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1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l’ ars notoria L’objet du présent chapitre consiste principalement à montrer que la multiplication des textes s’inscrivant dans la tradition de l’ ars notoria mise en évidence en première partie est pour une large part due au caractère peu pratique de la version la plus ancienne, à savoir la version A. Selon toute vraisemblance, il est en effet assez vite apparu à certains de ses lecteurs assidus et aux clercs qui l’ont copiée qu’il y avait une nécessité impérieuse à mieux formuler la procédure à suivre ― c’est en particulier l’objet des gloses du XIVe siècle ― ou alors à la simplifier et à en alléger de manière conséquente les exigences ― ce sont les principes fondateurs des versions « abrégées » et pour commencer de l’Ars nova ― pour que la mise en pratique devienne, si ce n’est possible, du moins attrayante. La barre ayant été d’emblée placée très haut, c’est soit par le biais d’un long commentaire, soit par le moyen d’un élagage drastique que l’ars notoria a réussi à ne pas se scléroser et à rester du domaine de la simple curiosité, et qu’elle est parvenue au fil du temps à assurer les conditions de son succès et à s’imposer comme l’une des principales traditions de magie rituelle de l’Occident médiéval. Pour bien comprendre cette logique, il faut en premier lieu mener une étude de la structure de la version A et de son fonctionnement afin de bien mesurer la difficulté qu’il y avait à l’exploiter sur le terrain de la pratique. Cette étape descr iptive, que nous renouvellerons pour chacune des branches de la tradition manuscrite, peut paraître quelque peu aride, mais elle constitue un préalable dont on ne peut faire l’économie, sous peine d’enlever toute substance à la démonstration et de ne pouvo ir en définitive mettre en évidence la spécificité de l’ars notoria dans le champ des pratiques de magie rituelle médiévales. Décrire les rituels prescrits par chacune des versions de l’ ars notoria nécessite que l’on prenne tout d’abord en compte la façon dont les règles et les principes en sont formulés. Or, dans ce domaine, comme nous allons pouvoir nous en rendre compte, la clarté n’est pas toujours au rendez-vous, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne la version A.

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1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l’ars

notoria

L’objet du présent chapitre consiste principalement à montrer que la multiplication

des textes s’inscrivant dans la tradition de l’ars notoria mise en évidence en première

partie est pour une large part due au caractère peu pratique de la version la plus ancienne,

à savoir la version A. Selon toute vraisemblance, il est en effet assez vite apparu à certains

de ses lecteurs assidus et aux clercs qui l’ont copiée qu’il y avait une nécessité impérieuse

à mieux formuler la procédure à suivre ― c’est en particulier l’objet des gloses du XIVe

siècle ― ou alors à la simplifier et à en alléger de manière conséquente les exigences ―

ce sont les principes fondateurs des versions « abrégées » et pour commencer de l’Ars

nova ― pour que la mise en pratique devienne, si ce n’est possible, du moins attrayante.

La barre ayant été d’emblée placée très haut, c’est soit par le biais d’un long commentaire,

soit par le moyen d’un élagage drastique que l’ars notoria a réussi à ne pas se scléroser et

à rester du domaine de la simple curiosité, et qu’elle est parvenue au fil du temps à assurer

les conditions de son succès et à s’imposer comme l’une des principales traditions de

magie rituelle de l’Occident médiéval.

Pour bien comprendre cette logique, il faut en premier lieu mener une étude de la

structure de la version A et de son fonctionnement afin de bien mesurer la difficulté qu’il

y avait à l’exploiter sur le terrain de la pratique. Cette étape descriptive, que nous

renouvellerons pour chacune des branches de la tradition manuscrite, peut paraître quelque

peu aride, mais elle constitue un préalable dont on ne peut faire l’économie, sous peine

d’enlever toute substance à la démonstration et de ne pouvoir en définitive mettre en

évidence la spécificité de l’ars notoria dans le champ des pratiques de magie rituelle

médiévales.

Décrire les rituels prescrits par chacune des versions de l’ars notoria nécessite que

l’on prenne tout d’abord en compte la façon dont les règles et les principes en sont

formulés. Or, dans ce domaine, comme nous allons pouvoir nous en rendre compte, la

clarté n’est pas toujours au rendez-vous, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne la

version A.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 352

1.1. Le rituel dans la version A

1.1.1. Structure du texte et principes généraux d’exposition

L’ordonnancement du rituel proposé par la version A est relativement simple dès

lors que l’on reste au stade des généralités. Il épouse la structure d’ensemble du traité, une

structure dont nous avons donné plus haut les linéaments quand il s’agissait, pour des

raisons de méthodologie, de fixer la « norme » textuelle de l’ars notoria1, mais sur

laquelle nous devons désormais revenir plus en détail.

La première partie des Flores aurei, du chapitre 1 au chapitre 66, a pour fonction

principale de développer, par la récitation de prières latines, de listes de noms angéliques

et de mots inconnus appelés verba, les facultés intellectuelles du dévot, ainsi que les

qualités nécessaires à sa réussite scolaire. Les premières oraisons (§ 7, 10, 11) sont ainsi

destinées à développer l’éloquence (facundia)2. Elles font partie d’un groupe d’oraisons

qualifiées de « triomphales », qui sert d’introduction au traité et prépare l’esprit du

praticien à recevoir la maîtrise des arts libéraux3. D’autres invocations du même groupe (§

16, 24, 25), dont on ne peut du reste, faute d’informations claires, fixer avec précision les

limites, ont une vertu propédeutique similaire. Leur fonction est d’accroître l’intelligence

et la mémoire tout en assurant que cet accroissement perdure dans le temps4, mais aussi de

maintenir le niveau d’éloquence exceptionnel préalablement obtenu (§ 22)5. Par la suite,

les diverses prières latines proposées implorent toujours que le développement des

principales facultés intellectuelles de l’homme soit gracieusement accordé par Dieu et ses

milices célestes6. Toute cette partie introductive établit, si l’on suit nos traités, les

1 Cf. supra, Ière partie, ch. 2.1.1.

2 Éd. Ars notoria, version A, § 5 : « Est enim tanta quorundam efficacia uerborum, ut cum ipsa

legeris, tibi facunditatem ex improuiso et subitanee ita adaugeant, quasi si de elingui eloquens fueris effectus

[…]. » ; § 14 : « Quicumque hec determinato tempore et instituto protulerit, sciat se omni occasione remota

illo mense toto facundiam in omnibus proferendis multo maiorem solito mirabiliter et inextimabiliter

adipisci. » 3 Ibid., § 14 : « Sunt etiam quedam figure siue orationes quas Salomon Helim Caldaice, id est

triumphales artium liberalium subitaneasque precellentes uirtutum efficacias appellauit, et sunt ad artis

notorie introductionem speciale mandatum. » 4 Ibid., § 15 : « […] necnon in humane mentis uirtutes quatuor, intelligentiam, memoriam,

facundiam et istorum trium stabilitatem quam maximam dominari dicimus et cognouimus. » ; § 17 :

« Sacramentale enim misterium est, non expresso sermone uerborum audiuit Deus orationem tuam et ut tibi

intelligentia, memoria, facundia et horum trium stabilitas augeatur diebus Lune determinatis […]. » 5 Ibid., § 21 : « Inter illas tamen orationes excellens est quedam quam rex Salomon reginam lingue

idcirco appellari uoluit, quia quondam secreto integumento impedimentum lingue auferat et mirabilem

eloquentie tribuat facultatem […]. » 6 Ibid., § 36 : « Memoria irreprehensibilis, etc. » ; § 47 : « Confirma […] rationem, intellectum,

memoriam meam […]. » ; § 51 : « Deus omnium […] sana intellectum meum […]. » ; § 53 : « Veritas […]

et intellectum meum confirma […]. » ; § 62 : « Hec enim est oratio simplex facundie quam Salomon et

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« principes généraux » de l’ars notoria, dans le sens où cette phase « générale » consacrée

à l’épanouissement intellectuel prépare l’acquisition « particulière » des divers arts

libéraux et autres « sciences »7. Elle se termine avec le court chapitre 66, qui annonce « la

fin des préceptes généraux, qui ont été donnés pour acquérir mémoire, intelligence et

éloquence »8.

La seconde partie des Flores aurei, qui s’étend des chapitres 67 à 109, est celle qui

expose les « préceptes spéciaux », autrement dit qui passe en revue les différentes

disciplines que l’ars notoria permet d’acquérir, au premier rang desquelles se trouvent les

arts libéraux. S’opère, avant que l’on entre dans le vif du sujet, une forme de transition par

le biais de l’oraison Semot, Lamen (= § 69), qui sert aussi bien à acquérir les « préceptes

généraux » que les « préceptes spéciaux »9. Ensuite, une série de chapitres détaille les

prescriptions rituelles à respecter pour acquérir les différentes disciplines prises une à une,

et insiste assez lourdement sur tout ce qui a trait à l’examen des figures. Ainsi, après un

bref détour par les arts « adultérins » (i.e. les arts magiques et divinatoires), sont

longuement passés en revue les arts du trivium (jusqu’au § 84), puis, beaucoup plus

rapidement, ceux du quadrivium, auxquels sont joints la philosophie et la théologie. Suit

toute une série d’oraisons nécessaires à la bonne marche des opérations (§ 90 à 101), avant

que l’on revienne pour finir au cas particulier de la théologie (§ 102 à 109).

Les Flores aurei établissent donc, on le voit, une architecture générale de la

procédure qu’il est aisé de suivre et qui apparaît en elle-même suffisante pour obtenir les

résultats escomptés. Le chapitre 109 ne met toutefois pas un point final au traité, puisqu’il

est immédiatement suivi de l’Ars nova. Le chapitre 126 spécifie que les dix oraisons qui

constituent cette strate textuelle peuvent être récitées avant l’inspection des figures, voire

même avant que l’on commence à réciter les oraisons « générales » et « spéciales » des

Flores aurei10

. Enfin, à la suite de l’Ars nova apparaissent des oraisons à proférer au

posteri eius in istis periti Lengemath, id est renouationem uel expedimentum linguarum, appellauerunt. » ; §

64 : « Omnipotens sempiterne Deus […] qui per omnipotentiam maiestatis tue nobis facultatem loquendi

concessisti […] facunditatem michi tribuas, et intellectus tui memoriam perseuerantiamque concedas […]. » 7 Ibid., § 58 : « Datis ergo preceptis generalibus de omnium artium conditione necessarium arbitrati

sumus de singularibus preceptis singularium artium aliquid diffinire. » 8 Ibid., § 66 : « Iste est finis generalium preceptorum que data sunt ad memoriam, intelligentiam et

facundiam adipiscendam. » 9 Ibid., § 70 : « Ista, inquid rex Salomon, est orationum oratio et experimentum speciale, quo omnia

siue singularia siue generalia plene, perfecte, efficaciter audiantur et cognoscantur et memoriter teneantur

[…]. » 10

Ibid., § 126 : « Hoc opusculum […] quod ante omnia huius artis capitula siue ante notas

proferendum est […]. »

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moment de l’inspection des figures et de paragraphes précisant la procédure à suivre pour

examiner les note, ultime étape de la mise en pratique.

Cette architecture du modus operandi, qui suit globalement un ordre gradué sur

lequel se calque les temps forts du rituel prescrit par la version A, apparaît donc à

première vue comme relativement cohérente : il s’agit dans un premier temps de

développer, à l’aide d’oraisons spécifiques, les facultés intellectuelles du dévot afin qu’il

soit apte, dans un second temps, à recevoir la maîtrise absolue de la discipline qui lui sied,

par la récitation de prières et par l’inspection de figures vouées à cet effet. Toutefois, dès

qu’on regarde de plus près, les choses sont beaucoup moins claires.

1.1.2. Incohérences et opacités

À un niveau d’analyse plus fin, on constate en effet que l’exposition du rituel est

rendue opaque par plusieurs défauts de mise en forme.

1. Premièrement, l’unité du traité et la logique de la procédure à suivre

n’apparaissent vraiment que lorsque l’on fait abstraction de l’Ars nova. Dans ce cas de

figure seulement, la marche du rituel se divise, conformément à ce que nous venons de

voir, en deux séquences distinctes : la première consacrée à la récitation des oraisons

« générales », qui permettent l’accroissement des facultés intellectuelles ; la seconde, dont

l’aboutissement est l’inspectio des figures, consacrée à la récitation d’oraisons dédiées à la

discipline que l’on a décidé d’acquérir. En revanche, si l’on réintègre l’Ars nova dans

l’économie générale du rituel, la logique d’ensemble des opérations se brouille.

L’Ars nova constitue en effet à bien des égards un corps étranger. Constituée de

dix oraisons (pour l’essentiel des longues prières latines, § 115 à 125), elle professe

d’emblée son indépendance par rapport aux Flores aurei, puisqu’il est possible de

l’utiliser sans ces derniers et sans se soucier d’aucun impératif temporel pour arriver à un

résultat en tout point identique11

. Ce n’est en fait que dans le but de la rattacher coûte que

coûte au modus operandi prescrit par les Flores aurei que le chapitre 126 spécifie que les

oraisons qui la constituent peuvent aussi être récitées avant l’« inspection » des note et des

figure. Fonctionnant à la manière d’un court-circuit, l’Ars nova est donc une première

11

Ibid., § 111 : « Orationes enim iste ante omnes specialiter et ante omnes generaliter dici possunt

et debent. Etiam si absque aliis capitulis de ipsa arte prefata operari uolueris, ipsis orationibus dictis tempore

et ordine poteris in qualibet artium magnam habere scientiam. In ipsis orationibus neque dies neque tempora

neque Luna obseruanda sunt […]. »

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tentative de simplification du rituel tel qu’il était formulé à l’origine dans les seuls Flores

aurei, que l’on a choisi, avant que n’apparaissent nos premiers témoins manuscrits (Y1 et

E1, vers 1225), d’insérer malgré tout au cœur de ces dernières, en réalisant un montage

assez grossier12

. Sa présence dans nos manuscrits les plus anciens prouve en tout cas que

l’on a eu conscience, dès la fin du XIIe siècle et/ou les premières décennies du XIIIe

siècle, du caractère globalement inopérant de la strate textuelle primitive (i.e. les Flores

aurei), sans que l’on ait toutefois pu se résoudre à la disqualifier définitivement, dans la

mesure où elle était le pilier de l’ensemble de la tradition textuelle.

2. Deuxièmement, la progression graduée des opérations, qui veut que l’on aille du

général au particulier, soit de la préparation intellectuelle du dévot à l’acquisition des

connaissances, est d’autant plus difficile à percevoir dans le détail que la présence de ce

qui apparaît comme autant d’apartés la met constamment à mal. En effet, à la marge de la

procédure générale précédemment décrite, certaines oraisons se voient dotées d’une

efficacité qui ne s’inscrit plus directement dans le strict plan d’une acquisition des savoirs

scolaires. L’oraison Ancor, Anacor (= § 29), bien que présente au cœur des oraisons

« générales », permet par exemple à tout un chacun, comme nous l’enseigne le chapitre

28, de connaître le sort d’un malade, autrement dit de savoir si celui-ci va, au terme de sa

maladie, vivre ou mourir13

. Récitée en secret avant que l’on ne procède à l’interrogatoire

de l’individu mal en point (= § 30a et 30b), elle est en ces circonstances gratifiée d’une

vertu divinatoire qui dénote dans une première partie des Flores aurei caractérisée, à un

niveau plus large, par sa fonction propédeutique. Une oraison « générale » peut donc avoir

dans certains cas une vertu « spéciale ». On peut aussi citer le cas des oraisons Lamen,

Ragaa (= § 34) et Memoria irreprehensibilis (= § 36), qui peuvent être récitées de manière

très opportuniste pour faire face à un péril imminent, qu’il s’agisse d’un incendie, d’une

bête dangereuse, ou de tout autre danger susceptible de subvenir sur Terre14

. Quant à

l’oraison Gemot, Geel (= § 62), accompagnée de la prière latine Omnipotens sempiterne

Deus (= § 64), elle a bien pour fonction « générale », comme certaines des oraisons qui la

précèdent (par exemple le § 22), d’aider au développement de l’éloquence. Mais, en cas de

circonstances exceptionnelles, pour régler quelque affaire d’importance ou pour se tirer

12

Signe de cette agrégation maladroite aux Flores aurei, les oraisons de l’Ars nova, qui ont pour

principal vertu de gonfler les facultés intellectuelles, sont insérées au cœur des precepta speciales des Flores

aurei. Cf. par exemple, § 116 : « Oratio secunda pro intellectu », etc. 13

Éd. Ars notoria, version A, § 28 : « [rubr.] Oratio ad cognoscendas multimodas infirmitates : Si

enim uolueris habere cognitionem de alicuius egritudine utrum ad uitam uel ad mortem sit, si iacuerit

languens, assiste coram eo et dic secrete : [§ 29]. »

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d’un mauvais pas, on peut, si on la connaît par cœur, la réciter dans le feu de l’action et se

voir dans l’instant doté d’une prodigieuse et salvatrice faconde15

.

Notons encore que certaines des oraisons « générales », vouées en principe au seul

accroissement des facultés cognitives, ont le cas échéant une efficacité plus proprement

orientée vers l’acquisition d’une discipline particulière, ce qui est quelque peu

contradictoire avec la structure générale du traité (et par conséquent du rituel) telle que

nous l’avons décrite précédemment. On peut prendre l’exemple du groupe d’oraisons

introduit par Hely, Lehem (= § 43 à 55), autrement appelé « signe de la Grâce de Dieu »,

qui, tout en conservant son efficacité « générale »16

, est particulièrement utile à

l’acquisition de la théologie17

. Il n’est question ensuite du cas spécifique de la théologie

qu’à partir du chapitre 85, où deux des figures attachées à cette discipline sont évoquées.

Cette forme d’anticipation rend pour le moins difficile la compréhension de toutes les

articulations du modus operandi.

3. Troisièmement, à une échelle plus fine encore que dans les deux points

précédents, la cohérence et par là même la clarté du traité sont mises à mal par la

multiplication en son sein des niveaux de discours et par le passage incessant, si ce n’est

anarchique, de l’un à l’autre. Cette mise en forme erratique, qu’illustre assez bien le cas de

la théologie évoqué ci-dessus, fait qu’il n’y pas de continuité dans l’exposition de la

procédure rituelle. Autrement dit, l’individu intéressé par les potentialités hors du commun

de l’ars notoria n’est à aucun moment guidé de manière à la fois claire et rigoureuse, en

ayant sous les yeux un continuum lui détaillant, du début jusqu’à la fin et ce pour chaque

discipline, l’ensemble des opérations qu’il est supposé suivre pour aboutir au succès. Et

pour cause : à l’exposition éclatée du mythe des origines, mise en scène au style direct ou

indirect par Apollonius ou Salomon18

, se mélangent, dans un beau capharnaüm, les

informations d’ordre général, qui exposent les grands principes qui fondent l’efficacité

théorique de l’art notoire et déterminent sa nature (grandes divisions du traité, définition

14

Ibid., § 34 : « [rubr.] […] et est dicenda in periculo ignis et terre et bestiarum. » ; § 38 : « In

periculo, inquid [Salomon], ignis, terre et bestiarum ea quidem prodest cum fide dicta credenti. » 15

Ibid., § 63 : « […] in corde tuo poteris illam memorare, et si bone rei uolueris esse facundus,

illam ter repete, et si malum fuerit siue negotium seculare unde agere uolueris, semel repetas orationem et

adhibebitur tibi facundie quantum necesse fuerit, et si ipsam bis repetieris, poterit tibi eloquentie multitudo

obesse […]. » 16

Ibid., § 47 : « Confirma […] rationem, intellectum, memoriam meam, ad suscipiendam, ad

cognoscendam, ad retinendam omnium scripturarum bonarum scientiam, eloquentiam, perseuerantiam. » 17

Ibid, § 40 : « Ipsa enim oratio est tante uirtutis et tante efficacie, ut die qua ipsam dixeris

determinato, tanta tibi ea die uirtus scientie in theologia augebitur […]. » ; § 43 : « [rubr.] : Ista oratio de qua

dictum est, cuius partes sunt quatuor, que dicitur signum gratie Dei et est specialiter ad theologiam. » 18

Sur ce point, cf. infra, IIe partie, ch. 2.

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de notions comme nota, figura et oratio, « théorisation » du pouvoir du langage, définition

comme sacrement, discussion sur le nombre de figures attribuées à chaque art, etc.), les

préceptes particuliers ou pratiques, qui seuls sont véritablement nécessaires à la mise en

ordre du rituel et à sa réalisation (efficacité particulière de telle ou telle oraison, ordre dans

lequel doivent être proférées les invocations et inspectées les figures et moment adéquat

où doivent être menées ces opérations, prescriptions visant à assurer la pureté du dévot,

etc.), et tout le matériel invocatoire. Ce que doit être le déroulement exact du rituel dans

son ensemble n’est jamais formulé de manière linéaire. Bien au contraire : les

informations, dispensées au compte-goutte avant ou au terme de chaque oraison, sont à ce

point éclatées que l’on peine à les réinscrire dans une logique d’ensemble. Une mise en

pratique sérieuse exigeait donc que l’on procède dans un premier temps à une lecture très

attentive du traité pour isoler tous les éléments relevant de la pratique, afin dans un second

temps de reconstituer autant que faire se peut la bonne marche à suivre. À moins que

ceux-ci aient décidé de passer outre de telles complications, il ne fait guère de doute

qu’une telle exigence a dû refroidir les ardeurs de bien des individus qui ont un temps

fondé des espoirs sérieux sur l’ars notoria. Il a fallu in fine l’élaboration des gloses pour

que toutes les informations pratiques disséminées aux quatre coins du texte de base se

trouvent réunies dans un tout cohérent et relativement facile d’accès.

4. Enfin, pour rendre compte de la faible valeur pratique des traités d’ars notoria

qui s’inscrivent dans la version A, il faut prendre en compte, sans faire d’anachronisme, le

manque de clarté inhérent à la mise en page des manuscrits. On constate notamment

l’absence d’une rubrication précise, pourtant nécessaire pour connaître la vertu d’une

oraison et le moment précis où il convient de la réciter. Il faut voir dans cet état de fait la

conséquence, en dépit des progrès réalisés, des normes en vigueur en matière de

production livresque et de mise en page au XIIIe siècle19

. Si le manuscrit (L1) que nous

avons distingué pour élaborer notre édition critique de la version A est dans bien des cas

beaucoup plus clair que ses homologues20

, il n’est pas lui-même en tout point exemplaire.

Aussi peut-on imaginer le désarroi du néophyte qui mettait la main sur un traité dépourvu

de toute indication ou très avare en la matière.

19

R.H. Rouse, « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des

instruments de travail au XIIIe siècle », dans Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, éd. G.

Hasenohr et J. Longère, Paris, 1981, p. 115-144, not. p. 131-132 à propos de la division en chapitres ; sur la

mise en page « compacte » des mss du XIIIe s., cf. R. Marichal, « Les manuscrits universitaires », dans H.J.

Martin et J. Vezin (éd.), Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, Paris, 1990, p. 211-217. 20

Voir par exemple les rubriques des § 9, 10, 15, 18, 20b, 21, etc., inexistantes dans Y1, E1, T1 et

P1.

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La connaissance précise du rituel, que l’on doit pourtant en principe détenir pour

mettre en pratique avec la rigueur nécessaire la version A de l’ars notoria, se trouve donc

obscurcie par la façon dont est construit et mis en forme le texte. Si l’on admet qu’il y a là

une part de stratégie consciente (notamment sur le plan de la construction du texte),

l’objectif était probablement d’ériger des barrières à la face des utilisateurs impies et

d’éviter toute forme d’exploitation outrancière d’un texte qui n’a de cesse de se présenter

comme une œuvre divine. Une évidence devait s’imposer très vite à tout lecteur du

traité et donc à tout utilisateur potentiel : pour avoir le droit de mettre en pratique ce

« mystère » divin, il faut, à la manière de l’exégète, s’accorder le temps de l’étude

approfondie, de la réflexion, voire même de la méditation.

La nécessité d’étudier le texte de près et de s’en imprégner avant de l’utiliser est

corroborée, au début du XIVe siècle, par notre principal témoin, le bénédictin Jean de

Morigny, qui avoue avoir été obligé de délaisser ses traditionnelles occupations d’étudiant

et de se consacrer exclusivement à l’étude de l’ars notoria pour parvenir à la mettre en

pratique21

. Jean évoque même le sort de sa sœur de quinze ans, Gurgeta, à qui, alors

qu’elle était encore sans éducation aucune en matière de lettres, il a appris à lire dans le

traité qu’il possédait comme s’il s’agissait d’un psautier, ce qui semble avoir grandement

facilité l’indispensable travail d’imprégnation qui doit précéder la mise en pratique

effective22

. Cette « exégèse » participe de l’ascèse que doit mener le dévot. Elle permet en

outre, en érigeant un obstacle difficilement franchissable au tout venant, de limiter la vertu

d’automaticité du rituel, suspecte de le faire dériver du côté de la magie23

. Ainsi, il ne

suffit pas de réciter de but en blanc les oraisons les unes à la suite des autres et d’examiner

de la même manière les figures pour se voir accorder le don de connaissance ; il faut au

préalable avoir travaillé sur le texte pour en découvrir les clefs et en percer, autant que

possible, les arcanes.

21

Fanger (2001) § 15, p. 137 : « […] idcirco, omnibus aliis studiis dimissis, cepi in ipsa

frequencius studere, et in tantum studui quod qualiter operari deberem scivi. » = ms Turin G. II. 25, fol. 4v,

trans. S. Barnay, Un instant d’éternité, op. cit., t. III, p. 856 : « […] idcirco, omnibus aliis studiis dimisis,

incepi in ipsa studere frequentius. Et in tantum studui, qualiter operare deberem, scivi. » Sur Jean et la

pratique de l’ars notoria, cf. infra, IIe partie, ch. 5.5. 22

Ibid., § 33, p. 152 : « Et iterum consideraui quod per artem notoriam brevi tempore ad

cognicionem literarum, non obstante etate sua ita magna, sine dura, posset pervenire. Et ideo tunc primo ad

artem notoriam ipsam posui ut mos est pueros qui nichil didicerunt adiscere, et postea literas ei ostendi, et in

tantum didicit ipsa que numquam vidit literas infra computacionem dimidi anni quod legebat ubique

scribebat. » = ms Turin G. II. 25, fol. 8r-v, trans. S. Barnay, op. cit., t. III, p. 867. 23

Nous verrons à ce propos que les glossateurs vont tirer les conséquences de leur travail de

clarification : le rituel étant désormais bien établi et facile à suivre, ils vont mettre sur pied une opération

permettant à Dieu de contrôler lui-même la vertu et les intentions du praticien. Cf. infra, ch. 1.3.

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Et encore, aux dires mêmes de nos traités, il n’est pas sûr que ce travail

« exégétique » préalable soit suffisant, ni même possible. L’obscurité intrinsèque du texte

de l’ars notoria, qui découle de sa nature divine, est en effet jugée tellement grande que

les maîtres d’œuvre de nos traités trouvent nécessaire de dispenser au praticien débutant

une aide appropriée, qui n’est autre que celle de Dieu. La prière latine Lux mundi (= § 11),

si l’on en croit son contenu, sert ainsi à implorer la divinité de donner à l’orant des

éclaircissements sur le contenu du traité et de faciliter par la même occasion sa mise en

pratique, tout en lui octroyant au préalable les armes intellectuelles nécessaires (en

particulier l’éloquence et la mémoire)24

. Pour décrypter le sens du texte et passer outre sa

formulation confuse, l’aide de son véritable « auteur », à savoir Dieu, est donc

explicitement requise. Le praticien peut demander ainsi à bénéficier d’un premier

développement de ses facultés intellectuelles, afin qu’il puisse, en tant qu’homme ― et

donc en tant que créature aux capacités limitées ―, comprendre une partie de l’insondable

mystère divin que constitue l’ars notoria et l’utiliser de ce fait à bon escient. Comme

l’indique la formule qui clôt la prière, il est en quelque sorte initié par Dieu, ce qui

présuppose qu’il soit animé d’une foi inextinguible pour que la divinité daigne se pencher

sur son cas25

. C’est une idée que nous retrouverons sous une forme beaucoup plus

développée et partiellement différente dans la glose de la version B, où est mise en place

une procédure de sélection où Dieu, source de l’art notoire et garant de son efficacité, tient

le premier rôle.

En ce qui nous concerne, c’est sans aide divine que nous allons désormais nous

atteler à essayer de reconstituer le rituel prescrit par la version A. Il s’agit là d’un travail

difficile ; nous verrons du reste, dans un autre chapitre, qu’elle a probablement découragé

bien des utilisateurs potentiels de la version A, dans la mesure où les traités qui s’y

rattachent ne portent que très rarement les traces d’une lecture approfondie (sous forme de

note, de manicules ou de la confection de pense-bêtes), comme si le passage à la mise en

pratique n’avait dans bien des cas jamais eu, ni pu avoir lieu26

. Ce texte, qui

s’autoproclame d’inspiration divine, a en effet, par nature, vocation à rester en grande

partie obscur, selon une dialectique révélation/occultation que l’on retrouve, à des degrés

24

Éd. Ars notoria, version A, § 11 : « […] mitte manum tuam et tange os meum, et pone illud ut

gladium acutum ad enarrandum eloquenter uerba hec, fac linguam meam ut sagittam electam ad

pronuntianda ea memoriter, emitte Spiritum tuum Sanctum in cor meum ad percipiendum et in animam

meam ad retinendum et in conscientiam meam ad meditandum […]. » 25

Éd. Ars notoria, version A, § 11 : « […] doceat me et corrigat usque in finem disciplina tua, et

adiuuet me consilium tuum altissimum per infinitam misericordiam tuam. » 26

Cf. infra, IIe partie, ch. 5.1.

Page 10: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 360

distincts et selon des modalités différentes, dans la plupart des textes de magie

« salomonienne »27

. Cela tient pour une grande part, nous y reviendrons, à la nature du

langage utilisé, dont le sens, clair pour Dieu (puisqu’il en est la source), reste pour une

large part incompréhensible au genre humain, et ce d’autant que l’on s’éloigne

chronologiquement de l’épisode de la révélation originelle. Ainsi, comme le dit Jean de

Morigny ― et l’on ne peut que souscrire à son jugement ―, certaines parties de l’ars

notoria deviennent d’autant plus obscures qu’on s’attache à les étudier avec

acharnement28

. Cela vaut bien entendu ― et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre

la remarque quelque peu désabusée du bénédictin ― pour tout ce qui concerne les verba

mistica, ces mots prétendument grecs, hébreux ou chaldéens qui sont devenus

incompréhensibles dans le monde latin ; mais elle est valable aussi pour tout ce qui

concerne la mise en ordre du rituel, domaine dans lequel on reste très largement, il faut

bien le dire, dans l’incertitude.

1.1.3. Tentative de reconstruction du rituel (version A)

Une multitude d’obstacles se dressait donc devant toute personne qui avait

l’intention de mettre l’ars notoria (type version A) en pratique. Il lui était indispensable,

avant d’entrer en action, d’entreprendre une reconstitution aussi cohérente que possible de

la procédure rituelle à suivre. Pour y parvenir, il lui fallait regrouper toutes les indications

d’ordre pratique dispersées dans les différents chapitres du traité ; opération délicate s’il

en est, car le praticien se heurtait alors à une dernière difficulté qui tient dans le caractère

souvent lacunaire de l’information. En effet, non seulement, d’un point de vue pratique, le

modus operandi est mal exposé et donc impossible à mettre en œuvre à la première

lecture ; mais, dès qu’on en étudie les termes dans le détail, il n’est pas non plus avare de

zones d’ombre, de lacunes et d’incohérences. Les clercs qui ont pu posséder plusieurs

manuscrits (comme par exemple le scribe de T1) n’étaient guère mieux armés pour

parvenir à leur fin, car les traités, en dehors de leurs variantes les plus significatives,

27

Le texte est très explicite à ce sujet. Cf. éd Ars notoria, version A, § 20a : « Sunt enim ut

diximus quedam exceptiones artis notorie, quibus quedam obscure et quedam clare manifesta fiunt. » Pour

un tour d’horizon des textes « salomoniens », cf. J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret… », op. cit., Ière

partie. 28

Fanger (2001), § 12, p. 134-135 : « Est in quinque lingwis conpositus, videlicet grece, latine,

ebrayce, caldaice, arabice, ita quod ab aliquo non potest intelligi nec exponi, et quantumcumque in illa plus

studetur tanto magis obscura. » = ms Turin G. II. 25, fol. 4r, trans. S. Barnay, op. cit., t. III, p. 854 : « In

quinque linguis est compositus, videlicet grece, ebraice, latine, caldeaice, arabice. Item quod ab aliquo

intelligi non potest nec exponi et quanto plus in illo studetur, tanto magis obscurus. »

Page 11: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 361

étaient loin d’être tous en accord les uns avec les autres sur la marche à suivre, en

particulier en matière de prescriptions temporelles.

En dépit de ces difficultés, nous allons présenter maintenant les principales

articulations du rituel de la version A de l’ars notoria, telles que nous avons pu les

reconstituer pas à pas. De manière à rendre au mieux le cheminement que devait suivre

tout praticien du Moyen Âge, nous allons procéder en deux étapes :

- la première va consister à analyser de manière exhaustive les prescriptions

rituelles en suivant leur ordre d’apparition dans le traité, qui ne correspond pas

forcément à l’ordre qui doit présider à leur emploi ; nous ne prendrons en

compte à ce niveau que les informations d’ordre pratique.

- la seconde va consister à réorganiser ces prescriptions ― sans toutefois en

détailler une seconde fois la teneur ― en fonction de l’ordre réel qui doit

présider à leur utilisation. Nous utiliserons, pour y parvenir, l’exemple de la

grammaire.

1.1.3.1. Lecture linéaire des prescriptions rituelles

Commençons donc par passer en revue, en suivant globalement leur ordre

d’apparition, toutes les prescriptions que délivrent nos traités afin qu’ils puissent être

utilisés. À l’époque médiévale, tout praticien consciencieux, qui avait une version A de

l’ars notoria entre les mains, se devait de passer par cette étape.

L’individu qui est à la « recherche de toute connaissance livresque » (in

indagatione alicuius scripture), sur la préparation spirituelle duquel rien n’est dit dans les

premiers chapitres alors qu’elle est pourtant un préalable indispensable, est tout d’abord

confronté à une courte liste de verba (= § 7, Hely, Semat, etc.) que le rubricateur du

manuscrit de Paris (= P1), en suivant le texte de base (§ 6), définit comme hébraïques29

.

Le manuscrit de Londres (= L1), sur lequel nous nous sommes fondés pour réaliser notre

édition, est le seul à préciser que cette oraison doit être prononcée avec celles qui

correspondent, selon notre numérotation, aux chapitres 10 et 11, soit la liste de verba

débutant par Phos, Megale et la prière latine Lux mundi30

. À aucun moment en outre, à

29

Éd. Ars notoria, version A, § 7, note a. Le rubricateur de P1 se base sur le § 6 : « Est enim prima

nota, cuius significatio est ex hebreo distorta […]. » 30

Ibid., § 7 : « Hec uerba cum oratione sequente et cum oratione que est expositio earum dicenda

est in prolatione uel indagatione alicuius scripture infra. »

Page 12: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 362

hauteur du chapitre 7, la nature de la fonction et de la vertu de ces verba n’est précisée ;

mais l’on se doute que celle-ci est d’ordre « général » et qu’elle permet donc de renforcer

les capacités intellectuelles du dévot.

C’est du reste ce que s’empresse de préciser le chapitre 9. Dès lors, annonce-t-il,

que l’on veut maîtriser un savoir et être capable de l’exposer de belle manière, l’oraison

Hely, Semat, accompagnée de l’oraison Phos, Megale, doit être récitée « au petit matin au

nom du Seigneur »31

. Aucune autre information d’ordre temporel ne guide à cet endroit le

lecteur, hormis dans le manuscrit d’Erfurt (= E1), qui précise que le jour en question doit

être un vendredi32

. La nécessité de respecter, dans le cas de chaque oraison, des impératifs

temporels est formulée de manière générale au chapitre 13, mais aucun détail utilisable

d’un point de vue pratique n’est alors délivré. Quant à l’évocation du patronage divin, elle

fait écho à un passage du chapitre 8, dans lequel le magister qui se présente au chapitre 2

comme un spécialiste de l’astronomia et se veut l’un des maîtres d’œuvre de l’ars notoria

fait dire à son « prédécesseur », Apollonius, que toute énonciation (prolatio) de verba ne

peut se faire sans une foi irréprochable (absque fidei magnitudine).

C’est au chapitre 14 que l’on apprend que les oraisons qui correspondent aux

chapitres 7, 10 et 11 constituent le groupe des « oraisons triomphales ». Celui-ci fait office

d’« introduction à l’art notoire » et ses trois composantes doivent être récitées « selon des

temps déterminés par la Lune », dont la fréquence est précisée au chapitre 15. Ainsi,

l’énonciation des trois oraisons doit être opérée à huit reprises en un mois ― il s’agit des

mois lunaires ―, soit les quatrième, huitième, douzième, seizième, vingtième, vingt-

quatrième, vingt-huitième et trentième jours. La durée d’ensemble du rituel semble alors

être circonscrite, pour chaque discipline, en une mensualité, ce que confirment à la fois le

chapitre 1433

et, à l’extrême fin du traité, nous y reviendrons, le chapitre 147.

Si donc l’on suit les informations jusque-là dispensées, le rituel, qui est supposé se

dérouler sur un mois pour chaque ars ou scientia que l’on désire acquérir, commence au

matin du quatrième jour dudit mois. Selon le manuscrit d’Erfurt, ce quatrième jour doit

tomber un vendredi ; mais cette solution, trop exigeante (il n’est pas en effet très fréquent

que le quatrième jour du mois tombe un vendredi), n’a pas été retenue par les autres

31

Ibid., § 9 : « Siquis initium scripture cuiuslibet siue quamlibet scripturam facunde indagare uel

proferre uoluerit que prefati sumus uerba figure mane die in nomine Dei Summi, siue in ipsa prolatione

scripture diligenter proferat […]. » 32

Ibid., § 9, note i : mane die ueneris. 33

Ibid., § 14 : « Quicumque hec determinato tempore et instituto protulerit, sciat se omni occasione

remota illo mense toto facundiam in omnibus proferendis multo maiorem solito mirabiliter et inextimabiliter

adispisci. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 363

copistes. Ensuite, une fois l’opération engagée, le praticien doit réitérer dans le mois ses

invocations à sept reprises, selon un rythme, qui, à une seule exception près, est

quaternaire. Il n’est pas précisé si, durant ces sept séances, la récitation ne doit avoir lieu

que le matin, mais il est probable, puisque rien ne vient le démentir, qu’il faille agir

comme il est prescrit pour la première séance d’invocation.

D’autres oraisons doivent être récitées aux côtés des trois susmentionnées.

C’est tout d’abord le cas de la longue liste de verba qui commence par Rasay,

Lamac (= § 16), autrement appelée « miroir de la sagesse ». Le chapitre 18 précise que

cette oratio, que l’on désigne aussi du terme de figura34

, sert à développer les facultés

intellectuelles du dévot35

. Nous avons vu qu’aucune mention de cette sorte n’accompagne

les trois oraisons qui la précèdent ; mais on peut supposer que ces dernières sont dotées

d’une vertu identique. Durant un mois, l’oraison Rasay, Lamac doit être récitée au même

rythme que ses trois consœurs, soit tous les quatre jours (hormis entre le vingt-huitième et

le trentième jour). Ce qui change en revanche, c’est la fréquence journalière de

l’énonciation : durant chacun des jours choisis à cet effet, l’oraison doit être récitée quatre

fois et non plus une seule fois comme dans les cas précédents. L’indécision dans un

premier temps reste grande ; on ne sait dans l’immédiat s’il faut la prononcer quatre fois

de suite au petit matin, ou s’il faut ménager des intervalles et répartir l’opération sur la

journée. Mais la réponse est apportée au chapitre suivant (= § 19) : l’oraison en question

doit être proférée une première fois le matin, une deuxième fois à tierce, une troisième fois

à none, une dernière fois à l’heure des vêpres36

. En cas de nécessité, si le « locuteur » est

obligé de régler une affaire pressante ou est occupé ailleurs par d’autres activités (en

particulier, par ses activités scolaires), il lui est même permis de regrouper les temps de

récitation en deux séquences seulement : une le matin, une à none, en récitant dans chaque

cas à deux reprises l’oraison Rasay, Lamac37

. Autrement dit, une fois qu’il connaît la

procédure à suivre et qu’il entreprend de la mettre en œuvre, le dévot peut recommencer à

vaquer à certaines de ses occupations habituelles. Mais il y a là une limite à ne pas

enfreindre. Le temps consacré à la mise en œuvre du rituel de l’ars notoria reste dans un

temps cloisonné, qui rompt avec le temps de la vie quotidienne. La pratique de l’art

34

Ibid., § 18 : « Ipsa [oratio] artis notorie prima figura est […]. » Les distinctions entre les termes

oratio, figura et nota sont des plus floues dans la version A. Cf. infra, IIe partie, ch. 3.3.1. 35

Ibid., § 18 : « […] et ut tibi intelligentia, memoria, facundia et horum trium stabilitas augeatur

[…]. » 36

Ibid., § 19 : « Non tamen in matutino diei qua proferenda est quater simul continue, sed in mane

semel et in circa terciam secundo et circa nonam tercio et circa uesperam quarto proferatur. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 364

notoire est, à quelques exceptions près, une activité « solitaire » qui, aux moments de la

journée où l’on s’y consacre, exige le respect de la plus grande rigueur et du plus grand

secret38

.

C’est ensuite le cas de l’oraison Lemaac, Salmaac (= § 22), encore appelée « reine

des langues » en raison de sa faculté à développer une éloquence extraordinaire chez celui

qui la récite39

. L’accroissement de la faconde qu’elle entraîne est, paraît-il, si spectaculaire

que l’individu concerné peut en être amené à discourir contre son gré sur la matière qu’il

étudie, ce qui en faisait à coup sûr un redoutable spécialiste de la dispute scolastique40

!

Composée de mots soi-disant « chaldéens » (i.e. araméens) et dotée de ce fait d’une

grande vertu, cette liste de verba mistica doit être en permanence gardée sur le bout de la

langue ― c’est-à-dire connue par cœur41

― dès lors que l’on veut apprendre quelque

chose42

. Elle doit toujours être récitée, comme du reste celle qui la suit, à savoir l’oraison

Theos, Patir (= § 24), in principio mensis, ce qui est une indication temporelle assez

floue ; elle doit être proférée dès le premier jour du mois, soit, point important, avant

toutes les oraisons précédentes. Le rituel ne débuterait donc vraiment qu’avec l’oraison

Lemaac, Salmaac, bien qu’elle ne soit pas située en première position dans le traité.

L’énonciation doit à coup sûr se faire au petit matin, puisque le dévot ne doit avoir ni

mangé ni bu43

. S’il est en outre certain qu’elle doit être entreprise dès le premier jour du

mois, on peut en revanche se demander s’il faut les jours suivants suivre le rythme

quaternaire en vigueur jusque-là (hormis entre les vingt-huitième et trentième jours). Le

texte laisse sur ce point une large part à l’interprétation ; mais comme il est peu probable

qu’une oraison ne serve qu’une fois, on peut raisonnablement supposer que son usage doit

être réitéré tous les quatre jours. La même conclusion vaut sans doute pour les oraisons

qui correspondent aux chapitres 24 et 25.

37

Ibid., § 19 : « […] et si necessitas ingruerit alicuius magni operis, poteris dicere mane bis et circa

nonam bis. » 38

Ibid., § 19 : « Hec est oratio que proferri debet secreto, ut solus sit qui eam protulerit, et ipse uix

audiat, et si fieri potest solitarie, hec est eius conditio […]. » 39

Ibid., § 21 : « Inter illas tamen orationes excellens est quedam quam rex Salomon reginam lingue

idcirco appellari uoluit, quia quodam secreto integumento impedimentum lingue auferat et mirabilem

eloquentie tribuat facultatem […]. » 40

Ibid., § 21 : « Que licet breuis sit, mirabilis efficacie est, ut cum ipsam scripturam legeris

oratione prememorata, non reticere poteris que tibi mens et lingua suggesserit. » 41

Ibid., § 23 : « Ista sunt uerba que cordetenus teneri oportet […]. » 42

Ibid., § 21 : « Ipsa enim est oratio que in scripturis docendis semper in ore habenda est, de caldeo

tamen sermone distorta. » 43

Ibid., § 23 : « Secuntur quedam preterea que in principio mensis semper dici debent, et cum

maxime uenerationis et sanctitatis officio et antequam cibus sumatur et potus. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 365

Après les oraisons Lemaac, Salmaac et Theos, Patir, apparaît la prière latine Te

queso, Domine (= § 25), qui a pour fonction « générale » de développer la mémoire.

Lorsqu’elle s’inscrit dans l’économie générale du rituel, elle doit être récitée au même

moment que les chapitres 22 et 24, soit dès le premier jour du mois (in principio mensis).

Mais elle peut aussi avoir une fonction plus circonstancielle, comme d’apporter des

éclaircissement sur une vision que l’on a eu, connaître les périls présents et futurs

auxquels on peut être confronté, ou s’informer du sort d’une personne absente. Il faut pour

cela la prononcer le soir à trois reprises avec une grande piété44

.

Cette prière Te queso, Domine inaugure la série d’oraisons dotées d’une efficacité

particulière que nous avons évoquées plus haut. Si elle garde encore sa place dans

l’économie générale du rituel aux côtés des chapitres 22 et 24, il semble que ce ne soit

plus le cas de la suivante. La liste de verba Ancor, Anacor (= § 29) est en effet

exclusivement vouée à s’enquérir du sort d’un malade ou du sexe d’un enfant à naître et

n’est à aucun moment explicitement dotée d’une vertu « générale »45

.

Les autres en revanche restent intégrées à l’ensemble des opérations, même si le

texte n’est pas toujours très clair sur cette question. Les oraisons Lamen, Ragaa (= § 34) et

Memoria irreprehensibilis (= § 36, autrement appelé « joyau de la couronne du

Seigneur ») peuvent être utilisées pour se prémunir de dangers particuliers (feu, bêtes

sauvages, etc.) ; mais elles servent plus généralement à élucider le sens des « sentences »

que l’on ne comprend pas du premier coup lorsqu’on étudie un texte ou qu’on feuillette un

ouvrage46

. Le groupe d’oraisons suivantes, intitulé « signe de la Grâce de Dieu » (§ 43 à

55), est particulièrement efficace pour acquérir la théologie47

; mais il n’en appartient pas

moins à celui des oraisons « générales », comme le rappelle en dernière extrémité le

chapitre 6648

. Les prescriptions temporelles qui le concernent sont édictées au chapitre 40.

Elles sont un peu plus complexes que dans les cas précédents. L’oratio en question (au

44

Ibid., § 26 : « Hanc eandem orationem etiam si de aliqua uisione magna dubitaueris quid

pretendere debeat, uel si magnam uisionem de periculo instanti siue futuro uidere uolueris, uel si de quouis

absente certitudinem uolueris habere, uespere ter dices cum summe uenerationis obsequio et uidebis quod

petieris. » 45

Ibid., § 30a et 30b. 46

Ibid., § 33 : « Subsequens pars orationis tunc precipue dicenda est quando ad cognitionem

scripturarum folia reuoluendo inspexeris. Tunc enim dicenda est ipsa oratio quando aliquam grauem

sententiam tibi antea inauditam, tibi subitanee propositam, lucide et plenarie enucleare et soluere uolueris. » 47

Ibid., § 39 : « Iste enim sunt orationes in quibus magnam potest salus nostra habere efficaciam,

quarum prima oratio specialis est de qua theologia specialiter cognoscitur […]. » ; § 40 : « Ipsa enim oratio

est tante uirtutis et tante efficacie, ut die qua ipsam dixeris determinato, tanta tibi ea die uirtus scientie in

theologia augebitur […]. » 48

Ibid., § 66 : « Iste est finis generalium preceptorum que data sunt ad memoriam, intelligentiam et

facundiam adipiscendam. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 366

sens d’ensemble de prières) doit, en un mois, être récitée durant douze jours et, parfois,

plusieurs fois par jour. La fréquence dictée par le manuscrit de Londres (= L1) est la

suivante : une fois le premier jour du mois, trois fois le troisième jour, sept fois les

sixième, neuvième, douzième, quinzième, vingt-et-unième, vingt-quatrième, vingt-

sixième, vingt-neuvième et trentième jours49

. Il n’est pas précisé si l’opération doit dans

tous les cas être menée au petit matin50

. Ce qui est sûr en revanche, c’est que, comme dans

le cas des chapitres 22, 24 et 25, l’énonciation intervient dès le premier jour du mois,

contrairement à ce qui est prescrit pour les « oraisons triomphales ». Les impératifs de

pureté charnelle sont évoqués aux chapitres 40 et 59. Ils concernent en particulier les

oraisons du « signe de la Grâce de Dieu », mais valent, on peut l’imaginer, dans tous les

cas. Il est nécessaire d’être à jeun et de ne pas avoir eu récemment de relation sexuelle, ce

qui est illustré notamment par un exemplum au chapitre 57, dont l’intrigue emprunte, nous

l’avons vu, certains motifs à la tradition littéraire du Dolopathos51

. La nécessité de rester

caché aux regards extérieurs est une nouvelle fois rappelée52

.

Au terme de la partie « générale » des Flores aurei se trouvent les oraisons Gemot,

Geel (= § 62) et Omnipotens sempiterne Deus (= § 64), qui servent à accroître l’éloquence.

Celles-ci peuvent être proférées tous les jours, au petit matin ― c’est le moment de la

journée où l’homme est encore état de pureté ―, dès lors que l’on se situe avant le

quatorzième jour du mois lunaire (soit avant la pleine Lune)53

. Elles peuvent avoir en

marge du rituel général une efficacité plus circonstanciée, qui consiste à développer

l’éloquence pour répondre à des situations de la vie courante54

.

La partie « spéciale » des Flores aurei est introduite par l’oraison Semot, Lamen (=

§ 69), définie comme « l’oraison des oraisons ». Aucune prescription temporelle n’est

proposée en ce qui la concerne. Il est simplement spécifié qu’elle fait la transition entre la

partie « générale » et la partie « spéciale » des Flores aurei. Autrement dit, elle est dotée

d’une efficacité qui permet aussi bien de développer les facultés intellectuelles que

49

Le scribe de L1 a hésité à transformer septies en sexties. Quant à E1 et T1, ils donnent sexties au

lieu de septies. Cf. Ibid., § 40, note e. 50

Cette précision n’est apporté que pour le premier jour : cf. Ibid., § 40 : « Cum semel dixeris,

dices eam summo mane. » 51

Cf. supra, Ière partie, ch. 2.4.3.1. 52

Éd. Ars notoria, version A, § 40 : « […] uide tamen ut die qua eam dixeris, celes et uiuas

caste. » ; § 59 : « […] de ipsa etiam oratione nemo post crapulam nimiam siue luxuriam aliquid dicere

presumat, sine ieiunus nichil dicat, nisi cum summa discretione. » 53

Ibid., § 61 : « Omni tempore, preterquam Lunam .xiiij. et supra, hec oratio singulis diebus mane

post precipuas orationes antequam contaminetur homo dicatur. » 54

Ibid., § 63.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 367

d’acquérir une science particulière, mais on ne sait pas à quel moment ni avec quelle

fréquence elle doit être récitée55

. En l’absence de toute indication, on peut supposer

qu’elle doit être prononcée tous les jours du mois sans exception.

Par la suite, on en arrive au problème de l’« inspection » des figures (en particulier

pour ce qui concerne le trivium). Quelques chapitres ont pour mission d’expliquer au

lecteur pourquoi tel art a tant et tant de note ou de figure (§ 74 à 76) ; puis, on en vient très

vite aux prescriptions temporelles qui rythment cette phase essentielle du rituel. C’est en

premier lieu le cas de la grammaire, le premier art du trivium, qui est abordé (§ 78a, 78b et

79).

L’inspectio des figures de la grammaire, qui sont au nombre de trois, est à

entreprendre dès le premier jour du mois. Elle s’opère toujours le soir pour ne pas se

confondre avec la phase « générale » la plupart du temps réalisée le matin. Elle nécessite

que l’on ait jeûné jusque-là et que l’on se soit abstenu de tout péché mortel56

. Du premier

jour du mois jusqu’au quatorzième, c’est au tour de la première note de la grammaire

d’être examinée. Chaque soir, durant ces quatorze jours, elle doit être inspectée à douze

reprises, avec une grande dévotion ; avant de procéder à l’« inspection » proprement dite,

il faut réciter vingt-quatre fois les oraisons qui sont incluses dans la figure ou qui se

trouvent à proximité, tout en feuilletant (revoluere) à intervalles réguliers des livres de

grammaire. Du quatorzième au dix-huitième jour du mois, on ajoute à l’« inspection » de

la première figure celle de la seconde. Le nombre des inspectiones augmente alors

considérablement : il faut désormais examiner chacune des figures à vingt reprises, quand

les oraisons inscrites dans l’une et l’autre notes doivent être, dans chaque cas, récitées à

trente reprises. Cela fait donc un total de soixante inspectiones pour quarante prolationes,

sans compter l’obligation (qui tient dans tous les cas) de compulser de véritables livres de

grammaire. Enfin, du dix-huitième au dernier jour du mois, les trois notes doivent être

inspectées tour à tour à douze reprises, quand leurs oraisons respectives doivent être

prononcées trente-sept fois.

Le cas de la dialectique et de la rhétorique, abordé au chapitre 79, est plus simple.

Les deux notes de la première et les quatre notes de la seconde peuvent être examinées

tous les jours du mois, « hormis seulement durant ces jours que l’on dit égyptiens »,

55

Ibid., § 70 : « Ista, inquid rex Salomon, est orationum oratio et experimentum speciale, quo

omnia siue singularia siue generalia plene, perfecte, efficaciter audiantur et cognoscantur et memoriter

teneantur […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 368

considérés traditionnellement comme des jours néfastes à toute initiative57

et qui

correspondent ici aux quinzième, dix-septième et dix-neuvième jours du mois. Dans l’un

et l’autre cas, les oraisons qui sont inscrites dans ou à proximité des figures doivent être

récitées chaque soir à vingt reprises ; dans le même temps, conformément à ce qui a été

établi préalablement pour la grammaire, il faut feuilleter des livres de l’une et l’autre

disciplines58

.

Après cette présentation condensée du délicat moment de l’« inspection » des

figures des arts du trivium, est brièvement abordé le cas de la prière Lux, veritas (= § 82),

qui, est-il précisé, doit être prononcée avant l’examen de celles-ci. Puis, les chapitres 83 et

84 reviennent sur la marche à suivre pour acquérir la grammaire, la dialectique et la

rhétorique. Dans chaque cas, la procédure à suivre se divise en deux temps :

a) Le matin ― le texte dit plus précisément ante meridiem ―, il faut réciter les

oraisons « générales ». Cela se conforme globalement à ce que nous avons vu

précédemment, mais il y a une exception à la règle, à savoir l’oraison Rasay, Lamac (= §

16), dont la récitation se divise en séquences qui s’étalent du matin jusqu’au soir. Il y a en

outre une incohérence avec les enseignements édictés antérieurement : si l’on suit le texte

du chapitre 82, la récitation des oraisons « générales » doit avoir lieu le matin (ante

meridiem) de « chaque jour » du mois (toto mense diebus singulis) ; or, nous avons vu que

chacune d’elles doit en théorie être récitée selon un calendrier précis qui exclut dans bien

des cas plusieurs jours.

b) Le soir, en même temps que l’on « inspecte » les figures, il faut réciter les

oraisons « propres » à chaque note, autrement dit, les oraisons qui sont inscrites dans ou à

proximité de chacune d’entre elles.

On passe ensuite assez rapidement aux figures des autres disciplines et au moment

où celles-ci doivent être « inspectées » (= § 85). Les notes des arts du quadrivium ne

doivent être examinées que les quatre premiers jours du mois ; il n’est pas précisé combien

de fois doivent être récitées les oraisons inscrites dans ou à proximité de ces figures. Les

56

Ibid., § 81 : « […] et scire oportet, quia die illo quo note siue gramatice siue dialetice siue

rethorice artis inspiciuntur, necessarium est ut summa intentione ab omnibus criminalibus abstineatur et

custodiatur. » 57

J. Loiseleur, « Les jours égyptiens et leurs variations dans les calendriers du Moyen Âge »,

Mémoires de la Société Nationale des Antiquaires de France, 4e série, t. 3 (1872), p. 198-253 ; Thorndike, t.

I, p. 685-688 ; D. Harmening, Superstitio, op. cit., p. 165-169 ; H. Lange, « ‘‘Jours critiques’’, ‘‘jours

funestes’’, ‘‘jours de Tycho Brahé’’ : la réception en Scandinavie d’une ancienne croyance », dans

Comprendre et maîtriser la nature au Moyen Âge. Mélanges d’histoire des sciences offerts à Guy

Beaujouan, Genève, 1994, p. 285-310, not. p. 296-303. 58

Éd. Ars notoria, version A, § 80 : « Sciendum est autem quod note artis dialetice quotiens

inspiciuntur, et orationes ipsarum ipso die uicesies recitande sunt, etc. »

Page 19: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 369

sept notes de la philosophie ne doivent quant à elles être « inspectées » que les septième,

dix-septième et vingt-septième jours du mois (le jeu sur le nombre sept est évident), et les

oraisons qui les accompagnent doivent être récitées dans chaque cas à sept reprises. On en

arrive ensuite au cas des artes exceptive (§ 87), autrement dit les arts magiques et

divinatoires, dont une classification est donnée au chapitre 71, soit avant même que l’on se

préoccupe de la grammaire. Ceux-ci peuvent être acquis en « inspectant » les figures dites

« générales », qui sont au nombre de quatre. La nota qui leur est pourtant consacrée dans

la version A se trouve ainsi disqualifiée, ce qui est une nouvelle incohérence

d’importance. L’« inspection » des figures « générales » peut avoir lieu tous les jours et

doit être faite à dix reprises, tout comme la récitation des oraisons attenantes. Elle

s’accompagne là aussi de l’observation de livres spécialisés59

.

Le chapitre 87 consacrés aux artes exceptive est aussi l’occasion d’énoncer un

principe général important, jusque-là laissé dans l’ombre et qui pourrait tout à fait le rester

si l’on ne procédait pas à une lecture détaillée du texte60

. Il est en effet prescrit à cet

endroit que la mise en œuvre du rituel pour acquérir une discipline doit être précédée

d’une période de préparation d’une durée de sept jours, où il faut réciter chaque jour à sept

reprises l’ensemble des oraisons « générales » antérieurement répertoriées et inspecter des

ouvrages de ladite discipline. Autrement dit, avant que ne débute le mois consacré au

rituel d’acquisition d’un « art » ou d’une « science », il faut se ménager une semaine

durant laquelle on récite les oraisons qui permettent le développement des facultés

intellectuelles61

. Le moment de la journée où celles-ci doivent être proférées n’est pas

indiqué, mais il est probable que l’opération doit avoir lieu le matin, au moment où la

pureté corporelle du dévot est la mieux établie.

59

Ibid., § 87 : « De nota autem generalium et de orationibus earum, hoc scias quod

quotienscumque de exceptiuis uel adulterinis scire uolueris, ipsam notam generalem et orationes eius diebus

singulis decies interuallis factis et libris artium illarum inspectis sicut de aliis dictum est pronuntiabis, et

quacumque die uolueris, de generalibus poteris operari sicut superius dictum est […]. » 60

Ce chapitre est très représentatif de la façon quelque peu anarchique dont sont dispensées les

informations et des différences de niveau de discours qui peuvent avoir lieu au sein d’un même chapitre. On

passe de but en blanc du cas des figures des arts divinatoire et magiques à un principe très important de

portée plus générale. 61

Éd. Ars notoria, version A, § 87 : « Ante tamen quam aliquid de ipsa arte perfecte operari

uolueris, omnia que in primis capitulis tribus dicenda nouisti, ipsas uidelicet orationes, diebus .vij. singulis

diebus septies dices interuallis factis et omnium artium quas uolueris libris reuolutis et inspectis, postea

operare in artibus sicut uolueris et sicut tibi dictum est. » Les « trois premiers chapitres » en question

correspondent aux oraisons « générales » de la première partie des Flores aurei.

Page 20: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 370

Quant à l’« inspection » des figures de la théologie, elle ne nécessite, si l’on se fie

au chapitre 10862

, la prise en compte d’aucune prescription temporelle particulière : celle-

ci peut en effet avoir lieu tous les jours du mois, ce qui a le mérite de la simplicité.

L’examen de chacune des cinq figures ― et en particulier de la nota ineffabilis, la plus

importante d’entre elles ― que comporte la reine des « sciences » doit être accompagné de

la récitation de douze oraisons qui sont regroupées des chapitres 90 à 10463

. Ainsi, lorsque

l’on veut devenir un expert en théologie, il faut réciter les quatre premières de ces douze

oraisons à sept reprises chacune avant l’« inspection » de chacune des figures, ce qui

nécessite que l’on récite au total 140 oraisons au moment du rituel d’inspectio, sans

compter l’énonciation des huit oraisons restantes, pour lesquelles beaucoup moins de

détails sont donnés64

. Ces séquences de récitation ne peuvent toutefois avoir lieu, si l’on

suit le chapitre 10665

, que tous les quatre jours : autrement dit, si l’on peut « inspecter » les

figures de la théologie tous les jours, la récitation des oraisons attenantes ne peut être

entreprise au même rythme, ce qui est là passablement contradictoire. Ces douze oraisons

utiles à l’acquisition de la théologie doivent aussi servir lorsque l’on « inspecte » les notes

des arts libéraux et des artes exceptive. Ainsi, dès lors que l’on veut acquérir les arts

libéraux ou les arts magico-divinatoires, les quatre premières doivent être récitées une fois

avant l’« inspection » des figures66

; là encore la procédure à suivre pour les huit oraisons

restantes n’est pas explicitée, ce qui laisse une grande part d’indécision sur la marche à

suivre.

À compter du chapitre 110 commence l’Ars nova. L’emploi que l’on peut faire de

ces dix oraisons dès lors qu’on les prend en compte dans l’économie générale du rituel

n’est pas clairement établi. Si l’on suit le chapitre 126, qui y met un point final, les

oraisons de l’« Art nouveau » peuvent être récitées avant toutes celles que nous avons

énumérées jusqu’à maintenant et également avant l’« inspection » des notes67

. C’est là une

62

Ibid., § 108 : « Cum de theologia uolueris operari […], nullus obseruandus est dies. Tempora

autem omnia illis competentia sunt notis et orationibus de quibus data non est temporum diffinitio. » 63

Il s’agit des § 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, 99, 100, 101 et 104. 64

Éd. Ars notoria, version A, § 97 : « Verumtamen cum de notis theologie sicut diximus tractare

uolueris, easdem orationes [quatuor] ante unamquamque notam septies dices […]. » 65

Ibid., § 106 : « Quartam autem Lunam in omnium orationum theologie pronuntiatione ita

obseruabis. » 66

Ibid., § 97 : « Quando notam generalem uel notam alicuius liberalium artium cum orationibus

suis propriis pronuntiare uolueris, istas orationes quatuor prius dices semel singula die. » 67

Ibid., § 126 : « Hoc opusculum mittit tibi Dominus quasi secretum proprie dimensionis, quod

ante omnia huius artis capitula siue ante notas proferendum est […]. » ; cf. aussi § 111 : « Orationes enim

iste ante omnes specialiter et ante omnes generaliter dici possunt et debent. »

Page 21: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 371

prescription, qui, en dehors de son imprécision, est contradictoire avec ce que nous avons

vu jusqu’à présent ; elle montre bien à quel point cette strate textuelle peine à trouver sa

place au sein des Flores aurei.

Suivent les interminables listes de verba qui constituent le chapitre 127, dont

l’usage n’est pas explicité ; on peut toutefois supposer, au vu de leur place dans le traité,

qu’elles doivent être récitées au moment de l’« inspection » des note, juste avant

l’énonciation des oraisons inscrites dans ou à proximité de celles-ci. Le traité se poursuit

par les oraisons qui sont inscrites à proximité des figure et qui doivent être récitées au

moment de leur examen (§ 128 à 146) ; il est alors rappelé que la pratique de l’art notoire

n’est pas un jeu et qu’elle exige le plus grand sérieux sous peine d’impitoyable punition68

.

Puis le chapitre 147 précise le mois durant lequel il faut opérer pour acquérir telle

ou telle discipline. C’est là un élément d’une grande importance qui n’est dispensé qu’en

toute dernière extrémité et dont nous avons pu constater lors de notre étude des manuscrits

qu’il n’était pas présent dans les versions les plus anciennes de l’ars notoria (type Y1 E1).

Autrement dit, il ne semble pas qu’aient été prévues initialement des périodes

préférentielles pour mettre en œuvre l’art notoire. Ce n’est qu’avec l’élaboration de la

version type L1 (le manuscrit de base de notre édition A) que la liberté d’action du

praticien a été contrainte sur le plan temporel. Nous reviendrons par la suite plus en détail

sur le contenu de ce chapitre69

. Retenons pour le moment que chaque discipline se voit

attribuer un mois durant lequel le rituel destiné à son acquisition doit être réalisé. Il y a le

cas échéant des chevauchements : par exemple, il faut œuvrer le même mois pour acquérir

la théologie et l’astronomie.

1.1.3.2. Tentative de réorganisation : le cas de la grammaire

Une lecture linéaire du traité, si l’on se fie aux prescriptions que l’on vient de

passer en revue, ne permet donc pas de connaître le déroulement exact des opérations.

Cela confirme, si besoin était, la nécessité pour chacun d’entreprendre une véritable

analyse du texte, dont on peut gager qu’elle n’a pas dû être souvent menée à bien. Il y a

donc nécessité de reconstruire le rituel, entreprise qui s’avère délicate en raison des

incohérences comme des silences du texte. Du reste, ses maîtres d’œuvre semblent avoir

été conscients de l’impossibilité de reconstituer une procédure rituelle tout à fait

68

Ibid., § 134 : « […] nullatenus rideas neque ludum habeas, quia rex Salomon, etc. » Il s’agit de

l’exemplum qui met en scène Salomon.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 372

cohérente, car il est dit au chapitre 79, au moment où sont données les prescriptions qui

concernent le trivium, que celles-ci sont à observer sans une rigueur absolue (liberaliter)70

.

Autrement dit, en ce qui concerne l’ordonnancement temporel du rituel, une place est

laissée à l’interprétation, et l’exemple que nous prendrons ci-après permettra de le mettre

en évidence à plusieurs reprises. La même invitation à la souplesse, peu commune dans un

texte de magie rituelle, est formulée au chapitre 108 par Salomon en personne : celui qui

ne respecte pas les prescriptions temporelles à la lettre ne doit pas, selon lui, craindre pour

cette raison d’échouer71

. Il est certes préférable de les suivre de près, mais un retard d’une

heure dans la récitation de telle ou telle oraison ne saurait remettre en question l’ensemble

des opérations72

. La plus grande rigueur est en revanche nécessaire sur le plan de la

préparation spirituelle, de même qu’il convient, lors de la récitation des oraisons, de suivre

les traités à la lettre.

Pour reconstruire la marche à suivre, la meilleure chose à faire est de prendre un

exemple concret, dans la mesure où chaque procédure d’acquisition d’une ars ou d’une

scientia, tout en comportant des nombreux points communs avec les autres, est unique, et

où nous ne saurions, pour ne pas exagérer démesurément la taille de ce travail, passer en

revue l’ensemble des cas possibles. Nous allons ici nous attacher à celui de la grammaire,

en en décomposant toutes les étapes. Un tel travail peut paraître fastidieux, mais il est

indispensable si nous voulons pouvoir bien mesurer le haut degré d’exigence que nécessite

toute mise en œuvre du rituel de l’ars notoria. Par ailleurs, la forme de la reconstruction à

laquelle nous allons aboutir n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Il nous a en effet fallu

opérer des choix au sein des prescriptions parfois peu précises et surtout contradictoires

qui sont dispensées par nos traités. Il faut par conséquent garder à l’esprit que le lecteur

médiéval a pu, le cas échéant, dès lors qu’il avait au préalable procédé à l’analyse

rigoureuse du texte, en privilégier d’autres.

a) Le choix du mois de référence

Pour acquérir un art quel qu’il soit, il faut tout d’abord choisir le mois favorable à

une telle opération. Dans le cas de la grammaire, le chapitre 147 nous enseigne qu’il faut

agir lorsque le mois (et plus précisément son commencement), déterminé par le cours de la

69

Cf. infra, IIe partie, ch. 3.2. 70

Éd. Ars notoria, version A, § 79 : « Ista precepta sunt liberaliter obseruanda. » 71

Ibid., § 108 : « […] unde Salomon : ‘‘Horas si transgressus fueris in die unam uel duas, non inde

terrearis’’ […]. » 72

C’est là une différence capitale avec la magie astrale.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 373

Lune (lunatio), s’inscrit dans les périodes zodiacales des Gémeaux ou de la Vierge,

déterminées, elles, par la course du Soleil, soit, selon le calendrier courant, entre le 14 mai

et le 14 juin d’une part, le 16 août et le 16 septembre d’autre part73

. Ces deux périodes

sont jugées très favorables puisqu’elles sont également valables pour acquérir la logique,

la philosophie, la rhétorique, l’arithmétique et la géométrie. Deux solutions s’offraient

donc en théorie au praticien s’il voulait acquérir plusieurs de ces disciplines, voire même

toutes : soit il menait de front, durant l’une et/ou l’autre période, les rituels en vigueur

pour chacun des artes, au risque de se perdre dans l’entremêlement des procédures ; soit il

opérait pour chacune d’entre elles durant des années distinctes, ce qui était sans doute une

solution plus sage mais lente. Elle faisait perdre à l’ars notoria l’un de ses principaux

avantages par rapport au mode courant d’apprentissage74

.

b) La semaine de préparation

Une fois le mois préférentiel déterminé, le rituel d’acquisition de la grammaire,

comme du reste celui de toute autre discipline, commence par la période de préparation

d’une semaine prescrite au chapitre 87, qui doit immédiatement précéder le début du mois

en question. Durant chacun de ces sept jours, il faut réciter l’ensemble des oraisons

« générales » à sept reprises, ce qui est en soi un travail relativement long, puisque ces

dernières sont au nombre de vingt-et-une. Ceci exige bien entendu que le praticien soit

dans un parfait état de pureté corporelle et spirituelle, qu’il ait donc jeûné, se soit abstenu

de tout péché mortel, ou, dans le cas contraire, qu’il se soit confessé auprès d’un prêtre et

ait reçu l’absolution de ses fautes. Remarquons au passage que la version A de l’ars

notoria insiste assez peu sur tout ce qui a trait à la préparation spirituelle du dévot, alors

que c’est tout de même une condition sine qua non de la réussite : des indications sont

données, mais par petites touches seulement, de manière très dispersée. Le moment de la

journée où les 147 (7 x 21) prolationes doivent avoir lieu n’est pas précisé. Il est

simplement dit qu’il faut, entre chacune d’entre elles, ménager des intervalles (intervallis

factis). On peut toutefois supposer qu’il faut agir le matin, le moment de la journée où

73

La correspondance approximative entre les mois et les signes du zodiaque est rappelée dans le

ch. XVI du De temporum ratione de Bède le Vénérable († 736), qui a longtemps fait autorité en matière de

comput au Moyen Âge. Cf. Bedæ Venerabilis Opera, pars VI, 2 : De temporum ratione liber, Corpus

Christianorum, Series Latina, CXXIII B, Turnhout (Brepols), 1977, ch. XVI : « De signis duodecim

mensium. Singuli autem menses sua signa in quibus solem recipiant habent Aprilis, Arietis ; Maius, Tauri ;

Iunius, Geminorum ; Iulius, Cancri ; Augustus, Leonis ; September, Virginis […]. » Pour un commentaire et

une traduction anglaise, cf. F. Wallis, Bede : The Reckoning of Time, Liverpool University Press, 1999. Les

mois zodiacaux du XIIIe siècle ne correspondent pas au canon actuel en raison du retard pris par le

calendrier julien sur le calendrier astronomique.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 374

l’état de pureté du praticien est le mieux préservé, dans la mesure où il n’a pas encore eu

l’occasion, par l’ingestion de nourriture ou la réalisation de péchés véniels ou capitaux, de

souiller sa chair et son âme.

c) Le premier jour du mois d’élection

Après cette phase préparatoire débute, en même temps que la nouvelle Lune75

, le

véritable rituel d’acquisition de la grammaire. Celui-ci commence, le matin du premier

jour, par la récitation d’un grand nombre d’oraisons générales, en respectant l’ordre

suivant :

- les oraisons Lemaac, Salmaac (= § 22), Theos, Patir (= § 24) et Te queso,

Domine (= § 25), qui doivent être récitées in principio mensis, avant que le

dévot ait mangé ou bu.

- les oraisons Lamen, Ragaa (= § 34), Memoria irreprehensibilis (= § 36) et

celles qui constituent le groupe intitulé « signe de la Grâce de Dieu » (= § 43 à

55), qui doivent être récitées une fois chacune le matin du premier jour. Seule

semble exclue la liste de verba introduite par Ancor, Anacor (= § 29), dont la

vertu « générale » n’est à aucun moment établie76

.

- les oraisons Gemot, Geel (= § 62) et Omnipotens sempiterne Deus (= § 64), qui

doivent être récitées au petit matin tous les jours jusqu’au quatorzième jour du

mois.

- enfin, l’oraison Semot, Lamen (= § 69), pour laquelle le traité ne donne aucune

prescription temporelle et dont on peut supposer qu’elle doit être récitée tous

les jours77

.

Le soir de ce premier jour commence l’« inspection » (inspectio) des figures de la

grammaire, et plus précisément de la première d’entre elles (rappelons qu’elles sont au

nombre de trois). Cette phase, qui exige que l’adepte soit en parfait état de pureté, doit être

précédée de la récitation de la prière latine Lux, veritas (= § 82), des dix oraisons de l’Ars

nova (§ 115 à 125), des novem termini (§ 127a-i) et, à vingt-quatre reprises, de toutes les

oraisons inscrites dans ou à proximité de la première figure (en particulier des prières

latines Domine Sancte Pater (= § 128), Respice, Domine Deus (= § 129) et Creator

74

Pour plus de précisions sur la détermination du tempus idoneus, cf. infra IIe partie, ch. 3.2. 75

Le commencement du mois lunaire doit lui-même intervenir dans l’espace mensuel déterminé

par les deux périodes zodiacales précitées. 76

Pour cette raison, nous ne l’avons pas prise en compte dans notre reconstitution. 77

À ce titre, nous l’avons prise en compte dans notre reconstitution de chacune des journées.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 375

Adonay (= § 130)). L’énonciation des noms d’anges et des verba mistica inscrits dans la

première note de la grammaire tient du morceau de bravoure, puisqu’ils sont disposés en

cercles concentriques et qu’il faut donc sans cesse tourner le manuscrit pour parvenir à les

lire. Une fois récitées toutes ces oraisons, la figure en question doit être « inspectée »

douze fois. La durée d’une de ces « inspections » n’est pas établie, mais gageons qu’elle

devait être longue. Durant la phase d’« énonciation » et d’« inspection », le dévot doit par

ailleurs feuilleter et regarder de vrais livres de grammaire.

d) Les autres jours du mois

Au matin du second jour ne doivent en théorie être récitées que les oraisons Gemot,

Geel (= § 62), Omnipotens sempiterne Deus (= § 64) et Semot, Lamen (= § 69). Mais le

traité n’est pas clair à ce niveau, dans la mesure où les prescriptions du chapitre 82 entrent

en contradiction avec celles édictées dans les chapitres antérieurs : celui-ci affirme en effet

que l’« inspection », qui doit avoir lieu tous les jours du mois (le soir), doit être précédée,

le matin, par la récitation de toutes les oraisons « générales » ; or, les prescriptions établies

pour chacune d’entre elles fixent des jours précis durant lesquels la prolatio doit être

entreprise. Autrement dit, si l’on suit le chapitre 82, toutes les oraisons « générales »

doivent être récitées chaque jour du mois, et par conséquent durant ce deuxième jour ; si

l’on suit les prescriptions particulières à chaque oraison « générale », toutes les oraisons

« générales » sont exclues, le deuxième jour, de la séance matinale de récitation, hormis

celles qui correspondent aux chapitres 62, 64 et 69. Il nous semble en l’état qu’il faut faire

prévaloir la seconde solution, qui tient mieux compte des prescriptions temporelles

édictées dans la première partie des Flores aurei. Mais on se rend bien compte que, selon

la solution qu’on adopte, le rituel se retrouve dans sa forme chamboulé du tout au tout78

.

Quoi qu’il en soit des opérations qui sont supposées se dérouler le matin du

deuxième jour, il faut réitérer le soir la phase d’« inspection » de la première note de

grammaire, précédée de la récitation des oraisons attenantes, dans les même termes que

pour le premier jour.

Le troisième jour, la phase matinale consiste en la récitation, à trois reprises, de

toutes les oraisons allant du chapitre 34 à 55, à laquelle il faut ajouter la récitation des

chapitres 62, 64 et 69. Le soir, la séance d’« inspection » est la même qu’aux premier et

deuxième jours.

78

En privilégiant la seconde solution, le rituel matinal est globalement moins contraignant.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 376

La phase matinale est le quatrième jour assez lourde. En effet, il faut utiliser pour

la première fois, en plus de la plupart des oraisons « générales », les

« oraisons triomphales » (§ 7, 10 et 11) et l’oraison Rasay, Lamac (= § 16). Par

conséquent, il faut réciter au matin de ce quatrième jour, dans l’ordre suivant :

- les oraisons Hely, Semat (= § 7), Phos, Megale (= § 10) et Lux mundi (= § 11).

- l’oraison Rasay, Lamac (= § 16), qui doit aussi être énoncée une nouvelle fois,

à tierce, à none et à vêpres, ce qui, on peut le remarquer, n’est pas sans

interférer avec le rituel d’inspectio qui se déroule en soirée, sans que

l’articulation entre l’une et l’autre phase soit explicitée.

- les oraisons correspondant aux chapitres 22, 24 et 25, si l’on suppose, comme

nous l’avons fait plus haut, que le rythme de leur récitation suit celui des

oraisons qui les précèdent.

- les oraisons Gemot, Geel (= § 62) et Omnipotens sempiterne Deus (= § 64).

- enfin, l’oraison qui correspond au chapitre 69.

La séance vespérale d’« inspection » ne varie pas par rapport aux jours précédents.

Le cinquième jour, la marche à suivre est en tout point la même qu’au deuxième

jour.

Le matin du sixième jour, le dévot doit procéder comme pour le troisième jour, à

un élément près : les oraisons allant du chapitre 34 à 55 doivent désormais être récitées

chacune à sept reprises. Le soir, le rituel d’inspectio reste à l’identique.

Le septième jour, le rituel à suivre est le même qu’aux deuxième et cinquième

jours.

Le huitième jour, le rituel à suivre est le même qu’au quatrième jour.

Le neuvième jour, le rituel à suivre est le même qu’au sixième jour.

Durant les dixième et onzième jours, le rituel à suivre est le même qu’aux

deuxième, cinquième et septième jours.

Le douzième jour, la séance matinale de récitation des oraisons « générales » est

très chargée puisque toutes doivent être utilisées, selon leur ordre d’apparition dans le

traité. Comme pour les sixième et neuvième jours, les oraisons allant du chapitre 34 à 55

doivent être récitées chacune à sept reprises. Quant au rituel d’« inspection » de la

première figure de la grammaire, il ne varie toujours pas.

Le treizième jour, le rituel à suivre est le même qu’aux deuxième, cinquième,

septième, dixième et onzième jours.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 377

Le quatorzième jour, jour de la pleine Lune, le rituel ne consiste le matin qu’à

réciter l’oraison Semot, Lamen (= § 69), les oraisons correspondant aux chapitres 62 et 64

étant désormais exclues. Les principaux changements affectent le rituel d’inspectio,

puisqu’il faut désormais ajouter à l’examen de la première figure de la grammaire celui de

la seconde. Les deux figures doivent chacune être « inspectées » à vingt reprises, et les

oraisons qui les accompagnent récitées préalablement à trente reprises. Le rituel

d’« inspection » commence comme durant les jours précédents par la récitation des

chapitres 82, 115 à 125 (Ars nova), et 127a-i (novem termini).

Le quinzième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’aux sixième et

neuvième jours, à un détail près : il ne faut désormais plus réciter les oraisons Gemot, Geel

(= § 62) et Omnipotens sempiterne Deus (= § 64). Le soir, le rituel d’inspectio est le même

qu’au quatorzième jour.

Le seizième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’aux quatrième et

huitième jours, là encore à un détail près, qui consiste à ne plus réciter les chapitres 62 et

64. Le soir, le rituel d’inspectio est le même qu’au quatorzième jour.

Le dix-septième jour, le rituel à suivre est en tout point le même qu’au quatorzième

jour.

Le dix-huitième jour, le rituel à suivre est en tout point le même qu’au quinzième

jour.

Le dix-neuvième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’aux quatorzième et

dix-septième jours. Le soir, le rituel d’inspectio évolue, puisqu’il faut désormais procéder,

en plus de l’examen de la première et de la deuxième figures de la grammaire, à celui de la

troisième et dernière figure. Les trois figures en question doivent chacune être

« inspectées » à douze reprises, et les oraisons qui les accompagnent récitées

préalablement à trente-sept reprises. Cette séquence est préparée, comme durant les jours

précédents, par la récitation des chapitres 82, 115 à 125, et 127a-i.

Le vingtième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’au seizième jour. Le

soir, le rituel d’inspectio est le même qu’au dix-neuvième jour.

Le vingt-et-unième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’au quinzième et

dix-huitième jours. Le soir, le rituel d’inspectio est le même qu’au dix-neuvième jour.

Les vingt-deuxième et vingt-troisième jours, le rituel à suivre est le même qu’au

dix-neuvième jour.

Le vingt-quatrième jour, le rituel à suivre le matin est le même qu’au douzième

jour, à un détail près : il ne faut plus réciter les oraisons correspondant aux chapitres 62 et

Page 28: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 378

64 avant de réciter le chapitre 69. Le soir, le rituel d’inspectio est le même qu’au dix-

neuvième jour.

Le vingt-cinquième jour, le rituel à suivre est en tout point le même qu’aux dix-

neuvième, vingt-deuxième et vingt-troisième jours.

Le vingt-sixième jour, le rituel à suivre est le même qu’au vingt-et-unième jour.

Le vingt-septième jour, le rituel à suivre est le même qu’aux dix-neuvième, vingt-

deuxième, vingt-troisième et vingt-cinquième jours.

Le vingt-huitième jour, le rituel à suivre est le même qu’au vingtième jour.

Le vingt-neuvième jour, le rituel à suivre est le même qu’aux vingt-et-unième et

vingt-sixième jours.

Le trentième et dernier jour du mois79

, le rituel à suivre est exactement le même

qu’au vingt-quatrième jour. Au terme de cette journée, le dévot est supposé maîtriser à la

perfection toutes les règles de la grammaire et donc, plus largement, être doté de la

capacité à bien manier la langue latine.

En définitive, si, dans la version A, l’opération pour acquérir un art quel qu’il soit

dure un mois et une semaine, ce qui est un espace de temps relativement court, celle-ci

exige, durant cette même période, une disponibilité de tous les instants, non seulement

pour se conformer aux impératifs temporels, mais aussi pour respecter les règles de pureté

charnelle et spirituelle. Quand on sait que la mise en œuvre du rituel doit être renouvelée à

plusieurs mois d’intervalle pour acquérir l’ensemble des artes et des scientie qui

composent le cursus scolaire ou qui se situent à ses marges (dans le cas des arts magiques

et divinatoires), on comprend que cette version de l’ars notoria ait pu décourager bien des

adeptes potentiels.

La principale difficulté se situait toutefois en aval. Avant de pouvoir passer à

l’acte, l’adepte devait s’attacher à recomposer la procédure à suivre, en franchissant vaille

que vaille tous les obstacles que le texte ne manquait de dresser devant lui. L’absence de

fonctionnalité du traité était en soi un élément suffisant pour décourager les intéressés

éventuels. C’est à coup sûr pour cette raison que des opuscules plus accessibles d’un point

de vue pratique ont vu le jour, parmi lesquels l’Ars nova et l’Opus operum, qui apportent

chacun une réponse différente à la nécessité de rendre l’ars notoria moins impénétrable.

79

Rappelons que le cycle mensuel de la Lune ne dure pas 30 jours pleins, mais en réalité un peu

plus de 29 jours et demi. Il s’agit du mois lunaire synodique.

Page 29: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 379

1.2. Des stratégies de contournement : l’Ars nova et l’Opus operum (XIIIe s.)

1.2.1. L’Ars nova : une concurrente malheureuse des Flores aurei ?

Bien que l’on puisse l’utiliser dans la procédure rituelle mise en place par les

Flores aurei, l’Ars nova se présente comme un modus operandi qui se suffit à lui-même.

Son nom, son insertion mal assurée au cœur du traité, ses prétentions à l’autonomie sont

autant d’indices qui plaident pour une élaboration postérieure à celle des Flores aurei, que

l’on peut approximativement situer à la croisée des XIIe et XIIIe siècles. Rappelons

toutefois qu’aucun manuscrit ne nous livre une version des Flores aurei où ne soit pas

insérée l’Ars nova, ce qui fait que nous n’avons pour le moment aucune preuve matérielle

de l’élaboration en deux temps des deux principales parties du texte que nous étudions.

Les dix oraisons qui constituent l’Ars nova sont présentées d’emblée comme le

« complément » des Flores aurei80

. Il est spécifié qu’elles « peuvent et doivent être dites

avant les oraisons spéciales et générales » des Flores aurei81

. Les maîtres d’œuvre de la

version de l’ars notoria qui nous est parvenue ont donc en premier lieu pris le parti de ne

pas individualiser l’Ars nova et de mettre en exergue la continuité Flores aurei/Ars nova,

afin de donner une cohérence de façade à l’ensemble du traité. Cette insistance sur le

caractère complémentaire et indissociable des deux parties ne résiste toutefois pas très

longtemps aux prétentions affichées par l’Art nouveau. En voici, pour l’essentiel, la

teneur :

« Bien plus, si tu veux opérer sans recourir à tous les autres chapitres de l’art

susdit [i.e. les Flores aurei], tu pourras, en disant ces oraisons au bon moment et dans

l’ordre, atteindre un haut degré de maîtrise dans n’importe quel des arts. Pour utiliser ces

oraisons, nul n’est besoin de respecter des jours, des temps ou des mois [lunaires] précis ;

ce qui seulement doit être observé, c’est que les jours durant lesquels ces oraisons sont

prononcées, il faut s’abstenir de tout péché mortel, de la luxure, de la gourmandise et

surtout de tout serment superflu. »82

Ce court passage appelle plusieurs remarques. Il affirme tout d’abord sans

ambiguïté l’autonomie de l’Ars nova : voilà un art qui supplée sans perte d’efficacité

80

Éd. Ars notoria, version A, § 110 : « Ista sunt que operis precedentis sunt explementum. » 81

Ibid., § 111 : « Orationes enim iste ante omnes specialiter et ante omnes generaliter dici possunt

et debent. » 82

Ibid., § 111 : « Etiam si absque aliis capitulis de ipsa arte prefata operari uolueris, ipsis

orationibus dictis tempore et ordine poteris in qualibet artium magnam habere scientiam. In ipsis orationibus

neque dies neque tempora neque Luna obseruanda sunt, sed tamen illud specialiter in ipsis obseruari debet

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 380

aucune les Flores aurei. Il insiste ensuite sur la simplification de la procédure : les

impératifs de temps très contraignants promulgués par les Flores aurei sont tout

simplement supprimés, même si le texte semble dans un premier temps indiquer qu’il y a

toujours des moments favorables à respecter pour réciter les oraisons. Les seules

nécessités sont désormais de prononcer les dix oraisons dans l’ordre ― c’est-à-dire en

suivant leur ordre d’apparition dans le traité ― et de procéder lorsque l’on est dans un état

spirituel adéquat, ce qui, au vu du rituel que nous avons précédemment reconstitué, relève

presque de la plaisanterie. Enfin, la nécessité d’« inspecter » des figures n’est à aucun

moment prise en compte : la partie verbale du rituel semble suffisante pour solliciter

l’intervention de Dieu et de ses milices célestes auprès de l’invocateur.

Après cette première mise au point, la façon dont doivent concrètement être

utilisées les dix oraisons de l’Ars nova est précisée au chapitre 114b. Si les principes

généraux édictés plus haut ne sont pas remis en question, le recours aux oraisons de l’Ars

nova est encore moins contraignant que l’on pouvait de prime abord le penser. Comme en

écho au chapitre 111, il est tout d’abord rappelé que le prétendant infidelis ne peut en

aucun cas opérer. Dans la même veine, il est ensuite confirmé que l’on peut agir à tout

moment, sans prendre en considération quelque prescription temporelle que ce soit. La

nouveauté intervient juste après : pour acquérir un art du trivium ou du quadrivium, point

n’est besoin de réciter l’ensemble des dix oraisons, comme pouvait le laisser penser le

passage mis en exergue plus haut. En fait, chaque art est doté de sa propre oraison :

autrement dit, pour acquérir la grammaire il suffit de réciter la prière Omnipotens,

incomprehensibilis, indiuisibilis Deus (= § 115), pour la rhétorique la prière Adoro te, rex

regum (= § 116), pour la dialectique la prière Confiteor tibi (§ 117), etc.83

L’efficacité des

sept premières oraisons concerne ainsi les arts libéraux ; on peut supposer, en se calquant

sur les Flores aurei, que celle des trois dernières oraisons concerne les artes exceptive, la

philosophie et la théologie. Ainsi, en les récitant toutes les dix, on peut escompter obtenir

l’ensemble du savoir connu dans le monde médiéval !

Les dix oraisons de l’Ars nova, à l’instar de certaines oraisons « générales » des

Flores aurei, peuvent aussi être dotées, si l’on suit le chapitre 112b, d’une efficacité

quod, diebus quibus orationes iste proferuntur, de peccatis obseruandum est criminalibus, luxurie et gule et

maxime de iuramentis superfluis. » 83

Ibid., § 114b : « Ipsas orationes dicere infidelibus fas non est nec operari de ipsis, sed qui aliquid

magnum uel speciale in artibus siue in arte aliqua uult adipisci scientie negotium, si superius opus habere

non poterit, omni tempore quocumque uoluerit, has orationes dicat, primas .iij. pro tribus artibus liberalibus

specialiter singulam pro singula, uel generaliter omnes tres pro tribus ut dicende sunt, id est quocumque

uolueris tempore dicas, et quatuor subsequentes pro quatuor subsequentibus liberalibus simili modo […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 381

circonstancielle qui vise, selon le texte, à réaliser des choses « aussi sublimes que

nécessaires », expression des plus vagues qui laisse supposer que tout est permis dans les

limites des possibilités humaines. Pour utiliser l’Ars nova dans cette optique, il faut

commencer la récitation des oraisons le sixième jour de la semaine, soit le vendredi, en

ayant jeûné auparavant pendant trois jours. Avant que les désirs du dévot ne soient

réalisés, ses intentions sont sondées par Dieu. C’est seulement si celles-ci sont bonnes que

la récitation des oraisons de l’Ars nova est suivie d’effet84

.

L’Ars nova se pose donc comme un concurrent redoutable des Flores aurei.

Toutefois, malgré les avantages certains de ce texte, il n’a jamais eu, si l’on en croit les

manuscrits que nous avons retrouvés, d’existence autonome. C’est sans doute qu’au-delà

d’un certain degré de simplification, les adeptes de l’ars notoria ont pu trouver que la

marche à suivre manquait cruellement de crédibilité. Pour que la stratégie de

contournement de la procédure « standard » prescrite par l’Ars nova puisse prétendre un

tant soit peu au succès, il aurait fallu qu’une certaine rigueur et un certain degré de

contrainte soient respectés, aussi bien en matière de durée que de prescriptions

temporelles ; or, pour mieux s’opposer aux Flores aurei, on s’est plutôt orienté vers une

forme de démesure. En revanche, cet impératif a été pris en compte par les maîtres

d’œuvre de l’Opus operum, qui ont trouvé un bon compromis entre la nécessité d’une plus

grande accessibilité et celle de maintenir un haut degré d’exigence.

1.2.2. Le rituel de l’Opus operum

L’Opus operum, rappelons-le, apparaît pour la première fois dans le manuscrit de

Londres Sloane 1712 (= L1, fol. 22vb-36rb), à la suite d’une bonne copie de la version A

de l’ars notoria. Le manuscrit en question est approximativement daté du milieu du XIIIe

siècle. La date d’élaboration de l’Opus operum peut donc être raisonnablement située

entre 1230 et 1250. Ce texte nous est connu par la suite grâce à trois manuscrits, deux du

XIVe siècle, un du XVe, grâce auxquels nous avons pu réaliser notre édition critique85

.

84

Ibid., § 112b : « Si rem forte incipere uolueris tam sublimem ac tam necessariam, arbitror ut feria

.vj. habeas huius operis principium, et sicut a te ipso dispositum est, bonum est ante fieri ieiunium

triduanum, utrum bona an mala huius uoluntatis sint desideria diuinitus ostendatur. » 85

Cf. supra, Ière partie, ch. 2.3. Il s’agit des mss Le1, R2 et M2.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 382

Le nom que nous lui avons attribué ― Opus operum ― est établi à partir de

l’incipit86

. Nous aurions tout aussi bien pu choisir l’intitulé qui apparaît dans la rubrique

du chapitre E, à savoir Clavis operis magni. Quoi qu’il en soit, nous voulions par ce choix

éviter toute confusion avec les textes antérieurs ; une confusion qui pouvait naître de la

rubrique qui fait office de titre dans L1, qui indique qu’il s’agit-là d’un traité d’ars notoria

« qu’on appelle art nouveau »87

. Le nom d’ars notoria est aussi attribué au cœur du

chapitre A, qui est en fait le prologue88

. Au-delà de cette question de dénomination, il faut

remarquer que la façon dont s’intitule d’emblée ce texte n’est pas anodine. En prenant les

noms d’ars notoria et d’ars nova, l’Opus operum s’inscrit dans la lignée de la tradition

« canonique » ; mais, surtout, affiche sa prétention à se substituer définitivement à elle, ce

que confirme l’incipit en déclarant qu’il s’agit-là de « l’œuvre des œuvres et [de] la

science des sciences ».

Cette substitution, l’étude de la tradition manuscrite l’a montré, ne va jamais avoir

lieu ; pour qu’elle intervienne, il aurait pour le moins fallu que l’Opus operum ait une

existence manuscrite autonome ; or, tous les témoins que nous avons retrouvé sont

rapportés plus ou moins en marge d’un traité d’ars notoria de type A (qu’ils soient situés

après ou avant la version A). D’un simple point de vue codicologique, l’ancienne ars

notoria ne s’est ainsi jamais trouvée disqualifiée ou mise à l’écart. Il n’empêche que le

modus operandi défini par l’Opus operum, en combinant clarté, simplicité et rigueur, était

potentiellement promis à un beau succès. Nous allons essayer maintenant d’en exposer les

principes.

L’Opus operum se décompose en trente-sept chapitres. La très grande majorité

d’entre eux (32) correspondent à des oraisons, qu’il s’agisse de prières latines (22) ou de

listes de verba (10). Seuls cinq chapitres (§ A, B, D, E et F) sont consacrés à l’exposition

de la forma institutionis89

, c’est-à-dire de la procédure rituelle qu’il convient de suivre. Et

encore peut-on pousser la distinction plus loin : parmi ces cinq chapitres, tous situés au

début du texte, seulement trois (B, D et E) ont véritablement pour objet d’exposer les

precepta qui déterminent la marche à suivre, les deux autres (A et F), bien qu’ils soient

utiles d’un point de vue pratique, délivrant des principes d’ordre plus général. Ces

86

Éd. Opus operum, § A : « Incipit opus operum, scientia scientiarum, eo quod in opere […]. » 87

Ibid., § A : « Incipit ars notoria que noua ars appellatur. » Cette rubrique se retrouve à l’identique

dans Le1 (XIVe s.). 88

Ibid. : « Appellatur etiam hoc opus ars notoria, quia quibusdam notis, id est orationibus

compendiosis, mirabiliter in ipso opere prudenti operario prestatur effectus. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 383

quelques éléments permettent de dresser un premier constat : les maîtres d’œuvre de

l’Opus operum ont voulu rompre avec l’obscurité de la version A, en réunissant dans un

nombre restreint de chapitres situés en tête de l’ouvrage toutes les informations

nécessaires à sa mise en œuvre. L’Opus se définit ainsi avant tout comme un texte

pratique. Il était donc logique qu’il laisse de côté tout ce qui n’était pas absolument

nécessaire à sa mise en œuvre. Aussi ne faut-il guère s’étonner de ne trouver à aucun

moment dans ce texte ces considérations sur l’origine90

, ces discours sur la vertu du

langage et ces autres digressions « spéculatives » qui sont autant de ruptures dans

l’exposition de la procédure rituelle de la version A. L’Opus operum adopte une structure

« narrative » qui ne pratique pas le mélange des genres, car son but n’est pas tant de se

justifier que de pouvoir être utilisé. Aussi, en se dépouillant de tout ce qui étranger à la

mise en place du rituel, il s’attache avant tout à être accessible.

Ce texte est donc, à bien des égards, l’expression d’une volonté de rupture. Mais

cela n’implique pas, même d’un point de vue strictement formel, que les textes plus

anciens soient totalement délaissés ou rejetés. S’il est vrai que l’Opus operum propose un

matériel invocatoire pour l’essentiel inédit, il est assez symptomatique en revanche, pour

ne prendre qu’un exemple91

, que l’on ait maintenu une division des orationes en dix

chapitres, et ce bien qu’elles soient en réalité au nombre de trente-deux : c’était là le

moyen de garder la structure capitulaire de l’Ars nova et de s’inscrire dans son « antique »

lignée92

. Pour obtenir le nombre dix, il a fallu regrouper les oraisons par groupe de trois,

autour d’un môle incarné dans chaque cas par une liste de verba (§ H, K, N, Q, T, W, Z,

AC, AF, AI). Ainsi, chacune de ces listes se trouve ceinte de deux « prologues », qui sont

toujours des prières latines93

. À ces dix oraisons décomposables en trente sous-sections, il

faut ajouter deux prières latines qui ne sont pas comptabilisées : l’une introduit le texte et

est située au cœur des chapitres « pratiques » (= § C), l’autre, adressée à la Vierge, y met

un point final (= § AK).

Rompre avec l’ars notoria antérieure ne signifie pas non plus que l’on veuille

ménager le praticien et lui proposer une procédure raccourcie à l’instar de celle prescrite

89

Ibid., § A. 90

Les noms de Salomon et d’Apollonius comme ceux d’autres autorités n’apparaissent à aucun

moment dans ce texte. 91

Nous aurions pu aussi évoquer le fait que l’architecture générale du rituel de l’Opus operum

reproduit celle des Flores aurei : les quatre premières oraisons servent à renforcer les facultés intellectuelles

(mémoire, éloquence, intelligence et « persévérance »), quand les six autres servent à acquérir les scientiae.

Cf. éd. Opus operum, § F. 92

On comprend aussi mieux pourquoi l’Opus operum s’intitule Ars nova.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 384

par l’Ars nova. Le rituel de l’Opus operum reste très contraignant. La contrainte est même

d’autant plus forte que l’exposition plus claire des préceptes exige qu’on les respecte

davantage. Si, pour mettre en pratique la version A de l’ars notoria, on pouvait se

permettre de ne pas trop en suivre les prescriptions à la lettre, une telle mansuétude n’a

plus cours dans le cas de l’Opus operum, très explicite sur le sujet. Ne lit-on pas en effet

au chapitre A :

« Dans cette œuvre, il faut aussi considérer avec le plus grand soin que rien ne doit

être fait sans respecter à la lettre sa méthode. »94

L’exigence de rigueur dans la mise en œuvre du rituel est aussi marquée par le

recours à des adverbes tels que summopere (« avec le plus grand soin », 2 occ.) ou sollicite

(« avec précaution », 1 occ.) dans les chapitres consacrés à la forma institutionis, des

adverbes que l’on ne trouve à aucun moment dans la version A. Ainsi, parce qu’il gagne

en clarté, l’Opus operum se fait plus directif.

Par ailleurs, bien que ce texte soit de taille restreinte par rapport à la version A de

l’ars notoria ― le rapport est d’environ un chapitre pour quatre ―, en volume il en

représente approximativement 60 %. Les économies de parchemin ne se sont pas faites

aux dépens du matériel invocatoire. Les oraisons de l’Opus operum, qu’il s’agisse des

prières latines ou des listes de verba, sont en effet, selon une tendance classique à la

surenchère dont on trouve une illustration supplémentaire ultérieurement dans la version

glosée (B), plus longues en moyenne que celles de la version A. Même en nombre

comparable, elles sont beaucoup plus longues à réciter. Lorsqu’on prend en compte,

comme nous le ferons par la suite, que chacune d’entre elles doit être prononcée à

plusieurs reprises dans une même journée pendant un mois entier, on en arrive en

définitive à une procédure rituelle qui, bien loin d’être allégée, se trouve au contraire

fortement alourdie. L’Opus operum, qu’on se le dise, ne sacrifie pas le fond à la forme. La

pression que subit le praticien est plus forte que jamais.

Il est temps maintenant d’en venir au rituel lui-même et d’en détailler la forme.

Sa durée est d’un mois, comme dans la version A de l’ars notoria, preuve là encore

que les textes antérieurs ont servi de matrice. Aucune période favorable à la récitation des

93

Éd. Opus operum, § F : « Sciendum uero est quod singule orationes habent duos prologos, unum

in principio et alium in fine, qui ante et post dicendi sunt […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 385

oraisons n’étant déterminée (contrairement à ce que prescrit la version A), l’Opus operum

peut être mis en œuvre à n’importe quel moment de l’année95

. Durant cet espace de trente

jours, la vie du dévot (si celui-ci entend acquérir tout le savoir) est rythmée par la

récitation incessante des trente-deux oraisons qui constituent l’essentiel du texte. Celui qui

opère doit se couper du monde et agir « dans un lieu isolé, propre, loin de la compagnie

des hommes, hormis [éventuellement] celle d’un spécialiste de l’Opus »96

, afin d’éviter

toute perturbation intempestive du modus operandi. Porté par une foi inextinguible, le

praticien doit aussi être irréprochable sur le plan spirituel avant d’engager le long travail

invocatoire prescrit par le traité97

. Enfin, des instructions lui sont données pour le cas où il

serait forcé, pour une raison ou pour une autre, de s’interrompre, le problème étant alors

de savoir s’il doit ou non recommencer toute l’opération à zéro. Sont ainsi envisagées

diverses situations, telles l’arrivée d’un tiers à l’improviste, l’endormissement du dévot (ce

qui n’a pas dû manquer d’arriver à ceux qui s’y sont frottés), la maladie ou la subite

nécessité de changer de lieu98

.

Quant au but fixé, il s’agit toujours d’acquérir le savoir ; un savoir qui semble pour

l’essentiel centré sur les arts libéraux99

, mais qui est classé de manière inhabituelle au

94

Ibid., § A : « In ipso etiam opere summopere considerandum est nichil in eo debere fieri preter

proprie formam institutionis. » 95

Cette interprétation est confirmée lorsqu’est discutée la notion d’« intervalle ». Il est alors

question de l’été comme de l’hiver. Cf. infra. 96

Éd. Opus operum, § D(b) : « Scire quoque debes hoc opus esse agendum loco solitario et mundo

et remoto ab hominum consortio, excepto consortio doctoris operis si forte affuerit et uoluerit interesse. » 97

Ibid. : « Si presertim operans quecumque de causa in peccatum criminale in ipso opere inciderit

nisi penitentia prius peracta, in opere procedere non presumat. Sunt enim peccata criminalia dissimilia.

Presertim si ad luxuriam quecumque miseria uel fragilitate surrepente prolapsus fuerit antequam in opere

processerit, penitentiam plenariam peragat, nisi ei in uisione reuelatum fuerit quid agere debeat. De

quocumque enim peccato criminali quod in ipso acciderit, prius penitentia agenda est, nisi ei per uisionem

facta fuerit subleuatio. » ; § A : « Preceteris etiam in ipso opere obseruandum est operis cognitionem habere

uolenti tanta fide et taciturnitate ipsum debere contractari, ut nunquam nisi quod iustum fuerit quacumque

compellente conditione reueletur. » Le texte insiste aussi sur le fait que la pratique de l’Opus operum n’est

pas un privilège qui se négotie contre monnaie sonnante et trébuchante : cf. § A : « Est preterea primum et

speciale mandatum in eo hoc nullatenus emi debere uel uendi. Sic ergo super huius determinatione loci

scriptum est : quicumque huius artis addiscende uel docende causa pecuniam ex industria dederit uel

acceperit, sciat se non tantum corporale, sed etiam spirituale periculum proculdubio incursurum. » 98

Ibid. : « Quod si forte aliquis in actione operis superuenerit te in uito, decem elemosinis poteris

expiare. Si autem operans ex temeritate uel timore aliquem admiserit, nisi per uisionem ex processu

reuelatum fuerit, opus a principio iterandum est. Item presertim si operans in ipsius actione operis

obdormierit sicut humane fragilitatis est, sicut per uisionem ei reuelatum fuerit secundum hoc faciat, sui

autem opus a principio huius diei iterandum est. Porro si in ipso opere in infirmitate ceciderit, si opus

processit usque ad medium, si per uisionem prohibitionem non audierit, recepta ualitudine principium

prosequatur. Si autem minus medio actum est, nisi ei ex spiritu fuerit reuelatum, a principio opus iterabit.

Preterea si operans quecumque necessitate manendi locum mutauerit, eo recedens opus reliquit, recepta

manendi ydonea facultate perficiat. » 99

Ibid., § A : « « Incipit opus operum, scientia scientiarum, eo quod in opere et in ordine ceterarum

scientiarum uel artium liberalium tantam perhibetur habere efficaciam […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 386

chapitre F100

. Il y a en effet une oraison pour acquérir les « sciences particulières », une

autre les « sciences universelles », ou encore une autre l’art de la prose et de la

versification. Le don du savoir s’opère par le biais de visions nocturnes, dont le praticien

est gratifié à partir du vingtième jour du rituel ; pour que l’infusion définitive ait lieu, il lui

est demandé d’agir en fonction de ce qui lui est révélé : autrement dit, des instructions

célestes, auxquelles le praticien doit se conformer, peuvent venir compléter le rituel

prescrit par le texte101

.

Pour pouvoir opérer au premier jour de la nouvelle Lune, il faut avoir jeûné,

excepté si ce premier jour tombe un dimanche : dans ce cas en effet, le don d’aumônes

suffit102

. Plus généralement, c’est une prescription qu’il faut respecter tous les trois jours

durant toute la durée des opérations103

. Cette première journée est marquée par la

récitation à deux reprises de toutes les oraisons de l’Opus operum (soit un total de 64), une

première fois au petit matin, une deuxième fois à l’heure des vêpres104

.

Le deuxième jour du mois, la récitation des trente-deux oraisons intervient à trois

reprises (= 96) : une fois au petit matin, une fois à midi, une fois à l’heure des vêpres105

.

Le troisième jour, après avoir jeûné, il faut procéder de la même manière à quatre

reprises (= 128) : au petit matin, vers tierce, vers none et à l’heure des vêpres106

.

Le quatrième jour, idem, à quatre reprises (= 128), aux mêmes heures qu’au

troisième jour107

.

Le cinquième jour, idem, à cinq reprises (= 160) : au petit matin, vers tierce, après

midi, après none et au coucher du Soleil108

.

100

Pour un aperçu des classifications du savoir en usage en Occident au XIIIe siècle, cf. G. Dahan,

« Les classifications du savoir aux XIIe et XIIIe siècle », dans L’enseignement philosophique, 40, 2 (1990),

p. 5-27 ; O. Weijers, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités

(XIIIe-XIVe siècle), Brepols, 1996, ch. XIII : « Les classifications du savoir », p. 187-202. 101

Éd. Opus operum, § D(b) : «In omnibus enim diebus a uicesimo die et supra quibus diebus opus

agitur post crepusculum noctibus uisiones apparebunt. Nota autem eas omnes et secundum quod in eis tibi

uisum fuerit fac. Secundum autem totam operis consumationem quod tibi in uisionibus reuelatum fuerit

fac. » 102

Ibid., § B : « […] primo die ieiunandum est, nisi dies dominicus fuerit. Quod si dies dominicus

fuerit elemosinis expiabis ieiunium. » 103

Ibid., § D(b) : « Sciendum quoque est ut premonstratum est a principio prefati operis die tertio,

sexto, nono et duodecimo et sic usque ad operis consummationem per ternos dies est ieiunandum nisi dies

dominicus fuerit. Si autem dies dominicus fuerit, elemosine faciende sunt. » 104

Ibid., § D(a) : « Primum preceptum est quod ipsum opus cum prologis et orationibus suis die

prime Lune bis agendum est, summo mane semel et in uespere semel. » 105

Ibid. : « Secundo autem die summo mane semel et in meridie semel et in uespere semel. » 106

Ibid. : « Tertio autem die summo mane semel, circa tertiam semel, circa nonam semel et in

uespere semel. » 107

Ibid. : « Quarto autem die ipsum opus cum summa reuerentia sicut in tertia die agendum est

quater et eisdem horis quibus in tertio. »

Page 37: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 387

Le sixième jour, après avoir jeûné, idem, à six reprises (= 192) : au petit matin, une

heure après la première fois (donc toujours le matin), après tierce, après midi, après none

et au coucher du Soleil109

.

Le septième jour, idem, à sept reprises (= 224) : deux fois au petit matin (en

ménageant un court intervalle)110

, vers tierce, après midi, après none, à l’heure des vêpres

et au coucher du Soleil111

.

Le huitième jour, idem, à huit reprises (= 256) : deux fois au petit matin (en

ménageant un court intervalle), deux fois entre prime et tierce, deux fois entre midi et

none, deux fois entre les vêpres et le crépuscule112

.

Le neuvième jour, après avoir jeûné, idem, à neuf reprises (= 288) : trois fois au

petit matin (en ménageant de courts intervalles), trois fois entre prime et midi (en

ménageant cette fois de grands intervalles), trois fois entre none et vêpres (toujours en

ménageant de grands intervalles)113

.

Le dixième jour, idem, à dix reprises (= 320) : quatre fois entre l’aube et tierce,

quatre fois de tierce jusqu’après none, deux fois de none au crépuscule114

.

Le onzième jour, idem, à onze reprises (= 352) : une fois au petit matin, trois fois

entre tierce et midi, trois fois entre midi et none, trois fois entre none et les vêpres, une

fois au crépuscule115

.

108

Ibid. : « Quinto autem die ipsum opus agendum est quinquies, summo mane semel, circa tertiam

semel, post meridiem semel, post nonam semel et in crepusculo semel. » 109

Ibid. : « Sexto siquidem die ipsum opus agendum est sexties, summo mane semel, interuallo

facto quasi unius hore semel, post tertiam semel, post meridiem semel, post nonam semel et in crepusculo

semel. » 110

La notion d’« intervalle » est explicitée au § D(a). Un court intervalle équivaut à peu près au

temps qu’il faut pour réciter trois oraisons lors de la messe dominicale. Un long intervalle dure environ une

heure. Mais ces durées varient selon que l’on se trouve en hiver ou en été : en hiver, les jours étant plus

courts, il faut ménager des intervalles plus courts ; en été, où la situation inverse prévaut, les intervalles

peuvent être plus longs. Cf. Ibid. : « Veruntamen quia de interuallis questio esse poterit, sciendum est quod

interuallum dum breuius quasi spatium trium orationum dominicarum dicendarum est, dum uero protensius

unius hore spatio in hoc opere terminatur, secundum dimensionem enim estiualium et hyemalium dierum, id

est secundum prolixitatem interualla notanda sunt. » 111

Ibid. : « Die autem septimo opus predictum terminandum est septies, in crepusculo matutino

semel et facto modico interuallo semel, circa tertiam semel, post meridiem semel, post nonam semel, circa

uesperam semel et in crepusculo semel. » 112

Ibid. : « Octauo die opus egregium agendum est octies, summo mane cum interuallis modicis

bis, a prima usque ad tertiam bis, inter meridiem et nonam bis, a uespere usque ad crepusculum bis. » 113

Ibid. : « Nono autem die opus predictum agendum est nouies, summo mane cum interuallis

modicis ter, a prima usque ad meridiem cum interuallis maioribus ter, a nona usque ad uesperam cum

interuallis maioribus ter. » 114

Ibid. : « Die autem decimo opus predictum augmentandum est, id est agendum est decies, a

summo mane usque ad tertiam quater, a tertia usque post nonam quater, a nona usque ad post crepusculum

bis. » 115

Ibid. : « Undecimo uero die opus prefatum agendum est undecies, summo mane semel, inter

tertiam et meridiem ter, inter meridiem et nonam ter, inter nonam et uesperas ter, in crepusculo semel. »

Page 38: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 388

Le douzième jour, après avoir jeûné, idem, à douze reprises (= 384) : le rythme est

le même qu’au onzième jour, excepté qu’il faut réciter les oraisons à deux reprises au

crépuscule116

.

Le treizième jour, idem, à treize reprises (= 416) : quatre fois du petit matin jusqu’à

tierce, quatre fois entre tierce et none, quatre fois entre none et le crépuscule, une fois

après le coucher du Soleil117

.

Le quatorzième jour, idem, à quatorze reprises (= 448) : cinq fois du petit matin

jusqu’à tierce (en ménageant des intervalles de même durée), cinq fois entre tierce et none,

quatre fois entre none et le crépuscule118

.

Le quinzième jour, après avoir jeûné, idem, à quinze reprises (= 480) : le rythme

est le même qu’au quatorzième jour, excepté qu’il faut réciter les oraisons à cinq reprises

entre none et le crépuscule119

.

Le seizième jour, idem, à seize reprises (= 512) : six fois du petit matin jusqu’à

midi, six fois entre midi et none, quatre fois entre none et le crépuscule120

.

Le dix-septième jour, idem, à dix-sept reprises (= 544) : six fois du petit matin

jusqu’à midi, six fois entre midi et none, cinq fois entre none et le crépuscule121

.

Le dix-huitième jour, après avoir jeûné, idem, à dix-huit reprises (= 576) : le

rythme est le même qu’au dix-septième jour, excepté qu’il faut réciter six fois l’ensemble

des oraisons entre none et le coucher du Soleil122

.

Le dix-neuvième jour, idem, à dix-neuf reprises (= 608) : six fois du petit matin

jusqu’à midi, six fois entre midi et none, sept fois entre none et le crépuscule123

.

Le vingtième jour, idem, à vingt reprises (= 640) : dix fois du petit matin jusqu’à

none, dix fois de none jusqu’au crépuscule124

.

116

Ibid. : « Duodecimo die agendum est sicut in undecimo, preter quod in crepusculo agendum est

bis. » 117

Ibid. : « Tertio autem decimo die a mane usque ad tertiam cum interuallis quater, a tertia usque

ad nonam quater, a nona usque ad crepusculum quater semper cum interuallis et post crepusculum semel. » 118

Ibid. : « Quartodecimo die a mane usque ad tertiam cum interuallis equalibus quinquies, a tertia

usque ad nonam quinquies, a nona usque ad crepusculum quater. » 119

Ibid. : « Quintodecimo die sicut in quartodecimo die agendum est, excepto quod a nona usque

ad crepusculum agendum est quinquies. » 120

Ibid. : « Sextodecimo die a mane usque ad meridiem cum interuallis sexties, a meridie usque ad

paullo post nonam sexties, a post nona usque ad crepusculum quater. » 121

Ibid. : « Decimo septimo die a mane usque ad meridiem sexties, a meridie usque ad paulo post

nonam sexties, a post nonam usque ad crepusculum quinquies. » 122

Ibid. : « Octauodecimo die sicut in decimoseptimo die, excepto quod a nona usque ad post

crepusculum sexties agendum est. » 123

Ibid. : « Die autem nonodecimo a mane usque ad meridiem cum interuallis necessariis agendum

est sexties, a meridie usque ad post nonam sexties, a post nonam usque ad post crepusculum agendum est

septies. »

Page 39: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 389

Le vingt-et-unième jour, après avoir jeûné, idem, à vingt-et-une reprises (= 672) :

sept fois entre le lever du Soleil et midi, sept fois entre midi et le crépuscule, sept fois

après le coucher du Soleil125

.

Le vingt-deuxième jour, idem, à vingt-deux reprises (= 704) : le rythme est le

même qu’au vingt-et-unième jour, excepté qu’il faut réciter huit fois l’ensemble des

oraisons entre le petit matin et midi126

.

Le vingt-troisième jour, idem, à vingt-trois reprises (= 736) : huit fois entre le petit

matin et midi, huit fois entre midi et le crépuscule, sept fois après le coucher du Soleil127

.

Le vingt-quatrième jour, après avoir jeûné, idem, à vingt-quatre reprises (= 768) :

le rythme est le même qu’au vingt-troisième jour, hormis qu’il faut réciter huit fois

l’ensemble des oraisons après le crépuscule128

.

Le vingt-cinquième jour, idem, à vingt-cinq reprises (= 800) : treize fois du petit

matin jusqu’à none, douze fois entre none jusqu’après le coucher du Soleil, en ménageant

à chaque fois un cour intervalle129

.

Le vingt-sixième jour, idem, à vingt-six reprises (= 832) : treize fois du petit matin

jusqu’à none, treize fois de none jusqu’après le coucher du Soleil130

.

Le vingt-septième jour, après avoir jeûné, idem, à vingt-sept reprises (= 864) :

quatorze fois du petit matin jusqu’à none, treize fois de none jusqu’après le coucher du

Soleil131

.

Le vingt-huitième jour, idem, à vingt-huit reprises (= 896) : quatorze fois du petit

matin jusqu’à none, quatorze fois de none jusqu’après le coucher du Soleil132

.

Le vingt-neuvième jour, idem, à vingt-neuf reprises (= 928) : dix fois du petit

matin jusqu’à midi, dix fois de midi jusqu’au crépuscule, neuf fois durant la nuit133

.

124

Ibid. : « Vicesimo autem die a summo mane usque ad nonam agendum est decies cum

necessariis et distinctis interuallis, a nona usque ad post crepusculum decies. » 125

Ibid., § E : « Vicesimo primo die a mane usque ad meridiem septies cum suis interuallis, a

meridie usque ad crepusculum septies et post crepusculum septies ages. » 126

Ibid. : « Vicesimo secundo die similiter, nisi quod ante meridiem facies octies. » 127

Ibid. : « Vicesimo tertio die a mane usque ad meridiem octies, a meridie usque ad crepusculum

octies et post crepusculum septies. » 128

Ibid. : « Vicesimo quarto die similiter, nisi quod post crepusculum facies octies. » 129

Ibid. : Vicesimo quinto die a mane usque ad nonam tridecies, a nona usque ad post crepusculum

cum breuibus interuallis duodecies. » 130

Ibid. : « Vicesimo sexto die a mane usque ad nonam tridecies, a nona usque ad post

crepusculum tridecies. » 131

Ibid. : « Vicesimo septimo die a mane usque ad nonam bis septies, a nona usque ad post

crepusculum tridecies, nunquam tamen sine interuallis. » 132

Ibid. : « Vicesimo octauo die similiter, nisi quod a nona usque ad post crepusculum facies bis

septies. » 133

Ibid. : « Vicesimo nono die a mane usque ad meridiem decies, a meridie usque ad crepusculum

decies et post crepusculum nouies. »

Page 40: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 390

Le trentième et dernier jour du mois, après avoir jeûné, idem, à trente reprises (=

960) : dix fois du petit matin jusqu’à midi, dix fois de midi jusqu’au crépuscule, dix fois

durant la nuit134

.

La reconstitution du rituel de l’Opus operum ne pose, on le voit, guère de

problèmes. Il est exposé de manière linéaire aux chapitres D et E ; il n’y a qu’à suivre le

texte pour en connaître la teneur. Cet accès facile se paie néanmoins. La marche des

opérations est en effet d’une lourdeur qui croît de façon arithmétique au fil des jours et

qui, arrivée à un certain point, ne peut que décourager les adeptes les moins motivés. La

fréquence des récitations est telle durant la dernière semaine qu’il devient nécessaire de

s’y consacrer tout le jour et une bonne partie de la nuit. On n’ose imaginer dans quel état

physique et plus encore psychologique devaient finir ceux qui menaient l’opération à son

terme, et on comprend que des possibilités de rattrapage aient été prévues pour éviter à

ceux qui s’endorment d’avoir à tout reprendre depuis le début135

.

Il y a toutefois un point, et non des moindres, qui demeure obscur. Le rituel, tel

qu’il est formalisé dans les premières chapitres de l’Opus operum, ne nécessite à aucun

moment que l’on « inspecte » des figures ; toute sa vertu est concentrée, si l’on reste fidèle

au texte, dans les prières latines et plus encore dans les listes de verba mistica qui, les unes

comme les autres, sont regroupées, comme c’est parfois le cas dans la version A, sous le

terme nota136

. Et pourtant, plusieurs figures, consacrées à la grammaire, à la rhétorique, à

la dialectique, à l’arithmétique, à la géométrie et à l’astronomie/astrologie, apparaissent au

terme du traité137

. Il est donc surprenant que l’on n’ait pas cherché à codifier l’emploi que

l’on devait en faire. Peut-être est-ce là le signe que ces quelques figures, dont il faut

rappeler qu’elles ont inspiré les maîtres d’œuvre de la version B, n’ont été adjointes que

dans un second temps à l’Opus operum et que le texte a circulé un temps sans elles. Cette

134

Ibid. : « Tricesimo autem die que est lunationis consummatio sicut in uicesimo nono die, nisi

quod post crepusculum ages decies. » 135

Ibid., § D(b) : « Item presertim si operans in ipsius actione operis obdormierit sicut humane

fragilitatis est, sicut per uisionem ei reuelatum fuerit secundum hoc faciat, sui autem opus a principio huius

diei iterandum est. » 136

Ibid., § A : « Appellatur etiam hoc opus ars notoria, quia quibusdam notis, id est orationibus

compendiosis, mirabiliter in ipso opere prudenti operario prestatur effectus. » Dans la version A,

l’équivalence sémantique entre nota et oratio est posée au § 6, à propos de l’invocation Hely, Semat (= § 7) :

« Est enim prima nota, cuius significatio est ex hebreo distorta, que licet cum paucissimis uerbis

comprehendatur, tamen uirtutem in expressione misterii non amittit. » Le vocabulaire étant très mouvant,

nota est aussi l’équivalent de figura. 137

Cf. planches n° V, VI et VII. Ms Londres, British Libr., Sloane 1712 (= L1), fol. 36r-37r.

Page 41: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 391

hypothèse pourrait être confirmée par le fait que l’objet de ces figures ne coïncide pas

avec la classification du savoir proposée au chapitre F.

L’Opus operum peut donc être compris comme une tentative qui vise, tout en le

transformant et en le renouvelant, à « élucider » le rituel de la véritable ars notoria. Bien

qu’elle ait été très cohérente, c’est une voie qui n’a connu, si l’on en croit notre inventaire

des manuscrits, qu’un succès limité. Sans doute est-ce en grande partie parce qu’elle a été

perçue comme trop éloignée de la version « originelle » qu’elle accompagnait dans les

manuscrits.

Sans doute est-ce aussi cette nécessité de rester proche du tronc commun de la

tradition manuscrite qui a poussé des adeptes de l’ars notoria à essayer de normaliser le

rituel de la version A en développant et surtout en glosant le texte de base. Cette entreprise

a commencé à la fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe siècle. Si l’on en croit la qualité

des manuscrits qui nous permettent aujourd’hui d’en rendre compte, elle a connu un beau

succès. Voyons comment le rituel de la version A a été mis en ordre, voire même pour une

large part recomposé, par les glossateurs de la version B.

1.3. Le rituel en vigueur dans la version B

1.3.1. La glose : le lieu de la mise au clair du rituel

Comme nous l’avons souligné plus haut, l’apport majeur de la version B est sa

partie glosée, qui se surimpose à un texte de base qui, pour l’essentiel, est resté fidèle au

stade d’élaboration antérieur du texte, malgré quelques ajouts (en particulier en matière

d’invocations)138

.

Le commentaire se livre à une véritable exégèse du texte de base et lui apporte une

densité qui lui faisait auparavant défaut. Ce travail explicatif se fait à tous les niveaux : il

concerne aussi bien l’histoire mythique que les développements « théoriques » de l’ars

notoria (par exemple, tout ce qui a trait au pouvoir du langage) ; mais il est surtout

précieux pour fixer et clarifier les règles de la mise en pratique139

. Sa fonction principale

138

Cf. supra, Ière partie, ch. 4. 139

Éd. Ars notoria, version B, § Prol. - /glose/ : « Que orationes sunt ad hec supradicta necessarie,

et quibus temporibus et quibus lunationibus debeant dici orationes et figure inspici et qualiter operarius

uitam suam debeat regere, et in opere isto sancto per ordinem procedere in sequentibus capitulis suis locis

Page 42: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 392

est en particulier d’introduire dans l’exposition du modus operandi un principe de

continuité ― et donc une lisibilité ― qui était totalement absent de la version A. Aussi, ne

faut-il guère s’étonner de trouver prescrite dans la glose, un peu à la manière de ce que

l’on trouve dans l’Opus operum, la nécessité de respecter consciencieusement les règles

qui régissent la pratique : quand les precepta et les regule sont établis avec précision, il

n’est plus possible de ne pas les suivre à la lettre140

.

Cette entreprise de clarification et de codification du rituel menée par les

glossateurs ne doit toutefois pas être surestimée. Bien que la glose soit très explicite et

qu’elle parvienne globalement à décrypter le texte de base en passant outre certaines

contradictions, il ne faut pas croire qu’il suffit de la lire une seule fois pour être capable de

faire usage du traité. Là encore, un travail de lecture attentif est nécessaire pour

reconstituer la marche à suivre ; il est certes, dans l’ensemble, moins complexe que celui

qu’il faut mener pour se servir de la version A, mais il reste indispensable pour acquérir

une bonne compréhension de la dynamique interne du texte et par conséquent du rituel

qu’il prescrit.

L’impossibilité d’une lisibilité et d’une mise en pratique immédiates tient d’une

part à la difficulté d’exposer de manière strictement linéaire un rituel aussi complexe et

aussi volumineux que celui prescrit par la version B (en particulier par la version P3/O2).

En effet, si toutes les informations nécessaires à une bonne mise en œuvre sont désormais

données ― ce qui est en soi un grand progrès ―, leur ordre d’exposition n’est pas

toujours, dans le détail, conforme à celui qui régit leur utilisation concrète. Il faut donc lire

la production des glossateurs en essayant d’en repérer, voire d’en recomposer les temps

forts. En outre, certaines formulations peuvent le cas échéant rester ambiguës, et le recours

à l’ellipse, au sein d’un commentaire très répétitif, interdit parfois au lecteur de trouver

d’emblée, d’un point de vue pratique, la clef du texte. Il aurait fallu que la glose soit

encore plus volumineuse qu’elle ne l’est pour que le rituel se trouve décrit de façon

continue du début à la fin. Mais on se heurtait là à une limite matérielle, qui était d’abord

celle des capacités d’accueil des marges des manuscrits ; quant au fait de faciliter l’accès

pratique aux traités d’ars notoria, cela ne signifiait pas qu’il fallait rompre complètement

declarabitur plenarie et perfecte. » ; § Prol. - /glose/ [version Kr1 C1] : « Que orationes sunt ad hec

supradicta necessarie, que note sunt scientiis quibuslibet necessarie quibus temporibus, quibus lunationibus

debeant dici orationes et note inspici et quomodo debeas uitam tuam regere, et in opere isto recto ordine

procedere et in sequentibus capitulis suis locis plenarie declarabo. » 140

Ibid., § Var. 1 - /glose/ : « Et ista mandata sunt hic specialiter expressa, ut quilibet sibi preuideat

ne incurrat aliquod periculum de supradictis in ista operatione sancta, et sic nullus excedat formam istius

documenti si ad aliquem finem bonum istius artis uoluerit peruenire. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 393

avec une certaine forme d’obscurité, même si celle-ci était désormais très édulcorée : la

pratique de l’Art se devait de rester le combat d’une élite vertueuse et capable

d’abnégation.

L’impossibilité d’utiliser le texte de but en blanc tient d’autre part à la façon dont

la glose ― et par conséquent la mise en forme du rituel ― est elle-même structurée. Le

commentaire s’opère en effet à deux niveaux, qui sont à la fois distincts et

complémentaires ; comme la mise en pratique induit que l’on passe fréquemment de l’un à

l’autre, cela présuppose que l’on connaisse parfaitement le texte et son contenu avant d’y

avoir recours :

a) le premier niveau de commentaire épouse la structure générale du traité ; il

concerne chaque prière latine, chaque liste de noms d’anges et de verba mistica, ou encore

les chapitres consacrés à l’utilisation des note, et permet de situer chacun de ces éléments

de manière précise dans l’économie générale du rituel : c’est là un principe d’exposition

qui n’est en définitive que le complément de ce que proposaient auparavant les traités type

version A.

b) le second consiste en un long récapitulatif synthétique intégré à la glose du

chapitre 126 (il s’agit de la dernière glose du traité) ; en reprenant et en amalgamant les

gloses attachées à chacun des chapitres du texte de base, ce long texte expose en un seul

bloc la façon dont doivent être menées les opérations : autrement dit, c’est à cet endroit du

traité qu’est véritablement codifié de façon cohérente et dans son ensemble le rituel de la

version B de l’ars notoria, en particulier dans la version P3/O2, que nous allons suivre en

priorité141

.

Mais ce récapitulatif n’est pas à lui seul suffisant : des retours ponctuels aux gloses

particulières sont indispensables, notamment pour ce tout ce qui concerne les divers

modes d’« inspection » des figures. Il faut savoir aussi où se situent dans le texte de base

les oraisons que l’on doit réciter à tel ou tel moment du rituel, afin de s’y reporter le plus

vite possible lorsque l’on est en pleine séance d’invocation. Aussi est-il mis en place tout

141

Ibid., § 126b - /glose/ : « […] ideo in isto loco per ordinem sub compendio recolligere uoluimus

primam operationem et efficaciam et uirtutem omnium capitulorum, omnium orationum, notarum et

figurarum totius libri. Et primo faciamus mentionem de intitulatione nominis istius libri, secundo de

ordinatione capitulorum orationum artis qualiter describuntur per ordinem in arte ista, tertio qualem

efficaciam prestant proferentibus eas, quarto que debeant et possint pronuntiari per se sine aliis et que non

sine aliis, quinto et ultimo dicemus de ordinatione totius operationis istius artis sub compendio, recolligendo

omnia capitula supradicta qualiter et quomodo procedendum sit in isto sancto opere per ordinem ad omnes

efficacias supradictas habendas, et ad omnes scientias septem artium liberalium et septem mecanicarum et

septem exceptiuarum et totius philosophie acquirendas perfecte et perpetue retinendas. » ; § 126b - /glose/

[version Kr1 C1] : « In isto ultimo loco dicamus de intitulatione nominis istius artis et de eius efficacia et de

ordinatione totius operis subcompendio, qualiter precedendum sit in eo per ordinem. »

Page 44: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 394

un jeu de renvois qui permet de passer du récapitulatif final aux gloses particulières des

différents chapitres du texte de base. Si l’on n’acquiert pas au préalable une connaissance

minimale de ce jeu de piste textuel, la mise en pratique du traité, qui ne saurait souffrir

trop d’hésitations et de temps morts, s’en trouve compromise. D’autant qu’il n’est pas

impossible que des incohérences se fassent jour entre les diverses gloses qui décrivent une

même procédure ou des procédures complémentaires : il faut donc bien en connaître la

teneur pour pouvoir réduire autant que possible les contradictions qui peuvent apparaître

ça et là au fil de la lecture du texte.

Pour illustrer l’entreprise de codification du rituel qui est menée chapitre après

chapitre (ce qui correspond au premier niveau de commentaire évoqué ci-dessus), prenons

le cas de l’oraison Alpha et omega (= § Var. 1)142

, qui décrit de manière archétypale le

rapport qui peut s’établir entre l’un des éléments essentiels de l’art notoire, la prière, et son

commentaire.

Le texte de base ne donne aucune instruction sur l’emploi qui doit être fait de cette

prière latine ; c’est là un cas un peu particulier, dû sans doute au fait qu’Alpha et omega

n’était pas intégrée à l’état le plus ancien de la version A. Par conséquent, pour savoir

quelle est sa place dans l’économie générale du rituel, le dévot doit se reporter à la longue

glose qui l’accompagne. L’apport du commentaire (type P3/O2) est alors très net : il

définit la méthode (doctrina) à suivre, ce qui revient à établir le bon déroulement des

opérations. Ainsi est-il précisé qu’Alpha et omega doit être récitée deux fois, avant et

après la totalité de l’opération, comme le laisse entendre l’incipit de cette prière143

;

qu’elle fait partie, avec d’autres oraisons exposées par la suite144

, d’une operatio qui vise à

faire obtenir au dévot une vision préparatoire avant que le véritable rituel ne commence,

une vision qui lui permettra de savoir s’il est digne oui ou non d’entreprendre la totalité du

rituel et s’il peut en escompter quelque chose ; dans ce cas, elle doit être récitée trois fois

par jour (au petit matin, à tierce et à midi) pendant les trois jours qui précèdent le début du

véritable rituel. Enfin la glose décrit très précisément ce que doit être la préparation du

prétendant pour qu’il obtienne tout d’abord la vision, puis le sésame divin nécessaire pour

142

Ms Paris, BNF, lat. 9336, fol. 1ra-b. Rappelons que cette prière ne figure pas dans la version la

plus ancienne des Flores aurei. 143

La première et la dernière lettre de l’alphabet grec sont utilisées par le Christ dans l’Apocalypse

à trois reprises (Ap 1, 8 ; 21, 6 ; 22, 13), pour signifier qu’Il est « le commencement et la fin de tout ». 144

Les oraisons citées correspondent aux § 7, 10, 11 (tria prima capitula) et 127a-i (novem

termini).

Page 45: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 395

aller plus avant dans le rituel et les vertus de cette oraison145

. Autant d’éléments que le

texte de base laisse à la libre interprétation de chacun. Les exemples du même type

pourraient être multipliés.

S’il est ainsi possible d’obtenir des informations précises sur la place qu’occupe

chaque oraison dans l’économie générale du rituel en lisant le commentaire qui

l’accompagne, mieux vaut en définitive se tourner vers la très longue glose du chapitre

126 pour reconstituer l’ensemble de la procédure. Ce long texte, nous l’avons dit, n’est pas

en soi suffisant ; mais il codifie la majeure partie du modus operandi que tout praticien

doit suivre.

Afin de ne pas multiplier les exemples à l’infini, nous suivrons, pour mener à bien

cette essai de reconstitution, la version B type P3/O2. Celle-ci propose, il convient de le

préciser, une démarche qui n’est pas en accord avec celle définie par la version B type

Kr1/C1, chronologiquement antérieure et par conséquent beaucoup plus proche de la

version A ; mais elle incarne l’aboutissement de plus d’un siècle de transmission

manuscrite, raison pour laquelle nous l’avons choisie comme version de référence dans

notre travail éditorial.

1.3.2. Reconstitution du rituel de la version B type P3/O2

Le rituel prescrit par la glose du chapitre 126 présente dans le manuscrit latin 9336

de la Bibliothèque Nationale (= P3)146

s’étend, pour l’acquisition de chacune des

disciplines, sur une durée de quatre mois, ce qui constitue, par rapport à ce qui est établi

dans la version A, un accroissement considérable du niveau d’exigence requis147

. Dans ce

cas de figure, la détermination du temps favorable à l’acquisition d’un art, qui est, comme

dans la version A, l’objet du chapitre 147, est indexée sur le quatrième et dernier mois, le

plus important puisque c’est durant cette ultime période de trente jours que l’on doit

145

Éd. Ars notoria, version B, glose - /Var. 1/ : « Ista oratio est prima oratio istius sacratissime

artis, et ideo in principio describitur, quia prius quam alie orationes proferantur debet ista pronuntiari et

proferri, et finita operatione cuiuslibet hore diei similiter semel prolatis orationibus omnibus iterum

proferatur, unde Alpha et omega, idem est quod principium et finis, et sic primo dicta ista oratione dicenda

sunt postea tria sequentia capitula que sunt Heliscemaht, etc. ; Theos, Megale, etc. ; Lux mundi, etc. […] Et

sic ista oratio Alpha et omega semper debet proferri semel antequam proferantur alique orationes, et finitis

orationibus iterum debet proferri, et ita supra quamlibet scientiam operatur aut pro memoria, aut pro

facundia, aut intellectu uel aliqua alia efficacia et scientia semper primo proferatur, similiter iterum in fine

cuiuslibet operationis. » 146

Rappelons que cette glose est absente de O2 en raison d’un accident codicologique. 147

Éd. Ars notoria, version B, § 126d - /glose/ : « Istud enim attendendum est quod si recto ordine

operari per istam artem uolueris et aliquam scientiam septem artium liberalium uel aliarum artium perfecte

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 396

procéder à l’« inspection » des figures148

. Autrement dit, c’est à partir de ce mois étalon

qu’il faut calculer la date où doit commencer l’intégralité du travail d’invocation.

Prenons rapidement un exemple, avant de revenir plus en détail sur ce point par la

suite149

. En ce qui concerne la grammaire, il faut agir durant la période des Gémeaux, à

cheval sur les mois de mai et de juin (notons que la période de la Vierge est aussi

recommandée). Cela signifie, précise la glose du chapitre 147, qu’il faut examiner les trois

figures de cet art lorsque le mois lunaire qui leur est dédié ― autrement dit le quatrième

mois du rituel ― s’inscrit dans cette période zodiacale, ou, pour être plus précis, lorsque

l’avènement de la nouvelle Lune qui marque le début du quatrième mois est intercalé dans

la période des Gémeaux, mois lunaire et mois zodiacaux ne coïncidant pas forcément. Par

conséquent, pour que le mois consacré à l’inspectio tombe en Gémeaux, il est nécessaire

que le rituel d’acquisition de la grammaire dans son entier commence lors de l’avènement

d’une nouvelle Lune situé entre mi-février et mi-mars, soit trois mois auparavant.

Cette période de quatre mois, dont les bornes varient en fonction du calendrier

lunaire et de la discipline que l’on désire acquérir, est précédée, dans la version P3/O2,

d’une période de préparation. Celle-ci est pour partie le décalque de la semaine

préparatoire prescrite par la version A, où le dévot doit psalmodier l’ensemble des

oraisons « générales » afin d’accroître ses capacités intellectuelles ; mais quelques

nouveautés, formulées pour la première fois à la fin du XIIIe siècle dans les traités qui ont

fait la transition entre les versions A et A2 (représentés aujourd’hui par les manuscrits

Vatican lat. 6842 (= R2) et Vienne cod. 15482 (= V1)), y ont été ajoutées150

. Il convient en

premier lieu d’en préciser la teneur, avant de s’intéresser au rituel dans son ensemble.

a) La préparation

Avant que le rituel ne débute, il est nécessaire que le dévot se prépare activement

pendant une période de quinze jours151

. Il doit durant cette période se confesser et faire

acquirere et habere uolueris, necessarium est tibi et cuilibet operari uolenti in ista arte operari quatuor

mensibus. » 148

Ibid., § 147 - /glose/ : « Istud enim attendendum est quod de istis mensibus eligendis dicitur ad

operationem figurarum dictarum artium. » 149

Cf. infra, IIe partie, ch. 3.2. 150

Cf. supra, Ière partie, ch. 3.1. 151

Éd. Ars notoria, version B, § 126e - /glose/ : « Ad incipiendum siquidem tam sacratissimum

opus preuideas aliquem mensem in quo tibi placuerit incipere operari, et antequam sit ille mensis quem

elegesti per quindecim dies uel circa cum magna spe, fide et desiderio uadas ad confessionem et prout

melius poteris confitearis et peniteas de peccatis, et de penitentia tibi iniuncta aliquid agere incipias, sicut de

ieiunio faciendo, elemosinas restituendo alienum si habueris et potueris, et ea que ad presens adimplere non

poteris habeas bonam uoluntatem adimplendi et perficiendi, et si totam penitentiam tibi iniunctam possis

perficere comode antequam incipias istud opus melius erit. Tamen non preuidicat tibi si non perficis eam, eo

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 397

pénitence, jeûner et faire des aumônes, puis se livrer à une operatio qui va lui confirmer

par le biais d’une vision s’il est digne ou non, du point de vue moral, de mener à bien

l’ensemble du rituel152

. L’art notoire est en principe ouvert à tous. Mais cette mise à

l’épreuve, qui prend la forme d’une « manipulation » tout à fait étrangère aux versions les

plus anciennes de l’ars notoria, fait office de barrière, afin que seuls les plus zélés et les

plus sincères puissent poursuivre. Sans doute faut-il voir là une volonté de préserver l’Art

des impies au moment même où, grâce à l’œuvre normalisatrice de la glose, sa mise en

pratique devient plus accessible. Mais c’est aussi, nous le verrons par la suite, un moyen

de tempérer l’efficacité mécanique d’une pratique qui a pour ambition, depuis l’origine, de

s’ériger au rang de sacrement153

.

Au début de ces quinze jours déterminants, après avoir fait pénitence de ses fautes

quod habeas uoluntatem dum poteris perficiendi. » Cette opération est bien présente dans la version B type

Kr1/C1, mais elle est intégrée au rituel général qui est d’une durée d’un mois. Cf. § 126e/f - /glose/ [type

Kr1 C1] : « Si aliquam istarum uolueris perfecte habere ita facies : primo per mensem unum operare ad

habendam memoriam sicut superius dictum est, etc., habeas locum secretum remotum a strepitu et habeas

quatuor folia oliue siue palme […]. » 152

Un experimentum visant à susciter une vision pour s’assurer que l’objectif de l’invocateur (et

non l’invocateur lui-même) est moralement bon se trouve dans le 4e livre du Liber Raziel, le Liber

temporum. Mais les termes en sont très différents, puisqu’il est fait état d’un rituel d’incubation préparé,

entre autres, par des sacrifices. Ms Vat. Reg. lat. 1300, fol. 47v-48v : « [rubr.] De primo opere istius libri

quod est ad sciendum causam quam uolueris facere si est bonum facere eam uel quando est bonum facere

eam. [S]cias quod istud est primum opus istius libri Razielis et est necessarium in omnibus rebus quas

uolueris facere quando uolueris scire si est bonum facere rem quam uolueris facere uel quando est bonum

facere eam, aspice et computa septem dies ante primum diem mensis Lune prime et in istis septem diebus

non comedas aliquam rem que sit de pollutione nec rem de qua exiat sanguis nec tangas res immundas et

caueas tibi a coitu mulierum et abluas te cum aqua uiua, munda et fluenti in omnibus predictis septem diebus

et facies ab sententiam supradictam, et postquam fueris balneatus subfumiga te cum thure ligne aloes,

ambra, croco, cesto, camphora et mastice. Et postea accipe duas turtures uiuas et sanas et non infirmas aut

duas columbas albas si eas potueris habere et si non potueris habere albas habeas de aliis et occidas eas

quando fueris ieiunus cum gladio facto de ere rubeo qui scindat ab utraque parte et cum una parte occide

unam et cum alia reliquam et extrahe uiscera earum et retine sanguinem ipsarum in uno uase uitreo uel

peritias eum in igne si uolueris et ablue sua uiscera cum aqua munda, et deinde accipe tria pondera de musco

et tria de croco et de thure albo et lucido et de canella et decem claues de gariosolo et .xxvij. grana de pipere

nigro et deinde accipe uinum album et antiquum et sandarac et muc et camphoram et modicum de melle et

commisce omnia ista cum albo uino illo et ponas omnia ista sic : commixta omnia in uisceribus turturum uel

columbarum et impleas eas de istis et diuide eas in .vij. partes, hoc est in .vij. membra et ponas unum

membrum super prunas ignis in mane ante ortum Solis et hoc est in .xij. hora noctis et quando hoc

combusceris sis coopertus panno albo et sis nudipes et existas eleuatus super pedes, et postea nominabis

nomina angelorum qui seruiunt in mense in quo tu hoc feceris, quia ipsi sunt rogatores et factores

ymaginum, et scias quod in quolibet die debes dicere nomina angelorum illius mensis in quo hoc feceris .vij.

uicibus, et in septimo die colliges totum illum cruerem quem fecisti in aliquem diebus, comburendo qualibet

die unam partem seu membrum, et locus uel domus in quo eas combusceris sit mundus, et hiis factis

preparabis domum mundam solam et separatam per te et fundes illum cruerem super terram in medio domus

et dormies ibi taliter quod facies tua sit uersus partem signorum temporis in quo fueris, et postquam cubueris

nominabis nomina angelorum fortium, potentium, terribilium, sanctorum, supernorum et deinde dormias et

non loqueris alieni homini, et deinde scias et sis bene certus et non timeas, quia ueniet ad te quidam homo et

manifestabat se tibi de nocte in uisione et sua similitudo erit quasi hominis uenerabilis et tunc sis fortis et

non pauescas, quia non manifestabat se tibi quasi in sompnis uel uisione sed palam, et interroga ipsum de

omnibus que uolueris scire et dicet tibi et petas ab eo quecumque uolueris et dabit tibi de oratione et

coniuratione que debent dici post sacrificium in isto opere. » Cf. aussi Ms. Halle 14.B.36 (= H1), fol. 29r-v. 153

Cf. infra, IIe partie, ch. 2.4.

Page 48: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 398

éventuelles, le praticien doit trouver quatre feuilles d’olivier, de vigne ou de laurier et les

laisser reposer dans une coupe neuve en verre, dans un endroit propre154

. L’opération,

quant à elle, n’a en fait lieu que durant les trois derniers jours de cette quinzaine

préparatoire, et ces trois jours doivent tomber coûte que coûte un vendredi, un samedi et

un dimanche. Le premier de ces trois jours, soit le vendredi qui précède le nouveau mois

lunaire (qui sera le premier mois du rituel), il faut retirer les feuilles de la coupe, les mettre

dans un autre récipient et les mélanger à du safran délayé dans de l’eau de rose. Puis, le

dévot doit retirer la première feuille, écrire dessus, avec une plume neuve, le nom

angélique Hagnadam, et la poser sur une table propre. Cette manipulation se répète avec

les trois feuilles restantes : sur l’une doit être inscrit le nom Merabor, sur l’autre le nom

Hamiladei, sur la dernière le nom Pesiguaguol ; elles doivent être déposées dans cet ordre,

à la suite de la première feuille, sur la table. Ensuite, il faut remplir la première coupe en

verre d’eau claire et pure, mettre dedans la première des quatre feuilles, la frotter jusqu’à

ce que le nom d’ange inscrit dessus disparaisse, puis la retirer. L’opération se renouvelle

avec les trois autres feuilles. La mixture étant prête, l’adepte en boit un peu avec dévotion

et récite une première fois ces mots de circonstance extraits du Psaume 118 : Bonitatem et

disciplinam et scientiam doce me. Puis il boit une nouvelle fois, prononce la même

requête, et renouvelle encore quatre fois cette opération pour s’imbiber de la vertu des

quatre noms d’anges qui a été communiquée à l’eau par le moyen de la friction. Il

convient de noter au passage que ce type de rituel d’ingestion se retrouve dans des formes

approchantes dans la tradition hermétique antique, dans les papyri magiques grecs, et dans

la magie juive antique et médiévale155

.

Cette étape achevée, il commence à lire les premières oraisons des Flores aurei, à

savoir Alpha et omega (= § Var. 1), les tria prima capitula (= § 7 : Helyscemat, § 10 :

Theos, Megale et § 11 : Lux mundi) , puis, après un bref intervalle, les dix oraisons de

154

Éd. Ars notoria, version B, § 126e - /glose/ : « Penitentia uero recepta facias tantum quod

habeas quatuor folia oliue siue palme siue lauri, et habeas unum cifum uitreum nouum, et ista folia ponas in

cifo et custodias et reponas in aliquo mundo loco usque ad diem ueneris proximam noue lunationis illius

mensis in quo proponis incipere operari. […] Explicit prima operatio trium dierum in inceptione istius

operis. » 155

F. Dornseiff, Das Alphabet in Mystik und Magie, Leipzig, 1925, p. 20 et 50 ; A.-J. Festugière,

Hermétisme et mystique païenne, Paris, 1967, p. 105 ; H.D. Betz (éd.), The Greek Magical Papyri in

Translation including the Demotic Spells, Chicago, 1986, p. 9, 14-15 ; J. Trachtenberg, Jewish Magic and

Superstition. A Study in Folk Religion, New York, 1987 (1ère

éd. 1939), p. 122-123 ; G. Fowden, Hermès

l’Égyptien. Une approche historique de l’esprit du paganisme tardif, Paris (Belles Lettres, trad. fr.), 2000, p.

96 ; M.D. Swartz, « Magical Piety in Ancient and Medieval Judaism », dans M. Meyer et P. Mirecki (éd.),

Ancient Magic and Ritual Power, Leyde-New York-Cologne (Brill), 1995, p. 167-183, not. p. 178. Sur

l’usage du laurier dans la magie, cf. L. Deubner, Kleine Schriften zur Klassischen Altertumskunde,

Königstein : Hain, 1982, p. 401-403.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 399

l’Ars nova (= § 115 à 125) et les novem termini (= § 127a-i)156

. Cette lecture doit se faire

dans l’ordre prescrit, à trois reprises durant ce vendredi : tôt le matin, à tierce et à midi ;

mais il ne faut pas reboire de l’eau lors des deuxième et troisième séances de lecture. Il est

indispensable durant cette journée de jeûner au pain et à l’eau, et il n’est possible de

manger qu’après la troisième lecture.

Le jour suivant, le samedi, il faut au petit matin achever de boire l’eau selon les

mêmes modalités que précédemment, puis réciter les mêmes oraisons à tierce et à midi. Le

jeûne se poursuit, et le dévot ne peut manger qu’une fois sa tâche accomplie. Il n’est plus

toutefois cantonné au pain et à l’eau ; il a droit à la nourriture de Carême et peut boire du

vin modérément (absque superfluitate et crapula).

Arrive le dimanche. Les mêmes oraisons doivent être lues aux mêmes heures que

les jours précédents, mais cette fois le dévot, l’opération achevée, peut manger de la

viande et tout ce qu’il désire. Le jeûne n’est donc plus de mise, mais il est remplacé par

d’autres bonnes œuvres, notamment des aumônes aux pauvres, dans le but de faire

pénitence. L’adepte se voit en principe gratifié cette nuit-là de la fameuse vision qui sonde

ses réelles intentions (agit-il par orgueil, par vaine curiosité, etc. ?). Ainsi s’achève en

théorie la phase préparatoire.

Ce rituel est décrit également dans la glose qui accompagne l’oraison Alpha et

omega, dont nous avons donné plus haut l’essentiel. Pour effectuer une comparaison plus

précise, il convient de mieux mesurer l’écart qui peut exister entre une glose capitulaire

comme celle du chapitre Var. 1 et la synthèse exhaustive que constitue le commentaire du

chapitre 126. La première version est beaucoup plus elliptique que la seconde et comporte

en outre quelques variantes. Une première divergence notable apparaît au niveau des

oraisons qu’il convient de réciter : les dix oraisons de l’Ars nova, dont la récitation est

prescrite par la glose du chapitre 126, ne sont pas mentionnées dans la glose de la prière

Alpha et omega. Une seconde divergence apparaît sur le plan des prescriptions

alimentaires : si, le premier et le deuxième jour, celles-ci sont les mêmes dans l’un et

l’autre texte, il n’en est plus de même durant le troisième jour ; en effet, si la version

longue spécifie que le jeûne n’est plus nécessaire durant cette ultime journée, il est en

revanche nécessaire qu’il se poursuive si l’on suit la version courte. Enfin, la glose du

156

Ces instructions ne correspondent que partiellement à celles données dans la glose de la prière

Alpha et omega citée plus haut en exemple : en effet, il n’était alors pas question des dix oraisons de l’Ars

nova. De même, le fait que les trois jours qui marquent le terme des quinze jours de préparation doivent

tomber un vendredi, un samedi et un dimanche n’était pas précisé dans la glose du § Var. 1.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 400

chapitre Var. 1 ne fait pas mention des quinze jours préparatoires, ni de la préparation de

la décoction, et ne précise pas que ces trois jours doivent correspondre aux vendredi,

samedi et dimanche qui précèdent le premier mois de l’opération. Autrement dit, entre les

deux niveaux de mise en forme du rituel évoquées précédemment, il peut y avoir le cas

échéant quelques incohérences de détail. La masse d’informations à traiter était telle que

l’on comprend que les glossateurs aient pu ponctuellement s’y perdre.

Ajoutons un dernier point. L’operatio devant obligatoirement se terminer un

dimanche, il peut rester, au gré des hasards du calendrier, quelques jours avant le nouveau

mois lunaire, qui marque l’entrée dans le rituel général, ne commence157

. Ceux-ci doivent

bien évidemment être mis à profit, car il faut à tout prix éviter l’oisiveté qui mettrait en

danger la préparation spirituelle du dévot. Il s’agit alors de lire de nouveau les oraisons

précédentes, mais cette fois-ci sans se préoccuper de quelque obligation temporelle que ce

soit158

. L’adepte doit les lire autant de fois qu’il le peut, de jour comme de nuit. S’il n’est

pas nécessaire de préparer une nouvelle décoction, le prétendant à la vision doit se garder

absolument de tout péché mortel. Si celui-ci est un étudiant, il doit, durant cette période de

transition, continuer d’aller à l’école et suivre (audire) les cours qui traitent des matières

qu’il désire acquérir par le moyen moins conventionnel de l’ars notoria.

Toute cette opération préparatoire vise à ce que le dévot bénéficie d’une vision

angélique (per visionem angelicam) qui lui dira s’il est digne de poursuivre, et si oui, quels

résultats il peut en définitive escompter au terme des quatre mois que dure le rituel

général. Si la vision révèle que le candidat est inapte, il ne doit en aucun cas poursuivre. Il

doit plutôt se demander quel péché il n’a pas confessé et achever sa pénitence avant, s’il

s’en sent les moyens, de tout reprendre à zéro. Ultime prescription avant que le processus

véritable ne s’engage : l’élu ne doit en aucun cas révéler le contenu de sa vision. Le secret

est l’une des garanties du succès de l’opération : enfreindre cette règle d’or grève toutes

les chances de réussite.

157

La nouvelle Lune peut en effet commencer le mardi, le mercredi, le jeudi suivant, etc. ; pis, si

elle tombe le dimanche, jour de la fin de l’opération, le dévot est forcé d’attendre un mois entier avant de se

lancer dans le rituel général, car il ne peut retrancher ne serait-ce qu’un jour à l’ensemble du rituel. 158

Éd. Ars notoria, version B, § 126f - /glose/ : « Istis uero tribus diebus sic peractis sicut dictum

est faciendum est aliud, quia in aliis diebus sequentibus illos tres dies si aliqui supersint usque ad nouam

Lunam illius mensis in quo debes incipere ordinarie operari, leges et proferes Alpha et omega, etc. ;

Omnipotens, incomprehensibilis, etc., cum aliis nouem orationibus post eam scriptis qualibet die totiens

quotiens tibi placuerit, et in illis horis quibus poteris intendere. […] Si igitur prohibitum sit sibi per uisionem

angelicam dimittere opus dimittendum est nec debet procedere ultra et debet cogitare si sit in aliquo peccato

de quo confessus non fuit, si enim preceptum est sibi celet mandatum et nolit alicui uisionem illam reuellare,

sed ita procedat in opere sicut ars precipit. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 401

b) Le premier mois

Le rituel en tant que tel commence le premier jour du nouveau mois, marqué par

l’avènement d’une nouvelle Lune159

. En premier lieu, au petit matin de ce premier jour, il

faut composer une nouvelle décoction, toujours selon les modalités précédentes, avec

quatre feuilles fraîchement cueillies sur lesquelles sont inscrits les mêmes noms d’anges.

Le dévot doit en boire quatre fois, en entrecoupant par la lecture de la formule Bonitatem

et disciplinam, etc. ; puis il lui faut répéter un grand nombre d’oraisons autant de fois qu’il

le peut, de jour comme de nuit et à toute heure160

. Il n’est pas nécessaire de renouveler

l’ingestion de décoction les autres jours ; de même le jeûne n’est pas indispensable. Si le

dévot est un étudiant, il doit continuer de suivre les cours qui le mettent en contact avec

les sciences qu’il convoite. Le modus operandi de ce premier mois, qui ne vise pas à

obtenir une vision dans l’immédiat, n’est qu’une répétition prolongée de la phase

précédente.

c) Le second mois

Le début de l’opération est identique : préparer la décoction, la boire à quatre

reprises et réciter les oraisons dans l’ordre prescrit du début à la fin autant de fois qu’il est

possible, de jour comme de nuit161

. Mais ceci dure seulement trois jours, les trois premiers

jours de ce second mois, durant lesquels le dévot peut vivre normalement. Le quatrième

jour, au matin, il lui faut boire de nouveau de la décoction, puis réciter avec humilité un

certain nombre de ces oraisons « générales » qui développent les facultés intellectuelles, à

savoir : Alpha et omega (= § Var. 1), les tria prima capitula (= § 7, 10 et 11) et les six

oraisons qui vont d’Assaylemaht à Te queso, Domine (§ 16, Var. 3, Var. 4, 22, 24 et 25).

Ceci effectué, l’adepte peut aller étudier, mais il doit être de retour dans le lieu qu’il s’est

choisi (une maison) pour réciter de nouveau ces oraisons avant tierce. Il doit recommencer

vers midi et le soir. Les invocations doivent être répétées selon le même mode, à savoir

quatre fois par jour, le huitième jour du mois (et non ante), de même que le douzième, le

seizième, le vingtième, le vingt-quatrième, le vingt-huitième et le trentième. De telles

159

Ibid. : « Incipit prima operatio primi mensis : In prima die noue lunationis mensis sequentis post

primam operationem supradictam in summo mane habeas quatuor folia alia noua […] et sic est agendum de

istis orationibus in illo mense usque ad finem lunationis illius mensis. » 160

Les oraisons en question correspondent aux § Var. 1, 7, 10, 11, 82, 128-130, 135, 137, 138, 140,

139, 141, Var. 7, Var. 8, 142, 144, 145, 143, 146, Var. 9, 90-95, Var. 10, 96-101, Var. 11, 104a, 115-125,

127a-i. 161

Éd. Ars notoria, version B, § 126f - /glose/ : « Incipit secunda operatio secundi mensis : In

prima enim die noue lunationis alterius mensis sequentis, aliter agendum est de operatione. […] et ista est

recta operatio istarum orationum in secundo mense. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 402

prescriptions temporelles sont en accord avec celles données plus haut dans le traité à

propos des six oraisons comprises entre Assaylemaht et Te queso, Domine162

. Il n’y a donc

pas dans ce cas de contradiction entre la glose et le texte de base, ni même entre le

récapitulatif du chapitre 126 et les gloses particulières à chacune de ces invocations ; la

synthèse finale ne fait que disposer dans un ordre plus cohérent les prescriptions

antérieures. En dehors de ces huit jours favorables, les oraisons doivent être prononcées ad

libitum, sans contrainte, « parce que plus on les récite, plus sont efficaces toutes les prières

latines ».

d) Le troisième mois

Le premier jour du troisième mois, il faut boire de nouveau de la décoction, puis

réciter au petit matin, en ménageant quelques intervalles, un nombre considérable

d’oraisons « générales », parmi lesquelles Alpha et omega (= § Var. 1), les tria capitula (=

§ 7, 10 et 11), Deus summe, Deus invisibilis (= § 24), Te queso, Domine (= § 25), Lamehc,

Ragna (= § 34), Memoria irreprehensibilis (= § 36), Hazatam (= § 43), Hyelma (= § 46),

Confirma (= § 47), Agloros (= § 50), Megal (= § 52), Hanuiriahel (= § 54) et Ego in

conspectu tuo (= § 55)163

. Le même jour, il faut recommencer à les réciter à tierce, à midi,

à none, mais à trois reprises à chaque fois. L’opération doit être renouvelée (sans boire la

décoction désormais) le troisième jour du mois, le sixième, le neuvième, le douzième, le

quinzième, le dix-huitième, le vingt-et-unième, le vingt-troisième, le vingt-sixième, le

vingt-neuvième et le trentième, soit durant douze jours au total ; mais, durant ces douze

jours, la fréquence des lectures croît à un rythme élevé, tandis que la répartition horaire

des récitations n’a de cesse de varier. Le glossateur ne prend pas la peine d’entrer dans un

tel niveau de détail dans son récapitulatif final ; il renvoie à la longue glose du chapitre 40,

qui commence par Oratio autem in prima Luna. C’est là un bon exemple des allers-retours

que le praticien peut être amené à opérer entre les différentes gloses pour reconstituer avec

exactitude le modus operandi, ce qui l’oblige à bien maîtriser le texte. Il apparaît ainsi

qu’au troisième jour, les quinze oraisons précédentes doivent être prononcées à trois

reprises, une fois au petit matin, une fois vers midi et une fois vers none. Le sixième jour,

162

Ibid., § 15 - /glose/ : « […] et dicit quod preuidenda est Luna quarta in qua primo proferantur,

secundo in octaua, tertio in duodecima, quarto in sextadecima, quinto in uicessima, sexto in uicessima

quarta, septimo in uicessima octaua, octauo in tricesima, et sic apparet quod iste orationes non habent

proferri qualibet die mensis, sed per octo dies tantummodo in mense. » 163

Ibid., § 126f - /glose/ : « Incipit operatio tertii mensis et ultima orationum : Istis ita perfecte

peractis in prima die noue lunationis tertii mensis sequentis renoua folia tua et aquam et cifum […] et ista

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 403

elles doivent être récitées à six reprises, deux fois le matin, deux fois aux alentours de

midi, deux fois vers none ; le neuvième jour, à neuf reprises, trois fois au petit matin, trois

fois vers midi, trois fois vers none ; le douzième jour, à douze reprises, trois fois au petit

matin, trois fois aux alentours de midi, trois fois vers none, trois fois à l’heure des vêpres ;

le quinzième jour, à quinze reprises, trois fois au petit matin, trois fois vers tierce, trois

fois aux alentours de midi, trois vers none, trois fois à l’heure des vêpres, etc.164

Durant

ces mêmes douze jours, le dévot doit suivre un régime de Carême et feuilleter

inlassablement des ouvrages spécialisés dans les sciences qu’il entend acquérir. Les dix-

huit jours restants, il ne doit pas pour autant demeurer inactif : durant les quinze premiers

jours (soit en fait les 2e, 4

e, 5

e, 7

e, 8

e, 10

e, 11

e, 13

e et 14

e jours), au petit matin, à tierce et à

midi, il doit psalmodier d’autres oraisons, sans être toutefois obligé de jeûner165

; durant

les quinze derniers jours (soit les 16e, 17

e, 19

e, 20

e, 22

e, 24

e, 25

e, 27

e et 28

e jours), il lui

faut réciter au petit matin une nouvelle et imposante série d’invocations166

.

e) Le quatrième et dernier mois

Durant ce quatrième et dernier mois, l’adepte doit procéder à l’opération la plus

importante de l’ars notoria, à savoir l’inspection des figures167

. Cette dernière opération se

trouve, il faut le souligner, très nettement sacralisée par la division en quatre temps

adoptée par les glossateurs pour édifier le rituel de la version B. Dans la version A (et

c’est encore le cas dans la version B type Kr1 C1), l’inspectio intervenait dès les premiers

jours du rituel et seul le fait qu’elle soit placée en fin de journée mettait en évidence son

importance. Dans la version B type P3/O2, elle est sans ambiguïté aucune conçue comme

un aboutissement, au terme de plus de trois mois de préparation marqués par de multiples

operatio est omnium orationum totius operis ad acquirendam memoriam, facundiam et intelligentiam et ad

fundamentum cuiuslibet scientie acquirende. » 164

Ibid., § 40 : « Oratio autem in prima Luna debet proferri semel et in tertia ter et in sexta sexties

et in nona nouies, in duodecima duodecies, in quintadecima quindecies, in decima octaua totidem, in

uicessima tertia totidem, in uicessima sexta totidem, in uicessima nona totidem, in tricessima Luna totidem

debet proferri, scilicet quindecies. » ; Pour plus de détails sur les fréquences journalières, cf. § 40 - /glose/ :

« Pro omnibus enim efficaciis suis, excepta illa de periculis precauendis, proferatur semper ista oratio in

principio mensis […] sicut sunt tria prima capitula et alie sibi adiuncte sicut in precedentibus glosis

declaratum est. » 165

Les oraisons en question correspondent dans l’ordre aux § Var. 1, 7, 10, 11, 90-95, Var. 10, 98-

101 et Var. 11. 166

Les oraisons en question correspondent dans l’ordre aux § Var. 1, 7, 10, 11, 24, 25, 34, 36, 43,

46, 47, 50, 52, 54, 62, 64, 69, 90-95, Var. 10, 98-101 et Var. 11. 167

Éd. Ars notoria, version B, § 126f - /glose/ : « Incipit quarta operatio quarti mensis et ultima ad

operationem figurarum : Istis omnibus plenarie, perfecte et integre sicut dictum est peractis ueniendum est

ad inspectionem figurarum illius artis pro cuius scientia tantum laborasti. […] Tamen non fit ibi mentio de

tribus orationibus que in ista presenti doctrina apponuntur que debent proferri in inspectione figurarum artis

grammatice. »

Page 54: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 404

et incessantes séances invocatoires. Le fait que le quatrième mois consacré à l’inspectio ait

été choisi pour fixer les périodes favorables à la mise en œuvre du rituel renforce aussi

cette impression. L’examen des figures semble donc plus que jamais la phase essentielle

qui permet d’acquérir la connaissance.

Pour la mener à bien, l’isolement le plus complet est requis. L’operarius n’a droit

qu’à un serviteur qui lui apporte périodiquement de la nourriture, voire à un maître s’il

n’est pas un praticien confirmé et qu’il a besoin de conseils ou ne sait pas lire. Le premier

jour, il répète, comme à chaque début de mois, l’opération avec les quatre feuilles

marquées des noms d’anges, puis récite une longue suite d’oraisons168

. Puis il récite les

oraisons propres à chaque figure et examine les note, en respectant, pour chacune d’elles,

les prescriptions définies plus avant dans le traité.

Arrivée à ce point, la glose du chapitre 126 se contente de renvoyer aux chapitres

et aux gloses qui fixent, pour chaque discipline, les règles de l’« inspection »169

. C’est un

exemple supplémentaire des connexions internes qui s’établissent entre les différents

niveaux de glose mis en évidence plus haut.

Il ne saurait bien entendu être question, pour illustrer la façon dont les figures

doivent être examinées, de passer en revue tous les cas particuliers. Nous prendrons à titre

d’exemple celui de la grammaire (déjà utilisé pour la version A) et celui de la philosophie.

Nous aurons ainsi un bon aperçu du type de démarche auquel il faut obéir pour atteindre

l’objectif suprême de l’ars notoria.

1.3.3. La grammaire

Le cas particulier de la grammaire est traité dans le commentaire attaché au

chapitre 78, dont les premiers mots sont : Sic enim note gramatice. Toutefois, avant de se

reporter à ce texte et avant même de s’engager dans quelque opération que ce soit, le

praticien doit avoir au préalable déterminé, en fonction de la science qu’il veut acquérir, la

période la plus favorable à son entreprise. Nous l’avons évoqué plus haut, dans le cas de la

version B type P3/O2, le calendrier est fixé, pour acquérir chacun des arts, en fonction de

la période durant laquelle doit être menée à bien l’« inspection » des figures, autrement dit

en fonction du quatrième et dernier mois du rituel. Dans le cas de la grammaire, l’examen

168

Les oraisons en question correspondent dans l’ordre aux § Var. 1, 7, 10, 11, 62, 64, 69, 98-101,

Var. 11 et 82. 169

Pour le trivium, § 78 - /glose/, 79 - /glose/ et 80 - /glose/ ; le quadrivium, § 85/86 - /glose/ ; la

philosophie et les artes exceptive, § 87 - /glose/ et 88 - /glose/ ; la théologie, § 97 - /glose/.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 405

des notes doit avoir lieu sous le signe des Gémeaux (du 14 mai au 14 juin) ou sous celui

de la Vierge (du 16 août au 16 septembre)170

. Par conséquent, si le dévot choisit la

première possibilité, le rituel dans son ensemble débute avec la nouvelle Lune comprise

entre mi-février et mi-mars ; s’il choisit la seconde possibilité, le début des opérations doit

intervenir avec la nouvelle Lune dont l’avènement est prévu entre mi-mai et mi-juin. La

phase préparatoire d’une durée de quinze jours n’est bien entendu pas prise en compte

dans ce décompte.

La glose du chapitre 78171

commence tout d’abord par rappeler que l’« inspection »

des note de la grammaire doit être précédée, au petit matin du premier jour du quatrième

mois, de la récitation d’un grand nombre d’oraisons qui correspondent, à quelques oublis

près, à celles citées au terme du chapitre 126f - /glose/ précédemment cité. Il y a entre

autres parmi elles les tria prima capitula (= § 7, 10 et 11) qui servent à développer les

capacités intellectuelles. Tout ce qui a trait au rituel de préparation et d’ingestion de la

décoction est en revanche passé sous silence, ce qui n’est pas sans poser problème

puisqu’on ne sait en définitive s’il doit être réitéré chaque matin tout au long de ce

quatrième mois consacré à l’« inspection » des note ou si seul le premier jour est concerné

(cette dernière solution paraît la plus probable).

Une fois que cette séquence est terminée, on en arrive à proprement parler à la

phase d’inspectio172

. Dans un premier temps, conformément à ce qui est prescrit dans la

version A, seule la première figure de la grammaire est concernée. Au petit matin du

premier jour, le dévot, enfermé dans un lieu gardé secret, doit réciter deux fois de suite les

noms d’anges et l’oraison Deus, cui omne bonum inscrits dans et sous la première figure

de la grammaire173

, avant d’examiner ladite note. En suivant le même rythme, il lui faut

ensuite réitérer cette alternance lecture/« inspection » à deux reprises jusqu’à l’heure de

170

Éd. Ars notoria, version B, § 147 : « Sunt enim quidam menses qui magis sunt utiles ad

incipiendum istud opus quam alii. […] Si uero in gramatica uel logyca sit signum in Geminis uel Virgine

[…]. » ; § 147 - /glose/ : « […] unde si ad scientiam artis gramatice acquirendam uolueris operari siue ad

scientiam artis dyalectice preuideas illos menses in quibus regnat illud signum, quod dicitur signum in

Geminis et signum in Virgine. In illo uero mense in quo signum est in Geminis qui mensis uocatur madius

incipias operari ad scientiam artis gramatice acquirendam. » 171

Ibid., § 78 - /glose/ : « Sciendum est igitur quod antequam perueniatur ad inspectionem

figurarum artis gramatice, ut per eam inspectionem possit haberi perfecta efficacia ad habendam perfectam

scientiam in ipsa arte gramatice. […] dum ergo omnes orationes que semper predici debent et legi pro

qualibet scientia acquirenda, dicte et lecte per ordinem fuerint ad acquirendam scientiam artis gramatice. » 172

Ibid. : «Tunc preuidenda est dies prima alicuius mensis, id est alicuius noue lunationis, et solus

cum aliquo sermente suo stet operarius in aliquo loco secreto et remoto a strepitu gentium et sedens in illo

loco teneat librum apertum cum figuris ante se […] et sic qualibet die a principio lunationis usque ad

quintam decimam diem inspicienda est ista figura duodecies, et qualibet inspectione eiusdem orationes

figure bis proferende sunt. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 406

tierce. Cette procédure d’inspectio divisée en trois temps doit être reproduite entre tierce et

midi, entre midi et none, puis entre none et les vêpres, ce qui revient en définitive, durant

ce premier jour, à examiner la première figure de la grammaire à douze reprises, quand les

oraisons attenantes sont elles récitées vingt-quatre fois. La marche à suivre ainsi prescrite

pour le premier jour de ce quatrième mois doit être répétée à l’identique jusqu’au

quatorzième jour compris. Pour plus de commodité, elle est rappelée dans un commentaire

situé à proximité de la première figure de la grammaire, qui renvoie lui-même à la glose

du chapitre 87174

.

Les quinzième et seizième jours sont, quant à eux, consacrés à l’« inspection » des

deux premières figures de la grammaire175

; c’est-là un changement par rapport aux

prescriptions de la version A, qui prévoyaient l’examen de ces deux premières figures

entre les quinzième et dix-huitième jours. La séquence de récitation introductive qui doit

avoir lieu au petit matin est maintenue. Ensuite, l’« inspection » des deux figures doit au

total être réitérée à vingt reprises durant chacun de ces deux jours, soit à cinq reprises

entre le petit matin et tierce, à cinq reprises entre tierce et midi, à cinq reprises entre midi

et none, et à cinq reprises entre none et les vêpres. Quant à la fréquence des récitations qui

précèdent chacune des quatre grandes séquences d’« inspection », elle varie d’un moment

du jour à l’autre : si les oraisons attenantes aux deux figures doivent être prononcées à six

reprises entre le petit matin et tierce, elles doivent l’être à sept reprises entre tierce et midi,

à huit reprises entre midi et none, et à neuf reprises entre none et les vêpres, ce qui revient

à réciter toutes les oraisons inscrites dans ou à proximité des deux premières figures à

trente reprises durant chacun de ces deux jours, opération ambitieuse s’il en est. Là encore,

un récapitulatif de ce modus operandi est placé à proximité de la seconde figure de la

grammaire, afin de faciliter la vie du praticien ; il est toutefois beaucoup plus succinct que

dans le premier cas, et nécessite que l’on garde en mémoire les enseignements de la glose

173

Cf. planche n° XXVII. Ms Paris, BNF, lat. 9336 (= P3), fol. 18r, à proximité de la 1ère

figure de

la grammaire. 174

P3 (cf. éd. version B), fol. 18r : « Ista est prima figura artis gramatice. Orationis eius, uidelicet

Lux, ueritas, etc., debet primo pronuntiari cum alia sequenti, scilicet Domine Sancte Pater, etc. […]. Ibi

enim inuenies qualiter debeas operari de istis figuris tribus. » 175

Éd. Ars notoria, version B, § 78 - /glose/ : « In quinta decima siquidem die in summo mane

sicut in aliis diebus precedentibus fecisti de orationibus, ita facias, uidelicet de quinque orationibus semel

dicendis, et dictis illis quinque proferas orationes prime figure et secunde sexties […] et sic in quinta decima

die et sexta decima prima figura et secunda debent inspici uicesies et orationes figurarum tres decies debent

pronuntiari. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 407

du chapitre 87 ou que l’on s’y rapporte si l’on n’est pas très au fait de la marche à

suivre176

.

Enfin, entre le dix-septième et le trentième jour, il faut procéder à l’« inspection »

de la totalité des figures de la grammaire, qui sont, faut-il le rappeler, au nombre de

trois177

. La séquence de récitation introductive qui doit avoir lieu au petit matin est, on

peut le supposer, toujours maintenue, même si le glossateur, sans doute fatigué de répéter

les mêmes instructions, fait l’impasse sur ce point. Ensuite, l’inspectio des trois figures

doit avoir à douze reprises chaque jour : trois fois entre le petit matin et tierce, de même

entre tierce et midi, entre midi et none, entre none et le crépuscule. Chacune de ces quatre

grandes séquences d’« inspection » doit être précédée de la récitation à cinq reprises de

toutes les oraisons attenantes aux figures. Autrement dit, toutes les oraisons inscrites dans

ou à proximité des trois figures de la grammaire doivent être prononcées vingt fois par

jour entre le dix-septième et le trentième jour du quatrième mois, ce qui est à coup sûr très

éprouvant. L’essentiel de ces informations est une nouvelle fois rapporté à proximité de la

troisième figure178

.

Durant ce mois consacré à l’« inspection » des figures de la grammaire, il est

conseillé de jeûner tous les jours. Enfin, il faut consulter des livres de grammaire après

avoir examiné les figures.

1.3.4. La philosophie

Le cas de la philosophie est réglé par la glose du chapitre 87. Mais comme dans le

cas de la grammaire, il faut savoir durant quelle période de l’année les figures de cette

discipline doivent être regardées, afin de déterminer à quel moment il faut commencer

176

Ms Paris, BNF, lat. 9336 (= P3, cf. éd. version B), fol. 18v : « Ista est secunda figura artis

gramatice que in quinta decima die noue lunationis primo inspicienda est post primam figuram uicesies

qualibet die usque ad decimam septimam diem et orationes prime figure et secunde per ordinem sexties sunt

proferende in decima septima die et post usque ad finem lunationis, prima figura secunda et tertia in simul

inspiciende sunt per ordinem duodecies in die. » 177

Éd. Ars notoria, version B, § 78 - /glose/ : « In decima septima uero die et in aliis omnibus

diebus sequentibus totius illius lunationis prima figura primo et secunda secundo et tercia tertio qualibet die

illorum debent inspici duodecies, sicut in prima die lunationis preceptum est de prima figura, et orationes

proprie istarum figurarum trium uicesies debent pronuntiari. […] Item sciendum est quod post inspectionem

quarumlibet figurarum cuiuslibet scientie sicut debent libri et uolumina illius scientie stare ante oculos

operantis et debent reuoluere uolumina huc et illuc ad librum et legere intus aliqua capitula, et ista sunt

necessaria ad operationem figurarum cuiuslibet artis. » 178

Ms Paris, BNF, lat. 9336 (= P3, cf. éd. version B), fol. 19r : « Ista est tertia figura et ultima artis

gramatice que primo in decima septima die post primam et secundam figuram inspicienda est duodecies in

die, uidelicet a mane usque ad tertiam ter, a tertia usque ad meridiem ter, a meridie usque ad nonam ter, a

nona usque ad uesperas ter et post inspectionem istius figure reuoluenda sunt uolumina artis gramatice huc

et illuc legendo intus. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 408

l’ensemble du rituel spécifique à sa maîtrise. Si l’on suit le chapitre 147, la période la plus

favorable à l’acquisition de cette matière est placée sous le signe des Gémeaux (comme

dans le cas de la grammaire) ou sous celui du Cancer179

. Autrement dit, l’inspection des

sept notes de la philosophie doit intervenir durant le mois lunaire qui commence entre mi-

mai et mi-juin, ou entre mi-juin et mi-juillet. Il suffit de retrancher trois mois pour

déterminer la période où les opérations du premier mois doivent être engagées et encore

quinze jours, en prenant en compte l’impératif du vendredi, samedi et dimanche, pour

savoir quand entamer la phase préparatoire.

La glose du chapitre 87180

rappelle, en premier lieu, comme c’est le cas pour toutes

les autres artes et en particulier pour la grammaire, qu’il faut réciter d’abord les oraisons

qui permettent le développement des facultés intellectuelles, ce qui correspond aux tria

prima capitula et aux autres oraisons énumérées à la fin de la glose qui détermine la façon

dont doit être préparée la phase d’inspectio au début du quatrième mois (soit le § 126f -

/glose/). L’objectif est, on s’en doute, de confirmer le travail effectué durant les trois

premiers mois. Le texte ne le précise pas, mais elles doivent sans doute être récitées très

tôt le premier jour de ce quatrième mois. Par la suite, toujours au petit matin, le dévot doit

placer devant lui les sept figures de la philosophie ; puis lire une fois avec dévotion le

groupe de treize oraisons qui commence par Ezethomos (= § 90 à Var. 11), et à la suite la

prière Lux, veritas (= § 82). Ceci fait, le praticien doit prononcer deux fois l’oraison

spécifique de la première figure181

et deux fois les noms compris dans cette figure. Alors

seulement, il peut procéder à l’« inspection » de la première figure de la philosophie.

Ensuite, après un bref intervalle, la prière Lux, veritas doit de nouveau être psalmodiée,

puis doit être récitée deux fois la première oraison de la seconde figure182

, avant que cette

dernière ne soit contemplée. Cette même opération se répète pour la troisième figure.

L’« inspection » de ces trois figures est censée durer du petit matin jusqu’au milieu du

jour. Des récapitulatifs, insérés à proximité de ces trois premières figures, synthétisent les

179

Éd. Ars notoria, version B, § 147 : « Si in rectorica uel philosophia uel in arismetrica uel

geometria sit in Geminis uel in Cancro […]. » ; La glose ne mentionne pas les Gémeaux : cf. § 147 - /glose/ :

« Si uero pro arismetrica uel geometria uel philosophia operari uolueris eligas mensem iunii in quo Sol est in

Cancro. » 180

Ibid., § 87 - /glose/ : « Cum igitur uolueris operari super aliqua scientia naturalium siue

moralium siue in aliqua scientia philosophie uel quacumque scientia que sub philosophia maiori uel minori

contineatur, ita agendum est. […] In operatione enim istarum figurarum debes uiuere caste et honeste et

eadem uitam agere in elemosinis et ieiunus sicut dictum est in operatione figurarum septem artium

liberalium, et ista sunt que pertinent ad septem notas philosophie pro septem artibus exceptiuis et aliis que

sub philosophia continentur. » 181

À savoir Ezethomos = § 90. Cf. aussi P3, fol. 27r. 182

À savoir Domine sancte Pater = § 92. Cf. aussi P3, fol. 27v.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 409

prescriptions dispensées par la glose du chapitre 87 et agissent à la façon d’aide-

mémoire183

.

À midi, il s’agit d’inspecter les quatrième et cinquième figures. Avant toute chose,

il faut lire les treize oraisons qui commencent par Ezethomos (comme avant la première

figure), et enchaîner avec Lux, veritas, tout ceci une seule fois ; puis lire deux fois la

première oraison de la quatrième figure184

avant de procéder à son « inspection ». Pour la

cinquième figure, il faut suivre la même démarche, en éliminant néanmoins la récitation

du groupe Ezethomos et de la prière Lux, veritas. Ces prescriptions sont consignées une

deuxième fois à proximité de ces deux figures185

.

Aux alentours de none, le dévot doit examiner les sixième et septième figures de la

même façon que pour les cinq précédentes186

. Lorsque l’opération d’« inspection » est

terminée, il doit feuilleter des livres de philosophie et en lire au hasard quelques chapitres.

Bien entendu, ce rituel se répète tous les jours du mois, sauf les septième et le dix-

septième jours où il est quelque peu modifié. De la première à la sixième figure, il faut

alors multiplier l’opération habituelle par deux (réciter deux fois les invocations, inspecter

deux fois chaque figure, etc.). Pour la septième figure, il faut en fin de journée (a nona

usque ad vesperas) réciter le groupe Ezethomos, la prière Lux, veritas et les oraisons de la

figure à trois reprises, et enfin examiner la figure également à trois reprises. Durant ces

deux jours, le dévot doit continuer de feuilleter des livres de philosophie une fois

l’opération terminée.

183

Ms Paris, BNF, lat. 9336 (= P3, cf. éd. version B), fol. 27r : «Ista est prima figura philosophie

que sunt septem numero. Ista enim prima figura primo debet inspici in prima die noue lunationis alicuius

mensis in summo mane semel et orationes eius proprie bis proferri et statim facto interuallo proferantur

orationes secunde figure bis et inspiciatur ipsa figura, et ita fiat operatio istarum trium figurarum a summo

mane usque ad meridiem, a meridie usque ad nonam fit operatio istarum trium, a nona uero et ultra fit

operatio septime figure et ultime. Operationem istarum trium figurarum queras in illa glosa que incipit : De

notis autem generalium, etc. » ; fol. 27v : « Ista est secunda figura philosophie que post primam figuram

facto paruo interuallo debet inspici, et orationes eius bis proferri. » ; « Ista est tertia figura philosophie que

post inspectionem secunde figure debet inspici facto aliquo interuallo, et ista operatio istarum trium

figurarum debet fieri in simul a summo mane usque ad meridiem, in meridie uero accedes ad inspectionem

quarte figure et quinte et sexte usque ad horam none. » 184

À savoir Omaza = § Var. 10. Cf. aussi P3, fol. 25r. 185

Ms Paris, BNF, lat. 9336 (= P3, cf. éd. version B), fol. 25r : « Ista est quarta figura philosophie

que debet inspici post tertiam figuram circa meridiem primo et facto paruo interuallo statim inspiciatur

quinta figura. […] Ista est quinta figura philosophie que post quartam figuram facto interuallo statim debet

inspici. » 186

Là encore, les prescriptions de la glose du chapitre 87 sont renouvelées succinctement à

proximité des figures. Cf. P3, fol. 25r : « Ista est sexta figura philosophie que post quintam figuram facto

aliquo interuallo statim debet inspici et orationes eius proprie bis sunt recitande. » ; fol. 25v : « Ista est

septima figura philosophie et ultima et eam nominauit angelus notam terroris. Ista siquidem figura cum

terrore et cum maxima deuotione debet inspici post alias figuras sex, circa nonam ipsius diei noue lunationis.

Ordinationem istarum septem figurarum queras in illa glosa que incipit : De notis autem generalium, etc. Ibi

enim inuenies operationem figurarum philosophie. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 410

Le rituel, très exigeant dans les deux cas, demande une pleine disponibilité. La

procédure à suivre pour les autres sciences diffère peu : dans chaque cas, il faut lire des

groupes d’invocations un nombre déterminé de fois, avant de contempler la ou les figures.

Les différences ont lieu dans le détail, et concernent les oraisons à réciter, le moment

propice pour le faire, etc. Toutes les instructions nécessaires sont délivrées dans les gloses

consacrées à chacune des matières et dans de brefs rappels inscrits à proximité des note.

1.3.5. En marge du rituel : les usages circonstanciels des invocations

Si, dans l’ensemble, le rituel de l’ars notoria est très contraignant, certaines

oraisons, extraites du contexte général, n’exigent pas que l’on se conforme rigoureusement

à toutes les prescriptions répertoriées ci-dessus. Il s’agit alors pour le praticien d’obtenir

des bénéfices qui répondent à telle ou telle circonstance de la vie, tandis que s’éloigne

l’objectif suprême de l’art notoire, qui est l’acquisition du savoir scolastique. Ce sont des

usages que nous avons déjà mis en évidence lorsque nous avons entrepris la lecture

linéaire des prescriptions rituelles de la version A. Avec la glose, qu’il s’agissent de la

version P3/O2 ou Kr1/C1, leur autonomie est encore plus affirmée.

Ainsi, par un usage particulier des oraisons Lamehc (= § 22), Deus summe Deus (=

§ 24) et Te queso, Domine (= § 25), qui est prescrit dans le texte de base au chapitre 26187

,

le dévot peut obtenir des éclaircissements sur une vision dont il aurait été gratifié mais

qu’il ne parviendrait pas à décrypter ; de même, il peut bénéficier d’un véritable don de

voyance, puisqu’il lui est en effet permis, en récitant ces invocations, de savoir quels

dangers le guettent, et d’avoir à distance des nouvelles d’une personne chère (on n’est pas

très loin ici du don d’ubiquité)188

. Bien entendu, il n’est pas question, en ce qui concerne

187

Éd. Ars notoria, version B, § 26 : « [rubr.] Hic ostendit illas efficacias pro quibus ipsa oratio

profertur in uespertina hora tantummodo. [H]anc eandem orationem si de aliqua magna uisione dubitaueris

quid pretendere debeat, uel si magnam uisionem de periculo instanti siue de futuro uidere uolueris, uel si de

quouis absente certitudinem habere uolueris, in uespere dicas ter cum maximo uenerationis officio et sic

uidebis quod petieris. » 188

Ibid., § 22 - /glose/ : « Item ista oratio cum duabus sequentibus aliam habet efficaciam

nobilissimam. Si uero de aliqua magna uisione dubitaueris quid pretendat, uel de aliquo periculo instanti siue

de futuro, uel si certitudinem de aliquo absente scire uolueris qualiter stet, ita faciendum est : primo

confitearis et in ipsa die ieiunium quadragesimale facias, et in hora serotina cum magna deuotione dicas tria

prima capitula huius artis, et statim facto paruo interuallo dicas istas tres orationes semel uel bis, et intres

lectum et per uisionem uidebis omnia supradicta quid tibi contingere debeat, et hec est efficacia istius

sanctissime orationis. » ; § 24 - /glose/ : « Ista uero oratio duas habet uirtutes et efficacias in pronuntiatione

sua, et secundum quod habet plures et diuersas efficacias, simili modo habet diuersas horas diei in quibus

debet proferri pro uniuersali sua efficacia. Si igitur ista oratio pro memoria et facundia proferatur, dicta

primo oratione precedenti cum aliis antecedentibus summo mane proferatur sicut preceptum est. Si uero pro

aliqua efficacia alia sicut ad presciendam aliquam uisionem de aliquo periculo instanti siue futuro siue de

aliquo absente quid sit de eo, ista oratio cum precedenti et subsequenti proferatur in sero antequam intret

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 411

ce dernier cas, de recourir aux moyens traditionnels de divination que l’ars notoria permet

aussi d’acquérir (géomancie, chiromancie, etc.), mais d’obtenir rien de moins qu’une

vision délivrée avec l’aval de Dieu. Pour cela, le dévot doit au préalable se laver de ses

péchés par la confession et le jeûne. L’opération se déroule le soir : elle consiste à lire les

tria prima capitula une fois (= § 7, 10 et 11), et à enchaîner par la lecture des trois

oraisons susdites (deux fois). Alors la vision survient, après une suite de gestes d’une

extrême simplicité qui contraste avec tout ce que nous avons décrit précédemment.

Autres oraisons, autre usage. La prière Iesu Dei Filius (= § 29a), accompagnée de

l’invocation Eleminator, Caudones (= § 29b), permet comme les oraisons précédentes

d’avoir connaissance de l’avenir, mais cette fois à des fins « médicales »189

. Le but est

toujours de provoquer une vision angélique qui apporte une réponse fiable à la question

posée. Le malade va-t-il guérir ou mourir ? L’épouse est-elle enceinte, et si oui, quel est le

sexe du futur enfant ? S’agit-il éventuellement de jumeaux ? La jeune fille à marier est-

elle vierge ? Telles sont les questions auxquels ces quelques invocations permettent de

répondre en toute sûreté, sans que l’on ait besoin de recourir aux interrogations

astrologiques, aux autres arts divinatoires, voire aux oracles d’un sorcier. Elles détournent

un don prophétique extraordinaire à des fins ordinaires, ce qui s’accorde bien au propos de

Jean Dupèbe, qui souligne que « contrairement à la prophétie ‘‘orthodoxe’’, qui ne prétend

annoncer que de hautes et grandes vérités, la vision théurgique ne dédaigne pas les petites

curiosités quotidiennes »190

. Comme dans le cas précédent, la procédure est simplifiée à

l’extrême : il suffit de se mettre en conformité avec Dieu, de se poster à proximité de

lectum ille qui profert eam et faciat sicut preceptum est et inueniet in illa efficaciam eam quam queret, et sic

proferende sunt iste orationes diuersis horis diei pro diuersis suis efficaciis. Tamen istud sciendum est quod

quando iste tres orationes proferuntur una die pro memoria et facundia in principio scripturarum

discendarum, nullatenus debent in ipsa eadem die proferri pro aliqua illarum suarum efficaciarum, unde

quando profertur pro una efficacia in illa die, nunquam debet proferri pro aliqua alia, nisi tantummodo pro

una sola. » ; voir aussi § 24 - /glose/ [type Kr/C1] : « Item et habet istas tres efficacias sequentes […] et cum

oratione latina subsequente et hoc dicit ibi. » 189

Ibid., § 29a - /glose/ : « Ista est oratio de qua locuti sumus in precedenti capitulo que tantas et

plures efficacias habet et est fundamentum totius artis phisice et principium per quod ipsa scientia potest

acquiri et perfecte haberi. […] Si tamen cum magna reuerentia et cum magno uenerationis obsequio deuote

et submissa uoce proferatur coram infirmo uel aliis personis quorum uult scire ueritatem, et sic reuellabitur

per istam orationem per uirtutem angelicam quid sit facturum uel futurum de hoc quod queritur. Ista oratio

debet proferri coram predictis personis tribus uicibus, assistendo coram eis, non mouendo se donec ter

proferatur, et non debet interrumpi oratio incepta, immiscendo alia uerba donec ter compleatur. Ista enim

oratio, scilicet Ihesu Dei Filius, etc., quamuis sit diuissa in duas partes, tamen unica oratio est et in simul

debet dici antequam proferens moueat se, sed potest facere aliquod minimum interuallum. In prolatione

enim istius orationis non est preuidenda lunatio neque tempus neque hora, quia omnibus diebus, omnibus

horis diei potest pronuntiari et proferri. Tamen ille qui profert eam sit ieiunus, castus, dicendo eam ter

reuerenter et deuote. » ; voir aussi § 29a - /glose/ [version Kr1 C1] : « Nota : ista oratio est de qua locuti

sumus in precedenti capitulo […]. Sed ille qui profert eam sit ieiunus et castus et dicat eam reuerenter et

deuote. » 190

J. Dupèbe, « L’écriture chez l’ermite Pelagius », op. cit., p. 115-116.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 412

l’infirme, de la femme enceinte ou de la jeune fille et de réciter à voix basse les

invocations à trois reprises, sans obligation de jour ni d’heure. Une vision angélique

annonce alors à l’orant ce qui va advenir ou à quelle vérité il doit se fier. Il faut noter

d’une part que le dévot procède à ce court rituel en présence d’autres personnes, ce qui va

à l’encontre des injonctions habituelles du traité, et d’autre part que cette oraison ne

délivre pas la totalité du savoir médical : pour en savoir plus dans ce domaine, il faut

suivre le rituel général consacré à la phisica.

Un dernier cas concerne les oraisons Gemoht, Gehel (= § 62), Omnipotens

sempiterne Deus (= § 64) et Semoth, Lamen (= § 69). Employées dans le cadre du rituel

général, elles ont pour vertu de renforcer l’éloquence. Mais un emploi plus circonstanciel

leur donne le pouvoir de résoudre toutes sortes d’affaires (negotium), notamment lorsqu’il

faut, en cas de litige, faire face à un juge, à un grand, voire même au pape191

. Pour

répondre à ces situations périlleuses qui exigent une réaction dans l’instant, le dévot doit

connaître lesdites oraisons par cœur ou les avoir à portée de main sur un morceau de

parchemin, la dernière solution étant moins discrète. Il doit les réciter secrètement, avec

une grande dévotion, juste avant que l’on en vienne à son affaire. Alors, par la vertu du

nom de Dieu et des saints noms d’anges qu’elles contiennent, ces invocations dissipent,

comme par miracle, toute difficulté. Il faut cependant, pour qu’il y ait effet, que le dévot

soit lavé de tous ses péchés au moment où il les prononce et qu’il ait, la veille, jeûné au

pain et à l’eau. Cette dernière contrainte limite quelque peu leur usage, puisque seules les

situations prévues à l’avance peuvent être résolues.

La version B de l’ars notoria, et plus particulièrement la version P3/O2 sur

laquelle nous nous sommes appuyés pour réaliser notre description du rituel, apparaît à

191

Éd. Ars notoria, version B, § 62 - /glose/ : « Igitur sciendum est quod ista oratio siue deprecatio

sacratissima plures habet efficacias utiles et cuilibet scientie competentes, quorum uirtutum una specialiter

sibi attribuitur, uidelicet augmentare et attribuere facundiam proferendi ea que in scolis siue studio in

scientia aliqua acquiruntur, dum tamen recto ordine suis temporibus proferatur. Alia uero efficacia mirabilis

et optima in ea reperitur cuius misterium tale est : si aliquis igitur fuerit preoccupatus aliquo magno et graui

negotio coram aliquo magno presule siue rege uel aliqua alia persona, et illud negotium nullatenus possit

aliquo consilio ducere ad effectum, istam orationem cum prologo suo sequenti que est oratio latina, uidelicet

Omnipotens, sempiterne Deus, etc., habeat in memoria sua […]. Si uero pro aliqua efficacia, uidelicet pro

negotio aliquo graui expediendo, oporteat eas proferri, aliter proferende sunt modo leniori. Primo ergo

ieiunandum est in precedenti die in pane et aqua et confessus sit et ieiunus et castus in crastina die assistens

coram iudice siue presule siue principe, dicat eas bis reuerenter et deuote sine aliquibus aliis orationibus.

Item possunt dici ac proferri pro isto negotio qualibet die, qualibet hora in omni loco, mundus tamen ieiunus

et castus. » ; voir aussi § 62 - /glose [version Kr1 C1] : « Igitur ista oratio duas efficacias habet in se, sed

tantum specialis eius efficacia est de facundia. Aliam uero efficaciam habet quia tantum eius mysterium est

quod si aliquis habeat expedire aliquod graue negotium coram aliquo presule siue papa de quo dubitat et

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 413

bien des égards comme l’aboutissement d’une logique de développement qui trouve son

fondement dans la version la plus ancienne et qui explique le renouvellement permanent

qui a marqué la tradition manuscrite dans son ensemble du XIIIe au XIVe siècle. De

manière schématique, on peut dire que celle-ci a suivi deux axes.

D’un côté, on a tenté de pallier l’obscurité de la version A en exposant de manière

plus linéaire les règles de la pratique ; cette clarification du modus operandi s’est faite par

une réécriture presque complète dans le cas de l’Opus operum, par l’adjonction d’une

abondante glose dans le cas de la version B.

D’un autre côté, le caractère de plus en plus accessible des textes sur le plan

pratique a nécessité que l’on en durcisse les règles : l’Opus operum oblige à prononcer

pendant un mois un nombre croissant et extraordinaire d’invocations, quand le dernier état

de la version B multiplie par quatre la durée des opérations. Tout est fait pour décourager

les individus pressés et mûs exclusivement par la vaine curiosité. La pratique de l’ars

notoria devient ainsi, au fil du temps, un véritable sacerdoce.

Dans ces circonstances, on le comprend aisément, la nécessité d’une implication de

plus en plus importante du praticien a pu paraître trop lourde à certains. Aussi n’est-il pas

étonnant que parallèlement à la logique de développement précitée s’en soit mise en place

une autre, minoritaire d’un point du vue quantitatif, qui comptait allier la clarté de

l’exposition à un degré d’exigence acceptable.

L’Ars nova incarne la première tentative de cette sorte. Mais le risque était alors

grand de proposer un niveau trop élevé de simplification et de perdre toute crédibilité. Ce

dernier texte, en faisant exploser les cadres de la pratique définis par les Flores aurei, est

sans doute allé trop loin dans cette voie et s’est interdit par là-même toute existence

autonome.

On peut même se demander si ses prétentions exorbitantes n’ont pas inhibé pour

longtemps la tendance naturelle à ébaucher des voies moins tortueuses que celles

proposées par les versions A et B, ou encore par l’Opus operum. Ce n’est en effet que

dans le courant du XIVe siècle, au moment où la tradition textuelle de l’ars notoria est

déjà bien constituée, que des tentatives du même ordre voient le jour, soit plus d’un siècle

après l’apparition de l’Ars nova.

istam orationem habeat in memoria et secrete proferat eam cum prologo suo et cum alia sequenti, scilicet

Semoth, Lamen, etc., et impetrabit gratiam apud Deum ut negotium suum citius expediatur. […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 414

La première est l’œuvre du mystérieux Thomas de Tolède. Elle ne nous est

conservée que par un manuscrit unique (= R3)192

et présente une procédure simplifiée à

l’extrême, qui montre bien à quel point certains individus, faisant peu de cas de la tradition

principale, espéraient parvenir à un résultat en fournissant un effort minimal.

La seconde, que nous avons dénommée Ars brevis, est préservée dans sept

manuscrits, deux datés du XIVe siècle (E2 et V2), cinq du XVe siècle (K2, E4, Ed1, L2 et

L3)193

. Ce texte trouve un bon équilibre entre l’impératif d’accessibilité et la préservation

d’un degré convenable d’exigence, ce qui explique sans doute le succès non négligeable

qu’il a rencontré durant les deux derniers siècles du Moyen Âge, et même au-delà,

puisqu’il a été intégré à l’édition des frères Beringi au tout début du XVIIe siècle194

.

1.4. Le rituel de la version abrégée de Thomas de Tolède et de l’Ars brevis

(XIVe siècle)

1.4.1. Une procédure expéditive : le rituel élaboré par Thomas de Tolède

L’entreprise de cet auteur non identifié qu’est Thomas de Tolède consiste à alléger

au maximum les interminables procédures rituelles dictées par les versions antérieures de

l’ars notoria. Il y parvient très bien, même si le rituel est encore supposé se dérouler,

comme dans la version A ou l’Opus operum, sur une durée d’un mois, ce qui dénote au

passage un certain respect de la tradition. Thomas se présente du reste comme un

abréviateur qui veut élaborer un compendium de l’art notoire195

. Dans la mesure où il

entend rester fidèle dans l’ensemble à l’esprit des anciennes versions de l’ars notoria, on

ne retrouve ici aucun signe d’une contamination induite par une bonne connaissance des

textes de nigromancie.

Thomas justifie son travail d’abréviateur de deux manières dans le paragraphe qui

fait office de prologue. D’une part, il fait un constat d’ordre général qui, par sa

formulation même, n’est pas pour nous dénué d’intérêt : la mise en pratique de « l’œuvre

du sage Salomon » est, selon lui, bien connue pour être « préjudiciable », voire

« nuisible » à ceux qui s’y frottent, en raison de la fragilité naturelle du genre humain.

192

Cf. supra, Ière partie, ch. 5.2. 193

Cf. supra, Ière partie, ch. 5.1. 194

Cf. supra, Ière partie, ch. 6.3.1.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 415

Autrement dit, en raison de leur longueur et leur degré d’exigence élevé, les rituels

prescrits dans les versions A et B de l’ars notoria ou encore dans l’Opus operum ont pu

jouir d’une réputation peu avantageuse au sein de certains cercles lettrés de la seconde

moitié du XIVe siècle et la curiosité qui a pu se faire jour à leur égard se muer rapidement

en découragement. Et de fait, si l’on prête foi aux dires de Thomas, c’est parce que ces

divers modus operandi étaient perçus comme quasi impossibles à mettre en pratique qu’en

vrai spécialiste il s’est vu pressé par « certains de [ses] amis » d’en présenter une version

« compilée » qui puisse être utilisée sans trop de peine196

.

D’autre part, pour réaliser une version raccourcie mais néanmoins efficace de l’ars

notoria, il a lui-même convoqué, sur la requête de ses compagnons, un « esprit fort et

bon ». Il est probable qu’il s’agisse d’un ange, même si le doute reste permis ; quant à la

méthode que Thomas a utilisé pour sommer ce dernier d’apparaître, nous ne pouvons rien

en dire. Quoi qu’il en soit, le spiritus en question lui a certifié de vive voix que ce n’est en

aucun cas le nombre des invocations qui compte et qui fait que le rituel est suivi d’effet.

Autrement dit, l’efficacité de l’ars notoria ne se situe pas tant dans les mots ou dans la

quantité de prières que le praticien profère qu’en Dieu Lui-même, Lequel ne saurait

allouer ses services de manière mécanique, en fonction du seul nombre d’invocations

récitées. La vertu de l’Art ne trouve son fondement qu’au cœur du « mystère » divin, dont

le mode de fonctionnement ne peut être instrumentalisé. Par conséquent, il n’est pas exclu

que quelques prières bien choisies suffisent à susciter la sympathie divine197

. En tout cas,

comme le doute subsiste, on comprend qu’un individu comme Thomas ait fait le pari de

parvenir à un résultat identique, tout en recourant à une formule qui rompait avec la spirale

infernale de la surenchère invocatoire mise en évidence plus haut. Les termes de ce pari

sont toutefois des plus osés, puisque trois prières seulement sont jugées suffisantes pour

solliciter l’intervention de Dieu et de ses milices célestes, quand il en fallait des dizaines

dans les versions plus anciennes. Cette tendance au minimalisme se retrouve sur le plan

iconographique, puisqu’une seule figure, accompagnée d’une notula qui s’apparente à un

195

Sur la notion d’auteur-magicien qui se développe à la croisée des XIVe et XVe siècles, surtout

dans le champ de la magie astrale, cf. Weill-Parot, p. 602-638. 196

Éd. Thomas de Tolède = R3, fol. 92v : « Visum dum erat quod opus sapientis Salomonis nimis

esset dispendiosum necnon laboriosum fragilitati nostre humane ad practitandum, petitio superlatiua

quorundam meorum amicorum meis auribus inconuit compendiose, ut hoc opusculum compilarem

plurimorum precibus. » 197

Ibid. : « […] quendam michi spiritum adhoc ualentem benignum conuocaui quem illam

sacrosanctam artem michi tradidit tali intentione : O Thoma, non respice uerborum multitudinem, sed tanti

misterii lauda uirtutem et pro miraculo reputa quod tibi a Domino Deo tuo fuerit esse concessum sint […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 416

sceau, est dessinée au terme du traité198

. Notons que, dans un cas comme dans l’autre, le

respect de la tradition ne va pas jusqu’à sélectionner quelques anciennes parties des traités

antérieurs : les trois prières, très proches par leur forme de celles des versions plus

anciennes, n’en sont pas le décalque exact, même si on peut en repérer des bribes ; quant à

la « figure » et à la « notule », elles ne s’inscrivent pas non plus dans une lignée bien

définie. Autrement dit, le compendium réalisé par Thomas respecte plus l’esprit que la

lettre des versions précédentes de l’ars notoria.

D’un point de vue pratique, l’utilisation des trois prières et des deux signes

iconographiques ne saurait se faire sans une préparation spirituelle adéquate, définie en

des termes tout à fait conventionnels par le dernier paragraphe du traité. Outre une foi

aveugle en Dieu, le dévot doit absolument rester pur de corps et d’esprit, en s’abstenant en

particulier de « tout acte libidineux ». Durant le mois consacré à la récitation des oraisons

et à l’« inspection » de la figure et de la notule, il lui faut jeûner chaque semaine pendant

un jour : le premier jour de la première semaine, le quatrième de la seconde, le sixième de

la troisième et le samedi de la quatrième et dernière199

. Le début du mois en question est

marqué par l’avènement d’une nouvelle Lune ou par celui de la pleine Lune (i.e. le 14e

jour du mois lunaire). Le premier jour, après avoir jeûné toute la journée, le praticien doit

se réfugier à la nuit tombée dans un lieu secret. Tout en « inspectant » la figura et la

notula susdites, il lui faut alors réciter la première des trois prières, qui a pour incipit Rex

invictissime. On suppose ensuite, devant le caractère elliptique du texte, qu’il lui faut aller

se coucher. Le lendemain, la même oraison doit probablement être récitée au petit matin,

dans la mesure où la seconde, introduite par O Adonay, est qualifiée d’oraison du milieu

du jour (oratio meridiana) et la troisième, débutant par l’adresse Rex regum, d’oraison du

soir (oratio vespertina). Le texte ne le précise pas, mais on peut supposer que le rythme

ternaire journalier des invocations doit être maintenu jusqu’au terme du mois. L’opération

terminée, l’esprit de l’adepte est infusé par la science et la sagesse divine, comme l’atteste

Thomas lui-même, qui avoue avoir éprouvé « la réalité et la vérité de cet art sacré »200

.

198

Cf. planches n° XXIV et XXV. 199

Ibid. = R3, fol. 94v : « Nouerit etiam quod in uno mense quatuor dies sunt ieiunandi, in prima

usque ad noctem, in secunda ebdomada facta quarta, in tercia ebdomada facta sexta, in quarta ebdomada

sabbatum, secundum unum modum ieiunat et sic in uno mense unam obtinebit facultatem omni dubio procul

moto […]. » 200

Ibid. = R3, fol. 92v : « […] uidi ergo realitatem et ueritatem huius sacre artis meis dilectis ad

suscipiendum […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 417

1.4.2. L’Ars brevis ou la « cérémonialisation » du rituel de l’ars notoria

L’Ars brevis, comme l’Opus operum avant elle, est un texte éminemment pratique,

qui ne s’embarrasse pas de considérations théoriques. Les objectifs en sont d’emblée

fixés :

« Experimentum201 excellent et vrai permettant de connaître tous les arts et les

secrets du monde entier et de savoir où peut être découvert tout trésor caché, toute chose

étant révélée dans cet art ‘‘notoire’’ par l’intermédiaire de l’ange céleste. Cet art énonce

aussi les futurs contingents et, en usant du mystère divin sous une forme condensée, rend,

en très peu de temps, les sens habiles à l’appréhension de tous les arts. »202

Le but principal reste donc l’acquisition du savoir, en particulier des « arts » qui

sont enseignés dans les universités. Mais l’élargissement des potentialités est réel, avec

une insistance particulière sur la fonction divinatoire. Non seulement l’Ars brevis permet à

son utilisateur, par le biais d’une vision, de connaître l’avenir (ce qui était déjà le cas, dans

certaines circonstances, dans la version A comme dans la version B), mais il lui dévoile en

prime, s’il le désire, l’endroit où sont cachés d’éventuels trésors. Autrement dit,

l’acquisition d’une forme supérieure de cognition n’est plus le seul but alloué à l’ars

notoria, même s’il reste le principal ; elle permet désormais de satisfaire des objectifs

beaucoup plus prosaïques, subissant probablement en cela l’influence de la

nigromancie203

. Ces nouvelles finalités restent néanmoins secondaires dès lors que l’on

entre dans le rituel.

Les maîtres d’œuvre de l’Ars brevis ont utilisé massivement le matériel

invocatoire que la tradition manuscrite de l’ars notoria leur apportait. Ils ont inscrit leur

travail dans cette lignée, en évoquant d’emblée l’ars notaria (E2), ou encore, lorsqu’il

s’avère que le scribe n’est guère spécialiste de la question, l’ars notataria (V2). Leurs

201

En contexte magique, une traduction de ce terme par « expérience » ou « expérimentation »

n’est guère adéquate. Aussi préférons-nous laisser le terme tel quel. 202

Transcription V2, fol. 140r : « Experimentum probatum et uerum ad intelligendum omnes artes

et secreta totius mundi et omnem thesaurum absconditum ubi effodi possunt, sic de angelo celesti reuelantur

in arte hac notataria. Narrat etiam hec ars de futuris contingentibus, sensusque redit abiles ad omnes artes

breui stilo sub compendio breuis temporis usu diuino misterio. » 203

Kieckhefer (1997), p. 342-343 pour l’édition d’un experimentum extrait du ms de Munich Clm

849, fol. 106r-106v, permettant de découvrir en rêve les trésors cachés : « Ad sciendum ubi thesaurum sit

absconditum […]. » Un experimentum de « nigromancie » teintée de magie astrale est également présent

dans les Annulorum experimenta du Ps.-Pietro d’Abano, étudiés actuellement par J-.P. Boudet : cf. édition à

venir du ms Paris, BNF, lat. 7337 (XVe s.), p. 131a-138a (avec variantes du ms Oxford, Bodl. Lib.,

Rawlinson D.252, fol. 96-97), experimentum n° 20 : « Ut thesaurum absconditum possis subtiliter

invenire. » ; texte communiqué lors d’un séminaire de DEA à Nanterre. La recherche des trésors cachés est

aussi une finalité de la magie astrale, mais il n’est pas question dans ce cas de processus visionnaire : cf.

Picatrix, éd. D. Pingree, I, iv, 3, 5, 16 ; II, xii, 32 ; etc.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 418

sources principales ont été, à des degrés divers, la version A de l’art notoire et l’Opus

operum204

. Mais cet ancrage dans la tradition ne les a pas empêchés de repenser de fond en

comble les modes opératoires antérieurs. Auparavant, la pratique de l’ars notoria était

l’expression d’une religiosité intérieure, une activité domestique devant se dérouler dans

un lieu neutre ― une chambre, une cellule de monastère ou une maison ― et non

sacralisé. L’Ars brevis demande que l’on participe plus activement à l’expression

institutionnelle du sentiment religieux, autrement dit il nécessite le recours à la médiation

ecclésiastique. C’est là un changement radical, qui induit une plus grande

« cérémonialisation » du rituel. Il faut désormais agir, à certains moments, dans un espace

sacré ― l’église, lieu où sont dispensés les sacrements ― susceptible de faciliter la

captation de la bienveillance divine, et faire usage, en plus des invocations extraites des

traditions anciennes de l’ars notoria, d’une liturgie plus conventionnelle sous forme de

messes. Cette prégnance sans précédent des célébrations liturgiques n’induit pas

forcément, si l’on suit le chapitre qui fait office de prologue à l’Ars brevis, qu’il faille être

un clerc, et plus encore un prêtre, pour en faire usage ; cette pratique est en théorie ouverte

aux « laïcs lettrés, quels qu’ils soient »205

. Mais elle oblige l’adepte, surtout s’il est un

simple laïc ou un clerc non ordonné, à se ménager des complicités au sein du personnel de

l’église de sa paroisse et à rompre la traditionnelle loi du secret.

On peut interpréter cette nouvelle orientation comme une volonté de faire entrer

l’ars notoria dans un champ dévotionnel plus classique, susceptible d’instaurer une

relation plus orthodoxe entre l’invocateur et le Destinataire suprême des invocations. Mais

ce n’est probablement là qu’un élément d’explication secondaire. Il ne fait guère de doute

en effet qu’il s’agit plutôt, comme le trahissent eux-mêmes certains des buts alloués à cette

Ars brevis (en particulier la recherche des trésors cachés), d’une influence de certaines

branches de la magie nigromantique, où l’ordonnancement du rituel sous formes de

cérémonies et l’emploi d’une liturgie plus traditionnelle sont de mise. Ceci est d’autant

plus probable que l’Ars brevis prescrit des procédures incubatoires visant à susciter des

visions et un rituel de consécration qui ne sont pas sans faire écho à certaines opérations

du même type que l’on peut trouver dans des textes de magie noire. Nous avons donc ici,

semble-t-il, un assez bon exemple des contaminations qui ont pu s’opérer entre diverses

branches de la magie rituelle, à une époque relativement tardive (XIVe siècle). Nous

204

Cf. supra, Ière partie, ch. 5.1.1. 205

Éd. Ars brevis = V2, fol. 140r : « […] ut sacerdos et amplius a peccatis cessare cupiens, uel

etiam si laycus litteratus qualiscumque inuestigare uoluerit tali conditione ut dictum est procedat […]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 419

allons mettre en évidence ces différents points plus en détail en même temps que nous

décrirons le(s) rituel(s) prescrit(s) par ce texte.

1.4.2.1. Acquisition du savoir et processus d’incubation

L’individu qui veut être « rendu habile dans tous les arts » grâce à l’Ars brevis doit

en premier lieu agir lorsque commence un nouveau cycle lunaire, « parce que

l’augmentation de la Lune [i.e. le passage de la nouvelle à la pleine Lune, du premier au

quatorzième jour du mois lunaire] accroît la vertu dans l’homme et généralement dans

toute chose »206

. C’est là une prescription temporelle assez semblable aux précédentes ;

toutefois, la durée des opérations n’est plus d’un ou quatre mois comme auparavant, mais

seulement de quelques jours, ce qui est une très nette concession207

. Quant à la nécessité

sans cesse réaffirmée d’être un chrétien exemplaire, pur de corps et d’esprit et faisant

preuve d’une grande humilité, elle n’est pas non plus nouvelle208

.

a) Le premier jour

Le premier jour, quand la nouvelle Lune arrive, le dévot doit réciter une fois, à

genoux, le verset Illumina, Domine, vultum tuum super nos, puis à trois reprises le Pater

noster. Il doit ensuite lire le verset Adiutorium nostrum, réciter encore un Pater et terminer

par la récitation d’une longue prière qui correspond aux chapitres 24 et 25 des Flores

aurei. Cette opération prend tout au plus cinq minutes et elle fait office de préparation

spirituelle209

. L’usage intensif qui est fait du Pater Noster, nouveau en ce qui concerne

l’ars notoria, met en évidence à lui seul la volonté affichée de faire entrer cette pratique

dans un champ liturgique plus conventionnel. Quant au lieu où l’opération doit être

menée, il n’est pas tout de suite précisé. Mais, plus loin, on apprend que durant ce premier

jour l’invocateur doit également assister à une messe à la Sainte Trinité en se plaçant « au

milieu de l’église », soit probablement à la croisée de la grande nef et du transept, devant

le jubé qui sépare la partie « profane » du sanctuaire du chœur, le saint des saints réservé

206

Ibid. = V2, fol. 140r : « Et est notandum quod hec operatio initium debet habere in nouilunio,

quia augmentatio Lune augetur uirtus in homine et generaliter in omnibus. […] Cum igitur operare uolueris

in nouilunio, primo cum inspicis nouam Lunam […]. » 207

Cependant, si l’on fait une comparaison avec le texte de Thomas de Tolède, le gain de temps est

compensé par la lourdeur du rituel. 208

Ibid. = V2, fol. 140r : « Et cum hoc deuouendo periurium nunquam uelis perpetrare et quod

semper in fide catholica uelis perseuerare […]. », etc. 209

Ibid. = V2, fol. 140r-v.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 420

au seul personnel ecclésiastique, où les reliques sont conservées dans l’autel principal210

.

Au moment où le prêtre officie dans le chœur, le dévot doit se tourner vers lui en silence et

prononcer différentes prières adressées respectivement au Père, au Fils et au Saint-Esprit,

qui implorent les différentes hypostases divines de lui octroyer sagesse et salut211

. Durant

cette cérémonie, il doit avoir avec lui un moyen de produire de la lumière, signe

théophanique212

. Il lui est aussi prescrit de faire une aumône lorsque la messe arrive à son

terme.

b) Le deuxième jour

Le deuxième jour, l’invocateur doit jeûner au pain et à l’eau et faire d’emblée une

aumône, afin d’être « pur de cœur et d’âme ». Si ce jour tombe un dimanche, l’aumône

doit être doublée. Par contre, si c’est un autre jour de la semaine, le dévot doit se contenter

de se laver et d’enfiler quelque vêtement propre. Cette préparation corporelle et spirituelle,

qui s’achève par une confession, permet à celui qui la mène dans les règles d’avoir sans

peine la réponse à une question difficile213

. Pour l’obtenir, il faut réciter à trois reprises

dans la journée la prière Emitte, Domine, sedium tuorum214

. En outre, à l’instar du premier

jour, il faut assister à une messe, mais cette fois-ci en l’honneur du Saint-Esprit, ce qui

n’empêche pas cependant qu’il faille réciter les mêmes prières et versets des psaumes. Là

encore, il est nécessaire d’avoir près de soi une source de lumière et de faire une aumône.

Quant à l’effet attendu, à savoir la résolution de la difficulté à laquelle on se heurte, on

peut supposer, le texte n’étant pas explicite sur ce point, qu’il doit advenir durant la nuit

par l’intermédiaire d’une vision.

c) Le troisième jour : procès d’incubation et illumination

Au matin du troisième jour, dès qu’il se lève, l’utilisateur de l’Ars brevis doit

remercier Dieu, en récitant à genoux et les mains jointes la courte antienne commençant

par Gloria et honor. Durant la journée, il doit assister in medio ecclesie à un office dédié à

saint Jean l’Évangéliste, tout en récitant deux prières, tourné vers le chœur où officie le

210

Ibid. = V2, fol. 141r : « Post hec opera quatuor missas quarum prima primo die de Sancta

Trinitate benedicta per totum ; […] in medio ecclesie per totum. » 211

Ibid. = V2, fol. 141r-v. 212

J.-P. Boudet, « Deviner dans la lumière… », op. cit., p. 527 et plus généralement C. Vincent,

Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du XIIIe au début du XVIe siècle, Paris, (Cerf), 2004. 213

On peut penser qu’elle est d’ordre intellectuel, sans qu’il soit pour autant exclu, à l’instar de ce

que proposent certaines opérations présentes dans les versions A et B de l’ars notoria, qu’elle puisse être

d’ordre conjectural. 214

Ibid. = V2, fol. 140v.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 421

prêtre complice. À proximité doit se trouver une source de lumière215

. Enfin, dans la

soirée, il peut entreprendre une courte opération qui lui permettra d’obtenir la

connaissance aiguë du contenu d’un livre, ce qui, cela va sans dire, peut s’avérer très

pratique à la veille d’un examen universitaire216

. En voici les grandes lignes :

Il doit ouvrir à trois reprises le livre dont il désire maîtriser le propos et lire les

passages qui s’offrent à lui ; puis écrire au creux de sa main droite le symbole divin Alpha

et omega, avant de s’endormir sur le côté droit avec la main ainsi marquée placée sous son

oreille. Le dévot est alors assuré, au cours de son rêve, d’être instruit à la perfection du

contenu de l’ouvrage qu’il a examiné par une voix dont on peut supposer qu’elle est de

nature angélique217

. Au réveil, au matin du quatrième jour, il lui faut encore une fois lire

quelques extraits dudit ouvrage, et c’est alors qu’il s’en voit définitivement accorder la

maîtrise.

Ce court rituel prend pour l’essentiel la forme d’une procédure d’incubation218

,

basée sur le principe formulé dès l’Antiquité ― en particulier par saint Augustin ― qu’il

n’y a pas de vision ou de rêve inspiré sans l’aide d’un esprit, qu’il soit bon ou mauvais219

.

Sa forme diffère bien entendu de l’incubation païenne antique220

et même de l’incubation

chrétienne. Celle-ci, bien que condamnée (par Tertullien au IIIe siècle), a survécu plus ou

moins en marge du culte des saints jusqu’au XIIIe siècle, et parfois même plus tard221

. Le

215

Ibid. = V2, fol. 141v-142r. 216

Ibid. = V2, fol. 140v-141r : « Si autem notitiam acutus libri habere uolueris, quare ab aliquo

scienti unde tractet, hoc facto : aperi librum, in ipso legendo ; postea aperi tribus uicibus ut dictum est, et

semper cum posueris te ad dormiendum, scribe in dextra palma : ‘Alpha et omega’, et in dextro latere

obdormias lotando palmam subtus aurem et uidelicet sompniatur omnia que optaueris et audies uocem

perfecta te informantis in illo libro uel in alia facultate quacumque de qua operaris. Facto autem mane aperi

liberum in ipso legendo et statim eius habebis intellectum, ac si longo temporis usu in ipso studueris et

semper regratiari Domino sicut dictum est, katholice quoque fidei semper insistente. » 217

On retrouve ici structurellement la croyance dans le pouvoir des signes écrits pour susciter des

visions dont faisait état l’operatio préparatoire au rituel de la version B. Il était alors question d’ingérer des

noms d’anges. Cf. supra, IIe partie, ch. 1.3.2. 218

L’incubation (du latin « incubare » : se coucher) est un acte religieux ritualisé par lequel on

espère obtenir d’une divinité, durant le sommeil, un songe ou une vision d’interprétation plus ou moins

aisée, porteuse d’un message ou d’une révélation. Cf. notre article « Incubation » dans Le dictionnaire de la

magie et de l’ésotérisme, à paraître en Livre de Poche ss. dir. J.-M. Sallmann. 219

M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, 1973, p. 113-127. 220

A. Taffin, « Comment on rêvait dans les temples d’Esculape », Bulletin de l’Association

Guillaume Budé, 1960, p. 325-366 ; H. Lechat, « incubatio », dans Dictionnaire des Antiquités grecques et

romaines, ss. dir. C. Daremberg et E. Saglio, Graz, 1969, III, 1, p. 458-460. 221

Pour une description rapide du phénomène durant les premiers siècles du christianisme, cf. R.

McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Paris, 1998 (trad. fr.), p. 174-175 et notes

afférentes pour les sources. Malgré de nombreux travaux sur le rêve au Moyen Âge, une étude d’envergure

sur l’incubation fait toujours défaut à ce jour. Cf. néanmoins M. Hamilton, Incubation, or the cure of

diseases in pagan temples and christian churches, Londres, 1906 ; H. Delehaye, « Les recueils antiques des

miracles des saints », Analecta Bollandiana, 43 (1925), p. 305-325 (Grégoire de Tours) ; P. Saintyves, En

marge de la Légende dorée, Paris, 1930, Ière partie, « Des songes », p. 3-163, pour le bas Moyen Âge ; I.

Gessler, « Notes sur l’incubation et ses survivances », Mélanges L.T. Lefort, Paris, 1946, p. 661-670 ; H.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 422

recours à l’incubation n’étant guère toléré en Occident au XIVe siècle, le présent rituel ne

se déroule pas dans un sanctuaire, mais au cœur de l’espace domestique que représente la

chambre à coucher. La complicité avec le prêtre desservant a des limites ! Quant à sa

finalité, elle ne consiste pas à se voir délivrer durant le sommeil d’une maladie, ce qui était

le principal bienfait de l’incubation païenne comme chrétienne, mais d’être illuminé, de

manière très circonstancielle, du contenu d’un livre. Malgré ces divergences de forme, le

principe ne reste pas moins identique, à tel point que l’on peut se demander si les textes de

magie rituelle, dont le principe de fonctionnement est basé sur la relation entretenue avec

les entités spirituelles, n’ont pas été le lieu idéal pour une survie souterraine des pratiques

incubatoires222

.

En effet, si ce rituel d’incubation n’a aucun antécédent direct dans le reste de la

tradition textuelle de l’ars notoria223

, on en trouve en revanche des formes approchantes

dans la littérature nigromantique. Le premier experimentum conservé dans le manuscrit

Clm 849 de Munich224

― qui est en fait l’extrait d’un texte attribué à Michel Scot dans le

manuscrit de Florence Plut. 89 Sup. 38225

― est particulièrement intéressant à cet égard :

d’une part, l’incubation y est utilisée comme moyen d’entrer en contact avec les entités

spirituelles (dans ce contexte pour solliciter l’apparition des démons) ; d’autre part, c’est

le seul experimentum du manuel édité par Richard Kieckhefer qui a pour objectif

l’acquisition du savoir scolaire (en l’occurrence des arts libéraux), en l’espace de trente

jours. Autrement dit, voici deux pratiques de magie rituelle qui, bien que séparées par la

Silvestre, « Note complémentaire sur l’incubation et ses survivances », Revue du Moyen Âge Latin, 5 (1949),

p. 141-148 ; D. Mallardo, « L’incubazione nelle cristianità medievale neapoletana », Analecta Bollandiana,

57 (1949), p. 465-498 ; R.C. Finucane, Miracles and Pilgrims. Popular Beliefs in Medieval England,

Londres, 1977 ; A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès

de canonisation et les documents hagiographiques, Rome (EFR), 1981, p. 519-520 ; J. Le Goff, « Le

christianisme et les rêves » (IIe-VIIe siècle) », dans Ead., L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, p. 289,

305 ; P. Boglioni, « L’Église et la divination au Moyen Âge, ou les avatars d’une pastorale ambiguë »,

Théologiques, 8/1 (2000), p. 37-66, not. p. 59-60. 222

Nous envisageons prochainement de creuser la question. L’experimentum extrait du livre IV du

Liber Raziel cité supra en note, IIe partie, ch. 1.3.2, est aussi basée sur un procès d’incubation. 223

Le seul cas approchant est l’operatio introductive au rituel de la version B ; mais celle-ci est

trop différente pour avoir servi de modèle. Cf. supra, IIe partie, ch. 1.3.2. 224

Kieckhefer (1997), p. 193-196 [n° 1] = ms Munich Clm 849, fol. 3r-5v. 225

Ms Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. LXXXIX Sup. 38, fol. 294v-298r. Le texte, intitulé

Experimentum Michaelis Scoti nigromantici, a été édité par J.W. Brown, An Enquiry into the life and legend

of Michael Scot, Edimbourg, 1897, p. 231-234. Cette édition, passablement défectueuse, a été amendée par

J.-P. Boudet, qui nous a gracieusement fait part de son travail. L’attribution à Michel Scot est dans le cas

présent très douteuse ; toutefois, rappelons que Michel indique dans son Liber introductorius qu’il a

composé un manuel de « nigromancie » intitulé Liber consecrationis : cf. ms Munich, Clm 10268, fol. 114rb

[trans. Boudet (2003), t. III, p.j. n° 3, § 24] : « Componi etiam Liber consecrationis ex certis experimentis ac

doctrina illius, qui dum est a spiritibus consecratus quam cito aperitur ab aliquo tam cito ab aperiente auditur

clamorum illorum spirituum, nomine quorum liber consecratus est qui una voce dicunt corporibus acceptis

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 423

nature des entités sur lesquelles repose leur efficacité, utilisent des moyens comparables

pour arriver à une fin similaire. Un tel rapprochement est suffisamment rare pour être noté.

L’experimentum en question est tronqué de toute sa première partie dans le

manuscrit de Munich. Si l’on se fie à la version du manuscrit de Florence, il s’agit dans un

premier temps pour le nigromancien de capter la bienveillance divine pour dominer les

démons. Cette opération préparatoire consiste pour l’essentiel à réciter, à des heures

favorables, des prières et des psaumes ; elle doit se dérouler dans une chambre

resplendissante, vierge de toute présence féminine, et nécessite, entre autres choses, que

l’invocateur se rase tout le corps, revête des habits blancs, suffumige sa propre personne

puis sa chambre, et enfin s’oigne de la tête aux pieds de liqueur séminale226

. Le sacrifice

d’une colombe blanche, symbole divin s’il en est, est également requis227

.

Après ces prolégomènes qui ont pour but d’obtenir la protection de Dieu,

l’experimentum consiste à faire apparaître en rêve trois « très grands » rois des démons ―

Apolin, Maraloth et Berith228

―, accompagnés de leurs familiers et de leurs légions, ainsi

qu’un magister en forme d’homme qui a pour mission d’instruire le conjurateur sur le type

d’opération rituelle qu’il doit mener, avant de lui délivrer la forme de savoir qu’il désire

acquérir. Pour solliciter ces multiples apparitions, le magicien récite une conjuration

adressée aux trois principaux protagonistes démoniaques, au sein de laquelle se trouvent

elementorum : quid vis, quid petis, quid precipis, precipe quod vis ? Et statim fiet nisi autem convocator

bene fuerit instructus de arte astronomi […]. » 226

Ms Florence cit., fol. 294v-295r : « Si volueris per demones haberi scientiam, qui in forma

magistri ad te veniet cum tibi placuerit, expedit tibi primo habere quandam cameram fulgentem et nitidam,

in qua numquam mulier non conservetur, nec vir ante inchoationem triginta diebus, computato itaque

tempore taliter quod .xxx. die sit Luna crescens [Mercuri] eius hora, castus per septimanam, rasus totus, ac

etiam lotus, necnon vestimentis albis indutus. Solus in ortu Solis, in quo et ipsa hora [Mercuri] habeas

quoddam vas in quo sit lignum aloes, camphora et cipressum cum igne, ex quibus fiet fumus, et primo te

totum suffumiga, scilicet primo faciem, deinde alia, postea etiam totam cameram. Quo facto, habeas oleum

bacharum et totum te unge a capite usque ad pedes, hoc facto, volve te primo versus [Solis] ortum, et sic dic,

flexis genibus : ‘‘O admirabilis et ineffabilis et incomprehensibilis, Qui omnia ex nihilo formasti […]. » 227

Ibid., fol. 295v : « Quibus dictis habeas unum frustrum panni albi de lana, que numquam fuerit

in usu, et habeas quandam columbam albam totam vel (sic) cuiuscumque coloris sit, et trunca eius collum, et

collige sanguinem in vase vitreo, et de dicta columba sive (sic) auffer sanguinando dictum cor in 1°. o. Fac

cum dicto corde cruentato, in dicto panno, circulum, ut apparet inferius, quo facto, intra circulum cum ense

in manu, qui ensis debet esse lucidissimus, cum quo ense avis capud debet truncari, ut dictum est, et ipsum

tenendo per cuspidem, aspiciendo versus orientem, dic sic : ‘‘O misericordissime Deus […]. » 228

Apolin apparaît aussi dans l’experimentum n° 5 du ms de Munich qui permet de susciter la

haine entre des amis, quand Berith apparaît de nouveau de son côté dans les experimenta n° 11 (invisibilité)

et 38 (obtenir des informations sur un vol). En revanche, seul Berith apparaît dans le who’s who

démonologique dressé par J.-P. Boudet, op. cit. Il est listé par Jean Wier au 27e rang de sa Pseudomonarchia

dæmonum (éd. dans De præstigiis dæmonum, Bâle, 1577, col. 921) ; considéré comme un duc, il a alors pour

fonction de répondre sur tout ce qui a trait au passé, au présent et à l’avenir : « Berith, Dux magnus &

terribilis ; tribus nunctipatur nominibus, a quibusdam Beal, a Judæis Berith, a necromanticis Bolfri. Prodit ut

miles ruber cum vestitu rubro, & equo ejusdem coloris coronaque ornatus. Vere de præsentibus, præteritus

& futuris respondet. Virtute divina per annulum magicæ artis ad horam scilicet cogitur. Mendax etiam est. In

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 424

inclus une liste de noms divins. Ensuite, il lui faut envelopper une épée dans un morceau

de tissu de laine blanche sur lequel il a au préalable dessiné, avec le sang de la colombe

sacrifiée, un cercle magique comportant les noms des démons invoqués229

, puis

s’endormir en ayant placé le paquet ainsi constitué sous sa tête. Tandis qu’il dort, lui

apparaissent en songe, en vertu de la puissance divine, toutes les entités susdites et les

opérations peuvent alors s’enchaîner230

. Les quelques éclaircissements préalables dont doit

bénéficier le nigromancien sur la marche à suivre se font sous la forme d’un dialogue viva

voce entre, tout d’abord, les rois démoniaques et le magister qui leur est soumis (les

premiers présentent au second le conjurateur qui devient à cette occasion le discipulus du

maître), puis entre le maître et le conjurateur tandis que les trois souverains ont disparu.

Au terme de cet épisode, l’invocateur de démons se réveille et trouve réellement en face

de lui le magister auquel il est désormais soumis ; il doit alors noter sur une tablette toutes

les instructions que lui dispense ce dernier.

Cette suite d’apparitions plus ou moins oniriques est, il convient de le noter,

l’occasion d’un renversement assez étonnant de la hiérarchie : si dans un premier temps, le

magicien commande les démons, dans un second, face au magister, il retombe dans un

lien de dépendance classique de maître à élève. Certes, le maître est supposé apparaître in

forme benigna, mais sa nature démoniaque n’en est pas moins réelle. En tout cas, face à

des procédures qui n’étaient pas sans risque pour les nigromanciens eux-mêmes et qui

pouvaient être qualifiées d’idolâtres, l’ars notoria se posait en concurrent redoutable.

Au terme de l’experimentum, après une dernière invocation, le magister réapparaît

accompagné de ces nombreux discipuli alors que le nigromancien est à l’état de veille. Le

maître demande alors à ce dernier ce qu’il désire. Le magicien lui répond qu’il souhaite

acquérir « toute la science ». Le magister accède enfin à cette requête, non sans être entre

temps intervenu sur la mémoire de son disciple pour la préparer à emmagasiner la quantité

surnaturelle de savoir qu’il est supposé lui transmettre.

aurum cuncta mellatorum genera mutat. Dignitatibus ornat easdemque confirmat. Claram subtilemque edit

vocem. Viginti sex legiones huic subsunt. » 229

Kieckhefer (1997), p. 350, planche 1. 230

Ibid., p. 194 : « Hec vero dicta, depone ensem et involue in dicto panno, et facto fasciculo cuba

super ipso, et aliquantulum dormias. Post sompnum vero surge et induas te, quia facto fasciculo homo se

spoliat et intrat cubiculum, ponendo dictum fasciculum sub capite. Est autem sciendum quod dictis hiis

coniurationibus sompnus accidit virtute diuina. In sompno apparent tibi tres maximi reges cum famulis

innumeris, militibus et peditibus, inter quos est etiam quidam magister apparens, cui ipsi tres reges iubent.

A[d] te ipsum venire paratum videbis. […] » La leçon du ms de Florence est ponctuellement divergente : le

fait le plus notable est la substitution de vasculum (petit vase) à fasciculum (petit paquet), ce qui dans le

contexte est nettement moins convaincant.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 425

Cet experimentum nigromantique, cela ne saurait surprendre, diffère sensiblement

du rituel prescrit dans l’Ars brevis au terme du troisième jour ; néanmoins, on retrouve

dans l’un comme dans l’autre la nécessité de s’endormir en ayant placé sous sa tête ou

sous son oreille un signe écrit adressé à une intelligence supérieure (les démons dans un

cas, Dieu dans l’autre), afin que l’âme et l’imagination de l’invocateur s’en trouvent

imprimées et que des songes puissent se produire. Une procédure du même type est

également utilisée dans l’experimentum n° 16 du même manuscrit, qui sert à trouver ce

que l’on veut durant le sommeil et où il est en particulier précisé, comme dans l’Ars

brevis, qu’il faut placer le nom du destinataire de l’invocation sous son oreille droite au

moment de se coucher231

. Il y a donc fort à parier que c’est au sein de la tradition

nigromantique, dans des experimenta de ce type, que le maître d’œuvre de l’Ars brevis a

puisé pour édifier certaines séquences de son modus operandi.

d) Le quatrième jour : procès d’incubation et vision béatifique

Durant le quatrième jour, après avoir remercié Dieu de ses bienfaits, le dévot doit

assister à une dernière messe, en l’honneur de la Vierge Marie. Tandis qu’une bougie se

consume à ses côtés et que le prêtre officie près de l’autel, il lui faut réciter deux longues

prières adressées à la Mère du Christ232

. Ceci fait, il doit encore faire l’aumône avant de

s’en retourner chez lui.

Le soir, dans sa chambre à coucher, il se prosterne avec dévotion au pied de son lit

et récite deux psaumes. Puis, après s’être placé devant un des murs de la pièce les bras en

croix, il doit encore réciter une longue suite de prières et de psaumes233

. C’est seulement

alors qu’il peut se coucher. Mais comme au troisième jour, il doit s’étendre sur le côté

droit, la paume de la main droite, marquée du symbole Alpha et omega, disposée sous son

oreille, ce qui lui permet dans la nuit de « [voir] la magnificence du Très-Haut »234

.

231

Ibid., p. 234-235 = ms Munich Clm 849, fol. 35v-36r : « Ad inveniendum in sompnis que vis,

scribe hec nomina in carta virginea cum nominibus illius diei in hunc modum sicut inferius patebit. Postea

pone sub dextra aure quando vadis dormitum, et videbis quidquid vis de preteritis, presentibus et futuris. Hec

est coniuracio que debet fieri super cartam : ‘O vos gloriosa nomina summi Dei, etc. » Là aussi il est

nécessaire de tracer un cercle. 232

Éd. Ars brevis = V2, fol. 142r-v.. 233

Ibid. = V2, fol. 142v-143v : « Finitis istis missis et datis elemosinis de nocte cum intraueris

cubiculum prosternas te ante lectum tuum in longam ueniam, dicens psalmum : ‘Miserere mei, Deus’, et

psalmum : ‘In te, Domine, speraui’, sicut solet dici in completorio. Hiis dictis erige te et uade ad parietem,

pandens manus tuas in modum crucis faciendo uel habendo claues imperiente, quibus manus sustentas

dicendo hanc orationem que sequitur tota mentis deuotione, etc. ‘Deus, qui’. […] » 234

Ibid. = V2, fol. 143v : « Tunc sequitur hiis completis in pariete descende ante lectum, scribens

in dextera palma ‘Alpha et omega’. Tunc deponas te dormitum et obdormias in dextero latere, tenendo

palmam sub dextra aure et uidebis magnificentiam Dei altissimi quam optasti. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 426

Autrement dit, grâce à ce nouveau processus d’incubation, et ce même si l’expression

visio divina n’apparaît pas, l’invocateur bénéficie durant son sommeil de rien de moins

que de la vision béatifique. C’est là un objectif étranger à la tradition première de l’ars

notoria ; mais, à peu près au moment où l’Ars brevis était mise sur pied, le Liber sacratus

sive juratus de Pseudo-Honorius de Thèbes trouvait dans l’accès à la vision de Dieu sa

raison d’être, au prix d’un rituel incomparablement plus lourd235

. Faut-il donc voir dans la

mise au point de l’Ars brevis une volonté de concurrencer ce dernier texte, élaboré lui

aussi pour partie à l’aide du matériel invocatoire de la tradition la plus commune de l’ars

notoria ? La question est difficile à trancher, puisque la chronologie de rédaction de l’un

et l’autre traités reste approximative : Jean-Patrice Boudet estime que le Liber sacratus

sive juratus a été rédigé entre 1334 et 1342 ; le plus vieux manuscrit connu de l’Ars brevis

est datable de 1345236

, mais le texte proposé ne peut être l’archétype du traité : la première

rédaction est donc antérieure, sans que l’on puisse faire à ce sujet d’hypothèse précise237

.

Il est tout cas manifeste que le débat théologique sur la question de la vision béatifique

sous les pontificats de Jean XXII et de Benoît XII ― la bulle Benedictus Deus qui clôt le

débat en 1336 nie la possibilité d’une vision faciale ante mortem ― a motivé une réplique

sur le terrain magique, dont l’essence même est de jouer avec les limites du licite et de

l’illicite, voire de transcender l’interdit238

.

Lorsqu’il se réveille au matin du cinquième jour, l’utilisateur de l’Ars brevis doit

se mettre à genoux devant son lit et remercier le Seigneur pour tout ce qu’Il lui a révélé

durant la nuit en récitant plusieurs oraisons, dont certaines sont extraites de la version A

de l’ars notoria239

. Le rituel prescrit par le traité est alors terminé, et c’est ainsi qu’au bout

de cinq jours à peine le dévot atteint l’omniscience, ce qui s’apparente, au sein même de la

tradition de l’art notoire, à un véritable tour de force.

235

G. Hedegård, Liber iuratus Honorii, op. cit., p. 71-115. Il faut construire le « sceau de Dieu » en

spéculant sur le Schem ha-mephorash, le nom de Dieu en 72 lettres, réciter près de 90 oraisons (dont une

quarantaine provient de la version B de l’ars notoria) et recourir aux cent noms de Dieu pendant 72 jours !

L’accès à la vision divine se réalise pendant que l’invocateur dort, mais son obtention ne nécessite pas de

véritable processus d’incubation. 236

Ms Erfurt, Amplon. Octavo 79 = E2 237

Cf. supra, Ière partie, ch. 5.1.1. 238

À cet égard, l’hypothèse de J.-P. Boudet, « Magie théurgique… », AMMA, p. 860-861, en sort

renforcée. À propos de la vision béatifique et du débat qu’elle suscite aux XIIIe et XIVe siècles, cf. Ch.

Trottmann, La vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995. 239

Ibid. = V2, fol. 143v-144r.

Page 77: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 427

1.4.2.2. Un rituel de consécration

Ce modus operandi relativement simple, qui oblige le dévot à se rendre chaque

jour à l’église écouter l’office qui lui convient, en bénéficiant de la complicité d’un prêtre,

contraste avec les rituels antérieurs. Au chapitre des plus notables différences, remarquons

la quasi disparition du recours aux noms d’anges et aux verba mistica, comme si l’on avait

voulu expurger l’ars notoria de l’un de ses éléments les plus contestables sur le plan

doctrinal, puisque explicitement condamné par Thomas d’Aquin vers 1270 ; ou encore,

l’utilisation d’une figure de la mémoire qui, pour avoir quelque efficacité, doit être au

préalable consacrée.

Cette dernière opération consiste tout d’abord à placer la figure de la mémoire sub

corporali, c’est-à-dire sous le corporal, le linge sacré, en toile de lin ou de chanvre, sur

lequel le prêtre dépose l’hostie et le calice lors de la messe. Le contact prolongé avec

l’autel d’une part, le tissu et les oblats d’autre part (sans compter les paroles du prêtre),

l’investit d’une puissante vertu opératoire. La complicité d’un prêtre est alors requise,

d’autant que le dévot doit ensuite assister chaque jour de la semaine à une célébration

liturgique qu’il a pu, le cas échéant, commander240

. Pour l’occasion, à la manière d’un

prêtre qui se prépare pour l’office, il doit revêtir des vêtements propres et de qualité, et

agir dans l’état de pureté le plus parfait. Le rituel en question peut durer au choix et en

fonction des possibilités de chacun dix, sept ou trois jours, ce qui introduit tout de même

une certaine marge de manœuvre. Si l’adepte choisit d’opérer en une semaine, l’attribution

journalière des messes auxquelles il doit prendre part est la suivante : le dimanche, office

en l’honneur de la Sainte Trinité, le lundi de la Sainte-Croix, le mardi du Saint-Esprit, le

mercredi de la Vierge Marie, le jeudi des Apôtres, le vendredi des Anges et le samedi de

240

Éd. Ars brevis = V2, fol. 145r-v : « Hec sunt misse quibus consecranda est figura memorie.

Prima in die Solis est dicenda de Sancta Trinitate, posita figura sub corporali ; die Luna de Sancta Cruce ;

die Martis de Sancto Spiritu ; die Mercurii de Beata Virgine Maria ; die Iouis de apostolis ; die Veneris de

angelis ; die Saturni de omnibus sanctis. Cum uero consecrata fuerit munde seruetur in syndone, uel alio

mundo panno serrico, et in hoc terminatur. Hec figura debet consecrari in decem missis uel in septem uel in

tribus cum summa ueneratione et contritione cordis, confessione, penitentia, deuotione bonis operibus, fide,

spe et caritate et castitate. Tres misse sunt principales, scilicet de Sancta Trinitate, de Sancta Cruce et de

Sancto Spiritu. Post hec de domina et alie sunt de quibuscumque sanctis. Postquam iam consecrata est in

missis dictis. Tunc ultimo die balneare et mundis uestibus induere mundisque lectisterniis utere in loco

secreto, et propter cautionem asperge locum aqua benedicta. Et thurifica thure et loca crucifixum contra

orientem ultra capud tuum. Postquam est bene ordinatus de nocte uenies cum incenso lumine, hora debita,

nemini te uidente et ante lectum flexis genibus ad crucifixum dic hanc orationem sequentem : ‘Summe

Deus’ […]. Hanc dic nouies uel septies uel triuies secundum quod misse precesserunt. Et post orationem

subiunge ter ‘Pater noster’. Postea respicias figuram cum summa diligentia, summa reuerentia. Deinde loca

eam cum crucifixo contra capud tuum et obdormias in lecto linteis indutus uestibus mundis, inuocando

diuinum auxilium. Et non dubites quia quidquid petieris obtinebis. Et est probatum per multos quibus

concessa sunt secreta celestia regni, amen. »

Page 78: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 428

tous les saints ; la cour céleste est ainsi suppliée dans toutes ses composantes, des plus

élevées en dignité aux plus humbles. Si jamais il choisit de consacrer la figure en trois

jours, il lui faut en toute logique sélectionner les messes de la Trinité, de la Sainte-Croix et

du Saint-Esprit.

Le dernier jour, après s’être lavé, avoir enfilé des vêtements et mangé quelques

maigres aliments, le dévot doit se rendre « dans un lieu secret » ― en fait sa chambre ―

qu’il purifie à son tour en l’aspergeant d’eau bénite et en faisant brûler de l’encens. Il doit

aussi fixer un crucifix qui soit à la fois orienté vers l’orient (i.e. vers Jérusalem, comme

tout lieu de culte chrétien) et situé au-dessus de sa tête. La tête de son lit se retrouve donc

contre le mur de la pièce orienté à l’est. Apparaît donc ici pour la première fois dans la

tradition textuelle de l’ars notoria la nécessité de purifier l’espace qui sert à la dévotion

privée et d’en faire un lieu à l’abri des manigances du diable et de ses légions

démoniaques. On ne peut toutefois comparer cette brève cérémonie au véritable acte de

consécration qui inaugure tout nouveau lieu de culte241

.

Une fois que tous ces préalables ont été menés à bien, l’utilisateur de l’Ars brevis

attend le moment où le Soleil se couche pour réciter une longue prière à Dieu (Summe

Deus). Si le rituel de consécration de la figure a duré dix jours, il la récite neuf fois, s’il a

duré sept jours sept fois, s’il a duré trois jours trois fois. Ensuite, il prononce le Pater à

trois reprises et examine la figure avec respect. Enfin, après avoir posé ladite figure avec

le crucifix tout contre sa tête, il s’endort vêtu d’habits de lin, en demandant l’aide de Dieu.

Beaucoup disent qu’Il ne peut manquer d’intervenir et faire don de Ses grâces.

Même s’il est difficile de conclure à une quelconque filiation, on peut remarquer

que ce rituel, qui vise à investir la figura memorie d’une vertu surnaturelle, partage de

nombreux points communs avec la procédure de consécration qui ouvre les deux versions

241

Dans ce cas, comme le rappellent les liturgistes médiévaux, la présence d’un prêtre est requise

et il faut respecter des rituels très codifiés. Voir par exemple le chapitre II du De ecclesiasticis officiis du

théologien et liturgiste parisien Jean de Beleth (XIIe s.) qui traite des lieux de culte : cf. Iohannis Beleth

Summa de ecclesiasticis officiis, éd. H. Douteil, Turnhout (Brepols), CCCM 51A, p. 5 : « Locorum autem,

que orationi sunt dicata, alia sunt sacra, alia sancta, alia religiosa. Sacra loca sunt, que per manus pontificum

sunt rite dicata et Deo sanctificata, que diversis vocantur nominibus, istis scilicet : Ecclesia, sacrarium,

sacellum, templum, oratorium, Dei tabernaculum, monasterium, cenobium, kyrica, dominicalis, domus

orationis, basilica, capella. » ; texte repris en partie dans le Rationale divinorum officiorum du canoniste et

évêque de Mende Guillaume Durand (1230-1296) : cf. Guillelmi Duranti Rationale divinorum officiorum,

éd. A. Davril et T.M. Thibodeau, Turnhout (Brepols), CCCM 140, I, V, 2, p. 57-58 ; voir I, 6 en ce qui

concerne la cérémonie très complexe de dédicace d’une église ou d’un autel, en part. § 2, p. 65 ; trad. fr. par

Ch. Barthélemy dans Guillaume Durand de Mende, Manuel pour comprendre la signification symbolique

des cathédrales et des églises, Fuveau, 1996, p. 106 et p. 115-136. En ce qui concerne les rituels de

consécration d’église ou d’autels fixes ou portatifs, cf. aussi E. Martene, De antiquis ecclesiæ ritibus,

Rotomagi (Guillelmi Behourt), 1702, p. 232-327, ch. XIII : De benedictione ac benedictione ecclesiarum ; p.

340-349, ch. XIV : De benedictione altaris ; p. 350-358, Ch. XV : De benedictione altaris portatilis.

Page 79: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 429

du Liber consecrationum éditées par Richard Kieckhefer242

. Sans entrer dans les détails,

peut être mise en avant la nécessité commune de profiter de la sacralité de l’autel, de

participer à des messes en bénéficiant de complicités au sein du personnel ecclésiastique,

de porter des habits propres, de se rendre dans un lieu secret purifié par aspersion d’eau

bénite, et enfin d’accorder une place centrale au signe de croix. Quant à la figura, elle

n’appartient pas à la tradition iconographique de l’ars notoria type version A ou B, mais

se rapproche davantage des modèles réduits de cercles magiques que l’on trouve dans les

manuscrits de nigromancie243

. Notre hypothèse précédente d’une influence de la

nigromancie sur l’Ars brevis s’en trouve donc renforcée.

Une fois que la figure de la mémoire est consacrée, on peut l’utiliser durant les

quatre jours que dure le rituel précédemment décrit244

. Elle doit être collée contre l’oreille

droite du dévot lorsque celui-ci dort, mais il lui faut aussi l’« inspecter » chaque jour tout

en récitant des prières et des psaumes à heures fixes. Au terme des cinq jours, la mémoire

de l’individu qui opère selon ces règles se trouve suffisamment augmentée pour pouvoir

accueillir l’extraordinaire quantité de savoir que la Providence ou ses messagers ne vont

pas manquer de lui dispenser au terme des séances d’incubation préalablement décrites.

L’Ars brevis permet donc en l’espace de seulement quelques jours à tout un chacun

(pourvu qu’il ait quelques lettres) de se voir gratifié d’un savoir extraordinaire. Parmi tous

242

Kieckhefer (1997), p. 258-259 = ms Munich Clm 849, fol. 52v : « […] et sit mundus indutus

vestibus, novem diebus ante opus inceptum, et debet audire in qualibet missam unam, et librum istum secum

deferre et pone super altari donec missa finiatur quolibet die, quousque transacti fuerint omnia, et hec

devotissime faciat, cum oracionibus et ieiuniis […]. Et cottidie post missam librum portabis domi. Et habeas

locum secretum ab omnibus absconditum, ne aliquis sit presens operi suo, et prius aspergat locum aqua

benedicta ubi librum istum ponet, et cum cingulo sacerdotali et stola dedicata liget eum in modum crucis

circumquaque, et flexis genibus versus orientem, dicat .vij. psalmos cum letania et oracionem sequentem

antequam liber aperiatur. […] » Autre version du même texte aux fol. 135r-v. 243

Cf. planche n° XXIII. 244

Ibid. = V2, fol. 144v : « Cum autem consecrata fuerit ad operationem, serua et ea sic utaris in

operatione. Primo die nouilunii inspecta noua Luna, pone eam sub dextram aurem, et continetur in aliis

noctibus et omnie die eam inspicias. Primo in hora matutina, dicende psalmum : ‘Qui habitat’ per totum, et

orationem dominicam, id est ‘Pater noster’, semel, et orationem ‘Theos, Patir’ etiam semel cum sua letania.

In hora prima diei dic psalmum : ‘Confitebor’ qui legitur in uesperis, et dominicam orationem bis, et

orationem ‘Theos, Patir’ cum sua letania etiam bis. In hora tertia dic psalmum : ‘Benedic anima mea

Domino’, sabatho in matutinis qui solum legi de angelis, et orationem dominicam ter, et ‘Theos, Patyr’ cum

sua letania totiens. In hora sexta dic psalmum : ‘Apropinquet deprecatio in conspectu tuo, Domine, iuxta

eloquium tuum, da mihi intellectum, intret postulatio in conspectu tuo, Domine, secundum eloquium tuum,

da michi intellectum, memoriam, uocem meam audi secundum misericordiam tuam et secundum iudicium

tuum da mihi facundiam, eructabunt labia mea ympnum cum docueris iustificationes et scientias tuas, gloria

Patri’, etc., et orationem dominicam nouies, et ‘Theos, Patir’ totiens. In hora nona dic psalmum : ‘Beati

immaculati’, et orationem dominicam duodecies, et ‘Theos, Patir’ totiens. In hora uespertina dic psalmum :

‘Deus, misereatur nostri’, et orationem dominicam quindecies, et ‘Theos, Patir’ totiens. In hora completorii

dic psalmum : ‘Deus, Deus meus’, et ‘Deus, in adiutorium meum intende’, et ‘Te, Deus, laudamus’, et

Page 80: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 430

les rituels prescrits par la tradition polymorphe de l’ars notoria, c’est, si l’on excepte l’Ars

nova qui est amalgamée aux Flores aurei, un record. Cette courte durée est en elle-même

un indice supplémentaire de l’influence de la nigromancie sur le maître d’œuvre de ce

texte, car il est rare que la durée d’un experimentum de magie noire excède quelques jours.

Avec l’Ars brevis, nous quittons, du strict point du vue textuel, la tradition

« salomonienne » de l’ars notoria, qui puise sa source dans les Flores aurei de la seconde

moitié du XIIe siècle. Bien entendu, les productions ultérieures que sont au XVe siècle

l’Ars Paulina et les rituels élaborés par l’ermite Pelagius, sur lesquelles nous allons nous

pencher maintenant, ne sont pas sans liens avec elle. Mais on ne reconnaît plus dans le

matériel invocatoire qui en assure l’efficacité l’influence directe de l’ars notoria, et leurs

modus operandi présentent un certain nombre de spécificités qui les individualisent

nettement.

1.5. Des rituels en marge de la tradition de l’ars notoria : l’Ars Paulina et la

magie spirituelle de l’ermite Pelagius (XVe siècle)

1.5.1. Une « christianisation » achevée : le rituel de l’Ars Paulina

L’Ars Paulina tire son nom du fait qu’elle aurait été révélée à l’apôtre Paul après

qu’il ait été ravi au troisième ciel. Dans la Deuxième épître aux Corinthiens, le disciple du

Christ raconte en effet comment il a été mené, en corps ou en esprit, jusqu’au paradis pour

entendre des paroles ineffables émanant de Dieu Lui-même245

. De cette proximité avec la

divinité, il a tiré un savoir en principe inaccessible au commun des mortels, dont l’Ars

Paulina permet de retrouver la clef. Le plus vieux témoin manuscrit connu de ce texte, le

manuscrit latin 3180 du Vatican (= R4), date du XVe siècle246

. Selon cette source,

largement corroborée par les manuscrits postérieurs, cet art « paulinien » s’inscrit

orationem dominicam semel, ‘Theos, Patir’ semel, alia oratio etc. semel prostante : ‘Deus, qui omnia

numero pondere […]. » 245

II Cor. 12, 2-4 [Vulg.] : « Si gloriari oportet non expedit quidem, veniam autem ad visiones et

revelationes Domini. Scio hominem in Christo ante annos quattuordecim, sive in corpore nescio, sive extra

corpus nescio, Deus scit, raptum eiusmodi usque ad tertium caelum, et scio huiusmodi hominem sive in

corpore sive extra corpus nescio Deus scit, quoniam raptus in paradisum et audivit arcana verba quae non

licet homini loqui. » Sur cet épisode, cf. J. Tabor, Things Unutterable : Paul’s Ascent to Paradise in its

Greco-Roman, Judaic, and Early Christian Contexts, Lanham, Md : University Press of America, 1986 246

Cf. supra, Ière partie, ch. 7.

Page 81: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 431

directement dans la tradition de l’ars notoria247

. Cette filiation s’appuie sur plusieurs

éléments : tout d’abord, l’objectif de l’opuscule du Pseudo-Paul est, comme dans la

tradition dont il se réclame, l’accession à un savoir dont Dieu est la source et le

dispensateur privilégiés (Omnis sapientia a Domino Deo est)248

. Ensuite, une assimilation

de l’Ars Paulina à l’ars notoria classique est possible par le fait qu’elle emploie des

moyens identiques, parmi lesquelles les fameuses note, comprises ici non pas comme des

figures mais comme des prières (orationes)249

. Cela n’est en rien une erreur du maître

d’œuvre de l’Ars Paulina, puisque les acceptions du terme nota, très fluctuantes dans la

tradition antérieure de l’ars notoria, désignent, selon les circonstances, aussi bien les

orationes que les figure250

. Enfin, la nécessité d’utiliser des figures et des prières dédiées

aux diverses entités de la sphère céleste, sur laquelle est basée le modus operandi de l’Ars

Paulina, n’est pas sans faire écho aux messes dédiées aux mêmes entités que le praticien

de l’Ars brevis doit mener à bien pour accéder à l’omniscience. En tout cas, il n’est pas

exclu que la christianisation du rituel entreprise par le maître d’œuvre de l’Ars brevis au

XIVe siècle a pu influencer le clerc qui, au XVe siècle, a pris soin de se cacher derrière

l’autorité apostolique.

Sur le plan textuel, l’assimilation de l’Ars Paulina à l’ars notoria ne va toutefois

pas de soi. La substitution de l’autorité paulinienne à celle de Salomon vise à inscrire

l’histoire de la pratique dans une histoire exclusivement chrétienne et induit une rupture

avec les diverses traditions antérieures que même le maître d’œuvre de l’Ars brevis n’avait

pas osé envisager en son temps. Et de fait : rien dans la matière textuelle ou

iconographique de l’Ars Paulina ne peut être directement rattaché aux productions

antérieures les plus courantes, telles les versions A et B de l’ars notoria251

. Le modus

operandi fait écho, par sa structure d’ensemble, à ceux en vigueur dans les traités plus

anciens ; mais, dans le détail, il est tout à fait spécifique. Autrement dit, si les diverses

branches de l’ars notoria ont bien servi de source d’inspiration, l’Ars Paulina est en

définitive une production entièrement nouvelle qui entend faire table rase du passé.

247

R4, fol. 43v : « Incipit ars Paulina denominato a beato Paulo, inuenta ab ipso post raptum suum

coronatum, apud quem sollet dici ars notoria […]. » ; P6, fol. 9r : « Incipit ars Paulina ab Paulo apostolo

inuenta post raptum eius at Corintios denotata, que ars solet dici notoria […]. » 248

Ibid., fol. 43v. 249

Ibid. : « […] solet dici notoria quia per breuia notabilia uel per breues notas, id est notabiliter

positas orationes, dici omnes docet […]. » 250

Cf. infra, IIe partie, ch. 3.3.1. 251

Cf. supra, Ière partie, ch. 7.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 432

Les precepta qui en guident la mise en pratique sont délivrés, dans la version R4,

au terme du traité, après qu’aient été présentées les figure et les prières attenantes, dédiées,

rappelons-le, à la Trinité, au Père, au Fils, au Saint-Esprit, aux divers ordres angéliques, à

la Vierge et aux saints, c’est-à-dire à tous les membres de la Cour céleste. Leur

énumération, dans le manuscrit du Vatican (= R4), se fait en cinq points seulement, ce qui

prouve la simplicité du modus operandi mis en place par le Pseudo-Paul sous l’impulsion

divine. Le premier enjoint au praticien d’avoir fait pénitence, de s’être confessé et

éventuellement d’avoir communié avant d’entreprendre quoi que ce soit, car, « comme il

est dit dans l’Écriture, Dieu n’exauce pas les pécheurs »252

. Hormis la possibilité de

recevoir l’eucharistie, ce sont là des injonctions classiques de l’ars notoria, qui visent à

assurer la pureté spirituelle du dévot. Le second fait pendant au premier, puisqu’il y est

question de pureté charnelle : le praticien doit se garder de péchés tels que l’ébriété, la

gourmandise et la luxure dès lors qu’il s’est lancé dans l’aventure253

. Le troisième

réglemente l’usage de la nourriture ; il est ainsi interdit de manger et de boire avant la

première heure du jour, sauf si on a fini de réciter les prières qui doivent l’être avant cette

heure254

. Le quatrième, qui réglemente l’usage que l’on doit faire de la confession pour se

laver de péchés commis pendant la mise en œuvre du rituel, fait écho au premier. Si le

praticien commet un péché mortel durant cette période, il n’est pas obligé de reprendre

toute l’opération depuis le début ; il lui suffit, pour réparer sa faute, de se confesser sous

un ou deux jours. En revanche, si le péché a eu lieu la nuit, il lui faut trouver un prêtre qui

accepte de le confesser avant qu’il n’ait commencé de réciter les oraisons du matin255

.

Quant au cinquième et dernier précepte, plus long à lui seul que tous les précédents, c’est

lui qui fixe l’ensemble de la marche à suivre et codifie l’emploi que l’on doit faire des

figures et des invocations qui les accompagnent256

.

252

R4, fol. 47r : « Primo quod sis uere penitus et confessus ac si uelles eucaristiam recipere, cum in

sacra pagina scriptum sit, quod peccatores Deus non exaudit. » ; H1, fol. 295r : « Quid ad hanc artem uult

peruenire et uti debet esse castus, deuotus, penitens et confessus, ac si uellet recipere eucharistiam, quia

scriptum est quod Deus peccatores non exaudit […]. » 253

Ibid. : « Secundo quod cum inceperis, caueas tibi ab ebrietate, gulla et luxuria. » ; H1, fol. 295r :

« […] etiam debet esse sobrius in cibo et potu, quia abstinentia est meriti augmentatam […]. » 254

Ibid : « Tertio quod non comedas ante horam primam diei uel bibas, nisi prius deuote compleas

omnes orationes uteris. » ; H1, fol. 295r : « […] dictis orationibus post primam comedat. » 255

Ibid. : « Quarto si incides in peccato mortali infra ipsum diem si confessorem inueneris cito

confitearis uel adminus infra duos dies, et si de nocte peccaueris mortaliter summo mane confitearis

antequam dicas orationes tuas. » 256

Ibid. : « Quinto quod antequam hanc artem incipias ieiuna septem dies Veneris in pane et aqua.

Completis uero septem diebus Veneris cessabis usque ad Lunam nouam diem primam. Et in prima Luna

noua incipias osculari figuram primam, uidelicet Trinitatis. Postea deuote legas collateres illius figure et

proprietatis deinde orationem in prima hora diei. Nota tamen quod nichil legas de scriptis intra figuram, et

sic in qualibet figura obseruabis cum proprietatibus et mandatis tribus uicibus et sic obseruabis per septem

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 433

En premier lieu, le dévot doit jeûner au pain et à l’eau pendant sept jours, qui

doivent tous tomber un vendredi. La pratique de l’Ars Paulina nécessite donc que l’on ait

prévu assez longtemps à l’avance et que l’on sache faire preuve d’une certaine patience.

C’est aussi durant cette période préparatoire que le praticien doit se faire absoudre de ses

péchés, conformément au premier précepte. Le rituel en tant que tel ne débute vraiment

qu’avec l’avènement de la nouvelle Lune qui intervient, selon les hasards du calendrier,

plus ou moins longtemps après l’ultime vendredi de jeûne. Le premier jour du nouveau

mois lunaire, à la première heure, il faut commencer par « embrasser » (du regard ?)257

la

figure dédiée à la Trinité, appelée encore « figure de la bonté divine », puis lire avec

dévotion les courtes oraisons qui sont disposées de part et d’autre ainsi que la prière plus

longue qui se situe en dessous et commence par Deus, cuius potestas inerrabilis. La même

opération doit être menée dans la foulée avec les six autres figures, puis le tout réitéré de

nouveau à deux reprises. Au total, durant ce premier mois, chaque figure est utilisée à trois

reprises chaque jour, mais pendant une durée de sept jours seulement à compter de la

nouvelle Lune. Tout ceci doit être refait à l’identique les sept premiers jours des deux

Lunes suivantes. Le dénouement n’intervient qu’au cours du quatrième mois lunaire.

Durant cette période, le dévot peut choisir n’importe quel jour pour se rendre à tierce

« dans un lieu très secret », voire encore mieux, dans une église, et réciter à trois reprises,

agenouillé, une antienne au Saint-Esprit. Le miracle a alors lieu : à peine a-t-il eu le temps

de se relever que le Seigneur se manifeste et lui accorde, dans un délai maximum de sept

jours, la maîtrise parfaite des Écritures.

dies continuos et cessabis usque ad aliam Lunam nouam, et sic in prima Luna uteris per septem dies

continuos obseruabis. Et tercio in tercia Luna uteris facies. Expletis autem tribus lunationibus, ellige tibi

unum diem quem uolueris et in illa die hora tercia sis in loco secretissimo et hoc in ecclesia si fieri possit et

tunc flexis genibus dicere incipias : ‘Veni Sancte Spiritus, reple me diuinitus’, et dicas ter et surge in nomine

Domini, et statim Dei gratia te circumdabit et habebis effectum tuum plenum. Itaque statim intelliges per te

ipsum infra septem dies diuinam scripturam, et eris totus plenus sublimitate et intelligencia et eloquencia, ut

de te ipso miraberis ac si esses renatus. Deo gratias, amen. » ; H1, fol. 295r : « Item debet ieiunare per .vij.

dies Veneris in pane et aqua in unaquaque die Veneris, diei prima incipiens tuum opus cum orationibus et

mandatis sui proprietatibus figuraris tribus uicibus et quando ueneris ad unamquamque figuram nihil legas

que sunt infra sed legas que sint alatere crucis qua facta. Illa die Veneris tu cessabis usque ad primam

Lunam usuam, et in prima Luna incipies iterum illas orationes infra primam horam diei, et facies per septem

dies continuos illius lunationis, et quando legas usqua ad figuram debes eam osculari et postquam leges

prima uerba collateres figure. Deinde orationes sequentes et eodem in qualibet figura. Postquam cessabis

usque ad secundam Lunam nouam et fac similiter per septem dies continuos. Item exspectas tertiam Lunam

et facies similiter quibus tribus lunationibus factis elige et dies et in illa die sis in loca secreta hora tertia, et

si fieri potest, in ecclesia melius est, si non fiat in loco secreto uel in campis extra, et incipies flexis genibus :

‘Veni, Sancte Spiritus, reple me, etc.’, et hac est dicendum ter. Post surgas in nomine Domini et statim gratia

Dei circumdabit te et habebis tuum plenum desiderium statim intelliges per te ipsum et infra septem dies eris

completus subtilitate, intelligentia et eloquentia, ut de te ipso mireris ac si esse regeneratus […]. » 257

Dans R4, le premier verbe utilisé est osculor (baiser), mais le verbe utilisé ensuite est observare.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 434

En fait, l’Ars Paulina apparaît par bien des aspects comme une entreprise qui vise

à expurger l’art notoire de ses éléments les plus troubles (angélologie foisonnante, mots

inconnus, fonction divinatoire de certaines oraisons et acquisition des artes exceptive,

parmi lesquels la nigromancie). Pratique ritualisée dont le modus operandi, révélé à un

apôtre, n’est basé que sur l’invocation des membres de la Jérusalem céleste, l’Art de Paul

a pour seule et unique finalité la connaissance du texte biblique. En la matière, il faut bien

l’avouer, on ne pouvait guère faire plus orthodoxe, et c’était là trouver un beau point

d’orgue à la longue tradition manuscrite de l’ars notoria.

1.5.2. En guise d’excursus : la théurgie de l’ermite Pelagius

Si on assiste au fil du temps à une multiplication des rituels d’invocation de Dieu et

des anges au sein même de la tradition manuscrite de l’ars notoria, le cas de l’ermite

Pelagius que nous allons aborder pour finir montre que des techniques invocatoires aux

modalités et aux objectifs globalement comparables ont été développées à sa marge dans

le courant du XVe siècle et ont sollicité la curiosité d’un certain nombre d’esprits, dont

certains fort connus.

Pelagius de Majorque est un personnage mystérieux. Le peu que l’on connaît

provient d’une brève correspondance258

que Libanius Gallus, l’un des disciples de

l’ermite259

, a entretenue à la toute fin du XVe siècle avec Jean Trithème, l’abbé bénédictin

de Sponheim (1462-1516)260

, ainsi qu’avec un destinataire anonyme qui a toute chance

d’être le margrave-électeur Joachim de Brandebourg, lui-même protecteur et confident de

Trithème. À l’un comme à l’autre de ses correspondants (qui sont aussi ses disciples),

Libanius raconte comment, après avoir erré de longues années en quête d’un savoir

magique aussi bien naturel que spirituel, il a eu vent de la renommée de Pelagius, un

ermite spécialiste en sciences occultes installé à Majorque depuis une cinquantaine

258

J. Dupèbe, « Curiosité et magie chez Johannes Trithemius », La curiosité à la Renaissance,

Paris (SEDES), 1986, p. 71-97, appendices I et II : I. Epistola Libani Galli ad quendam amicum atque

discipulum de institutione, magicis libris & operibus Pelagii heremitæ (ms Paris, BNF, lat. 7869, fol. 81r-v) ;

II. Epistola Magistri Libani Galli viri in magicis ad quendam discipulum suum de circulo veritatis (ms Paris,

BNF, lat. 7869, fol. 74r-v). 259

F. Secret, « Qui était Libanius Gallus, le maître de Jean Trithème ? », Estudios lullianos, 6

(1962), p. 127-137 ; Id., « Histoire de l’ésotérisme chrétien », Annuaire E.P.H.E. (Ve section), 86 (1977-

1978), p. 411-416. 260

Trithème, en plus de l’Antipalus maleficorum cité plus haut, est l’auteur d’un traité de

cryptographie adressé au comte-électeur Philippe de Palatinat, la Steganographia (1500), dont le troisième

livre a suscité une importante controverse au XVIe siècle entre défenseurs et pourfendeurs de la magie. Cf.

D.P. Walker, La magie spirituelle, op. cit., p. 80-82 ; N.L. Brann, The Abbot Trithemius (1462-1516). The

Renaissance of Monastic Humanism, Leyde (Brill), 1981.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 435

d’années. Le vieil homme l’accepta comme disciple et Libanius affirme être resté durant

seize mois au côté de son preceptor, qui lui fit don, avant de mourir, de la totalité de sa

production livresque261

. L’année du décès n’apparaît pas dans les deux lettres éditées par

Jean Dupèbe. Mais une autre version de la lettre à Joachim mentionne l’année 1480 (le 14

juillet)262

. Si cette date est fiable, l’ermite se serait donc installé à Majorque aux alentours

de 1430.

De feu son maître, Libanius brosse en loyal serviteur un portrait en tous points

dithyrambique. Il n’y a jamais eu de plus grand maître dans l’art de bien invoquer les

esprits et les démons, puisqu’il connaissait tout de leur nature, de leur fonction (bonne ou

mauvaise), et des signes nécessaires pour les faire se manifester263

. Plus intéressantes, bien

qu’invérifiables, sont les informations biographiques apportées dans le préambule à la

lettre adressée à Jean Trithème. Originaire de Gênes, né de parents pauvres, l’ermite

n’aurait dû qu’à la générosité de quelques donateurs, à ses exceptionnelles qualités

intrinsèques et à sa persévérance de pénétrer progressivement toutes les arcanes du monde.

Instruit en latin, il serait allé un temps dans le royaume de France faire quelques tours

(operationes) de magie naturelle, formule qui renvoie probablement à la confection de

talismans vierges de toute destinativité, inspirés des imagines astrologice élaborées au

XIIIe siècle par l’auteur du Speculum astronomie264

. Ses exploits ― dont on ne garde par

ailleurs aucune trace dans les sources ― auraient été suffisamment retentissants pour que

Pelagius tombe dans le collimateur des théologiens parisiens. Il se serait réfugié alors en

Afrique, probablement dans le Maghreb, où il aurait pendant sept ans trouvé la quiétude

nécessaire à ses travaux, avant d’aborder définitivement à Majorque265

. Là, il put dans le

261

J. Dupèbe, « Curiosité… », op. cit., app. I, p. 91 : « Rationem quæris, amice, institutionis,

operum atque librorum optimi præceptoris mei heremitæ Pelagii, cum quo mensibus XVI mansibus, nihil

magis quam cœlestia & naturæ secreta contemplantes. » ; app. II, p. 96 : « Mansi itaque apud heremitam 16

continuis mensibus […]. » 262

P.F. Arpe, Feriæ Æstivales, p. 115-116. 263

J. Dupèbe, « Curiosité… », op. cit., app. II, p. 96 : « Nec mihi poterit persuaderi hominem

vivere in mundo qui subtilius, proprius et efficatius noverit intelligere, loqui & docere de natura, generibus,

differentiis, officiis, nominibus, locis, ordinibus, principalibus, gradibus, exorcismis, conjurationibus,

coarctationibus, mandatis, promptitudine, tarditate, custodia, obligatione & libertate singulisque omnibus

cæteris proprietatibus & descriptionibus spirituum ac dæmonum quam Pelagius iste heremita, praeceptor

meus. » 264

Weill-Parot, p. 27-89. 265

J. Dupèbe, « Curiosité… », op. cit., app. I, p. 91 : « Oriundus erat ex territorio Januensium,

infimis pauperibusque parentibus ; qui literis sese applicans nullo patrimonio aut suffragio suorum adjutus,

eleemosinis sustentatus aliorum, in virum evasit doctissimum, naturaque in ipso mirabiliter operante,

mysteria illius secretissima cum tempore cuncta penetravit. Cum autem post annos ætatis virilis esse

cœpisset, faceretque mirandas operationes magiæ naturalis in Francia, theologorum ignorantium occultas

naturæ vires invidiam & suspitionem, ut fieri solet, incurrit ; qua motus recessit ab indoctorum docta caterva

& transiit in Africam, indeque post annos 7 reversus navigioque delatus in Majoricæ insulam, regnum

Page 86: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 436

secret cultiver son savoir à loisir et écrire une œuvre considérable, dont Libanius dresse à

grands traits le catalogue et dont on ne peut douter de l’existence, puisque certains

éléments en ont été retrouvés. En outre, Jean Trithème lui-même avoue avoir possédé, à la

suite de Libanius, certains de ces ouvrages.

Pelagius a tout d’abord écrit dans sa jeunesse de nombreux textes centrés sur

l’astronomia266

. La science des étoiles sert de fondement à ce que Libanius appelle la

magie naturelle (magia naturalis), par laquelle il faut sans doute comprendre une magie

talismanique qui se définit comme non empreinte de destinativité. Le seul ouvrage de cette

catégorie cité par Libanius est un énigmatique Liber de principiis magiæ naturalis.

Après l’exploration des merveilleuses potentialités de la nature, Pelagius s’est

tourné vers celles non moins extraordinaires du monde des esprits. Il est ainsi à l’origine

de nombreux textes « admirables » de magie destinative, et notamment, même si Libanius

n’emploie jamais le terme, de nigromancie. Il a ainsi écrit :

1. Une véritable somme de magie, puisqu’il s’agit d’un ouvrage divisé en vingt

livres qui a pour incipit Magiam imperite repræhenderunt indocti, nec vim vocabuli, nec

divisiones sententiarum intelligentes et qui traite aussi bien de magie « naturelle, divine et

angélique […] que superstitieuse et diabolique ».

2. Un livre de magie « spirituelle » permettant de contraindre les démons tant bons

que mauvais et commençant par : Corpus in spiritum non potest habere imperium, sed

spiritus in spiritum, etc.267

3. Un ouvrage divisé en sept livres tout entier consacré à la conjuration des

démons268

, qui semble, dans la présentation faite par Libanius, en tout point s’apparenter

aux who’s who démonologiques médiévaux et renaissants étudiés par Jean-Patrice Boudet

et qui débute par : Naturam malignam spirituum, quos dæmones appellant, cum sit

quondam famosum, solus, nulli cognitus, heremitorium ingressus habitavit annis, ibidem perseverans, ferme

quinquaginta, religiosæ & sanctæ conversationis vitam agens usque ad mortem. » 266

Ibid. : « In astronomia iuuenis multa composuit, inter quæ liber est de principiis magiæ naturalis

[…]. » 267

La possibilité de conjurer des démons bienveillants est bien établie dans la « nigromancie »

occidentale comme le note J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques… », op. cit., p. 129, qui renvoie

à l’article 23 des condamnations parisiennes de 1398 et montre que les démons des who’s who

démonologiques du Moyen Âge sont loin d’être tous empreints de malignité. C’est une conception qui se

retrouve aussi dans le monde byzantin : cf. A. Delatte et C. Josserand, « Contribution à l’étude de la

démonologie byzantine », dans Mélanges Bidez, Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire orientales,

t. II, 1934, p. 207-232. 268

J. Dupèbe, « Curiosité… », op. cit., app. I, p. 92 : « Item composuit de natura, locis, differentiis,

officiis, gradibus, operationibus & proprietatibus, nominibus & characteribus dæmonum omnium libros 7, in

quibus miranda stupendaque narrat [...]. »

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 437

substantialiter una, gradibus tamen certisque proprietatibus multum differre inter se nos

experientia docet, etc.

4. Pelagius est enfin l’auteur d’un traité sur le destin de l’âme, d’une Table de la

vérité dont Libanius est le destinataire et qui est conservée dans le manuscrit latin 7869 de

la Bibliothèque nationale269

, ainsi que de différents textes de magie théurgique parmi

lesquels il faut citer le Peri anacriseôn (1480) conservé dans plusieurs manuscrits270

, l’Ars

crucifixi présente dans les manuscrits de la British Library de Londres Harley 181 (= L4,

fol. 75r-81r) et Sloane 3864 (fol. 182r et suiv.)271

, et deux opuscules qui traitent de la

façon dont on peut faire apparaître en rêve son ange gardien pour qu’il fasse des

révélations à la demande272

.

269

Ms Paris, BNF, lat. 7869, fol. 74r-80v. Papier, origine italienne ; fol. 74r : « Opera magistri

Libani Galli […] de circulo veritatis. » ; fol. 75r : « Compositio tabula veritatis magistri Pelagii […] ad

discipulum suum Libanium Gallium. » 270

Mss Paris, BNF, lat. 7456, fol. 3r-63v (papier), lat. 7486A, fol. 1r-99v (parchemin), et Vienne,

ONB, lat. 10477. L’édition d’une traduction-adaptation française du XVIIIe siècle conservée dans un ms de

la Bibliothèque municipale de Lyon a été réalisée par l’ésotériste Robert Amadou, Paris, Cariscript, s.d. : cf.

Il s’agit d’un texte théurgique daté de 1480 dépouillé de toutes les spuritie présentes dans les autres textes de

Pelagius. En voici les principales articulations. Ms Paris, BNF, lat. 7456, fol. 3r : Magistri Pelagii heremitæ

sanctissimi, ad Libanium suum in philosophia naturali discipulum, espistola in opus subiectum

Perianacriseôn fœliciter initium capit. Pelagius heremitola, pauper in Christo et modicus, Libanio suo

charissimo, salutem et ueram in Domino charitatem, etc. ; fol. 4r : Hoc est iuramentum quod omnis in

operatione sanctissima hypnoticarum anacriseôn instituendus super sanctum Euangelium Christi iurabit

instituenti : Ego indignus […] ; fol. 4v : Qui et quales ab hac scientia diuina tanquam indigni sunt omni

tempore repellendi et nullatenus admittendi ; fol. 6r : Qualis esse debeat qui ad scienciam huius philosophie

sacratissime postulauerit habere accessum ; fol. 8v : Quemadmodum experiri debeas utrum sit dignus in

huius sciencie agiasterium intromitti qui postulat ; fol. 10v : Omnia enim que ad salutem mentis et corporis

in hoc mundo habere uolueris, orando per hanc doctrinam sanctissimam obtinebis. Si ad scientiam omnium

scripturarum desiderium tuum conuerteris, crede, uiue, ora secundum huius doctrine libellum et dabit tibi

Deus mediante lectione studioque tantam eruditionem in omnium scientiarum in tempore breui quantam

nullus mortalium in multis annis discendo comprehendere potest ; fol. 14v-15r : Quanquam non ignores : O

sacer Libani multas et uarias demonum machinationes quas perituri sua curiositate homines male nuncupant

artes […]. Prima omnium est necromancia, que sit in ossibus siue capitibus mortuorum, siue in sepulchris

aut membris seu carnibus eorundem, prohibenda uisione personarum uel apparicione hypnotica, quod fieri

sine medio demonum non potest. Hec ars penitus execrabilia est et ideo damnata ab ecclesia […]. ; fol. 18r-

19r : Sunt et alie quedam prenotionum species siue artes quas et si damnauit ecclesia. Solet tamen hanc

parum de superstitione et uanitate habere suspectas, inter quas est primum et nobile prenotionum genus

astronomia […]. Geomancia secundum locum obtinet, que in radices sumat ab astronomia, non uidetur

damnari ab ecclesia sed tolleratur pocius […]. Chiromantia, etc. ; fol. 19r : Utrum christiano sit licitum

prenotionis anacriisim a Deo, ab angelis uel a sanctis eius postulare an prohibitum sit ; fol. 24r-25r,

Exposition des conditiones qui fondent l’efficacité rituelle ; fol. 26r : Quam difficile sit et laboriosum ueras

anacrises a falsis discernere ; fol. 30r : Liber secundus de prænotionibus et anacrisibus hypnoticis Pelagii

heremite ad Libanium discipulum ; fol. 46r : Liber tertius […] ; fol. 50r : Sequitur nunc primus ad

operationem Perianacriiseon processus ; fol. 52r : Sequitur nunc modus operandi ad prenotiones anacriises

scientias et quodcumque aliud fecunditer Deum uolueris impetrare ; fol. 57r : Qualiter modus pro anacriisi

uel prenotione orandi sit continuandus oratione mentali ad Dominum ; fol. 62v : Notandum quod omni

tempore omni hora in die uel in nocte poteris operari pro anacriisi uel qualibet alia causa et pet itione ; fol.

63v : Ex heremitario meo Maioricano .ii. Maii anno Domini millesimo quadringentesimo 80. Finis libri tertii

Perianacriiseon Pelagii hemerite ad Libanium Gallum discipulum suum. » 271

Cf. supra, Ière partie, ch. 4.5.3. 272

J. Dupèbe, « Curiosité… », op. cit., app. I, p. 92 : « [1.] Item de spiritu familiari quis sit & qualis

& quomodo possit haberi, ad quid valeat, & cum quibus libentius conservetur, libros duos composuit vere

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 438

L’œuvre théurgique de Pelagius, dont les diverses ramifications entretiennent entre

elles des liens étroits jusque dans leur formulation, mériterait, de par son volume et sa

variété, une étude d’ensemble à même de mieux mesurer les rapports éventuels qu’elle

entretient avec la tradition de l’ars notoria et, plus généralement, avec les textes de magie

et de théurgie qui circulent en Occident à la fin du Moyen Âge. À défaut d’avoir à ce jour

mené une enquête systématique, nous avons utilisé le second des traités qui exploitent la

vertu des anges gardiens pour effectuer un premier sondage qu’une recherche plus

approfondie permettra de compléter ou d’amender. Jean Dupèbe en a édité une version

abrégée présente dans une lettre que Pelagius a lui-même adressée vers 1465 à un prêtre

dénommé Marcellus et qui a été recopiée en mai 1504 ; il a pour titre : Libellus Magistri

Pelagii heremitæ de proprio angelo in somniis apparente cum revelatione273

. Marcellus

était manifestement très intéressé par les spéculations théurgiques de l’ermite, car une

autre lettre que lui a adressée ce dernier l’informe du nom de son ange gardien et de la

façon dont il doit procéder pour l’invoquer correctement274

.

Le Libellus commence par un long paragraphe qui, sous la forme d’une prière

commençant par Deus excelsus, informe le lecteur des principes généraux sur lesquels

repose son efficacité. Pelagius rappelle tout d’abord que le monde a été créé par Dieu

d’une manière très hiérarchisée et qu’en son sein les anges jouent, pour les créatures

terrestres telles que l’homme, le rôle de dispensateur de la lumière divine275

. Il insiste en

particulier sur leurs capacités illuminatrices. Puis, il en vient à l’essentiel de son propos :

chaque homme, selon l’opinion des théologiens, possède un esprit bon et un esprit

mauvais qui l’accompagnent tout au long de sa vie. S’il est interdit d’instaurer un

quelconque lien avec le second, tout homme peut en revanche entrer sans compromission

aucune en relation avec son esprit angélique et en retirer des bénéfices276

. Il est notamment

admirabiles […]. » ; [2.] « Item de proprio angelo pulchrum opusculum quomodo in somniis apparere soleat,

prænunciare futura & de periculis auisare ac quomodo haberi obediens ad uota possit invocanti […]. » 273

J. Dupèbe, « L’écriture chez l’ermite Pelagius… », op. cit., appendice I, p. 124-145. La lettre est

conservée dans deux mss, l’un conservé à Paris (BNF, ms lat. 7869, fol. 82r-87v) et l’autre à Prague (BN,

ms lat. 673). En ce qui concerne la date, le texte de ms de Prague (cf. app. I, p. 138) fait allusion à une

guerre opposant le roi Louis [XI] et le prince Philippe [de Bourgogne] : il peut s’agir de la Ligue du Bien

Public (1465). 274

Ibid., app. II, p. 145-147 : « Epistola M. Pelagii heremitæ Majoricensis ad Marcellum

presbiterum. » Cette lettre mentionne l’année 1461. 275

Ibid., app. I, p. 124 : « Sunt enim angelici spiritus celestium lumina & gubernatores quorum

officio in septem celorum [ordinatio] omnia inferiora reguntur & illuminantur […]. » 276

Ibid., p. 125 : « Quid aliud traditio insinuat theologorum [que] singulis hominibus bonum &

malum deputatum a creatore spiritum assignat, alterum custodem ministrumque intelligentiæ & suggestorem

veritatis, […] alterum vero seductorem, exitium animæ spiritalis. […] Omnis enim homo, in vera cognitione

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 439

possible, per orationes et jejunia, de solliciter à chaque fois qu’on le veut l’apparition en

songe dudit ange et de lui demander de réaliser tout ce que l’on souhaite. Pelagius

s’empresse toutefois d’ajouter, reprenant un topos bien établi dans la littérature magique,

qu’il s’agit là d’un experimentum réservé aux seuls serviteurs de Dieu, qui ne doit tomber

en aucune manière entre les mains d’hommes indignes277

.

Une fois énoncé ces principes supposés le mettre à l’abri des protestations des

théologiens, l’ermite expose une à une, dans une partie intitulée Accessus ad

experimentum angelicæ revelationis in somniis, toutes les regule qui fixent les termes de

l’interminable rituel que doit suivre l’invocateur. Les premières concernent l’adepte lui-

même et sont destinées à s’assurer de sa bonne nature. Parmi la multitude de qualités qu’il

doit cultiver, il lui faut en particulier être attentif à la bonté et à la piété ; de même, il ne

doit pas agir par simple curiosité ou pour chercher à atteindre la gloire, mais par amour de

Dieu et de la vérité278

. Force est de constater que l’on retrouve ces prescriptions morales et

ces règles de vie dans des formes approchantes dans les deux versions du Peri anacriseôn

disponibles à la Bibliothèque nationale279

, et, dans une moindre mesure, dans l’Ars

fidei constitutus, qui intellectui subjicit voluntatem, cum bonis angelicisque spiritibus dulcissimam quandam

contrahit notitiam (&) familiaritatem, quæ non solum post hanc vitam intellectu consummata perficitur, sed

etiam in peregrinatione hujus vitæ multis donis, illuminationibus & judiciis aucta declaratur […]. » 277

Ibid., p. 126 : « Magnum est huius operationis secretum archanum & pro intelligentia omnium

dubiorum experimentum probatum ut efficacissimum (&) propterea occultissime <ut> ab illo

Almifluentissimo ente semper seruandum ne unquam ad manus prauorum hominum indignorumque

perueniat. Tu autem per istud experimentum scire poteris omnia quæcumque uolueris per angelum tuum in

somnis si tamen bene custodieris ea que diximus per eum qui in Trinitate benedicta & perfecta laudabili et

gloriosa uiuit & regnat unus Deus per omnia seculorum secula. » 278

Ibid., p. 127 : « Primo igitur naturam tuam, inclinationem, mores & animi dispositionem

considerabis, que cum non sint in omnibus uno [et conformi modo] varium necessario consequuntur

effectum. Ergo si es natura bonus, placidus, [tranquillus], inclinatus ad scientiam secretorum perscrutandam,

moribus ciuilis, non turbulentus, sed pius, mansuetus, dulcis, misericors & gratiosus, animo constans, fidelis,

credulus, nil dubitans [animo], non curiosus neque experimenti derisor, tunc aptum te considera ad huius

experimenti operationem. [Is autem qui natura est melancolicus, anxius, turbulentus, seu animo leuis,

incredulus, derisor, superbus, arrogans, paruipendens scientiam aut moribus dissolutus, luxuriosus & viciis

deditus, non erit aptus ad hanc mirabilem operationem]. […] tunc statue animo tuo quod non ad vanam

gloriam […] sed ad Dei honorem ac proximi charitatem & solius ueritatis amorem. » 279

Ms Paris, BNF, lat. 7456, fol. 24r : « Prima conditio : Nunquam ad prenotionis anacrisim

accedas ex curiositate ad sciendum illaque uel nihil ad te pertinent uel tibi aut aliis nihil conferunt ad anime

salutem. Secunda conditio est : cauendum tibi summopere noueris ne in rebus et negotiis prauis, friuolis,

uanis, Deo ecclesie uel salui anime contrariis uel aduersis anacriisim petas. Tertia conditio : quicquid

humanitus uel aliunde licitis modis inuestigare et scire potes, cum Deo per anacriisim nequaquam est

inuestigandum. Nota. Quarta conditio : quoties in re magna et ardua pro anacriisi petenda necessitas te

compellit et urget summa id fiat cum huminitate et maximo timore Domini, neque dignum te iudices qui ex

audiri debeas, sed Dei misericordiam merito in omnibus semper præponas. Quinta conditio : in omni

operatione ad anacriisim, uoluntatem tuam semper diuine uoluntati perfecte subiicito, et nihil presumas, nil

petas, nil desidere, nisi quod ipse uoluerit elargiri. Sexta conditio : Nunquam operaris ad anacriisim scienter

existens in peccato mortali, quoniam nihil proficies ad prenotionem ueritatis, quin potius demonum

illusiones plurimas patieris. Septima conditio : priusquam ad operationem anacriiseon procedas, esto mente

et animo uere compuctus atque contritus et confitere peccata sacerdoti cum uero emendationis proposito

amplius non peccandi. Octaua conditio est : ut sis mente et corpore tranquillus, sine ira, sine turbatione, sine

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 440

crucifixi280

. Ensuite est exposé véritablement le corps de l’experimentum, dont nous ne

pouvons donner ici que les grandes lignes281

.

Un lundi, de préférence le jour de la Saint-Michel (le 29 septembre), l’invocateur

doit en premier lieu trouver un prêtre honnête qui accepte de le confesser de ses péchés, de

célébrer une messe en l’honneur du Saint Ange (probablement l’archange Michel) et de lui

administrer l’eucharistie. S’il est lui-même prêtre, il lui est permis d’agir seul, et s’il est

riche, dans une chapelle privée ; autrement, pour peu qu’elle reste à l’abri des regards, la

scène peut se dérouler dans une église paroissiale des plus communes. À la suite de cette

séquence inaugurale, il faut réciter cinquante fois à voix basse le Pater et l’Ave Maria,

chanter, tourné vers l’autel, un nombre considérable de psaumes et de litanies tirées de la

liturgie romaine, ou encore prononcer des prières adressées à la Trinité, à la Vierge, à

l’ange gardien et aux anges en général. Il doit procéder de la sorte à l’identique pendant

trente jours, tout en pensant à préserver sa chasteté et, pour ne pas enfreindre la loi du

secret, se cloîtrer dans un lieu tranquille. Les trois derniers jours sont marqués par des

jeûnes spécifiques : le matin des vingt-huitième et vingt-neuvième jours, l’invocateur doit

suivre un régime de Carême et se contenter de pain et d’eau le trentième et dernier jour.

Ce même trentième jour, au retour de la messe, il doit se rendre dans la chapelle ou la

chambre secrète où il a élu domicile, se laver de la tête aux pieds, puis lire l’ensemble du

psautier. Dans ce lieu, il lui faut faire un cercle sur le sol à l’aide de petites chandelles, au

centre duquel il doit disposer son lit, ainsi que des characteres angéliques dessinés sur des

melancholia, sine merore et cibo et potu neque repletus nimium neque rursus omnino uacuus. Nona conditio

est : ut ante omnia tibi cauendum sit, ne in loco /fol. 25r/ tumultuoso et inquieto uelis ad anacriisi operari,

cum summa quiete omnino est opus. Decima conditio : in operatione ad anacriises, silentium maxime

requiritur atque secretum, ita uidelicet quod nemo uideat uel impediat operationem tuam, neque sciat neque

irrideat uel contemnat. In ergo sis cautus omni tempore, dicens tum secretum meum mihi. Undecima

conditio est : quotiens in magna et ardua causa operaberis ad anacriisim, oportet ut feruentissimo sciendi

ueritatem desiderio sis inflammatus et estuans, quia nisi maxime sursumagaris mente feruenter eleuata, que

scire cupis maxima, nunquam impetrabis. Quanto enom in desiderando et petendo fueris ardentior, tanto

facilius consequeris quod scire postulaueris. Duodecima conditio : in operatione anacriiseon opus est una

simul et confidentia in Deum maxima, desiderio in precibus estuante, sine quibus anacriisis rara et incerta,

unde si res est magna et negocium arduum, non desistas a precibus donec importumtate /fol. 25v/ uincas,

desiderium consulto differens ut crescat. » 280

Ms British Libr., Harley 181 (= L4), fol. 76r : « Atque iste est modus operandi in hac arte : Qui

tamen in paruis et non urgentibus rebus nullatenus debet operari, sed tantum in re ardua et magna. Tunc cum

alicuius questionis seu dubii ueritatem scire cupis per uisionem Ihesu Christi in sompnis, ei<s> mundus a

peccato mortali, nec pollutus mulieribus, neque alio quouis genere pollutionum, eis sobrius, non nimium

cibo et potu repletus, sine turbatione mentis, sine pollutione per tirduum, absque melancholia seu

occupatione fixa aliarum cogitationum, et cameram habeas secretam, nitidam, mundam ab immunditiis

arcanearum et pulueris et clausam, eisque solus dormiens in ea, sit etiam s<a>cratus, mundus, et in ea in

modum altaris mensula mundis lintheis cooperta, et super eam duo candelabra cum cereis benedictis in

purificatione ardentes, et omnibus uite /fol. 76r/ dispositis, tandem proferas crucem extra capsulam, super

mensulam locando dices deuote : Ihesu Nazarene […]. » 281

Ibid., p. 127-144.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 441

cédules en parchemin avec du minium, du safran et du sang de colombe282

. Après avoir

enfilé des vêtements en toile de lin, procédé à diverses fumigations et aspersions d’eau

bénite et récité des prières, il peut enfin entrer définitivement dans le cercle et se préparer

à dormir283

. Mais avant de trouver le sommeil, il lui faut encore écrire sur le côté d’un

morceau de parchemin vierge les noms et les caractères des anges qui sont attachés à sa

personne (outre l’ange gardien, il est question de l’ange de la conception, de l’esprit de

l’heure de la nativité et de l’ange de la mort) et sur l’autre côté la question posée284

. Le

dévot doit mettre la cédule devant son visage, réciter encore un grand nombre d’oraisons

puis s’endormir. C’est durant la nuit qu’il se voit révéler en songe ce qu’il a demandé,

qu’il s’agisse de la réponse à une question ayant trait à la politique, à l’avenir, au statut des

âmes après la mort, à la recherche d’un trésor, ou plus largement de tout ce qui a trait au

savoir, en particulier alchimique, magique et médical285

.

Ce rituel présente, par rapport à ceux en vigueur dans les diverses versions de l’ars

notoria, un certain nombre de spécificités. La plus évidente tient à la nature de son

destinataire. Si Pelagius invoque Dieu et les anges comme les adeptes de l’art notoire, le

rôle principal échoit ici à l’ange gardien, appelé bonus angelus ou spiritus boni angeli. La

croyance que chaque homme bénéficie d’un ange qui joue le rôle d’une sorte de « double

spirituel » préposé à sa garde n’est pas nouvelle au XVe siècle, puisqu’elle puise ses

282

Pour un aperçu de ces caractères apparentés à des sceaux, cf. Ibid., planche p. 146 = ms Paris,

BNF, lat. 7869, fol. 88v. 283

Ibid., p. 136-137 : « Tricesima die post missam, completis orationibus in ecclesia vade ad unam

secretam capellam ; si tibi habere apertam & clausam non potueris , tunc uade ad cameram tuam quam

omnino mundam, secretam & bene clausam esse oportebit, et priusquam ingrediaris in aqua munda totum te

balneando lauabis […]. Habeas autem […] paruulas candelas longas benedictas quales ad benedicendum

mulieres, cum quibus facies unum circulum in modo qui sequitur, tantæ amplitudinis ut stratum tuum capiat

totum & adhuc spatium maneat pro scriptura quæ in schedulis pergameneis debet esse disposita & scripta.

[…]. » 284

Ibid., p. 138 : « Post hæc scribas in unam schedulam pergameni nouam in uno latere cum minio,

ut supra temperato, nomen & caracteres proprii angeli tui, quæ te scire omnino est necessarium & ab alia

parte scribe tenorem quæstionis tuæ cum atramento nigro & ne in aliquo te, optime frater, contingat errare,

formam tibi præscribam ut exemplar operationis meæ cum nomine et caracteribus angeli mei proprii. » 285

Ibid., p. 142 : « Magna est huius experimenti visionis angelicæ in somniis efficacia mihique

virtus sæpius explorata, per quod si modum operandi diligenter seruateris quem præcipimus, scire poteris

omnium dubiorum tuorum & quæstionum ueritatem, siue pro te siue pro quocumque alio, poterisque scire

per ipsum præterita, præsentia & futura : nam si uolueris scire consilia regum, secreta principum, naturas

spirituum, statum animarum post mortem, occultas cogitationes hominum & actiones eorum, futurum

euentum belli, furem, latronem, thesaurum ualetudinem absconditam amici uel inimici, complementum

artium : alchimiam, magiam, medicinam, reliquas scientias, mineras, uires herbarum, uirtutes lapidum, uim

& colligationem uerborum, officia nominum & characteres omnium spirituum bonorum & malorum,

proprietatesque omnium creaturarum, curas infirmitatum ceteraque omnia in mundo scibilia, per istud

experimentum leuiter consequeris […]. »

Page 92: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 442

premiers développements dans la littérature patristique286

. Mais elle se renforce

sensiblement en Occident à partir du XIIe siècle, en même temps que l’idée d’un jugement

individuel après la mort se met en place. Au début du XIIIe siècle par exemple, la Summa

confessorum de Thomas de Chobham († entre 1233 et 1236) reconnaît aux clercs le droit

d’invoquer leur ange gardien287

. Quelques décennies plus tard, Thomas d’Aquin consacre

une question entière de sa Somme théologique à la question de l’ange gardien, qui

entérine, s’il en était encore besoin, le fait que « tout homme dans l’état de voyageur reçoit

la garde d’un ange »288

. Enfin, les sermons de grands prédicateurs tels que Jean Gerson ou

Vincent Ferrier traitent eux aussi de la question à la fin du XIVe siècle, avant que la

longue réflexion au sujet de la notion d’ange gardien individuel n’aboutisse à la

reconnaissance de la première fête solennelle des anges gardiens par une bulle pontificale

de 1518, édictée à la demande de l’évêque de Rodez, François d’Estaing289

. Si l’on n’en

est pas encore là à l’époque de Pelagius, ce n’est toutefois pas sans raisons que l’ermite

convoque la traditio theologorum sur ce point. Mais il l’interprète de manière

tendancieuse.

Quant à la croyance qu’à l’ange gardien fait pendant un démon familier et que tous

les deux se livrent un combat sans merci dont l’âme humaine est l’ultime enjeu, elle n’est

pas non plus nouvelle, puisque les principes en sont posés dès l’Antiquité290

. Mais elle ne

trouve, semble-t-il, sa pleine expression que durant les tout derniers siècles du Moyen

Âge, au moment où émerge une forme de conscience individuelle291

. Si l’histoire du

286

P. Faure, « L’homme accompagné. Origines et développement du thème de l’ange gardien en

Occident », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 27 (1997), p. 199-216 ; Y. Cattin et P. Faure, Les anges et

leur image au Moyen Âge, Orléans (coll. Zodiaque), 1999, p. 237-278. 287

Thomas de Chobbam, Summa confessorum, art. 3, d. 3, q. 4, éd. F. Broomfield, Louvain-Paris,

1968, p. 289. Il s’agit de l’invocation Angele qui meus est custos pietate superna / Me tibi commissum salua,

defende, guberna. / Terge meam mentem uiciis et labe ueterna. / Assiduusque comes michi sis uiteque

lucerna, qui est en fait le premier quatrain du long poème Quaterniones Malchi ad angelum suum attribué à

Reginald moine de Saint-Augustin de Cantorbery († après 1109), édité par A. Wilmart, Auteurs spirituels et

textes dévots du Moyen Âge latin. Étude d’histoire littéraire, Paris, 1971 (1ère

éd. 1932), p. 554-558. 288

Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 113, a. 4. 289

Ph. Faure, art. « Anges », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident chrétien, Paris, 1999, p. 42-

54, not. p. 50-51. 290

Sur l’importance du daimon et la croyance dans le monde païen en la présence de deux génies

qui déterminent, l’un en bien, l’autre en mal, le sort de tout homme, cf. T. Hopfner, Grieschisch-ägyptischer

Offenbarungszauber, Leipzig, 1921, réimpr. Amsterdam, 1974, t. I, p. 58-63 ; P. Boyancé, « Les deux

démons personnels dans l’Antiquité grecque et latine », Revue de Philologie, n.s. 9 (1935), p. 189-202. Sur

la nature et l’omniprésence du démon familier appelé Parhedros, « celui qui est assis à côté », dans les

papyri gréco-égyptiens, cf. H.D. Betz (éd.), The Greek Magical Papyri, op. cit., p. 3-8, 23-26 et 131-132 ;

L.J. Ciraolo, « Supernatural Assistants in the Greek Magical Papyri », dans M. Meyer et P. Mirecki (éd.),

Ancient Magic and Ritual Power, Leyde (Brill), 1995, p. 279-295 ; A. Scibilia, « Supernatural Assistance in

the Greek Magical Papyri. The figure of the Parhedros », dans J.N. Bremmer et J.R. Veenstra (éd.), The

Metamorphosis of Magic, op. cit., p. 71-86. 291

J. Baschet, art. « Diable », dans Dictionnaire raisonné, op. cit., p. 260-272, not. p. 268-269.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 443

démon privé occidental reste à faire, force est de constater que c’est dans le courant de la

seconde moitié du XIIIe et surtout au XIVe siècle que le motif de la conjuration d’un ou

de plusieurs démons familiers apparaît dans les sources aussi bien littéraires, judiciaires

que magiques.

a) En ce qui concerne les premières, une première occurrence possible est à repérer

dans un recueil d’exempla anonyme conservé dans un manuscrit du XIVe siècle, mais

dont toute une série d’indices solides prouve qu’il a été rédigé dans le courant des années

1270 par un franciscain anglais proche de Roger Bacon292

. L’exemplum en question vise à

mettre en scène la gloire céleste de la Vierge Marie le jour de l’Assomption (le 15 août).

L’action se déroule à Paris et aurait été rapportée à l’anonyme et à Roger Bacon en

personne par maître Pierre d’Arderne, chirurgien de son état, qui en a été le témoin

direct293

. Ce dernier aurait en effet été amené un jour, tandis qu’il côtoyait un magicien

espagnol entouré de compagnons, à participer à un experimentum nigromantique en

dehors des murs de la ville. Grâce à un cercle magique et à un art consommé de la

conjuration qui n’est pas décrit avec précision, le nigromancien serait parvenu quatre nuits

de suite à convoquer sans coup férir « son démon » (demonum suum) afin que celui-ci

réponde à toutes ses questions. Une nouvelle séance se serait tenue la cinquième nuit, en

pleine vigile de l’Assomption (soit le 14 août au soir). Après s’être fait quelque peu prié,

le démon personnel du mage serait tout de même apparu une nouvelle fois ; mais il était

manifestement en petite forme et se serait plaint, à grand renfort de soupirs, de ne pouvoir

lui aussi fêter la Vierge avec les anges de la cour céleste, sans que l’on puisse conclure si

292

A.G. Little (éd.), Liber exemplorum ad usum prædicantium, Aberdeen, 1908, p. v-ix. Il s’agit du

ms. Durham Cathedral Library B. IV. 19, fol. 21-103. Nous remercions S.J. Williams d’avoir porté ce texte à

notre connaissance. Éd. cit., p. 22, § 38 : « Adhuc autem quoddam, mihi et fratri Rogero dicto Bacun

Parisius quondam relatum de festo assumpcionis gloriose Virginis, non est silencio pretereundum. Quidam

cirurgicus compatriota meus, immo etiam ex nativitate comparochianus meus, nomine magister Petrus de

Ardene, omnibus clericis de Hybernia sibi contemporaneis satis notus, tempore meo, accepta uxore Parisius,

civis erat Parisiensis. Hic michi et fratri Rogero Bacun narravit quod quidam magus Hyspanus erat ei

familiaris. Cui vocato aliquociens ad domum suam societates et solacia facere consuevit. Hic ergo magus,

volens magistro Petro vicem rependere, duxit eum noctis tempore, cum sociis quos secum assumere voluit

extra civitatem, et fecit circulum secundum artem suam, et vocavit demonem suum. Qui veniens respondit

eis ad omnia que querebant. Sane ita duxit eos per .v. noctes, cum demone vocato singulis noctibus

consimiliter tractando. Quinta vero nocte vigilia erat assumpcionis beate Virginis. Vocatus ergo demon

secundum ritum artis tradite venire tardavit. Vocatus est ergo frequenter, ita etiam ut magister ille dyabolicus

erga dyabolum multum moveretur. Tandem venit dyabolus, lugens et suspirans, et luctuosa suspiria de

profundo trahens ad modum pueri verberati ; et dixit eis hec verba : ‘‘Mirum est, inquit, de vobis. Angeli

enim in celo faciunt festum de Maria Virgine, et vos non potestis quiescere in terra !’’ Audientes autem hoc

mirabantur, immo etiam, nec mirum, multum terrebantur. Et dixit demoni dictus magister Petrus etiam, ut

iuravit, compaciens ei : ‘‘Quid habes ?’’, inquit. Qui dixit ei : ‘‘Valde male michi est.’’ Tunc eum

dimiserunt et ad hospicia sua regressi sunt. » 293

E. Wickersheimer, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Âge, Paris,

1936, t. II, p. 612.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 444

cette impossibilité tient à sa qualité de démon (et donc d’être rejeté du monde supra-

lunaire) ou si c’est parce qu’il a été dérangé par le conjurateur espagnol et ses acolytes au

moment même où la fête commençait. Et une fois le démon reparti, tout le monde de s’en

retourner chez soi édifié sur le haut degré de dignité de la fête mariale.

b) La seconde, beaucoup plus significative puisqu’y apparaît pour la première fois

en toutes lettres l’expression demonus privatus, se trouve, comme nous l’avons évoqué

plus haut294

, dans les actes d’accusation dressés dans les toutes premières années du XIVe

siècle à titre posthume à l’encontre du pape Boniface VIII.

À ces quelques sources font écho les textes de magie eux-mêmes, où l’utilisation

de démons familiers ou privés auxquels on peut tout demander est bien attestée à la fin du

Moyen Âge, qu’il s’agisse de magie noire ou de magie astrale. On retrouve par exemple

des rituels d’obtention d’un esprit familier bon ou mauvais dans les Capitula super

Razielem du dénommé Teysolius, traduits en latin en même temps que le Liber Raziel

(vers 1260) à la demande d’Alphonse X de Castille295

. C’est également le cas plus

tardivement dans les Annulorum experimenta du Pseudo-Pietro d’Abano, un texte de

nigromancie astrale basé sur la construction d’anneaux sous une des vingt-huit maisons

lunaires296

, dans le De occultis et manifestis artium de l’astrologue bolonais Antonio da

Montolmo, un texte de nature approchante297

, ou encore dans la Necromantia du

manuscrit italien 1524 de la Bibliothèque nationale298

.

En ce qui le concerne, Pelagius rejette formellement l’idée que l’on puisse conjurer

l’esprit malin qui accompagne chaque homme. Pourtant, si l’on en croit le catalogue de

ses œuvres et les propos à peine voilés de Libanius, il ne semble avoir guère été effrayé

par la magie démoniaque, en particulier dans sa jeunesse. On retrouve du reste dans le

modus operandi précédemment décrit des éléments que l’on rencontre fréquemment dans

la magie nigromantique, astrale ou nigromantico-astrale, et qui n’appartiennent pas à la

tradition textuelle la plus classique de l’ars notoria (versions A, A2 et B) : l’emploi de

294

Cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.2. 295

Ms Halle 14.B.36 (= H1), fol. 144v-151r : « Ad habendum spiritum familiarem. » 296

Mss Paris, BNF, lat. 7337, p. 131a-138a, et Oxford, Bodl. Lib., Rawlinson D. 252, fol. 96-97 :

Ut demonem privatum habeas que tibi dicat omnia et quesitus redeat. Cf. Boudet (2003), t. II, p. 277-279 et

t. III, éd. p.j. n° VII. J.-P. Boudet donne d’autres exemples parmi lesquels on peut retenir une conjuration

adressée à Baron (ms Oxford, Bodl. Lib., Rawlinson D. 252, fol. 130), le démon convoqué en 1439 par le

magicien florentin Francesco Prelati à la solde de Gilles de Rais. Voir aussi t. II, p. 349-354. 297

Il s’agit d’invoquer des altitudines sub-zodiacales considérées comme mauvaises contrairement

à ce que l’on retrouve dans l’Almandal « chrétien ». D’après Antonio, lorsqu’un enfant naît, le premier des

anges de l’altitudo du signe ascendant désigne l’un de ses subordonnés grand ou petit selon la condition

haute ou basse du nouveau-né. Cf. N. Weill-Parot, « Dans le ciel ou sous le ciel… », AMMA, p. 763. » 298

F. Gal, La magie, op. cit., t. II, p. 25 = Paris, BNF, ms ital. 1524, fol. 76.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 445

fumigations299

, de sang de colombe en guise d’encre pour procéder à des inscriptions300

, et

surtout l’usage de characteres de taille conséquente qui s’apparentent à des sceaux

astrologiques et qui doivent comme tels être fabriqués en fonction d’un tempus idoneus.

Le terme sigillum est au demeurant employé dans la seconde lettre que Pelagius adresse à

Marcellus pour l’informer du nom des anges et des démons attachés à sa personne, et dans

ce cas les sceaux doivent être ou écrits sur du parchemin ou sculptés dans du métal301

.

Contrairement à l’ars notoria, il n’est jamais question pour Pelagius d’utiliser des figure,

des note ou encore des notule, ce qui autorise à douter qu’il ait eu connaissance de cette

tradition textuelle. De même, la multitude de noms angéliques et de verba mistica qui est

l’une des spécificités de l’art notoire et que l’on retrouve par exemple au XIVe siècle dans

le Liber sacratus sive juratus du Pseudo-Honorius de Thèbes n’apparaît à aucun moment,

même sous des formes résiduelles, sous la plume de l’ermite. Hormis les très répandus

Aiziel, Amiel et Samiel302

, les noms d’esprits attachés à la personne de Pelagius (Sempiel,

Volbis et Volsenni), comme ceux cités dans la seconde lettre à Marcellus (Omiel, Pomiel,

Halmaloth, Pegaliel, Aniolach, Malgedon, Ponomel, Siogrel, Odoniel pour les anges,

Runchiel pour le démon familier), ne dérivent pas, pour autant que l’on puisse en juger, de

l’onomastique angélique de l’ars notoria, ni même du reste des stocks onomastiques des

textes nigromantiques connus303

. Toutefois, ce ne sont pas là des manques définitivement

invalidants, puisque le texte en apparence le plus proche du Libellus dans la tradition de

l’ars notoria est l’Ars brevis (XIVe s.), qui n’accorde elle-même qu’une place minime aux

figure, aux verba mistica et autres noms angéliques des traditions antérieures.

299

Kieckhefer (1997), p. 59, 73, 78, 84, 158-159, 177-178, 186-187. 300

Kieckhefer (1997), p. 76, cite par exemple un experimentum destiné à obtenir les faveurs d’un

puissant extrait du ms Oxford, Bodl. Lib., Wood empt. 18, fol. 32r ; cf. aussi p. 199-203 (n° 3, pour

augmenter l’amour d’une femme) = ms Munich Clm 849, fol. 8r-11v ; p. 345-346 (n° 45, pour devenir

invisible) = ms Munich Clm 849, fol. 107v-108r. Voir aussi dans le Liber de angelis, annulis, characteribus

et imaginibus planetarum faussement attribué à Messahala, conservé dans le ms Cambridge, University Lib.,

Dd.xi.45 (XVe s.), fol. 134v-139 et édité par J.G. Lidaka, « The Book of Angels, Rings, Characters and

Images of the Planets attributed to Osbern Bokenham », dans Fanger (1998), p. 32-75, not. p. 48, pour

construire l’anneau de Vénus. 301

J. Dupèbe, « L’écriture… », op. cit., app. II, p. 145 : « Angeli ergo tui boni nomen Samiel

nuncupatur quod do, quo scis modo inueni anno domini 1461, prima die mensis februarii, quæ fuit dominica,

in nocte, hora II minutæque XXVIII, characteresque ejus principales tres sunt isti, quos posui, qui non alio

quam Solis aut Iouis liquore scribendi sunt & in eorundem uel etiam Lunæ metallis suis temporibus

sculpendi. Sigillum uerum ipsius angeli tui boni inuenimus quod præscriptis tantum, non aliis est liquoribus

coloribusue scribendum ; quod si metallo insculpendum fuerit, esto de magisterio Solis aut Lunæ tantum ;

dies electionis sunt Martis, Veneris & Lunæ, horæ quoque eorundem. Sequntur nomina & characteres

aliorum trium angelorum tuorum bonorum conceptionis, natiuitatis & mortis. » 302

On trouve aussi un dénommé Asyel, spiritus de son état, dans l’experimentum n° 13 édité par

Kieckhefer (1997), p. 229-231 = ms Munich, Clm 849, fol. 32r-33r. Idem dans le Picatrix (éd. Pingree), IV,

ix, 53. 303

Kieckhefer (1997), p. 162-167 pour une table onomastique des noms présents dans le ms

Munich Clm 849 ; J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques… », op. cit., p. 131-133.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 446

À un niveau général, divers éléments, qui valent aussi bien pour le Libellus que le

Peri anacriseôn et l’Ars crucifixi, plaident dans le sens d’une possible influence de l’ars

notoria sur le mage majorquin. Parmi eux peuvent être mis en avant l’insistance très forte

sur l’ascèse et la préparation spirituelle du dévot304

, le recours à une destinativité

exclusivement angélique, le rôle central alloué au processus visionnaire et à la faculté

illuminatrice des anges, et enfin la finalité essentiellement cognitive et divinatoire. .

Si l’on se concentre exclusivement sur le Libellus, on peut repérer dans le texte

pélagien un grand nombre de similitudes avec l’Ars brevis, une tradition rattachée à l’ars

notoria dont nous avons montré qu’elle présentait elle-même un nombre important des

traits spécifiques de la nigromancie. Voici un bref inventaire des points communs :

- la nécessité d’agir durant la majeure partie du rituel dans une église, avec la

complicité d’un prêtre qui implore Dieu à l’aide d’une liturgie canonique ;

- d’assister de manière journalière à des messes et de réciter de nombreux

psaumes ;

- de se laver et d’enfiler des vêtements de cérémonie ;

- de recourir aux fumigations ;

- de suivre une procédure d’incubation pour solliciter l’apparition en rêve des

esprits angéliques ;

- l’intérêt commun pour la révélation de l’avenir et la découverte des trésors

cachés.

Le seul trait nouveau dans le Libellus par rapport à l’Ars brevis est le fait que

l’invocateur doive communier ; mais c’est une forme de préparation que l’on trouve en

revanche mise en avant dans l’Ars Paulina. Enfin, on peut aussi noter que l’utilisation

d’un crucifix pour solliciter une vision, principe moteur de l’Ars crucifixi pélagien, est

déjà au cœur de la procédure de consécration doublée d’un procès d’incubation mise en

scène dans l’Ars brevis.

L’hypothèse d’une influence d’un texte comme l’Ars brevis sur le Libellus et les

autres œuvres théurgiques de Pelagius n’est donc pas à exclure. Mais il faut rester prudent

en la matière. D’une part, aucune des longues prières latines en usage dans le premier ne

se retrouve dans les seconds. D’autre part, l’Ars brevis étant elle-même un texte composite

marqué du sceau de la nigromancie, une filiation plus directe entre cette dernière et le

Libellus est jusqu’à un certain point envisageable. En outre, il faut prendre en compte,

comme invite à le faire la présence de sceaux astrologiques, l’utilisation ponctuelle de

304

Sur ce point, cf. infra, IIe partie, ch. 3.1.

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― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 447

sources de magie astrale. Pelagius, manifestement conscient de ses qualités d’« auteur » et

du charisme qu’elles lui octroyaient vis-à-vis de ses disciples, a mis un soin tout

particulier à masquer ses sources d’inspiration. Jamais il ne mentionne un traité de magie

« salomonienne » dans les textes qui nous sont parvenus. Quant à l’influence des sources

grecques de théurgie, elle reste à démontrer. Même si Pelagius connaissait des rudiments

de grec et s’il fait allusion au De mysteriis de Jamblique dans le Peri anacriseôn305

, on

peut douter qu’il ait pu directement puiser son inspiration dans certains des textes

néoplatoniciens conservés dans le monde byzantin (que l’on pense aux œuvres de

Jamblique, Proclus ou encore, plus tardivement au XIe siècle, du byzantin Michel Psellos)

avant même que le philosophe florentin Marsile Ficin (1433-1499) n’ait fait circuler ses

traductions latines dans les dernières décennies du XVe siècle et ne les utilise dans son De

vita libri tres (1480-1489)306

. Nous restons bel et bien avec ce personnage, jusqu’à preuve

du contraire, dans une tradition essentiellement occidentale.

Nous voilà arrivés au terme de notre tour d’horizon des rituels prescrits par les

différents textes qui se rattachent d’une manière ou d’une autre à l’ars notoria. Nous

avons essayé de montrer, tout au long de cet exposé, comment l’obscurité de la version A

a nécessité diverses entreprises de clarification, voire de simplification, qui ont enrichi

progressivement la tradition manuscrite et en expliquent l’incessant bourgeonnement. Il

nous faut désormais adopter une grille d’analyse transversale pour en savoir davantage sur

la vraie nature de cette pratique et sur la façon dont ses concepteurs en ont pensé le

fonctionnement.

305

Ms Paris, BNF, lat. 7456, fol. 23r : « Nam et sacerdotes Egyptiorum Iamlicho testante de rebus

paruis et exiguis diuinam intelligenciam minime interpellare solebant, sed de his que ad purgationem,

solutionem, sapientiam et salutem anime pertinebant philosophabantur. » 306

Si la traduction ficinienne du De mysteriis de Jamblique est diffusée pour la première fois à

Venise en 1497, le florentin a copié son exemplaire grec et amorcé sa traduction dès la décennie 1460, ce

dont Pelagius était peut-être au courant vers 1480 grâce aux correspondances qu’il entretenait. Cf. A.R.

Sodano, « La tradizione manoscritta del trattato De mysteriis di Giamblico », Giornale italiano di filosofia,

V, 1952, p. 1-18 ; Id., « L’editio princeps del De mysteriis di Giamblico », Giornale italiano di filosofia, X,

1957, p. 44-55 ; M. Sicherl, Die Handschriften, Ausgaben und Übersetzungen von Iamblichos de mysteriis,

(« Texte und Untersuchungen », 62), Berlin, 1957, p. 22-37 et 91-97. En ce qui concerne l’influence de

Jamblique sur Ficin, cf. A. Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris,

1959, p. 443 ; B.P. Copenhaver, « Iamblichus, Synesius and the Chaldean Oracles in Marsilio Ficino’s De

vita libri tres : Hermetic Magic or Neoplatonic Magic ? », dans J. Hankins, J. Monfasani et F. Purnell Jr

(éd.), Supplementum festivum. Studies in Honor of Paul Oskar Kristeller, Binghampton N.Y., 1987, p. 441-

455 ; P. Zambelli, L’ambigua natura della magia. Filosofi, streghe, riti nel Rinascimento, Milan, 1991, p.

317-318 ; Weill-Parot, p. 639-675.

Page 98: 1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l' ars

― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 448

Ceci implique, avant que l’on détaille un à un les éléments qui fondent l’efficacité

du rituel et en déterminent la nature, que l’on fasse un détour par une étude du mythe que

l’art notoire se donne pour histoire : en effet, c’est en grande partie sur lui que repose le

discours qui justifie son droit à l’existence et son efficacité supposée, autrement dit qui le

distingue de la nigromancie en l’expulsant de la sphère démoniaque et le faisant entrer

dans une catégorie autre, dont la dénomination n’allait pas de soi aux XIIe et XIIIe siècles.