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Université Sciences Humaines et Sociales - Lille 3 - Charles de Gaulle UFR DECCID - Département de Sociologie et Développement Social Master 2 Sociologie et développement social – option SDS Séminaire « Approches théoriques et empiriques du développement social » Saul Alinsky et le community organizing Théories et premières expériences européennes. Par Tanguy VANDENABEELE Avril 2014

Saul Alinksy et le community organizing - théories et premières expériences européennes

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Université Sciences Humaines et Sociales -

Lille 3 - Charles de Gaulle

UFR DECCID - Département de Sociologie et Développement Social

Master 2 Sociologie et développement social – option SDS

Séminaire « Approches théoriques et empiriques du développement social »

Saul Alinsky et le community organizing

Théories et premières expériences européennes.

Par Tanguy VANDENABEELE

Avril 2014

SOMMAIRE

Table des matières

INTRODUCTION.........................................................................................................................................3

Première Partie : Saul Alinsky et le changement social................................................................................4

I ) Présentation de Saul Alinsky................................................................................................................4

II ) La société selon Alinsky : le système de caste et le conflit................................................................5

III) Moralité et vocabulaire du changement ............................................................................................6

Seconde partie: Les éléments essentiels de la méthode ................................................................................8

I ) Philosophie de l'optimisme et qualités de l'organizer...........................................................................8

II ) Les notions fondamentales du community organizing.......................................................................9

III ) Les étapes........................................................................................................................................10

Troisième partie : La méthode en pratique..................................................................................................13

I ) « stop le contrôle au faciès » .............................................................................................................13

II ) « London CITIZENS » et « THE BIG SOCIETY ».........................................................................15

III ) éléments de réflexions sur la pratique.............................................................................................17

CONCLUSION :.........................................................................................................................................19

1

INTRODUCTION

Dans un contexte de remise en question de la politique de la ville1 et de la promotion du « pouvoir

d'agir »( de l'empowerment au sens premier du terme2), le community organizing fait ses premières

armes en France. Lancée à Grenoble par l'association ECHO, « l'alliance citoyenne » est basée sur cette

méthode qui a pour vocation de créer des communautés sur un territoire délimité et de les mettre en lien.

Première communauté officiellement issue d'une expérience de community organizing, elle apparaît aux

côtés de mouvements issue d'une variante de la méthode basée sur des territoires virtuels, et traitant d'une

problématique précise plutôt que le développement « territorial » (« stop au contrôle au faciès »). Des

mouvements de contestations non-violentes existent déjà (les « désobéissants », les « indignés ») et

prônent la lutte non-violente contre l'injustice sociale et en faveur de la démocratie. Cependant, dans le

cas des indignés, le mouvement s'est très vite essoufflé, faute d'organisation et de réelle vision à long

terme du changement. Ce mouvement pourtant très important (parti d'Espagne, il s'est diffusé dans une

grande partie de l’Europe, et en Amérique), a été relativement éphémère, et n'a pas laissé de traces

durables : au delà d'une expression du mécontentement, la révolution attendue n'a pas eu lieu, peut être à

cause de l'absence de conflit « concret », ou organisé.

Comme nous le verrons, le community organizing repose principalement sur une mise en conflit des

acteurs de la vie citoyenne et politique. Ces deux derniers termes sont volontairement mis en tension dans

cette introduction, tant la méthode du community organizing insiste sur la nécessité d'organiser le combat

hors des préoccupations liées aux idéologies politiques. Ces dernières tentent pourtant de s'infiltrer dans

la méthode et de l'adapter à faire preuve « d'innovation ». Si ce terme correspond effectivement bien à la

méthode que nous présenterons, cette nouvelle adaptation fait plutôt penser à une méthode déjà existante

en France, nommée « intervention sociale d'intérêt collectif », relativement peu convaincante auprès des

travailleurs sociaux, à qui elle est destinée en premier lieu.

La synthèse que nous formulons ici se base sur le séminaire « approches théoriques et empiriques du

développement social », et sur la séance du 30 janvier du séminaire « le community organizing.

Politisation et action collective dans les quartiers populaires ».Dans un premier temps, nous présenterons

Saul Alinsky et sa conception du changement social. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux

essentiels de la méthode. Et, dans un dernier temps, nous exposerons deux expériences européennes, ainsi

que les éléments de réflexion sur le community organizing.

1 M-H BACQUE, M.MECHMACHE, 2013, Pour une reforme radicale de la politique de la ville, ça ne se fera plus sans

nous, synthèse du rapport au ministre délégué chargé de la ville.

2 A-E CALVES, 2009, « EMPOWERMENT» : généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement,

Revue Tiers-Monde, n°200, p.735-749

2

Première Partie : Saul Alinsky et le changement social

I ) Présentation de Saul Alinsky

Héro pour les uns, agents du chaos et du nihilisme pour les autres, il est surtout connu pour son rôle

« d'agitateur public » aux états unis, des années 1940 à la fin de sa vie, en 1972. Peu connu en France3, il

reste une figure très influente aux États Unis. De nombreuses questions entourent le personnage et ses

méthodes. Barack Obama, président actuel des États Unis, a été durant plusieurs années un «organizer »

(ou « animateur social »). Autre figure emblématique, Hillary Clinton a rencontré Saul Alinsky, qui a

souhaité la recruter lorsqu'elle était étudiante : sa recherche de thèse4 portait effectivement sur le

« modèle Alinsky ». Ces éléments de formation initiale permettent à leurs opposants politiques de

disqualifier leur choix et propositions, s'appuyant principalement sur le fait qu'Alinsky, comme nous le

verrons, ne s’inquiétait pas de la morale de ses actions, et préconisait un changement « radical » en faveur

des populations oppressées. La logique évoquée est que les disciples d'Alinsky sont des agents du chaos5.

Saul Alinsky est né en 1909 de parents immigrés russes, et a grandit dans les quartiers pauvres de la ville

de Chicago. En 1927, il opte pour des études de sociologie, et se spécialise en criminologie. Il étudie

notamment les gangs de Chicago, et plus particulièrement les réseaux maffieux, dont il fréquentera l'un

des leaders : Al Capone. Durant dix ans, Saul Alinsky formera une théorie du pouvoir, et de son

renversement grâce à la stratégie du conflit. Il utilisera Chicago comme un laboratoire pour ses nouvelles

idées. Sa méthode a de nombreux points communs avec celle de Paulo Freire6, dont l'objectif final qui est

de mettre fin aux situations d'oppression, et permettre aux personnes des quartiers pauvres de retrouver

une voix, de s'exprimer, de réclamer des conditions de vies décentes. Après avoir expérimenté sa

méthode, il écrit « Reveille for Radicals » en 1946, un manuel destiné aux minorités et aux

révolutionnaires reprenant de manière très pratique sa méthode et ses stratégies. En 1971, après avoir

parcouru l'Amérique pour diffuser sa méthode, et après avoir formé des centaines d' « organizer », il écrit

« Rules for radicals », dans lequel il reviendra sur certains de ses combats, sur leurs motivation, et sur la

moralité (ou plutôt amoralité) de sa méthode.

3 S. ALINSKY, 1976, Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, (trad J.GOURIOU ET O.HELLIER,),

éditions Seuil, Paris

4 H. D.RODHAM, 1969, « There is only the fight », An analysis of the Alinsky Model, Wellesley,Massachusetts,

5 D.HOROWITZ, 2009, Barack obama's rules for revolution, the Alinsky model, D.H Freedom center, USA

6 P.HAMMAN, J.M MEON , B.VERRIER, (dir), 2002,Discours savants, discours militants : mélange des genres

L'harmattan. « Logiques politiques », p 251-270, L Mathieu « la conscientisation » dans le militantisme des

années 1970.

3

II ) La société selon Alinsky : le système de caste et le conflit.

Selon Alinsky, la société est constituée de castes : au plus bas se trouvent « les déshérités », au centre la

« classe moyenne », et au sommet « les nantis ». Les nantis, pour lesquels il éprouve un mépris certain,

sont « les possédants » : une minorité qui possède « le pouvoir, l'argent, l'abondance, la sécurité et le

luxe. Ils se gavent à s'en étouffer, tandis que les pauvres sont affamés »7. Les déshérités sont « de loin la

majorité de la population mondiale. Ils sont unis par un dénominateur commun : la misère, la maladie,

l'ignorance, les taudis, l'impuissance politique, le désespoir (…) ils ne peuvent aller nulle part, sinon

plus haut »8. Leur seule puissance se trouve dans leur nombre. La classe moyenne est celle qui possède

assez pour désirer préserver le statu quo, mais pas suffisamment pour ne pas en vouloir plus : « les

membres de cette classe sont des personnalités déchirées (…) des schizophrènes sociaux »9 qui craignent

et désirent à la fois, le changement. Plus ils s'approchent du pouvoir, des avantages des nantis, plus leur

volonté de révolution est forte.

Pour Alinsky, il existe un combat perpétuel, entre les nantis et les déshérités, dont les classes moyennes

sont tantôt les arbitres qui maintiennent le « statu quo », tantôt les alliés du changement. Selon lui, le

pouvoir se partage entre ceux qui ont l'argent, et ceux qui ont le nombre, et le changement ne peut

intervenir que grâce aux conflits de classes : «changement signifie mouvement, et mouvement friction. Ce

n'est que dans le vide sans friction d'un monde abstrait, qui n'existe pas, que mouvement et changement

pourraient se produire sans la rudesse et le feu du conflit »10. Tout changement social dépend du conflit,

et il n'existe pas de changement radical sans lutte. Si ces propos tendent à faire penser à l'idéologie

marxiste, Alinsky se défend de toute tentative de politisation de sa méthode, qui la disqualifierait d'entrée

de jeu :

« En permettant à «révolution» et «communisme» de devenir synonymes, nous avons laissé s'installer

et se développer une situation suicidaire. Notre propos, ici, est de dénoncer cette identification

abusive. Si les pays pauvres arrivaient à reconnaître et accepter l'idée que révolution ne signifie pas

obligatoirement haine et guerre, froide ou chaude, des États-Unis contre eux, cela déjà serait une

grande révolution dans la politique internationale et l'avenir de l'humanité. Ceci est une raison majeure

qui m'a poussé à écrire un manuel sur la révolution, qui emprunte un langage différent de ceux du

communisme ou du capitalisme, qui s'adresse aux déshérités du monde entier, indépendamment de la

couleur de leur peau et de leurs convictions politiques. Mon objectif est d'apporter des idées sur la

manière de s'organiser pour le pouvoir: comment le prendre, comment l'utiliser.» 11

7 S. Alinsky, Manuel de l'animateur, op.cit , p 80

8 Ibid p 81

9 Ibid

10 Ibid p 83

11 Ibid, p 72-73

4

Le message et la méthode de community organizing se veulent universels et apolitiques pour être

facilement diffusable. Il tente d'être rassurant : il existe des alternatives aux systèmes d'oppression, et

l'amalgame entre révolutionnaire et communiste n'a pas lieu d'être. Cette dernière partie du message

prend ses racines et son importance dans le contexte de guerre froide entre les américains et les

soviétiques, et suite aux années de « chasses aux sorcières » du Maccarthysme. Se révolter n'est pas

nécessairement synonyme de haute trahison. Bien au contraire, ce serait même l'expression d'une volonté

forte à vouloir faire vivre la démocratie. Une fois ce point établi, Alinsky va cependant insister sur des

notions qui lui sont chères : l'amoralité de l'action, et la non-violence des batailles.

III) Moralité et vocabulaire du changement

Dans Reveille for radicals, Saul Alinsky revient sur les appréciations qui ont été faites de sa méthode

durant des années. Il la confronte aux points de vue de ses opposants, la justifie, en redéfinissant les

notions de pouvoir, d'intérêt personnel, de compromis, d’ego et de conflit. Il estime que le sens de ces

mots a été amoindri, corrompu ou détourné. les paraphrases, les synonymes, affaiblissent leurs sens :

« nous diluons l'amertume, l'angoisse, la haine et l'amour, la passion et le triomphe, dont ils sont

porteurs »12.

Il tente de revenir à l'essence de ces mots, pour les dévêtir des conceptions négatives dues aux usages de

langages. Ainsi, le pouvoir est « la capacité mentale, physique et morale à agir (…) la force dynamique

de la vie »13. L'intérêt personnel n'est pas une notion égoïste ou liée à la mesquinerie, l'égocentrisme,

mais un moteur d'action individuel et collectif. C'est ce qui permet de mobiliser les personnes en premier

lieu, et de mettre en commun les multiples volontés ayant pour moteur le même intérêt. C'est la morale

qui rend l'intérêt personnel inadmissible ou vil, tandis qu'elle même est changeante, contradictoire et

malléable selon les situations. Le compromis n'est pas une preuve de faiblesse ou de trahison, c'est un

générateur entre différentes étapes de conflits ; c'est une stratégie permettant d'avancer ses pions petit à

petit dans un combat. C'est également la preuve de l'existence de la démocratie, car le compromis est la

capacité qu'ont les individus à négocier entre eux, sans que tout leur soit imposé. « L' ego » est une force,

et non pas une simple auto-satisfaction vaniteuse ; c'est par exemple, la possibilité de l'organisateur à

faire face aux événements et ne pas se laisser impressionner, rester sûr de lui, de ses alliés, de l'intérêt de

son combat et son action. C'est une force personnelle, une conviction inébranlable.

Enfin, le conflit, doit son aspect négatif à la religion, culpabilisante, qui rend docile face aux attaques, et

aux « public relations, style Madison Avenue, de l'hygiène morale de la classe moyenne »14. Le conflit est

12 Ibid., p 110

13 Ibid.,

14 Ibid., p 111

5

pourtant une preuve de l'existence de la démocratie, le « cœur même d'une société libre et ouverte. »15. Un

pays où le conflit n'est pas possible, où les personnes sont muselées et les avis censurés, ne respecte pas

les individus, et ne peut pas défendre l'idée de liberté qui accompagne la démocratie.

Cet argumentaire en faveur des éléments de langage s'accompagne d'une idée essentielle, qui se résume

aisément : « La fin et les moyens sont qualitativement interdépendants, au point que la véritable question n'est pas

la traditionnelle expression: «La fin justifie-t-elle les moyens?», mais plutôt: «Est-ce que telle fin justifie tel

moyen? » »16

La morale appartient à l'ennemi de l'action. A cette occasion, Alinsky explique n'éprouver aucuns regrets

sur ses méthodes. L'objectif doit être atteint de n'importe quelle façon, et la seule mesure se trouve dans

la fin elle même : est elle possible ? Comment y parvenir ? Tous les moyens sont bons. Les actions qui

seront nécessaires ne sont pas envisagées en termes de morales, mais d'efficacité potentielle, selon les

contextes. Toute occasion pouvant permettre au mouvement d'avancer est à saisir. Le regard qui sera

porté sur l'action engendrée n'est pas aussi important que le résultat final s'il est positif. Au mieux,

l'action aura une allure morale, ou pourra se draper d'un semblant de moralité, mais dans le fond, cela

n'est pas un élément important. C'est une option supplémentaire pour trouver des alliés chez les classes

moyennes. Pour Alinsky, il n'existe aucune vérité absolue, et il est nécessaire d'envisager le changement

en termes de probabilités, plutôt qu'en termes de résultats assurées. Le changement est contingent: une

action qui a vertu de solution ne règle pas toujours le problème posé. L'improvisation, la capacité à

imaginer de nouvelles solutions au fur et à mesure, est une qualité nécessaire pour tout organizer, qui doit

en développer de nombreuses.

15 Ibid., p 121

16 Ibid., p 107

6

Seconde partie: Les éléments essentiels de la méthode

I ) Philosophie de l'optimisme et qualités de l'organizer.

Tout organizer doit respecter une certaine philosophie :

« L'animateur, le révolutionnaire, l'activiste -peu importe comment on l'appelle- qui se trouve engagé

corps et âme dans la lutte pour une société libre et ouverte est, de par cet engagement, lié à un système

de valeurs élevées, que l'on retrouve à la base de toute religion organisée et qui font que la vie

humaine est si précieuse: liberté, égalité, justice, paix, droit de se révolter » 17

Il doit ainsi favoriser les luttes non-violentes, mais efficaces, et doit tenter de rester respectueux de tous.

Cela peut paraître paradoxal avec le discours sur l'amoralité de l'action que défend Alinsky. H.CLINTON

souligne cet aspect :

« Alinsky se réclame d'une position de relativisme moral, mais sa croyance dans les

éventuelles manifestations de la bonté de l'homme stabilise ses déclarations. Il croit que si les

hommes pouvaient vivre sans peur ni envie [de pouvoir], ils vivraient en paix »18

Les déclarations d'Alinsky sur l'amoralité de l'action sont, au final, contrebalancées par une croyance en

la bonté de l'homme, sa capacité à faire le bien, et l'efficacité des luttes non-violentes.

Cette philosophie se traduit par des qualités que l'organizer doit « posséder toutes et dans une très forte

mesure »19 :

- Le savoir être : être franc sans être impoli, se mettre au même niveau que les autres.

- La Curiosité : « l'organisateur est porteur du germe contagieux de la curiosité, car un peuple qui

commence à se poser des questions est un peuple en passe de prendre le maquis. La remise en question

des valeurs acceptées jusqu'alors est le premier pas vers la réforme qui est elle même le signe avant

coureur de toute révolution. »20

- L'Irrévérence : « pour celui qui pose des questions, rien n'est sacré. Il hait le dogme et rejette toute

définition catégorique de la morale, qui n'en admettrait aucune autre. »21

- L'imagination : dans un sens de capacité d'empathie, souffrir ce que l'autre souffre.

- Le sens de l'humour : c'est la meilleure arme pour se défendre.

- Le pressentiment d'un monde meilleur : pour lutter contre la monotonie ou contre les échecs.

- Une personnalité organisée (dans le sens d'adaptabilité) : l'organisation est ici vue comme la capacité

17 Ibid., p106

18 H. D.RODHAM, 1969, « There is only the fight », op cité p6 (notre traduction)

19 S.ALINKSY, Manuel de l'animateur social, op. Cité p 131

20 Ibid.

21 Ibid., p 132

7

à rendre cohérentes des situations qui ne le sont pas. C'est la capacité à créer un tout de multiples pièces

disparates, de tenter d'inclure dans un même mouvement les différents intérêts individuels en les prenant

en compte.

- Une schizophrénie politique bien intégrée : le combat prend le sens que les personnes lui donnent, au

delà des clivages politiques.

- De l’ego : c'est la certitude en ses capacités de réussite

- Un esprit libre, ouvert, et désintéressé : la volonté de créer plutôt que de chercher un pouvoir

personnel.

II ) Les notions fondamentales du community organizing.

Les qualités multiples de l'organizer doivent s'articuler avec des notions essentielles à la méthode, que

Tara DICKMAN explique concrètement. Ces notions doivent guider l'organizer du début à la fin de son

intervention.

Elle distingue la notion d' « Empowerment » selon l'administration et celle du community

organizing. La première se résumerait ainsi : « nous allons vous apprendre à mieux utiliser nos

services », tandis que la notion de S.ALINSKY, l'empowerment ne nécessite pas que l'administration ne

donne la marche à suivre. Le community organizing se construit autour d'une pensée chère à Gandhi, ou

encore à Nelson Mandela : « ce que vous faites sans moi, pour moi, vous le faites contre moi ». Ainsi

elle insiste sur le fait que : « ce n'est pas à vous de faire du community organizing, mais aux personnes ».

les personnes doivent se saisir elles-mêmes des combats pour ne subir ni oppression, ni « dépendance »

aux organizers.

Elle rappelle que le conflit est au centre de la méthode du community organizing. De fait, La notion

de pouvoir, envisagée comme nous l'avons évoqué comme la « capacité d'agir » est ce dont les

personnes doivent se saisir. « Quelqu'un qui dit « je ne veux pas de pouvoir », c'est quelqu'un qui ne

veut pas s'emparer de la capacité à changer les choses ». c'est à l'organizer d'éveiller cette volonté,

d'allumer les « braises » qu'évoque Alinsky.

La seconde notion centrale se trouvent dans les qualités des relations que le community organizer

entretient. Il ne peut pas travailler sans avoir de l'intérêt, sans connaissance de ceux avec qui il travaille,

du terrain ou du sujet dans lequel il veut instaurer un changement.

La troisième notion est la prise en compte des combats des autres : « Ai je bien écouté les combats

des gens ? ». Respecter leur temps, leurs enjeux à eux.

La quatrième notion : prendre le monde comme il est, non comme il faudrait qu'il soit. Dire que

« les gens devraient » est un jugement de valeur inadéquate, et contraire aux valeur du community

organizing, et se plaindre, par exemple de leur manque de mobilisation, c'est du mauvais organizing. Il

8

faut évitez le « y'a qu'à, faut que ». La question est « comment faire pour que ». on prend les gens avec

leur cohérence (pas leur rationalité), leurs propositions. Dire « ça n'a pas de sens » c'est ne pas avoir

compris l'autre.

La cinquième : ne jamais penser ou dire « je ne pense pas que vous soyez capables de le faire ».

Dans le community organizing, on ne fait rien à la place des autres. on ne doit pas se substituer aux

gens, Sinon, on leur impose une volonté, et on les dépossède de leur combat.

La sixième : il n'y a pas d'amis ou d'ennemis – il y a des alliés, des opposants, mais ils ne sont pas

permanents. Il faut rester à l'écoute des opposants. L''idée est de pouvoir savoir comment en faire des

alliés ? Quel est l'intérêt commun ? Cela permet de désarmer les vrais opposants, d'analyser leur

discours, de savoir discerner les détours d'attention. Il faut agir de manière imprévisible, sortir de leur

« champ d'expérience»

La 7ème notion : la notion d'agitation. Lors d'une démarche de community organizing, l'organizer va

tenter de s'appuyer sur des « leaders », des personnalités fortes, charismatiques, unificatrices. Cependant,

un leader n'est pas un chef, il fait émerger d'autre leader. Le leader est un outil pour la cause. Il n'est pas

permanent. Dépersonnaliser permet de « rester sain d'esprit » et de distinguer la vie privée et la vie

publique .

C'est une fois que ces qualités et notions sont intégrées que l'organizer peut passer à l'action.

III ) Les étapes.

Comme toute lutte non-violente, le community organizing nécessite une stratégie22. Nous avons

synthétisé la méthode en trois grandes phases :

- la phase de « réveil » des populations opprimées.

Durant cette phase, l'organizer doit intégrer la ville, le quartier où les difficultés se situent. Il entre en

contact avec la population, les commerçants de proximité, les leaders de communautés religieuses. Ainsi,

par des entretiens en tête à tête, il prend le temps d'identifier des difficultés du quartier, comprendre la

mentalité des personnes qui y vivent. Il hiérarchise les difficultés, non pas en fonction de sa vision des

choses, mais en faisant preuve d'empathie : ce sont les personnes qui savent ce dont elles ont besoin, ce

qui devrait changer dans l'immédiat. En partant des difficultés dont les personnes se préoccupent en

priorité, il est possible de faire émerger les problèmatiques communes. Savoir que l'on est pas seul à

connaître une difficulté permet de créer un intérêt, un espoir de changement si les forces de chacun sont

mises en commun. Par ce biais de l'intérêt individuel, en prenant le temps, en donnant de l'attention aux

difficultés de chacun, l'organizer organise la mise en réseau des acteurs : savez vous que vos voisins ont

le même souci ? Et si je vous mettais en relation ? Si vous décidez de lutter ensemble, que se passerait il ?

22 G.SHARP, 2009, La force sans violence, importance de la planification stratégique dans la lutte non violente , (trad.

H.PALMA) Paris, l'harmattan, p51-72

9

Le sentiment de force de frappe groupée permet de sortir du désespoir individuel. Cette mise en réseau et

ce temps de « diagnostic » sont essentielles : elles permettent de créer un « contre pouvoir » et

d'envisager d'avance des solutions concrètes aux difficultés repérées. Le combat ne doit pas commencer

sans avoir une solution déjà prête, afin d'orienter d'avance l'issue du combat. Ces étapes aboutissent sur la

seconde phase.

- Phase d'action et de négociation :

A force de réunions, au fur et a mesure que le nombre de personnes concernées par le combat pour faire

valoir leurs droits augmente, et que la volonté de régler une problématique communes ensemble émerge,

des propositions d'action concrètes apparaissent.

Le rôle de l'organizer est d'aider la population à organiser des actions. Il tente de renforcer le réseau qu'il

a crée en cherchant des alliés, et en désignant un ennemi « réel ». l'ennemi n'est pas juste une idée, il est

incarné par un représentant des autorités publiques, un décisionnaire. Ce ciblage est une étape

importante. Notons qu'Alinsky désignait tantôt des personnes directement responsables des difficultés

causées (par exemple des marchands de sommeil, louant des habitations dégradées, vivant dans les

quartiers bourgeois), tantôt des personnes qui n'avaient aucun pouvoir pour régler le problème, mais dont

il estimait que leur réseau de connaissances pouvait permettre d'arriver à une solution. Suite au ciblage,

les actions doivent se mettre en œuvre rapidement : une fois réveillé, le groupe doit pouvoir agir

rapidement. La gestion du temps est une des plus grandes difficultés de l'organizer. Les actions doivent

être rapides, faciles à mettre en œuvre, car la motivation doit être entretenue et peut se dissiper

rapidement. Il est également nécessaire de suivre une logique de « guérilla », en organisant, parallèlement

aux combats de grandes ampleurs, des petites luttes faciles à gagner, pour entretenir le moral des troupes,

et maintenir l'ennemi sous pressions, tout le long du processus. Les actions doivent pouvoir mener au

conflit et à la négociation, pour au final, permettre d'imposer les propositions du groupes envisagées

préalablement.

- La dernière phase : l'autonomie du groupe

le but ultime de l'organizer est de faire en sorte, une fois que les groupes sont constitués, que les leaders

assument leurs rôles (de motivation, de formation des nouveaux venus...), que des alliances nouvelles se

forment entre les communautés. Quand ce but est atteint, l'organizer doit quitter la communauté, pour

qu'elle ne dépende pas/plus de lui. C'est une des étapes les plus difficiles pour le groupe, et pour

l'organizer. Alinsky, dans le bilan qu'il tire dans « reveille for radicals » se montre particulièrement

critique sur cette étape, très difficilement gérée, et qui est parfois cause d'implosion pour certaines

communautés.

10

Tant Alinsky, que ses disciples (B.OBAMA23, T.DICKMAN) insistent sur le fait que le community

organizing nécessite l'ensemble des éléments que nous venons d'étudier : des qualités inhérentes à la

fonction de l'organizer, les notions fondamentales, la stratégie par étape. Cet ensemble doit garantir le

retour du pouvoir aux personnes opprimées, leur permettre de mener des combats sans l'aide de qui que

ce soit.

23 B.OBAMA, 1990, After Alinsky : community organizing in Illinois, Why organize ? Problems and Promise in the Inner

City, Illinois issues, Springfield, Illinois.

11

Troisième partie : La méthode en pratique

Le Community Organizing, en pratique, existe sous deux formes distinctes :

- l'issue based community organizing, qui se caractérise par une thématique précise, sans connaître de

limites géographiques aussi claires que le broadbase CO : par exemple la campagne « stop au contrôle au

faciès » organisée par Tara DICKMAN au niveau national en France.

- le broadbase community organizing , qui se caractérise dans un ancrage « géographique » des actions. Il

concerne un territoire précis, plus ou moins large : un quartier ( the Back of the Yards à Chicago) une

ville (Londres, dans le cas de London Citizens ou the Big Society), ou une agglomération

(l'agglomération de Grenoble pour l'alliance citoyenne grenobloise).

I ) « stop le contrôle au faciès »

Tara DICKMAN explique avoir un intérêt particulier pour cette problématique. Elle même issue d'un

quartier populaire, elle a subit « par ricochet » les conséquences, parfois extrêmement graves, du contrôle

au faciès : « moi je suis blanche, mais j'ai des origines étrangères (…) je ne me faisais pas contrôler,

jamais. Par contre mes amis, puisqu'ils n'étaient pas blancs, se faisaient contrôler sans arrêt ». C'est en

partant de cet intérêt, et suite aux émeutes de 200524 que Tara a décidé de poursuivre ce combat, face à

une procédure illégale, qu'elle qualifie de discriminatoire25, d'abusive, inefficace, génératrice de défiance

et par conséquent dangereuse : Par année, 20 personnes en moyenne meurent durant un contrôle d'identité

en France. Cette pratique n'était cependant pas problématiser : il existe une résignation chez les victimes,

qui ne se sentaient plus en capacités ou légitimes à dénoncer cette pratique. De fait, chacun vivant cette

pratique de manière individuelle, ni le grand public (pour qui cette pratique n'a aucune conséquence) ni

les législateurs ne portaient attention à ce sujet. Il n'existait ni demande organisée, ni volonté publique,

ce qui a engendré le maintien du statu quo sur la question depuis des années.

Avant de mener des actions auprès des politiques et des médias, Tara DICKMAN a tenté de rassembler

des associations, et des personnes victimes du contrôle au faciès, tout en s'informant sur l'aspect légal de

cette pratique, sur les statistiques disponibles, sur des témoignages... le « contrôle au faciès » est le seul

acte de procédure pénale qui puisse se faire sans procès verbal. Par conséquent, ni les victimes, ni les

agents de l'ordre n'ont de preuve, ou de traces du contrôles, sur ses raisons, son déroulement, et son issue.

Parallèlement, le collectif réclame la création d'une commission indépendante pouvant analyser les

souches des agents de l'ordre afin de pouvoir analyser cette pratique et fournir des préconisations

24 http://www.huffingtonpost.fr/gerard-mauger/les-raisons-et-les-causes-de-lemeute-de-novembre-2005_b_4259589.html

consulté le 01/03/2014

25 Elle explique notamment que selon l'âge et la race, les contrôles peuvent être de six (pour les personnes noires) à onze fois

plus fréquents (jeunes de 15 à 25 ans).

12

d'actions, de sensibilisations en faveur des forces de l'ordre.

Le collectif s'est également renseigné sur les solutions existantes dans d'autres pays ( aux USA, en

Angleterre, aux Pays Bas, en Espagne) afin de pouvoir s'engager dans le combat avec un ensemble de

propositions, notamment le « reçu du contrôle d'identité ». cette trace permettrait notamment à une

personne subissant de manière régulière et injustifiée des contrôles d'identités, de saisir la justice.

Une cible a été désignée : le ministère intérieur, et son représentant de l'époque, Manuel VALLS.

l'intérêt commun mis en avant durant le combat a été axés sur la sécurité, une notion qui permet d'attirer

l'attention d'un grand nombre de personnes. Cette notion a également permis de trouver des alliés dans les

syndicats de police, ou des journalistes. Ainsi, cette notion large, fédératrice, et qui permet à chacun de

trouver une motivation personnelle dans un combat collectif, a permis de toucher un maximum de cible,

en coopération avec des alliés de tous bords.

L'issue based community organizing prend place sur des terrains « virtuels » en comparaison avec le

broad base community organizing. Dans le cas de « stop au contrôle au faciès », les terrains identifiés ont

été celui de la justice (par le biais d'action en justice contre l'état pour action en justice quotidienne), des

médias (articles de presses, création d'un site internet, création d'un numéro de téléphone destiné à l'envoi

de SMS pour signaler un contrôle injustifié, de brochures d'informations pour les victimes), et sur le

terrain politique (lobbying auprès des élus, avec des solutions en main). Le but de ses actions étaient à la

foi de sensibiliser , créer des liens, entraîner des mouvements, valoriser les actions menés par les

personnes, rassurer les victimes.

En terme de stratégies, les deux éléments clés de l'actions ont été l'action en justice, sans précédent, et la

création d'outils collectifs : entité associative, numéro SMS, kit infos, manifeste, campagne de vidéo de

témoignages, maraude, groupe Facebook, site internet, adresse mail etc...

Au jour de l'intervention, et en un an d'existence, le collectif a reçus plus de 1500 SMS et appels.

L'action en justice contre l'état a permis la reconnaissance de l'existence du contrôle au faciès au niveau

national, et s'est accompagné de la saisine du défenseur des droits, et de la mobilisation d'acteurs

politiques. Bien que l'action en justice ait subi un non lieu le 2 octobre 201226, le collectif maintient ses

actions, et a notamment fait appel à faire pression sur les partis politiques dans le cadre des élections

municipales. Ce qui n'est pas sans rappeler la technique des « procurations » qu'Alinsky a utilisé dans le

passé.27

26 Http://http://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/controle-au-facies-treize-plaignants-deboutes-face-a-l-

etat_1287465.html

27 S.ALINKSY, op. Cité, p 213- 229

13

II ) « London CITIZENS » et « THE BIG SOCIETY »

Hélène BALAZART a observé et analysé deux exemples de broad base community organizing : London

citizens, organisée par Neil Jamesons, et la « big society » de David Cameron.

deux revendications / deux approches différentes.

Par rapport à « stop au contrôle au faciès », nous entrerons moins dans le détail des actions, nombreuses,

de ces deux groupes. L'intérêt de la recherche d'Hélène BALAZART se situe en effet plutôt dans les

« esprits » de ces deux groupes, dont les philosophies sont différentes, et dont l'une semble s'écarter du

modèle original conçu par Alinsky.

Le mouvement London Citizens fait parti d'un mouvement national en grande Bretagne : Citizens UK. Ce

mouvement est incarné par Neil JAMESON, créateur de ce dernier il y a plus de vingt ans.. London

citizens regroupe plusieurs antennes, dispersés aux quatre points cardinaux de la ville. Leurs actions

portent principalement sur sur tous les sujets émergents dans les quartiers, et faisant un consensus :

salaires, emplois, logements, sécurité, relations aux banques...

Dans le cas de London Citizens la responsabilisation des citoyens est invoquée pour en finir avec une

politique qui ignore les inégalités sociales qui se creusent localement. Les personnes doivent pouvoir

exiger de bonnes conditions de vie, et demander des comptes aux personnalités politiques dirigeantes.

Elles doivent avoir le pouvoir, non le subir. Les actions que mènent London Citizen visent à la

responsabilisation politique de la société civile : aller les personnes dans les quartiers, les faire réagir face

au statu quo, contribuer au développement d'éducation au leadership.

Auparavant la présence des églises dans le mouvement était très fort. Parallèlement, alors qu'aux états

unis ce n'est pas un problème, en Angleterre, une tentative de recruter hors de ces « champs » est en

cours. De plus en plus, grâce à la réforme de l’éducation civique, les écoles sont poussées à s'engager

dans leurs quartiers, et sont « recrutées » par London Citizens.

La volonté de London Citizen est clairement de créer un rapport de force avec les différents décideurs de

la société civile, pour pouvoir négocier avec et leur faire rendre compte. Pour cela, ils organisent les

« accountability assembly » : littéralement, assemblée pour rendre des comptes. Le but est de pouvoir

limiter les promesses politiciennes en faveur de réelles actions pour la communauté. Le fait de devoir

« rendre compte » a un impact sur la carrière électorale, qui peut être mise à mal si l'élu porté par London

Citizens s’éloigne au final des promesses faites durant les campagnes d’élections.

Dans l'idéal, London Citizens souhaite être autonome et ne vivre que de leurs cotisations. Pour l'instant ,

le budget se compose de seulement 15 % en cotisations et 85 % de fonds obtenus auprès d' organisations

philanthropiques, sur le mode projet.

14

Jusqu'en 2008, London Citizens n'a pas bénéficié d'un couverture médiatique très forte. D'après Hélène

BALAZART, Ce n'était pas leur préoccupation. D'ailleurs, la médiatisation a eu un effet de

complexification : le parti travailliste a « débauché » des organisateurs, pour refonder le mouvement.

En 2009, David CAMERON tente de séduire London Citizens en les mettant en valeur. Voici quelques

propos recueillis par Hélène BALAZART sur la naissance de ce projet :

« les citoyens peuvent être plus efficaces que les services publiques pour trouver des solutions novatrices

aux problèmes locaux ( ...) rendre plus facile possible aux organisations de la société civile la

construction et la mise en œuvre des services publics »

« la big society doit prendre ses responsabilités, travailler, protéger la mère de votre enfant, agir,

s'engager dans sa communauté locale, faire en sorte que les quartiers restent propres, respecte les gens

et leur propriété. »

on voit apparaître une dialectique différente, moins vindicative, mettant en valeur une notion plus

« administrative » de l'empowerment.

David CAMERON, va formuler la volonté de former des community organizers via une école de

formation. L'appel d'offre largement soupçonné d'avoir été écrit pour London Citizens, se réfère à leur

méthode d’organisation. Cependant, LC a répondu à cet appel d'offre face à « locality regenerate »

(fondation des centres sociaux). C'est Locality regenerate qui a remporté l'appel d'offre. Ce collectif

forme des agents de développement social. On retrouve une organisation basée sur « one to one », qui fait

partie de la méthode de community organizing. Se poser, parler de tout et de rien, créer un lien de

confiance, au minimum avec quinze personnes. Ce chiffre n'est pas totalement expliqué, et cette

limitation n'existe pas dans la méthode de base. La méthode de locality regenerate ne se base pas sur la

valorisation des conflits, ou la construction des contre-pouvoirs. Au final, elle se place plutôt

l'accompagnement des « coupures » dans les services publics, qui pourraient être remplacés par des

associations pouvant reprendre les services des communautés locales. La big society renvoie à une forme

de libéralisme adouci, et une notion du « pouvoir d'agir » qui porte sur les plans institutionnels,

politiques, économiques et culturels, et n'a pas de portées subversives.

Les observations d'Hélène BALAZART fournissent des éléments de réflexions intéressants quant à la

méthode du community organizing. En tant que travailleur social, elle nous interpelle sur les méthodes

enseignées aux assistants sociaux en terme d'action collective, et plus précisément sur « l'intervention

sociale d'intérêt collective ».

15

III ) éléments de réflexions sur la pratique

Les expériences que nous venons de résumer, montrent comment la place du politique peut faire varier un

projet. Avec une même idée de départ (permettre à un quartier de se régénérer, d'investir les habitants

dans un développement qualitatif positif de leur environnement), le retrait ou l'ajout de l'ingrédient

« politique », naissent deux courants très distincts : l'un vindicatif, proche de la méthode d'origine et

prônant la mise en place d'un contre pouvoir ; et l'autre, plus accommodants avec les dirigeants politiques

et avec l'idée du retrait des services publics des quartiers populaires. Si Saul Alinsky estime que les

personnes n'ont pas besoin des services publics pour leur « dicter » un comportement, et les envisage

comme des machines de maintien du statu quo, il ne précise jamais que ces services ne sont pas

nécessaires, et que leur retrait est forcément une chose positive. La méthode se repose volontairement sur

une apolitisation de l'action, une mise à l'écart de l'action par rapport à telle ou telle idéologie. Dans le cas

de la Big Society, on observe comment l'action politique modifie les objectifs et les formes de la

méthode, et si l'on s'en tient à une vision « stricte », pourrait même la vider de son sens initiale ( en

entraînant le maintien du statu quo dénoncé).

On pourrait rapprocher ce débat à celui qui a lieu entre les travailleurs sociaux formés à l'intervention

sociale d'intérêt collectif face au développement social. Concrètement, l'ISIC est un outil développé par et

pour les travailleurs sociaux. Il se base sur le même modèle que la méthode projet : en plusieurs étapes,

allant d'un « diagnostic de territoire » à l'évaluation, en passant par la recherche de partenaires, de

financements, l'étude de faisabilité, et le déroulement de l'action. La différence fondamentale est que

l'ISIC est conçue et diffusée comme un outil d'expert à travers les formations de travailleurs sociaux.

L'idée principale de cette méthode de travail est que par la connaissance qu'ils ont du quartier, les

travailleurs sociaux sont à même de proposer et développer des projets adaptés aux difficultés des

habitants pour régler les problèmes identifiés. Globalement, l'ISIC est une traduction des processus de

développement social, qui tente de lier le travail social (essentiellement basé sur l'intervention

individuelle) et la politique de la ville.

Deux problèmes majeurs se posent dans le cas de l'ISIC. Premièrement, peu de travailleurs sociaux se

saisissent de cet outil 28, et privilégient l'intervention sociale d'aide à la personne29 (méthode individuelle).

Deuxièmement, les praticiens tendent à « faire pour » au lieu de « faire avec » les habitants : « mettre

l'acteur au cœur du projet » est une intention souvent affichée, mais ne trouve que peu de réalité. Une

légère consultation remplace bien souvent une réelle participation des habitants concernés par le projet. Il

28 D. Dubasque, 2009, « L'intervention sociale d'intérêt collectif : un mode d'intervention en travail social pour retrouver le

sens du vivre ensemble ? », Informations sociales (n° 152), p. 106-114

29 IGAS, 2005, L'intervention sociale, un travail de proximité, La Documentation Française, P 261- 265 (disponible en

version téléchargeable sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000126/index.shtml)

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manque la notion « d'empowerment » : le projet est descendant, les personnes ne sortent pas de leur

situation d'oppression, et l'on tente d'améliorer leurs conditions de vie, en agissant « pour eux ». l'idée est

finalement de tenter d'opérer une médiation entre les institutions et les personnes.

Ainsi, l'ISIC apparaît très rapidement comme un outil institutionnel (puisque mis en place par un corps de

métier principalement employé par les administrations territoriales), relativement peu efficace, et dont la

notion d'empowerment prend un sens assez lointain de ses versions originales30. Les membres de

l'association ECHO, à l'origine de l'alliance citoyenne, donne le point de vue suivant :

«Nous voulions nous démarquer des diagnostics du territoire. Ces méthodes sont le plus

souvent des instruments du pouvoir qui vise à contrôler finement la population. Le diagnostic

– on remarque la métaphore médicale - consiste à rencontrer les « acteurs » d'un quartier, le

centre social, les éducateurs, le chef de projet pour être mis en contact avec des habitants et

discerner les problèmes sociaux. Généralement, les acteurs indiquent des personnes qui sont

déjà dans les réseaux du pouvoir. Ces personnes ont une version « officielle » de l'histoire du

quartier, modelée à de nombreuses reprises par les « dispositifs » des autorités. Il n'est pas

difficile de comprendre pourquoi la population fuit ces dispositifs (participatifs ?) comme la

peste. »31

Le community organizing semble donc, par rapport à l'ISIC, plus proche du développement social. En

pratique, l'organisation du combat selon Alinsky est relativement proche de la méthodologie de projet : un

ensemble d'étapes, partant d'un diagnostic permettant d'identifier des problématiques, d'envisager des

solutions, à la mise en place d'action concrètes, par le biais de l'investissement de différents acteurs ayant

un intérêt partagé. La notion d'empowerment, basée sur l'éducation populaire, sur la lutte contre

l'oppression, est un autre point commun très fort. L'un des différences majeures reste le fait que le

community organizing se fonde principalement sur une notion de combat, de guérilla urbaine et de

révolution. Comme le pointe H.CLINTON, la méthode est construite par le biais d'un discours et d'une

rigueur toute militaire, même si elle doit rester « non violente ». Cet aspect mis à part, la ligne reste

finalement assez floue entre développement social, et community organizing. Peut être pouvons nous en

conclure que le Community organizing est une réponse plus «guerrière » aux problématiques soulevées

par le développement social et l'éducation populaire.

30 Op cité

31 ECHO, expérimentation des méthodes du community organizing, septembre 2010 – Décembre 2012, Grenoble (livret

blanc disponible sur http://www.centres-sociaux.fr/files/2012/12/Livret-ECHO.pdf)

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CONCLUSION :

Saul Alinsky a développé un modèle complet. Issue d'une longue expérience de terrain, sa méthode a été

adaptée et a permis à de nombreuses personnes de participer à l'amélioration des conditions de vie dans

les quartiers populaires. Sa méthode est efficace, puisqu'elle suit l'ensemble des étapes de prises de

décisions dans une démocratie, de la mise sur agenda, à l'application des lois. En revenant sur les

éléments de langage, la portée révolutionnaire de la lutte sans violence peut impressionner, étonner, voire

rendre suspicieux.

En tous les cas, on lit et on voit dans cette méthode, la volonté de permettre aux citoyens opprimés de

sortir de leurs condition d'oppression, de participer au changement, de retrouver un pouvoir d'agir. Dans

le contexte d'augmentation constante du taux d'abstention en France depuis les années 1980, une telle

méthode peut sembler être une nouvelle forme de réponse aux besoins des personnes vivant dans les

quartiers populaires, et dont la parole est bien souvent disqualifiée. L'arrive du Community Organizing

lui donne une allure de nouveauté « à la mode ». Lors du séminaire « Le community organizing ,

politisation et action collective dans les quartiers populaires »,32 la question la plus souvent posée a

d'ailleurs été « le Community Organizing est il une mode ? ». Sous le regard de Gaglio33, il s'agirait

plutôt d'une innovation, puisqu'il est présent depuis de nombreuses années aux Etats Unis, où il s'est

diffusé par le biais des personnes intéressées, et a donné naissance à de nombreuses adaptations de la

méthode originelle. La mode présente un caractère éphémère, et de volonté de se distinguer de la masse,

de se rendre particulier. Le community organizing défend la volonté inverse : le rapprochement, la

diffusion d'un modèle adaptable. Le modèle d'Alinsky, peut lui-même être classé comme une forme

d'organisation communautaire34.

C'est au final la manière dont les professionnels du développement social s'empareront de cette méthode,

qui définira sa capacité à s'adapter ou pas, de manière efficace aux terrains français. La dernière tension,

dans ce modèle, restant une réelle problématique en France : la prise en compte de l'aspect

« communautaire » du développement social, qui reste, culturellement, difficile à accepter.

32 Organisé par Marie Hélène BACQUE ( Université Paris Ouest-Nanterre), Hélène BALAZARD (ENTPE/Rives), Marion

CARREL (Lille3/ CERIES) et Julien TALPIN (CNRS/ CERAPS)

33 G.GAGLIO, 2011, Sociologie de l'innovation, PUF, Paris

34 Leah Lundquist et al, 2012,, community organizing models, university of minnesota, Incommons (disponible en

téléchargement sur www.incommons.org

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Peter Pearson, 1967, « encounter with Saul ALINSKY Part 2 : Rama Indian Reserve »

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