voit bien la psychologie socialel7, dela structure du groupe d'interaction dans lequel elless'accomplissent mais aussi des structures sociales danslesquelles se trouvent insrs les agents en interaction

  • 246 Esquisse d'une thorie de la pratique(e. g. la structure des rapports de classe) : ainsi, il est pro-bable qu'une mesure des changes symboliques qui per-mettrait de distinguer, avec Chapple et Coon18, ceux qui nefont qu'mettre (originale), ceux qui ne font que rpondreet ceux qui rpondent aux missions des premiers et met-tent l'intention des seconds, ferait apparatre, tant l'chelle d'une formation sociale dans son ensemble qu'l'intrieur d'un groupe circonstanciel, la dpendance dela structure des rapports de force symbolique l'gard dela structure des rapports de force politique. Le modlede la concurrence pure et parfaite est tout aussi irrel iciqu'ailleurs et le march des biens symboliques a aussi sesmonopoles et ses structures de domination.

    Bref, ds que l'on passe de la structure de la langue auxfonctions qu'elle remplit, c'est--dire aux usages qu'enfont rellement les agents, on aperoit que la seule connais-sance du code ne permet que trs imparfaitement de ma-triser les interactions linguistiques rellement effectues ;en effet, comme l'observe Luis Prieto, le sens d'un l-ment linguistique dpend au moins autant de facteursextra-linguistiques que de facteurs linguistiques, c'est--dire du contexte et de la situation dans lesquels il estemploy : tout se passe comme si, dans la classe des signi-fis qui correspondent abstraitement une phonie, lercepteur slectionnait celui qui lui parat compatibleavec les circonstances telles qu'il les peroit19. C'est direque la rception (et sans aucun doute aussi l'mission)dpend pour une grande part de la structure objective desrelations entre les positions objectives dans la structuresociale des agents en interaction (e. g. relations de concur-rence ou d'antagonisme objectif ou relations de pouvoir etd'autorit, etc.), structure qui commande la forme desinteractions observes dans une conjoncture particulire(e. g. la corrlation qui s'tablit, selon Moscovici, entrela quantit d'missions verbales et le rang sociomtrique).Ceux qui, linguistes ou anthropologues, font appel au

    Esquisse d'une thorie de la pratique 247 contexte ou la situation , pour corriger en quel-que sorte ce que le modle structuraliste leur parat avoird'irrel et d'abstrait, se laissent enfermer dans la logiquemme du modle thorique qu'ils tentent, ajuste raison,de dpasser. Ainsi, la mthode appele analyse situation-nelle (situational analysis)20, qui consiste observerles agents dans des situations sociales diffrentes afin dedterminer comment les individus sont capables d'op-rer des choix dans les limites d'une structure sociale spci-fique21 , reste enferme, semble-t-il, dans l'alternative dela rgle et de l'exception, que Leach (dont les tenantsde l' analyse situationnelle se rclament volontiers)exprime en toute clart : Je postule que des systmesstructuraux dans lesquels toutes les voies de l'actionsociale sont troitement institutionnalises sont impos-sibles. Dans tout systme viable, il doit exister un espaceo l'individu est libre de faire des choix de manire fairetourner le systme son avantage 22.

    En se laissant imposer l'alternative du modle et de lasituation, de la structure et des variations individuelles,autant de formes de l'opposition entre le modle et l'ex-cution, on se condamne prendre simplement le contre-pied de l'abstraction structuraliste qui absorbe les varia-tions, traites comme simples variantes, dans la structure :le souci d' intgrer (integrate) variations, exceptions etaccidents dans des descriptions des ralits et de montrer comment les individus dans une structure particulireaffrontent les choix auxquels ils sont confronts, commeles individus dans toutes les socits 23 conduit rgres-ser au stade pr-structuraliste de l'individu et de ses choix,et masquer le principe mme de l'erreur structuraliste 24.

    En effet, s'il n'est rien qui manifeste mieux l'insuffi-sance de la thorie de la pratique qui hante le structura-lisme linguistique (et aussi ethnologique) que son impuis-sance intgrer dans la thorie tout ce qui ressortit l'excution, comme dit Saussure, il reste que le principe

  • 248 Esquisse d'une thorie de la pratiquede cette impuissance rside dans l'incapacit de penserla parole et plus gnralement la pratique autrement quecomme excution25 : l'objectivisme construit une thoriede la pratique (en tant qu'excution) mais seulementcomme un sous-produit ngatif ou, si l'on peut dire, commeun dchet, immdiatement mis au rebut, de la constructiondes systmes de relations objectives. C'est ainsi que, vou-lant dlimiter l'intrieur des faits de langage le terrainde la langue et dgager un objet bien dfini , un objetqu'on puisse tudier sparment, de nature homo-gne , Saussure carte la partie physique de la commu-nication , c'est--dire la parole comme objet prconstruit,propre faire obstacle la construction de la langue, puisil isole l'intrieur du circuit de parole , ce qu'il nomme le ct excutif, c'est--dire la parole en tant qu'objetconstruit dfini par l'actualisation d'un certain sens dansune combinaison particulire de sons, qu'il limine enfinen invoquant que l'excution n'est jamais faite parla masse , mais toujours individuelle . Ainsi, le mmeconcept, celui de parole, se trouve ddoubl par la construc-tion thorique en un donn prconstruit et immdiatementobservable, celui-l mme contre lequel s'est effectuel'opration de construction thorique, et un objet construit,produit ngatif de l'opration qui constitue la langue entant que telle ou, mieux, qui produit les deux objets enproduisant la relation d'opposition dans laquelle et parlaquelle ils se trouvent dfinis. On n'aurait pas de peine montrer que la construction du concept de culture (au sensde l'anthropologie culturelle) ou de structure sociale (ausens de Radcliffe-Brown et de l'anthropologie sociale)implique aussi la construction d'une notion de conduitecomme excution qui vient doubler la notion premire deconduite comme simple comportement pris sa valeurfaciale. La confusion extrme des dbats sur les rapportsentre la culture (ou les structures sociales ) etla conduite a le plus souvent pour principe le fait que le

    Esquisse a" une thorie de la pratique 249sens construit de la conduite et la thorie de la pratiquequ'il implique mnent une sorte d'existence clandestinedans le discours des dfenseurs aussi bien que des adver-saires de l'anthropologie culturelle : en effet, les adver-saires les plus acharns de la notion de culture , commeRadcliffe-Brown, ne trouvent rien de mieux opposerqu'un ralisme naf au ralisme de l'intelligible qui fait dela culture une ralit transcendante, dote d'une exis-tence autonome et obissant, dans son histoire mme, ses lois internes 26. L'objectivisme se trouve protg contrela seule mise en question dcisive, celle qui s'adresserait sa thorie de la pratique, principe de toutes les aberrationsmtaphysiques sur le lieu de la culture , sur le moded'existence de la structure ou sur la finalit incons-ciente de l'histoire des systmes, sans parler de la tropfameuse conscience collective , par l'tat implicite ose trouve cette thorie 27.

    Bref, faute de construire la pratique autrement que demanire ngative, c'est--dire en tant qu'excution, l'ob-jectivisme est condamn soit laisser entire la questiondu principe de production des rgularits qu'il se contentealors d'enregistrer, soit rifier des abstractions, par unparalogisme consistant traiter les objets construits par lascience, qu'il s'agisse de la culture , des structures ,des classes sociales , des modes de production , etc.,comme des ralits autonomes, doues d'une efficacesociale, capables d'agir en tant que sujets responsablesd'actions historiques ou en tant que pouvoir capable decontraindre les pratiques. Si elle a au moins le mrited'carter les formes les plus grossires du ralisme desides, l'hypothse de l'inconscient tend en fait masquerles contradictions engendres par les incertitudes de lathorie de la pratique que l' anthropologie structurale accepte au moins par omission, quand elle ne permet pasde restaurer, sous la forme en apparence scularise d'unestructure structure sans principe structurant, les vieilles

  • 250 Esquisse d'une thorie de la pratiqueentlchies de la mtaphysique sociale. Lorsqu'on neveut pas aller jusqu' poser, avec Durkheim, qu'aucunedes rgles qui contraignent les sujets ne se retrouve toutentire dans les applications qui en sont faites par les par-ticuliers puisqu'elles peuvent mme tre sans tre actuel-lement appliques28 et jusqu' accorder ces rglesl'existence transcendante et permanente qu'il accorde toutes les ralits collectives, on ne peut chapper auxnavets les plus grossires du juridisme, qui tient lespratiques pour le produit de l'obissance des normes,qu'en jouant de la polysmie du mot rgle : employ leplus souvent au sens de norme sociale expressment poseet explicitement reconnue, comme la loi morale ou juri-dique, parfois au sens de modle thorique, constructionlabore par la science pour rendre raison des pratiques,ce mot s'emploie aussi, par exception, au sens de schme(ou de principe) immanent la pratique, qu'il faut direimplicite plutt qu'inconscient, pour signifier tout simple-ment qu'il se trouve l'tat pratique dans la pratique desagents et non dans leur conscience.

    Il suffit pour s'en convaincre de relire tel paragraphede la prface la deuxime dition des Structures lmen-taires de la parent consacr la distinction entre sys-tmes prfrentiels et systmes prescriptifs o l'onpeut supposer que les termes de norme, modle ou rglefont l'objet d'un usage particulirement contrl : Rci-proquement, un systme qui prconise le mariage avec lafille du frre de la mre peut tre appel prescriptif mmesi la rgle est rarement observe : il dit ce qu'il faut faire.La question de savoir jusqu' quel point et dans quelleproportion les membres d'une socit donne respectent lanorme est fort intressante, mais diffrente de celle de laplace qu'il convient de faire cette socit dans une typo-logie. Car il suffit d'admettre, conformment la vraisem-blance, que la conscience de la rgle inflchit tant soit peules choix dans le sens prescrit et que le pourcentage des

    Esquisse a" une thorie de la pratique 251mariages orthodoxes est suprieur celui qu'on relveraitsi les unions se faisaient au hasard, pour reconnatre, l'uvre dans cette socit, ce qu'on pourrait appeler unoprateur matrilatral, jouant le rle du pilote : certainesalliances s'engagent au moins dans la voie qu'il leur trace,et cela suffit pour imprimer une courbure spcifique l'espace gnalogique. Sans doute y aura-t-il un grandnombre de courbures locales et non une seule ; sans doute,ces courbures locales se rduiront le plus souvent desamorces, et elles ne formeront des cycles clos que dansdes cas rares et exceptionnels. Mais les bauches de struc-tures qui ressortiront et l suffiront pour faire du sys-tme une version probabiliste des systmes plus rigidesdont la notion est toute thorique, o les mariages seraientrigoureusement conformes la rgle qu'il plat au groupesocial d'noncer29. La tonalit dominante dans ce pas-sage comme dans toute la prface est celle de la normealors que L'Anthropologie structurale est crite dans lalangue du modle ou, si l'on prfre, de la structure ; nonque ce lexique soit ici tout fait absent, puisque la mta-phorique mathmatico-physique qui organise le passagecentral (oprateur, certaines alliances s'engagentdans la voie qu'on leur trace , courbure de l'espacegnalogique , structures ) vient voquer la logique dumodle thorique et l'quivalence, la fois professe etrpudie, du modle et de la norme : Un systme pr-frentiel est prescriptif quand on l'envisage au niveau dumodle, un systme prescriptif ne saurait tre que prf-rentiel quand on l'envisage au niveau de la ralit30. Mais, pour qui a en mmoire les textes de L'Anthropo-logie structurale sur les rapports entre langage et parent(e. g. Les "systmes de parent" comme les "systmesphonologiques" sont labors par l'esprit l'tage de lapense inconsciente31 ) et la nettet imprieuse aveclaquelle les normes culturelles et toutes les rationali-sations ou laborations secondaires produites par les

  • 252 Esquisse d'une thorie de la pratiqueT

    indignes taient cartes au profit des structures incons-cientes , sans parler des textes o s'affirmait l'universa-lit de la rgle originaire de l'exogamie, les concessionsfaites ici la conscience de la rgle et la distancemarque l'gard de ces systmes rigides dont la notionest toute thorique peuvent surprendre, comme cet autrepassage de la mme prface : II n'en reste pas moins quela ralit empirique des systmes dits prescriptifs ne prendson sens qu'en la rapportant un modle thorique la-bor par les indignes eux-mmes avant les ethno-logues 32 ; ou encore : Ceux qui les pratiquent saventbien que l'esprit de tels systmes ne se rduit pas la pro-position tautologique que chaque groupe obtient sesfemmes de "donneurs" et donne des filles des "pre-neurs". Ils sont aussi conscients que le mariage avec lacousine croise unilatrale offre l'illustration la plussimple de la rgle, la formule la mieux propre garantir saperptuation, tandis que le mariage avec la cousine croi-se patrilatrale la violerait sans recours33. On ne peuts'empcher d'voquer un texte o Wittgenstein rassemble,comme en se jouant, toutes les questions esquives parl'anthropologie structurale et, sans doute, plus gnrale-ment par tout intellectualisme, qui transfre la vritobjective tablie par la science dans une pratique excluantla posture propre rendre possible l'tablissement de cettevrit34: Qu'est-ce que je nomme "la rgle d'aprslaquelle il procde"? L'hypothse qui dcrit de faonsatisfaisante son usage des mots que nous observons ; oula rgle laquelle il se rfre au moment de se servir dessignes ; ou celle qu'il nous donne en rponse notre ques-tion quand nous lui demandons quelle est sa rgle ? - Maissi notre observation ne permet de reconnatre clairementaucune rgle, et que la question ne dtermine rien cetgard? Car ma question de savoir ce qu'il entend par"N", il m'a en effet donn une explication, mais il taitprt la reprendre et la modifier. - Comment devrais-je

    Esquisse d'une thorie de la pratique 253alors dterminer la rgle d'aprs laquelle il joue? Ill'ignore lui-mme. - Ou plus exactement : que pourraitbien signifier ici l'expression : "La rgle d'aprs laquelleil procde"?35 Faire de la rgularit, c'est--dire de cequi se produit avec une certaine frquence, statistiquementmesurable, le produit du rglement consciemment dictet consciemment respect (ce qui supposerait qu'on enexplique la gense et l'efficacit), ou de la rgulationinconsciente d'une mystrieuse mcanique crbrale et/ousociale, c'est glisser du modle de la ralit la ralit dumodle : Considrons la diffrence entre "le train a rgu-lirement deux minutes de retard" et "// est de rgle que letrain ait deux minutes de retard" : [...] dans ce dernier cason suggre que le fait que le train soit en retard de deuxminutes est conforme une politique ou un plan [...].Les rgles renvoient des plans et des politiques, et nonpas les rgularits [...]. Prtendre qu'il doit y avoir desrgles dans la langue naturelle, cela revient prtendreque les routes doivent tre rouges parce qu'elles corres-pondent des lignes rouges sur une carte36. Et Quinefournit le moyen d'expliciter la distinction enferme dansce texte : Imagine two Systems of English grammar : onean old-fashioned System that draws heavily on the Latingrammarians, and the other a streamlined formulation dueto Jespersen. Imagine that the two Systems are extensio-nally quivalent, in this sens : they dtermine, recursi-vely, the same infinit set of well-formed English sen-tences. In Denmark the boys in one school learn Englishby the one System, and those in another school learn it bythe other. In the end the boys ail sound alike. Both Systemsof rules/i'r the behaviour of ail the boys, but each Systemguides the behaviour of only half the boys. Both Systemsfit the behaviour also of ail us native speakers of English,this is what makes both Systems correct. But neither sys-tem guides us native speaker of English, no rules do,except for some intrusions of inessential schoolwork.

  • 254 Esquisse d'une thorie de la pratique My distinction between fitting and guiding is, you see,

    the obvious and flat-footed ones. Fitting is a matter of truedescription, guiding is a matter of cause and effect. Beha-viour fit s a rule whenever it confonns to it, whenever therule truly describes the behaviour. But the behaviour is notguided by the rule unless the behaver knows the rule andcan state it. The behaver observes the rule37.

    A partir de cette distinction, Quine discute la tendancede Chomsky admettre une position intermdiaire entrele simple ajustement (fitting) et la pleine direction (gui-dance) , c'est--dire une direction implicite (implicitguidance) lorsqu'il regarde le discours anglais commeen un sens dirig par des rgles (rule-guided), non seule-ment dans le cas des lves danois mais aussi dans notrepropre cas, lors mme que nous sommes incapables d'non-cer ces rgles . Et Quine conclut que l'on peut admettre la notion de conformit implicite ou inconsciente unergle, lorsqu'il s'agit seulement d'ajustement (fitting) .En fait, toutes les propositions du discours sociologiquedevraient tre prcdes d'un signe qui se lirait toutse passe comme si... et qui, fonctionnant la faon desquantificateurs de la logique, rappellerait continmentle statut pistmologique des concepts construits de lascience objective. Tout concourt en effet encouragerla rification des concepts, commencer par la logiquedu langage ordinaire, qui incline infrer la substance dusubstantif ou accorder aux concepts le pouvoir d'agirdans l'histoire comme agissent dans les phrases du dis-cours historique les mots qui les dsignent, c'est--dire entant que sujets historiques : comme le remarquait Wittgen-stein, il suffit de glisser de l'adverbe inconsciemment(j'ai inconsciemment mal aux dents) au substantif inconscient (ou un certain usage de l'adjectif incons-cient, comme dans j'ai un mal de dents inconscient)pour produire des prodiges de profondeur mtaphysique38.On voit de mme les effets thoriques (et politiques) que

    Esquisse d'une thorie de la pratique 255peut engendrer la personnification des collectifs (dansdes phrases comme la bourgeoisie pense que... ou laclasse ouvrire n'accepte pas que... ) qui conduit, aussisrement que les professions de foi durkheimiennes, pos-tuler l'existence d'une conscience collective de groupeou de classe : en portant au compte des groupes ou des ins-titutions des dispositions qui ne peuvent se constituer quedans les consciences individuelles, mme si elles sontle produit de conditions collectives, comme la prise deconscience des intrts de classe, on se dispense d'analy-ser ces conditions et, en particulier, celles qui dterminentle degr d'homognit objective et subjective du groupeconsidr et le degr de conscience de ses membres.

    Variante particulirement intressante des prcdents, leparalogisme qui est la racine du juridisme, cette sorted'artificialisme social, consiste placer implicitementdans la conscience des agents singuliers la connaissancethorique qui ne peut tre construite que contre cette exp-rience ou, en d'autres termes, confrer la valeur d'unedescription anthropologique au modle thorique construitpour rendre raison des pratiques. La thorie de l'actioncomme simple excution du modle (au double sens denorme et de construction scientifique) n'est qu'un exempleparmi d'autres de l'anthropologie imaginaire qu'engendrel'objectivisme lorsque, donnant, comme dit Marx, leschoses de la logique pour la logique des choses , il fait dusens objectif des pratiques ou des uvres la fin subjectivede l'action des producteurs de ces pratiques ou de cesuvres, avec son impossible homo economicus soumet-tant ses dcisions au calcul rationnel, ses acteurs excutantdes rles ou agissant conformment des modles ou seslocuteurs choisissant entre des phnomnes.

  • 256 Esquisse d'une thorie de la pratique

    Structures, habitus et pratiques

    Ainsi, l'objectivisme mthodique qui constitue unmoment ncessaire de toute recherche, au titre d'instru-ment de la rupture avec l'exprience premire et de laconstruction des relations objectives, exige son propredpassement. Pour chapper au ralisme de la structurequi hypostasie les systmes de relations objectives en lesconvertissant en totalits dj constitues en dehors del'histoire de l'individu et de l'histoire du groupe, il fautet il suffit d'aller de Yopus operatum au modus operandi,de la rgularit statistique ou de la structure algbriqueau principe de production de cet ordre observ et deconstruire la thorie de la pratique ou, plus exactement,du mode de gnration des pratiques, qui est la conditionde la construction d'une science exprimentale de ladialectique de l'intriorit et de l'extriorit, c'est--direde V intriorisation de V extriorit et de V extriorisationde l'intriorit : les structures qui sont constitutives d'untype particulier d'environnement (e. g. les conditions mat-rielles d'existence caractristiques d'une condition declasse) et qui peuvent tre saisies empiriquement sous laforme des rgularits associes un environnement socia-lement structur produisent des habitus, systmes de dis-positions39 durables, structures structures prdisposes fonctionner comme structures structurantes, c'est--dire entant que principe de gnration et de structuration de pra-tiques et de reprsentations qui peuvent tre objectivement rgles et rgulires sans tre en rien le produit del'obissance des rgles, objectivement adaptes leur butsans supposer la vise consciente des fins et la matriseexpresse des oprations ncessaires pour les atteindreet, tant tout cela, collectivement orchestres sans tre leproduit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.

    Esquisse d'une thorie de la pratique 257Lors mme qu'elles apparaissent comme dtermines

    par le futur, c'est--dire par les fins explicites et explicite-ment poses d'un projet ou d'un plan, les pratiques queproduit l'habitus en tant que principe gnrateur de strat-gies permettant de faire face des situations imprvues etsans cesse renouveles sont dtermines par l'anticipationimplicite de leurs consquences, c'est--dire par les condi-tions passes de la production de leur principe de produc-tion, en sorte qu'elles tendent toujours reproduire lesstructures objectives dont elles sont en dernire analyse leproduit. Ainsi, par exemple, dans l'interaction entre deuxagents ou groupes d'agents dots des mmes habitus (soitA et B), tout se passe comme si les actions de chacund'eux (soit al pour A) s'organisaient par rapport auxractions qu'elles appellent de la part de tout agent dotdu mme habitus (soit bl, raction de B al) en sortequ'elles impliquent objectivement l'anticipation de laraction que ces ractions appellent leur tour (soit a2,raction bl). Mais rien ne serait plus naf que de sous-crire la description tlologique selon laquelle chaqueaction (soit al) aurait pour fin de rendre possible la rac-tion la raction qu'elle suscite (soit a2 raction bl).L'habitus est au principe d'enchanement de coups quisont objectivement organiss comme des stratgies sanstre aucunement le produit d'une vritable intention strat-gique (ce oui supposerait par exemple Qu'ils soient appr-hends comme une stratgie parmi d'autres possibles).

    S'il n'est aucunement exclu que les rponses de l'habi-tus s'accompagnent d'un calcul stratgique tendant ra-liser sur le mode quasi conscient l'opration que l'habitusralise sur un autre mode, savoir une estimation deschances supposant la transformation de l'effet pass enavenir escompt, il reste qu'elles se dfinissent d'abordpar rapport un champ de potentialits objectives, imm-diatement inscrites dans le prsent, choses faire ou nepas faire, dire ou ne pas dire, par rapport un venir

  • 258 Esquisse d'une thorie de la pratiquequi, l'oppos du futur comme possibilit absolue(absolute Mglichkeit), au sens de Hegel, projete par leprojet pur d'une libert ngative , se propose avec uneurgence et une prtention exister excluant la dlib-ration. Les stimulations symboliques, c'est--dire conven-tionnelles et conditionnelles, qui n'agissent que souscondition de rencontrer des agents conditionns les per-cevoir, tendent s'imposer de manire inconditionnelle etncessaire lorsque l'inculcation de l'arbitraire abolit l'ar-bitraire de l'inculcation et des significations inculques :le monde d'urgences, de fins dj ralises, d'objets dotsd'un caractre tlologique permanent , selon l'expres-sion de Husserl, comme les outils, de marches suivre, decheminements tout tracs, de valeurs faites choses, qui estcelui de la pratique ne peut accorder qu'une libert condi-tionnelle liberet si liceret , assez semblable celle del'aiguille aimante qui, comme l'imagine Leibniz, pren-drait plaisir se tourner vers le nord. Si l'on observe rgu-lirement une corrlation trs troite entre les probabilitsobjectives scientifiquement construites (e. g. les chancesd'accs l'enseignement suprieur ou au muse, etc.) etles aspirations subjectives (les motivations ), ce n'estpas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations une valuation exacte de leurs chances de russite, lafaon d'un joueur qui rglerait son jeu en fonction d'uneinformation parfaite sur ses chances de gain, comme onle suppose implicitement lorsque, oubliant le tout sepasse comme si , on fait comme si la thorie des jeux oule calcul des probabilits, l'un et l'autre construits contreles dispositions spontanes, constituaient des descriptionsanthropologiques de la pratique. Renversant complte-ment la tendance de l'objectivisme, on peut au contrairerechercher dans les rgles de la construction scientifiquedes probabilits ou des stratgies non point un modleanthropologique de la pratique, mais la description nga-tive des rgles implicites de la statistique spontane

    Esquisse d! une thorie de la pratique 259qu'elles enferment ncessairement parce qu'elles seconstruisent explicitement contre ces rgles implicites(e. g. la propension privilgier les premires exprien-ces). A la diffrence de l'estimation des probabilits quela science construit mthodiquement, sur la base d'exp-riences contrles, partir de donnes tablies selon desrgles prcises, l'valuation subjective des chances derussite d'une action dtermine dans une situation dter-mine fait intervenir tout un corps de sagesse semi-forma-lis, dictons, lieux communs, prceptes thiques ( cen'est pas pour nous ) et, plus profondment, les principesinconscients de Vethos, disposition gnrale et transpo-sable qui, tant le produit de tout un apprentissage dominpar un type dtermin de rgularits objectives, dtermineles conduites raisonnables ou draisonnables (les folies ) pour tout agent soumis ces rgularits40.A peine connaissons-nous l'impossibilit de satisfaireau dsir, disait Hume dans le Trait de l'humaine nature,que le dsir, lui-mme s'vanouit41. Et Marx, dans lesManuscrits de 1844 : Quel que je sois, si je n'ai pasd'argent pour voyager, je n'ai pas de besoin - au sens debesoin rel de voyager - susceptible d'tre satisfait. Quelque je sois, si j 'ai la vocation des tudes mais pointd'argent pour m'y adonner, je n'ai pas la vocation destudes, c'est--dire une vocation effective, vritable. Lespratiques peuvent se trouver objectivement ajustes auxchances objectives - tout se passant comme si la probabi-lit a posteriori ou expost d'un vnement, qui est connue partir de l'exprience passe, commandait la probabilita priori, ou ex ante, qui lui est subjectivement accorde -,sans que les agents procdent au moindre calcul et mme une estimation, plus ou moins consciente, des chances derussite. Du fait que les dispositions durablement incul-ques par les conditions objectives (que la science appr-hende travers des rgularits statistiques comme lesprobabilits objectivement attaches un groupe ou une

  • 260 Esquisse d'une thorie de la pratiqueclasse) engendrent des aspirations et des pratiques objecti-vement compatibles avec ces conditions objectives eten quelque sorte pradaptes leurs exigences objectives,les vnements les plus improbables se trouvent exclus,soit avant tout examen, au titre d'impensable, soit au prixde la double ngation qui incite faire de ncessit vertu,c'est--dire refuser le refus et aimer l'invitable. Lesconditions mmes de production de Yethos, ncessit faitevertu, font que les anticipations qu'il engendre tendent ignorer la restriction laquelle est subordonne la validitde tout calcul des probabilits, savoir que les conditionsde l'exprience n'aient pas t modifies : la diffrencedes estimations savantes qui se corrigent aprs chaqueexprience selon des rgles rigoureuses de calcul, lesestimations pratiques confrent un poids dmesur auxpremires expriences, dans la mesure o ce sont les struc-tures caractristiques d'un type dtermin de conditionsd'existence qui, travers la ncessit conomique etsociale qu'elles font peser sur l'univers relativement auto-nome des relations familiales ou mieux au travers desmanifestations proprement familiales de cette ncessitexterne (e. g. interdits, soucis, leons de morale, conflits,gots, etc.), produisent les structures de l'habitus qui sont leur tour au principe de la perception et de l'apprciationde toute exprience ultrieure. Ainsi, en raison de l'effetd'hystrsis qui est ncessairement impliqu dans lalogique de la constitution des habitus, les pratiques s'ex-posent toujours recevoir des sanctions ngatives, doncun renforcement secondaire ngatif, lorsque l'environ-nement auquel elles s'affrontent rellement est trop loi-gn de celui auquel elles sont objectivement ajustes. Oncomprend dans la mme logique que les conflits de gn-ration opposent non point des classes d'ge spares pardes proprits de nature, mais des habitus qui sont pro-duits selon des modes de gnration diffrents, c'est--dire par des conditions d'existence qui, en imposant des

    Esquisse d'une thorie de la pratique 261dfinitions diffrentes de l'impossible, du possible, duprobable et du certain, donnent prouver aux uns commenaturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirationsque les autres ressentent comme impensables ou scanda-leuses et inversement.

    C'est dire qu'il faut abandonner toutes les thories quitiennent explicitement ou implicitement la pratique pourune raction mcanique, directement dtermine par lesconditions antcdentes et entirement rductible au fonc-tionnement mcanique de montages prtablis, modles , normes ou rles , qu'on devrait d'ailleurs supposeren nombre infini, comme les configurations fortuites destimuli capables de les dclencher du dehors, se vouantainsi l'entreprise grandiose et dsespre de cet ethno-logue qui, arm d'un beau courage positiviste, enregistre480 units lmentaires de comportement, en vingt minutesd'observation de l'activit de sa femme dans sa cuisine 42.Mais le refus des thories mcanistes n'implique aucune-ment que, selon l'alternative oblige de l'objectivismeet du subjectivisme, on accorde un libre arbitre crateurle pouvoir libre et arbitraire de constituer dans l'instantle sens de la situation en projetant les fins visant le trans-former ni que l'on rduise les intentions objectives etles significations constitues des actions et des uvreshumaines aux intentions conscientes et dlibres de leursauteurs. La pratique est la fois ncessaire et relativementautonome par rapport la situation considre dans sonimmdiatet ponctuelle parce qu'elle est le produit dela relation dialectique entre une situation et un habitus,entendu comme un systme de dispositions durables ettransposables qui, intgrant toutes les expriences passes,fonctionne chaque moment comme une matrice de per-ceptions, d'apprciations et d'actions, et rend possiblel'accomplissement de tches infiniment diffrencies,grce aux transferts analogiques de schmes permettantde rsoudre les problmes de mme forme et grce aux

  • 262 Esquisse d'une thorie de la pratiquecorrections incessantes des rsultats obtenus, dialectique-ment produites par ces rsultats.

    Ce que l'on appelle communment mtaphore n'estqu'un produit parmi d'autres de ces transferts de schmesqui engendrent des significations nouvelles par l'applica-tion de nouveaux terrains de schmes pratiques de per-ception et d'action : la magie, qui ne cesse d'appliquer auxrelations avec le monde naturel des schmes convenantaux relations entre les hommes, opre sans cesse de telstransferts, transportant les mmes schmes classificatoiresd'une classe de choses (par exemple le corps humain) une autre (la maison ou le monde naturel). Un esprit par-faitement structur se trouve ainsi enferm dans un cerclede mtaphores se refltant mutuellement l'infini : l'illu-sion de l'objectivit qui rsulte de la congruence parfaitedes constructions produites par l'application des mmescatgories est renforce, tout comme la croyance corr-lative, par le fait que l'univers objectif qui se trouve ainsiconstitu comporte des objets (instruments, btiments,monuments, etc.) qui sont le produit d'oprations rellesd'objectivation opres travers des catgories identiques celles selon lesquelles ils sont apprhends. L'incorpora-tion de l'objectivit est ainsi insparablement intriori-sation des schmes collectifs et intgration au groupe,puisque ce qui est intrioris est le produit de l'extrio-risation d'une subjectivit semblablement structure. Lacontinuit entre les gnrations s'tablit pratiquement autravers de la dialectique de l'extriorisation de l'intrioritet de l'intriorisation de l'extriorit, qui est, pour unepart, le produit de l'objectivation de l'intriorit des gn-rations passes 43.

    Principe gnrateur durablement mont d'improvisa-tions rgles (principium importons ordinem ad actum,comme dit le scolastique), l'habitus produit des pratiquesqui, dans la mesure o elles tendent reproduire les rgu-larits immanentes aux conditions objectives de la produc-

    Esquisse d'une thorie de la pratique 263tion de leur principe gnrateur, mais en s'ajustant auxexigences inscrites au titre de potentialits objectives dansla situation directement affronte, ne se laissent directe-ment dduire ni des conditions objectives, ponctuellementdfinies comme somme de stimuli, qui peuvent paratreles avoir directement dclenches, ni des conditions quiont produit le principe durable de leur production : on nepeut donc rendre raison de ces pratiques qu' conditionde mettre en rapport la structure objective dfinissant lesconditions sociales de production de l'habitus qui les aengendres avec les conditions de la mise en uvre de cethabitus, c'est--dire avec la conjoncture qui, sauf transfor-mation radicale, reprsente un tat particulier de cettestructure. Si l'habitus peut fonctionner comme un opra-teur qui effectue pratiquement la mise en relation de cesdeux systmes de relations dans et par la production de lapratique, c'est qu'il est histoire faite nature, c'est--direnie en tant que telle parce que ralise dans une secondenature ; l' inconscient n'est jamais en effet que l'oublide l'histoire que l'histoire elle-mme produit en incor-porant les structures objectives qu'elle produit dans cesquasi-natures que sont les habitus : [...] En chacun denous, suivant des proportions variables, il y a de l'hommed'hier; c'est mme l'homme d'hier qui, par la force deschoses, est prdominant en nous, puisque le prsent n'estque bien peu de chose compar ce long pass au coursduquel nous nous sommes forms et d'o nous rsultons.Seulement, cet homme du pass, nous ne le sentons pas,parce qu'il est invtr en nous ; il forme la partie incons-ciente de nous-mmes. Par suite, on est port n'en pastenir compte, non plus que de ses exigences lgitimes.Au contraire, les acquisitions les plus rcentes de la civi-lisation, nous en avons un vif sentiment parce qu'tantrcentes elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiserdans l'inconscient44. L'amnsie de la gense, qui est undes effets paradoxaux de l'histoire, est aussi encourage

  • 264 Esquisse d'une thorie de la pratique(sinon implique) par l'apprhension objectiviste qui,saisissant le produit de l'histoire comme opus operatum etse plaant en quelque sorte devant le fait accompli, ne peutqu'invoquer les mystres de l'harmonie prtablie ou lesprodiges de la concertation consciente pour rendre comptede ce qui, apprhend dans la pure synchronie, apparatcomme sens objectif, qu'il s'agisse de la cohrence interned'uvres ou d'institutions telles que mythes, rites ou corpusjuridiques, ou de la concertation objective que manifestentet que prsupposent la fois (dans la mesure o ellesimpliquent la communaut des rpertoires) les pratiques,concordantes ou mme conflictuelles, des membres dumme groupe ou de la mme classe. En fait, les para-logismes de l'objectivisme sont la consquence du dfautde toute analyse du double processus d'intriorisation etd'extriorisation ou, plus prcisment, de la productiond'habitus objectivement concerts, donc aptes et inclins produire des pratiques et des uvres elles-mmes objec-tivement concertes.

    Du fait que l'identit des conditions d'existence tend produire des systmes de dispositions semblables (aumoins partiellement), l'homognit (relative) des habitusqui en rsulte est au principe d'une harmonisation objec-tive des pratiques et des uvres propres leur confrerla rgularit en mme temps que V objectivit qui dfi-nissent leur rationalit spcifique et qui leur valentd'tre vcues comme videntes ou allant de soi, c'est--dire comme immdiatement intelligibles et prvisibles,par tous les agents dots de la matrise pratique du sys-tme des schmes d'action et d'interprtation objective-ment impliqus dans leur effectuation et par ceux-l seule-ment (c'est--dire par tous les membres du mme groupeou de la mme classe, produits de conditions objectivesidentiques qui sont voues exercer simultanment unejfet d'universalisation et de particularisation dans lamesure o elles n'homognisent les membres d'un groupe

    Esquisse d'une thorie de la pratique 265qu'en les distinguant de tous les autres). Aussi longtempsque l'on ignore le vritable principe de cette orchestrationsans chef d'orchestre qui confre rgularit, unit et sys-tmaticit aux pratiques d'un groupe ou d'une classe, celaen l'absence mme de toute organisation spontane ouimpose des projets individuels, on se condamne l'artifi-cialisme naf qui ne reconnat d'autre principe unificateurde l'action ordinaire ou extraordinaire d'un groupe oud'une classe que la concertation consciente et mdit