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Qu'est-ce qu'une histoire de la littérature française? Audrey Lasserre f, crire une histoire de la littérature est un projet laborieux, ambitieux et l) risqué : . Que I'auteur le veuille ou non ,, afÊrmait Kléber Haedens dans son n Introduction , àl'Histoire de la lixérature fançaise écrite en 1942 et publiée en 1943,I'Histoire de la littérature ( porte sa date [...]. Lauteur sait bien ce qui I'attend, il n'ignore pas que dans cette affaire, il est seul à risquer quelque chose. Mais peu importe. Si ce qu'il dit incite de jeunes lecteurs à découvrir tout ce qu'il ne dit pas, il s'estimera largement payé de ses peinesr u. Le risque que court Kléber Haedens, et quelques années plus tard, à son tour, Henri Clouard, qui use de I'expression dans son u Avant-propos2 , àl'Histoire dr k littërature fançaise en deux volumes, est inhérent pour les deux historiens à la valorisation d'une litté- rature encore contemporaine de la subjectivité (assumée d'ailleurs) qui l'énonce. Comment écrire I'histoire d'une littérature ? Qu est-ce que la littérature ? Ces deux questions sont deux passages obligés qu'empruntent les historiens dans leur propos liminaire. Mais pas une ligne ne transparaît sur ce qui constitue, non un risque, mais selon toute vraisemblance l'assurance d'une évidence : ce qu'est la France, et plus précisément ce qu'englobe la littérature dite fançaise. Autorisons-nous ainsi de Kléber Haedens, premier jalon d'un corpus d'une vingtaine d'histoires de la littérature, lesquelles proposent des années quarante à nos jours une histoire de la littérature française du x'rf siècle, pour examiner ce qui est dit de la France et ce qui n'en est pas dit. La restriction de l'étude aux histoires de la littérature publiées des années quarante à nos jours, portant tout ou partie sur le >of siècle, se justifie ici à la fois par l'apparente cohérence de I'objet périodique et par l'ampleur de la tâche (plus d'une vingtaine de titres, soit une quarantaine de volumes). Du concept au mythe Pour tout-e historien-ne de la littérature, la France est un concept, une représen- tation mentale abstraite d'un ensemble territorial de convention, délimité par des l Kléber HeeorNs, Une histoire de la lhtératurefrançaise, Paris, Julliard, 1943, p.16. Nous soulignons. Henri Ct-ounn-o, Histoire de la littérature fançais, du Slmbolisme à nos jours [de 1885 à 1940], Paris,AlbinMichel, 1947-1949,vol. 1,p.7;uOncourtdéjàtantderisques [...] , 207

Qu'est-ce qu'une histoire de la littérature française?

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Qu'est-ce qu'une histoire de la littérature française?

Audrey Lasserre

f, crire une histoire de la littérature est un projet laborieux, ambitieux et

l) risqué : . Que I'auteur le veuille ou non ,, afÊrmait Kléber Haedens dans

son n Introduction , àl'Histoire de la lixérature fançaise écrite en 1942 et publiéeen 1943,I'Histoire de la littérature ( porte sa date [...]. Lauteur sait bien ce quiI'attend, il n'ignore pas que dans cette affaire, il est seul à risquer quelque chose.

Mais peu importe. Si ce qu'il dit incite de jeunes lecteurs à découvrir tout ce

qu'il ne dit pas, il s'estimera largement payé de ses peinesr u. Le risque que courtKléber Haedens, et quelques années plus tard, à son tour, Henri Clouard, qui use

de I'expression dans son u Avant-propos2 , àl'Histoire dr k littërature fançaise en

deux volumes, est inhérent pour les deux historiens à la valorisation d'une litté-rature encore contemporaine de la subjectivité (assumée d'ailleurs) qui l'énonce.Comment écrire I'histoire d'une littérature ? Qu est-ce que la littérature ? Ces

deux questions sont deux passages obligés qu'empruntent les historiens dans leurpropos liminaire. Mais pas une ligne ne transparaît sur ce qui constitue, non unrisque, mais selon toute vraisemblance l'assurance d'une évidence : ce qu'est laFrance, et plus précisément ce qu'englobe la littérature dite fançaise.

Autorisons-nous ainsi de Kléber Haedens, premier jalon d'un corpus d'unevingtaine d'histoires de la littérature, lesquelles proposent des années quaranteà nos jours une histoire de la littérature française du x'rf siècle, pour examinerce qui est dit de la France et ce qui n'en est pas dit. La restriction de l'étude aux

histoires de la littérature publiées des années quarante à nos jours, portant tout oupartie sur le >of siècle, se justifie ici à la fois par l'apparente cohérence de I'objetpériodique et par l'ampleur de la tâche (plus d'une vingtaine de titres, soit une

quarantaine de volumes).

Du concept au mythe

Pour tout-e historien-ne de la littérature, la France est un concept, une représen-

tation mentale abstraite d'un ensemble territorial de convention, délimité par des

l Kléber HeeorNs, Une histoire de la lhtératurefrançaise, Paris, Julliard, 1943, p.16. Noussoulignons.Henri Ct-ounn-o, Histoire de la littérature fançais, du Slmbolisme à nos jours [de 1885 à 1940],Paris,AlbinMichel, 1947-1949,vol. 1,p.7;uOncourtdéjàtantderisques [...] ,

207

La France des écrivains - Éclats d'un mythe (1945-2005)

Tioisième partie

Disparitions, dépbcements

frontières. Ce concept peut circonscrire un simple espace géographique, le pays,

c'est-à-dire une division territoriale habitée par une collectivité et constituant uneentité géographique et humaine ; ou la nation, division territoriale certes habitéepar une collectivité mais dont la cohérence reposerait sur une communauté réelleou subjective (tradition, culture, etc.). Lorsque I'on souhaite rendre compted'une histoire de la littérature en France, on bénéficie donc de deux options quioffrent diftrentes ouvertures de compas conceptuel : soit I'histoire de la littératureproduite, publiée et lue au sein de cet espace géographique (c'esr I'option large),soit celle de la littérature produite, éditée et lue par des actrices et acteurs de

nationalité française (c'est l'option restreinte). Cette alternative s'enrichit néces-

sairement d'une troisième option qui est cumulative : celle de circonscrire ou nonl'étude à la limérature produite, publiée et lue par des acteurs et actrices de languefrançaise.

Une fois I'alternative énoncée, comment glisse-t-on subrepticement duconcept qui s'explicite au mythe qui se donne à lire ? Tiois raisons peuvent êtreici avancées. D'une part, Kléber Haedens comme Henri Clouard, qui constituentles premiers jalons de ce corpus, ne sont pas les seuls à considérer que le conceptne mérite ni commentaire, ni justification. Point d'hapax ici, mais un trait systé-

mique de l'écriture quand il s'agit de I'histoire de la littérature en France. Des

trois termes de l'équation, l'écriture quand il s'agit de I'histoire, la définition de lalittérature et celle de la France, les deux premiers font généralement I'objet d'uncomplexe examen dans le paratextel dont relèvent les avant-propos et introduc-tions. Mais le troisième terme, la France, y est le plus souvent énoncé commeéquivalent à un ensemble qui n est jamais objet de définition, du moins jusqu à

la période qui nous est la plus contemporaine. C'est en premier lieu parce que laFrance ne fait que rarement I'objet d'une délimitation de son contenu sémantiquequ'elle devient mythe, au sens oùr Roland Barthes I'emploie :

Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d'en parler ; simplement,il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clartéqui nest pas celle de l'explication, mais du constat [...].E" passant de l'histoire à

la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité [...], il organise [...]un monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont I'air de

signifier toutes seules2.

l. La présente étude, limitée aux paratextes, devrait être complétée d'une étude des contenus,

lesquels constituent une déÊnition empirique de la France ou de la francité par la juxtaposi-

tion des occurrences littéraires. Lanalyse de ces paratextes nous semble tourefois primordialedans la mesure oùr ils orientent, comme nous le démontrons plus loin, la perception des objets

litréraires sélectionnés.

2. Roland BenrHrs, u Le m1'the, aujourd'hui ,, in Mythologies, Paris, Éd. du Seuil, ll957l,u Points Civilisation ,, p.230-231.

208

Audrey Luserre

Qu'esrce qu'une histoire d,e la littératve française ?

Les paratextes le confirment : la France est constatée, non explicitée. Elle s'impose

sous la plume des historiens du passé (et parfois du présent) dans une naturelle

évidence, sans que soit prise la peine de préciser le sens qu'on lui attribue : simple

espace ou nation, invariablement mâtiné de langue française.

D'autre part, confronté à I'alternative - la France comme espace géographique

ou comme nation -, on se rend rapidement compte que la troisième option, systé-

matiquement retenue par I'ensemble des occurrences du corpus, celle de restreindre

l'étude à la langue française, porte en elle un piège mythographique imparable . En

effet, dans la mesure oùr la langue française est en France à la fois langue maternelle

d'une majorité de la population, langue d'expression culturelle et langue admi-nistrative, il est impossible d'écrire une histoire de la littérature produite, éditée

et lue en langue française dans cet espace géographique sans verser même malgré

soi dans l'histoire nationale : la communauté linguistique est une des premières

ceractéristiques définitoires de la nation. Et si I'Histoire de ln littérature fançaisedu >x' siècle sous la direction de Jean-Michel Maulpoix publiée par la maisonHatier en 1991 insère des ( textes échos u en langue étrangère, en marge des textes

de langue française, sans en faire donc à proprement parler l'objet de l'étude,aucune histoire de la littérature du >o<' siècle en France, à notre connaissance dumoins, n'a tenté le pari d'étudier la littérature produite, éditée et lue sur le terri-toire français sans restriction de langue (ce qui s'avère tout à fait envisageable en

suivant un exemple parmi d'autres, celui des médiévistes, puisque le bilinguismefrançais-latin caractérise leur période). Cette position, qui nous semble la seule à

pouvoir déjouer la mythographie nationale, aurait également le mérite de restituerl'importance des littératures d'autres langues (dialectales locales, c'est-à-dire des

régiolectes, ou langues dites étrangères) produites, publiées et lues en langue origi-nale et en langue française après traduction sur le territoire français.

Enfin, on remarquera que les histoires de la littérature publiées des années

quarante à nos jours ne se proposent que très rarement de retracer I'histoire litté-raire de la France ou en Francr. En effet, seuls deux titres sur plus d'une vingtaines'inscrivent dans cette logique :l'Histoire littéraire dz la France (volumes 10 à 12

pour le nC siècle) publiée à la fin des années soixante-dix sous la direction de

Pierre Abraham er Roland Desné a.r" Éditions sociales, et l' Histoire de k France

lixéraire (Modernités nX-)of, volume 3) parue aux Presses Universitaires de France

en 2006 sous la direction de Michel Prigent, Patrick Berthier et Michel Jarrety.À ces deux titres, on pourrait ajouter La Linérature en France d"e 1945 à 1968(1970) er depuis 196S (1982), puis d.e 1945 à I7BI (2003), sous la direction de

Jacques Bersani, Jacques Lecarme et Bruno Vercier, manuel qui ne se positionnetoutefois pas comme une histoire de la littérature, mais s'en inspire en articulantdes textes sous le format de I'anthologie. Les autres histoires annoncent un projetqui pourrait sembler similaire mais qui se révèle à plus d'un titre bien diffërent :

209

la France des écrivains - Eclats d'un mlthe (1945-2005)

Tioisième parrie

D ispari ti ou, dlp hcem en ts

celui d'écrire une histoire de la littérature française. Le passage du substantif à

I'adjectif constitue en effet un pas de plusïers l'élaboraiion àu mythe. Car ausens premier de < ce qui relatif à la France )) s'agrège une acception supplémen-taire : est français ce qui en présente les caractéristiques. Ici c'est souvent n l'âmede la France u, n I'esprit français ,,, .... la tradition française u, dont la littératuredite fançaisl est considérée comme le substrat le plus précieux et révélateur,

que I'on cherche à retracer. En un mot, dès que I'on emploie I'adjectif, sans

prendre la peine d'en préciser le sens, ou d'énoncer ce que I'on pense être les

caractéristiq,,s,es fançaises, la francité en somme, on glisse de I'usage du conceptdéjà potentiellement mythifié à la construction du mythe avéré qu'est I'identiténationale littéraire.

La fabrication de I'histoire littéraire

Car une histoire de la littérature se construit. Elle se fabrique. Lors du vaste

chantier préparatoire à toute histoire de la littérature, autrices et auteurs,

productions, actrices et acteurs, ou encore phénomènes littéraires sont sélec-

tionné-e-s et utilisé-e-s comme échantillons (exempla), mais également comme

modèles (exemplar) d'une conception de la littérature dite fançarir : illustres

protagonistes illustrant le propos historiographique. Convoquons à nouveau

Barthes : u [L]es choses perdent en lui [e mythe] le souvenir de leur fabrica-

tion. Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d'activités,

d'actes humains : il sort du mythe comme un tableau harmonieux d'essences'. u

Chaque autorité, production, ou phénomène littéraire devient alors un signifiantemprunté, aliéné par le concept France pour signifier la littératu re française. Carle littéraire ne saurait être français a priori. Il ne le devient qu'a posteriori, unefois le traitement par l'histoire de la littérature effectué. En mentionnant auto-rités, productions, actrices et acteurs ou encore phénomènes littéraires, en leurdonnant droit de cité, I'histoire littéraire les fait devenir fançais. Plus encore,

considérant le mythe dans sa définition première, le mythe comme un récitdes origines, I'histoire littéraire qui s'érige sur la chronologie (des origines duxx'siècle à nos jours) fait plus que transformer des unités isolées en phénomènesnationaux juxtaposés, elle les unit dans un récit explicatif global où le livredevient porteur du mythe de I'identité nationale littéraire.

Certes, de nombreux historiens insistent sur le matériau que constituent les

précédentes études littéraires ou histoires de la littérature pour l'écriture de leurpropre histoire. Certains vont même jusqu à affirmer que ( comme on n'est jamais

le premier à écrire un manuel, on écrit de seconde ou troisième main, on hériteet emprunte des catégories déjà définies [...].L" "seconde main" empoisonne

1. Roland BnrrHru, op. cit., p.230.

2to

Audrey Lassene

Qu'est-ce qu'une histoire d'e la littérertre française ?

l'histoire littérairetu. Or le concept France est peut-être le seul dont les histo-

riens de la littérature n héritent pas des ouvrages de première main (contrairement

à la catégorie littérature par exemple). Si héritage il y a, il nest que celui des

précédentes histoires de la littérature liançdise. Ainsi, c'est proprement l'histo-rien de la littérature qui produit le mythe de I'identité nationale littéraire, par la

seule présence d'un ensemble territorialement et linguistiquement unifié par le

vocable fançais. Point de hasard ici puisque, comme I'ont démontré de nombreux

ouvrages, le mythe de I'identité nationale a pris son essor dans le même temPs que

l'histoire littéraire depuis la fin du xx" siècle (précisément I8702), et puisque, plus

précisément encor€, I'histoire littéraire, depuis sa création, est un des moyens de

constitution et de promotion du mythe de I'identité nationale3.

Droit du sol et droit du sang

Cette synthèse systémique nous amène à conclure que toute histoire de la litté-rature en France, et plus encore de la littérature françaisa lorsqu'elle n'apporteaucun éclairage sur le sens de ces deux termes, tout en se consacrant exclusive-

ment à la langue française, produit nécessairement une mythographie natio-nale. Prenons-en maintenant un exemple dans le corpus retenu, échantillonexemplaire par son présupposé affiché : il aurait existé en France à une certaineépoque une nation littéraire française à laquelle on appartenait de plein droitpar le sol ou le sang.

Portant effectivement la date de leur époque, les deux premières histoires

de la littérature consultées, celle de Kléber Haedens et celle d'Henri Clouard,assimilent la littérature fançaise à une littérature nationalr c'est-à-dire produitepar des auteurs de nationalité fançaise car u Le Fontaine et Rimbaud sont nés

sur la même terre, comme Villon et Valéry, comme Rabelais et Montesquieu,comme Montaigne et Chateaubriand, comme Racine et Victor Hugo, commeBalzac et Marcel Prousta ,. Ce droit du sol, qui permet d'accéder à la nationa-lité française se fait ici condition d'accès à I'histoire de la littérature, I'historienfeignant d'oublier que la terre à I'origine champenoise sur laquelle est née Jeande La Fontaine en 1621 (Château-Thierry) ne peut être la même que celle oùr

naît Arthur Rimbaud deux siècles plus tard, terre de Charleville qui se situeà peine à 15 kilomètres de la frontière belge. Deux siècles de strates géologi-

l. Jean-Yves TnotÉ, u Avant-propos > à La Litthature fançaise : dynamique dy histoire, Paris,Gallimard, n Folio Essais ,,2007, p. 9-10.

2. Anne-Marie TstEssE, l,a Création dzs idzntités nationales : Europe xvrrl - xX siècle, Paris, Éd. duSeuil, u Lunivers historique ,,,1999.

3. Régis MwrnN, Le Mythe de I'identité nationale, Paris, Berg international, 2009, p.9.4. Kléber HarotNs, op. cit., p. 10.

211

La Frmce des écrivains - É,clats d'un mythe (1945-2005)

Troisième parrie

D ispaitio rc, dtp bcements

ques recouvrent le terroir dont il est question, 150 kilomètres séparent les deuxauteurs, la terre de naissance rimbaldienne étant bien plus proche (89 kilo-mètres précisément) de celle du poète belge Achille Chavée, né à Charleroi en1906. Et que dire de François de Montcorbier dit Villon (né à Paris en l43I) etde Paul Yaléry (né à Sète en I 87 1) dont les terres sont séparées par quetre siècles

d'évolution géodynamique et 700 kilomètres de distance, à moins de considérerque la terre dont il est question ici est une incernation du mythe de I'identiténationale définie par le droit du sol, territoire communément uniûé par ces

fictions théoriques que sont les frontières administratives. On remarquera aussi

qu'aucun des auteurs cités n'est né sur une terre de France hors métropole : droitdu sol hexagonal, donc.

Pourtant les deux historiens ne vont pas aussi loin que leur aîné Charles

Maurras, qu'ils citent et utilisent dans leurs histoires de la littérature, lorsque celui-ci affirme au début du )c(' siècle, dans n Le Romantisme féminin : allégorie dusentiment désordonnél ,, que certaines autrices et certains auteurs dont n le sang

n est pas de veine française très pure2 , (Rousseau sous la plume de Maurras mais

également certaines poétesses du début du siècle - Vivien, Heredia dite Gérardd'Houville, Delarue-Mardrus, Noailles - dont traite l'article en question) doiventêtre distingués de ceux qui produisent les < vraies lettres françaises3 u. Ainsi, refu-

sant de faire du droit du sang biologique une nécessaire condition d'accès à lalittérature dite fançaisa, Kléber Haedens y substitue un droit du sang linguistique:

André Chénier, né en 1762 à Constantinople, et Lautréamont né à Montevideoen 1846 se voient ainsi qualifiés de u fils de la même languea , à défaut d'êfte nés,

sur la même terre.

Droit du sol et droit du sang linguistique sont les deux composantes que retientà la suite Henri Clouard. Certes, ces deux histoires de la littérature reflètent, sans

contestation possible, I'option idéologique de leurs auteurs, qui est d'ailleurs loind'être éloignée du nationalisme de celui que I'Académie française avait élu en son

sein en 1938, à savoir Charles Maurras. Henri Clouard5 (1889-1974) introduitainsi l'æuvre de Maurras dès 1913 avec Cbarles Maunas et la critique dzs lenres6

L Charles Mnun-nr,s, u Le Romanrisme feminin : allégorie du sentiment désord61n{,, in LAuenir

de I'intelligence, Paris, Albert Fontemoing, u Minerva,, 1905, p. 155-255.

2. Ibid., p.224.3. Ibid.,p.222.4. Kléber HneoeNs, op. cit., p. 10.

5. Voir Hélène Mrlr-or, n Maurras et I'Ecole române contre les Barbares et les Métèques qui

veulent "nous gâcher la langue, le sryle et le goût" u, in Sarga Moussn (dir.), L'Idze de race dans

les sciences ltumaines et la littérature, xwî-xff siècles: actes du colloque international de Lyon,

16-lg novembre 2000, [organisé par I'unité mixre de recherche LIRE], Paris, Budapesr,

Torino, l'Harmattan, n Histoire des sciences humaines ,,2003, p. 441-452.

6. Henri Crounm, Introduction à Charles Maurrds et la critique des lettres : trois érudrs :Wrlaine,

Brunetière, Banès, Paris, Nouvelle Librairie nationale, I 9 1 3.

212

Qu est-ce qu'une hisrore delaliccéra:ure fançaitc?

er défend la théorie maurrassienne du ( génie français , ; il a auparavant donnéplusieurs articles à la Reaue titique des idées et des liures. Kléber Haedensl (1913-

1976), romancier et critique littéraire, collabore quânt à lui à LAction fan'çaise er à làées ; tI se sent tout aussi proche des idées maurrassiennes que dusryle littéraire " plein de beauté et de vigueur2, des deux acreurs majeurs de

LAction française, Daudet er Maurras. Certes, ces deux histoires de la littéra-ture s'inscrivent également dans un contexte politique et historique : respec-

tivement l'Occupation et l'après-guerre. Ainsi rien d'étonnant à ce que pourKléber Haedens, la littérature française, grâce au génie français, dame le pionà toute autre littérature érrangère3 ou à ce que, pour Henri Clouard, la litté-rature qu'il nomme contemporaine n coïncidea ,, c'est-à-dire tout de même

s'ajuste en tout point, se confonde exact€ment par identité de forme, avec

la Troisième République, n mère glorieuse d'un Empire, nation victorieuse,déclinante seulement vers la fin5 ,. Toutefois, ces deux productions sont repré-

sentativ€s de l'écrirure de I'histoire de la littérature jusque dans les années

soixante : Henri Clouard republiant son ensemble rerru et augmenté6 au débutde cette décennie n'en changera d'ailleurs aucune des lignes qui concernent lanation lirtéraire française.

l-e domaine français

Si les événements internes (la nouvelle critique) et externes (la guerre d'indé-pendance algérienne U954-19621et la renaissance de la n francophonie ,, donrle numéro spécial de la rcvue Esprit en 1962, n Le français dans le monde ,,marque la résurgence du mot et de I'idée) modifient peu à peu le conrenu des

histoires de la littérature à partir des années soixante-dix, si l'explicitarion d'undroit du sol hexagonal et d'un droit du sang linguistique en royaume littérairedisparaissent des pararextes, il n'en reste pas moins que le mythe d'une iden-tité nationale litréraire conrinue de se construire rout au long du second demi-siècle, notamment parce que celle-ci est générée, comme nous evons t€nté de

Voir Étienne de MoNtzry, Salut à Kléber Haedznt, Paris, Grasset,l996 ; Anronin Gw,urr,La Retme o ld.les ,, 1941- 1944 : des non-coxformiset en Réuolution natiotale, préface de Pascsl

Ory, Paris, Budapesr, Kinshasa, I'Harmarmn, u l,ogiques Hisroriques ,, 2006.Réponse à l'enquête u Qu as- ru fair de ra jeunesse ? læs jeunes maurrassiens ,, lnr, n' 564, 18au24 avrrl1956, p.8.Kléber H,qrorrs, op. cit., p.l0-ll.Henri Cloualo, -Èlrrroire dz h littéranre française, du Symbolisme à no: jours fdz 1885 à 1940],op. cit., p.7.Ibid.Henri Crouaar, Hinire dz h litterunre fançaise, du Symbolisme à nos joar [De 1885 àI 9601, Paris, Nbin Mlchel, 1959 -1962, 2 vol.

,

3.4.

5.6.

2t3

l,a France des écrivains - É,clats d'un mJthe (1945-2005)

Troisième partie

D isparitio ns, dép bcements

le montrer plus avant, per le principe même de l'écriture d'une histoire de lalittéralure fançaise.

Pour s'en convaincre, on prendra I'exemple à I'autre exrrémité remporelle ducorpus, non d'une histoire qui amalgame territorialité et langue sans mor direrpour produire un mythe renouvelé de I'identité littéraire nationale, mais d'unedes rares histoires de la littérature française du xrf siècle qui tente au contraired'expliciter son objet, en discutant les critères et les choix qui ont présidé à sa

construction : celle dirigée par Michèle Touret et parue aux Presses universitairesde Rennes en 2000 pour le premier volume (1898-1940) et en 2008 pour le

second (après 1940). La préface au premier volume comporte en effet deux para-

graphes titrés < Le domaine français2 >r, celle du second volume trois paragra-

phes consacrés à n Littérature française, littérature francophones ? ,. Respectons

I'ordre chronologique des parutions : n Le domaine français )) nous apprend que la

langue française, en tant que ( matériau de la littératurea >, détermine non le cadre

mais un premier cadre de l'étude. Certes, garantit Michèle Touret, contrairementà d'autres modes d'expression artistique, la littérature ne peut faire l'économied'une ffaduction pour o être lue hors de son domaine linguistique originel ), pourdevenir n accessible à plusieurs netions ,. Mais si I'on considère que d'une part unterritoire peut être le lieu de production originel d'une littérature dont la langue

n est pourtant pas nationale, et que d'autre part une langue dite nationale peutêtre reçue sans nécessiter de traduction par des communautés linguistiques oumême des individus isolés résidant sur d'autres territoires, on ne peut que constaterI'efficace du mythe de I'identité netionde définie par une communauté linguis-tique et territoriale. Cependant, ce serait mal comprendre la pensée de MichèleTouret que de lui imputer la construction de ce mythe. Bien au contraire, une

fois défini le présupposé que constitue I'identité nationale en matière d'histoirelittéraire, le propos met en relief le constant dialogue au )oc siècle de la littératurefrançaise et des littératures dites étrangères, et précise quil a été opéré au sein de

cette histoire un élargissement du cadre de l'étude de la littérature nationale à la

littérature n d'expression française n, élargissement lui-même considéré comme

un espace ouverr au possibles. Lhistoire de la littérature fançaise du xlf siècle,

sous la plume de Michèle Touret, se définit donc comme une étude de la littéra-

Voir par exemple, Jean-Yves TeolÉ (dir.), op. cit. fAvant ProPos, p.9-23), ou Michel Pplcrur,Patrick Bsrrulrn et Michel J.tnn.erv (dir.), Histoire d.e la France litthaire, Paris, Presses

Universitaires de France, 2006, vol. 3 lPrélace de Michel Prigent, p. )fl-)ilI, Avant-propos

de Patrick Berthier et Michel Jarrery,p. l-41.

Jean RoHou et Michèle Tounnr (dir.), Histoire dz h littérature fançaise du xX siècb, Tbme I :

IS98-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000, p. I l-12.

Jean Ronou et Michèle Tounnr (dir.), Histoire dt k linéranre fançaise du sc( siècle, Tbme 2 :

après 1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008,p.12-13.Toutes les citations sont extraites des pages I I et 12 (voir supranote22)'

l.

3.

4.

214

Audrey Lasserre

Qu'es t-ce qu' une his toi re de la littéarur e fran ç a i s e ?

ture d'expression française transnationale, comme en témoigne également dans

le premier volume l'annonce de l'étude à venir, dans le second volume, de o la

création d'æuvres en langue française au Québec ou dans les territoires colonisés,

comme I'Afrique et surtout le Maghreb o. Mais le passage obligé que constituaitle premier paragraphe dédié à l'évidence d'une Iittérature nationale déÊnie par

la communauté linguistique et territoriale (u le domaine linguistique originel >)

montre à quel point le mythe d'une identité nationale littéraire est toujours vivace,

et à quel point il constitue justement le noyau dur de l'écriture de I'histoire de la

littérature française à partir duquel se développe, en cercles concentriques, I'ouver-

ture potentielle vers un ailleurs.Et cet ailleurs semble difficile d'accès comme l'atteste l'ensemble n Littérature

française, littérature francophonet ? u inséré dans la préface au second volume.

Lhistorienne revient ainsi sur l'annonce qui avait été faite précédemment de

retracer I'histoire de la création d'æuvres en langue française dans les territoiresn colonisés , par la France dans un chapitre intitulé u Une littérature sous dépen-

dance ,. Colonisés, dépendance: l'étude est donc limitée à la littérature produitedans les territoires sous occupation française, territoires à l'époque appartenant

à la France. Réapparaît alors I'historiographie d'une littérature netionale, frrt-ce

dans la dissidence. Plus encore, cette littérature n dominée par celle de la métro-pole , revendique, lit-on, u une identité, une langue, des pensées et des affects

propres n, larguant les amarres d'une littérature nationale française pour fonderune nouvelle nation liméraire autonome, qui excède finalement le cadre de l'étude.

Dans la même logique, I'aftention de ce volume collectif se porte, dans une

moindre mesure, sur la littérature régionale dans sa confrontation avec, puis son

assimilation dans, la culture nationale de langue française. Quant à l'étude des

æuvres en langue française au Québec, annoncée dans I'introduction au premiervolume, dernier possible de l'ouverture au transnational, elle ne figure finalement

pas dans ce second volume. Ce nonobstant, le texte de lapréface pourrait ne pas

être aussi univoque en sous-entendant peut-être que I'historien-ne, même si elle

ou il n adhère pas à ce mythe de l'identité nationale, peut se donner pour projetd'en restituer I'infuence sur la création littéraire, laquelle se construit parfois de

façon cohérente avec ou contre celui-ci.

Quoi qu'il en soit, si le o domaine français , promettait une ouverture eu

trensnationel, d'ailleurs partiellement effective dans les deux volumes, < Littératurefrançaise, littérature francophone ? , tranche nettement en faveur du repli sur lalktérature française donc nationale, refusant d'inscrire dans ses pages l'étude de lalittérature francophone, QUi << est une toute eutre manière de définir la littératureen français hors de France, imprécise dans son extension et dans sa compréhen-sion ,. Or le glissement sémantique du terme u francophone D est assez étonnant

l. Toutes les citations sont extraites des pages 12 er 13 (voir supra note 23) .

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la France des écrivains - É,clars d'un mythe (1945-2005)

Troisième prrie

D ispaiti ons, dép hcments

sous la plume savante de Michèle Touret pour permettre d'identifier un présupposécollectif. Car la littérature francophone est celle qui s'exprime par I'intermédiairede la langue française, sans excepter la littérature de langue française produite surle territoire français. Pourtant n francophone o semble signiÊer pour la majorité des

historiens de la littérature dite française une littérature produite hors du territoirenational. C'est d'ailleurs dans cette logique que certains historiens contemporainsn incluent aucune ceuvre produite hors du territoire hexagonal sous prétexte qu'ilsn'ont pu réunir parmi leurs collaborateurs et collaboratrices des spécialistes dela n littérature francophone )). La vision qui préside à ce classement repose sur

une inclusion et une exclusion, mais également sur une hiérarchisation qui place

en position première et supérieure la production littéraire de langue française

sur territoire national (parfois uniquement hexagonal) par rapport à celle qui se

compose hors de France (parfois entendue comme exclusivement métropolitaine).Mais le choix de Michèle Touret de restreindre l'étude à la littérature sous dépen-

dance culturelle et politique dit aussi que considérer l'ensemble des littératuresd'expression française, tous territoires nationaux confondus, ouvre par ailleurs undilemme polémique. Ne pas mentionner ces littératures revient à nier une majeure

partie de la littérature d'expression française, dont celle des migrants . Exit ainsi en

théorie Jules Supervielle, originaire de Montevideo, ou Marguerite Yourcenar, cas

d'école en la matière. Les mentionner comme fançaises à exercer potentiellementune nouvelle forme de colonialisme culturel. Cependant, le dilemme ne paraîtinsoluble que dans la mesure où I'on soutient toujours, dans la revendicationou la contrainte, l'écriture d'une histoire de la littérature française, c'est-à-direnatio-centrée.

In fna écrire une histoire de la littérature française ou en France sans en

motiver le dernier terme revient à participer de la production d'un mythe de

l'identité nationale littéraire. Dans ce cadre, dire d'une autrice ou d'un auteur qu'ilest fançais équivaut à produire un mythe : celui du huis clos territorial, qui trans-forme I'autorité littéraire en productrice immobile, contrainte à I'enfermement

dans une nationalité littéraire. Lautorité immigre, émigre, migre voire nomadise.

Elle reçoit au quoddien, même sans migration, des influences d'ailleurs. É,crire

d'une littérature qu'elle est fançaise relève tout autant de la mythographie : c'est

considérer la littérature comme une production figée dans I'espace, la contraindre

à I'enfermement dans une ( pureté , linguistique, un système formel qui serait

propre à l'espace considéré. Or la littérature immigre, émigre, migre voire noma-

dise de la même façon que I'autorité qui la produit. Elle bénéficie au quoddien,même sans migration, des influences d'ailleurs : elle ne s'enrichit pas seulement

d'une tradition ou d'une contemporanéité française ou en langue française. Mais

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Aa&q l^asare

Qu'cst-cc qu'unc hisroirc de b littérratre françaisc ?

écrire d'une littérature qu'elle est françaisc, c'est égalemenr postuler qu'au sein del'espace considéré, la langue et la littérature qui se construit à panir d'elle sontuniformes et uniformées, ce qui est loin d'être le cas même au rof siècle commele monre I'oremple des régiolectes ou des sociolectes. Enfin, c'est oublier qu'unepartie de la linérature en France s'est dé6nie et se définit encor€, non pas commeune production dzlangae Êançaise, mais comme une subversion de la langueæuvrant parfois contre elle.

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