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Stéphane Baciocchi, Dominique Julia Reliques et Révolution française (1789-1804) De partout vous aurez quelque chose à redouter, de la superstition, des préjugés, et même de la piété 1 . Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789, une émeute frumentaire éclate à Paris. La maison de Saint-Lazare, qui appartenait aux prêtres de la congrégation de la Mission, est alors pillée, les procureurs de celle-ci étant accusés d’avoir réalisé, en ces temps de hausse vertigineuse des prix, une opération particulièrement lucra- tive en vendant opportunément leur réserve de blé. S’appuyant généralement sur les procès-verbaux judiciaires de cet événement, les récits historiques ont souvent négligé, à leur suite, de signaler le geste d’appropriation des reliques qui avait précédé la mise à sac des bâtiments : « Avant que de commencer le pillage, les émeutiers, parvenus à la chapelle domestique et y ayant trouvé un reliquaire de saint Vincent l’ont porté en grande pompe et tous, chapeaux bas, à l’église Saint- Laurent 2 . » Le solennel accaparement des reliques manifeste que les émeutiers – peuple, populace et paroissiens de Paris confondus –, reconnaissent alors en Vincent de Paul « leur » saint, dans le moment même où, saccageant la maison des prêtres de la Mission, ils établissent un partage radical entre le fondateur et ses disciples actuels. Aussi étrange que cela puisse paraître au regard de l’historiographie révolutionnaire 3 , la prise de la Bastille fut bien précédée, la veille, par une 1. Le citoyen Clarac aux membres du Comité ecclésiastique (10 octobre 1790). 2. A. D. Rhône, 22 H 23, Lettre du lazariste Philippe-Bernard Adam à son confrère Louis Jousselme, procureur de la maison de Lyon, 14 juillet 1789. 3. Analysant la Grande Peur dans le département du Nord, Georges Lefebvre avait cependant noté, dès 1924, le lien entre émeute populaire et appropriation de reliques. Le 29 juillet 1789,

Reliques et Révolution française (1789-1804)

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Stéphane Baciocchi, Dominique Julia

Reliques et Révolution française (1789-1804)

De partout vous aurez quelque chose à redouter, de la superstition, des préjugés, et même de la piété 1.

Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789, une émeute frumentaire éclate à Paris. La maison de Saint-Lazare, qui appartenait aux prêtres de la congrégation de la Mission, est alors pillée, les procureurs de celle-ci étant accusés d’avoir réalisé, en ces temps de hausse vertigineuse des prix, une opération particulièrement lucra-tive en vendant opportunément leur réserve de blé. S’appuyant généralement sur les procès-verbaux judiciaires de cet événement, les récits historiques ont souvent négligé, à leur suite, de signaler le geste d’appropriation des reliques qui avait précédé la mise à sac des bâtiments : « Avant que de commencer le pillage, les émeutiers, parvenus à la chapelle domestique et y ayant trouvé un reliquaire de saint Vincent l’ont porté en grande pompe et tous, chapeaux bas, à l’église Saint-Laurent 2. » Le solennel accaparement des reliques manifeste que les émeutiers – peuple, populace et paroissiens de Paris confondus –, reconnaissent alors en Vincent de Paul « leur » saint, dans le moment même où, saccageant la maison des prêtres de la Mission, ils établissent un partage radical entre le fondateur et ses disciples actuels.

Aussi étrange que cela puisse paraître au regard de l’historiographie révolutionnaire 3, la prise de la Bastille fut bien précédée, la veille, par une

1. Le citoyen Clarac aux membres du Comité ecclésiastique (10 octobre 1790).2. A. D. Rhône, 22 H 23, Lettre du lazariste Philippe-Bernard Adam à son confrère Louis

Jousselme, procureur de la maison de Lyon, 14 juillet 1789.3. Analysant la Grande Peur dans le département du Nord, Georges Lefebvre avait cependant

noté, dès 1924, le lien entre émeute populaire et appropriation de reliques. Le 29 juillet 1789,

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procession impromptue visant à sauvegarder des reliques vénérées. À Paris, les journées et les semaines suivantes furent d’ailleurs continuellement rythmées par des manifestations religieuses populaires et des liturgies d’exception. Sensibles à la conjoncture agitée du moment – ce fut, dès le 15 juillet, à Notre-Dame comme à Sainte-Geneviève, le début d’une longue série de Te Deum et de messes en actions de grâces pour les vainqueurs de la Bastille et la paix retrouvée –, ces liturgies extraordinaires étaient au diapason, sinon soutenues par des regains populaires de dévotions collectives. Ainsi, dès lors que la châsse contenant les reliques de la sainte patronne de Paris fut exposée à la vénération publique, c’est-à-dire découverte par le devant, « suivant le rite accoutumé 4 » (18 juillet 1789), on assista à un flux quasi ininterrompu d’« espèces de processions 5 » se rendant à Sainte-Geneviève pour y faire bénir des pains et des brioches qui étaient ensuite portés, après une station

après avoir entendu la messe en l’église paroissiale, les habitants de Dompierre, au nombre de quatre à cinq cents, viennent réclamer à l’abbé de Liessies la châsse de saint Etton (qu’ils affirment avoir été arrachée à leur église en 1556) et, dans le même mouvement, obligent l’abbé à renoncer à la dîme et aux droits féodaux sous la menace de lui couper la tête et de mettre le feu. On a bien là une association forte entre une demande de sacralité et une révolte popu-laire, ici agraire, contre les droits céréaliers des abbayes. Voir « Les soulèvements agraires », Les paysans du Nord pendant la Révolution française, Lille, O. Marquant « Bibliothèque d’histoire moderne », 1924, p. 364.

4. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 1174, registre des cérémonies extraordinaires de l’abbaye de Sainte-Geneviève, f° 245. Haim Burstin a très bien décrit le « fort impact » de cette céré-monie publique qui donna lieu, notamment à l’échelle du quartier, à des formes d’unani-misme et de mobilisation collective que l’historien interprète comme « une unité nouvelle [reconstituée] autour de la sainte patronne, après les secousses traumatiques des journées précédentes », in Une Révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 64-65. Sur cette dévotion populaire aux reliques de sainte Geneviève, voir les descriptions circonstanciées et compréhensives de Louis-Sébastien Mercier, « L’église de Sainte-Geneviève », in Tableau de Paris, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994 [1781], p. 442-445.

5. L’expression est du libraire Siméon-Prosper Hardy qui, depuis la fenêtre de son appartement rue Saint-Jacques, voit défiler les dames et les jeunes filles de la Halle et du Marché (fruitières, orangères, bouquetières et blanchisseuses), les poissardes de Saint-Paul, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Jacques et de Saint-Germain l’Auxerrois. D’abord sans croix ni bannières, ces « espèces de processions » populaires accompagnées et protégées par la milice bourgeoise seront progressivement encadrées par le clergé des paroisses à mesure que leur recrutement s’élargira et se généralisera des marchés et quartiers alentour aux différentes paroisses de la ville. Du 10 août au 21 septembre 1789, Hardy observe vingt-et-une de ces petites et grandes proces-sions qui s’en reviennent de Sainte-Geneviève pour se rendre à l’Hôtel de Ville. Dès le 21 août, il note que l’on « entendait plusieurs personnes fronder et blâmer ces réunions multipliées et journalières de Citoyennes qui paraissaient pourtant n’avoir d’autre objet que celui de rendre de solennelles actions de grâces à l’être suprême de la visible protection qu’il venait d’accorder aux Parisiens ». Voir Hardy, Mes loisirs ou, Journal d’ événements tels qu’ ils parviennent à ma connaissance, 8e volume, commencé le 21 juin 1788 (BnF, ms. fr. 6687), chroniques du lundi 10 août, mardi 11 août, lundi 17 août, mardi 18 août, mercredi 19 août, jeudi 20 août, ven-dredi 21 août, lundi 24 août, mercredi 26 août, samedi 29 août 1789, dimanche 30 août 1789, lundi 31 août 1789, mardi 1er septembre 1789, mercredi 2 septembre, jeudi 3 septembre, jeudi 10 septembre, dimanche 13 septembre, lundi 14 septembre, mercredi 16 septembre, jeudi

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dévote à la sainte Vierge en l’église métropolitaine de Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville. Reliant le pôle religieux au pôle civil et politique de la capitale, ces mani-festations publiques multipliées dont « il était impossible d’interrompre le cours » culminèrent dans l’après-midi du 14 septembre 6. Ce jour-là se forma un imposant cortège de plusieurs milliers d’habitants du faubourg Saint-Antoine, au milieu duquel se distinguait, porté par les vainqueurs en armes de la Bastille, un modèle en bois de la forteresse assiégée. Précédée de jeunes vierges et des gardes nationaux du district, cette effigie « de la hauteur de quatre pieds, ou environ, sur une largeur proportionnée » était processionnellement conduite à Sainte-Geneviève pour y être bénite et placée sous la protection de la sainte patronne de Paris 7. Selon Hardy, parmi les « personnes sensées » qui déjà jugeaient « bien ridicules » ces « espèces de processions » populaires initiées au mois d’août, il s’en trouva pour réellement s’in-quiéter de la manifestation publique du 14 septembre, d’aucuns disant en marge de cette procession qu’« il eût été infiniment plus sage que chaque citoyen, chaque citoyenne rendissent en particulier leurs actions de grâces au Tout-Puissant pour le passé en implorant sa miséricorde pour l’avenir que de le faire en se réunis-sant comme pour narguer en quelque sorte les principaux auteurs des troubles 8 ».

17 septembre et mercredi 23 septembre, ff° 397, 428-429, 429-430, 437, 438, 440, 441, 443, 445-446, 450, 453, 455, 456, 458, 460, 462, 469, 473, 475, 478, 480-481 et 487.

6. Hardy, Mes loisirs ou, Journal d’ événements tels qu’ ils parviennent à ma connaissance, 8e volume, commencé le 21 juin 1788, chronique du lundi 14 septembre 1789, f° 475. Parmi les itiné-raires de processions précisément connus, retenons celui pratiqué par les dames du marché Saint-Martin qui s’assemblent dans le prieuré Saint-Martin pour se rendre à l’église Sainte- Geneviève par la rue Saint-Martin, le pont Notre-Dame, la rue Galande, la place Maubert et la Montagne, puis à l’Hôtel de Ville, en empruntant le carré Sainte-Geneviève, la rue Saint-Jacques, le pont Notre-Dame, le quai de Gêvres et la place de Grève. La procession s’en retourne à la porte Saint-Martin par le quai de Gêvres, le quai de la Ferraille (jusqu’au Palais-Royal), la rue des Petits-Champs et, enfin, la rue de Cléry. Voir le Récit exact de ce qui s’est passé hier à Ste. Geneviève, par les Dames du Marché Saint-Martin…, Paris, de l’Imprimerie de Grange, 1789, 8 p.

7. Hardy, Mes loisirs ou, Journal d’ événements tels qu’ ils parviennent à ma connaissance, 8e vol., commencé le 21 juin 1788, chronique du lundi 14 septembre 1789, f° 475. Voir aussi « Détails du lundi 14 septembre », Révolutions de Paris, dédiées à la Nation…, 10, 1789, p. 12. Philippe Buchez et Pierre-Célestin Roux-Lavergne signalent, sans donner leurs sources, que les « dames de la halle », le 17 juillet, vinrent déposer un bouquet sur la châsse de sainte Geneviève et que, « quelques jours après, de pauvres jeunes filles qu’on appela les dames de la place Maubert, déposèrent un ex-voto dans la même église. C’était un tableau, mal peint. Dans un coin, on avait représenté une bastille dont les tours fumantes croulaient, et où l’on voyait entrer les Parisiens. À l’autre coin était une figure renversée sur des couronnes, des sceptres brisés, des cordons d’ordre ; l’ange exterminateur planait au-dessus de la figure et la frappait de son épée. En haut, le ciel entr’ouvert laissait voir la figure de sainte Geneviève qui, d’une main, encourageait les Parisiens, et, de l’autre, l’archange », Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des Assemblées nationales, depuis 1789 jusqu’en 1815, t. 2, Paris, Paulin, 1834, p. 132. Nous n’avons malheureusement pas retrouvé trace de ce tableau.

8. Hardy, Mes loisirs ou, Journal d’ événements tels qu’ ils parviennent à ma connaissance, 8e volume, commencé le 21 juin 1788, chronique du lundi 14 septembre 1789, f° 475.

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Rétrospectivement, au sortir de l’active politique de « déchristianisation » de l’an II, on ne manqua pas de s’interroger à nouveaux frais sur les excès révolutionnaires de cette dévotion populaire à sainte Geneviève : « N’avons-nous pas vu tout le peuple de Paris aller la remercier de la prise de la Bastille, à laquelle elle n’eut guères de part, et qui a amené la révolution, dont l’effet a été de détruire son culte et de faire brûler ses ossements en place de grève 9 ? » Paradoxal, cet étrange retournement, signalé par l’ironie et l’incompréhension de l’auteur de l’Abrégé de l’origine de tous les cultes, nous servira ici de point de départ pour développer une réflexion his-torique sur le devenir des reliques pendant la Révolution française : ces sacralités chrétiennes ont été au centre d’antagonismes violents que l’historiographie s’est souvent contentée de reproduire sans réellement les analyser.

Au cours de la séquence « déchristianisatrice » de la Révolution, qui com-mence à l’automne 1793 et se poursuit jusqu’à thermidor an II, l’onde de choc parisienne se répercutant suivant des chronologies différenciées selon les provinces, les reliques, tout comme les statues, ont été particulièrement visées. Cependant, retracer l’action déchristianisatrice vis-à-vis des reliques n’est pas simple parce que les sources sont ici clivées et décalées dans le temps : clivées parce qu’elles émanent soit des acteurs mêmes des destructions soit des « sauveteurs » de reliques détruites ; décalées parce que si les victorieuses adresses à la Convention abondent au moment de la campagne déchristianisatrice elle-même, les récits de sauvetage sont quasi tous postérieurs à l’événement. De la translation parodiée à l’autodafé, les adresses – peu nombreuses au demeurant – qui évoquent les reliques appartiennent bien à la logique d’éradication du culte catholique. Elles ne permettent cependant en aucun cas ni de saisir l’ampleur du phénomène, ni d’identifier précisément les acteurs en jeu, ni de préciser les modalités des opérations qui ne se sont pas for-cément déroulées dans l’unanimité affirmée. Il convient donc de retourner aux archives locales pour saisir les enjeux en présence et chercher à comprendre le sens des événements. Tenter une pesée globale des destructions est à la fois impossible et inutile : l’impossibilité tient au fait que les inventaires d’arrivée de l’argenterie ne nous fournissent souvent qu’un poids d’or ou d’argent sans détailler précisément les éléments qui partent à la fonte ; quand bien même il y est question de reli-quaires, rien n’est alors dit du sort réservé aux reliques elles-mêmes ; par ailleurs, la démarche quantitative ne nous éclaire aucunement sur les modalités précises qui ont présidé à la destruction (ou au sauvetage) des reliques. Plutôt qu’une approche

9. Charles François Dupuis, Abrégé de l’origine de tous les cultes, Paris, H. Agasse, an IV [1797], p. 440. L’arrêté expiatoire de la Commune de Paris ordonnant que « les ossements et les gue-nilles qui sont trouvés dans cette boîte [la châsse de sainte Geneviève] seront brûlés sur-le-champ sur la place de Grève, pour y expier le crime d’avoir servi à propager l’erreur et à entretenir le luxe de tant de fainéants » se trouve dans « Commune de Paris. Conseil général du 1er frimaire », Gazette nationale ou Le Moniteur universel, 63, 3 frimaire an II (23 novembre 1793), p. 482. Pour une mise en perspective, voir Boutry, 1999, notamment p. 84-87.

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en termes généraux qui nous ramènerait en fait à dresser une chronologie et une géographie du mouvement déchristianisateur dans son ensemble, on a préféré pré-senter des descriptions denses de quelques cas bien documentés qui permettent de repérer des logiques d’action.

Soit ici l’amorce de deux exemples qui en donnent le cadre et seront analysés plus en détail au cours de ce chapitre. Dans le Jura, le représentant en mission Lejeune, après avoir convoqué la Société populaire de Saint-Claude et fait voter par assis/debout la conservation ou la destruction des reliques du saint éponyme et protecteur de la cité, fait procéder, à la suite de ce vote du « peuple souverain » à l’incinération du corps. Celui-ci, extrait du surtout de bois dans lequel il est conservé depuis l’enlèvement de la châsse, est transféré de nuit – pour éviter les attroupements populaires dans une ville considérée comme « fanatique » – au cou-vent des Carmes où Lejeune et sa mission se sont établis. Là, dans l’antre d’une cheminée, le corps embaumé de saint Claude est brûlé au cours de cette nuit du 6 au 7 mars 1794. Dans un communiqué de victoire fait à la séance du 26 ventôse an II (16 mars 1794), le chirurgien Morel peut annoncer à la Société populaire de Besançon que « le Grand St Claude qui toute sa vie avait fait des miracles, qui avait préservé du feu et des épidémies une grande partie de l’Europe n’a pu se garantir du brûlement que le représentant Lejeune lui a fait subir. La fumée noire, épaisse et infecte qu’a jetée ce saint corps a prouvé aux fidèles présents que l’odeur de sainteté n’est pas ce qu’il y a de meilleur et de plus saint 10 ». La destruction par le feu se veut démonstration de l’erreur superstitieuse du culte des saints, même si elle a été faite, notons-le, en catimini.

À Besançon, la découverte dans les archives du chapitre métropolitain d’un poncif portant l’exacte image du saint suaire déclenche une intense campagne qui vise à rendre publique l’imposture d’une ostension organisée chaque année par le chapitre cathédral : d’abord devant les membres de la Société populaire, puis par l’impression d’une relation de cette « invention » auprès des autorités du départe-ment, des municipalités et des sociétés populaires du ressort, par l’envoi enfin du « prétendu » saint suaire à la Convention. L’imposture ecclésiastique qui faisait vénérer comme une relique de l’Incarnation une simple représentation figurée paraît suffisamment grave pour que son cas soit jugé par la représentation nationale elle-même. La Convention renvoie l’affaire au Comité des secours avec injonc-tion de s’informer si le suaire ne pourrait être transformé en charpie : la relique,

10. La Vedette ou Journal du département du Doubs, par des Hommes indépendans et amis du peuple, IIIe année, no 2, du 28 ventôse an II, p. 158-160. Compte rendu de la séance de la Société popu-laire en date du sextidi. Sur toute cette histoire, on trouvera une analyse et des documents de première main dans Dom Paul Benoit, Histoire de l’abbaye et de la terre de Saint-Claude, t. 2, Montreuil-sur-Mer, 1892, p. 884-899.

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autrefois fameuse pour son pouvoir de guérir les maladies oculaires, finirait donc par servir de pansement dans les hôpitaux 11.

On a évoqué ces deux cas que parce qu’ils soulignent, par leur volonté démons-trative – ici le caractère purement naturel des ossements incinérés, là la fausseté de l’objet proposé à la vénération des fidèles –, le prosélytisme révolutionnaire qu’ils souhaitent développer. On pourrait encore leur ajouter un dernier trait, propre à nombre de récits postérieurs à la Révolution, qui mettent en scène le châtiment divin frappant les sacrilèges. Dans le cas de Saint-Claude, tout comme en un exemplum médiéval, le feu s’abat sur la ville dès le 19 juin 1799 et la détruit entiè-rement, incendie immédiatement interprété par une partie des habitants comme la réponse céleste à la disparition du saint protecteur cinq années plus tôt : « saint Claude a brûlé, Saint-Claude brûlera », telle était la conviction proclamée par cer-tains dès avant l’embrasement et bien évidemment renforcée depuis, puisqu’aussi bien la seule maison épargnée est celle du gendarme François Jacquet qui, ayant accompagné le corps de saint Claude dans sa translation depuis l’église cathé-drale jusqu’au domicile du représentant Lejeune, avait, à l’occasion d’une chute de la balle où les ossements avaient été placés, subtilisé un os qui, authentifié en 1804, se révèle être l’avant-bras gauche du thaumaturge. Dans le procès-verbal de reconnaissance de la relique, il affirme que seule « la crainte d’être dénoncé comme fanatique » lui « fit garder son secret très soigneusement ». L’anéantissement ne fut donc pas total et le « miracle » de la maison épargnée accorde aux propos du témoin participant à la destruction une crédibilité si ce n’est divine, du moins infiniment plus grande que sa seule bonne foi 12.

De l’appropriation « populaire » des reliques en 1789 à l’expiation pénitente, quinze années ont passé. Alors que l’historiographie de la Révolution – et tout particulièrement l’historiographie ecclésiastique – a focalisé son attention sur la phase de destruction des reliques pour en souligner le caractère antichrétien et la dérision blasphématoire qui les accompagnent 13, notre propos vise à décentrer le

11. L’affaire commence le 24 ventôse an II (14 mars 1794), avec la découverte du poncif dans les archives du chapitre métropolitain. Elle s’achève le 5 prairial suivant (24 mai 1794) par la lecture devant la Convention nationale de la lettre d’envoi accompagnant le procès-verbal authentique et détaillé de l’examen et vérification « de la très fameuse relique appelée Saint-Suaire », Archives parlementaires (désormais A. P.), 1re série, t. 90, du 14 floréal au 6 prairial an II, Paris, éditions du CNRS, 1972, p. 606.

12. Ibid., p. 886. Le texte cité provient du procès-verbal de reconnaissance de la relique, en date du 26 vendémiaire an XIII (18 octobre 1804) conservé aux archives diocésaines de Saint-Claude. Une enquête auprès de l’archiviste diocésain actuel n’a malheureusement pas permis de le retrouver.

13. Parmi les racines de cette historiographie, voir l’Exposé des motifs qui ont déterminé le clergé de France à fuir la persécution, et à se retirer en pays étrangers, Londres, de l’Imprimerie de J. P. Coghlan, 1795, p. 55 : « L’abolition de toutes les solennités chrétiennes, même du Saint jour du dimanche […] ; le changement du calendrier, pour en effacer jusqu’à la mémoire ; des fêtes entièrement païennes et souvent impies, substituées partout à celles de la religion, que

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regard en prenant en compte une période antérieure à la campagne déchristiani-satrice de 1793-1794. Notre objectif est de reconstituer précisément les séquences négociées d’appropriation paroissiale des reliques à des fins de protection, telles qu’elles peuvent s’épanouir au cours des années 1790-1792, lors de la fermeture des églises abbatiales, conventuelles et collégiales ; il est aussi d’analyser les mesures de conservation prises au moment où les reliques sont dissociées des reliquaires, lorsque ceux-ci partent à la Monnaie pour être fondus et enrichir le numéraire national ; il est enfin de saisir comment a fonctionné le couple destruction/sauve-tage des reliques. On souhaiterait ainsi ouvrir à nouveaux frais une réflexion sur un premier moment de l’histoire des reliques à l’époque révolutionnaire, celui des translations de 1790-1792, qui permet à la fois de comprendre l’impact des des-tructions de l’an II et les modalités de la « restauration » qui s’esquisse dès 1795.

L’entreprise est difficile, tant à l’échelle locale que nationale 14. Les sources sont ici discontinues, hétérogènes (feuilles de travail et correspondance du Comité ecclésiastique ; pétitions adressées aux assemblées administratives locales ; adresses à l’Assemblée ; témoignages oculaires individuels ou attestations collectives lors des enquêtes post-révolutionnaires), et fortement clivées selon qu’elles émanent des autorités civiles ou ecclésiastiques, des sociétés politiques, ou bien encore de simples particuliers. Elles révèlent surtout la complexité des situations locales, l’im-brication, la concurrence et la conflictualité forte qui peuvent exister entre les diffé-rents acteurs en présence : entre clergé constitutionnel et prêtres réfractaires, entre sociétés politiques, autorités administratives de districts et de départements, entre anciens « terroristes » et révolutionnaires « repentis », mais aussi entre groupes de paroissiens, ecclésiastiques de tous bords, évêques, chanoines et notables locaux.

Au demeurant, le choix résolu d’une moyenne durée implique de rappeler ici trois éléments déterminants de cette histoire. Tout d’abord, la Révolution advient dans un contexte où les autorités ecclésiastiques, à la suite de nombreuses criti-ques qui ont été portées tant par l’érudition ecclésiastique gallicane que par les sarcasmes des philosophes, sont devenues elles-mêmes beaucoup plus vigilantes et circonspectes vis-à-vis de l’authenticité des reliques, les évêques n’hésitant pas, au

nulle part il a été permis ou même toléré de célébrer ; la profanation de tous les temples ; la destruction de ces signes sacrés et révérés qui nous représentaient Jésus-Christ ou les Saints, la profanation publique et mêlée de bouffonneries des reliques les plus authentiques et les plus respectées ; enfin le culte de la Déesse de la Liberté célébrée avec toutes les dissolutions du Paganisme, sur l’autel même où le Dieu de toute sainteté s’immolait tous les jours : voilà ce qui a mis en évidence, que le projet des persécuteurs du clergé était d’anéantir toute religion. »

14. Fortement campé sur son terrain régional dont il connaît tous les recoins, Louis Pérouas reconnaît cette difficulté à propos du sauvetage et de la réapparition des reliques en 1795 : « nous nous trouvons devant une pauvreté de documentation… On soupçonne que des pratiques analogues furent nombreuses, sans pouvoir le prouver », in Les Limousins, leurs saints, leurs prêtres, du xve au xxe siècles, préface de Jean Delumeau, Paris, éditions du Cerf, « Histoire », 1988, p. 132-133.

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cours de leurs visites, à interdire la vénération de celles dont l’origine leur apparaît suspecte 15. Cette critique se trouve néanmoins confrontée à la vitalité dont témoi-gnent encore le culte et les processions de reliques à la fin de l’Ancien Régime. La gravure, datée de 1789, qui représente la procession et stations annuelles du cha-pitre et confrérie de Saint-Spire de Corbeil à la croix du Tremblay le 5e dimanche après Pâques, dit des Rogations, l’atteste à suffisance : dans le moment d’arrêt qu’elle figure et où la procession est parvenue à son terme, une partie des assistants écoute le sermon d’un prédicateur, les confrères discutent, tandis que les malades viennent, dans un geste d’imploration, toucher les châsses de saint Spire, saint Leu, saint Regnobert. Il y a là, assurément, un public nombreux.

Ensuite, le transfert de reliques des abbayes vers les églises paroissiales n’est pas, à la veille de la Révolution, un geste nouveau : le 4 juin 1789, le prieur du monastère de Saint-Faron de Meaux remet au curé de la paroisse de Rouvres-en-Multien, à la suite de sa demande et de celle de ses paroissiens, un ossement (vertèbre du cou) de saint Faron, saint patron de la paroisse, « pour être exposé dans ladite église de Rouvres à la vénération des fidèles 16 ». Ailleurs, en Bugey, la dissolution de la communauté bénédictine de Saint-Rambert-de-Joux, en 1788, entraîne immédiatement une demande de la commune d’obtenir le dépôt de « la relique de saint Rambert, patron de la paroisse, objet antique de la vénération publique » de l’église abbatiale vers l’église paroissiale, translation qui s’effectue en une procession solennelle, le 12 juin 1789, veille de la fête du saint 17. Opérant tantôt par fragmentation ou démembrement des corps saints, tantôt suivant une logique de dépôt conservatoire des reliques insignes, on est ici dans un processus tout à fait traditionnel de dissémination et d’appropriation séculière des trésors de sacralités accumulés par les abbayes. Processus au long cours que la Révolution, par suite de la fermeture des maisons de religieux, vient comme accélérer et amplifier. Encore faut-il considérer – c’est le troisième élément de continuité que nous sou-haitons avancer – le précédent immédiat que constitue la mise en application des quelque quatre cent cinquante édits de suppression et de sécularisation de maisons religieuses produits par la Commission des réguliers 18. La lente dissolution de

15. On se reportera ici au chapitre sur la critique catholique des reliques.16. Abbé Louis Bobard, « Le culte populaire et les reliques de saint Faron, évêque de Meaux », Bul-

letin de la Conférence d’ histoire et d’archéologie du diocèse de Meaux, I (5), avril 1877, p. 206.17. Abbé Charles Signerin, Histoire religieuse et civile de Saint-Rambert en Forez, Saint-étienne,

Imp. J. Thomas, 1900, p. 408-409, délibération municipale du 14 juillet 1788, et p. 410-413, procès-verbal de la translation du 12 juin 1789.

18. Si l’activité enquêtrice et l’orientation gallicane de la dite commission sont bien étudiées, notamment à travers la figure politique de son rapporteur Mgr Loménie de Brienne, les études relatives à la mise en application des édits de suppression et de sécularisation sont plutôt rares et fort dispersées parmi les monographies locales de tel ou tel établissement religieux supprimé (voir cependant les monographies de L. Guibert et de H. Moris citées infra). S’appuyant aussi bien sur les archives de la commission et les papiers de Brienne que sur les archives vaticanes,

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Culte et processions des reliques à Corbeil, 1789-1793

Non-attribuées, ces gravures composées sous la direction de l’abbé Joseph-André Guiot devaient servir, avec une troisième intitulée « Foire et pèlerinage de Palluau (1789) », à l’illustration du traité de Lipsanologie que le prieur de St-Guenault et chanoine de St-Spire a interfolié à son exemplaire de la Gallia christiana. Elles offrent un des très rares témoignages visuels de la vivacité et de la com-plexité liturgique d’un grand culte régional durant les premières années de la Révolution.

© Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris - Ms. 580, abbé J.-A. Guiot, « Recueil liturgique pour Saint-Guenault à Corbeil », Planche f.[1] « Procession et station annuelles des Chapitres et Confrérie de St-Spire au Champ du Tremblay, Faubourg St-Jacques à Corbeil, le 5e Dimanche après Pâques, dit des Rogations », gravure datée de 1789.

© Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris - Ms. 580, abbé J.-A. Guiot, « Recueil liturgique pour Saint-Guenault à Corbeil », Planche f.38 « Procession du clergé de St-Spire avec les Reliques, réunies de différentes églises, au champ du Tremblay, Faubourg St-Jacques à Corbeil, le jour de l’Octave de la Translation après l’Ascension », gravure datée de 1793.

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l’abbaye de Grandmont, en Limousin, est ici exemplaire des importantes dissémi-nations de reliques qui en résultèrent : initiée en mars 1768 par un édit royal de réformation de l’ordre grandmontain, l’union de l’abbaye à l’évêché de Limoges (bulle du 6 août 1772) puis la sécularisation, en 1787, des biens monastiques 19 se parachèvent à partir de juillet 1790 par une distribution générale, pour l’essentiel paroissiale, des reliques passées aux mains de l’évêque Louis Charles Du Plessis d’Argentré. Les cent dix-sept articles de l’Extrait du procès-verbal général de distri-bution des saintes reliques de Grandmont, ou liste des églises auxquelles il a été donné de ces saintes reliques et reliquaires venus de Grandmont témoignent, le 20 décembre 1790, du dénouement quasi- « borroméen » 20 de cette sécularisation engagée sous l’Ancien Régime et précipitée, sans solution de continuité, par la Révolution 21.

demandes de sacralité et translations de reliques

La novation de la Révolution réside dans la dynamique propre, l’ampleur et surtout la signification que prennent désormais demandes et translations de reliques au sein de la nouvelle formation ecclésiale constitutionnelle. En effet, du printemps 1790 à l’automne 1792, l’entrée en vigueur des décrets de fermeture des maisons religieuses (5 et 13 février 1790), puis des dispositions de la Constitution civile du clergé relatives à la « nouvelle formation et circonscription de toutes les paroisses du royaume » (12 juillet 1790), a provoqué, de par leur conjonction, une série de réactions locales dont les visées et, bien souvent l’issue, furent convergentes : celles des reliques insignes qui se trouvaient conservées dans les nombreux sanctuaires supprimés aux termes de la loi ont été réclamées par les communautés paroissiales environnantes pour être déposées, au plus proche, sur les autels des paroisses nou-vellement circonscrites. Dispersées, sans coordination d’ensemble, ces translations

l’ouvrage le plus complet reste celui de Pierre Chevallier, Loménie de Brienne et l’Ordre monas-tique (1766-1789), Paris, J. Vrin, « Bibliothèque de la Société d’histoire ecclésiastique de la France », 1959-1960, 2 vol.

19. La complexité et les détails de cette affaire ont été analysés par Louis Guibert, Une page de l’ histoire du clergé français au xviiie siècle. Destruction de l’Ordre et de l’abbaye de Grandmont, Paris, Champion, 1879.

20. Signorotto, 1985, p. 383-418.21. établi par l’érudit abbé Martial Legros alors en charge de l’inventaire du trésor de Grand-

mont, ce long procès-verbal comprenant 117 articles a été édité une première fois : Ardant, 1848, p. 69-88. Le chanoine André Leclerc en a donné une édition critique à laquelle nous nous référons : « Histoire de l’abbaye de Grandmont (suite et fin) », Bulletin de la Société archéo-logique et historique du Limousin, 60, 1910, p. 433-441. Nous renvoyons aussi à la carte d’in-ventaire « Répartition des reliques de Grandmont d’après le décret de dispersion des reliques de la communauté signé le 20 décembre par l’abbé Legros », dressée par Jacques Audrerie pour son mémoire de maîtrise, Reliques et reliquaires dans le diocèse de Limoges aux xviie et xviiie siècles, Limoges, Université de Limoges, 1997, p. 106.

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de reliques vers les églises paroissiales constitutionnelles forment assurément un évé-nement massif, quoique mal connu à l’échelle nationale 22. Sa courte chronologie, particulièrement resserrée entre les mois de mars et de décembre 1791, alors que se concluent la plupart des ventes de biens nationaux et que les paroisses constitution-nelles sont effectivement organisées, se relie à un premier moment durant lequel paroisses, fabriques et communes font valoir leur « droit » au dépôt des reliques insignes conservées dans les sanctuaires supprimés.

Formulées dès la réception à l’échelon local des décrets des 20 mars et 20 avril 1790, enjoignant aux municipalités puis aux directoires des districts de procéder aux inventaires mobiliers des maisons religieuses 23, les premières demandes parois-siales de reliques émergent à mesure que ces inventaires se font et que les biens ecclésiastiques sont effectivement mis sous scellés. Les officiers municipaux sont alors aux avant-postes. Chargés depuis la publication du décret du 20 mars 1790 de réaliser « sous huitaine » l’inventaire des biens de « toutes les maisons religieuses de leur territoire » et de recueillir auprès des réguliers « leur intention de sortir des maisons de leur ordre ou d’y rester 24 », ils sont, de fait, les premiers sur le terrain à pouvoir relayer, le cas échéant, le délicat problème que pose la conservation des trésors de sacralités par un personnel ecclésiastique appelé à quitter les lieux. Ainsi, de Verzy en Champagne, le 23 mai 1790, soit moins de dix jours après que les biens de l’abbaye bénédictine de Saint-Basle ont été inventoriés 25, le maire fait part au Comité ecclésiastique d’une requête des habitants de son bourg qu’il dit « inquiets de ce que deviendra la châsse de saint Basle pour laquelle ils ont la plus grande vénération ». Aussi réitère-t-il une demande, déjà adressée à l’archevêque de Reims, afin d’obtenir l’autorisation de « transférer dans l’église paroissiale ce reli-quaire 26 ». Dans la pétition collective que les « habitants, corps et communautés de Verzy » présentent conjointement à l’Assemblée nationale 27, il est expliqué – non

22. Jacques Bernet (« La Révolution contre l’ordre monastique ») et Martine Plouvier (« L’abbaye de Prémontré ») ont attiré l’attention sur le transfert de reliques des abbayes vers les églises paroissiales en 1791, in Jacques Demarcq et Bernard Plongeron (dir.), Des abbayes, la Révolu-tion, Maubeuge, Impr. Maulde et Renou, 1990, p. 39-40 et 47.

23. A. P., t. 12, Séance du 20 mars (le soir), p. 267, et t. 13, Séance du 20 avril 1790 (le matin), p. 149.

24. A. P., t. 12, Séance du 20 mars (le soir), Adoption du décret proposé par le Comité ecclé-siastique, p. 267. Ce décret a été sanctionné par lettres patentes du Roi en date du 26 mars 1790.

25. A. D. Marne, 1 L 1404, Jean-Baptiste Edme Hédin, secrétaire greffier, Procès-verbal d’inven-taire et description des biens mobiliers de l’abbaye de Saint-Basle par les « officiers municipaux du bourg et village de Verzy », 14 mai 1790.

26. A. N., DXIX, feuille 237, pièce 16, Lettre de Chaussin, maire de Verzy, et Hédin, secrétaire, à « Monsieur le président » du Comité ecclésiastique, 23 mai 1790.

27. A. N., DXIX, feuille 237, pièce 17, Pétition s.d. [en marge, R. 26 mai (1790)]. La pétition est suivie de 52 signatures dont plus du tiers proviennent des parentèles Colot, Dupressoir, Fresnet, Homo et Juillet, que l’on retrouve aussi bien dans une ancienne demande collec-tive d’exposition des reliques (1768) que parmi les chefs de familles vigneronnes présents,

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sans duplicité – que leur demande de translation ne doit pas être regardée « comme prématurée » : les « décrets de l’Assemblée nationale, les circonstances et les propres discours des religieux les forcent d’agir ». Privés des services et de la protection d’une large domesticité, « isolés au milieu des bois exposés aux insultes de tous venants, errants et vagabonds », les bénédictins n’auraient-ils pas déclaré aux offi-ciers municipaux que « sous peu de jours leur maison sera déserte » ?

La demande de translation des reliques de saint Basle est la plus précoce que nous ayons retrouvée parmi les papiers de travail du Comité ecclésiastique 28. Sans doute doit-elle son antériorité à des tensions locales que le maire de Verzy décrit comme particulièrement vives, notamment lorsqu’il évoque le spectre des « têtes exaltées », la menace de « divisions prêtes à éclater parmi les habitants de plusieurs villages des environs qui veulent se disputer cette châsse à l’envi 29 ». Nous mon-trerons que ce cas de rivalités paroissiales autour d’un sanctuaire réputé n’est pas isolé, que l’on peut même y voir un des traits caractéristiques de ces pétitions qui parviennent par « grappes » sur les bureaux des autorités locales 30.

le 14 mars 1789, lors de la rédaction des cahiers de doléances à l’encontre des mêmes abbés de Saint-Basle qui « jouissent d’un revenu plus que suffisant » et cependant sans contrepartie alors même que « le bien dans l’état et le droit des gens exigerait qu’il soit distrait de leur superflu une somme proportionnée à l’établissement d’une école publique pour les filles » et que les abbés soient obligés à tenir un collège pour l’éducation des garçons, « ce qui forcerait ces religieux à se renfermer dans les bornes de leur institut qui, dans le principe provient de fondations pieuses et débonnaires et préviendrait l’oisiveté et l’inutilité de ce corps ». Voir Gustave Laurent, Cahiers de doléances pour les États généraux de 1789, t. 4, 1re partie marnaise, Reims, Matot-Braine, 1930, p. 1037, A. D. Marne, 2 G 285.

28. Le Comité ecclésiastique formé le 12 août 1789 s’occupe, avec le Comité d’aliénation, de la mise en application de la législation qui nous occupe ici. Nous avons dépouillé aux Archives nationales l’ensemble des feuilles de travail journalières du Comité ecclésiastique et le peu d’archives du Comité d’aliénation subsistantes.

29. A. N., DXIX, feuille 237, pièce 16, Lettre de Chaussin, maire de Verzy, et Hédin, secrétaire, à « Monsieur le président » du Comité ecclésiastique, 23 mai 1790. Voir la pétition déjà citée des habitants de Verzy : « La piété la plus pure a dicté cette requête. Oui, ils sont jaloux de posséder dans leur paroisse la châsse de ce saint anachorète fondateur de Saint-Basle et qui dans ce canton, et notamment dans la paroisse de Verzy est dans la plus grande vénération. » (Nous soulignons). Parmi les possibles concurrents, il s’agit d’évincer les prétentions des habi-tants de la commune limitrophe de Verzenay dont le Conseil général présentera, le 29 avril 1791, une requête au directoire du district de Reims tendant à obtenir « pour la décoration de leur église qui vient d’être bâtie à neuf le grand autel de l’église de Saint-Basle bâti en bois, le Christ, la chaire et les tableaux du chœur » ; requête favorablement accueillie et à la suite de laquelle la municipalité de Verzy dénoncera, le 13 mai 1791, « le pillage des choses saintes dans l’église de Saint-Basle par la municipalité de Verzenay ». Les administrateurs du district usent d’euphémismes lorsque, à propos de la fermeture de l’abbaye, ils parlent « d’une difficulté existante entre les communautés de Verzy et de Verzenay ». Voir A. D. Marne, 4 L 2, Délibérations du directoire du district de Reims, 29 avril et 3 mai 1791 ; 4 L 12*, Registre des requêtes et pétitions, 13 mai 1791, no 386.

30. Par exemple dans les districts de Saint-Florentin et de Tonnerre où les reliques des abbayes de Pontigny et de Saint-Pierre de Molosmes sont disputées et concurremment réclamées par les

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Mais retenons d’abord ici la conjonction de deux autres éléments constitutifs permettant de comprendre comment, sur fond de piété populaire et de concur-rences paroissiales, ont été mises en œuvre et formulées les toutes premières demandes de reliques au printemps 1790. En premier lieu, les demandes de Verzy, comme celles qui suivront, s’expriment par voie de pétitions à l’adresse des autorités révolutionnaires constituées et témoignent, par-là même, d’une possible alterna-tive aux pillages et autres appropriations « paniques » ou furtives observés au sortir de la Grande Peur et des réactions anti-féodales de l’été 1789 et du début de l’année 1790. En requérant auprès des autorités et des assemblées tant administra-tives, politiques, qu’ecclésiastiques, les pétitionnaires des années 1790 et suivantes entendent explicitement prévenir ces débordements politico-religieux. Ils visent, comme l’écrivent les habitants de Luzarches à l’Assemblée nationale, à « éviter les excès qu’une piété mal entendue aurait pu commettre 31 ». Qu’il s’agisse là d’une justification opportune, le plus souvent rédigée par des hommes de loi au nom de tel ou tel groupe de paroissiens, ne change rien à l’orientation prise par ces demandes de reliques. En s’engageant dans la voie pétitionnaire, c’est-à-dire poli-tique et légale 32, les requérants s’obligent à avancer des arguments et des solutions appropriées à cette légalité révolutionnaire. Ainsi, lorsque les familles pétitionnaires de Verzy proposent que le reliquaire de saint Basle soit retiré de l’abbaye pour être déposé et conservé en leur église paroissiale, elles sont aussitôt contraintes de tem-pérer leur sourde et ancienne volonté d’appropriation en précisant qu’il ne s’agit surtout pas de s’emparer d’un bien national, que ce dépôt sera seulement conser-vatoire et provisoire et que « si ladite abbaye de Saint-Basle venait à subsister ou qu’enfin elle y conserve des religieux, les suppliants se soumettent par la présente requête sous l’obligation de tous leurs biens ainsi qu’ils en prennent l’engagement de rendre et de réintégrer le reliquaire dans l’église Saint Basle où ils l’auront pris » 33. De même, dans le district de Tonnerre où se joue une vive compétition

pétitionnaires de Seignelay, de Ligny-le-Châtel et de Pontigny d’une part, de Baon, de Saint-Martin de Molosmes et de Saint-Martin-sur-Armançon d’autre part (voir infra).

31. A. N., DXIX 78, feuille 580, pièce 17, Réponse faite par la Municipalité de la Commune de Luzarches, assemblée en conseil général, au Mémoire de M. Mortier, prêtre ci-devant cha-noine de la ci-devant collégiale de Luzarches, 27 mars 1791.

32. Pour une analyse de cas voisine, voir Michel Bée, « Pétition et défense de la religion catholique dans le Perche en 1792 », in Bernard Plongeron (éd.), Pratiques religieuses, mentalités et spiritua-lités dans l’Europe révolutionnaire (1770-1820), actes du colloque de Chantilly, 27-29 novembre 1986, Turnhout, Brepols, 1988, p. 281-292. « Politique et légale dans sa forme, la pétition situe la religion dans le champ de l’opinion » (p. 292).

33. Les pétitionnaires sont conscients d’anticiper le dénouement d’une situation dont ils n’ont cependant pas hésité à forcer la description. Si, suivant le procès-verbal cité du 14 mai 1790, les bénédictins de Saint-Basle ont bien déclaré qu’ils se trouvaient sans ressources ni secours « au milieu d’un désert fréquenté de coureurs et de vagabonds », ils ont tout aussi bien déclaré, contrairement à ce qu’affirment les paroissiens pétitionnaires, leur ferme intention de rester dans leur maison commune…

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autour des abbayes de Molosmes et de Quincy, les requérants s’obligent récipro-quement à des argumentaires et des considérants plus politiques que strictement dévotionnels, les uns faisant valoir « un droit particulier et de préférence » auquel les autres répondent en formulant, de manière ultime, une « demande fondée sur la justice distributive 34 ». Dans le contexte constituant des premières années de la Révolution, le recours à la pétition s’affirme ainsi comme un moyen légal de faire valoir, localement, un droit aux reliques.

Du fait de sa précocité, le cas de Verzy permet encore de préciser, dans le moment même des inventaires et des mises sous scellés, l’intime connexion entre l’entrée en application des décrets nationaux des 5 et 13 février 1790 et les demandes puis translations de reliques qui s’ensuivent. Remarquons d’emblée que la proposition, opportunément avancée par les pétitionnaires de Verzy, d’un dépôt paroissial conservatoire est, sinon inédite, du moins parfaitement improvisée dans un contexte législatif et réglementaire marqué par une constante indétermination, à l’endroit des reliques et reliquaires, des décrets prescrivant l’inventaire, puis la mise sous scellés des biens mobiliers ecclésiastiques devenus nationaux. Dans le train de décrets d’application proposés par le Comité des monnaies relativement au versement de l’argenterie du clergé, puis des cuivres et des bronzes des églises supprimées (29 septembre 1789 – 26 août 1791), ou dans ceux des décrets pré-parés au sein des Comités ecclésiastiques et d’aliénations réunis relatifs aux biens mobiliers nationaux, les reliquaires ne sont mentionnés que de manière implicite, comme indistinctement compris parmi « l’argenterie des églises », le « mobilier le plus précieux » ou bien encore les « effets de la sacristie » qu’il s’agit tour à tour d’in-ventorier, d’envoyer à la Monnaie, de mettre sous scellés ou de vendre. A fortiori, rien n’est dit des châsses en bois, fussent-elles dorées, ni des reliques qui s’y trou-vent renfermées 35. Les conséquences de cette indétermination, de cette absence de

34. A. D. Yonne, L 707, no 1878/970, les habitants de la paroisse de Baon « à Messieurs les adminis-trateurs du district de Tonnerre », Baon, le 27 novembre 1790 ; les habitants de Saint-Martin « à Messieurs les administrateurs du district de Tonnerre », s.d. [1790]. À Luzarches, les habi-tants de la paroisse « croyent devoir représenter les droits qu’ils ont aux chasses », Réponse faite [27 mars 1791], par la Municipalité, de la Commune de Luzarches, Au mémoire de M. Mortier, f° 6 r°.

35. La rareté des travaux relatifs au devenir des reliques sous la Révolution s’explique pour partie par l’absence d’archives administratives qu’une législation en la matière aurait immanquable-ment produites. Les rares traces administratives sont à chercher à l’échelle locale, comme le suggère l’arrêté du département de l’Aisne, en date du 8 octobre 1790, qui organise le travail des commissaires des districts et des municipalités pour la mise en vente des biens ecclésias-tique, et indique, en son article 13, que « les châsses et les reliques qui pourront se trouver dans les maisons religieuses d’hommes seront, à la diligence dudit commissaire et avec le respect dû à des objets sacrés, processionnellement transportées dans les églises paroissiales les plus voisines, à la charge par les curés, marguilliers et officiers municipaux desdites paroisses, d’en fournir leur récépissé audit commissaire et de le délivrer à la première réquisition qui leur en sera faite par les corps administratifs supérieurs […] ». Cité par édouard Fleury, Le clergé du

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règles positives quant au devenir des sacralités comprises parmi les biens mobiliers nationaux, furent très tôt examinées par un observateur contemporain, le citoyen Clarac de Paris. D’une plume précise, il écrit, le 10 octobre 1790, aux membres du Comité ecclésiastique :

On évacue les maisons religieuses, mais on n’a prescrit l’observation d’aucune des formes canoniques, ou de décence, que doit exiger l’abandon des églises. Elles contiennent, et des objets que la religion révère dont il faut empêcher la profa-nation ; et des sépultures dont la violation répugne à la sensibilité ; et des choses rares dont les arts regretteront la perte. Il paraît qu’on s’est occupé de cette der-nière partie, mais non pas des deux premières, qui cependant sont très capables d’émouvoir et de soulever les peuples 36.

À quelques jours du vote de l’important décret du 23 octobre 1790 ordonnant l’apposition des scellés et la vente du mobilier national « aussitôt après l’évacua-tion des maisons et bâtiments qui ne seront plus occupés 37 », la mise en garde de Clarac se fonde sur une analyse de type anthropologique qu’il amorce par une étonnante comparaison historique : en 1773, lorsque la Compagnie de Jésus fut supprimée dans les Pays-Bas autrichiens (comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe), ces provinces faillirent « éprouver une insurrection, malgré le respect profond du peuple pour Marie-Thérèse ». Selon Clarac, « les reliques des jésuites en étaient la cause 38 ». Or, poursuit-il, « le peuple se ressemble partout » et partage un même fonds de croyances socialement distribuées :

département de l’Aisne pendant la Révolution, études révolutionnaires, Paris, Dumoulin, 1853, t. 1, p. 126.

36. A. N., DXIX 71, no 500. En mentionnant les « choses rares dont les arts regretteront la perte », Clarac fait sans aucun doute référence au travail préparatoire des Comités d’administra-tion des affaires ecclésiastiques et d’aliénations des domaines nationaux, qui donnera lieu, le 24 octobre suivant, à une Instruction relative aux « précautions et mesures à prendre […] concernant la conservation et la disposition des effets mobiliers qui font partie des biens natio-naux ». Bien que cette Instruction visant à modérer les pratiques administratives d’inventaire et de mise sous scellés distingue, parmi « les effets mobiliers qui font partie des biens nationaux », les « ornements, vases sacrés et autres objets de ce genre qui peuvent être nécessaires pour le service de la paroisse », rien n’y est dit du devenir des reliques, sinon incidemment lorsqu’il est précisé que, dans le cas où les ecclésiastiques refuseraient de réaliser eux-mêmes l’inventaire de ces objets liturgiques, les commissaires laïcs qui s’en chargeront devront procéder « selon leur prudence et avec les égards qui sont dus à la décence et à la majesté du culte ». Publiée en annexe des séances de l’Assemblée nationale des 24 octobre et 6 novembre 1790 (A. P., t. 20, p. 19 et 283), une première version de cette instruction, datée du 19 octobre 1790, se trouve aux Archives nationales (F17/1252, liasse D, no 9).

37. Décret de l’Assemblée nationale sur la désignation des biens nationaux à vendre dès à présent ; sur leur administration jusqu’ à la vente ; sur les créanciers particuliers des différentes maisons ; et sur la dîme inféodée, A. P., t. 20, Séance du 23 octobre 1790, p. 10.

38. Nous n’avons pas su retrouver trace de cet épisode. Dans La suppression de la Compagnie de Jésus dans les Pays-Bas autrichiens (1773), Paul Bonnenfant rend compte de la réaction de la population à la suppression des Jésuites sans pourtant faire allusion aux reliques (Mémoire de

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Dans nos petites villes, dans nos villages il prendra parti pour un mauvais tableau peut-être, pour une statue qu’il révère. Ceux des habitants qui semblent un peu moins peuple croiront tout perdu parce que les cendres de leurs pères, de leurs amis resteront sans tombeau dans un lieu devenu profane. De partout vous aurez quelque chose à redouter, de la superstition, des préjugés, et même de la piété 39.

Aussi conseille-t-il de prévenir tout risque de débordements en faisant décréter « qu’aussitôt qu’un monastère sera évacué le curé de la paroisse, ou autre prêtre commis par l’évêque assisté du procureur syndic de la commune se transportera dans l’église pour en enlever les reliques, pierres sacrées, et autres objets de véné-ration publique pour être emportés et déposés à la paroisse 40 ». Quoique restée sans réponse sur les bureaux du Comité ecclésiastique 41, cette intervention d’un citoyen « éclairé » agissant par « amour pour le bon ordre, la paix et la tranquillité publiques » fait preuve d’une rare acuité. Elle permet tout d’abord de souligner un point essentiel : moins que la fermeture des maisons religieuses, c’est bien l’ab-sence de dispositions relatives à la dévolution de leurs sacralités qui fait problème. Localement, nous l’avons vu, cette difficulté est soulevée dans le cours des opéra-tions préparatoires à la mise en vente des biens mobiliers nationaux. Elle explique que, dans son premier moment, la trame chronologique des demandes puis des translations de reliques soit encadrée, sinon directement déterminée par les calen-driers et les échéances de plus en plus serrés que les décrets successifs imposent pour procéder à l’inventaire de l’argenterie d’abord, puis de l’ensemble des biens du clergé : « dans deux mois pour tout délai » (13 novembre 1789), « sous huitaine » (20 mars 1790), « dès à présent » (23 octobre 1790) 42. De ce point de vue, il est significatif que le diagnostic du citoyen Clarac s’établisse précisément à la veille d’une vague de pétitions venues des paroisses elles-mêmes et réclamant leur part des sacralités les plus proches tombées ou prêtes à tomber en déshérence. Car – et c’est le second point qu’il faut retenir de la lettre de ce citoyen « éclairé » –, il est ici question de l’enracinement, à la fois dans une mémoire et dans un territoire, de « la

l’Académie royale de Belgique, XIX, 1925). Comme nous l’écrit le R. P. Delanghe, bibliothé-caire des Bollandistes, il s’agit là d’un sujet « plutôt “ténu” et difficile à documenter ».

39. A. N., DXIX 71, no 500.40. Ibid.41. A. N., DXIX 101, feuille 500, no 14.42. A. P., t. 10, Séance du 13 novembre 1789, p. 45 ; t. 12, Séance du 20 mars (le soir), p. 267 ; et

t. 20, Séance du 23 octobre 1790, p. 4. Une cinquantaine de cas documentés nous ont permis d’établir ce lien entre la trame chronologique des demandes puis translations de reliques et le calendrier des ventes de biens nationaux. Comme le montrent Bernard Bodinier et éric Teyssier, ces ventes commencent dans la plupart des districts aux mois de décembre 1790 et de janvier 1791 (L’ événement le plus important de la Révolution : la vente des biens nationaux en France et dans les territoires annexés : 1789-1867, Paris, Société des études robespierristes/éd. du CTHS, « Mémoires et documents d’histoire de la Révolution française », 2000).

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piété des habitants des provinces et des campagnes » dont l’expression « populaire » inquiète. En témoigne, outre le ton alarmiste, le travail de traduction politique opéré à Paris, dans les bureaux du Comité ecclésiastique, où la lettre de Clarac se trouve résumée à l’aide de la notion de « fanatisme », absente de l’original : « Clarac, citoyen de Paris, observe que la décence et la piété exigent que lors de l’évacuation des maisons religieuses on prenne les mesures usitées en pareil cas, que la supersti-tion et une dévotion mal éclairée peut exciter le fanatisme, qu’il serait intéressant de ne pas négliger les formes canoniques qui ont lieu en pareilles circonstances 43. » Aussi, la solution avancée d’une translation « réglée » des reliques, au plus proche des sanctuaires où elles se trouvaient vénérées, s’impose comme une solution pru-dente à tous ceux qui, à l’exemple des membres du Comité du bien public de l’Aube, soulignent qu’en période de troubles, « rien n’est à dédaigner de ce qui tient à la croyance des peuples » 44. Enfin, retenons la notion de « décence », qui s’impose comme un véritable leitmotiv visant à modérer les pratiques administratives en matière de culte, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de sacralités, et qui reprend une thématique coutumière aux visites canoniques de l’Ancien Régime. Si, dans un premier temps, en 1789, il s’agissait de porter aux hôtels des Monnaies « les objets d’or et d’argent superflus à la décence du culte 45 », il ne sera plus ensuite question que de prudence et de précaution quant à la manière : « En ce qui concerne l’argen-terie », fait par exemple observer le curé constitutionnel de Vincennes, « une partie renferme des objets très précieux aux yeux de la religion, des reliques authentiques, telles qu’une dent de Jésus Christ, du bois de la vraie croix, qu’il est indispensable, surtout dans les circonstances présentes, de traiter avec la plus grande décence et

43. A. N., DXIX 101, feuille 500, no 14.44. Les considérants normatifs justifiant pareille prudence politique méritent d’être cités pour ce

qu’ils révèlent, en 1790, de la possible concurrence entre deux modèles de vertus publiques, celui, traditionnel, de la sainteté et celui, nouvellement mobilisé, de l’héroïsme antique : « L’in-fidélité pourra sourire à un pareil soin ; mais rien n’est à dédaigner de ce qui tient à la croyance des peuples. Et depuis quand ne serait-il plus permis d’honorer les restes des hommes vertueux et d’adoucir le chagrin de leur perte par un culte fondé sur le souvenir de leurs bienfaits ? La plupart de ceux dont la ville de Troyes honore les reliques sont en effet des bienfaiteurs publics, des hommes que l’histoire nous peint comme les sauveurs de la patrie en danger, comme de grands modèles de civisme et de vertu ; ce serait méconnaître le prix des moralités que d’étouffer dans l’esprit des peuples le sentiment précieux de la reconnaissance ; et, quand la philosophie jette à pleine mains le ridicule sur ce culte consacré par le temps, elle devrait au moins être conséquente et ne pas se prosterner devant les fables ou les crimes heureux de l’Antiquité. Laissons au peuple tout ce qui rappelle à la vertu ; gardons-nous de briser ces rela-tions de confiance qui l’attachent encore aux hommes qui en ont été des modèles ; essayons au contraire de conserver cette impulsion du sentiment, à côté de la raison publique qui doit l’éclairer. » A. D. Aube, 1 LC 4, Délibérations du Conseil général du département, séance du 13 décembre 1790, f° 227 v°-228 r°.

45. A. P., t. 9, 7 novembre 1789, p. 720.

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tout le respect possible 46. » De même, l’Instruction, datée du 20 mars 1792, des Comités réunis d’administration ecclésiastique et d’aliénation des biens nationaux, mentionne :

Lorsque les reliques seront posées sur des étoffes ou tissus qui peuvent offrir des éclaircissements relatifs aux manufactures, on aura soin de les mettre à part pour être examinées quand elles mériteront d’être conservées. Le prêtre chargé du transport des reliques sera prié d’en séparer ces tissus ou étoffes, avec les précau-tions qu’exige la décence 47.

la dissémination des reliques dans les campagnes

Sur le terrain, la solution conservatoire d’un dépôt paroissial des reliques laissées en déshérence s’imposera d’autant plus légitimement qu’elle se justifie sur le registre de la tradition locale. À Verzy, il s’agit non seulement de prévenir l’abandon sacri-lège de ce que les habitants désignent, sur un registre filial et traditionnel, comme « le patrimoine le plus précieux que leur aient laissé leurs pères », mais encore de maintenir la vitalité d’une dévotion locale au saint anachorète – fondateur de l’abbaye – qui se trouve « dans ce canton, et notamment dans la paroisse de Verzy […] dans la plus grande vénération ». Les paroissiens de Luzarches, déjà évoqués, font eux aussi valoir « les droits qu’ils ont aux châsses » de saint Cosme et de saint Damien en rappelant à l’Assemblée nationale que « la tradition constante et non démentie est que ce Saint évêque d’évreux souffrit le martyr à quelques cent pas du lieu où est bâtie aujourd’hui la ci-devant collégiale » et que, par suite, « c’est là que pendant plus de cinq cent ans les habitants du canton se sont assemblés pour participer aux Saints Mystères 48 ». Il en va de même pour la demande, de facture post-tridentine, exprimée par les laïcs de la municipalité et de la fabrique de Sei-gnelay avertissant que « si cette église [de l’abbaye de Pontigny] demeure déserte,

46. A. N., F19/470, Déposition de Philippe Augustin Laude, recueillie le 31 octobre 1791 par les commissaires de la municipalité de Vincennes chargés par le directoire de Bourg-la-Reine de procéder à la reconnaissance des scellés apposés sur la Sainte-Chapelle du château de Vincennes.

47. A. N., F17/1036, liasse H., no 15, pièce 433, Instruction concernant les châsses, reliquaires et autres pièces d’orfèvrerie provenant du mobilier des maisons ecclésiastiques et destinés à la fonte. En bout de course, Mona Ozouf signale que les comptes décadaires ou mensuels des commis-saires du peuple, « s’ils sont attentifs à interdire les cortèges joyeux […] montrent moins de zèle répressif au passage de convois d’enterrement. Devant la mort les retient ce qu’ils appellent la “décence ” ; mais qu’on peut interpréter comme une peur plus viscérale encore que sociale. », « La fête révolutionnaire : un transfert de sacralité », La fête révolutionnaire : 1789-1799, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1976, p. 319.

48. Réponse faite [le 27 mars 1791] par la Municipalité de la Commune de Luzarches Assemblée en Conseil Général Au mémoire de M. Mortier, Prêtre cy devant chanoine de la cy devant collégiale de Luzarches, écrit et signé de lui, daté du 12 février 1791, renvoyé à cette Municipalité par MM. les Administrateurs Membres du Directoire du district de Gonesse pour procurer les éclaircissements sur la véracité des faits, A. N., DXIX 78, feuille 580, pièce 17, f° 6 r° et 6 v°.

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il serait indécent d’y laisser les saintes reliques non plus que les ornements et vases sacrés servant à la célébration des Saints Mystères 49 » ; demande doublée par celle, concurrente, des habitants de Ligny-le-Châtel, qui « se flattent d’avoir quelque droit » à ces mêmes reliques et « par leur extrême vénération pour la dépouille mortelle d’un grand saint et par la proximité où ils se trouvent de l’endroit qu’il avait choisi pour y demeurer après son trépas » :

La tradition la plus constante et la mieux établie leur a appris que Ligny avait été le théâtre où s’est signalé plusieurs fois le zèle de St Edme pour le salut des âmes en y annonçant la parole de Dieu et en y opérant les miracles les plus éclatants et qu’il semblait même avoir pour cette paroisse une prédilection particulière ; qu’en reconnaissance de cette tendresse apostolique ; cette paroisse s’est consacrée à lui par le dévouement le plus entier 50.

Avec ces demandes paroissiales de sacralités – on réclame, suivant des termes très proches, tantôt les « saintes reliques », tantôt les « choses sacrées » ou encore les « précieux restes » de tel ou tel saint vénéré – se lit l’expression d’une piété qui se décline d’autant plus précisément sur le registre de la tradition locale que ces demandes, circonstanciées, s’expriment sur fond de concurrence entre paroisses voisines. De fait, les situations de rivalité entre paroisses pour l’appropriation au plus proche des trésors de reliques des abbayes sont fréquentes et, comme telles, participent de l’inflation de la vague de pétitions observée durant la conjoncture ouverte par le décret du 23 octobre 1790. Aux demandes isolées visant ici ou là le maintien d’un pèlerinage ou d’une dévotion particulière au saint patron local 51, se surajoutent désormais les pétitions qui parviennent par « grappes » ou « en chaîne » sur les bureaux des administrations et des assemblées révolutionnaires. Dans le district de Saint-Florentin, nous venons de le voir, les reliques miraculeuses de saint Edme sont concurremment réclamées auprès de l’Assemblée nationale et du

49. A. N., DXIX 73, feuille 528 bis, no 8. Seignelay, le 23 novembre 1790.50. A. D. Yonne, L 707, pétition du 9 janvier 1792.51. Ainsi dans la Sarthe où le président du Conseil général donne lecture « d’une requête des

habitants de la paroisse d’Yvrée-l’évêque dans laquelle ils témoignent le vœu le plus ardent de se procurer le chef de saint Sébastien et autres reliques, qu’ils ont l’usage immémorial d’aller processionnellement honorer chaque année le lundi des Rogations à l’abbaye de l’épau, située en leur paroisse » ; en Picardie, où la commune de Saint-Valéry, centre de pèlerinage, demande « la translation dans l’église paroissiale de St Valéry de la châsse de saint Valéry qui est déposée dans la ci-devant abbaye de ce nom » ; ou encore en Champagne, dans l’agglomération de Troyes où les « officiers municipaux, le conseil général de la commune et la totalité des habi-tants de la paroisse de Lhuître se proposent de payer le prix de la châsse du chef de leur sainte patronne Tanche, conservée parmi les trésors de l’abbaye de Notre-Dame-aux-Nonnains à Troyes ». A. D. Sarthe, L 28, Registre des délibérations du Conseil général de la Sarthe, séance du 20 novembre 1790 ; A. N., DXIX 1011, feuille 598, 13 décembre 1790 ; A. M. Lhuître, Registre des délibérations municipales, séance du 31 décembre 1790, cité par Arsène Thévenot, Monographie de la commune de Lhuître, Arcis-sur-Aube, Impr. Léon Frémont, 1903, p. 165-166

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Conseil général du département de l’Yonne par les paroissiens de Seignelay et de Ligny-le-Châtel. Faisant valoir l’importance de leur église paroissiale (« leur église est vaste et le chœur très beau ») et leur proximité à l’abbaye de Pontigny où se trouve le corps saint, les demandes de l’une et l’autre paroisse sont à l’origine d’une pétition de la petite commune de Pontigny, « laquelle n’a appris qu’avec la dernière surprise que, sans égard pour ses droits, on cherche à lui enlever le précieux dépôt dont elle a la garde et qui est l’objet le plus intéressant de sa dévotion 52 ». La réaction des villageois aux prétentions concurrentes de leurs voisins est des plus fermes : c’est d’après « les dernières volontés, le désir et exprès commandement » de saint Edme lui-même que la communauté de Pontigny est « depuis des siècles » en possession de ses reliques. Les miracles du bienheureux ont d’ailleurs « rendu célèbre le village de Pontigny », notamment par « les pèlerinages qui se font au tombeau de cet ami de Dieu ». Chaque année, ajoutent-ils, « un nombre infini de pèlerins que la piété et la dévotion attirent » assure la renommée et la prospérité du village. Ses habitants y trouvent en retour un débouché et « un avantage réel pour la vente de leurs denrées », pour « le débit de beaucoup d’objets de consommation ». Aussi, la commune attend-elle « de la justice et de l’humanité de MM. les adminis-trateurs du département qu’on ne la privera pas de cette ressource, la seule qu’elle ait depuis qu’elle n’a plus d’abbaye pour la faire vivre 53 ». Aux deux requêtes,

52. La pétition de Pontigny, adressée en novembre 1790 au département de l’Yonne, n’a pas été retrouvée. Elle se trouve cependant citée et partiellement transcrite dans une délibération postérieure du district de Saint-Florentin, d’où nous tirons nos citations. Celle-ci emprunte aux styles mêlés des pétitionnaires et du secrétaire du district. A. D. Yonne, L 865, Délibéra-tions du Directoire du district de Saint-Florentin, séance du 16 décembre 1791, f° 29 v°-30 r°. Notons encore que nous n’examinons ici que le début de cette séquence pétitionnaire qui se poursuit jusqu’en janvier 1792, date à laquelle le curé constitutionnel de Ligny réitère la demande de ses paroissiens du mois de novembre 1790, et rappelle que les administrateurs du département leur avaient répondu « que les habitants de Ligny étant les premiers qui leur eus-sent manifesté leur désir à cet égard, il était probable, lorsque vous pourriez vous occuper de cet objet, qu’ils obtiendraient ce qu’ils sollicitaient avec tant d’empressement ». A. D. Yonne, L 707, pétition de Ligny-le-Châtel, le 9 janvier 1792.

53. Cet argument économique est à rapprocher de celui très tôt avancé par la pétition collective visant au maintien de la maison des pères cordeliers d’Alise-Sainte-Reine. Adressée dès le 5 mars 1790 au Comité ecclésiastique par les communautés d’Alise-Sainte-Reine, Grésigny, Bussy-le-Grand, La Ville-Neuve-les-Convers, étormay, Darcey, Gissey-sous-Flavigny, Minois, Ménétreux-le-Pitois, Les Laumes (hameau de Venarey), Les Granges (hameau de Grignon), Grignon, Pouillenay, Chassey, Venarey et Seigny, toutes petites localités rurales situées soit aux environs immédiats du sanctuaire où se trouvent une relique et une source sacrée, soit sur les routes et chemins du pèlerinage à sainte Reine, cette supplique, rédigée, signée et portée par une coalition d’autorités civiles (maires, échevins, notables, procureurs et secrétaires de commune), faisant cause commune pour le sanctuaire situé au pied du mont Auxois plutôt que celui, proche, de la ville de Flavigny où se trouvent d’autres reliques de sainte Reine, fait valoir que le pèlerinage « était toute la ressource des communautés ci-dessus pour le spirituel, et particulièrement celle de Sainte-Reine, par rapport aux deux apports, l’un le jour de La Tri-nité, l’autre le 7 septembre, jour de la fête de Sainte-Reine, qui, au moyen de cette destruction, va être réduite à la dernière misère, la majeure partie n’ayant d’autres ressources pour vivre et

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indépendantes, du mois de novembre 1790 vient donc s’ajouter une troisième qui leur est explicitement liée, et dont l’argumentaire constitue pour partie une réponse directe aux prétentions des premières, pour partie un développement ori-ginal. Cet enchaînement des pétitions et cette imbrication de leurs argumentaires se retrouvent plus nettement encore dans le district voisin de Tonnerre. La décision du directoire d’accorder, en réponse à une demande des officiers municipaux de Molosmes, que « les saintes hosties et les reliques étant en l’église de l’abbaye de Saint-Pierre de Molosmes seront transférées en celle paroissiale de Molosmes », suscite immédiatement deux requêtes concurrentes des paroisses voisines : Saint-Martin, située dans le finage de l’abbaye, et Baon, siège d’une cure à collation de l’abbé de Molosmes 54. L’une et l’autre, suivant des argumentaires contrastés quant à leurs « droits », particuliers ou égalitaires, au dépôt des reliques (supra), se livrent à une surenchère dévotionnelle face aux prétentions de Molosmes et, notons-le, aux dépens des bénédictins qui peinent à se séparer de leur précieux dépôt 55. Faisant profil bas, les pétitionnaires de Saint-Martin expliquent pour commencer qu’ils ne peuvent « qu’être édifiés des demandes pieuses qu’ont faites les habitants de la paroisse de Molosmes pour vous demander les châsses et reliques de la ci-devant

acquitter leurs tailles, et autres impôts que dans les chapelets, châsses, et autres choses sembla-bles, qui faisaient toute leur industrie et métiers ; lesquels ils vendaient à ces apports. » A. N., DXIX 57, feuille 231, « A Nosseigneurs les Députés de l’Assemblée nationale », reçue le 5 mars [1790], no 60 et, D XIX 100, feuille 231, no 9, 5 mars 1790. Pour une mise en perspective historique, voir Boutry, Julia, 1997.

54. A. D. Yonne, L 925, Délibération du directoire du district de Tonnerre, 15 novembre 1790, f° 214 v°. Sur l’imbrication des ressorts territoriaux civils et ecclésiastiques, voir Charles Porée, Études sur l’ histoire de la Révolution. La formation du département de l’Yonne en 1790, Paris, A. Picard, 1905, p. 99 et 103 (note 3) ; Abbé Roussel, Le diocèse de Langres. Histoire et statis-tique, t. 3, Notice historique des contrées du diocèse de Langres actuellement annexées aux diocèses voisins, Langres, J. Dallet, 1878, p. 299, 311 et 335.

55. Le P. Savole demande au district, le 18 novembre, de suspendre la translation projetée : son confrère Nolson est « dangereusement malade […] la translation des reliques étant dans la dite maison lui donnerait le coup de la mort », ibid, f° 220. Difficile à documenter, l’attache-ment des religieux aux reliques des corps saints se manifeste particulièrement au moment où il s’agit de s’en séparer. Le récit, quoique tardif, de deux témoins oculaires de la translation en l’église paroissiale des reliques de saint Victor, conservées par l’abbaye de Montiéramey, signale que ces séparations ne se firent pas sans émotions collectives ni rituels. Présidée par le curé constitutionnel, la translation considérée prit la forme d’une procession qui se déroula, se souvient-on, « dans la belle saison » de l’année 1791. Un des témoins assure « avoir vu les Reli-gieux de Montiéramey pleurer amèrement au moment où on leur enlevait ce précieux dépôt » ; un autre se rappelle plus précisément encore que les religieux étaient assis dans leurs stalles et qu’au moment de l’enlèvement des châsses, deux d’entre eux, « à genoux aux pieds de l’autel », avaient « baisé respectueusement lesdites châsses en fondant en larmes » et que « ce spectacle avait ému pieusement toute l’assemblée ». Archives de l’évêché de Troyes, Registre des reliques établi par suite de la mission du chanoine Roizard, vicaire général, chargé d’effectuer dans un certain nombre de paroisses la reconnaissance des reliques qu’on avait pu sauver des désastres de la Révolution. Témoignages de Nicolas Charigault, propriétaire à Montiéramey, âgé de 71 ans en 1841, et de Joseph Ribault, propriétaire à Montiéramey, âgé de 79 ans, f° 377-380.

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abbaye de Molosmes dite de Saint-Martin », et que « si nous n’avons pas osé vous présenter plus tôt notre requête ce n’est que par délicatesse, et dans la crainte de faire de la peine à ces Messieurs de la ci-devant abbaye ». De leur côté, les habitants, le curé et la municipalité de Baon rappellent que « ayant eu qu’une connaissance imparfaite et tardive faite par les habitants de la paroisse de Molosmes tendant à obtenir la translation des choses sacrées de l’abbaye de Molosmes dans leur église paroissiale », ils n’ont pu prévenir plus tôt les administrateurs du district de « leur désir pieux et ardent, de leurs vœux justes et de leur demande légitime touchant la réclamation des saintes reliques du bienheureux saint Valier, patron de cette paroisse de Ban [sic] 56 ».

Face à cette surenchère dévotionnelle qui, dans l’urgence des fermetures d’ab-bayes, multiplie subitement les demandes croisées à l’entour de tel ou tel sanctuaire réputé, les administrateurs du district de Tonnerre craignent, non sans raisons, que ne soient compromises « la paix et l’union des dites paroisses 57 ». Aussi décident-ils de porter l’affaire à l’échelon administratif supérieur pour que celui-ci mette fin au conflit latent et procède, à distance, à un arbitrage équitable. Le 2 avril 1791, soit cinq mois après que la première demande de reliques a été formulée, le directoire du département, considérant que chacune des paroisses concurrentes « avait des droits au dépôt des reliques placées ci-devant dans l’église de l’abbaye de Molosmes », arrête que le précieux dépôt de reliquaires serait partagé 58.

56. A. D. Yonne, L 707, no 1878/970, les habitants de Saint-Martin « à Messieurs les administra-teurs du district de Tonnerre », s.d. [1790] ; les habitants de la paroisse de Baon « à Messieurs les administrateurs du district de Tonnerre », Baon, le 27 novembre 1790. Si ces derniers réclament précisément cette relique, c’est que « ils ont sans contredit un droit particulier et de préférence à cette réclamation […] qu’ils sont fondés sur une tradition constante que leur a transmise l’époque où une communauté de Religieuses sous le titre de Bénédictines de Ban pendant le règne de Saint Louis en 1270, dont on voit actuellement des vestiges de bâtiments : lesquelles religieuses possédaient depuis nombre de siècles le précieux corps du Diacre saint Valier ou Valere, archidiacre de Langres et martyr au troisième siècle dans la dite ville de Lan-gres par les Barbares ; et que de cette communauté de filles supprimées, le corps du saint fut transféré à ladite abbaye de Molosmes, où il a été dans des temps orageux presque consommé par le feu ; d’où ensuite on a recueilli et renfermé ce qui restait de ses ossements dans un reliquaire par les pieux soins des Religieux de ce temps ; et de là on en a transféré une partie au Trésor de la cathédrale de Langres : “ex vel[amine] Eccl[esiae] Lingon[ensis] M[artyrum] ss[anctorum]” ».

57. A. D. Yonne, L 926, Registre de délibération du Directoire du district de Tonnerre, séance du 28 décembre 1790, f° 92 v°-93 r °.

58. A. D. Yonne, L 30, Registre de délibération du Directoire du Département, séance du 2 avril 1791, f° 69 v°-70 r°. Pour les autres situations que nous connaissons, les arbitrages relatifs à la translation des reliques sont toujours des cas d’espèce qui diffèrent suivant que les parois-siens adressent en premier lieu leur demande à la municipalité, au district, au département, à l’évêché, à l’Assemblée, au Comité ecclésiastique ou au Comité d’aliénation. On observe cependant, comme c’est ici le cas, que lorsque les situations sont disputées ou définies comme litigieuses, les demandes ont tendance à remonter le cours de la hiérarchie politico-adminis-trative. Dans cette « remontée » des affaires paroissiennes, les évêques constitutionnels sont

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En attribuant explicitement à Baon la châsse contenant les ossements du chef de son saint patron Vallier et en laissant aux paroissiens de Saint-Martin et de Molosmes le soin de se partager les trois autres châsses renfermant les restes mêlés des saints Candide, Fortunat, Théodore, Theodechilde, Robert et Lycimat, les administrateurs de l’Yonne entendaient non seulement « satisfaire les désirs religieux 59 » des paroissiens mais aussi répondre aux craintes exprimées par les administrateurs du district. La peur que les rivalités paroissiennes ne dégénèrent en véritable conflit n’était pas, en effet, infondée. Toujours en 1791, suivant un schéma similaire, dans le diocèse lorrain de Saint-Dié, les fidèles des paroisses qui avoisinent l’ex-abbaye d’Autrey, abbaye des chanoines réguliers de la congrégation de Notre-Sauveur où était conservée la phalange d’un doigt de saint Hubert, saint protecteur contre la rage, se disputent la possession de la relique devant le direc-toire du district de Rambervillers ou celui du département des Vosges. Face aux pétitions des diverses communautés qui l’environnent, le maître de forges adjudi-cataire de l’ex-église abbatiale obtient du département l’autorisation de garder dans les lieux, après la vente (8 juin 1791), l’ossement qui fait l’objet d’un pèlerinage régional, dans l’attente d’une décision de l’Assemblée nationale sur la dévolution

souvent ignorés, bien qu’il arrive qu’ils soient consultés ou qu’ils jouent un rôle direct en venant appuyer telle ou telle demande paroissiale qui leur a été directement adressée par les paroissiens concernés.

59. A. D. Yonne, L 30, Registre de délibération du Directoire du département, séance du 2 avril 1791, f° 69 v°-70 r°. La description du contenu des châsses nous est connue par le procès-verbal d’un partage « convenu entre les habitants des deux Paroisses » de Saint-Martin et de Molosmes, et effectué les 3 et 4 mars 1791. Ce document, qui nous a été aimablement com-muniqué par M. Jean Robert Blot, est extrait du livre de compte de la fabrique de Molosmes. Il permet de souligner qu’un premier partage des reliquaires se fit entre les deux paroisses avant même que la décision du Directoire du département d’attribuer à Baon la châsse de son saint patron ne soit prise. Celle-ci fut transportée à Molosmes où déjà – comme le justifient le curé, le maire et les habitants rédacteurs du procès-verbal – « le corps de St Vallier, ou au moins la plus grande partie avait été déposé sous le règne de Louis le Pieux Roi de France » avant que « les Normands [ne] ravagèrent ces contrées et inspirèrent tant de terreur que les religieuses qui existaient alors à Baon et qui possédaient ces saintes reliques crurent qu’elles seraient plus en sûreté dans le fort de Molosmes où en ce temps demeuraient les religieux, qui depuis les conservèrent et les transportèrent avec grande cérémonie environ l’an douze cent dix du Monastère de Molosmes au lieu où nous les avons été reprendre. Et où environ trois siècles après, c’est-à-dire sur la fin du quinzième siècle et avant les guerres de la Ligue, les calvinistes les profanèrent en jetant au feu la châsse qui renfermait la plus grande partie du corps de ce saint. Mais la plus grande partie des os de la tête et quelques autres ossements ayant été épar-gnés des flammes fut recueillie avec grand soin et déposée dans une châsse de bois que nous avons encore vue à l’abbaye et à laquelle a succédé celle qui renferme aujourd’hui ces restes échappés à la fureur de ces méchants ». Ce récit visant à faire valoir l’antériorité des droits de Molosmes sur ceux de Baon est à comparer avec celui, cité plus haut, produit par le curé de Baon. Voir aussi Jean-Robert Blot, « Le destin des reliques de Molosmes », Bulletin annuel de la Société d’archéologie et d’ histoire du Tonnerrois, 49 (40), 1987, p. 48-49.

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des reliques 60. Mais, à la mi-octobre 1792, une expédition menée par le curé constitutionnel de Rambervillers, assisté des grenadiers de la garde nationale de la ville, rapporte triomphalement la sainte relique au chef-lieu du district où, dès le lendemain, une messe solennelle célèbre la nouvelle installation. On s’explique mieux cette campagne quasi militaire quand on apprend que le curé constitu-tionnel fut, à l’automne 1776, novice à l’abbaye d’Autrey et que le lieutenant de la garde nationale, qui est en même temps greffier du juge de paix, n’est autre que son frère. Le district de Rambervillers acquiesce à ce coup de force, convaincu

[de la] pureté des intentions des citoyens qui ont procédé au transfert et n’ont été portés que par des motifs louables en eux-mêmes [et] considérant que la ci-devant église d’Autrey est maintenant transformée en une forge et filerie où la quantité d’ateliers occasionne un tumulte et un bruit qui ne permettent plus la fréquentation de la chapelle y annexée dans laquelle reposaient les reliques de saint Hubert, que la vénération de tous les peuples des environs pour les reliques et les visites fréquentes que leur dévotion les engageait à y faire ne peuvent plus avoir lieu dans une chapelle attenante à une fabrique aussi considérable, avec la décence et le recueillement qu’exigeait cet acte de religion 61.

Bien qu’il condamne l’acte de force que représente l’expédition illégale des grenadiers de Rambervillers, le département ne rend pas justice aux protestations que lui ont adressées les habitants d’Autrey, considérant que les reliques seraient plus convenablement conservées en l’église paroissiale 62.

Les chaînes ou grappes de pétitions observées à l’entour des abbayes de Pontigny, de Molosmes ou d’Autrey, sont paradigmatiques. Elles permettent de souligner que le nouveau cycle de demandes de sacralités, ouvert par le décret du 23 octobre 1790, s’organise pour partie suivant des séquences d’action itératives. Beaucoup des demandes engagées durant les mois de novembre et décembre 1790 se poursuivent ou sont reconduites jusqu’au mois d’octobre 1792, une fois passé le temps d’arrêt que marquent les mois de février et mars 1791 durant lesquels l’épreuve du serment constitutionnel occupe le devant de la scène politique et religieuse. Par-delà l’enchevêtrement des registres et des ressorts territoriaux et dévotionnels que ces demandes font ressortir, l’analyse complète de ces séquences pétitionnaires, poursuivie jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’au moment où les reliques réclamées sont effectivement partagées et déposées sur les autels paroissiaux, permet de décrire précisément et de prendre la mesure du processus

60. A. D. Vosges, L 89, Arrêté du Directoire du département des Vosges, 30 juin 1791, en réponse à la requête de Joseph Colombier, maître de forges.

61. A. Fournier, « Le saint Hubert d’Autrey », Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 22, 1896-1897, p. 247-265 ; A. D. Vosges, L 731, Arrêté du directoire du district de Rambervillers, 6 décembre 1792, vol. 21, f° 15 v°-16.

62. A. D. Vosges, L 731, copie de l’Arrêté du département des Vosges sur une pétition relative aux reliques de St Hubert, décembre 1792 (le quantième du mois n’est pas indiqué).

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accéléré de dissémination des trésors de reliques des abbayes. Soit l’exemple du comté de Tonnerre : en quelques mois, du 10 novembre 1790 au 29 avril 1791, les trésors de sacralité des trois abbayes de Saint-Martin de Molosmes, de Quincy et de Saint-Michel, sont entièrement dispersés alentour dans six paroisses : épineuil, Tonnerre, Molosmes, Baon, Saint-Martin et Commissey 63. La géographie de cette dissémination suggère que les cas locaux ne sont pas strictement isolés les uns des autres, que pour être pleinement appréhendés, ils doivent être articulés et restitués à l’échelle de leurs relations inter-paroissiales. C’est en effet à cette échelle, qui est aussi pour partie celle des circulations pèlerines, que s’observe l’étendue des dissé-minations des reliques des abbayes. Finalement, par petits déplacements insensi-bles et sélectifs d’une partie des reliques des abbayes et prieurés ruraux supprimés vers les églises paroissiales avoisinantes, se compose une dispersion d’ensemble qui invite à penser l’importance des transformations du paysage sacral d’Ancien Régime opérées dans ce premier moment de la Révolution. À l’automne 1792, nombre de reliques de corps saints ne se trouvent plus dans les abbayes et prieurés situés aux confins des limites paroissiales, là où des générations de pèlerins avaient fixé le terme et la raison de leurs itinéraires dévots.

la concentration des reliques de la ville dans l’église « principale »

Pour l’essentiel rural, ce schéma de dissémination des reliques aux alentours des abbayes dont elles proviennent contraste avec ce que l’on observe dans les villes, même petites, où sont établis des chapitres collégiaux et cathédraux, généralement dépositaires d’importants trésors de sacralités. Dans la plupart de ces cas urbains, les reliquaires provenant des abbayes furent indistinctement regroupés avec ceux issus des autres églises supprimées, aussi bien collégiales que simplement parois-siales, pour être déposés dans la principale des églises conservées. C’est ainsi qu’au cours de l’année 1791, la cathédrale de Beauvais, l’une des deux églises paroissiales maintenues dans la ville intra-muros, récupère d’abord au mois de mars les reliques insignes des saints patrons Angadresme et Lucien, conservées par la collégiale

63. Outre les sources déjà citées pour l’abbaye de Molosmes, voir A. D. Yonne, L 927, Délibéra-tions du directoire du district de Tonnerre, séances du 26 mars 1791, arrêtant la translation des reliquaires et reliques provenant de l’abbaye Notre-Dame de Quincy (f° 109 v°) ; séance du 31 mars 1791, Procès-verbal de la translation des reliques (f° 128 v°-129 r°) ; séance du 29 avril 1791, autorisant la translation à épineuil du reliquaire ou buste de saint Léon (f° 219 r°) ; Déli-bérations du directoire du département de l’Yonne, t. 2, p. 87, 272, 309 et 323 ; la transcrip-tion d’un procès-verbal de la municipalité de Tonnerre par l’abbé J. Giraud, « Pièces diverses – C. Transport des reliques de saint Thierry en l’église Notre-Dame », Fleurs du Tonnerrois. Notice sur les saints et bienheureux du comté de Tonnerre, Tonnerre, P. Bailly, 1883, p. 255-260, et, pour la translation à Commissey, sans indication de sources, Eugène Lambert, « Histoire de l’abbaye de Quincy (suite et fin) », Annuaire historique du département de l’Yonne…, Auxerre, G. Perriquet, 28, 1864, p. 38-39.

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Translations et révolution du paysage sacral, 1790-1791

b) Translation et centralisation intra-urbaine des reliques de la ville de Limoges (29 novembre 1790 - 10 juin 1791)

a) Translations et dispersion «rurales» des reliques dans l’ex-comté de Tonnerre (10 novembre 1790 - 29 avril 1791)

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Saint-Michel et par l’abbaye bénédictine de Saint-Lucien 64, puis, au mois d’août suivant, toute une série de reliques éparses provenant du couvent des Jacobins (dominicains), de l’abbaye cistercienne de Froidmont et, de nouveau, de l’église Saint-Lucien : « deux crânes de Ste Ursule et de sa compagne », « une relique tirée d’une figure d’argent de St Pierre », « un reliquaire qui était attaché à une Vierge portant le corps de Jésus-Christ », « une relique attachée à une grande châsse dite du Rosaire qui portait une grande statue au pied d’argent de la Ste Vierge et St Dominique », « un morceau du soulier de la Ste Vierge […] le tout enchâssé dans une petite boite d’argent », « une relique portant une figure d’argent de St Basle » et « une petite relique portant cette inscription junctura digiti Sti Simeonis 65 ». Progressif, ce regroupement des reliques urbaines en l’église cathédrale de Beau-vais s’achèvera au mois de décembre 1791 par l’ajout et l’appariement de la petite châsse de sainte Angadresme – « un petit reliquaire en forme de vaisseau à quatre pans, de fer blanc peint en couleur violette et renfermant un ossement en forme de mâchoire » –, dont les marguilliers de la fabrique de Saint-étienne s’étaient un temps emparés « à l’insu de l’administration 66 ».

Pas plus que les disséminations rurales, ce procès de centralisation des reliques à l’intérieur des villes, que l’on observe aussi bien à Beauvais qu’à Chartres, Senlis, Limoges, Troyes, Toulouse et Meaux, ne fut anticipé. Si l’on connaît pour Paris un Plan concernant l’emploi du mobilier des maisons ecclésiastiques supprimées, expri-mant une volonté expresse « pour des raisons qu’il est inutile de déduire », lit-on, d’« exposer dans le trésor de la principale église du Département » les reliquaires que « la vénération des fidèles a en quelque sorte consacrés », la centralisation effective de ces sacralités fut en réalité la résultante imprévue d’un processus relativement complexe parce que composite. La mise en œuvre, différée et légèrement décalée, des dispositions de la Constitution civile du clergé supprimant, d’une part, les chapitres et prescrivant, de l’autre, une « nouvelle formation et circonscription de toutes les paroisses du royaume 67 » a en effet massivement induit, en quelque

64. Il est important de souligner, nous y reviendrons, que la translation de la châsse de sainte Angadresme, patronne de la ville, eut lieu à l’issue de la prise de possession de l’évêque consti-tutionnel Jean-Baptiste Massieu, le 20 mars 1791 ; celle de saint Lucien, patron de la ville et du diocèse, le 25 mars suivant. C. L. Doyen, Histoire de la ville de Beauvais depuis le xive siècle, t. 2, Beauvais, Moisand, 1842, p. 294 ; A. M. Notre-Dame-du-Thil, Registre des délibérations, D1, p. 195 et 200.

65. A. D. Oise, 1 L 514, Etat des relliques et ossemens remis par Mr le procureur syndic du district à MM. du conseil épiscopal du département de l’Oise, 12 août 1791. Ce type de document, nous le verrons, n’est pas unique.

66. Pendant dix jours, avant qu’elle ne soit restituée et replacée sous les scellés de l’église Saint-Michel, la relique fut « publiquement exposée » en la collégiale Saint-étienne, l’autre église paroissiale conservée à Beauvais. A. D. Oise, 2 Lp 1124, Délivrance de la Petite Chasse de Ste Angadresme à M. L’Évêque du Département, 27 décembre 1791.

67. Nous faisons ici référence aux articles 1, 2, 6, 7, 15 et 20 du Titre 1er – « Des offices ecclésias-tiques » – de la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790 et sanctionnée le 24 août

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sorte par défaut, les regroupements de reliques urbaines dans les églises parois-siales conservées. Dans un premier temps, dès après la sécularisation de l’essentiel des congrégations religieuses, l’extinction complète de l’ordo canonicus a eu pour conséquence de reconduire et surtout de généraliser à l’ensemble des collégiales les incertitudes liées à l’absence de dispositions législatives relatives à la dévolution des reliques des maisons religieuses supprimées. À Limoges, le 18 novembre 1790, ce sont les chanoines de la collégiale Saint-Martial qui, sommés de dissoudre leur chapitre et de quitter leur église où se trouve la châsse de saint Martial, deman-dent aux officiers municipaux de trouver une solution et d’employer « tout votre zèle et tout votre pouvoir au maintien du culte solennel de l’Apôtre de l’Aquitaine et à la conservation de ses précieuses reliques, dont le dépôt nous était confié 68 ». Au mois de janvier suivant, à Luzarches, où la rumeur courait que le chanoine Mortier s’était entendu avec la confrérie de « MM. les chirurgiens de Paris pour leur remettre toutes les reliques de la ci-devant collégiale », ce sont les paroissiens, « alarmés sur le sort des reliques de saint Côme et saint Damien, tant par la sup-pression de la collégiale où elles étaient déposées depuis un siècle, que par des propos que l’on ne cessait de répandre dans le pays 69 », qui réclament « d’une voix unanime que toutes les reliques qui se trouveront dans les armoires de ladite cha-pelle soient retirées pour être transportées dans l’église paroissiale de ce lieu 70 ». On retrouve là, autour de collégiales dépositaires de reliques insignes particuliè-rement vénérées, des situations analogues à celles observées à l’entour des abbayes rurales. Aussi bien, s’il importe de considérer les situations urbaines dans leur continuum rural, comme nous l’avons déjà observé dans les districts de Tonnerre et de Rambervillers, dont les chefs-lieux urbains ne sauraient être complètement isolés du jeu concurrentiel des demandes et translations de reliques provenant des abbayes rurales, il reste que, au-delà de l’hiver 1790-1791, le devenir des sacralités urbaines se prolonge dans une histoire spécifique.

suivant. Leur mise en œuvre effective débute au mois de novembre 1790. Si, à la fin de l’hiver 1790, les édifices qui, parmi les anciennes églises collégiales, ne sont pas reclassés au rang d’église paroissiale sont définitivement mis sous scellés, la nouvelle formation et circonscrip-tion de toutes les paroisses du royaume est loin d’être achevée et se poursuivra jusqu’à la fin de l’année 1792.

68. A. D. Haute-Vienne, L 348, Déclaration du chapitre de l’ église royale, collégiale, et séculière de St. Martial de la ville de Limoges. Votée le 18 novembre 1790, s.l. n.d., in 4°, 3 p.

69. Mémoire des habitants de la paroisse de Lusarches, tant en réponse à celui de l’abbé Mortier, que relativement aux Châsses déposées dans leur église paroissiale, s.l. [Paris], de l’imprimerie de la veuve Delaguette, rue de la Vieille-Draperie, [mars 1791], p. 1.

70. A. N., DXIX 78, feuille 580, pièce 17. Addition à la déclaration du sieur Mortier…, f° 1, et Extrait du registre de la municipalité de Luzarches, 11 janvier 1791. On sait que saint Cosme et saint Damien sont les saints patrons.

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Le déclassement d’une cinquantaine de sièges épiscopaux et la suppression de « plusieurs centaines de paroisses 71 » ont en effet démultiplié les fermetures d’églises, notamment dans les villes où, suivant le nouvel ordre géométrique et égalitaire des choses, le nombre de paroisses et de succursales se trouvait géné-ralement « disproportionné » par rapport à celui de la population résidente. Les cités épiscopales et les grandes villes riches en sanctuaires, tout comme les petites villes et les bourgs de moins de six mille habitants obligés de réduire à une seule leurs paroisses, furent tout particulièrement affectés par ces mesures législatives 72. Ainsi, dans tous ces cas de figure urbains, caractérisés par la coexistence de plu-sieurs sanctuaires sur un même territoire communal morcelé en plusieurs paroisses, l’impact des décrets de circonscription paroissiale fut décisif dans le processus de regroupement des reliques à l’intérieur des villes. La réunion des paroisses et suc-cursales urbaines s’accompagna toujours d’une dévolution de leurs biens meubles au profit des églises auxquelles elles se trouvaient réunies ; dévolutions au cours desquelles les reliques des nombreuses églises et chapelles paroissiales supprimées passèrent dans le petit nombre des églises constitutionnelles nouvellement circons-crites et vinrent s’y concentrer avec les effets mobiliers des fabriques, le linge, les ornements et le mobilier liturgique. Comme le résume un prêtre insermenté du diocèse de Troyes, témoin oculaire des opérations aux cours desquelles la princi-pale paroisse circonscrite, sise en l’église cathédrale Saint-Pierre, vint s’enrichir des apports de sept paroisses, « on dépouilla, les églises des paroisses supprimées, dont les trésors furent transportés ou supposés transportés, avec le linge et les ornements, dans les églises conservées 73 ». En réalité prévues et réglées par une disposition de

71. L’ordre de grandeur est celui donné par Timothy Tackett, La Révolution, l’Église, la France, trad. de l’américain par Alain Spiess, Paris, éditions du Cerf, 1986 [1985], p. 31. Si l’impor-tance des suppressions est très mal connue à l’échelle nationale, on dispose cependant pour les paroisses rurales d’une étude d’ensemble qui permet de prendre la mesure des réactions locales face aux projets du Comité de division : Françoise Hildesheimer, « La circonscription des paroisses (1790-1793) », La naissance et les premiers pas des départements, actes du colloque de Compiègne, 27-28 octobre 1990, Beauvais, Archives de l’Oise, 1991, p. 279-308.

72. Un dépouillement systématique des décrets de circonscription paroissiale entérinés par l’As-semblée nationale fait apparaître, en première approximation, que jusqu’au mois de septembre 1791, et suivant un rythme qui s’est accéléré au printemps 1791, l’ensemble des territoires ayant fait l’objet d’une procédure aboutie de circonscription constitutionnelle a perdu environ 60 % de ses paroisses d’Ancien Régime. Cette réduction porta en priorité sur les régions Nord, Île-de-France et Centre, et toucha tout particulièrement les cités épiscopales et les localités de moins de 6 000 habitants dont les paroisses urbaines furent systématiquement réduites à une seule. Voir A. P., t. 20, p. 351-352 ; t. 22, p. 101-102, 422, 476-477, 516-517, 739-744 ; t. 23, p. 112, 172, 221-223, 651, 657-658 ; t. 24, p. 31, 86-87, 143-144, 292-293, 493-494, 559-560, 578 ; t. 25, p. 1-2, 232-233, 235, 326-327, 375-376, 412-413, 432, 553, 555-556, 575-576, 864 ; t. 26, p. 29-30, 575-576, 694-697 ; t. 27, p. 139-140, 189, 251-253, 759-763 ; t. 28, p. 595-596 ; t. 29, p. 259-260, 472-477, 641-644 ; t. 30, p. 25-26, 93, 303-304, 559-561, 627-629 ; t. 31, p. 123-129.

73. Octave Beuve (ed.), Souvenirs d’un prêtre réfractaire du diocèse de Troyes, Arcis-sur-Aube, Société d’histoire départementale de la Révolution, « Mélanges et Documents », 1, 1909,

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la Constitution civile du clergé 74, ces dévolutions de biens paroissiaux, souvent mal distinguées par l’historiographie des envois à la Monnaie des objets d’or et d’argent « superflus à la décence du culte 75 », sont liées à l’active politique urbaine et religieuse de réorganisation paroissiale menée, sur le terrain, par les édiles et le clergé constitutionnel. À Chartres, par exemple, l’évêque constitutionnel Nicolas Bonnet obtient du département qu’on lui permette « de faire transporter des églises supprimées dans la cathédrale les boiseries, fonts baptismaux, confessionnaux, etc. 76 ». De leur côté, les fabriciens de la cathédrale s’empressent de participer à la « restauration intérieure de la cathédrale », anticipant même sur l’ambitieux plan de l’expert du département qui décrit par le menu comment ses chapelles « peuvent être arrangées proprement des débris des églises supprimées » : tombeaux d’autel, gradins, tabernacles, retables, tableaux, panneaux de verre, grilles, vitraux,

p. 24-25 (nous soulignons). Avant le décret de circonscription, la ville de Troyes intra muros comptait dix paroisses et sept chapelles paroissiales, qui furent réunies et réorganisées les 15-27 mars 1791 en quatre paroisses constitutionnelles, A. D. Aube, L 1628 bis et 1 Ld 14, Délibérations de l’assemblée du Directoire du Département, 19 mars 1791, f° 36 v°. La réunion des paroisses entraîna la dévolution des nombreuses reliques de la collégiale de Saint-étienne, de l’église paroissiale de Saint-Aventin et des abbayes de Saint-Loup et de Saint Martin-ès-Aires en l’église cathédrale.

74. L’article 19 du titre III de la Constitution civile du clergé porte que « la réunion qui pourra se faire d’une paroisse à une autre emportera toujours la réunion des biens de la fabrique de l’église supprimée à la fabrique de l’église où se fera la réunion ». Cette disposition est reprise par l’article 7 du décret du 6 mai 1791, sanctionné le 15 mai suivant, qui précise et tranche la difficile et urgente question de la destination des biens mobiliers des églises paroissiales ou succursales supprimées, A. P., t. 25, séance du 6 mai 1791, p. 619-620 et 621. Il est remar-quable que cet article conservatoire exemptant de la vente comme biens nationaux les « effets mobiliers » et « toutes espèces d’ornements des églises paroissiales et succursales supprimées » ait été reconduit en septembre 1792. De l’administration relative au mobilier dépendant des biens nationaux, décret adopté le 3 septembre 1792, A. P., t. 49, article 3 du titre III, « De la destination des ornements et autres effets mobiliers des églises religieuses et congrégations supprimées », p. 328.

75. A. P., t. 9, 7 novembre 1789, p. 720. Voir, par exemple, Louis Bonnaud, « Le triste sort de l’ar-genterie et des ornements de la cathédrale Saint-étienne de Limoges (1790-1793) », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 130, 2002, p. 199-212 ; Jean Emery, « Des autels du Seigneur aux hôtels des monnaies. Le mobilier liturgique dauphinois sous la Révolu-tion », Évocations… 1993, p. 121-140 ; et Luc Thévenon, « Les églises de Nice et leur mobilier : conséquence de la période française (octobre 1792-1814) », Provence historique, 39 (156), 1989, p. 215-224, qui parle très justement de « transfert de mobilier » (p. 219). Jean-Michel Leniaud propose une interrogation plus nuancée encore de ces opérations : « N’a-t-on pas précisément appelé “vandalisme” ce qui était simplement un déménagement dans le cadre d’une restruc-turation, en [17]92, du service des cultes ? » (« Débat », in Simone Bernard-Griffiths, Marie-Claude Chemin et Jean Ehrard (eds), Révolution française et « vandalisme révolutionnaire ». Actes du colloque international de Clermont-Ferrand, 15-17 décembre 1988, Paris, Universitas, 1992, p. 179.)

76. Abbé Sainsot, « La cathédrale de Chartres pendant la Terreur », Bulletin de la Société archéo-logique d’Eure-et-Loir, 1889, p. 148-151.

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balustrades, colonnes, corniches, bas-reliefs, fonts baptismaux, confessionnaux, bancs d’œuvre, etc. 77

Massivement induites par les dispositions de la Constitution civile du clergé, les centralisations de reliques à l’intérieur des villes marquèrent plus qu’une simple différence de forme avec les disséminations rurales. À la différence de ces dernières, le devenir des reliques urbaines s’est trouvé très directement en prise avec la réor-ganisation des cadres territoriaux et juridictionnels de l’église constitutionnelle et, plus largement encore, avec l’émergence d’une formation ecclésiale « révolu-tionnée ». Dès lors qu’ils furent installés dans leurs paroisses ou leurs sièges épis-copaux, prêtres assermentés et évêques départementaux ont joué un rôle actif, parfois même comme initiateurs, dans ces translations de reliques vers les autels des paroisses constitutionnelles nouvellement circonscrites. Avec le concours des fabriciens, sous la pression des confréries et autres groupes de paroissiens, édiles urbains et clergé constitutionnel ont été particulièrement soucieux de donner une forme politique et religieuse à ces regroupements de reliques. Soucieux ensemble d’asseoir leur légitimité nouvelle sur un fond traditionnel de croyances religieuses et de fidélités populaires, édiles et ecclésiastiques ont largement travaillé à ce que les sacralités urbaines regroupées le soient en une place centrale, de sorte qu’elles puissent être ostensiblement exposées à la vénération publique. On a déjà évoqué en ce sens les considérants de l’arrêté du conseil général de l’Aube portant que les « reliques qui ont été gardées jusqu’alors dans les églises supprimées » soient « transférées avec les signes extérieurs du respect qui leur est dû dans l’église cathé-drale » de Troyes et invitant l’évêque constitutionnel à « pourvoir aux cérémonies usitées pour de pareilles translations 78 ». À Limoges, répondant à la demande des chanoines quant au devenir du chef de saint Martial, l’assemblée générale du département, dépourvue d’orientations législatives, mais considérant qu’il est « important que les reliques de cet apôtre soient placées dans une église paroissiale où elles puissent être l’objet de la vénération publique », enjoint à la municipalité de choisir au plus vite l’église où « se fera la translation des reliques de saint Martial et d’indiquer la forme qu’elle croira convenir à cette translation 79 ».

Le choix de la municipalité témoigne d’une appropriation édilitaire du saint patron : il se porte en effet sur l’église paroissiale Saint-Michel-des-Lions qui, « étant vaste et se trouvant placée au milieu de la ville », est, par rapport à l’église

77. Rapport du Directoire du département sur la restauration intérieure de la Cathédrale (8 juin 1791), transcrit par l’abbé Sainsot, ibid. Le décret de circonscription des paroisses « de l’in-térieur de la ville » porte que ces sept paroisses sont « supprimées et réunies à la paroisse cathédrale ». Sanctionnée le 4 mai 1791, cette loi fut préparée par le Comité de l’Assemblée nationale d’après le projet proposé par la municipalité de Chartres.

78. A. D. Aube, 1 LC 4, Délibérations du Conseil général du département, Séance du 13 décembre 1790, f° 230.

79. A. D. Haute-Vienne, L 348, Arrêté de l’Assemblée générale du département de la Haute-Vienne, 29 novembre 1790.

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cathédrale jugée trop excentrée, « l’endroit le plus convenable au peuple pour satis-faire sa dévotion envers son apôtre et le plus commode pour continuer les cérémo-nies publiques que le Conseil général de la commune avait coutume de faire dans l’église de St Martial 80 ». Pareil recentrement se décline jusqu’au chœur de l’église paroissiale et emporte avec lui l’ensemble du dispositif cultuel, puisqu’aussi bien les membres du Conseil général de la commune « sont convenus de placer la châsse de St Martial dans la chapelle de St Jean, située sur la même ligne que le maître autel du côté de l’évangile, ce qui la rendra ostensible dans toutes les parties de l’église ; en outre, dans les cérémonies, l’affluence du peuple et les processions y trouveront des dégagements suffisants pour aller et venir 81 ». Ce faisant, la muni-cipalité entérine une polarité inscrite dans la topographie et l’histoire de Limoges avec, d’un côté, le pôle civil de la vieille ville construite autour du « château » et, de l’autre, sur une colline surplombante, le pôle ecclésiastique que constitue la « cité » épiscopale où sera regroupé, au mois de juillet 1791, dans « la chapelle de Monsieur l’évêque constitutionnel du département », l’essentiel des autres reliques des églises supprimées 82.

À l’autre pôle de la nouvelle hiérarchie des sièges épiscopaux, le cas de Senlis est exemplaire des profondes transformations ecclésiales provoquées par les opérations de circonscription puis réorganisation des paroisses en contexte

80. A. D. Haute-Vienne, L 348, Délibération du Conseil général de la commune de Limoges, 29 novembre 1790, f° 41 v°.

81. « Mode & programme de la translation de la châsse de St Martial », délibération du Conseil général de la Commune, 1er décembre 1790, f° 41 v°-42 r°. Nous remercions M. Paul d’Hol-lander d’avoir bien voulu retrouver et nous transmettre une copie de ce document précieux.

82. Le 27 juillet 1791, par suite de l’arrêté du Directoire du district en date du 19 juin précédent, la municipalité de Limoges procède à « l’état et description détaillée des reliques » extraites des églises supprimées et regroupées provisoirement dans la « maison commune » avant d’être transportées dans la chapelle épiscopale. Cet inventaire, comparable à celui retrouvé à Beauvais (supra), témoigne d’un partage et d’une distribution des reliques à l’intérieur de la ville plus complexes qu’il n’y paraît : si les reliques insignes telles que les chefs de saint Clément (église des Feuillants), de saint Constant (église de Saint-François), de saint Didier (église des Jacobins), de saint Candide (église des Carmes), de saint Sévère (église des Carmes) et de saint Boniface (église des Cordeliers et église des Récollets) sont bien regroupées dans la chapelle de l’évêque, restent quelques « autres reliques » non identifiées qui sont passées de ces mêmes églises supprimées aux mains des religieuses ayant choisi de continuer la vie commune (maison de la Providence et chez les Sœurs de la Croix alors installées près de Saint-Maurice de la Cité). A. D. Haute-Vienne, L 348, 27 juillet 1791. Cette dispersion de petites reliques à l’intérieur du monde des réguliers – dispersion que nous n’avons pas étudiée comme telle – est amorcée à Limoges dès le mois de mars 1791. Trois procès-verbaux en témoignent : les deux premiers relatifs aux reliques de saint Guy, saint Quirin, saint Vincent, saint Théodore, sainte Ursule, sainte Agathe, passées du couvent des Augustins et du couvent des Cordeliers aux mains des Sœurs de la Croix, le troisième relatif aux reliques de saint Martin, saint Laurent et sainte Martine, passées du couvent des Carmes de Saint-André à celui des religieuses de la Providence. A. D. Haute-Vienne, G 326. On trouve encore, à la date du 22 mai 1791, un procès-verbal de translation de reliques de l’abbaye Saint-Martin en l’église des dames religieuses de la Providence (G 327).

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urbain 83. Petite cité épiscopale de quatre mille âmes au moment de la Révolution, son siège ecclésiastique n’est pas maintenu à l’issue de la bataille que se livrent, au mois d’avril 1790, les villes de Beauvais, Noyon et Senlis pour l’obtention de l’évêché de l’Oise 84. Reléguée à la périphérie épiscopale de Beauvais, Senlis doit en outre réduire le nombre de ses paroisses à une seule 85. Par ces deux décrets natio-naux, l’ecclesia locale se trouve à ce point bouleversée que les autorités municipales, chargées de procéder à la fermeture des églises, s’en inquiètent vivement. Dans un mémoire adressé à l’évêque constitutionnel Jean-Baptiste Massieu, ils font valoir que le « patriotisme » et la « soumission » de la ville de Senlis à la légalité révolution-naire sont sans défaut, mais que « la religion réclame pour eux une grâce » :

Cette ville justement enorgueillie de compter parmi son premier prélat St Rieul compagnon de St Denis apôtre de la France a conservé religieusement sa dépouille mortelle, qu’elle exposait à la vénération des fidèles dans une collégiale établie sous l’invocation de ce saint évêque et lorsqu’elle a exprimé son vœu pour le choix de sa future paroisse elle n’aurait pas hésité de se rallier autour de son patron, si l’église de St Rieul eut présenté un espace suffisant aux habitants obligés de se réunir désormais dans la même enceinte.Forcée par cette circonstance impérieuse d’abandonner en apparence son auguste protecteur, la Commune de Senlis ne voit qu’un moyen de concilier sa juste dévo-tion avec son obéissance à la loi, c’est d’obtenir qu’il lui soit permis de transporter dans l’église [ci-devant cathédrale] de Notre Dame où la nouvelle paroisse se trouve établie les chasses des saints et saintes dont les ci-devant paroisses, ci-devant chapitres, et couvents de son arrondissement étaient dépositaires, notam-ment la châsse de St Rieul 86.

83. Les cas d’Apt, Aire-sur-l’Adour, Coutances, évreux, Noyon et Saint-Pol-de-Léon seraient tout à fait comparables.

84. Henri Beaumont, Le département de l’Oise pendant la Révolution (1790-1795), Paris, Publisud, 1993, p. 47-48 ; et Jacques Bernet, « Les réactions populaires face aux réformes de l’administra-tion religieuse sous la révolution française : l’exemple de l’Oise (1790-1793) », La naissance et les premiers pas des départements, actes du colloque de Compiègne, 27-28 octobre 1990, Beauvais, Archives de l’Oise, 1991, p. 233-253. Voir, notamment, la pétition de la ville et de l’église cathédrale de Senlis à l’Assemblée nationale, tendant à conserver le siège épiscopal. A. N., DXIX 54, 160/2 et D XIX 49, 51/23 (avril 1790).

85. A. P., t. 24, Comité ecclésiastique, « Projet de décret portant circonscription des paroisses de différentes villes », 1er avril 1791, p. 294 (article 10). Les décrets de circonscription des paroisses, examinés par le Comité ecclésiastique et votés par l’Assemblée nationale, procèdent d’une longue série échelonnée de délibérations et d’arbitrage locaux. Ainsi, le projet de décret relatif à la circonscription des paroisses de la ville de Senlis, adopté par l’Assemblée nationale le 1er avril 1791 et ordonné par le Roi le 6 avril suivant, résulte de deux délibérations de la municipalité de Senlis (16 février et 9 mars 1791), d’une délibération du directoire du district (19 mars suivant), d’un avis de l’évêque (21 mars) et d’une délibération du directoire du dépar-tement (23 mars).

86. A. D. Oise, EDT1, AC Senlis, P2, Mémoire pour obtenir de l’Évêque du département d’Oise la translation de la chasse de St Rieul en Notre Dame, s.d., pièce 102. Il s’agit là du brouillon de la

Reliques modeRnes 516

En demandant à l’évêque constitutionnel que la réunion des paroisses urbaines s’accompagne d’une dévolution et d’une centralisation de leurs sacralités, la muni-cipalité de Senlis, de concert avec le clergé constitutionnel, entend préserver les « solennités que la ville et tous les villages environnant ont continué de célébrer à diverses époques de l’année, solennités qui en nourrissant la dévotion de ces fidèles chrétiens contribuent à entretenir chez eux la pratique des vertus religieuses et sociales 87 ». Le souci d’édification par une exposition centrale des sacralités urbaines est, nous l’avons souligné, une préoccupation partagée par les édiles et le clergé constitutionnel. Ce qui l’est peut-être moins, est la volonté de procéder à un changement de titulature de l’église où se fait le regroupement, en l’occurrence la ci-devant cathédrale Notre-Dame, que les administrateurs de la municipalité et du district de Senlis veulent désormais placer sous la double invocation de la Sainte-Vierge et de Saint-Rieul. Et si l’évêque Jean-Baptiste Massieu accède rapi-dement à cette double demande de translation et de dédicace qu’il trouve « extrê-mement convenable et juste 88 », n’est-ce pas parce que lui-même a réalisé sa prise de possession du diocèse de l’Oise, le 20 mars précédent, avec un grand concours symbolique de reliques urbaines ? C’est en effet muni de la crosse en ivoire d’Yves de Chartres, sortie du trésor de l’abbaye de Saint-Quentin de Beauvais, que l’abbé Massieu, membre du Comité ecclésiastique, prend possession de son siège épis-copal et prête serment à la Constitution avant de se rendre processionnellement à l’église Saint-Michel de Beauvais pour transporter la châsse de Sainte-Angadresme, patronne de la ville, dans la cathédrale où seront plus tard réunies et centralisées l’ensemble des reliques de la ville 89. Se manifeste ici le souci d’affirmer, par le tru-chement (sinon l’intercession) des saints patrons urbains, une continuité religieuse et civique susceptible de soutenir le nouvel ordre (révolutionnaire) des choses.

Le processus est analogue à Senlis. Le 6 mai au matin, les officiers municipaux parcourent la ville pour apposer les scellés sur les églises paroissiales supprimées de Saint-Aignan, Saint-étienne, Sainte-Geneviève, Saint-Pierre, Saint-Martin et

requête adressée par la municipalité à l’évêque, requête qui avait été précédée le 27 avril 1791 par une demande similaire du district.

87. Ibid. 88. Lettre de Jean-Baptiste Massieu à la municipalité de Senlis, 3 mai 1791, transcrite sur les

registres de la municipalité de Senlis, A. M. Senlis, 1D1, Registre de délibération, 6 mai 1791, f° 251 v°-252. Voir aussi la précédente Commission de M. l’évêque du département de l’Oise pour la translation des reliques de St Rieul, adressée au directoire du district de Senlis et datée de Beauvais, le 28 avril 1791. A. D. Oise, EDT1, A. C. Senlis, P2, pièce 207 (copie). L’acte du pontife constitutionnel est tourné vers l’avenir puisqu’il légitime un « dépôt à perpétuité dans la dite église de toutes les châsses et reliques dont les églises supprimées du nouvel arrondisse-ment paroissial étaient dépositaires ».

89. C. L. Doyen, Histoire de la ville de Beauvais, op. cit., p. 294 ; surtout Eugène Grave, « Jean-Bap-tiste Massieu, curé de Cergy, évêque constitutionnel de Beauvais, conventionnel », Mémoires de la Société historique et archéologique de l’arrondissement de Pontoise et du Vexin, 30, 1910, p. 71-98.

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Saint-Rieul, placardant partout l’annonce imprimée – et tant attendue 90 – d’une prochaine translation des reliques de Saint-Rieul en l’église Notre-Dame (Sola in civitate) 91 :

Il est arrivé le jour où un nouvel ordre de chose a diminué dans vos murs le nombre des temples dédiés à la Divinité. Vous ne compterez plus autant d’autels élevés à l’Être Suprême que dans les temps passés, mais les hommages que vous lui devez, le culte et la religion ne doivent pas en être altérés : les basiliques se fer-ment, mais les objets de la vénération publique, mais la châsse vénérée de Saint-Rieul, mais les restes précieux des héros de la religion ou de ses élus, ne resteront pas sous les voûtes édifices précédemment consacrés au culte. Là, où désormais vous vous réunirez comme fidèles et comme paroissiens seront déposées les reli-ques que vous vénérez. Le Saint évêque, l’illustre patron dont la ville se glorifie sera à l’avenir à votre vénération dans la paroisse conservée, qui sans perdre le nom de la Vierge, prendra sous une double invocation, celui de Saint-Rieul 92.

La translation annoncée se déroula dans l’après-midi du 10 mai 1791, dernier jour de la neuvaine de Saint-Rieul 93. La municipalité demanda par voie d’affiches et de proclamations publiques que les citoyens de la ville et des faubourgs fer-ment leurs boutiques et leurs ateliers, qu’ils suspendent leurs travaux. Les autorités locales, administrateurs et membres du tribunal du district, avaient été invitées

90. De la même manière qu’à Chartres (supra), fabriciens et officiers municipaux de Senlis anti-cipèrent très largement cette translation. Avant même que les administrateurs du district – à l’initiative desquels la translation fut proposée à l’évêque du département – ne préviennent les officiers municipaux qu’ils se trouvaient « tous les jours » dans l’attente des « ordres nécessaires pour la translation de la châsse de saint Rieul », et ne leur demandent, le 27 avril 1791, « de ne pas perdre un instant pour faire faire dans l’église de Notre-Dame les dispositions nécessaires pour recevoir dignement ces précieuses reliques, objet de la vénération de la ville et de ses environs », le procureur de la commune demanda, les 24 mars et 7 avril 1791, que l’on procède à certains travaux dans la ci-devant cathédrale : nivellement de l’ancienne chapelle dont on supprimerait les autels, installation de toutes les reliques venues des églises supprimées dans une chapelle de l’abside, aménagement des baies du fond des tribunes pour y placer la châsse de saint Rieul aux côtés de celles des saints Marculphe, Candide et Prothaise, enlèvement des bassins du tour du chœur susceptibles de masquer la vue des fidèles se trouvant dans les bas-côtés, adjonction ou remplacement d’ornements (par exemple des tableaux et objets de culte récupérés dans l’ancienne abbaye de Chaalis), de cloches, de grilles et d’autels extraits de la collégiale de Saint-Rieul et Saint-Frambourg. Voir le travail de première main de Marcel Aubert, Monographie de la cathédrale de Senlis, Senlis, E. Dufresne, 1910, et la lettre des admi-nistrateurs du district de Senlis aux officiers municipaux, 27 avril 1791, pièce 205.

91. Le choix de conserver l’église de la ci-devant cathédrale comme unique église paroissiale de la « cité » intra-muros se justifia d’autant plus aisément qu’elle se trouve placée « autant que possible au centre » et que c’est « le vaisseau le plus vaste ». Extrait du registre des délibérations de la municipalité de Senlis, 16 février 1791, pièce 200.

92. A. M. Senlis, 1 D1, Registre des délibérations du Conseil municipal, 6 mai 1791, f° 252.93. A. M. Senlis, 1 D2, Registre des délibérations du Conseil municipal, 10 mai 1791, f.1-3,

procès-verbal de la cérémonie.

Reliques modeRnes 518

par le conseil municipal à se réunir dans la chambre du conseil 94, en l’hôtel de ville, tandis que la garde nationale, assemblée sur la place d’armes puis arrivée sur le perron de l’hôtel de ville, procéda à la levée des drapeaux. Les huit compagnies de la garde nationale de Senlis, ainsi que celles de Chantilly et de Saint-Firmin qui s’étaient présentées sans invitation, encadrèrent le cortège tricolore des autorités civiles jusqu’au parvis de la ci-devant cathédrale où l’on était « allé prendre le sieur curé de la paroisse Notre-Dame et Saint-Rieul et son clergé à l’église ». De là, entre deux haies de gardes nationaux, le clergé et les corps civils se rendirent en l’église de Saint-Rieul où ils prirent place dans le chœur pour assister à « l’office accoutumé aux descentes et processions de la châsse ». L’office, et c’était là une innovation radicale, fut célébré par le curé constitutionnel Henry éloi Gueret 95. La châsse descendue fut alors exposée sous un dais placé au milieu du chœur, de sorte que « le chantre en dignité de la ci-devant église cathédrale de Senlis » et les « chanoines de la ci-devant église collégiale de Saint-Rieul » procèdent à la reconnaissance de la châsse, « constatent son identité 96 ».

L’office terminé, la châsse fut portée sur les épaules de quatre ecclésiastiques, autour desquels se forma une procession qui, sortant de la collégiale de Saint-Rieul, emprunta un itinéraire circumambulatoire, à rebours de celui des sorties de châsse du xviie siècle 97. Les fidèles parcoururent ainsi le territoire de chacune des paroisses intra-muros supprimées pour être réunies 98. Après trois stations successives à la place aux Vins, à la place de l’Hôtel-de-Ville et en haut de la rue Saint-Hilaire, la procession s’acheva à l’église paroissiale de Notre-Dame où « se trouvait une grande affluence de citoyens tant de la ville que des campagnes ».

94. Voir, par exemple, le billet d’invitation des officiers municipaux aux administrateurs du Direc-toire du District, « Transport de la châsse de St Rieul », Senlis, 6 mai 1791, pièce 109.

95. D’ancienne tradition, la descente de la châsse de saint Rieul demeure un événement excep-tionnel. Elle fut particulièrement fréquente au xvie siècle, pendant les troubles de religion, au moment même où se scelle l’identité civique de la ville centrée sur le culte de son saint Patron. Voir Thierry Amalou, « La célébration de la monarchie et le loyalisme des notables de Senlis (1589-1610) », in Société Henri IV, Paix des armes, paix des âmes, actes du colloque international… d’octobre 1998, Paris, éditions de l’Imprimerie nationale, 2000, p. 428-429 et 431. Au xviiie siècle, la châsse fut encore descendue et découverte pour des neuvaines en 1709, « au sujet de la perte des Bleds qui furent gelez dans l’hiver », et en 1760 et 1785, à l’initiative des laboureurs et jardiniers de la ville pour conjurer d’abord des pluies continuelles puis une longue sécheresse de trois mois. Voir Office propre de saint Rieul, à Senlis, chez René Caron, Imprimeur de Monseigneur l’illustrissime & révérend évêque de Senlis, 1721 ; et Marie-Thé-rèse Croizé de Pourcelet, « Les tribulations des reliques de Saint-Rieul », Société d’ histoire et d’archéologie de Senlis, Comptes rendus et mémoires, années 1998 et 1999, 2000, p. 210-211.

96. A. M. Senlis, 1 D2, Registre des délibérations du Conseil municipal, 10 mai 1791, f° 1-3, procès-verbal de la cérémonie.

97. Cf., pour la comparaison, la conférence de Thierry Amalou, « Dévotions collectives et culte du saint patron à Senlis : la liturgie civique au service du pouvoir politique (1520-1610) », Séminaire du Centre d’anthropologie religieuse européenne (EHESS), 2 décembre 2003.

98. Deux oratoires avaient été maintenus pour desservir les anciennes paroisses suburbaines de Saint-Martin et Saint-étienne.

Reliques et Révolution fRançaise 519

Circonscriptions paroissiales et translation des reliques de saint Rieul, patron de la ville de Senlis (10 mai 1791)

Porte de Creil

Porte de Paris

Porte de Compiègne

Porte de Meaux

Faubourg de laFontaine des Reines

Faubourg, église etparoisse St-Martin

Faubourg, église etparoisse St-Etienne

1.Collégiale et paroisse de St-Rieul

église etparoisseSt-Pierre

église et paroisseSte-Geneviève

église et paroisseSt-Aignan

Églises et paroisses supprimées en 1791

1

Itinéraire de la procession et stations

Limites paroissiales de 1789

Murs d’enceinte

Ci-devant cathédrale Notre-Dame, devue église paroissiale

Reliques modeRnes 520

On demanda à nouveau aux ci-devant chanoines de reconnaître que la châsse et le reliquaire étaient « véritablement la châsse de Saint-Rieul et le reliquaire celui renfermant le sang de ce saint évêque ». Après l’office, la châsse fut recouverte « suivant le rite ordinaire ». En attendant d’être installée très exactement dans l’axe du sanctuaire, celle-ci fut placée sur l’autel de la chapelle Sainte-Catherine, tandis que le reliquaire fut déposé dans la sacristie. Les deux clefs de la grille de la chapelle furent remises aux autorités civiles, l’une au directoire du district, l’autre à celui de la municipalité. Par cette cérémonie, se trouvaient non seulement réunies les anciennes paroisses supprimées, mais aussi signifiée l’alliance nouvelle des autorités civiles et du clergé constitutionnel dans la communion du saint patron de Senlis. De même qu’à Limoges les clefs ouvrant la châsse de saint Martial furent redis-tribuées entre les nouveaux agents de l’ecclesia constitutionnelle 99, les trois clefs de saint Rieul passèrent finalement, en 1792, aux mains des administrateurs de la fabrique, du curé constitutionnel et de la municipalité 100.

On a pu ironiser sur ces liturgies de circonstance qui, sur fond de « fête révo-lutionnaire », empruntent indéniablement aux registres civils et religieux. Ainsi à Luzarches, où l’abbé Mortier décrit, afin de mieux la dénoncer, la solennelle translation de la châsse de saint Côme en l’église paroissiale comme une « proces-sion digne des temps de la ligue 101 » ; ou encore à Troyes où, en réponse à la lettre pastorale de l’évêque constitutionnel annonçant que la procession générale pour la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge du 15 août 1791 se fera avec « les Châsses et les Reliquaires de toutes les Paroisses » 102, un anonyme publie une parodie, une Autre lettre pastorale… dans laquelle il se gausse :

Quel charmant spectacle ! Tous les Français sont devenus des soldats de la Vierge Marie ; ils marchent avec intrépidité sous ses sacrés étendards ; ils ne craignent pas plus les processions que les armées les plus aguerries ne craignent les batailles ; ils prennent les châsses & les reliquaires avec autant de facilité que Démétrius Poliorcetes prenait les villes […] c’est le serment civique, ce sacré lien qui nous garotte tous dans l’unité d’une même ochlocratie politique et ecclésiastique […] Les châsses et reliquaires, tant ceux qui ont été enlevés aux paroisses, que ceux qui nous ont échappé, y seront portés et passés en revue […] pour être l’or, l’ar-gent, et les pierreries dont ils sont revêtus, vus, convoités, et estimés par ceux qui se sentent quelqu’envie de les acheter, comme par ceux qui brûlent du désir

99. Les « deux clés précédemment confiées au Chapitre furent remises au curé et aux fabriciens. La municipalité garda les deux autres », Louis Guibert, Les anciennes confréries de la basilique de Saint-Martial, Limoges/Paris, veuve H. Ducourtieu/A. Picard, 1895, p. 89.

100. Marie-Thérèse Croizé de Pourcelet, « Les tribulations des reliques de Saint-Rieul », art. cit., p. 212.

101. A. N., DXIX 78, feuille 580, pièce 17, f° 3 r°.102. [Augustin Sibille], Lettre pastorale de M. l’Évêque du Département de l’Aube, donnée à Troyes,

dans notre Maison Épiscopale, le 1er août 1791, Troyes, de l’Imp. de la Veuve Gobelt & fils, Imprimeur de M. l’évêque du Département de l’Aube, affiche, § 2.

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de les vendre. Bientôt il faudra que les saints subissent aussi la réforme, et soient réduits à l’état primitif par la privation de ces ornements somptueux : la pauvreté les rendra plus respectables 103.

Par-delà l’ironie, la convergence des notables et du clergé assermenté est remar-quable dans sa capacité à produire une « mise en signification 104 » de la nouvelle formation ecclésiale constitutionnelle. La gravure datée de 1793, qui décrit la pro-cession des reliques réunies des différentes églises de Corbeil, participe activement de ce travail de représentation politico-religieuse : au champ du Tremblay, autour de la croix de pierre, le curé constitutionnel de Saint-Spire et son clergé suivis des confrères et porteurs de châsses sont saisis à un moment et sous une perspective qui permettent de montrer ensemble les grenadiers de la garde nationale et leur large drapeau tricolore, la maison du maire où se loge aux étages et derrière les grilles un public de notables, ainsi que les malades et pèlerins au milieu d’un public familial et plus populaire où pointe un bonnet phrygien. Si la perspective et le contexte sont radicalement différents de ceux représentés en 1789, l’image de 1793 souligne que la cérémonie ecclésiastique, traditionnelle, est ici au service d’un nouvel agencement de l’ordre des choses, au sein duquel persiste, au premier plan, l’imploration des malades. Aussi, en deçà, ces transferts de sacralités – au sens strict du terme – vers les églises paroissiales témoignent d’une évidente réappropriation populaire, suivant, nous l’avons vu, des formes contrastées le long du continuum des dispersions rurales et des centralisations urbaines. En rapatriant « leur » saint sur l’autel de « leur » paroisse, les cortèges des petites et grandes processions modi-fièrent très largement le terrain et les conditions du devenir des reliques en révo-lution. Le curé de Commissey, qui marqua ce jour d’une ardoise placée dans le tombeau de saint Gauthier – « 26 aprilis 1791, translatae sunt reliquae sancti Galteri de ecclesia Quinciaci in hanc ecclesiam » – ne s’y trompa pas : la relique appropriée passa la période déchristianisatrice sous la protection jalouse de ses ouailles.

Ce qui s’affirme finalement à travers ces expositions et translations de corps saints, c’est la possibilité d’une fondation sacralisée de l’ordre nouveau. Ramener dans la paroisse les restes vénérés dans le monastère ou le couvent, c’est installer la protection céleste non plus seulement sur la seule communauté religieuse des moines réguliers mais sur l’ensemble des paroissiens-citoyens. Quant à la concen-tration des reliques dans la paroisse principale de la ville, elle matérialise l’unité neuve, à la fois civique et religieuse, de la cité refondée.

103. Autre lettre pastorale de Monsieur l’Évêque du Département de l’Aube ; revue et corrigée. Sur la Procession du vœu de Louis XIII, signé [factice] Augustin Sibille, Populus me filiat at mihi plaude, 1er août 1791, s.l. n.d., p. 1-2, 7 et 9. D’après l’historien grec Polybe, l’ochlocratie est le régime dans lequel la masse a tous les pouvoirs pour imposer tous ses désirs.

104. Louis Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession (notes sémiotiques) », Sociologie du Sud-Est, 37-38, 1983, p. 13-25.

Reliques modeRnes 522

dissociation et profanation

Les demandes et translations de reliques insignes manifestent une manière d’ap-propriation dont les formes contrastées, par dissémination ou par centralisation, participent d’une refondation sacrale qui s’opère conjointement avec la réorga-nisation des circonscriptions ecclésiastiques. Ces transformations profondes sont cependant minées et fragilisées par les processus de déthésaurisation qui les accom-pagnent. La dissociation des reliques et de leurs reliquaires n’est pas un geste entiè-rement nouveau pour remédier à la banqueroute des finances royales puisqu’en cas de besoin, et notamment en temps de guerre, le roi pouvait toujours ordonner des déthésaurisations afin d’alimenter le trésor royal 105. Cette même logique est à l’œuvre, dès 1789, et l’on n’aurait à signaler ici qu’un simple changement d’échelle si elle ne se doublait pas, à partir de 1792 et jusqu’en 1793, d’une discrète logique de sauvegarde des reliques. En effet, à partir de 1792, il ne s’agit plus seulement de s’emparer des reliquaires pour envoyer leur poids de métal à la Monnaie – c’est, la plupart du temps, déjà chose faite par les autorités. Ce qui est en jeu, cette fois, c’est l’éradication d’un culte assimilé à une superstition, voire à une imposture.

la bonne ordonnance des dissociations, en 1791-1792

Il importe cependant de s’interroger, en amont, sur le contenu des reliquaires envoyés à la Monnaie. En effet, nombre de reliques ont été déjà dissociées de leurs reliquaires les plus précieux, au moment de leur translation vers les églises paroissiales constitutionnelles, prolongeant en cela le premier partage opéré par les paroissiens entre les biens nationaux (de valeur économique) et les reliques vénérées (de valeur religieuse et patrimoniale). À Vincennes, le curé assermenté Philippe Augustin Laude explique ainsi aux commissaires du district chargés d’apposer les scellés que, « en ce qui concerne l’argenterie » de la Sainte-Chapelle, « une partie renferme des objets très précieux aux yeux de la religion, des reliques authentiques, telles qu’une dent de Jésus-Christ, du bois de la vraie croix, qu’il est indispensable, surtout dans les circonstances présentes de traiter avec la plus grande décence et tout le respect possible 106 ». Cette prudente invitation au discernement quant aux

105. La déthésaurisation des trésors sacrés n’est pas une invention révolutionnaire. La Sainte- Chapelle, par exemple, a constitué de longue date un formidable appoint pour l’équilibre des finances royales. Voir Alexandre Vidier, « Le Trésor de la Sainte-Chapelle », Mémoires de la Société de l’ histoire de Paris et de l’Île-de-France, 36, 1909, p. 346-347 (Mandement de Charles IX ordonnant à la Chambre des comptes de faire prélever des matières d’or et d’argent parmi les joyaux les moins précieux du Trésor de la Sainte-Chapelle jusqu’à concurrence de 10 000 livres, 2 juin 1562) ; et Jérôme Morand, Histoire de la Sainte-Chapelle royale du Palais, Paris, Clousier et Prault, 1790, p. 195 (enlèvement de cinq gros rubis d’une valeur de 26 000 écus, le 23 février 1576), p. 202 (vente de plusieurs pièces d’argenterie de l’église de la Sainte-Chapelle, 1590).

106. A. N., F19/470, Reconnaissance par Jean Pierre Gaugé et Simon Pierre Préaux des scellés apposés à la Sainte-Chapelle, 31 octobre 1791.

Reliques et Révolution fRançaise 523

objets déposés dans la sacristie se prolonge par la requête de la municipalité de Vincennes tendant à assurer « la conservation des saintes reliques déposées par les rois à la Sainte-Chapelle supprimée, en les retirant de leurs châsses entourées de rubis et de diamant, qui seraient vendues au profit de la Nation, et en les plaçant dans une seule et même châsse, afin de ne pas enlever aux habitants du pays les objets de leur dévotion 107 ». De même, à Paris, au prieuré de Saint-Martin-des-Champs, le bénédictin Jacques Nicolas Adam s’emploie méticuleusement durant l’année 1791-1792, à « tirer les reliques de leurs chasses » de façon à composer un « recueil » des reliques du prieuré, à la suite duquel il « déclare qu’il l’a fait pour la plus grande gloire de Dieu sans aucun motif de cupidité et qu’il a abandonné à la discrétion des Commissaires nationaux l’or et l’argent des Reliquaires pour ne rechercher que les reliques qu’ils renfermaient 108 ». Pour ne donner qu’un exemple de ce double travail d’extraction et de dissociation des reliques de leurs châsses et reliquaires, en amont des envois massifs à la Monnaie, nous pouvons citer ce petit billet en forme d’authentique, rédigé par Adam le 26 août 1792 :

Nous soussigné D. Adam ancien Religieux Bénédictin de Saint Martin des Champs à Paris, certifions qu’en l’année mil sept cent quatre vingt douze, nous avons retiré du trésor de la sacristie du dit St Martin un coffre de bois qui a été tiré en 1791 d’un grand reliquaire d’argent qui a été porté à la monnaie. Ce coffre renferme la majeure partie du corps de saint Paxent martyr et la moitié de celui de sainte Albine sœur du même saint 109.

Après le 10 août 1792, une nouvelle phase de déthésaurisation des églises com-mence : l’urgence de la situation militaire – « la Patrie en danger » – et les besoins en numéraire poussent le ministre des Contributions publiques à demander la réquisition des « meubles, effets et ustensiles en or et argent qui se trouvent dans chaque église, soit cathédrale, paroissiale, oratoire ou chapelle quelconque ». Il ne s’agit plus seulement, cette fois, des églises fermées par suite de la suppression des monastères ou de celle d’églises paroissiales, mais bien des « églises conser-vées » : leurs biens « appartiennent incontestablement à la Nation qui a le droit d’en

107. A. N., S 2026, Requête de la municipalité de Vincennes au district de Bourg-la-Reine en faveur de la fabrique de Notre-Dame-de-la-Pissotte, 6 mai 1792. C’est finalement le Direc-toire du département de Paris qui, par une lettre du 7 août suivant au district de Bourg-la-Reine, approuve « la réunion des reliques dans une petite châsse au-dessus de la porte de la sacristie, après avoir fait extraire des reliquaires les métaux précieux et les pierreries, qui seront portés à l’Hôtel des Monnaies ». A. Tuetey, Répertoire général des sources manuscrites de l’ histoire de Paris pendant la Révolution française, t. 7, Paris, 1905, pièce 140, p. 20.

108. A. N., S 1333A, pièce s.d. jointe à la collection d’authentiques rassemblés ou établis par Dom Adam aux mois de février et août 1792 et placés à la suite du Catalogue des Reliques de Saint Martin des Champs telles qu’elles ont été trouvées dans les reliquaires aux années 1791 et 1792, et confrontées avec un catalogue très ancien, ms., année 1792, 2 f.

109. A. N., S 1333A, « Au nom de notre Seigneur Jésus Christ », pièce du 26 août 1792, Fr. J. N. Adam R. B. Scriba.

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faire l’application réclamée par les circonstances actuelles ». L’« urgence » conduit donc les membres de l’Assemblée législative à légiférer sur les conditions du culte elles-mêmes puisque les objets en or et en argent « employés au service du culte » sont désormais considérés comme de « pure ostentation » et que les députés jugent qu’ils « ne conviennent nullement à la simplicité qui doit accompagner ce service ». Ne sont exceptés des dispositions du décret que les ostensoirs (« soleils »), ciboires, calices et autres vases sacrés, cet article visant les objets servant régulièrement au culte. L’inventaire des objets doit être effectué par des délégués des conseils muni-cipaux, avant leur transfert dans les quarante heures, auprès des directoires de district, chargés eux-mêmes de transmettre à l’hôtel des Monnaies le plus proche – il y en avait dix-sept en activité sur l’ensemble du territoire français – toutes les pièces d’or et d’argent qui leur sont parvenues en vue d’une conversion immédiate « en monnaie qui sera employée au paiement du prêt des différentes armées fran-çaises ». Il s’agit bien d’une déthésaurisation massive du patrimoine ecclésiastique mobilier, dans lequel sont bien évidemment inclus les reliquaires.

Les archives qui concernent cette gigantesque métamorphose des objets sacrés en monnaie sont décevantes pour notre propos. En effet, elles indiquent le plus souvent le poids de métal transmis à l’hôtel des Monnaies mais les objets ont alors déjà perdu la fonction sacrale qui était la leur et ne sont plus désignés comme tels. À l’inverse, nous n’avons en règle générale, aucune trace ou procès-verbal de la remise effective des objets du culte par les membres du clergé constitutionnel. Pour autant que l’on puisse reconstituer les événements, les transferts de propriété paraissent s’être le plus souvent déroulés dans l’ordre. Soit ici, à titre d’exemple, le cas de la cathédrale de Coutances. Il semble bien que les reliques des saints Marcoulph, Lô, Romphaire, Gaud, Justin, Basilide, Cyrin, Nabor et Nazaire, qui reposaient dans une châsse d’argent, en aient été extraites le 30 janvier 1793 et enfermées alors dans un sac de soie verte 110. Lorsque le représentant Bouret, près d’un an plus tard – nous sommes cette fois en pleine phase déchristianisatrice – décide d’interdire le culte dans la cathédrale, « la clôture de l’église se fit avec assez de tranquillité et sans beaucoup d’indécence : on permit aux prêtres d’enlever les hosties consacrées, les reliques et les huiles saintes et les vases qui les contenaient furent purifiés avant d’être remis aux mains des exécuteurs 111 ». On peut donc imaginer ici deux étapes successives : la première, dès 1793, a consisté à dissocier reliquaires et reliques ; la seconde, en janvier 1794, qui prélude à la destruction de l’édifice, puisque le dôme

110. Abbé Lecanu, Histoire du diocèse de Coutances et Avranches depuis les temps les plus reculés jus-qu’ à nos jours, suivie des Actes des saints et d’un tableau historique des paroisses, t. 2, Coutances, 1878, p. 159-160.

111. Archives diocésaines de Coutances, « Mémoire ou registre concernant l’exercice du culte dans la commune et église cathédrale de Coutances depuis la cessation de la persécution et la liberté rendue au culte sous l’épiscopat de François Bécherel », rédigé par Louis Charles Bisson, vicaire général.

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est arraché et que la nef sert de marché public 112, laisse cependant l’opportunité aux prêtres constitutionnels desservant la cathédrale de « sauver » les reliques déjà extraites. Le corps de saint Claude, dont le cas est évoqué plus haut, ne bénéficie pas de la même chance : extrait de sa châsse d’argent, il avait été déposé dans un surtout de bois placé sur le marbre de l’autel où le trouvent les gendarmes réqui-sitionnés par le représentant en mission Lejeune. La phase de dissociation entre reliquaire et reliques n’a donc pas attenté à la conservation des reliques. C’est le clergé constitutionnel qui s’est chargé de l’extraction des ossements et de la remise des reliquaires.

la violation des sépultures royales : un triomphe sur le despotisme et la superstition ?

Tout autre est évidemment la phase déchristianisatrice proprement dite. Dans cette entreprise protéiforme, on ne saurait trop souligner le précédent qui associe la profanation des sépultures royales et la « déchristianisation » : une même révulsion, un même dégoût s’attache aux corps des rois et aux corps saints, débouchant sur des scènes d’intenses fureurs. Il faut rappeler ici que la destruction des reliques de la monarchie fut une destruction systématique qui atteste la volonté délibérée, de la part des conventionnels, d’éradiquer le caractère sacral de celle-ci. Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe est sans doute celui qui, avec sa puissance d’évo-cation épique, a le plus justement perçu les enjeux de cette violence : « Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils atten-daient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles : ils regardaient avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n’y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore : ils l’arrachèrent des entrailles du temps et la jetèrent au panier des débris 113. »

Au-delà de l’iconoclasme qui suit immédiatement la chute de la royauté – les symboles monarchiques érigés en bronze étant convertis en canons 114, c’est aux

112. Bibliothèque de la Société de Port-Royal, Fonds Grégoire, dossier Manche, Lettre de François Bécherel, évêque constitutionnel de Coutances, à l’abbé Grégoire, 5 ventôse an III (23 février 1795).

113. Mémoires d’outre tombe, Livre 43, chapitre 4 ; voir également, Jean-Marie Le Gall, « Violence et Révolution : exhumation et profanation des tombes royales à Saint-Denis », in Annie Duprat (dir.), Révolutions et mythes identitaires. Mots, violences, mémoire, Paris, Nouveau monde édi-tions, 2009, p. 157-171.

114. Voir le décret de l’Assemblée législative, en date du 14 août 1792, qui vise à transformer toutes les statues, bas-reliefs et autres monuments en bronze « élevés à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie » en canons pour la défense de la patrie. À ce sujet, Louis Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, nouvelle édition augmentée, Paris, Robert Laffont, 1994 [1959], p. 297.

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corps eux-mêmes des rois en tant que reliques que la Convention a décidé de s’attaquer. Dès l’automne 1792, dans Les Révolutions de Paris, Sylvain Maréchal (1750-1803, futur auteur du Jugement dernier des rois, créé le 17 octobre 1793 au lendemain de l’exécution de Marie-Antoinette, et futur rédacteur du Manifeste des Égaux et du Dictionnaire des athées) avait réclamé leur destruction en utilisant précisément le mot de reliques :

Tandis que nous sommes en train d’effacer tous les vestiges de la royauté, com-ment se fait-il que la cendre impure de nos rois repose encore intacte dans la ci-devant abbaye de Saint-Denis ? Nous avons fait main basse sur les effigies de tous nos despotes. Aucune n’a trouvé grâce à nos yeux. Statues, bustes, bas-reliefs, tableaux, dessins, gravures, toute image de roi a été soustraite à notre vue et nous souffrons que leurs reliques 115, précieusement conservées dans des cercueils de plomb, insultent aux mânes de quantité de bons citoyens, morts pour la défense de la patrie et de la liberté, et qui à peine ont obtenu les honneurs de la sépulture 116.

Le 1er août 1793, au nom du Comité de salut public, Bertrand Barère vient annoncer à la Convention que

[…] le Comité a pensé que pour célébrer la journée du 10 août qui a abattu le trône, il fallait dans le jour anniversaire, détruire les mausolées fastueux de Saint-Denis. Dans la monarchie, les tombeaux mêmes avaient appris à flatter les rois. L’orgueil et le faste royal ne pouvaient s’adoucir sur ce théâtre de la mort, et les porte-sceptres qui ont fait tant de mal à la France et à l’humanité semblent encore dans la tombe s’enorgueillir d’une grandeur évanouie. La main puissante de la république doit effacer impitoyablement ces épitaphes qui rappelleraient encore des rois, l’effrayant souvenir 117.

Pris le jour même dans la perspective des célébrations révolutionnaires du 10 août 1793, le décret du 1er août 1793 stipule dans son article XI :

Les tombeaux et mausolées des ci-devant rois élevés dans l’église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux, dans toute l’étendue de la république, seront détruits le 10 août prochain 118.

L’opération proprement dite se déroule en plusieurs phases distinctes. La des-truction des tombeaux de Saint-Denis s’effectue du 6 au 8 août 1793. Le 26 sep-tembre, Barère et Joseph Lequinio relancent l’opération de destruction radicale du

115. C’est nous qui soulignons.116. L. Réau, ibid., p. 286-287.117. Roger Bourderon (éd.), Saint-Denis ou le Jugement dernier des rois. Actes du colloque organisé

par l’Université Paris VIII, l’Institut d’ histoire de la Révolution française (Université Paris I) et le Comité du Bicentenaire de la Révolution à Saint-Denis, du 2 au 4 février 1989 à l’Université Paris VIII à Saint-Denis, Saint-Denis, éditions PSD, 1993, p. 233.

118. Ibid., p. 243.

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mausolée royal en s’indignant de ce que les « reliques » des rois soient toujours en place dans la basilique. L’exhumation des corps prend place du 12 au 28 octobre 1793, puis du 17 au 19 novembre (le cardinal de Retz), et s’achève le 18 janvier 1794 (Marguerite de Flandre). Cent dix-huit corps sont exhumés puis inhumés dans le cimetière voisin, non sans subir parfois de nombreux outrages et quelques prélèvements. Les attributs de souveraineté (couronnes, sceptres, mains de justice) retrouvés dans les tombeaux sont déposés sur le bureau de la Convention par deux commissaires de la ville le 21 octobre 1793 :

Trop longtemps notre commune a été le charnier royal de ces vils despotes. En détruisant l’asile qui renfermait leurs cendres, nous avons trouvé des preuves de l’idolâtrie qu’ils exigeaient des peuples, leurs maîtres, qu’ils avaient l’impudence d’appeler leurs sujets. Nous les présentons à ceux qui brisent les sceptres et les couronnes pour faire régner la liberté et l’égalité 119.

D’autres exhumations et d’autres destructions suivent. Le corps de la pieuse Madame Louise, fille de Louis XV, entrée en religion, est exhumé du Carmel de Saint-Denis le 29 octobre. Le trésor de la basilique Saint-Denis (auquel avait été réuni celui de la Sainte-Chapelle le 12 mars 1791) est transporté à Paris par six chariots et déposé à la Convention le 13 novembre 1793 au terme d’une mascarade antireligieuse. Il contient les reliquaires de la basilique (dont le chef de saint Denis), les châsses, les croix, les objets de culte et les vêtements liturgiques

La destruction du sanctuaire des rois de France apparaît ici inséparable de la déchristianisation effectuée à Saint-Denis plus tôt et plus violemment qu’ailleurs, dans le cours des mois de septembre et octobre 1793. Une délibération municipale, en date du 21 septembre, ordonne la destruction de toutes les croix de la com-mune 120. Le 22 septembre, des habitants de Saint-Denis demandent à prendre le nom de « Franciade » 121. Le dernier office a été célébré le 13 octobre ; la basilique (devenue église paroissiale) est fermée au culte le 16 octobre. L’exhumation des corps des rois, des reines, des princes et des princesses et des grands serviteurs de la monarchie (Duguesclin, Turenne) donne lieu, d’autre part, à un ensemble de gestes qui intéressent le rapport aux reliques à la fin du xviiie siècle, soit dans le registre de la profanation des corps auxquels il s’agit de retirer tout caractère sacral, soit dans le registre profane de l’appropriation ou de la collection 122 : le corps de Louis XIV est découpé au couteau par un charretier qui lui ouvre la bouche et

119. Ibid., p. 219-220.120. Ibid., p. 216.121. Ibid., p. 223, « Depuis trop longtemps la ville de Saint-Denis porte un nom qui lui rappelle

le souvenir d’un fanatisme qu’elle veut bannir à jamais et des prétentions de despotes qui voulaient régner sur les Français jusque dans la poursuite des tombeaux. Elle vous propose de changer ce nom en celui de Franciade. » La Convention autorise la ville à prendre ce nom le 21 octobre 1793 ; elle le conservera jusqu’en 1800.

122. Ibid., p. 245-247, d’après Henry-Martin Manteau.

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le ventre et en sort l’étoupe qui maintenait les chairs, à la joie des spectateurs ; le corps de Marie de Médicis est outragé par les ouvriers qui l’injurient, lui arrachent les cheveux, l’accusent du meurtre de son mari ; un soldat coupe un morceau de la barbe de Henri IV et se la met en moustache en disant : « Je suis soldat aussi, moi ! Je ne veux plus porter d’autre moustache, et je suis sûr de vaincre ces b… de gueux d’Anglais, qui nous veulent tant de mal » ; des prélèvements de dents, d’ongles, de cheveux, de poils, d’os, de linge sont effectués par les ouvriers et les habitants ; ils seront négociés après la Révolution sous forme de bagues ou de talismans.

La destruction des cœurs royaux, conservés au Val de Grâce sous une double enveloppe de plomb et de vermeil surmontée d’une couronne, intervient dans la même période. Les cœurs sont brûlés en place de Grève. Un peintre, Martin Drolling, achète ces restes calcinés pour en faire une couleur brune connue sous le nom de « terre de momie ». Relique royale autant que sacrale, la sainte ampoule de Reims est enfin détruite publiquement le 6 octobre 1793 par le représentant en mission Philippe Rühl, doyen d’âge de la Convention, mais aussi luthérien et fils d’un pasteur de Worms, et terroriste convaincu, qui choisira de se donner la mort lors de l’arrestation des « derniers montagnards » en prairial an III.

Citoyens mes collègues [écrit-il dans une lettre en date du 7 octobre, lue à la séance de la Convention du 11 octobre 1793], je me suis transporté sur la place ci-devant royale, aujourd’hui nationale, j’y ai prêché la haine des tyrans, et pour joindre l’exemple au précepte, la pratique à la théorie, j’ai brisé, en présence des autorités constituées et d’un peuple nombreux, sous les acclamations répétées de « Vive la République, une et indivisible ! », le monument honteux créé par la ruse perfide du sacerdoce, pour mieux servir les desseins ambitieux du trône ; en un mot, j’ai brisé la sainte ampoule, sur le piédestal de Louis le fainéant, quin-zième de ce nom […] La sainte ampoule n’existe plus, ce hochet sacré des sots et cet instrument dangereux dans la main des satellites du despotisme a disparu. Recevez-en, mes collègues, les débris 123.

On notera ici le lexique employé par Rühl dénonçant tout à la fois la « ruse perfide » du sacerdoce associée aux « desseins ambitieux » des tyrans : ce sont les « hochets des sots » qu’il faut s’employer à faire disparaître. Le compte rendu que le journal local Le Manuel du citoyen rédigé par le vicaire épiscopal Antoine Joseph Bastien-Tonus fait de la cérémonie va dans le même sens, insistant sur la « crédule superstition » qu’il s’agissait d’éradiquer : « la gente aristocratico-fanatique » a eu beau avoir « recours aux bonnes prières pour conjurer le ciel d’envoyer un pigeon propice qui tirât des mains des profanes l’objet de leur pieuse crédulité » – allusion à la colombe qui, selon la légende, avait apporté à saint Rémi la sainte ampoule pour le baptême de Clovis –, ce « ridicule hochet de la superstition » a cependant

123. A. P. de 1787 à 1860, 1re série, t. 76, Paris, 1995, p. 340. Lettre de Rühl représentant en mis-sion, datée de Reims, 7 octobre 1793.

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été anéanti 124. La liaison est désormais clairement établie entre « les préjugés reli-gieux et ceux qui rappellent la mémoire des rois » : tels sont en effet les termes du décret de la Commune de Paris, en date du 23 brumaire an II (23 octobre 1793), qui appelle à la destruction des statues de la galerie des rois de Juda, ancêtres de la Vierge, placées au-dessus des portails de la façade de Notre-Dame et assi-milées à celles des Capétiens (« gothiques simulacres des rois de France »). Deux semaines plus tard, David, au nom du Comité d’instruction publique, présente à la Convention son projet d’édification d’une statue du peuple français en Hercule, qui serait placée à la pointe de l’île de la Cité, à la place de l’ancienne statue de Henri IV, sur une accumulation de statues détruites : « Citoyens, vous avez décrété qu’il serait élevé à la gloire du peuple français un monument pour transmettre à la postérité la plus reculée le souvenir de son triomphe sur le despotisme et la supers-tition, les deux plus cruels ennemis du genre humain. Vous avez approuvé l’idée de donner pour base à ce monument les débris amoncelés de la double tyrannie des rois et des prêtres 125. » Le despotisme et la superstition, les deux plus cruels ennemis du genre humain… La double tyrannie des rois et des prêtres… Le sort de toutes les reliques est scellé par cette apposition entre le despotisme et la superstition, le roi et le prêtre, privilégiant une lecture politique commune de la symbolique sacrale de l’ancienne France. Nous sommes le 7 novembre 1793 (« vieux style »). Six jours plus tard, le 13 novembre, c’est-à-dire le lendemain du jour où « les pourritures dorées qui existaient à Franciade » ont été triomphalement portées à la Convention, Claude-Nicolas Varenflot, ex-bénédictin et sacristain de l’abbaye Saint-Denis, et Pierre Dantant, ex-bedeau de la paroisse voisine des Trois-Patrons inhument, sui-vant un cérémonial infiniment plus discret et rapide, les ossements des trois mar-tyrs Denis, Rustique et Eleutère. Enveloppés chacun d’un voile de calice, les saints ossements sont soigneusement placés, en présence du citoyen Singy, dit Fribourg, ex-suisse de l’abbaye, à l’intérieur du tombeau resté vacant de Jean Pastourel, dans la chapelle du Lépreux 126. La profanation publique des corps de la famille royale s’est donc ici accompagnée d’une sauvegarde silencieuse et cachée des corps saints, marquant par là même un discret partage à propos duquel les récits de presse fan-tasmatiques et les adresses triomphales à la Convention sont restés sourds.

124. Le manuel du citoyen, 9 octobre 1793 cité par G. Laurent, « Le conventionnel Rühl à Reims. La destruction de la sainte ampoule », Annales historiques de la Révolution française, t. 3, 1926, p. 144-145.

125. L. Réau, Histoire du vandalisme, op. cit., p. 294-295.126. A. D. Seine-Saint-Denis, 220 J 11/1. Transcription dans Christian Oppetit (dir.), Le Chapitre

de la basilique de Saint-Denis 1806-1895, Bobigny, Conseil général de la Seine-Saint-Denis, 2006, p. 51. Les ossements seront exhumés dès le 1er octobre 1795 et portés sous l’autel de l’église des ci-devant carmélites de la ville.

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Ces « saloperies de soi-disant reliques »

On a déjà évoqué plus haut la pauvreté des informations contenues dans les adresses à la Convention et leur lexique stéréotypé. Il est, bien évidemment, possible d’en établir une série en rassemblant celles des adresses envoyées par les municipalités, les sociétés populaires, les comités de surveillance, qui annoncent l’envoi à la Mon-naie des « hochets », « joujoux » et autres « brimborions » du fanatisme 127 : la muni-cipalité de Sedan fait ainsi passer la « batterie de cuisine du sacerdoce » consistant en cent trente-trois marcs d’argenterie, ainsi que tout ce qu’elle a pu enlever du « dessus des décorations de l’ambigu comique ultramontain » consistant en « 324 marcs de galons presque tous d’or » ; elle précise même que « les châsses ont servi à faire du feu aux sans-culottes » et que « encore une fois le grand saint Laurent a obtenu les honneurs de la brûlure 128 ». Nous pourrions naturellement multiplier les exemples de ces adresses qui sont autant de communiqués de victoire récapi-tulant le poids du métal récupéré, dénonçant la « friponnerie » et l’« hypocrisie » de prêtres « fainéants » et « imposteurs », et célébrant la manière dont les citoyens, une fois « le bandeau de l’erreur » déchiré, retrouvent la lumière et savent se porter à la hauteur de celle qui émane de la « Sainte Montagne ». Il est beaucoup plus rare de trouver, parmi ces adresses, des allusions précises à l’objet reliques, et donc de savoir ce qui en a été réellement fait. Lorsque la commune d’épernay invite les conventionnels à trouver, parmi les « reliques de la sottise » qu’elle envoie, « les che-veux de cette célèbre prostituée nommée Magdelaine, que les prêtres sanctifièrent parce qu’il leur importait d’avoir des saints de toute profession », et « une côte de cette fameuse Geneviève que Paris croyait posséder toute entière 129 », il est clair, ici, que châsses et ossements, d’un même mouvement, ont été envoyés à Paris. Il n’est pas inutile de rappeler le contexte précis dans lequel s’inscrit cette vague de destructions. Le calendrier républicain, d’essence profondément déchristianisa-trice a été adopté le 5 octobre. La sainte ampoule, on l’a vu, a été brisée à Reims le 6 octobre. Fouché émet son célèbre décret déchristianisateur sur les cimetières (« La mort est un sommeil éternel ») le 10 octobre à Nevers. La veille du discours de David, le 6 novembre 1793 (16 brumaire an II), la Convention a pris son décret décisif autorisant les municipalités à abandonner le culte catholique et présidant à la fermeture effective de l’ensemble des lieux de culte sur le territoire de la Répu-blique. Le 10 novembre, la cathédrale Notre-Dame a été transformée en temple de la Raison, au terme d’une mascarade antireligieuse qui a détruit l’ensemble du

127. Une analyse de ces adresses a été proposée par Vovelle, 1976, p. 148-284 ; et Vovelle, 1988, p. 67-101, 155-255.

128. A. P., t. 83, du 16 nivôse au 8 pluviôse an II (5 janvier au 27 janvier 1794), séance du 17 nivôse an II (6 janvier 1794), p. 43, no 9, Adresse de la commune de Sedan, s.d. [27 frimaire an II (17 décembre 1793)].

129. A. P., t. 80, Paris, 1912, p. 68, séance du 4 frimaire an II (24 novembre 1793), Adresse de la commune d’épernay, s. d., signée C. Angiboust Levier.

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mobilier, des statues et des reliques de l’ancien sanctuaire marial de Paris. Le pro-cessus de la destruction révolutionnaire généralisée des reliques est engagé. C’est celui-ci qu’il convient maintenant d’analyser.

Les adresses qui font mention de reliques s’inscrivent toutes dans une argumen-tation déchristianisatrice serrée qui vise à manifester l’imposture que représente le culte qui leur est rendu. On en donnera ici quelques échantillons significatifs. Soit d’abord la députation de Franciade – c’est-à-dire Saint-Denis – déjà évoquée plus haut, qui est introduite le 22 brumaire an II (12 novembre 1793) dans l’en-ceinte de la Convention et qui apporte aux citoyens législateurs « toutes les pour-ritures dorées qui existaient à Franciade ». L’adresse lue à la tribune évoque tout particulièrement le chef de saint Denis :

Un miracle, dit-on fit voyager la tête que nous apportons de Montmartre à Saint-Denis. Un autre miracle plus grand, plus authentique, le miracle de la Révolution, le miracle de la régénération des opinions vous amène cette tête à Paris : une seule différence existe dans cette translation ; le saint, dit la légende, baissait respectueusement sa tête à chaque pause ; nous n’avons pas été tentés de baiser cette relique puante ; son voyage ne sera pas noté dans les martyrologes, mais dans les Annales de la Raison, et doublement utile à l’espèce humaine. Ce crâne et ces guenilles sacrées qui l’accompagnent vont enfin cesser d’être le ridi-cule objet de la vénération du peuple et l’aliment de la superstition, du mensonge et du fanatisme. L’or et l’argent qui les enveloppent vont contribuer à affermir l’empire de la raison et de la liberté. Ces trésors amassés depuis plusieurs siècles par l’orgueil des rois, la stupide crédulité des dévots trompés et le charlatanisme des prêtres trompeurs semblent avoir été réservés par la Providence pour cette glorieuse époque. On dira bientôt des rois, des prêtres et des saints : ils ont été. Voilà enfin la raison à l’ordre du jour ; ou pour parler le langage mystique, voilà le jugement dernier qui va séparer les bons des méchants 130.

Que ce texte ait été vraisemblablement écrit par un bénédictin abdicataire, maire de Franciade, ne surprendra pas outre mesure : la référence précise à la légende, la mention de la translation et des martyrologes, l’allusion caustique au langage « mystique » et au jugement dernier peuvent effectivement faire penser à un substrat de culture cléricale 131. Le retour à Paris de la relique s’analyse ici comme

130. A. P., t. 79, Paris, 1911, p. 84, Discours de la députation de Franciade, ci-devant Saint-Denis. Le discours reprend exactement les termes de l’adresse.

131. Ibid. ; on lit dans le texte de l’adresse : « On ne pouvait mieux faire escorter ces bienheu-reux que par le maire de notre commune qui, le premier de tous les prêtres du district, a sacrifié à la philosophie les erreurs sacerdotales en se déprêtrisant et en se mariant. » Le maire, Philippe-Joseph Pollart est un ancien bénédictin de Saint-Maur, qui a été vicaire constitu-tionnel de la paroisse Saint-Michel, à Saint-Denis, avant d’abdiquer ses fonctions sacerdotales, le 24 octobre 1793, et de se marier (A. N., F19/879).

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une translation inversée : à l’odeur de sainteté a succédé la puanteur 132 ; à la véné-ration superstitieuse, la raison ; à la thésaurisation dans des reliquaires coûteux et inutiles, la circulation monétaire productrice de liberté et, au « faste catholique », l’austérité républicaine. À Rilly-Sainte-Syre, qui veut désormais s’appeler Rilly-la-Raison, dans l’ancien diocèse de Troyes, la destruction des reliques de la « très grande sainte Syre » qui avait autrefois opéré des « miracles étonnants » et « de temps à autre […] en faisait encore quelques uns, aux yeux des sots, cela s’entend », s’appa-rente à une leçon d’anatomie délivrée par le citoyen Gamichon, officier de santé et membre du conseil général de la commune « accusé par quelques uns, naguère, des prêtres surtout, d’incrédulité et de philosophie, ayant embrassé l’apostolat de la raison 133 ». C’est lui qui suggère l’ouverture de la « grande et lourde châsse » où « la prétendue sainte Syre » était, « pour la presque totalité des bonnes gens environnant […] dans un état de sainteté physique et de la plus brillante carnation ». L’ouverture s’effectua « dans le calme au milieu de trois cents personnes au moins » : « Eh bien qu’avons-nous trouvé dans ce reliquaire ? Tu le devines aisément, citoyen Président, des os vermoulus, deux têtes, un humérus, un cubitus, une côte, une portion de fémur, un os de la hanche et deux tibias d’adultes. Une très grande portion de l’humérus, un os de la hanche et un sacrum d’un individu de 10 à 12 ans. »

Cette découverte donne aussitôt lieu à une « démonstration » ostensible faite en chaire par le citoyen Gamichon « franc sans-culotte » qui a prononcé un discours « improvisé relatif à la circonstance ». Le « miracle » de cette journée mémorable est que « beaucoup recouvrirent la lumière et disaient en s’en retournant : “je suis venu, j’ai vu, je suis vaincu par la force de la vérité et je suis détrompé” 134 ». Le récit, on le voit, est construit en une sorte de parabole évangélique inversée ; à la croyance superstitieuse en l’incorruptibilité du corps de la sainte et en son pouvoir surna-turel de faire des miracles se substitue une démonstration d’histoire naturelle : des ossements « vermoulus » – signe de la corruption qui touche, après sa mort, tout être vivant – appartenant à plusieurs individus dont un enfant sont autant de preuves scientifiques de l’imposture du culte qui leur était rendu. Le protagoniste

132. On a déjà noté plus haut pour Saint-Claude cette même inversion de l’odeur de sainteté que l’on retrouve aussi dans l’adresse des autorités constituées et de la Société populaire de Senones, en date du 28 frimaire an II (18 novembre 1793), qui annonce la fonte des châsses « qui renfermaient des ossements infects auxquels on attribuait sottement le pouvoir d’ac-corder la pluie et le beau temps », A. P., t. 83, Paris, 1961, p. 73, no 18, séance du 18 nivôse an II (7 janvier 1794) ; et dans celle, non datée, du Conseil général et de la Société populaire de Valréas qui évoque « la riche enveloppe qui cachait les ossements dégoûtants d’un prétendu saint que des moines imposteurs faisaient adorer comme le dieu de la pluie », A. P., t. 89, Paris, 1971, séance du 29 germinal an II (18 avril 1794), p. 26, no 46.

133. Sainte Syre était vénérée particulièrement pour ses pouvoirs miraculeux de guérison des maladies des yeux.

134. Convention nationale, séance du 12 frimaire an II (2 décembre 1793), A. P., t. 80, Paris, 1912, p. 497-498. Lettre d’Edme Roujaux, maire de Rilly-Sainte-Syre au président de l’Assemblée nationale.

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de cette « naturalisation » de la relique au nom de la raison est ici un médecin et l’on mesure évidemment l’écart existant avec l’une des fonctions remplies par les membres de cette profession, qui consistait, lors des cérémonies de reconnaissance des reliques, à participer à leur authentification.

Le dernier exemple que nous voudrions retenir associe clairement, nous y reviendrons, la destruction des signes de la féodalité et de la royauté à l’intérieur des églises – décrétée le 14 septembre 1793 par la Convention – à l’iconoclasme et à l’autodafé des reliques. Le 22 frimaire an II (12 décembre 1793), le conseil général de Maillezais adresse à la Convention outre l’inventaire de l’or, l’argenterie et des ornements de son église, le procès-verbal de ses délibérations où est transcrit le récit de l’action menée. Non seulement la « couronne fleur de lyse » qui était sur le tabernacle et les « armes d’un ci-devant évêque qui étaient placées sur la porte » ont été détruites, mais « les ci-devant saints et saintes de bois » sont descendus « par terre plus vite qu’ils n’étaient montés […] lesquels en tombant se sont cassés les uns les bras, les autres les jambes ». Tous ces signes ont été soigneusement ramassés pour faire avec les missels, reliquaires, croix de bois, petits saints et anges un feu d’artifice dans le temple de la Raison le premier décadi. Quant aux reliques elles-mêmes – dont le Conseil général fait un inventaire précis, en particulier « le tibia du fameux saint Rigomer qui a fait tant de miracles en cette commune » – celui-ci décide de mettre toutes ces « béatilles très sèches » de « prétendus » saints pour « assister au feu de joie de la première décade afin d’être honorées comme elles en sont dignes 135 ».

Les adresses à la Convention se situent toutefois dans l’ordre du discours (quels ossements de saint Denis sont effectivement parvenus dans son enceinte ?) ou d’une pédagogie révolutionnaire à l’égard des simples, égarés par des objets trompeurs ou abusés par des clercs qui leur font rendre un culte à des cadavres ordinaires. Le problème peut être posé à partir de ce qui se passe dans la capitale, épicentre du phénomène, à partir d’un épisode dont on connaît à la fois la face publique (discursive) et les coulisses. Dans les Révolutions de Paris, commentant le décret municipal du 2 brumaire an II (23 octobre 1793), Louis Marie Prudhomme fait très classiquement le lien rhétorique entre la destruction de la galerie des rois de Juda à Notre-Dame et l’iconoclasme visant les statues des saints :

Il est un autre outrage que le culte catholique fait encore tous les jours aux autres cultes. Nos rues, nos chemins, nos édifices sont couverts de croix et de petits oratoires. Tous ces signes multipliés semblent vouloir forcer les passants à s’ar-rêter, et à honorer pour ainsi dire, malgré eux, tel ou tel dieu, tel ou tel saint, comme les lettres rouges de notre almanach semblaient nous forcer à les chômer ;

135. A. P., t. 83, Paris, 1961, p. 463, no 11, séance de la Convention du 30 nivôse an II (19 janvier 1794). L’adresse du Conseil général de la commune de Maillezais est datée du 22 frimaire an II (12 décembre 1793).

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ils annoncent une religion dominatrice. Des représentants du peuple les ont fait déjà disparaître dans plusieurs départements. La commune de Paris vient d’imiter cet exemple dans cette grande cité. Par ses ordres, la vierge de la rue aux Ours est enlevée, & ira rejoindre son prétendu assassin, le grand suisse de paille. Il a été arrêté que toutes les effigies religieuses, qui existent dans les différents quartiers de Paris, disparaîtraient, et que les rois et les saints de bois et de pierre ne se morfondraient plus à la porte des églises : comme chacun est le maître de se créer un dieu suivant son coeur, on a senti qu’il ne fallait au public d’autres signes de la divinité que ceux que la nature fournit elle-même, la terre et [l]es cieux ; et que l’Indou et le Persan devaient traverser la France entière, sans y rien rencontrer qui choquât leurs idées religieuses 136.

On ne s’attarderait pas sur cette exégèse – au demeurant tout à fait banale quand elle paraît – de la législation, si la Vierge de la rue aux Ours n’avait été l’objet d’une perquisition fouillée de la part des sectionnaires de Gravilliers.

L’histoire de la Vierge de la rue aux Ours est bien connue du peuple de Paris puisque chaque année, le 3 juillet, s’y fait un feu d’artifice et qu’est brûlée l’effigie d’un Suisse ivre rappelant la mémoire du soldat qui, en 1418, « désespéré après avoir joué et perdu tout son argent, de rage et de furie s’en alla malheureusement frapper l’image de la glorieuse Vierge posée dans cette rue près de la fontaine de Saint Leu, de laquelle image Dieu permit qu’il en sortît du sang 137 ». La fête s’est largement folklorisée au cours des siècles, le mannequin d’osier n’est plus vêtu que d’une souquenille, et les spectateurs s’esclaffent surtout des révérences et des courbettes que fait le géant processionnel porté sur les épaules d’un homme « devant toutes les Vierges de plâtre qu’il rencontre » ; elle connaît même un regain de popularité quand on donna par dérision au mannequin d’osier les traits de Jean-Jacques 138 ; mais l’origine même du sacrilège, si l’on en croit Louis-Sébastien Mercier, semble s’être perdue. Pour lui, le Suisse de la rue aux Ours est « un spec-tacle pour la populace et rien de plus […] pour le plaisir et la récréation des petits Savoyards que cela amuse beaucoup 139 ».

136. Révolutions de Paris, dédiées à la Nation, 17 (213), 7 brumaire an II (28 octobre 1793), p. 142-143. L’arrêté en question du Conseil général de la Commune de Paris associe, sans précision, les « monuments du fanatisme et de la royauté », ordonne « que toutes les effigies religieuses qui existent dans les différents lieux de Paris seront enlevées [et] invite les Sociétés populaires à désigner tous les monuments de la barbarie » sans mentionner la Vierge de la rue aux Ours. Il se trouve dans la Gazette Nationale ou le Moniteur universel, 34, 4 brumaire an II (25 octobre 1793), (vieux style), p. 197.

137. Texte tiré de l’estampe datée de 1664 représentant le miracle de la rue aux Ours, BNF, Estampes, Fonds français, Li 58, p. 5.

138. Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, in Id., Œuvres complètes, sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, t. 1, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 714. La scène s’est passée en juillet 1776.

139. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, chap. 317 [janvier 1782], t. 1, Paris, 1994, p. 837-838.

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Reste que pour les bénédictins de Saint-Martin des Champs, dépositaires de la statue de la Vierge à l’enfant « connue et vénérée sous le nom de la Vierge mira-culeuse de la Rue aux Ours », la signification rituelle du brûlement de l’effigie est bien précise, parce que traditionnelle et presque immémoriale : « depuis l’an 1418 jusqu’en 1790 […] le criminel fut brûlé vif » devant une « une image de la vierge pour lui faire réparation 140 ». Et lorsqu’il s’est agi, en 1792, de dépouiller les chapelles de Saint-Martin, c’est tout naturellement le sacristain Adam qui, nous l’avons vu, s’étant chargé d’inventorier les reliques du prieuré et de les dissocier de leurs reliquaires, s’empressa de recueillir la statue miraculeuse pour qu’« en cas d’inversement des choses, l’on puisse reconnaître le mérite de cette Sainte Vierge ». La statue de pierre accompagnée « d’un certificat, au sceau de l’ordre de Cluny », les trois pavés « sur lesquels a rejailli le sang de la Vierge miraculeuse », ainsi qu’« une petite image de cette vierge où on voit par la gravure la figure d’un homme qui frappe la dite Vierge avec un poignard à la main [et] un autre homme qui est témoin et a l’air effrayé d’un tel attentat », vinrent rejoindre l’ensemble des reliques réunies dans sa chambrette. Il y avait là, extraits de leurs reliquaires, quantité de reliques insignes et de fragments de reliques de corps saints en tout genre : la moitié du corps de saint Paxent (second patron du prieuré) et de celui de sa sœur, sainte Albine ; les chefs des saints Paxent, Godegrand, Gunifort, étienne, Jean Baptiste et d’une compagne de sainte Ursule ; une partie du chef de sainte Marie égyptienne voisinait avec un buste de saint Martin parmi le bras de sainte Agnès, la côte de saint Laurent, une dent de saint Blaise, un doigt de sainte Marie Madeleine et du pape saint Clément. Les fragments infimes d’ossements d’émond (« Roi et martyr »), des saints Côme et Damien, de ceux des saints et saintes Bénévent, Maurice, Julien, Agoard, Odillon, Hugues, Eutrope, Innocent, Bradan, Valentin, Maurice, Victor, Leu, Hilaire, Adrien, Léger, Benoît, Colombe, Radegonde, Marguerite et Eusébie, se distinguaient parmi beaucoup d’autres non identifia-bles, parce que « les titres étaient tellement altérés qu’ils ont tombé en poussière au premier attouchement ». Adam, aidé de l’ancien supérieur général de l’ordre de Cluny, Jean-Baptiste Courtin, et de son confrère bénédictin Joseph-Antoine Meffre, maître des novices, avait réuni à ces reliques de corps saints des morceaux de bois de la vraie croix (« dite croix de Lorraine ») – lesquels étaient « conservés et vénérés à St Martin des Champs par une tradition immémoriale comme provenant du bois sacré sur lequel s’est opéré notre rédemption » –, des « huiles sur lesquelles le feu du ciel est descendu miraculeusement », le chandelier de saint Godregand,

140. A.N., S 1333A, Procès-verbal de l’enlèvement de la statue de la Vierge par J. N. Adam, du 28 août 1792. Toutes les pièces révolutionnaires de cette affaire que nous étudierons très en détail dans un prochain article ont été dissociées par les classements archivistiques et se retrouvent aujourd’hui dispersées dans la série S, dans les archives du Tribunal révolutionnaire (W 341, dossier 634), et parmi les papiers de l’accusateur public Fouquier-Tinville (W 140, 144, 146 et 153).

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la tunique de saint Jean l’évangéliste (exposée « depuis un temps immémorial » à la vénération publique) et le voile de sainte Agathe.

L’essentiel de cette opération de sauvegarde des reliques extraites de leurs reli-quaires était achevé en août 1792, sans que cela n’ait apparemment posé de diffi-culté à personne, pas même au commissaire de la municipalité de Paris, Charlier, chargé de l’enlèvement des reliquaires, de l’argenterie et autres effets de la sacristie. Celui-ci avait concédé aux ex-bénédictins la statue miraculeuse contre les préten-tions d’une ci-devant noble de la rue Notre-Dame-des-Champs qui « avait envie d’avoir cette Vierge ». Cependant, le 22 nivôse an II (11 janvier 1794), les temps avaient changé et « le citoyen Adam ci-devant moine de Saint Nicolas » fut rat-trapé par la rumeur et les dénonciations lorsqu’il se présenta devant le Comité de surveillance de sa section pour renouveler son certificat de civisme : le « Comité ayant connaissance de quelques propos contre-révolutionnaires qui avaient été tenus par les ci-devant moines et sachant qu’il existait une ci-devant Vierge mira-culeuse » voulait maintenant « savoir pourquoi il mettait tant de prix à conserver cette Vierge et les reliques qu’il avait ôtées de dedans la ci-devant sacristie 141 ». Le marchand chiffonnier Pierre Martin Dusaussoy et le sculpteur Pierre François Aubin, tous deux membres du comité révolutionnaire, furent chargés d’une per-quisition domiciliaire dont ils ramenèrent la statue de la Vierge ainsi que « toutes les reliques qui étaient dans leur logement » : il y en avait une « pleine hotte tant qu’un homme pouvait porter » et parmi « toutes ses reliques chacune enveloppée d’un petit procès-verbal », les commissaires sans-culottes furent particulièrement frappés par les « ossements de crâne de mort » ainsi que par les « brevets » et les « grands parchemins qui sont des certificats du pape d’envoyer desdites reliques au ci-devant Saint-Martin » 142.

les reliques à l’épreuve du mouvement déchristianisateur

La conclusion de ce long procès-verbal du 22 pluviôse (10 février 1794) est à la fois malheureuse et particulièrement instructive. Malheureuse puisque les trois ci-devant bénédictins furent emprisonnés à Sainte-Pélagie pour être ensuite jugés devant le Tribunal révolutionnaire qui les condamna à l’échafaud 143. Instructive,

141. A. N., F7* 2486, Section des Gravilliers, séances du Comité de surveillance, 22 nivôse an II, p. 229.

142. Sur l’envoi des reliques des catacombes, le Centre d’anthropologie religieuse européenne conduit une enquête.

143. Les trois bénédictins furent accusés : « 1° d’avoir conservé dans leur domicile deux images de la confrérie de la Sainte Vierge de la rue aux Ours sur lesquelles étaient les armes de Capet ; 2° d’avoir également conservé dans leur domicile la statue de la Vierge en pierre sur laquelle ils avaient collé différents morceaux de papier, pour faire remarquer les endroits sur lesquels elle avait reçu des coups de couteau ; 3° d’avoir constaté l’authenticité de cette statue par un

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parce qu’en deçà de la lutte politique contre le « fanatisme » et les menées « contre-révolutionnaires », en deçà même des figures discursives propres aux adresses révo-lutionnaires, lorsque les sans-culottes se trouvent effectivement confrontés aux reliques des corps saints extraits de leurs reliquaires, se lit un dégoût anthropo-logique à l’égard des dépouilles mortelles, de « toutes ces saloperies de soit disant reliques » que le Comité révolutionnaire avait passé « une partie de la nuit à déve-lopper » de leurs authentiques. Lors des scènes d’exhumation, la violence à l’égard des chairs royales pouvait être tentative d’appropriation de la puissance qui leur était attribuée. On retrouve une ambivalence analogue lorsqu’il est question des reliques. Le propos des « déchristianisateurs » est bien de dénoncer le mensonge sacerdotal qui contraignait les peuples à révérer des représentations fallacieuses, et d’éradiquer toute forme de vénération à l’égard d’ossements qu’il convient de réduire en cendres. Mais au sein même du public qui assiste et participe aux pro-fanations, les sentiments et les visages semblent beaucoup plus divisés. De ces contradictions on ne donnera ici que quelques cas documentés susceptibles de spécifier la perspective anthropologique avancée par Jack Goody 144.

un cas exemplaire : le saint suaire de Besançon

Soit d’abord le cas du saint suaire de Besançon, relique vénérée par la communauté citadine depuis au moins trois siècles et demi et donnant lieu à deux expositions par an, l’une à Pâques, l’autre le dimanche après l’Ascension, cette dernière osten-sion étant rituellement demandée par des délégués du Conseil de ville auprès du chapitre métropolitain. Les ostensions sont régulières jusqu’à la fin de l’Ancien Régime 145. Le dimanche après l’Ascension de 1789, à la demande de l’arche-vêque et du marquis de Langeron, gouverneur de la province, cette ostension

procès-verbal qu’ils ont souscrit en prenant les anciennes qualités dont ils jouissaient avant l’abolition de leur ordre ; 4° d’avoir encore conservé des certificats et brefs du Pape ; 5° d’avoir dit des messes dans des maisons particulières ; 6° d’avoir tenu chez eux des conciliabules et des rassemblements fanatiques. » A. N., W 140, dossier 2, pièce 16, 21 floréal an II.

144. Jack Goody, « Reliques et contradiction cognitive des dépouilles mortelles et des aspirations à l’immortalité », in Goody, 2003 ; p. 89-112.

145. A. D. Doubs, G 229, Délibérations du chapitre métropolitain de Besançon, 1784-1790, f° 7 v° (21 mai 1784), 40 v° (6 mai 1785), 75 (26 mai 1786), 108 (18 mai 1787), 139 (2 mai 1788), 204 v° (8 mai 1790). Exceptionnellement, le saint suaire pouvait être exposé lors du pas-sage de personnages de marque à Besançon, à la suite d’une délibération du chapitre. Voir Victurnienne-Delphine-Nathalie de Mortemart, Un merveilleux voyage. Le journal d’une enfant pendant l’ été 1769, édition établie par Laetitia Gigault, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2006, p. 143-147. Sur la relique et les images du suaire de Besançon, voir, en dernier lieu, le dossier établi par le Bulletin de liaison de folklore comtois : P. Bernard de Vregille, « Du saint suaire de Lirey, Chambéry et Turin au saint suaire de Besançon : quelques jalons d’histoire comtoise », Barbizier, revue régionale d’ethnologie franc-comtoise, 28, 2004, p. 17-25 ; et surtout, Marie Spinelli-Flesch, « Le saint suaire de Besançon », ibid., p. 27-51 ; et Valérie Marcelli, « Les images du saint suaire de Besançon », ibid., p. 53-102. Richement illustré et documenté, ce dossier ne dit cependant rien de la période révolutionnaire.

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du dimanche est suspendue propter circonstancias 146, ce qui renvoie, en réalité, à une très ancienne tradition selon laquelle le suaire n’était pas exposé en temps de guerre 147. C’est précisément pour ce même motif que l’ostension de la relique n’a pas lieu non plus en 1792, alors qu’elle avait été régulièrement exposée lors des premières années de la Révolution 148. Sur l’authenticité même de la relique, les avis sont, dès avant cette dernière, extrêmement partagés. Comme l’écrit une Histoire du Saint Suaire et des reliques de l’Église métropolitaine de Besançon avec les miracles d’ icelui, publiée en 1770 à Besançon, et qui est une brochure destinée aux pèlerins qui viennent honorer le linceul, il y a « un concours prodigieux de peu-ples non seulement des provinces voisines mais encore des pays très éloignés » 149, signe que la ferveur populaire n’a pas fléchi. Il est vrai que, depuis le début du xviie siècle, toute une tradition hagiographique s’est constituée, visant à fournir un historique de la relique et à défendre son authenticité par rapport aux autres suaires honorés dans d’autres églises, en premier lieu celui de Turin. En 1610, François d’Orival, archidiacre de Luxeuil et chanoine de l’église métropolitaine de Besançon fait ainsi remonter la venue du suaire à la 37e année du règne de l’em-pereur Théodose II, c’est-à-dire vers la moitié du cinquième siècle, celui-ci ayant été rapporté d’un pèlerinage en Terre Sainte par Eudoxie, épouse de l’Empereur 150. Pour le livret de 1770 évoqué plus haut, « l’opinion commune du peuple est que notre Saint Suaire a été apporté par Ste Hélène mère de l’Empereur Constantin » ; le même livret reconnaît toutefois qu’on n’a point de « preuves authentiques de la réception » du saint suaire en 445, que celui-ci « n’a commencé à être vénéré que depuis le xiiie siècle », et que la relique provient plutôt d’un envoi fait, après le siège de Constantinople en 1204, par le croisé Otton de La Roche, seigneur de Thèbes et duc d’Athènes, à son père qui l’a remise à l’archevêque de Besançon 151. Quoi qu’il en soit de ces chronologies fantaisistes destinées à donner une origine crédible à la relique, ou des explications embrouillées permettant d’affirmer d’un même

146. Ibid., f° 171 (13 mai 1789). Rien n’est dit de la période révolutionnaire.147. A. M. Besançon, GG 401, Lettre du secrétaire d’état à la Guerre aux magistrats de la ville

de Besançon, 20 février 1715, qui autorise, au nom du Roi, l’ostension du saint suaire inter-rompue depuis 1702 en raison de la guerre de Succession d’Espagne.

148. A. M. Besançon, BB 205, f° 188 v°, séance du lundi 7 mai 1792 : « M. l’évêque métropolitain ayant écrit à la municipalité pour avoir son avis si l’on devait faire cette année l’ostension du St Suaire, délibère de répondre à M. l’évêque qu’en temps de guerre il n’est point d’usage de montrer le St Suaire. » Louis XVI a, rappelons-le, déclaré la guerre à l’empereur d’Autriche le 20 avril précédent.

149. Histoire du saint suaire et des reliques de l’Église métropolitaine de Besançon avec les miracles d’ icelui, Besançon, veuve Tissot et Fils, 1770, p. 7.

150. A. D. Doubs, ms. 45, François d’Orival, Le Sainct Suaire de Besançon, Antiquité, Miracles et vénération d’ iceluy, Aux Sérénissimes Archiducz Albert et Isabelle Clerc.

151. Histoire du saint suaire…, op. cit., p. 7.

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mouvement l’authenticité des suaires de Turin et de Besançon 152, la critique de la relique s’est largement développée au sein du clergé éclairé. Dans le Dictionnaire de théologie qu’il rédige pour l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke et qui paraît en 1790, l’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier conclut que le corps de Jésus-Christ ne fut pas enseveli dans un linceul mais entouré de bandelettes tout comme celui de Lazare, et que « les linceuls ou suaires que l’on montre dans plusieurs églises ne peuvent avoir servi à la sépulture du Sauveur, d’autant plus que le tissu de ces suaires est d’un ouvrage assez moderne ». Il donne, en même temps, une origine liturgique à ce type de reliques « lorsque la coutume s’introduisit de représenter les Mystères dans les églises » et qu’on « représente le jour de Pâques la résurrection de Jésus-Christ » :

On y chantait la prose Victimae Paschali et dans laquelle on fait dire à Magdelaine Sepulchrum Christi viventis et gloriam vidi resurgentis, Angelicos testes, sudarium et vestes. On montrait au peuple un linceul empreint de la figure de Jésus-Christ enseveli. Ces linceuls ou suaires conservés dans les trésors des églises, pour qu’ils puissent servir toujours au même usage, ont été pris dans la suite pour des linges qui avaient servi à la sépulture de Notre Sauveur ; voilà pourquoi il s’en trouve dans plusieurs églises différentes, à Cologne, à Besançon, à Turin, à Brioude etc…, et que l’on s’est persuadé qu’ils avaient été apportés de Palestine 153.

Cette explication circule sans doute depuis longtemps parmi le clergé éclairé de Besançon. Une dissertation manuscrite, non datée, mais qui remonte à la mi-xviiie siècle défend la même hypothèse et développe en détail tous les arguments qui vont à l’encontre de l’authenticité : coutumes de sépulture et d’embaumement chez les Juifs et les égyptiens, type de représentation du corps porté sur le suaire qui ne peut être une empreinte, modernité du tissu « ouvré comme nos linges d’à présent » et aspect gothique de la peinture, fausseté du récit de translation fondé sur de simples conjectures, multitude des saints suaires conservés. L’hypothèse la plus probable est donc l’origine liturgique de la relique, l’auteur de la dissertation se référant expressément à un « vieux ordinaire de l’église métropolitaine de Saint Jean » où l’on lit pour le jour de Pâques, tout l’ordre du mystère « qui se faisait à matines immédiatement avant le Te Deum » : « Il y avait près de l’autel deux enfants

152. Ibid., p. 17. Selon ce livret, l’impression du corps du Christ sur le suaire de Turin aurait été faite au moment où « le corps du Sauveur, encore baigné de sang » était détaché de la croix, tandis qu’il « ne fut mis dans celui de Besançon qu’après qu’il fut lavé et embaumé pour être porté au sépulcre ». L’auteur du livret renvoie tout à la fois à Adrien Baillet, pour qui les deux suaires de Turin et de Besançon « sont ceux qui portèrent l’empreinte du Christ » (p. 15), et à l’érudit bisontin Jean Jacques Chifflet.

153. Abbé Nicolas-Sylvestre Bergier, Dictionnaire de théologie, extrait de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, article « Suaire », dans la deuxième édition, Liège, Société typographique, t. 7, 1792, p. 583-584. La traduction du verset de l’hymne Victimae Pascalis est : « J’ai vu le sépulcre du Christ vivant et la gloire du Ressuscité, les témoins angéliques, le Suaire et les vêtements. »

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de chœur, habillés en anges et avec des ailes, et trois chanoines ou trois familiers habillés comme les trois Maries. » Lors de la récitation de la séquence Victimae Paschali, le chantre demandait aux trois Maries quid vidisti in via ? Chacune d’entre elles répondait un verset et le dialogue « était accompagné de signes de la main ; à sepulcrum et à Angelicos testes elles montraient les anges et l’autel et quand on disait sudarium on développait le saint suaire ». La dissertation n’est pas signée mais elle a été attribuée au xixe siècle au même abbé Bergier 154. D’après une note de Dom Grappin, bénédictin du monastère de Saint Ferjeux, il semble que cette dissertation soit le résultat des conférences tenues entre l’abbé Jean-Baptiste Bullet, professeur de théologie à l’université de Besançon, l’abbé Trouillet et l’abbé Fleury chanoines de la collégiale Sainte-Madeleine 155. On mesure dès lors l’écart – pour ne pas dire le fossé – qui existe entre la piété traditionnelle et l’attitude, beaucoup plus réservée, du clergé érudit de la capitale franc-comtoise : « Ce n’est pas sur les désirs d’une piété tendre et peu éclairée qu’il faut juger de la vérité de ces sortes de choses » ; il suffit d’honorer cette « relique supposée » qui est « digne de notre culte, parce qu’elle est l’image de Jésus-Christ » et qu’elle met sous les yeux « le mystère sanglant des souffrances et de la mort du Sauveur, celui de la sépulture, et celui surtout de la résurrection glorieuse 156 ».

La relique est en même temps un symbole identitaire de la cité depuis que par deux fois, en 1544 et 1629, la ville s’est vouée au saint suaire pour conjurer le fléau de la peste et, dès le début du xviie siècle, de très nombreuses copies en ont été faites pour les personnages de marque, mais aussi des xylographies et des gravures en taille-douce, cependant que les religieuses des couvents de la ville encadraient ces images de riches ornements d’or et de soie. C’est même cette profusion de copies qui a poussé, en 1608, le chapitre métropolitain à faire confisquer dans l’atelier du peintre spécialisé dans la reproduction de la relique tous les poncifs et

154. Abbé Nicolas-Sylvestre Bergier, « Dissertation dans laquelle on prouve que le Saint Suaire de Besançon n’est pas authentique », in Id., Plan de la théologie par ordre de matières, Besançon, 1831, p. 227-265.

155. B. M. Besançon, ms. 826, f° 53. L’ensemble de la dissertation citée à la note précédente se trouve dans ce manuscrit, f° 53 sq.

156. Abbé Nicolas-Sylvestre Bergier, « Dissertation… », p. 265. Dans son Dictionnaire de théologie, l’abbé Bergier conclut de même : « Il ne s’ensuit pas de là que ces suaires ne mériteraient aucun respect, ou que le culte qu’on leur rend est superstitieux. Ce sont d’anciennes images de Jésus-Christ enseveli, et il paraît certain que plus d’une fois Dieu a récompensé par ses bienfaits la foi et la piété des fidèles qui honorent ces signes commémoratifs de notre rédemp-tion », Dictionnaire de théologie, op. cit., t. 7, p. 584. L’origine liturgique du suaire de Besançon est confirmée par l’étude de Jules Gauthier, « Le saint suaire de Besançon et ses pèlerins », Mémoires de la Société d’Émulation du Doubs, 7e série, t. 7, 1902, p. 165-185. La première mention du suaire remonte à 1523, date à laquelle le chapitre désireux de faire représenter le mystère de la Résurrection aux fêtes de Pâques fait confectionner un coffret pour renfermer le suaire ou linceul qu’il était d’usage de montrer.

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copies peintes 157. On n’a rappelé ces détails iconographiques que parce qu’ils sont essentiels à la compréhension des vicissitudes révolutionnaires de la relique. Celle-ci est-elle, comme le veut la croyance traditionnelle, une empreinte, ou n’est-elle qu’une représentation figurée dont les copies peintes ont été largement diffusées au cours de la période moderne ? L’histoire révolutionnaire du saint suaire commence avec la découverte le 24 ventôse an II (14 mars 1794), par un membre du directoire du district de Besançon, dans une liasse intitulée « papiers inutiles » des archives du chapitre métropolitain, d’une « espèce de squelette en papier épais artistement découpé et empreint d’une drogue ressemblant à de la cire ou de la gomme », squelette enfermé dans une enveloppe « qui présentait le portrait d’un homme dont les mains étaient croisées sur le ventre […] tracé au crayon et esquissé sur le squelette 158 ». Dès le lendemain, 26 ventôse (15 mars 1794), Joseph Gouvernet, président de l’administration du département, demande que des commissaires du district viennent faire part à la Société populaire de la découverte faite à propos du « bienheureux béni » saint suaire, « ouvrage de l’imposture des prêtres », dont il demande le brûlement : et comme, à ces mots, « quelques murmures s’élèvent dans l’assemblée », il ajoute que « le peuple reconnaîtra par lui-même combien il a été dupe et comment on se jouait de sa simplicité et de sa bonne foi ». Un membre du directoire du district pénètre alors dans l’assemblée avec un carton scellé ; après avoir rompu le sceau, le président de séance tire du carton « un rouleau de papier qui était une découpure de six pièces représentant le S. Suaire, l’état où on le voit sur la prétendue relique », et explique « l’usage innocent que faisaient les chanoines de cette précieuse découpure. Ils l’appliquaient après l’avoir teintée sur un linge blanc et c’est ainsi qu’ils renouvelaient à leur gré ce monument de la superstition et de l’idolâtrie du peuple. Un mouvement d’indignation s’est manifesté dans les tribunes remplies d’une foule immense et parmi les sociétaires ». Au milieu « d’ap-plaudissements universels », diverses motions sont délibérées, dont le brûlement de la « sainte guenille » après son ostension au « peuple assemblé dans le temple de la Raison ». La démonstration faite des « rapports identiques » entre « le moule et le S. Suaire moulé », on vote l’impression du procès-verbal de la découverte du poncif et l’envoi de celui-ci dans toutes les municipalités du département 159. Le lendemain, à la séance du directoire du district de Besançon, la même pièce est présentée, et ce dernier, « considérant qu’il est présumable » qu’elle « a servi de

157. Jules Gauthier, « Le saint suaire de Besançon et ses pèlerins », art. cit. ; Id., « Notes iconogra-phiques sur le saint suaire de Besançon », Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, 1883, p. 288-320

158. A. D. Doubs, L 965, f° 4, Délibération du district de Besançon, 27 ventôse an II (17 mars 1794).

159. La Vedette ou Journal du département du Doubs par des Hommes indépendans et amis du peuple, 3e année, no 2, 28 ventôse an II (18 mars 1794) : compte rendu de la séance du sextidi (26 ventôse – 16 mars 1794) de la Société populaire de Besançon.

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progrès à la superstition et de crédit à la supercherie des prêtres dans le temps où le peuple abandonné à leurs rêveries mensongères était abusé et existait sous le des-potisme affreux des prêtres infidèles et de mauvaise foi » arrête, à « l’invitation de la municipalité et du comité de surveillance de la commune de Besançon » d’opérer une confrontation entre le modèle et « le linge appelé suaire » déposé à l’église Saint-Jean en présence de commissaires du département, de la municipalité, du comité de surveillance, de la Société populaire et du district, et avec la partici-pation des vicaires métropolitains 160. Il s’agit donc d’une mise à l’épreuve – on pourrait dire d’une expérience – publique en présence de l’ensemble des autorités locales mais aussi de citoyens.

Elle a lieu le même jour 27 ventôse, dans la salle des séances du directoire, en présence de sept administrateurs du département, du président et de trois adminis-trateurs du District, du maire et de deux officiers municipaux de Besançon, de deux membres du Comité de surveillance et d’« un grand nombre de citoyens ». Le suaire est apporté de l’ex-cathédrale Saint-Jean par les citoyens Roy, ex-vicaire épiscopal, et François Muguet, membre de la fabrique métropolitaine de Besançon, qui l’ont retiré de l’intérieur de l’autel où il était conservé. « Plusieurs » prêtres ont été égale-ment convoqués à la séance, les noms de quatre d’entre eux seulement étant cités. La « vérification » – qui est comme une « reconnaissance » inversée – porte sur deux points : d’une part « le linge prétendu miraculeux » n’est « point fort ancien » et son tissu est « celui d’une nappe ordinaire » ; d’autre part, l’application de la « découpure ou poncis » sur le suaire révèle qu’il est « parfaitement conforme pour la longueur, la largeur, le dessin, les nuances, la couronne d’épines, les plaies au côté, dans les mains et les pieds, les traces du sang sur la barbe, et enfin dans tous les détails », les doigts des mains et des pieds ayant « été tracés au crayon ». Cette « conformité parfaite » est la preuve de la fausseté de la « prétendue relique » et de « l’artifice des prêtres scélérats » qui ont trompé le peuple. Mais, face à cette sobre démonstration expérimentale, c’est le témoignage oral des prêtres présents qui suscite dans l’as-semblée des citoyens l’hostilité la plus vive. L’abbé Froissardey, curé de la paroisse Saint-Marcellin, déclare que « depuis vingt-cinq ans » il ne croit pas « la planche au saint-suaire » et que « jamais ce n’a été un article de foi » ; Bourgeois, vicaire à Saint-Pierre n’y a pas davantage cru et il lui souvient « d’avoir eu la hardiesse de prêcher contre » ; pour Claude-Antoine Paliard, curé de Sainte-Madeleine, « la fraude est manifeste », elle ne l’étonne pas et « les citoyens ont toujours été bien simples de croire à une pareille bêtise ». Quant à étienne Roy, ex-chanoine et ci-devant vicaire épiscopal, qui développe brièvement une argumentation très proche de celle de la

160. A. D. Doubs, L 965, f° 4, délibération du Directoire du district de Besançon, 27 ventôse an II (17 mars 1794). Dans la même séance, le Directoire décide « à fin d’ôter tout prétexte aux malveillants et aux fanatiques » de transférer le suaire conservé dans l’ancienne cathédrale Saint-Jean à la municipalité. Cette mesure ne semble pas avoir été suivie d’effet.

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dissertation analysée plus haut – ce qui prouve encore sa circulation au sein du clergé éclairé – à propos de l’inauthenticité du tissu, non seulement il n’y a jamais cru mais son propos confine au reniement : « Bien fou a été et sera celui qui a cru, croit et croira que ce linge a enveloppé le corps de notre sauveur ; c’est bien là cependant celui que du haut des balcons de notre clocher nous avons exposé aux regards religieux de ceux qui encore y ajoutaient foi. » Sur les questions posées par certains assistants pour demander pourquoi l’annonce de la fausseté de la relique n’avait pas été faite plus tôt, Froissardey répond « Doucement, citoyen, j’aurais eu en ce temps de la pelle au cul », tandis que Paliard renchérit « qu’il eût été alors trop dangereux » de le faire. Les commissaires réunis, « considérant que le premier devoir des bons citoyens est d’éclairer le peuple, d’arracher le bandeau dont le fanatisme et la superstition se sont servis pour voiler la vérité, qu’il est de la plus grande importance de désabuser par tous les moyens possibles les victimes de l’er-reur », décident de transmettre le procès-verbal de la vérification au directoire du district et l’invitent à transmettre copie de celui-ci « à la municipalité, aux comités de surveillance, à la Société populaire de Besançon, à celles qui lui sont affiliées et aux communes du ressort », de telle sorte que « ceux de nos frères qui ont cru à cette relique conçoivent une juste indignation contre les prêtres qui se jouaient de leur crédulité ». La vérification du suaire débouche ainsi sur une campagne publique visant à dénoncer l’imposture presbytérale 161. Commencée à la Société populaire de Besançon, celle-ci va parvenir jusqu’à la Convention nationale.

À la Société populaire, l’ostension du « bienheureux béni saint suaire », demandée à « grands cris », se fait devant une « foule immense ». Après la lecture du procès-verbal de « reconnaissance » de la relique, qui suscite murmures et éclats de rire, le suaire déployé par le vice-président du district, Marc-Antoine Rambour, « a paru à tout le monde une nappe ouvrée et d’une saleté dégoûtante », et la figure peinte fait l’objet, de la part du citoyen Morel, chirurgien, d’une critique, fondée sur l’anatomie humaine, où est clairement démontrée l’impossibilité qu’il puisse s’agir d’une empreinte, tant dans les dimensions que dans la position des membres.

161. Toutes ces citations sont extraites de Procès-verbal de reconnaissance du prétendu Suaire de Jésus, exposé pendant plusieurs siècles à la vénération du peuple, dans la ci-devant église métropole de Besançon, comme une relique qui s’ était conservée miraculeusement jusqu’ à ce jour, Besançon, de l’imprimerie de Briot, s.d. [procès-verbal imprimé après le 19 floréal an II]. On en trouve un exemplaire aux A. M. Besançon, 1 P 5. L’original, avec les signatures autographes, est conservé aux A. D. Doubs, L 776, Séance publique du Directoire du district de Besançon, 27 ventôse an II. Dans un ajout au procès-verbal, l’abbé Froissardey déclare qu’ayant lu « il y a environ 25 ans sur la Vie des Saints par Baillet, ou les Dissertations de D[om] Calmet que les églises de Besançon et de Turin se flattaient faussement d’avoir les véritables suaires qui avaient enveloppé le corps du Sauveur, il s’était rendu sans peine au sentiment de ces deux auteurs », et il explique qu’à la question posée par un membre de l’assemblée « pourquoi sachant que le St Suaire de Besançon était une relique apocryphe, il n’avait pas prêché contre : il n’a répondu autre chose sinon qu’il n’aurait pas été sage de sa part de prêcher pour ou contre l’authenticité de cette relique ».

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L’un des sociétaires, agacé par la longueur de l’exposé, fait état d’une conversation ancienne : « Il y a quinze ans que, dînant avec des chanoines de la ci-devant métro-pole, je les entendis persifler cette bienheureuse relique, et tourner en ridicule la piété des fidèles ; dès ce moment j’ai cessé de croire à toutes leurs jongleries, et j’ai pensé que s’ils nous trompaient sur un point ils étaient capables de le faire sur tous. » Au milieu de « vifs applaudissements », il conclut son propos en demandant le brûlement de la relique. Demande qui est refusée au nom d’une pédagogie du dévoilement : le suaire doit faire l’objet d’une ostension le 30 ventôse, jour de décadi devant le peuple « qui s’assemblerait au temple de la raison » puis être ensuite exposé « avec le patron dans un lieu visible, afin que nos frères des campa-gnes puissent venir se désabuser et reconnaître la grossièreté de l’erreur 162 ». Dans sa séance du 2 germinal (22 mars 1794), le district demande au département de faire imprimer le procès-verbal de reconnaissance de la fausse relique, afin que de « dépouiller entièrement » le peuple « des idées superstitieuses et chimériques dont sa crédulité peut encore rendre dupe » et décide d’envoyer poncif et suaire à la Convention nationale « pour être par elle prononcé sur leur destination 163 ». Dans sa séance du 19 floréal suivant (8 mai 1794), le directoire du département du Doubs décide l’impression et l’affichage de toutes les pièces relatives à la découverte de cette « farce religieuse » dans l’étendue du département, l’envoi « des exemplaires aux municipalités et aux sociétés populaires du ressort ainsi qu’aux différents départements de la République », considérant qu’il est « de son devoir de propager la lumière ». Aux yeux des administrateurs départementaux, l’imposture de la fausse relique dévoile le fonctionnement réel de l’institution religieuse, en tant qu’exploitation, dans tous les sens du terme, de la « crédulité » populaire. Les attendus de l’arrêté dénoncent en effet

[…] l’astuce sacerdotale qui, semblable au charlatan, amusait la sotte crédulité du vulgaire par des hochets superstitieux, dont le prêtre hypocrite, caché derrière la toile, tenait les fils et riait de notre imbécile admiration, en même temps qu’il s’engraissait à son aise des aumônes faites aux objets qu’il plaisait à sa cupidité

162. Nous n’avons pas le procès-verbal de cette séance qui s’est vraisemblablement déroulée le 28 ventôse (18 mars 1794), comme en témoigne l’extrait du procès-verbal publié dans le Procès verbal de reconnaissance…, op. cit., p. 7. Nous tirons nos citations du compte rendu paru dans La Vedette, ou Journal du département du Doubs, 3e année, no 2, du 3 germinal an II, p. 171-173. Ce journal date la séance du 29 ventôse (19 mars 1794). La Vedette… explique la nécessité de « revenir encore là-dessus » parce qu’il convient de « désabuser nos frères des campagnes, qui ont idolâtré pendant des siècles cette guenille soi-disant miraculeuse. Oui, nous le disons à regret, nous les avons vus se prosterner devant l’ouvrage de l’imposture des prêtres, et y avoir une croyance, et surtout une confiance qu’ils n’avaient point pour les dogmes et les mystères de la religion. On ne pouvait porter plus loin la superstition et les préjugés ; il est donc essentiel de les anéantir ». La remarque pourrait bien provenir d’un ex-membre du clergé, d’autant plus que le rédacteur de La Vedette est un ancien vicaire épiscopal constitutionnel.

163. A. D. Doubs, L 965, f° 8 v°.

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de déifier, mais dont il savait profiter pour vivre aux dépens de notre ignorance, dans une heureuse et crapuleuse oisiveté 164.

On peut naturellement s’interroger sur les modalités de réception de cette pédagogie du dévoilement au-delà des autorités et des sociétés populaires les plus engagées dans le processus révolutionnaire. On aura noté que les prêtres éclairés de l’Ancien Régime, tout comme les acteurs de la découverte de la « fausse relique », partagent une même conviction vis-à-vis de la « crédulité » populaire : mais alors que les premiers cherchaient à capter et diriger la croyance populaire vers une dévotion « réglée » sans aborder explicitement la question du statut du suaire – représentation ou empreinte –, les seconds font de celle-ci la base d’une dénonciation de la religion comme manipulation. Le seul témoignage contemporain, extérieur aux milieux révolutionnaires, est celui d’un vigneron bisontin, Jean-étienne Laviron, qui nous a laissé un journal intitulé Annales de ce qui s’est passé de plus remarquable dans la ville de Besançon pendant la Révolution 165. évoquant la mainmise des jacobins sur le saint suaire, « cette précieuse relique si ancienne et si vénérée des Comtois », il ajoute :

Ils ont tenu, ces jours derniers, une séance des plus scandaleuses, où il a été exposé à leurs yeux impurs, à toutes leurs railleries, et le mépris et les propos les plus dégoûtants, et jusqu’à le fouler aux pieds. M. Paillard, ci-devant curé intrus, et aujourd’hui apostat, a dit publiquement dans cette fameuse séance qu’il y avait vingt ans qu’il n’y croyait plus et que s’il avait fait ci-devant semblant d’y croire, c’est qu’il avait peur d’avoir « la pelle au cul » par les ci-devant prêtres. Tous les autres apostats présents ont dit la même chose, on en a dressé procès-verbal qui a été imprimé et affiché pour détromper le peuple 166.

Ce récit, à l’évidence, utilise le procès-verbal diffusé par les soins du dépar-tement et date vraisemblablement de juin 1794 : en témoignent la mention de l’apostasie des prêtres présents à la Société populaire qui date de prairial 167 et le fait qu’il est immédiatement suivi par la narration de la fête à l’honneur de l’Être suprême célébrée le dimanche de la Pentecôte 8 juin 1794 (20 prairial an II). Cette fête, pour le rédacteur de ce journal, est le comble de « l’abomination » : célébrée sous la présidence du représentant en mission Sylvain-Phalier Lejeune, qui y « pro-nonça un discours contre le vrai Dieu et surtout contre son Christ » et « dit qu’il

164. A. D. Doubs, L 65, f° 141 v°-142.165. Une copie du manuscrit original, faite en 1911, se trouve en B. M. Besançon, ms. 1638. Des

extraits en ont été publiés sous le titre « Besançon de 1789 à 1815 Journal de Jean-étienne Laviron », Revue rétrospective. Recueil de pièces intéressantes et de citations curieuses, nouvelle série, janvier-juin 1892, p. 145-201 et 238-264. C’est d’après cette publication que nous citons les « annales » de Jean-étienne Laviron (1764-1854).

166. Ibid., p. 175-176.167. A. D. Doubs – L 744 : Claude Paliard a abdiqué le 13 prairial (1er juin 1794) ; étienne Roy le

22 prairial (10 juin 1794) et Bourgeois vicaire à Saint-Pierre le 23 prairial (11 juin 1794).

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est venu désabuser une assemblée d’athées, de libertins, de libertines prostituées et d’impies » avant d’allumer un bûcher où ont été entassés « les dépouilles de la reli-gion catholique » telles que « des crucifix, des tableaux, des chandeliers, des figures de saints, des reliquaires, des missels et beaucoup de livres de piété ». « On n’a vu ce jour là aucun catholique ni par les rues ni aux fenêtres », et si Laviron a « eu la force de voir ces horreurs c’est à dessein de continuer » son « manuscrit » 168.

Tous les cœurs bisontins ne vibrent donc pas à l’unisson de l’enthousiasme révolutionnaire. On peut même se demander dans quelle mesure l’envoi de la relique à Paris n’est pas un moyen, pour les autorités du district, de se débarrasser de celle-ci sans pour autant encourir localement la responsabilité de sa destruction. Quoi qu’il en soit, leur adresse flamboyante, qui accompagne le suaire et le poncif, est lue à la tribune de la Convention le 30 prairial an II (18 juin 1794). Construite selon la même logique que l’arrêté du département, elle dénonce la manière dont les prêtres ont calomnié « la mémoire et l’instruction de l’un des hommes [Jésus] qui a donné à la terre les plus touchants exemples d’humanité et de vertu, et les leçons de la morale la plus opposée à l’aristocratie, à la superstition, à l’hypocrisie sacerdotale et au fanatisme » en bâtissant « sous le nom d’un sage, un culte d’im-moralité, de persécution et de prestige » et appelant « le mensonge à l’appui du mensonge ». La Convention renvoie l’adresse et le suaire au Comité des secours « pour examiner s’il ne serait pas possible d’en tirer de la charpie 169 ». Nous igno-rons quel sort celui-ci réserva au suaire de Besançon 170.

l’éradication, une mission impossible ?

Dans le mouvement déchristianisateur, l’acharnement qui s’abat sur les reliques vise bien à provoquer une éradication définitive du culte qui peut s’attacher encore à elles. Trois acteurs principaux ont joué, dans ce processus, un rôle décisif : les sociétés populaires et les autorités municipales d’une part, les représentants en mis-sion d’autre part, dont l’impulsion a souvent été capitale, mais dont l’action avait besoin de relais locaux. Pour le premier cas de figure on peut choisir l’exemple des reliques de saint Spire à Corbeil, dont la châsse était descendue pour les cérémo-nies des Rogations et pour l’Ascension ; la neuvaine de saint Spire commençant le samedi des Rogations pour s’achever le dimanche après l’Ascension, cérémonies et processions qui eurent lieu encore en 1793. En novembre 1793, les châsses sont envoyées à la Monnaie, les ossements de saint Spire demeurant dans un coffre sans serrure, et une partie d’entre eux étant même adressés par l’évêque constitutionnel

168. J.-é. Laviron, « Besançon de 1789 à 1815 », article cité, p. 178-179.169. A. P., t. 90, Paris, éditions du CNRS, 1972, p. 607, no 41, séance du 5 prairial an II (24 mai

1794).170. Jules Gauthier dans l’article cité plus haut, « Notes iconographiques sur le Saint-Suaire de

Besançon », rapporte un propos du comte Riant, de l’Institut, affirmant que le suaire est « vraisemblablement enfoui dans une collection privée d’Angleterre ».

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de Seine-et-Oise, Jean-Julien Avoine, à son confrère du Calvados, Claude Fauchet qui les avait réclamés : saint Spire – alias saint Exupère – n’est-il pas en effet le pre-mier évêque de Bayeux ? Mais, tandis que les évêques constitutionnels se livrent à ce transfert de reliques conforme aux usages les plus anciens, le 20 pluviôse an II (8 février 1794) la municipalité poussée par la Société populaire de Corbeil décide un solennel autodafé des reliques subsistantes. En effet, même si la commune de Corbeil, « jalouse d’être comptée au nombre des communes de la République qui, les premières, rendirent un hommage solennel à la Raison, s’était empressée de briser l’idole monstrueuse d’une révélation inintelligible et de secouer le joug de la superstition en envoyant à la Convention nationale, le reste des hochets ridicules du fanatisme », la Société populaire « toujours surveillante semblait craindre que quelques imbéciles ne profitassent sous main de l’abandon de ce charnier fétiche pour dérober quelques parties qui puissent servir à flatter et entretenir leur sotte crédulité, elle pouvait craindre [que] quelques imposteurs sacrés n’argumentassent un jour de la non-destruction de ces os pourris pour en reproduire d’autres sous le nom de prétendus saints avec lesquels ils ont fait tant de ridicules jongleries 171 ». Au-delà de la référence récurrente à l’imposture des prêtres et aux hochets du fanatisme, on peut noter l’insistance à désigner les ossements comme « fétides », « infects », « pourris », « immondes », qui inverse systématiquement les épithètes habituellement attachées aux reliques. Surtout, le soudain intérêt manifesté à l’égard des « ossements des prétendus St Spire, St Guenault, St Leu, St Norbert, St Yon et d’une foule d’autres de même fabrique », alors que ceux-ci dorment « dans la poussière d’un galetas ecclésiastique » – c’est-à-dire à la sacristie de la ci-devant église Saint-Spire devenue temple de la Raison – laisse à penser que des membres de la Société populaire de Corbeil ont eu vent des soustractions de reliques qui se sont produites depuis le moment où, au mois de brumaire an II, les ossements ont été dissociés des châsses qui les contenaient. Nous ne suivrons pas ici le destin mouvementé de la mâchoire de saint Spire jusqu’en novembre 1803, date où les quelques reliques soustraites furent solennellement réinstallées dans l’église parois-siale 172. Il suffit, pour notre propos, de savoir que, comme il arrive souvent, ce sont le sacristain et son épouse qui ont procédé à ce prélèvement, dont la publica-tion n’intervient qu’après le Concordat. Quoi qu’il en soit, la Société populaire de Corbeil a arrêté que, « lors d’une fête civique, les restes immondes seraient jusqu’au

171. Nous suivons ici le projet d’adresse à la Convention, en date du 20 pluviôse an II (8 février 1794) et toutes les citations en sont extraites ; A. C. Corbeil, Registre de délibération du 26 sep-tembre 1792 au 28 ventôse an II (18 mars 1794), f° 233 v°-235. Nous remercions Mme Paulette Cavailler d’avoir bien voulu transcrire pour nous ce document.

172. On en trouvera un exposé détaillé dans Paulette Cavailler, « Les reliques de saint Exupère à Corbeil », Bulletin de la Société historique et archéologique de Corbeil et du Hurepoix, 73e année, 1967, p. 117-138, particulièrement p. 132-135. Nous reprendrons ultérieurement l’étude de ce cas.

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plus petit vestige consumés par le feu sur la place publique ». Chargés, en présence du maire et de son conseil municipal, de l’agent national de la commune et du président de la Société populaire « sur un tombereau servant à enlever les immon-dices de la commune », ils sont conduits « place de la Révolution, lieu où se font les exécutions de justice », mis sur un bûcher, réduits en cendre, « ainsi que les linges et boîtes qui les renfermaient » aux acclamations du peuple qui fait retentir l’air de « chants patriotiques », puis portés « par le même cortège sur la grande arche du pont de la rivière de Seine » d’où ils sont jetés dans le fleuve. Dans cette « fête expiatoire des jongleries perfides des prêtres et de la sottise de nos aïeux », il s’agit bien, en consumant les os et en dispersant les cendres dans l’eau d’anéantir toute possibilité d’un renouveau du culte.

En Franche-Comté, l’action des sociétés populaires se trouve vivement encou-ragée par le représentant Sylvain-Phalier Lejeune qui n’en est pas à son coup d’essai puisque, à l’automne 1793, il a déjà fait briser les châsses de la cathédrale de Noyon où il se trouve alors en mission 173. Dans les bulletins qu’il adresse au Comité de salut public, le conventionnel affirme avoir « élevé l’esprit public à la plus grande hauteur en y prêchant les pures maximes de la liberté [et] terrassé le fanatisme avec les seules armes de la vérité et de la raison 174 », cependant qu’il a trouvé dans tous les districts visités « la masse du peuple excellente, entièrement dévouée à la Convention nationale, remplie du feu brûlant de la liberté et ne faisant éclater que la haine implacable de la tyrannie 175 ». La réalité a été sans doute infiniment plus complexe. On peut au moins présumer la conjonction entre le zèle à « terrasser le fanatisme » venu des sociétés populaires et celui du conventionnel. À Lons-le-Saunier, lors de la séance du 24 ventôse an II (14 mars 1794), tenue en présence du représentant, la Société populaire invite ce dernier à « lancer un mandat d’arrêt contre le ci-devant saint Désiré ». L’arrêté ne se fait pas attendre et est accueilli par d’unanimes acclamations : le 16 mars 1794, les ossements de saint Désiré brû-lent dans le brasier d’une cheminée 176. Le 12 pluviôse an II (31 janvier 1794), le commissaire du district de Saint-Claude, venu offrir à la barre de la Convention les quelque 600 marcs d’argent provenant des « instruments du charlatanisme », annonce qu’au moment où il parle, « le cadavre vermoulu appelé saint Claude, cadavre dont la horde monacale avait tiré notre dénomination superstitieuse, doit

173. Gaston Braillon, Le clergé du Noyonnais pendant la Révolution, 1789-1801, Noyon, Société archéologique, historique et scientifique de Noyon, 1987, p. 37.

174. Lettre de Sylvain-Phalier Lejeune au Comité de salut public, 9 germinal an II (29 mars 1794), in François-Alphonse Aulard, Recueil des actes du Comité de salut public avec la correspondance officielle des représentants en mission…, t. 12, 16 mars 1794-22 avril 1794, Paris, Imprimerie nationale, 1889, p. 276.

175. Lettre de Sylvain-Phalier Lejeune datée de Poligny, 30 ventôse an II (20 mars 1794), ibid., p. 79.

176. Chanoine Chamouton, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Jura, Lons-le-Saunier, Librairie catholique C. Martin, 1893, p. 120-121.

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être enterré, nous ne voulons plus souffrir parmi nous rien qui nous rappelle le souvenir des persécutions des hommes ». Il demande en même temps que le district de Saint-Claude porte désormais le nom de Condat-la-Montagne 177. Le corps de saint Claude connaît, en réalité, un destin plus mouvementé. La Société popu-laire de Condat-la-Montagne a chargé un médecin et un chirurgien d’examiner celui-ci pour détromper le peuple de ses préjugés relativement à la conservation miraculeuse de la relique : les deux délégués déclarent ne voir rien de surnaturel à ce fait, le corps ayant été embaumé. Le citoyen Dolard produit, lors de l’une des séances, des lettres reçues d’Annecy et de Besançon dans lesquelles il lui est annoncé que les reliques de saint François de Sales et du saint suaire viennent d’être détruites : il présente de ce fait une pétition visant à demander au repré-sentant la destruction des restes « supersticides » de saint Claude. Le 16 ventôse an II (16 mars 1794), Lejeune convoque dans l’ex-cathédrale devenu temple de la Raison la Société populaire et annonce que c’est à la pluralité des voix, suivant un vote par assis et debout, que le sort des restes « supersticides » sera décidé. Le vote ayant été favorable à la destruction, le représentant affirme que le « peuple est souverain » et que lui-même « n’est venu à Condat-la-Montagne que pour rétablir la concorde en faisant la volonté du peuple souverain ». L’unanimité ne semble pourtant pas régner dans la ville puisque l’enlèvement du corps de saint Claude se fait en pleine nuit, pour éviter tout rassemblement. Le corps est disloqué, mis dans une balle, et transféré dans l’ex-couvent des Carmes, logement du représentant, la calcination initialement prévue dans la tour de l’église ayant été rendue impossible à cause de la chaleur et de la fumée qui se dégageaient du brasier provenant des lames de sapin de la toiture. C’est dans la cheminée d’une chambre voisine de celle du représentant que sont brûlés les ossements de saint Claude, dans la nuit du 6 au 7 mars 1794, les gendarmes qui participaient à cette expédition destructrice n’ayant quitté les lieux qu’à trois heures du matin, lorsque les os étaient encore en charbon. Ossements et cendres sont ensuite conduits par deux membres du Comité de surveillance à la Bienne dans laquelle ils sont jetés 178. Le scénario paraît similaire à celui de la destruction des reliques de saint Spire à Corbeil, à un détail – capital il est vrai – près : l’autodafé n’a pas été public mais s’est déroulé quasiment en catimini, devant quelques assistants seulement. Le citoyen Morel, officier de santé, peut bien faire devant la Société populaire de Besançon l’an-nonce que la « fumée noire, épaisse et infecte qu’a jetée ce saint corps a prouvé aux fidèles présents que l’odeur de sainteté n’est pas ce qu’il y a de meilleur et de plus

177. A. P., 1re série, t. 84, Paris, éditions du CNRS, 1962, séance du 12 pluviôse an II (31 janvier 1794), p. 109, no 12. Condat est l’ancienne dénomination de Saint-Claude, issue du mot cel-tique Condate qui signifie confluent.

178. Nous tirons l’ensemble des renseignements de l’excellent travail de première main de Dom Paul Benoit, Histoire de l’abbaye et de la terre de Saint-Claude, t. 2, Montreuil-sur-Mer, 1892, p. 884-888.

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sain 179 », le nombre des « fidèles présents » s’est en réalité réduit à l’escorte de gardes nationaux chargés du transfert du corps au domicile du conventionnel… Deux points doivent de surcroît être ici mentionnés. Dès l’incinération des reliques de saint Claude, une rumeur en forme de prophétie a couru la ville « saint Claude a été brûlé, saint Claude brûlera », rumeur que la tradition orale a conservée jusqu’à la fin du xixe siècle et qui s’apparente à un exemplum médiéval 180. Celle-ci est naturellement amplifiée par l’incendie qui détruit entièrement la ville de Saint-Claude le 19 juin 1799, soit cinq années après le brûlement des reliques, provoque soixante-trois morts, et épargne une seule maison, celle de François Jacquet, l’un des membres de l’escorte chargée de transférer le corps de saint Claude et qui avait prélevé secrètement un ossement du thaumaturge.

L’initiative de la destruction peut revenir aussi au seul représentant en mis-sion ou à ses délégués. Dans l’Allier, Pascal-Antoine Grimaud, ancien professeur de théologie au séminaire de Clermont-Ferrand, opère, sous l’autorité de Fouché représentant en mission, comme membre du Comité de surveillance de Moulins et commissaire civil à la tête des bataillons de l’armée révolutionnaire. À Burges-les-Bains (ex Bourbon-l’Archambault), où il a fait envoyer un bataillon de cin-quante hommes, deux commissaires ont enlevé « le reliquaire vénéré sous le nom de Sainte-Croix parce qu’il contenait quelques fragments de bois vermoulu et qu’il ne servait qu’à entretenir la superstition des crédules et ignorants citoyens de Burges 181 ». Il s’agit là de reliques qui étaient autrefois conservées dans la Sainte-Chapelle de Bourbon-l’Archambault, celles-là même dont les officiers municipaux et habitants avaient demandé l’octroi à perpétuité au Comité ecclésiastique de l’Assemblée constituante en décembre 1790 182. Ici la déchristianisation est bien l’affaire des « proconsuls » et de leurs protégés qui ont mis la force armée au service de leurs idées philosophiques, sans que nous puissions pour autant présumer un accord profond de la population d’après les communiqués de victoire adressés

179. La Vedette ou Journal du département du Doubs, par des Hommes idépendans et amis du peuple, 3e année, no 2, 28 ventôse an II, p. 158-160, Compte rendu de la séance de la Société populaire de Besançon en date du 28 ventôse an II. Nous ignorons si le citoyen Morel, ici indiqué, est le même que le chirurgien Morel désigné par la Société populaire de Condat-la-Montagne pour examiner le corps de saint Claude.

180. Dom P. Benoît, op. cit., p. 887, fait état du témoignage de M. Jacquet, « curé actuel de Nozeroy » [en 1892], qui « atteste sur la véracité de sa mère, l’authenticité de ces paroles après la destruc-tion du corps de saint Claude et avant l’incendie de la ville », en 1799.

181. Lettre de Grimaud à la Convention, 24 vendémiaire an II (15 octobre 1793), texte cité par Philippe Bourdin, Le noir et le rouge. Itinéraire social, culturel et politique d’un prêtre patriote (1736-1799), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 320.

182. A. N., DXIX 101, feuille 520 bis, no 11, Résumé de la pièce envoyée qui est datée du 23 décembre 1790. La pièce ne se trouve pas parmi les papiers du Comité ecclésiastique parce qu’elle a été envoyée pour avis au Comité d’aliénation.

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à la Convention 183. Exceptionnel paraît être le cas de Pibrac, où la destruction des reliques de Germaine Cousin semble bien due à la dénonciation de l’ex-curé consti-tutionnel du village. À la fin du xviiie siècle, le culte local à la jeune bergère, morte en 1601 et dont le corps enseveli sous les dalles de l’église avait été retrouvé intact en 1644, n’a pas fléchi ; le pèlerinage est d’ailleurs encore très fréquenté comme en témoigne « l’état des effets de la bienheureuse Germaine », établi le 19 juillet 1791, qui n’est autre qu’un inventaire des ex-voto anatomiques déposés aux pieds du corps de la sainte 184. Le tronc qui est destiné à recevoir « les libéralités faites par les fidèles à la bienheureuse Germaine » ferme à trois clefs, l’une entre les mains de la municipalité, la deuxième dans celles du curé, et la troisième dans celles du représentant du seigneur, la famille Dufaur de Pibrac. Il est ouvert à intervalles irréguliers et son contenu, normalement destiné aux pauvres, est soigneusement décompté, ce qui n’est pas sans provoquer des heurts entre la municipalité et le curé sur l’usage des offrandes 185. Le 21 germinal an II (10 avril 1794) parvient au district de Toulouse la « dénonce » d’un citoyen Dougnac qui, de Toulouse, écrit qu’« ennemi des préjugés superstitieux et fanatiques », il entend accuser « la muni-cipalité de Pibrac comme attentatoire aux principes raisonnables » :

Oui, citoyens, cette municipalité devient coupable en entretenant dans cette commune la superstition à son comble. Vous n’ignorez pas sans doute qu’un cadavre, nommé sainte Germaine, existe dans l’église de cette commune et que ce cadavre est regardé comme saint. Le manque d’un prêtre fait qu’un officier municipal montre en spectacle cette prétendue sainte Germaine à une foule d’élus, encore victime de la calotte, tous les jours de ci-devant dimanche, jours de décade et même jours ouvrables. La conduite, citoyens, que tient à cet égard la municipalité de Pibrac me devient très suspecte, et en cela je vous la dénonce comme s’opposant aux progrès de l’esprit public concernant le principe

183. Voir à ce propos les analyses de Richard Cobb, Les armées révolutionnaires, instrument de la Terreur dans les départements (avril 1793 – floréal an II), t. 2, Paris-La Haye, Mouton, 1963, p. 634-694.

184. A. M. Pibrac, 1 D 1 (microfilm aux A. D. Haute-Garonne, 1 Mi 529), à la date du 19 juillet 1791 : on compte vingt-deux cœurs, deux nez, un petit corps, une cuisse, « cinq formes de tétons grandes ou petites », deux poitrines, trois yeux, une langue, neuf bagues d’or, sept bagues d’argent… La municipalité prend en charge l’ensemble des « effets » le 20 septembre suivant.

185. Ibid., à la date du 26 septembre 1790 : l’ouverture du tronc provoque ce jour-là un conflit, le curé s’étant approprié le contenu du tronc, ayant déplacé le tronc lui-même dans un endroit de l’église difficile à repérer et lui ayant substitué une assiette dont il recueille régulièrement le contenu : « Il est encore notoire qu’il y avait une quantité de dons et offrandes faits à la bienheureuse en pièces d’or, d’argent, de cire, de linge, que ces différents objets ont disparu. » Le procureur de la commune est autorisé à sommer le curé de faire les restitutions dans un court délai et, si celui-ci refuse, à l’assigner en justice. Le 27 janvier 1793, on retire du tronc quatre-vingt-dix livres en argent, trois livres six sols en assignats, et cinquante-trois livres sont retirés d’un tiroir de la sacristie : ils « proviennent de la vente des chapelets et des rubans de la bienheureuse Germaine », soit au total cent quarante-six livres six sols.

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de la raison : 1° soit en tenant la porte de l’église ouverte tous les jours du ci-devant dimanche ; 2° en faisant voir un corps pourri, regardé comme saint par une troupe de fanatiques 186.

En réalité, le citoyen Dougnac n’est autre qu’Alexis Dougnac, l’ex-curé consti-tutionnel de Pibrac. Celui-ci, qui a été élu à la cure de Pibrac en octobre 1791 187, est congédié par la municipalité le 28 nivôse an II (17 janvier 1794), parce que « ne s’acquittant point de ses fonctions curiales, ne faisant point d’instructions ni catéchismes malgré toutes les représentations que la commune lui ait pu faire […] proférant de très mauvais propos en sacrant, blasphémant et se jactant qu’il veut faire guillotiner plusieurs personnes et en faire fouetter d’autres ». Cet ex-curé a même été prié de vider les lieux dans le délai de quinze jours : « à faute de ce la com-mune fera l’éjection de ses meubles et effets à la rue 188 ». On ne peut donc exclure l’hypothèse que la dénonciation s’apparente à une vengeance personnelle de l’ex-curé. En cette période de paroxysme de la déchristianisation active à Toulouse 189, la dénonciation reçut évidemment une oreille attentive de la part du district, qui, dans son compte décadaire du 29 germinal (18 avril 1794), informe de la nouvelle les deux Comités de salut public et de sûreté générale : « Instruites que beaucoup de femmes se rendaient dans la ci-devant commune de Pibrac où est un cadavre qu’on qualifie de sainte Germaine, ce qui devenait une espèce de pèlerinage », les administrateurs ont « rendu un arrêté pour que la municipalité de cette commune » leur « envoyât les clefs de cette ci-devant église pour surveiller les effets nationaux qui s’y trouvent », et annoncent qu’ils vont prendre « d’autres mesures qui mettent fin à ces promenades fanatiques 190 ». C’est le potier d’étain Toulza, membre du directoire du district, qui exécute ces « autres mesures » : le corps de Germaine Cousin, retiré de sa caisse en plomb « qui fut confisquée pour faire des balles », est enfoui dans la sacristie et les membres de l’expédition venus de Toulouse jettent « dessus en abondance de l’eau et de la chaux vive afin d’en assurer la prompte et

186. Lettre citée sans référence par Madeleine Albert, Le Fédéralisme dans la Haute-Garonne, Paris, J. Gamber, 1931, p. 282. Une investigation systématique dans les registres et les liasses éma-nant du district de Toulouse pendant cette période n’a pas permis de retrouver la transcription du document original dans l’un des registres de correspondance du district.

187. A. M. Pibrac, 1 D 1, à la date du 9 octobre 1791 : nommé par l’assistance électorale du district le 29 septembre 1791, muni de l’institution canonique de l’évêque constitutionnel Hyacinthe Sermet, Alexis Dougnac prend alors possession de la cure de Pibrac. Voir son dossier personnel aux A. D. Haute-Garonne, 1 L 1118, pièces 71 à 76.

188. A. M. Pibrac 1 D 2 (microfilm aux A. D. Haute-Garonne, 1 Mi 529) à la date du 28 nivôse an II (17 janvier 1794).

189. Voir Martyns Lyons, Révolution et Terreur à Toulouse, Toulouse, Privat, 1980, p. 201-220.190. A. D. Haute-Garonne, 1 L 4278*, f° 12, Compte-rendu décadaire envoyé à l’agent national du

district, et aux Comités de sûreté générale et de salut public de la Convention, 29 germinal an II (18 avril 1794).

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complète dissolution 191 ». La tentative de destruction du corps saint vient donc bien de la métropole toulousaine, mais l’impulsion initiale est venue d’un acteur qui a joué un rôle central dans la vie religieuse locale depuis 1791. Ce cas de figure n’est évidemment pas généralisable.

l’inhumation des reliques ou l’acceptation d’un compromis

L’éradication purificatrice par le feu et l’eau n’a sans doute pas été le sort le plus commun des reliques. On peut, dans bien des cas, soupçonner des situations de com-promis où, pour calmer la foule présente, les autorités préfèrent recourir à l’enterre-ment des ossements mais est « attirée par différents motifs », comme le dit la relation parue dans Annales de la Religion à propos de l’extraction de la châsse de saint Remi. On assiste, de ce fait, à un double mouvement inextricablement lié de profanation des reliques et de piété panique, de la part des fidèles qui visent à s’approprier tel mor-ceau du corps saint dont la puissance thérapeutique pourra leur servir de talisman. Par ailleurs, devant le tumulte croissant provoqué par l’ostension publique du corps saint, les autorités révolutionnaires sont amenées sinon à battre en retraite, du moins à modérer leurs intentions initiales. À la violence de l’incinération s’oppose ici l’in-humation des reliques : celle-ci, faite dans l’espace sacré d’un cimetière, voire dans l’église elle-même, marque un respect à l’égard de l’humanité des ossements prélevés et vient interdire toute dispersion incontrôlée des reliques devant une foule difficile à contenir. Trois cas de ce type de compromis retiendront ici notre attention.

Dans le village de Verzy en Champagne, dont on a vu plus haut l’instante requête auprès du Comité ecclésiastique pour obtenir la châsse de saint Basle et les modalités « sauvages » de sa récupération, a lieu, le 1er décembre 1793, le dépouille-ment des lames d’argent qui recouvraient la châsse et « un jacobin plus hardi que les autres se mit à dire qu’il fallait brûler ces reliques ». La proposition, on s’en doute, trouve peu d’écho dans un village dont la fierté est justement de s’être réapproprié, deux ans auparavant, les restes de son saint protecteur. « La munici-palité », écrit l’un des témoins oculaires, Jean-Baptiste Protart, « chercha à apaiser cet énergumène : il s’adoucit jusqu’à dire que si on ne les brûlait pas il fallait les enterrer 192. » L’enterrement semble bien, ici aussi, une solution de compromis entre une population pour le moins réticente et les autorités révolutionnaires.

191. L. Veuillot, Vie, vertus et miracles de la B. Germaine Cousin, bergère, d’après des documents authentiques, Paris, La Vivès, 1854. Les témoins du procès de canonisation en 1844 évoquent tantôt la sacristie, tantôt le cimetière comme lieu d’inhumation mais l’accord est unanime sur la destruction du corps par la chaux vive. Aucun récit contemporain de la destruction n’existe dans les registres du district. Sur le culte de Germaine Cousin après la Révolution, voir Ph. Boutry, « Le procès super non cultu source de l’histoire des pèlerinages. Germaine Cousin et le sanctuaire de Pibrac au lendemain de la Révolution française », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 154, 1996, p. 565-590.

192. Texte cité par l’abbé Eugène Queutelot, Saint Basle et le monastère de Verzy, Reims, H. Lepargneur, 1892, p. 200-201.

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Un second exemple de l’ambiguïté des situations provoquées par les extractions de corps saints peut être tiré du « procès-verbal de l’information sur le sort de la relique de saint Anthelme », demandée par l’archevêque de Lyon à trois prêtres du diocèse de Belley, dont le curé de la ville de Belley, le 7 juillet 1806. L’information elle-même, qui se déroule durant le mois de juillet, fait intervenir quinze témoins avant de demander un rapport à trois médecins et un chirurgien 193.

La précision des témoignages apportés douze ans et demi après la profanation de la châsse nous vaut de pouvoir reconstituer assez exactement le déroulement des événements, même si certains acteurs de cette journée du 6 décembre 1793 tiennent à minimiser le rôle qu’ils ont pu y jouer. Le sieur Chavance, maître d’écri-ture qui, à l’époque, était membre du directoire du district, affirme n’en avoir été « témoin que pour faire respecter les précieux restes d’un Saint pour lequel il a la plus grande vénération 194 ». Pour autant qu’on puisse suivre la chronologie, trois ou quatre hommes se rendant « précipitamment à l’église de Saint-Jean par la porte du côté de l’évêché » au matin du 6 décembre 1793 sont aperçus par le menuisier Collet qui les suit et demande « aux quidam ce qu’ils entendaient faire ». L’un d’eux lui répond « qu’ils voulaient aller brûler cette châsse sur la place 195 ». Il s’agit en réalité du sieur Chavance, membre du directoire du district, commis par celui-ci « pour se transporter dans la chapelle de saint Anthelme et y faire procéder à l’en-lèvement de la châsse contenant les reliques 196 », et de plusieurs autres membres du directoire. La châsse est ouverte par un serrurier, exposée à la foule et gardée par deux sentinelles de la garde nationale, puis rapportée à la sacristie vers quatre heures de l’après-midi 197, sur l’ordre de l’un des membres du directoire du district, Garnier. L’église est alors fermée par les officiers municipaux, et la relique inhumée entre dix et onze heures du soir, toujours sur l’ordre dudit Garnier, par Jacques Cottin, concierge de la maison commune, et Gaspard Puli 198. Tout laisse à penser que cette inhumation en catimini scelle l’échec de l’exposition publique et résulte de la résistance de la population.

L’attitude de la foule est en effet pour le moins mêlée : le reliquaire a été placé au milieu de la grande nef « entouré d’un grand concours de personnes dont les unes blasphémaient et les autres pleines de respect tâchaient de se procurer des ossements du saint 199 ». La châsse a été exposée publiquement parce que le

193. Le procès-verbal d’information daté du 31 juillet 1806 et le « Rapport de MM. les médecins et chirurgien de la ville de Belley », daté du 1er août, sont publiés dans Joseph Clermont, Vie de saint Anthelme… accompagnée des pièces originales qui constatent l’authenticité des précieuses reliques rendues à la vénération des fidèles, Lyon, imprimerie Rusand, 1820, p. 149-168.

194. Ibid., p. 157, déposition du sieur Chavance, maître d’écriture.195. Ibid., p. 153, déposition du sieur Collet, menuisier.196. Ibid., p. 156, déposition du sieur Chavance, maître d’écriture.197. Ibid., p. 158-159, déposition d’Antoine Clerc.198. Ibid., p. 163, déposition de Jacques Cottin et Gaspard Puli.199. Ibid., p. 162, déposition de Marin Vaudet, domestique, illettré.

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menuisier Collet, informé des intentions du petit groupe des « profanateurs », a tâché « de leur persuader qu’il valait mieux l’exposer aux yeux du public afin que chacun pût reconnaître si véritablement, comme le débitaient les profanateurs, cette châsse ne contenait que de la cire ou des ossements rassemblés avec du fil de fer, à la manière des squelettes 200 ». Il y a même eu discussion parmi les membres présents du directoire du district puisque Chavance trouvait « plus convenable de faire transporter ladite châsse à la sacristie, sans l’altérer » mais que « son avis ne prévalut pas 201 ». Trois points majeurs ressortent des témoignages reçus au cours de l’information. En premier lieu, la présence de titres d’authenticité des reliques en parchemin, extraits d’une boîte en fer blanc doré,

[…] dont on ne peut savoir le contenu parce qu’ils étaient écrits en latin et que ceux qui lisaient n’entendaient pas cette langue […] Tout ce qu’on put préjuger des signatures, c’est que ces titres étaient le double procès-verbal de Messeigneurs de Passelaigue qui tira le corps saint de sa tombe l’an 1630 et le transféra solen-nellement dans la chapelle qu’il lui avait dédicacée ; et de Cortois de Quincey qui, au commencement de son épiscopat en 1759, fit envelopper le corps saint d’un nouveau suaire 202.

Ces titres paraissent suffisamment importants aux autorités révolutionnaires pour que l’un des commissaires, Chavance, les emporte avec lui et les dépose, ainsi que l’anneau pastoral de l’évêque, au secrétariat du district, signe que l’opération s’est déroulée dans le cadre de la légalité républicaine. Mais, aux yeux du public présent, la lecture ânonnante des titres de la relique est simplement une preuve ou un signe supplémentaire de la véracité de la relique et de sa respectabilité, d’autant plus que le suaire porte « plusieurs cachets de cire d’Espagne rouge aux armes de Monseigneur de Quincey, dernier évêque de Belley 203 ». Un dernier élément essentiel est l’intégrité du corps saint : le menuisier Collet, on l’a vu, propose une sorte de défi aux autorités révolutionnaires en demandant une ouverture publique de la châsse plutôt qu’une incinération à laquelle elles se préparaient, et le serrurier Brez a « éprouvé le frisson du respect » lorsque « sur l’ordre à lui donné d’ouvrir la châsse de saint Anthelme », il en a fait sauter les équerres en fer qui servaient de fermeture 204. Les témoins insistent tous sur l’adhérence des membres inférieurs au tronc, « sans aucun ligament en fil de fer » : le corps est « entier [et] l’on recon-naissait parfaitement la peau qui recouvrait le buste et qui ne fut décomposée que

200. Ibid., p. 155, déposition de Collet, menuisier.201. Ibid., p. 156, déposition du sieur Chavance.202. Ibid., p. 152, déposition de Jeanne-Françoise Jambe, femme Seroin. Jean de Passelaigue est

évêque de Belley de 1629 à 1663 ; Gabriel Cortois de Quincey est évêque de Belley de 1751 à 1791.

203. Ibid., p. 158, déposition d’Antoine Clerc.204. Ibid., p. 155, déposition du sieur Brez, serrurier.

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par les mouvements violents imprimés à la châsse 205 ». L’horreur de la profanation est donc à la mesure de cette intégrité d’un corps conservé intact, après tant de siècles, signe de sainteté : « La tête fut enlevée puis remise en place après avoir été brisée et profanée […] un de ceux qui présidaient à la profanation détacha un pied qui n’opposa point de résistance, et le montra aux assistants avec dérision et blas-phème 206. » Mais cet arrachement violent provoque en retour – c’est le troisième élément fondamental – une tentative d’appropriation sauvage des ossements ou des linges qui les ont touchés. Antoine Clerc, appelé en renfort auprès des deux fusiliers qui gardaient la châsse, affirme que l’un d’entre eux lui a pris son sabre « avec lequel il empêchait que rien ne fût enlevé conformément à l’ordre souvent réitéré des membres du Comité de surveillance qui étaient présents ; que malgré cet ordre il avait été impossible de conserver la relique dans son intégrité, attendu que la multitude qui se pressait autour de la châsse favorisait les enlèvements partiels des saints ossements 207 ». La veuve Seroin « à force de prière […] obtint du sieur Brunet, ex-joséphite, la plus large phalange de l’un des pouces qu’elle conserve religieusement 208 ». D’autres parcelles sont « enlevées par des personnes pieuses », tandis que d’autres encore « sont emportées de force par les profanateurs tel qu’un pied 209 ». Le menuisier Collet s’est approprié « une pièce d’étoffe de laine qui cou-vrait immédiatement le corps saint » ; Marin Vaudet, domestique, a pris « une pièce de l’étoffe qui tapissait l’intérieur de la châsse » et en a fait don à la supérieure de l’hôpital qui la conserve précieusement ; Pierrette Lapierre, domestique chez M. du Châtelard « a eu en son pouvoir l’amict qui couvrait la tête de saint Anthelme, lequel elle avait pris, le jour de l’exposition », et elle l’a « remis à M. d’Isenave, cha-noine de Belley aujourd’hui résidant à Lyon, qui a promis de le rendre 210 ». Quant au menuisier Fournet, il garde chez lui « le matelas sur lequel reposaient les saints ossements […] on reconnaissait que le dit matelas avait été couvert d’une étoffe en soie verte et […] il fut tiré de la châsse, quelques heures après [son passage à l’église Saint-Jean vers onze heures du matin] et en son absence ; mais […] il l’avait acheté, pour posséder quelque chose qui avait touché de si près le corps d’un saint pour lequel il a la plus grande vénération 211 ».

205. Ibid., p. 151, 153-154, 155, 160, 161, dépositions de la veuve Seroin, des sieurs Collet, menui-sier, Chaboud, caporal de la garde nationale, Pélissier aîné, et Fournet menuisier.

206. Ibid., déposition du sieur Collet, menuisier.207. Ibid., p. 159, déposition d’Antoine Clerc. Le maître d’écriture Chavance, membre du Direc-

toire du district confirme cette déposition : « Quelques femmes présentes enlevèrent une partie de ces linges et même quelques petits ossements, malgré la défense du déposant. »

208. Ibid., p. 151, déposition de la veuve Seroin.209. Ibid., p. 160, déposition de Pelissier aîné, marchand de fer.210. Ibid., p. 162-163, déposition de Pierrette Lapierre, domestique, illettrée.211. Ibid., p. 154, 161, 162, déposition des sieurs Collet, Fournet, Vaudet et de Pierrette Lapierre.

Fournet précise que la « circonstance de déplacement du matelas » explique la dislocation des membres du corps de saint Anthelme.

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À travers ces témoignages, on perçoit fugitivement la violence qui traverse cette foule mélangée, où se côtoient sans-culottes et pieuses femmes – le rôle des femmes étant particulièrement souligné par certains témoins, alors même que les hommes ont aussi accouru à l’annonce de la profanation 212. En réalité, l’ouverture de la châsse a libéré le désir de s’approprier une partie de la puissance sacrale d’un saint qui est le patron de la ville de Belley et de nombre de ses habitants, puisque le prénom Anthelme y est extrêmement courant 213. On s’explique mieux alors la double retraite opérée par les membres du directoire du district : d’abord dans l’après-midi à la sacristie, retraite suivie de la fermeture immédiate de l’église, puis l’inhumation des ossements pendant la nuit devant les seules autorités du district. Le maintien d’un contrôle minimal de la situation était à ce prix devant la résis-tance de la foule et son avidité à se saisir de parcelles de corps saint ou de tout linge qui l’avait touché : l’exposition de celui-ci a tourné à la déroute de l’autorité légale, débordée tant par les « profanateurs » que par les dévots de saint Anthelme.

La destruction du tombeau de saint Remi à Reims ne semble pas, à première vue, avoir donné lieu aux scènes paroxystiques décrites autour de la châsse de saint Anthelme à Belley. S’il faut en croire les commissaires envoyés par le conseil général de la commune de Reims pour porter à la Convention « les matières d’or et d’argent rapportées de toutes les églises de cette ville 214 », parmi lesquelles les pièces d’argent et les pierres précieuses arrachées à la tombe du saint tutélaire de la cité,

[…] le fanatisme est expiré dans nos murs, nous vous en apportons les débris ; ils furent longtemps les mobiles du despotisme, que le creuset de la monnaie les régénère et les républicanise ; à vous seuls était réservé ce miracle. Nous, habi-tants de la section de la Montagne à Reims, dite la sans-culotterie, hommes de la nature, las de ces hochets de la superstition et de celui qui les faisait mouvoir, nous vous déclarons que nous avons renvoyé notre curé 215.

212. Le menuisier Collet est en train de se faire raser par le sieur Jambe quand ils voient passer les « commissaires » du directoire du district. Tous deux se décident immédiatement à les suivre.

213. Sur les 45 notabilités présentes – il s’agit uniquement d’hommes – à la maison curiale de Belley, le 2 août 1806, pour assister à la clôture de la procédure d’information, onze se pré-nomment Anthelme, soit près d’un quart.

214. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 204, Délibération du Conseil général et perma-nent de la commune de Reims, f° 77 v°, séance du 20 brumaire an II (10 novembre 1793).

215. A. P., 1re série, t. 79, p. 202, séance du 24 brumaire an II (14 novembre 1793), Adresse de la Section de la Montagne de Reims signée de Caius Gracchus Liénard, Brutus Bertrand (tous deux membres actifs du Comité de surveillance de la Section de la Montagne), Scevola Tristan et Lepelletier Beuget. À la même séance a été lue une lettre de Bô, représentant en mission près l’armée des Ardennes, datée du 23 brumaire an II (13 novembre 1793), qui fait part des « progrès de la raison dans la ville de Reims », et annonce que « le fanatisme est expirant » : l’argenterie des églises « se ramasse chaque jour, la cathédrale sert de magasin à fourrage et deux autres églises servent de manège ou d’écurie », ibid., p. 177-178.

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En réalité, les choses ont sans doute été moins simples que les communiqués de victoire ne le laissent entendre. L’attachement populaire à saint Remi est ancien et extrêmement fort. Lors des années de calamités publiques, la châsse est exposée pendant neuf jours et attire des foules considérables : ainsi, en 1725, à l’occasion de pluies continuelles qui endommageaient les récoltes 216, ou, en août 1740, pour la même raison. Le 15 janvier 1774, lorsque le feu embrase le monastère et détruit quasi entièrement la bibliothèque, la châsse de saint Remi est immédiatement transportée « assez modestement par des gens de bas étage » à l’abbaye de Saint-Nicaise pour y être sauvegardée, au cas où l’incendie gagnerait la basilique de Saint-Remi elle-même. Alors que le chapitre cathédral de Notre-Dame envisage une procession solennelle tout à fait ordinaire pour reporter la châsse au tombeau de saint Remi « une foule innombrable de peuple de toutes sortes d’états » envahit, dès le lundi 17 janvier, l’église abbatiale de St-Nicaise « pour voir la châsse » et Dom Chastelain rapporte avoir entendu « quantité de gens de bas étage qui disaient hau-tement : “J’avons apporté la châsse du bon S. Remi, je prétendons la reporter, il n’y aura ni chanoines, ni conseillers de villes, capables de nous en empêcher” ». Le lendemain, à huit heures du soir, il y a, à la porte du monastère, « quantité de per-sonnes […] Parmi les gens qui étaient à la porte les uns disaient qu’ils avaient porté la châsse et qu’ils voulaient la reporter, et d’autres disaient que c’en était fait de la châsse et de la Ste Ampoule, qu’on prenait des moyens efficaces pour les trans-porter à la cathédrale. Parmi ceux qui raisonnaient ainsi, il y en avait la plus grande partie du bas St Remi, mais aussi il y en avait du bas de la ville et même de bons bourgeois qui disaient que certainement on avait quelque dessein à la cathédrale et à la ville par rapport à la châsse et à la Ste Ampoule ». La rumeur d’une translation de la châsse à la cathédrale est en passe de provoquer une émeute populaire, « les bourgeois du ban Saint Remi disant qu’ils se feraient plutôt hacher par morceaux » que de la souffrir. Aussi bien, le saint revient-il, dès ce même soir, à son tombeau dans une procession conduite par les deux prieurs de Saint-Nicaise et Saint-Remi, et où « il s’y trouva plus de quatre cents personnes » : les religieux de Saint-Nicaise ne voulaient pas voir leur abbaye « forcée pendant la nuit 217 ».

216. Cf. H. Jadart, Journal de Dom Pierre Chastelain Bénédictin Rémois 1709-1782 avec des Remar-ques sur la température de la vigne suivies d’un autre journal et d’observations analogues jusqu’en 1848, Reims, F. Michaud, 1902, p. 66 (journal de Dom Pierre Chastelain qui se dit « ravi » par la « grande dévotion des rémois »), et p. 185-188 (notes historiques écrites sur les registres paroissiaux par Jacques Horquette, curé de Saint-André de Reims) : « On ne peut pas exprimer la dévotion et le nombre de peuple que l’on a vu pendant tous ces neuf jours à St-Rémi, on y accourait de tout côté, de la ville et de la campagne, à peine y trouvait-on place pour y célé-brer la Ste messe, les riches et les pauvres, les hommes comme les femmes, les mondains, les libertins mêmes, chacun paraissait édifié et touché. »

217. B. M. Reims, ms. 1828, Histoire abrégée de l’ église de Saint Remy et des raretés qu’on y voit, par Dom Pierre Chastelain, p. 138-140.

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De cet attachement populaire au saint protecteur, on perçoit encore un écho lors d’une délibération du conseil général et permanent de la commune de Reims, en date du 1er brumaire an II (22 octobre 1793) : évoquant l’application de la loi du 17 septembre 1792 sur l’envoi de l’argenterie de toutes les églises à la Convention, le maire rappelle que, lorsque les officiers municipaux alors en exercice s’en sont occupés – l’inventaire de l’argenterie de Saint-Remi date du 29 novembre 1792 218 – « il ne leur est certainement pas échappé que celle qui couvre la châsse de saint Remi devait en faire partie, mais les réclamations sans nombre faites alors, la promesse de se pourvoir par les habitants du quartier pour être autorisés à la conserver, les inconvénients qui auraient pu résulter, si on n’y eût pas déféré a engagé à surseoir 219 ». Autant dire que les autorités municipales se sont trouvées ici face à une très vive opposition et qu’elles ont préféré temporiser. Selon le maire, « les temps sont changés » en brumaire an II et « la plupart des citoyens qui dans le temps auraient pu s’opposer à la destruction de cette châsse, mieux persuadés aujourd’hui, qu’ils doivent se conformer aux lois et disposés de tout leur pouvoir à soutenir la République demandent eux-mêmes l’envoi de cette argenterie à la Convention 220 ». Si « les temps sont changés » c’est que la municipalité de Reims se trouve soumise désormais à une double pression des représentants en mission et des sociétés populaires. Dès le début d’octobre, le conventionnel Philippe-Joseph Rühl, arrivé à Reims a posé une série de questions aux corps administratifs 221. Le 1er brumaire an II (22 octobre 1793), trois représentants du peuple, dont Nicolas-Joseph Hentz, assistent à la séance de la Société populaire de Reims et l’invitent « à leur indiquer les corps administratifs et ceux qui n’avaient pas la confiance publique ». Ils souhaitent que les membres de la société établissent une liste de ceux qui « dans les corps administratifs sont soit aristocrates ou qui ont démérité » et « à côté une liste de candidats bons républicains sans-culottes 222 ». Le lende-main, la Société populaire commence à passer en revue les membres du directoire du district, et procède à une épuration vite interrompue par un « tumulte », un « orage » tels que les scrutins sont renvoyés aux comités de section. Il semble, à cette

218. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, liasse 1036, Inventaire de l’argenterie de Saint Remi par Pierre-Nicolas Cahart, membre du Conseil général et permanent de la commune de Reims, en date du 29 novembre 1792 : celui-ci ne comporte aucune mention de la châsse de saint Remi.

219. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 218, Séance du premier jour du second mois de l’an deux (22 octobre 1793), f° 190.

220. Ibid.221. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 14, Délibérations de la Société populaire de

Reims, 6 octobre 1793 : lecture de la série des questions faites par le citoyen Rühl représentant du peuple aux corps administratifs.

222. Ibid., séance du 1er brumaire an II (22 octobre 1793). Les deux autres constitutionnels sont Jacques-Michel Coupé et Jean-Baptiste Bô.

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occasion, que la section de la Montagne dite Sans-Culotterie ait été particulière-ment agitée 223.

C’est donc dans un climat pour le moins tendu que s’opère, le 2 brumaire au matin, l’enlèvement de l’argenterie de la châsse de saint Remi. Le déroule-ment des opérations peut être reconstitué à partir de trois documents : le procès-verbal de prélèvement de l’argenterie de la châsse, un extrait du procès-verbal de l’assemblée de section, les procès-verbaux de reconnaissance des reliques de 1795 et 1796. L’ouverture du tombeau de saint Remi se fait en présence d’un admi-nistrateur du district, de quatre membres du conseil général et permanent de la commune, de deux officiers municipaux qui sont en même temps administrateurs de la paroisse (parmi lesquels le cabaretier Jean-Pierre Favereau), de deux mem-bres du Comité de surveillance de la section de la Montagne (dont Jacques alias Scevola Tristan), de plusieurs membres de l’assemblée de section (dont Brutus Bertrand et Lepelletier Beuget) et du curé constitutionnel de Saint-Remi, Armand Jules Seraine. L’extraction de la châsse hors du tombeau monumental en pierre, construit au xvie siècle sur l’ordre du cardinal de Lenoncourt 224, dure près d’une heure et est opérée par « des membres de la Société populaire de la section de la Montagne et autres citoyens ». La pression de la foule présente, qui exige de voir la châsse, est évidente : « Un nombre considérable de citoyens qui remplissaient au dehors tout le contour du tombeau et qui avaient été appelés par la circonstance demandant à voir cette châsse, nous avons cru devoir y déférer. » La châsse est donc transportée derrière le tombeau et posée sur des bancs : les portes des grilles situées derrière le maître-autel 225 sont alors ouvertes et « une quantité considérable de

223. Ibid., séance du 2 brumaire an II (23 octobre 1793) : « Un membre de la Section de la Mon-tagne a annoncé que se promenant ce même soir dans l’intérieur de la salle il avait entendu quantité de personnes disant qu’ils n’étaient venus que dans le dessein de causer du désordre, mais qu’il répondait de la pureté des sentiments et du républicanisme de cette section. » L’épuration de tous les corps constitués de la commune a lieu à la séance du 21 brumaire an II (11 novembre 1793), à la suite d’une lettre du représentant du peuple Bô demandant un scrutin. La Société populaire refuse, pour le Conseil général de la commune, de renouveler le maire et neuf officiers municipaux ainsi que le trésorier. Le lendemain, Bô procède à l’épu-ration du Conseil général et permanent : le maire et seize de ses collègues sont remplacés par des sans-culottes convaincus (le marchand épicier Coutier-Marion, président de la Société populaire, est nommé maire ; entrent comme officiers municipaux Henri dit Brutus Bertrand, tisseur, Jacques dit Mucius Scevola Tristan, retordeur, et Caïus Gracchus Liénard revendeur, tous trois membres de la Section de la Montagne). Voir Georges Boussinesq, Gustave Laurent, Histoire de Reims depuis les origines jusqu’ à nos jours, t. 2, vol. 1, Reims moderne de 1610 à 1914, Reims, Matot-Braine, 1933, p. 359.

224. Pour la description du tombeau de saint Remi, on peut se reporter à Guillaume Marlot, Le Tombeau du grand Saint Remy Apotre tutélaire des Francois. Ses translations miraculeuses et les respects que nos Roys luy ont rendu en divers temps, avec la cinquième Translation désignée pour la présente année 1647, Reims, François Bernard, 1647. Le tombeau a été construit de 1533 à 1537.

225. Sur la disposition du tombeau à l’intérieur de la basilique, Alphonse Gosset, La basilique de Saint-Remi à Reims. Histoire, description, construction, précédées de la Vie de saint Remi de

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citoyens sont entrés et se sont approchés de cette châsse pour la voir, ce qui a tenu très longtemps avant qu’on pût s’occuper de la dégarnir ». L’orfèvre envoyé démonte alors les pierres précieuses et les tablettes d’argent représentant la vie de saint Remi qui garnissent la châsse. L’opération effectuée, comme « la disposition des parois-siens, le nombre considérable de citoyens présents ne nous laissaient aucun espace, ne nous permettant de faire en cet endroit la pesée », l’administrateur du district décide de faire transporter à la sacristie les pièces d’argenterie recueillies dans une « vidange » pour les peser ; il laisse sur place la châsse dégarnie « qui renfermait une autre tombe en bois dont beaucoup de citoyens demandaient aussi l’ouverture » ; il n’accède pas à cette demande, sa mission n’ayant « d’autre objet que d’obtenir la remise de l’argenterie » et désirant s’y « renfermer » 226. Lorsqu’en octobre 1796 deux membres du « presbytère » de l’évêque constitutionnel de la Marne, Nicolas Diot, procèdent à un procès-verbal d’authentification des reliques de saint Remi, exhumées un an plus tôt (le 9 juin 1795), les témoins oculaires retiennent, de l’os-tension publique du corps extrait de sa châsse de bois, deux traits traditionnelle-ment perçus comme une marque de sainteté : l’intégrité du corps, d’une part – « on le vit dans l’attitude d’un corps entier […] les os parurent desséchés, unis entre eux par leurs ligaments, lesquels se détachèrent au premier attouchement » –, d’autre part, « l’odeur suave qui s’exhala de toutes les parties de ce corps précieux », et dont « tous les assistants furent frappés ». Les témoins insistent surtout sur l’avidité de la foule venue contempler la châsse, déjà notée par l’administrateur du district : « On ne put résister à l’empressement du peuple qui désirait voir les restes précieux de son saint patron » ; mais ils notent en même temps les désirs contradictoires qui traversent la masse des citoyens présents :

Les dits témoins ont déclaré en outre que la foule étant immense et que chacun s’étant empressé autour de ces reliques, les uns par piété, d’autres par curiosité, quelques uns aussi dans le dessein d’insulter à cet objet si respectable de la véné-ration publique, il ne leur est pas possible de dire s’il n’y a pas eu quelques os enlevés par une partie des assistants ; que tout ce qu’ils peuvent assurer, c’est qu’à l’ouverture de la châsse le corps parut entier et qu’ils remarquèrent que la tête avait encore une grosse dent entière et une autre cassée à la mâchoire supérieure ; que la châsse de bois fut mise en pièces et que plusieurs personnes en emportèrent des morceaux.

Flodoard, Paris-Reims, 1900, Librairies-Imprimeries réunies, p. 54-56. Le tombeau est situé dans l’arrière-chœur de la basilique.

226. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, carton 1036, Procès-verbal de la remise de l’argenterie de la châsse de saint Remi, 2 brumaire an II (23 octobre 1793). Cette première pesée conclut à 253 marcs, 6 onces, 2 gros d’argent. En réalité, l’extraction de l’argenterie de la basilique Saint-Remi se poursuit jusqu’au 5 brumaire (26 octobre 1793), tant sur la partie supérieure du tombeau que sur l’ensemble des châsses conservées.

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Nous ne sommes donc pas si éloignés des scènes de piété panique relevées autour de la châsse de saint Anthelme à Belley, et la dénégation des témoins de Reims équivaut presque à un aveu. Selon les citoyens Noël Genin et Nicolas Carangeot qui, « sensiblement affectés de voir leur église et leur ville de perdre un dépôt si précieux, et désireux d’en conserver autant qu’il serait en eux les restes sacrés », ont rassemblé « les os épars de leur saint patron » et les ont enfermés « dans un drap de toile de chanvre », le corps de saint Remi, enveloppé des voiles « à let-tres d’or » et « d’un drap de satin cramoisi » a été porté au « cimetière public établi depuis peu de mois dans l’enclos des ci-devant religieux de Saint Remi » vers sept heures du soir, et déposé dans la même fosse que celle d’un volontaire qui venait de mourir à l’hôpital militaire 227. Ces déclarations sont pleinement corroborées par l’extrait du procès-verbal de l’assemblée de la section de la Montagne en date du 23 octobre 1793. Nous pouvons, les originaux ayant disparu, nous fier à la copie qu’en a faite, en mai 1797, Armand-Jules Seraine, curé constitutionnel de Saint-Remi, pour répondre à l’enquête que l’abbé Grégoire avait lancée dans les Annales de la Religion sur le vandalisme 228 : il était en effet le secrétaire de l’as-semblée de section 229. Un membre de celle-ci demande « que le monument des reliques de St Remi exposé en vue du peuple en ce local de l’église St Remi soit rangé en un lieu particulier afin de terminer le bruit occasionné par le peuple. Sur quoi l’assemblée a nommé des commissaires qui à l’instant ont rangé lesdites reliques, et ont veillé à ce qu’il n’en soit extrait aucune parcelle 230 ». On peut donc raisonnablement supposer que la journée du 23 octobre 1793 s’est déroulée dans le plus grand tumulte et que des parcelles d’ossements ont pu être prélevées au cours des altercations qui ont opposé sans-culottes et dévots de Saint-Remi. À la tribune, un membre « demande que quatre commissaires soient nommés pour

227. Procès-verbal du 3 octobre 1796 « constatant la conservation des reliques de saint Remi », établi par Nicolas Servant et François Detorcy, membres du presbytère du diocèse de la Marne, commissaires nommés par Nicolas Diot, évêque constitutionnel « pour faire une reconnaissance exacte et assurer d’une manière inconstestable l’authenticité des restes précieux du corps du bienheureux saint Remi, apôtre de la France et patron de cette ville », publié par Mgr P.-L. Péchenard, Les reliques de saint Remi Archevêque de Reims et Apôtre de la France, Reims, H. Lepargneur, 1898, p. 76-80.

228. Bibliothèque de la Société des Amis de Port Royal, Correspondance de Grégoire, dossier du département de la Marne : lettres de l’abbé Seraine, en date des 2, 12 et 22 mai 1797, annon-çant l’envoi de pièces manuscrites et imprimées. Sur la figure d’Arnaud-Jules Seraine, voir Mgr Jean Leflon, « Armand-Jules Seraine curé constitutionnel de Saint Remi, secrétaire de la Sans-culotterie et confesseur de la foi », Études champenoises, t. 2, 1976, p. 55-66.

229. Nous savons que Seraine est le secrétaire de l’assemblée de section par sa comparution devant le Comité de surveillance de celle-ci, le 21 thermidor an II (8 août 1794), où il a été dénoncé et où il doit répondre sur la marche qu’« il a tenue dans les assemblées sectionnaires pendant le cours de son secrétariat », A. M. Reims, Fonds révolutionnaire ; registre 68.

230. Bibliothèque de la Société des Amis de Port-Royal, Extraits des procès-verbaux de l’assemblée de la section de la Montagne dite Sans-Culotterie, recopiés par l’abbé Seraine, 2 brumaire an II (23 octobre 1793).

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porter les reliques susmentionnées pour y être enterrées sous un autre corps mort ». À ces quatre commissaires est adjoint un citoyen qui s’offre pour donner un suaire afin de renfermer les ossements 231. Le récit, très postérieur puisqu’il date de 1827, de l’instituteur Ferdinand Descroix (qui dit tenir les détails du sieur Carangeot, présent lors de l’extraction de la châsse), ajoute deux points non explicités dans les procès-verbaux de 1793 et 1796. Carangeot aurait proposé de déposer le corps de saint Remi dans le caveau qui servait de sépulture aux religieux du monastère : « On s’y oppose, et on insiste en criant qu’il faut, avec les châsses, les brûler sur la place publique, au bas du portail de l’église. Carangeot conjure le peuple de s’épar-gner cette honte et proteste qu’il va enterrer les saintes reliques. Saint Remi, dit-il, à son titre d’homme, doit avoir, comme un autre, les honneurs de la sépulture 232. » Même si cette narration a été reconstruite longtemps après les événements dans un sens nettement anti-révolutionnaire, elle n’est pas infirmée par la relation, plus proche de l’événement, envoyée par l’abbé Seraine en 1796 aux Annales de la Religion, qui la publient dans leur numéro du 13 frimaire an V (3 décembre 1796). Selon ce récit, des « personnes pieuses » se disposaient « à se partager les débris de ce corps vulnérable que d’autres brisaient et jetaient çà et là, un homme dont il ne nous appartient pas d’apprécier les sentiments : “Ce sont, dit-il, les os d’un homme comme nous. Nous frémirions à l’idée que nos os seraient un jour dispersés. Il faut les rendre à la terre”. À ces mots la fougue est arrêtée. » Il est clair que l’enterrement de la relique a bien pour but de calmer les esprits échauffés et de mettre fin à un trouble de l’ordre public.

Deux points de cet épisode doivent encore être relevés : d’une part, la présence, jusqu’à l’inhumation du corps de saint Remi, de l’abbé Armand-Jules Seraine, curé constitutionnel, et de l’officier municipal administrateur de la paroisse, Jean-Baptiste Favereau 233. D’autre part, la section de la Montagne désigne, dans son assemblée du 18 brumaire (8 novembre 1793), quatre commissaires chargés d’accompagner l’argenterie à la Convention nationale : les administrateurs du dis-trict applaudissent au républicanisme de ces patriotes et écrivent une lettre au président de la Convention pour le prévenir qu’ils lui envoient « l’enveloppe de Remi, ce sacreur, ce brillant de l’ignorance et des superstitieux », estimant que

231. Ibid., L’abbé Seraine apporte cette précision au procès-verbal : « Le matin on avait enlevé l’argent qui couvrait la châsse qui était restée ouverte », et il note que « le corps de St Remi fut enterré ainsi qu’il fut dit ».

232. Ferdinand Descroix, « Abrégé de la vie de saint Remi », manuscrit, cité par P.-L. Péchenard, op. cit., p. 56. Selon ce même récit, le peuple aurait demandé « à grands cris la tête de saint Remi », et les différents membres du saint, « séparés de l’aube dans laquelle ils étaient enveloppés sont, comme la tête elle-même, portés de main en main, maniés et exposés pendant plusieurs heures à la risée publique ». Un autre récit, daté de 1824, et provenant de l’élève en chirurgie Isidore Thibault qui fut présent lors de la première reconnaissance des reliques de saint Remi en juillet 1795, est tout aussi apologétique.

233. Selon le témoignage de F. Descroix, ibid., p. 57-58.

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cette matière fera « de belle et bonne monnaie républicaine pour payer nos braves défenseurs » 234. Deux jours plus tard, le Conseil général et permanent de la com-mune de Reims entérine le choix des quatre commissaires déjà nommés, en les invitant à profiter de leur passage à la tribune de la Convention pour rappeler aux représentants du peuple que « la commune de Reims manque absolument de subsistances 235 ». Pendant leur séjour à Paris, trois des quatre commissaires sans-culottes sont nommés officiers municipaux de Reims par le représentant en mis-sion Bô, qui procède alors à l’épuration du Conseil de ville : à leur retour de Paris, ils prennent immédiatement séance 236. Deux éléments complémentaires permet-tent de saisir les conflits violents qui opposent alors sans-culottes et paroissiens de Saint-Remi : les commissaires chargés d’accompagner l’argenterie ayant écrit de Paris à l’assemblée sectionnaire de la Montagne d’envoyer à la Convention « tous les autres ornements dans lesquels il n’y a aucun or ni argent jusqu’à une serviette dans laquelle se donnait le pain bénit », et soixante sans-culottes s’étant présentés à Saint-Remi pour les enlever, « une grande partie des paroissiens réclame, vu qu’il n’y a aucun décret de la Convention ni du département pas même du district, à ce que la loi s’exécute [sur] la liberté des cultes », et le citoyen Favereau, officier municipal et administrateur de la paroisse, exige du Conseil des directives sur la conduite à suivre 237, signe de son désarroi devant les violences qui s’exercent. Un débat frontal oppose, à la fin de thermidor an II, le même Favereau à trois des commissaires sans-culottes qui ont accompagné les pièces d’argenterie du tom-beau de saint Remi à la Convention. Un cabaretier ayant refusé à ces derniers des bouteilles de vin parce qu’ils étaient pris d’ébriété et tenaient des propos pour le moins injurieux vis-à-vis du Comité de surveillance de la section, une rixe s’ensuit qui provoque un rassemblement de deux cents personnes devant le cabaret. Le citoyen Pierre Favereau – l’un des officiers municipaux présents à l’extraction de la châsse de saint Remi – qui est aussi commissaire du quartier, voulant mettre

234. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, liasse 1036, procès-verbal de la séance du Directoire du district de Reims du 18 brumaire an II et de la séance de la section de la Montagne du même jour. Le Directoire ordonne que soit livré aux commissaires « les restes des objets d’or et d’argenterie servant au culte de leur paroisse, considérant que ces objets sont absolument du luxe, qu’ils peuvent être remplacés par des vases de verre ou cristaux et que le Dieu que nous adorons n’a pas besoin d’argenterie pour lui offrir nos vœux ».

235. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 204, f° 77 v°, Délibération du Conseil général et permanent en date du 20 brumaire an II (10 novembre 1793). Deux procès-verbaux du Comité des inspecteurs de la salle, des secrétariats et de l’imprimeur, datés des 24 et 26 brumaire an II (12 et 14 novembre 1793), recensent précisément les « effets » apportés depuis Reims par les quatre commissaires, ibid., carton 1036.

236. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre no 219, Délibération du Conseil général et per-manent de la commune de Reims, séance du 5 frimaire an II (25 novembre 1793).

237. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, carton 1038, sous-liasse 32, Pétition du citoyen Favereau au Conseil général et permanent de la commune [sans date, mais de peu postérieure au 25 brumaire an II (15 novembre 1793)].

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fin à ce début d’émotion populaire se fait insulter alors que, ceint de l’écharpe de sa fonction, il enjoint aux perturbateurs ivres de se retirer chez eux : il se fait alors traiter de « lâche », de fanatique et de « marchand d’autels 238 ». L’injure renvoie au fait que Pierre Favereau, administrateur de la paroisse de Saint Remi lorsqu’elle était en activité, tient chez lui « des autels et des petites châsses de bois », achetés et payés par lui à la nation 239. Le sans-culotte Brutus Bertrand qui, à la suite des premières dénonciations, avait été conduit à la maison d’arrêt de Reims, est élargi le 29 thermidor sur ordre du Comité de sûreté générale devant lequel l’affaire avait été portée 240. Un tel incident, mineur en soi, trahit cependant les tensions fortes qui traversent la section de la Montagne et vient confirmer la violence des contra-dictions qui ont pu s’exprimer lors de l’extraction des ossements de saint Remi hors de sa châsse, comme lors du sac de l’église qui fut effectué à partir du 25 brumaire (15 novembre 1793). L’épisode, en tout cas, n’infirme pas le récit qu’en fait en mai 1797 l’abbé Seraine :

Les commissaires nommés par l’assemblée sectionnaire s’emparèrent de l’église, des clefs ; enlevèrent linge, ornements, livres etc., y passèrent la nuit, y burent à se saouler ; ils étaient armés de piques avec lesquelles ils essayèrent de forcer le trou fermant à trois clefs qui était placé devant la châsse de St Remi ; le lende-main l’église fut livrée au pillage, les statues furent brisées, les bas-reliefs mutilés. [On] brisa les serrures, les ferrements furent arrachés et déposés dans une petite chambre fermant à clef dont les commissaires étaient dépositaires. Ces commis-saires furent environ huit jours en fonctions ; ils furent ivres pendant huit jours : car ils vendaient les dépouilles des sanctuaires pour boire. On a vu disparaître de cette belle basilique, en peu de jours, des chefs d’œuvre de plusieurs siècles. Le pavé, l’orgue, les stalles, les autels furent vendus à si vil prix qu’à peine en a-t-on retiré les pour-boire donnés aux ouvriers qui avaient construit dans la durée des temps tous ces ouvrages 241.

238. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 68, Comité de surveillance, séance extraordinaire du 29 thermidor an II (16 août 1794), dépositions de la citoyenne femme Le Cocq Catherine Coutant, de la citoyenne veuve Rémy Madeleine Doriot, du citoyen Ponce Herbinet, charron. Les dénonciations datent des 16 et 20 thermidor an II (3 et 7 août 1794).

239. Ibid., déposition du citoyen Pierre Favereau : celui-ci précise, par rapport aux autres déposi-tions, que les sans-culottes ivres l’ont traité de fanatique « qui périrait comme bien d’autres ». Parmi les sans-culottes impliqués dans cette altercation figurent Brutus Bertrand, Caïus Gracchus Liénard et Lepelletier Beuget.

240. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 221, f° 111, Délibérations du Conseil général et permanent de la commune de Reims, séance du 29 thermidor an II (16 août 1794).

241. Bibliothèque de la Société des Amis de Port-Royal, Correspondance de l’abbé Grégoire, dos-sier du département de la Marne, note de l’abbé Seraine, en date du 14 mai 1797, à la suite de l’extrait du procès-verbal de l’assemblée sectionnaire de la Montagne, en date du 25 brumaire an II (13 novembre 1793).

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le « sauvetage » des reliques

Les récits relatifs à l’extraction de l’argenterie et à la destruction des reliques amè-nent à s’interroger plus généralement sur les modalités selon lesquelles s’est opéré le « sauvetage » des corps saints et des ossements pendant la Révolution. Toute l’historiographie post-révolutionnaire, et particulièrement l’historiographie ecclé-siastique, a insisté sur les actes héroïques de ceux – et surtout de celles (puisque le trait le plus commun de ces narrations consiste à attribuer à de pieuses femmes l’initiative et le geste de la sauvegarde) – qui, au risque de leur vie, ont prélevé puis caché et donc préservé les sacralités de leur paroisse. Sans nier les périls auxquels pouvaient s’exposer les « sauveteurs », il convient de remarquer que l’ouverture des châsses est un acte qui, en temps ordinaire, relève de la compétence de l’évêque et qu’elle n’a lieu que dans le cas d’un changement de châsse ou d’identification des reliques lors du passage du prélat au cours d’une visite pastorale. En temps ordi-naire aussi, toucher le reliquaire du saint, au terme du pèlerinage qu’on lui a voué, constitue l’acte essentiel par lequel « le pèlerin reçoit sa charge sacrale, promesse et puissance de la mutation 242 ». Le geste d’arracher la relique de son reliquaire, ou de prendre les ossements déjà sortis de celui-ci pour les préserver de la profanation, n’est donc pas évident puisqu’il fait franchir une clôture, celle qui sépare le monde des clercs, gardiens sinon détenteurs du sacré, de celui des laïcs.

Des procès-verbaux postérieurs de reconnaissance des reliques, établis à partir de 1795, trois traits essentiels peuvent être relevés. Le premier dessine une chrono-logie des moments forts de la sauvegarde des reliques. Le moment initial se situe dès la fermeture des monastères : à côté des appropriations paroissiales évoquées plus haut apparaît une conservation due aux moines eux-mêmes qui les gardent par devers eux et peuvent ainsi les transmettre à d’autres. C’est le cas, par exemple, de Dom Guillaume Bourdon de Launay, resté seul à l’abbaye Saint-Père de Chartres : lorsque, le 13 avril 1791, les officiers municipaux viennent prélever l’argenterie de son monastère, il conserve avec lui dans un coffret de bois la mâchoire de saint Gilduin et une vertèbre de saint Benoît, osant « affirmer qu’il préfère la mort que de souffrir que [lui] soit arraché ce très sacré gage de notre saint père Benoît », et fait même don d’une partie de ces reliques à un chanoine de la cathédrale, début d’une longue transmission qui s’achève seulement près d’un siècle plus tard en 1889 243. Le second temps fort est constitué par la dissociation entre reliquaires et reliques : à Coutances, la fermeture de la cathédrale intervient le 7 janvier 1794, sur l’ordre d’une municipalité « effrayée par la terreur qui était à l’ordre du jour.

242. Voir Dupront, 1987, p. 399.243. P.-M. Renard, « Les reliques de saint Gilduin », Mémoires de la Société archéologique d’Eure-

et-Loir, t. IX, 1889, p. 371-378. Les certificats rapportant l’historique des reliques sous la Révolution datent du 26 janvier 1798. Celui du don au chanoine de Chartres est quasiment contemporain de l’enlèvement de l’argenterie puisqu’il date du 9 mai 1791.

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Toutefois la clôture de l’église se fit avec assez de tranquillité et sans beaucoup d’indécence » : on permit aux prêtres d’enlever les hosties consacrées, « les reliques et les huiles saintes 244 ». Les reliques enveloppées et scellées sont alors transportées dans une ville voisine pour être préservées de la destruction 245. À Saint-Sernin de Toulouse qui est, comme l’écrivent les fabriciens, « une des plus célèbres du monde chrétien à raison du précieux dépôt des reliques des saints qu’elle renferme, ce qui y attire un grand nombre de fidèles pour les honorer 246 », l’enlèvement de l’argen-terie des châsses, reliquaires et bustes par les commissaires du district s’effectue le 9 ventôse an II (27 février 1794), dans le plus grand ordre en présence du curé constitutionnel Louis Hubert, ex-minime : celui-ci

revêtu d’un surplis et d’une étole, à mesure qu’on dépouillait les bustes et les reliquaires de leurs ornements d’or, d’argent et de pierreries, en retirait les reliques enveloppées dans du coton en rame et les remettait au sieur Aubert, mande des Corps saints depuis plus de 20 ans et très zélé pour leur conservation ; lequel portait de suite les paquets de reliques dans les armoires où l’on tenait, selon l’usage, des bustes ou reliquaires contenant chacune desdites Reliques, observant de les placer à droite ou à gauche dans la même armoire conformément au côté qu’elles y occupaient auparavant ; qu’incontinent il fermait lesdites Armoires à clef. Quant à la relique de la Sainte épine, elle fut retirée du reliquaire de ver-meil sans fracture du flacon, lequel contenant la Sainte épine fut déposé dans le tabernacle de la chapelle du Saint-Esprit.

S’agissant des châsses, les commissaires se bornent à enlever l’argenterie qui les recouvre, laissent « les caisses de bois intactes [et] l’on ne toucha en aucune façon aux reliques contenues dans les susdites caisses ou châsses 247 ». Le récit historique qui nous est livré ici ne nous dit en aucune façon quel public a assisté à

244. « Mémoire ou registre concernant l’exercice du culte catholique dans la commune et église cathédrale de Coutances depuis la cessation de la persécution et la liberté rendue au culte sous l’épiscopat de M. François Bécherel », rédigé par le vicaire épiscopal Louis-Charles Bisson, Archives diocésaines de Coutances. D’après l’abbé Lecanu, Histoire du diocèse de Coutances et Avranches depuis les temps les plus reculés jusqu’ à ces jours, t. II, Coutances, Imprimerie des Salettes, 1878, p. 160, l’envoi des reliques hors de Coutances aurait eu lieu dès le 30 janvier 1793, information dont il ne fournit pas l’origine.

245. Joseph Toussaint, Feuilles détachées de l’ histoire de Coutances, t. IV, Coutances pendant la Révolution, Coutances, 1973, p. 219.

246. A. M. Toulouse, 5 P 20, Pétition des curé, sindic et bayles régents de la fabrique de saint-Sernin de Toulouse, 9 août 1791.

247. A. D. Haute-Garonne, 101 H 628, pièce 3110, Procès-verbal de vérification des reliques de Saint-Sernin de Toulouse par Clément de Barbazan, premier vicaire général de Mgr Claude-François Primat archevêque de Toulouse, 10 juin-5 août 1807. C’est ce document qu’a publié Célestin Douais, Documents sur l’ancienne province du Languedoc, t. II, Trésors et reliques de Saint-Sernin, I, Les inventaires (1246-1657), Paris-Toulouse, Alphonse Picard-Privat, 1904, p. 463-479. Un autre original de ce même document, plus complet, qui était conservé au grand séminaire de Toulouse a été publié par l’abbé J. Lestrade, Pages d’ histoire et d’art sur Saint-Sernin de Toulouse, Toulouse, 1904, p. 137-173.

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cette cérémonie du dépouillement des reliquaires et des châsses. On peut toutefois présumer que le caractère insigne des corps saints honorés dans les cryptes de Saint-Sernin 248 et l’attachement dont ils étaient l’objet – ils sont les protecteurs célestes de la cité – ont incité les commissaires du district, quelles que puissent être par ailleurs leurs convictions, à procéder dans l’ordre le plus rigoureux afin d’éviter tout débordement.

Le troisième moment de cette sauvegarde, le plus fort, se situe au cœur de la déchristianisation active. Celle-ci peut être d’ordre préventif. À Saint-Sernin, elle se déroule « au plus fort de la Révolution où tous les monuments religieux étaient menacés d’une destruction prochaine » 249 à l’instigation de l’abbé Du Bourg, vicaire général de Mgr de Fontanges, archevêque de Toulouse, émigré : opérée par le père Bertrand Cassé et deux laïcs délégués par le vicaire général, elle bénéficie de la complicité de l’ex-sacristain de Saint-Sernin dont la maison est sise dans l’enceinte du cloître. Descendus avec celui-ci et son épouse dans les cryptes où reposent la plupart des reliques, les sauveteurs

[…] ouvrirent toutes les chapelles, armoires ou niches desd. Caveaux pour en retirer les reliques qu’on y avait laissées lorsqu’on les dépouilla de l’argenterie pour les transférer ensuite en lieu de sûreté […] suivant armoire par armoire, ils avaient enveloppé chaque paquet de reliques dans une serviette dont ils attachèrent les angles avec un fil et y apposèrent un cachet sur le nœud, observant de numéroter chaque paquet et de désigner la place de l’armoire où on le trouvait.

Les reliques sont alors transférées chez l’un des laïcs présents, mises dans une malle, puis transportées à l’hôtel de Comminges « comme dans un lieu plus décent et plus sûr 250 ». À Saints-Geosmes, deux ex-religieuses qui assurent

248. Sur le culte des reliques à Saint-Sernin, voir Pascal Julien, « L’organisation du culte des reliques à Saint-Sernin de Toulouse », in Toulouse sur les chemins de Saint-Jacques. De saint Saturnin au « Tour des Corps Saints », Genève-Milan, Skira, 1999, p. 59-71 ; Catherine Saint-Martin, « Des saints et des fêtes. Le culte des reliques de Saint-Sernin de Toulouse à travers les livres de comptes de la confrérie des Corps-Saints », ibid., p. 73-77 ; Id., D’ors et de prières. Art et dévotions à Saint-Sernin de Toulouse, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2004, en particulier p. 235-294.

249. On peut supposer que cet enlèvement s’est opéré après l’arrêté violemment antichrétien du représentant François René Auguste Mallarmé, en date du 14 vendémiaire an III (5 octobre 1794), qui interdit tout culte public, exige la destruction de toutes les croix et de toutes les images et statues qui doivent être brûlées dans les vingt-quatre heures. Voir Jean-Claude Meyer, La vie religieuse en Haute-Garonne sous la Révolution (1789-1801), Toulouse, Associa-tion des Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1982, p. 347-349.

250. A. D. Haute-Garonne, 101 H 628, pièce 3110. C’est à l’hôtel de Comminges que s’est réfugié l’abbé Du Bourg, cf. Dom Antoine Du Bourg, Monseigneur Du Bourg, évêque de Limoges 1751-1822, Paris, Perrin, 1907. On peut supposer que cette seconde translation à l’hôtel de Comminges, qui eut lieu « peu de temps après » la première, s’est déroulée le 22 mars 1795 puisque le procès-verbal de vérification de 1807 renvoie à un procès-verbal aujourd’hui perdu mais daté de ce jour établi par le père Bertrand Cassé et les deux délégués laïcs

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les fonctions d’hospitalières dans l’église transformée en hôpital pour prison-niers de guerre étrangers, ayant appris que les reliques des trois saints jumeaux – éléosippe, Spéosippe et Méléosippe qui figurent parmi les premiers martyrs de l’église de Langres –, situées au-dessus du maître-autel, sont menacées d’une « prochaine et infaillible profanation » – l’une des sœurs parle même de leur mise au feu – décident, sur les recommandations d’un prêtre réfractaire caché chez leur mère à Langres, d’en entreprendre le sauvetage. Celles-ci sont ensuite transférées en plusieurs paquets ou sacs, avec leurs authentiques, auprès de l’abbé Moluet à Langres, instigateur du pieux larcin, par divers intermédiaires (dont un enfant, par définition moins suspect) au cours du mois d’avril 1794, cependant qu’une châsse contenant les petits ossements est enterrée dans le jardin entourant l’église 251. La sauvegarde peut se faire aussi au moment le plus crucial de la destruction : en septembre 1794, lorsqu’un des commissaires désignés par les représentants du peuple, Dartigoeyte et Mallarmé, vient à Saint-Martory pour « présider au pillage et à la dévastation de l’église » et fait enlever le corps de saint Martory, patron de la ville, de son sépulcre pour « le jeter aux flammes sur le pont de la ville où étaient déjà entassés et livrés au feu dévorant les bustes, les images et autres orne-ments magnifiques », plusieurs fidèles « eurent le soin et la pieuse adresse de sous-traire aux flammes dévorantes quelques parties des ossements de saint Martory ». Ici ce ne sont pas moins de trente-six personnes qui ont participé au sauvetage, signe de la ferveur de toute une population où l’on compte d’ailleurs à peu près autant d’hommes (dix-neuf) que de femmes (dix-sept) 252. Le cas le plus fréquent semble toutefois être celui d’un « sauvetage » immédiatement postérieur à l’enlè-vement de l’argenterie. Dans la collégiale Saint-Jean de Saint-Chamond, c’est un négociant, Jean-François Morel, « autrefois employé au service divin dans l’église du Chapitre » qui s’introduit dans celle-ci par l’intermédiaire de son frère « à qui la garde de cette église a été confiée », et qui requiert « lui-même l’exécution du décret qu’en prenant les reliquaires, on veillerait à ce que les reliques fussent éti-quetées et replacées jusqu’à nouvel ordre ». C’est grâce à ce rappel qu’il a pu vider « lui-même, pour arracher à la profanation tout ce qu’il pouvait », les reliquaires contenant la mâchoire de saint Jean Baptiste, la sainte épine de la couronne du Christ ainsi qu’un morceau de la vraie croix, et emporter avec lui les reliques qu’il a

de l’abbé Du Bourg, intitulé « Translation de plusieurs reliques qui étaient hors des bustes dans un lieu de sûreté ».

251. Lucien Renault, « À Saints-Geosmes sous la Révolution : comment furent sauvées les reliques des saints jumeaux », Bulletin de la Société historique et archéologique de Langres, t. 18, 274, 1984, p. 187-195. On dispose d’un procès-verbal, daté du 1er août 1794, dressé par l’abbé Moluet qui a reçu les reliques et des dépositions des deux sœurs Tassel, datées du 8 janvier 1836 lors du procès-verbal de vérification ordonné par Mgr Parisis.

252. Copie du « Procès-verbal de reconnaissance et reconstitution du corps saint (1797) », par l’abbé Saint-Laurent, Revue du Comminges-Pyrénées Centrales, t. 13, 1898, p. 278-280. Le procès-verbal date du 20 août 1797.

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renfermées dans une boîte d’argent 253. À la cathédrale de Noyon, Eustache Rohault, sacristain, immédiatement après l’ouverture et le démontage de l’or et de l’argent des châsses – nous sommes alors aux premiers jours de novembre 1793 –, voyant les « saintes dépouilles elles-mêmes, ornements et reliques […] laissées cha-cune séparément l’une de l’autre et suivant l’ordre qu’ils [les autorités procédant à l’enlèvement] avaient observé dans le dépouillement », et ayant de surcroît remarqué que « quelques individus emportaient quelques modiques parcelles d’ossements », décide, « tout consterné de l’état où il voyait les dites reliques », de mettre sur celles-ci « des tourbes », autrement dit d’inhumer « tous les ossements de S. éloi, de S. Médard, de S. Achaire, de S. Mummolin, S. Godeberthe, tous patrons de ladite église, de S. Albin et d’un autre évêque martyr », entourés de leur enveloppe de soie rouge, dans le préau du cloître. Il creuse des fosses qu’il recouvre de marbre ou de pierres, cependant qu’il transmet les authentiques subsistants à un chanoine de la cathédrale 254. La précision du sacristain qui a établi des « marques » pour pouvoir retrouver l’emplacement exact des inhumations et les a fait voir à un chanoine et à un chapelain permet de retrouver, deux ans plus tard, la quasi-totalité des reliques. À Saint-Léonard, petite bourgade du diocèse de Blois, qui conserve les reliques de son saint éponyme, le sauvetage s’opère dans la nuit qui suit l’incursion, en avril 1794, du procureur-syndic de Mer : celui-ci, après avoir brisé la statue de la Vierge, les tableaux du maître-autel et de l’autel de saint Léonard et précipité la châsse en bois de ce denier « d’environ huit pieds sur le carreau », a ouvert celle-ci, enlevé les ossements et les authentiques qu’il a laissés dans une stalle et promis de revenir le lendemain pour emporter la châsse. Ce sont l’instituteur-sacristain (qui dispose de la clef de l’église), sa femme et son fils qui, à minuit, viennent reprendre une partie des reliques (ayant « seulement pris plusieurs ossements où tenaient des fils d’or » car il craignait de « se compromettre lui et les siens ») et les authentiques qu’il cache « en lieu de sûreté » jusqu’à la vérification, opérée le 14 mai 1797, par deux membres du conseil épiscopal de Grégoire, l’un vicaire épiscopal, l’autre curé de la paroisse de Saint-Nicolas de Blois 255. Les trois exemples présentés ici de

253. Maurice de Boissier, L’ église collégiale de Saint-Jean-Baptiste à Saint-Chamond. Son chapitre, ses reliques. Notice historique, Lyon, Auguste Brun, 1880, p. 253-255 : Procès-verbal de reco-gnition des reliques dressé par M. Farge, vicaire général réfractaire du diocèse de Lyon, le 21 février 1797.

254. « Procès-verbal de l’exhumation des reliques de la cathédrale de Noyon, le 23 août 1795 », Comité archéologique de Noyon. Comptes-rendus et mémoires, t. VII, 1885, p. 108-124.

255. Archives diocésaines de Blois, 222 N, Preuves des reliques de saint Léonard, pièce no VII, « Copie du procès-verbal d’exhibition des reliques sauvées de la profanation », 14 mai 1797 ; pièce no VIII, « Relation détaillée de la profanation des reliques et de ce qui s’en suivit, faite par la dame veuve Bournigalle à M. le Desservant de Saint-Léonard et à M. le juge de paix de Marchenoir qui a recueilli tous les faits par écrit », 23 août 1822 ; pièce no IX, « Acte de noto-riété par lequel neuf notables habitants de Saint-Léonard attestent qu’outre l’identité résultant de la déclaration du sieur Jean Bournigalle, les reliques par lui remises ont été identiquement vues par eux dans la châsse avant la profanation », 25 août 1822.

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Saint-Chamond, Noyon et Saint-Léonard pourraient bien représenter le cas de figure le plus fréquent dans le sauvetage des corps saints.

les réapparitions

Car les récits que nous venons de retracer nous introduisent déjà au deuxième élément essentiel qui se dégage des procès-verbaux : parmi les acteurs de cette sauvegarde figure au premier plan le personnel attaché à l’église – ainsi le sacris-tain –, les fabriciens, voir les confrères chargés de la garde des corps saints comme à Saint-Sernin de Toulouse. D’une part ce personnel a facilement accès aux édifices religieux puisqu’il dispose de la clef, d’autre part il habite généralement à proxi-mité de ceux-ci, voire dans leur enceinte même comme le cordonnier-sacristain Antoine Passerien qui habite dans l’enceinte du cloître de Saint-Sernin 256. La plupart des récits de sauvetage que nous possédons – à l’exception de celui relatif à la paroisse de Saints-Geosmes évoqué plus haut – renvoient d’abord aux initia-tives de ce personnel, qui est avant tout masculin. La présence des femmes n’est signalée que lorsque c’est toute une population qui participe à l’arrachement selon des motifs qui peuvent d’ailleurs, on l’a vu, être extrêmement différents : ainsi à Belley ou à Saint-Martory. On peut se demander si le stéréotype de la pieuse femme soustrayant les reliques à la « fureur des bandits » n’est pas, d’une certaine façon, une création cléricale plus tardive – appuyée vraisemblablement sur une tradition orale – destinée à proposer des modalités de sainteté à une population catholique dont la partie pratiquante est désormais, à la fin du xixe siècle, majo-ritairement féminine. L’abbé Charles Signerin, curé de Saint-Rambert en Forez, souligne que « nombre de femmes courageuses ne craignaient point de recueillir dans leurs maisons les objets consacrés ou simplement bénits du culte divin : vases sacrés, reliques de saints, croix, images vénérées etc., pour les soustraire aux mains

256. A. D. Haute-Garonne : 101 H 628, pièce 3110, Procès-verbal de reconnaissance des reliques de Saint-Sernin de Toulouse, 1807. Lors de la dissociation entre reliques et reliquaires, c’est le mande (bedeau) de la confrérie des Corps-Saints qui replace soigneusement les reliques dans les armoires. Innombrables sont les exemples qui attestent ce rôle premier des sacristains, marguilliers ou fabriciens. À Laon c’est l’ancien marguillier de l’église Saint-Martin qui, le 14 frimaire an II (25 décembre 1793), jour de Noël, se trouvant en qualité d’« administrateur » à l’inventaire du mobilier de la paroisse, « soustrait le bras de saint Laurent à la fureur et à l’acharnement des ennemis de la religion chrétienne », et « fait disparaître aux yeux de ceux qui cherchaient à étouffer et éteindre entièrement le souvenir et la vénération dus aux saints », selon sa propre attestation, datée du 28 décembre 1793. Voir Suzanne Martines, « La relique de saint Laurent », Mémoires de la Fédération des sociétés savantes d’ histoire et d’archéologie de l’Aisne, t. 24, 1979, p. 62-68. À Marcilly en Beauce, diocèse de Blois, d’après la déclaration de L. Brissard, ex-bénédictin et curé de la paroisse, en date du 1er janvier 1804, c’est le sacristain de la paroisse qui a précieusement ramassé les reliques de saint Honnête, sainte Juste et sainte Innocence, avec leurs authentiques établis à Rome, les actes de translation et de reconnais-sance, « les châsses ayant été jetées à terre et brisées », Archives diocésaines de Blois, 129 N, dossier 8.

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destructives de l’impiété », et fait l’éloge de « la femme courageuse, la chrétienne dévouée », Mlle Chapoton, qui « prit sur elle de soustraire notre châsse » aux mains sacrilèges et dont le nom « doit être béni par toutes les générations chrétiennes qui, maintenant, gardent et garderont dans l’avenir l’amour de notre intéressante église et de son illustre Patron ». Or aucun procès-verbal écrit ne vient confirmer cette amorce de légende hagiographique. Celui du 1er mai 1813 recueille le témoignage de trois habitants de Saint-Rambert, tous hommes, qui attestent avoir emporté « secrètement » de l’église la châsse de saint Rambert, avoir retiré le paquet conte-nant les ossements « renfermés dans une pièce de taffetas vert » et l’avoir enterré « dans un lieu sûr et secret 257 ».

Le dernier élément fort que l’on peut tirer des procès-verbaux de reconnais-sance des reliques après leur sauvegarde est la concurrence acharnée que se livrent, vis-à-vis de leur possession, clergé constitutionnel et clergé réfractaire. La chrono-logie des procès-verbaux est d’ailleurs éloquente à cet égard. Se détachent d’emblée deux moments de réapparition des corps saints, le premier à l’été 1795, le second au cours de l’année 1797. Il est très clair que le premier correspond directement à l’application du décret du 3 ventôse an III (21 février 1795) sur la liberté des cultes et surtout de celui du 11 prairial suivant (30 mai 1795), qui décrète que les édifices religieux non aliénés peuvent être mis à la disposition des citoyens qui désirent les utiliser pour un culte, à charge pour eux de les entretenir. S’établit alors entre clergé constitutionnel et clergé réfractaire une course à la reprise du culte et à l’appropriation des bâtiments dont témoignent bien les correspondants de Henri Grégoire, qui se montrent parfaitement conscients de la situation de porte-à-faux dans laquelle les mettent ces décrets. Dans un cas comme dans l’autre, la recon-naissance des reliques obéit à une logique forte de légitimation sacrale. 1797 est une année où l’offensive menée par les royalistes dans les cimetières en faveur de la liberté des cultes obtient des succès évidents. Dès décembre 1796, les peines pres-crites par les lois de 1792 et 1793 contre les prêtres sujets à déportation ou à réclu-sion, peines confirmées par l’article 10 du décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), sont abolies. Après les succès remportés par les royalistes aux élections de mars 1797, et jusqu’au coup d’état du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), on peut estimer que le culte se rétablit dans environ trente mille communes : un signe majeur de cette libéralisation est l’abrogation, le 7 fructidor an IV (24 août 1795, soit onze jours avant le coup d’état), de l’ensemble du décret du 3 brumaire an IV qui ordonnait l’exécution des lois de 1792 et 1793 contre les prêtres réfractaires. Il n’y a donc aucun hasard dans la chronologie que l’ensemble des procès-verbaux nous révèle.

257. Abbé Charles Signerin, Histoire religieuse et civile de Saint-Rambert en Forez, Saint-étienne, Imprimerie Théolier-J. Thomas, 1900, p. 292-293 et 414.

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Les cicatrices laissées par le schisme entre les deux églises sont bel et bien présentes dans ces procès-verbaux. Lors de la reconnaissance des reliques de saint Martory, qui est faite en la présence de prêtres réfractaires ou ayant rétracté leur serment en raison du « lavage » exigé par l’abbé Du Bourg, « plusieurs autres indi-vidus, du parti schismatique, ont encore conservé d’autres reliques qu’ils ont refusé de remettre 258 ». À La Chaussée-Saint-Victor, dans le diocèse de Blois, les reliques de saint Victor et de saint Ursin sont, en 1797, entre les mains de laïcs schismati-ques qui souhaiteraient « les exposer à la vénération des fidèles mais jusqu’à présent ils n’ont pas osé sous les représentations qui leur ont été faites par quelques catholi-ques que s’ils faisaient lever les sceaux par l’évêque schismatique ou quelques-uns de ses commissaires, elles pourraient peut-être perdre de leur authenticité 259 ».

Dans cette réapparition des corps saints, c’est bien d’une affirmation de légi-timité sacrale qu’il s’agit car elle vient refonder, dans chacune des deux églises, le pouvoir épiscopal. Sans doute, c’est la même affirmation qui se renouvelle de part et d’autre : pour François Boucher et Ange-Gabriel Chenu, membres du conseil épiscopal d’Henri Grégoire, évêque constitutionnel du Loir-et-Cher, « la piété ne doit être fondée que sur la vérité, doit se prévenir contre la supposition des fausses reliques » et « on doit s’empresser d’exposer à la vénération des fidèles, celles qui présentent les caractères de l’authenticité 260 ». Pour les vicaires géné-raux de Mgr Louis-André de Grimaldi, évêque de Noyon émigré, « l’Eglise n’offre à la vénération des fidèles aucune relique qu’elle n’ait reconnue authentique et dont elle ne leur ait donné une parfaite connaissance 261 ». Mais au-delà de ce postulat commun aux cérémonies de vérification, l’apposition des sceaux sur les reliquaires désigne l’autorité légitime. Lorsque Dominique Farge, vicaire général du diocèse de Lyon, fait, en février 1797, la reconnaissance des reliques insignes de la collégiale Saint-Jean de Saint-Chamond, il prend bien soin d’attacher la boîte qui les renferme avec « un ruban cramoisi de tête de largeur de quatorze lignes, croisé, cousu sur les couvercles avec de la soie cramoisie et cacheté aux armes de Monseigneur l’archevêque de Marbeuf avec de la cire rouge 262 ». Dans l’ex-cathé-drale de Noyon, qui a été rendue au culte le 4 juin 1795, deux vicaires généraux de Mgr de Grimaldi, évêque émigré, entourés de quatre chanoines, tous prêtres réfractaires qui ont connu la prison de septembre ou octobre 1793 à thermidor an II, procèdent, le dimanche 23 août suivant, à l’exhumation des corps saints et

258. Abbé Saint-Laurent, « Procès-verbal de reconnaissance… », art. cit., p. 278-280.259. Archives diocésaines de Blois, 3 K, Réponse à l’enquête sur la situation religieuse des paroisses

du diocèse transmise par les prêtres « non conformistes » « au désir de Mgr de Lauzières- Thémines, évêque de Blois », émigré.

260. Archives diocésaines de Blois, 222 N, Preuves des reliques de saint Léonard, pièce no VII, procès-verbal du 14 mai 1797.

261. « Procès-verbal de l’enlèvement des reliques de la cathédrale de Noyon le 23 août 1795 », art. cit., p. 122.

262. M. de Boissière, op. cit., p. 255, procès-verbal du 21 février 1797.

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scellent chaque groupe d’ossements retrouvés d’un sceau de l’église « composé de ces lettres AVEM[ARIA] surmonté d’une croix, entouré de ces deux mots Ecclesia Novomiensis, en cire rouge 263 ».

Du lien fort qui existe entre reprise du culte, réapparition des reliques et affir-mation du pouvoir épiscopal, qu’il soit d’Ancien Régime ou constitutionnel, on retiendra ici quatre exemples qui nous paraissent particulièrement caractéristiques. Le 23 juillet 1795, les reliques qui avaient été retirées des armoires des cryptes de Saint-Sernin de Toulouse sont solennellement transférées, depuis l’hôtel de Comminges où elles avaient été cachées jusqu’à la basilique, par les élèves de la pension de M. Pontier (l’un des laïcs qui a justement participé à leur enlèvement) dans des caissons où elles ont été placées la veille même de la translation ; elles sont accueillies par l’abbé Du Bourg, qui les fait replacer dans les armoires et charge deux prêtres d’apposer sur les caissons les armes du même Mgr de Fontanges : dès 1795, les reliques ont donc été replacées sous l’autorité de l’archevêque fidèle à Rome 264. À Coutances, dans la cathédrale qui a été rouverte au culte le 14 juin 1795, François Bécherel, évêque constitutionnel du département de la Manche, fait, le dimanche 26 juillet 1795, l’ouverture du ballot de soie dans lequel il avait déposé les reliques des premiers évêques de Coutances, saint Lô et saint Romphaire, celles de saint Gaud, évêque d’évreux, et de saint Marcou, abbé, celles des saints martyrs Justin, Basilide, Cyrin, Nabor et Nazaire, et replace les ossements dans deux châsses de bois 265. Mais les exemples les plus significatifs sont peut-être ceux de Meaux et de Reims.

La réapparition des reliques de saint Rémi est en réalité très précoce. Dès le 20 prairial an III (9 juin 1795), soit moins de huit jours après le décret de la Convention sur la mise à disposition des fidèles des édifices religieux non aliénés, des habitants des sections Fléchambault et des Droits de l’homme ont demandé à rentrer en jouissance de leur église paroissiale de Saint-Remi 266, où l’exercice du

263. « Procès-verbal de l’exhumation des reliques de la cathédrale de Noyon », art. cit., p. 120. Sur l’attitude pendant la Révolution des six prêtres cités dans le procès-verbal, cf. Gaston Braillon, Le clergé du Noyonnais pendant la Révolution 1785-1801, Noyon, Société archéologique, histo-rique et scientifique du Noyonnais, 1987, p. 162-172.

264. A. D. Haute-Garonne, 101 H 628, pièce 3110, procès-verbal de 1807 ; C. Douais, Documents sur l’ancienne province du Languedoc, op. cit., t. II, p. 455-456, 23 juillet 1795 « Commence-ment du procès-verbal de MM. les commissaires de Mr Dubourg, à l’effet d’apposer le sceau de Mr de Fontanges sur les caissons visités et remis en place par lui-même ». Ce document, qui appartenait aux archives de la basilique Saint-Sernin de Toulouse, semble avoir disparu, puisqu’il n’est pas répertorié dans l’inventaire de la série 101 H ; dom Antoine Du Bourg, Monseigneur Du Bourg, op. cit., p. 227.

265. J. Toussaint, Feuilles retrouvées de l’ église de Coutances, t. IV, Coutances pendant la Révolution, Coutances, 1973, p. 219.

266. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, liasse 1038, Pétition adressée aux citoyens maire, officiers municipaux et notables de la ville de Reims, 20 prairial an III (8 juin 1795). La pétition porte 14 signatures.

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culte a été interrompu définitivement le 8 frimaire an II (28 novembre 1793) 267. Cette réouverture progressive du culte se fait dans un climat de tension exacerbée entre les prêtres réfractaires et les prêtres constitutionnels qui se sentent comme abandonnés de la part de la Convention. Nicolas Diot, évêque constitutionnel de la Marne, est un bon témoin du désarroi qui saisit le clergé constitutionnel devant le regain d’activité des réfractaires qui invitent leurs confrères à rétracter leurs ser-ments, et les fidèles à recevoir de leur main à nouveau baptêmes et mariages déjà bénis par les constitutionnels : « Je ne conçois rien à cette manière de gouvernement […] de ne pas sentir que les prêtres constitutionnels pourraient lui rendre encore les plus grands services, et de prendre à tâche de les dégoûter, de les avilir et de les écraser 268. » Estimant qu’il ne lui « reste plus que le tiers des prêtres nécessaires pour le service des paroisses », Nicolas Diot juge que si « on s’obstine à ne rien faire pour nous [les prêtres constitutionnels], si on continue de nous tenir dans une certaine oppression, tous les mécontents ne tarderont pas à passer du côté des dissidents ; ils en meubleront toutes les paroisses où nous n’aurons personne à envoyer. C’est ce qu’ils font dès à présent 269 ». C’est dans ce contexte précis qu’a lieu la première exhumation des reliques de saint Remi, effectuée à cinq heures et demie du matin, le 5 juillet 1795, par Jean-Pierre Favereau l’officier municipal, déjà évoqué à plusieurs reprises, assisté du sacristain-fossoyeur Nicolas Gérard 270. L’après-midi du même jour, huit témoins viennent, dans la maison dudit Favereau, reconnaître les ossements « sauvagement » exhumés. Il est significatif que deux d’entre eux soient justement des prêtres réfractaires : Claude Ludinart, présenté sur le procès-verbal comme « prêtre catholique romain », et qui dès cette époque dit une messe « paroissiale » chez le fabricant Jacques-Martin Povillon 271, et

267. A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 219, Délibération du Conseil général et per-manent de la commune, séance du 8 frimaire an II (28 novembre 1793). Le directoire du district, par un arrêté du 29 brumaire an II (19 novembre 1793) « a disposé des différentes églises qui sont dans l’étendue de la commune pour y former des établissements avantageux à la République ». Le conseil de la commune arrête que « toutes les églises, chapelles ora-toires, et généralement tous les autres endroits faisant partie des domaines nationaux seraient fermés et qu’aucun culte ne pourrait y être exercé ». Le 3 frimaire précédent, le président de la Société populaire de Reims avait été chargé d’écrire à tous les curés de la commune « à l’effet de leur défendre de dire la messe dorénavant », ibid., registre 14, Délibération de la Société populaire.

268. Bibliothèque de la Société des Amis de Port-Royal, Correspondance de Grégoire, dossier du département de la Marne, lettre de Nicolas Diot, en date du 6 germinal an III (26 mars 1795).

269. Ibid., lettre de Nicolas Diot, en date du 20 germinal an III (9 avril 1795). Voir également des lettres en date du 25 germinal, 3 et 30 messidor an III (12 et 21 juin, 18 juillet 1795).

270. Le citoyen Gérard, désigné comme fossoyeur dans les procès-verbaux de 1795, est en réalité l’ancien sacristain de la paroisse Saint-Remi. Voir A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, carton 1038, sous-liasse 11, comptes de la fabrique, 1791-1793.

271. Ce dernier renseignement est tiré de l’Historique relatif aux reliques de saint Remi, établi en 1824 par Jean-Baptiste Isidore Thibault, chirurgien, qui était présent lors de cette première

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Pierre-Louis-Honoré Thibault, religieux prémontré, qui, après la fermeture de l’abbaye de Braine (Aisne) en 1790, s’est retiré dans sa ville natale, Reims 272. Il convient également de noter que sur le procès-verbal (rédigé par l’élève en chirurgie Jean-Baptiste-Isidore Thibault qui détaille l’ensemble des draps, coussins et osse-ments offerts à sa vue) Pierre Favereau a pris soin d’ajouter qu’il a retiré « le dépôt précieux non en qualité d’officier municipal mais en qualité de vrai chrétien 273 ». C’est assez dire que l’ensemble des opérations s’est déroulé en dehors de toutes les autorités « officielles » et que la première réaction du pieux cabaretier Favereau a été de s’adresser à des prêtres non schismatiques comme s’ils devaient avoir la pri-meur de la reconnaissance des reliques du saint tutélaire de Reims 274. Tout rentre apparemment dans l’« ordre » cependant lorsque, dès le lendemain, le curé constitu-tionnel de Saint-Remi, l’abbé Seraine 275, vient prendre possession des reliques de saint Remi et les transfère dans une chapelle installée dans la bibliothèque de l’ex-couvent des Minimes où il a repris l’exercice du culte 276, et où elles sont déposées dans une châsse 277 puis exposées jusqu’au 1er octobre de la même année, jour de la fête de saint Remi, solennellement transférées ensuite dans l’église de Saint-Remi

vérification des reliques en 1795. Il était alors élève en chirurgie. Claude-Antoine Ludinart (1767-1836), ordonné prêtre à Trèves en 1791, revient à Reims muni des pouvoirs d’Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, archevêque émigré. Il est présent en l’an II et condamné le 6 brumaire an III (27 octobre 1794) par le tribunal criminel de la Marne « comme n’ayant pas prêté le serment civique et s’étant caché à Reims où il était ignoré des autorités constituées ». Voir émile Bouchez, Le clergé du pays rémois pendant la Révolution et la suppression de l’arche-vêché de Reims (1789-1821), Reims, Imp. L. Monge, 1913, p. 420.

272. Pierre Louis Honoré Thibault (Reims, 1766-Ambonnay, 1818), religieux profès de l’ab-baye prémontrée Notre-Dame et Saint-Yves de Braine (Aisne), se retire à Reims pendant la Révolution. Il devient, après le Concordat, desservant de la paroisse d’Ambonnay (Marne). Cf. Gaston Braillon, « Les chanoines réguliers de Picardie à la Révolution (Génovéfains, Johannites, Prémontrés) », Compiègne, Annales historiques compiègnoises, 1996, p. 178.

273. Procès-verbal du 5 juillet 1795, transcrit par Mgr P.-L. Péchenard, op. cit., p. 69.274. Dans son Historique de 1824, Jean-Baptiste-Isidore Thibault signale le désir qu’il avait d’éviter

que les ossements « retombassent […] entre les mains des schismatiques », ibid., p. 66.275. Pendant la période de la Terreur, l’abbé Seraine a refusé de remettre ses lettres de prêtrise et de

« renoncer à sa croyance parce que nul ne peut être contraint de faire ce que la loi n’ordonne pas et que la liberté des opinions religieuses est formellement reconnue dans la déclaration sacrée des droits de l’homme », et il a « toujours pensé que celui qui ne savait être fidèle à son Dieu ne le serait point à sa patrie », A. M. Reims, Fonds révolutionnaire, registre 68, séance du 21 thermidor an II (8 août 1794). Voir également la présentation du même épisode, décrit par l’abbé Seraine lui-même en mai 1797, Bibliothèque de la Société des Amis de Port-Royal, Correspondance de Grégoire, dossier du département de la Marne.

276. L’abbé Seraine a été un des tout premiers à reprendre l’exercice du culte dans l’ex-couvent des Minimes, dès le 22 ventôse an III (12 mars 1795). Voir é. Bouchez, Le clergé du pays rémois pendant la Révolution… op. cit., p. 163-164.

277. Il s’agit vraisemblablement de l’une des châsses achetées par Pierre Favereau lors du sac de l’église de Saint-Remi puisqu’il affirme dans le procès-verbal « officiel » du 3 octobre 1796, avoir renfermé lui-même « le suaire et les os du saint dans un reliquaire de bois doré », cité par P.-L. Péchenard, op. cit., p. 80.

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enfin rendue au culte. Entre-temps cependant a eu lieu une seconde reconnaissance des reliques dans la ci-devant bibliothèque des Minimes, le 11 juillet 1795, entre cinq heures et six heures du soir, en présence de deux médecins, deux chirurgiens et quatre élèves en chirurgie (dont le même Jean-Baptiste Isidore Thibault) : une seconde exhumation s’opère dans le cimetière, Favereau ayant reconnu que dans sa précipitation il avait laissé échapper des ossements « voulant éviter les regards des curieux qui auraient pu s’amasser en ce lieu 278 ». Cette seconde reconnaissance tout aussi « privée » que la précédente, débouche, le 15 juillet, sur une confronta-tion des objets et ossements exhumés les 5 et 11 juillet : celle-ci donne lieu, de la part des témoins, à des prélèvements « sauvages » d’ossements, tout comme durant l’exposition de ceux-ci, « plusieurs personnes eurent encore l’occasion de soustraire de ces reliques non fermées à clef tout ce temps là 279 ». L’exhumation du corps de saint Remi a donc eu pour conséquence une dispersion des reliques, certainement encouragée par la concurrence très forte que se portent l’un à l’autre les deux clergés et « leurs » fidèles pour entrer en possession du corps saint. Il est symp-tomatique que l’élève en chirurgie Thibault ait pris soin de faire approuver les trois procès-verbaux des 5, 11 et 15 juillet par l’ex-promoteur du diocèse avant la Révolution et par trois autres prêtres réfractaires 280. C’est plus d’un an plus tard, à la Saint-Remi 1796, qu’a lieu la reconnaissance officielle et publique des reliques par les membres du presbytère du département de la Marne désignés par Nicolas Diot, « sans égard aux principaux signataires catholiques des premiers procès-ver-baux », comme le note avec amertume Jean-Baptiste Isidore Thibault dans son Historique largement postérieur, désignant les protagonistes de cette reconnais-sance sous l’appellation de « Messieurs les prêtres schismatiques 281 ». L’opération de

278. Nous tirons cette dernière information du procès-verbal « officiel » de reconnaissance de l’authenticité des reliques, du 3 octobre 1796, ibid., p. 79.

279. Historique établi par Jean-Baptiste Isidore Thibault, en 1824, qui déclare que « chaque témoin, entre autres, M. Pierret chirurgien, Varlet idem, et Nouveau prêtre, en emportèrent le plus qu’ils purent ; ensemble huit à dix ossements étendus sur la table », cité ibid., p. 72. L’élève chirurgien a prélevé lui-même, dès le 11 juillet 1795, « une clavicule, un cubitus, cinq vertèbres et un os du pied » qu’il ne rend à l’église que le 30 septembre 1803, ibid., p. 96.

280. Historique de Jean-Baptiste Thibault, cité ibid., p. 73. Cette approbation, datée du 13 août 1795, est signée de quatre prêtres dont la carrière révolutionnaire témoigne d’une fidélité constante au refus de serment. Maurice Laubry (1745-1803), ex-chanoine de Notre-Dame et ex-promoteur du diocèse de Reims, réfractaire, a été incarcéré de 1793 à 1795, et il doit seulement à sa maladie de ne pas avoir été déporté. Barthélemy-élisabeth Victor Mailfait (1768-1832), ordonné prêtre en émigration, est revenu secrètement à Reims pour exercer les fonctions du culte catholique pendant la Terreur. Il ne prête pas le serment exigé par la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) pour exercer le culte. Jean-Louis Posta (1764-1830), ex-vicaire à Rocroi où il dispose de pouvoirs donnés par Mgr Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, archevêque en émigration. Le quatrième signataire du procès-verbal du 13 août pourrait être Jean Nicolas Bouquet (1766-1804), ex-vicaire de Grandpré, retiré à Reims depuis frimaire an III. Cf. é. Bouchez, op. cit., p. 60-61, 314-315, 339 et 417-418.

281. Historique, cité par P.-L. Péchenard, op. cit., p. 75.

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l’authentification des reliques constitue en effet pour Nicolas Diot une sorte de relégitimation sacrale de son pouvoir épiscopal : elle coïncide très exactement avec l’installation du nouveau presbytère de l’évêque 282. S’il s’agit bien « de rendre à ce glorieux apôtre de la France des hommages solennels, en réparation des outrages qui lui ont été faits dans ces temps déplorables où une coalition impie ne craignit pas de profaner les objets les plus respectables de la nation française 283 », cet hom-mage dédié à l’archevêque qui a baptisé Clovis et du même coup christianisé la Gaule rejaillit sur le titulaire du siège. Comme l’écrit la relation de la reconnais-sance des reliques envoyée par l’abbé Seraine et publiée dans le numéro des Annales de la religion daté du 3 décembre 1796 : « L’évêque de la Marne venant d’établir son conseil ou presbytère, les membres qui le composent ont pensé ne pouvoir mieux commencer leurs fonctions, qu’en assurant d’une manière authentique la conser-vation des restes sacrés de saint Remi, le patron de la ville de Reims et l’apôtre du peuple français 284. » On conçoit donc que, dans cette atmosphère d’un conflit fort de légitimité, ait eu lieu, après le Concordat, une ultime reconnaissance sous l’autorité d’un chanoine de Meaux, Antoine Joyeux, ancien chanoine de Sainte-Geneviève émigré et aujourd’hui délégué par l’évêque de Meaux (l’archevêché de Reims ayant disparu). La reconnaissance se déroule à la veille de la Saint-Remi 1803, en présence des autorités religieuses et civiles 285 et se poursuit par une neu-vaine solennelle célébrant le retour définitif du corps saint dans le sein de l’église catholique et romaine.

282. é. Bouchez, op. cit., p. 154. Le « presbytère » (conseil épiscopal) est nommé le 11 vendémiaire an V (2 octobre 1796), et installé le 13 (4 octobre 1796). Il comporte treize membres.

283. Procès-verbal du 5 octobre 1796, transcrit par P.-L. Péchenard, op. cit., p. 87. Le procès-verbal du 3 octobre 1796 est consacré à faire l’historique de l’inhumation et de l’exhumation des reliques de saint Remi ; celui du 4 octobre, établi en présence de dix des treize membres du presbytère de Nicolas Diot, est dédié à la vérification des ossements. Jean-Claude Navier, ancien professeur et dernier doyen de la faculté de médecine de Reims, était déjà présent les 11 et 15 juillet 1795, et participe à cette nouvelle reconnaissance.

284. Annales de la Religion, no 5, 13 frimaire an V (3 décembre 1796), p. 100. Selon la relation, le peuple s’est « rassemblé en foule » pour assister, le 5 octobre 1796, à la messe de la translation des reliques de saint Remi, dont on célébrait l’octave, « paraissant rempli des sentiments d’une véritable componction ».

285. Procès-verbal de reconnaissance des reliques fait le 30 septembre 1803, transcrit par P.-L. Péchenard, op. cit., p. 91-95. Les trois médecins et quatre chirurgiens appelés sont « aussi distingués par leur religion et véracité que par leurs savoirs et talents reconnus ». Figurent parmi eux Jean-Claude Navier (déjà présent en 1795 et 1796), Demanche (présent en 1795), Pierret (présent le 11 juillet 1795). En revanche, Jean-Baptiste Isidore Thibault n’a pas été invité. Le procès-verbal conclut au redressement de quelques erreurs commises lors de la reconnaissance du 4 octobre 1796.

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Recouvrement des reliques et clôture concordataire

Ce retour à l’ordre public et ecclésiastique concordataire est marqué par une poli-tique de « liquidation du passé 286 » qui trouve des prolongements inédits en matière de sacralités. Héritier d’un patrimoine sacral révolutionné, le nouvel épiscopat concordataire est désormais seul à poursuivre et à encadrer les multiples recouvre-ments de reliques initiés dès la liberté des cultes en 1795 287. À Reims, nous l’avons vu, le procès de ré-authentification des reliques de saint Remi en 1803 vient clore la concurrence locale entre clergé constitutionnel et clergé insermenté ou réfractaire. Il s’achève par l’apposition d’une marque nouvelle d’authenticité venant non pas confirmer, comme de tradition canonique, mais se substituer purement et simple-ment à celle du ci-devant évêque « schismatique » de la Marne.

À Meaux, comme à Reims, le même évêque concordataire Louis Mathias de Barral montre encore que cette politique de liquidation des signes d’authenticité de l’épiscopat constitutionnel est indissociable d’une manière de déni. Entouré de ses deux vicaires généraux, du supérieur du séminaire épiscopal, de deux des chanoines de la cathédrale et de deux anciens chanoines de la collégiale de Saint-Saintin – tous prêtres issus du clergé insermenté, réfractaire ou – comme leur évêque – émigré 288, Mgr de Barral procède dans l’après-midi du 29 août 1803, veille de la Saint-Fiacre, à une ré-authentification des reliques du saint patron et de plusieurs autres saints, réunies dans une même châsse. Son procès-verbal de reconnaissance s’appuie à la fois sur « le témoignage de toutes les personnes pré-sentes » et sur « des papiers et écritures » trouvés à l’intérieur d’un « grand coffre de bois doré, en forme de tombeau, placé au-dessus du couronnement de l’autel de la Sainte-Vierge et connu en cette église [cathédrale] sous le nom de châsse de saint Fiacre » desquels il résulte que :

[…] la plus grande partie du corps de St Fiacre transféré depuis plus de deux siècles du lieu et pèlerinage de ce nom en notre cathédrale ; les chefs et partie des ossements de St Faron et de St Ayle, transférés de l’église et monastère de St Faron, lors de sa suppression, également en notre cathédrale, et plusieurs autres reliques appartenant à notre dite cathédrale en provenance des églises

286. L’expression est de Simon Delacroix, La réorganisation de l’Église de France après la Révolution (1801-1809), t. 1, Les nominations d’ évêques et la liquidation du passé, Paris, édition du Vitrail, 1962.

287. Nous avons retrouvé, au cours de notre enquête, une quarantaine de ces procès-verbaux de recouvrements et d’authentification pour la décennie 1795-1806. Leur distribution chrono-logique s’établit comme suit : un tiers sont datés de 1795, un quart de 1804 ; la période 1795-1797 en regroupe la moitié, la période 1801-1804 un peu plus de 40 %. Claude Langlois avait été lui aussi frappé par « l’importance attribuée aux reliques » dans le contexte de « reconstruc-tion » concordataire. Il en donne un exemple (le chef de Saint-Armel) dans Le diocèse de Vannes au xixe siècle, 1800-1830, Paris, Klincsieck, 1974, p. 543.

288. Le chapitre cathédral de Meaux est installé par Mgr de Barral, le 16 avril 1803 [Bridoux, t. 2, p. 326].

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supprimées, après d’abord avoir été tirées des châsses de métal précieux où elles reposaient, pour être renfermées dans d’autres de moindre prix, ont été extraites de nouveau de ces dernières au mois de novembre mil sept cent quatre vingt treize, et crainte de profanation transportées dans un terrain attenant ladite cathédrale, et servant depuis peu à l’inhumation de Messieurs les chanoines, et là enterrées dans un lieu à part, où personne n’avait encore été mis, et désigné de manière à être reconnues facilement, et sans qu’il pût y avoir lieu à aucune méprise. Et que le vingt septième jour de décembre mil sept cent quatre vingt quinze, ayant été retirées du dit lieu et reconnues par les mêmes personnes qui les y avaient déposées (les franges et morceaux d’étoffe qui en enveloppaient une partie étant encore reconnaissables, quoique détériorées par le séjour qu’elles avaient fait dans la terre, mais les étiquettes entièrement détruites) elles ont été mises partie dans les deux nappes et le reste dans les trois sacs ou coussins ci-dessus mentionnés et exposées de nouveau à la vénération publique 289.

Décrivant l’enchaînement des séquences analysées plus haut – translation des châsses et reliquaires des abbayes et des paroisses supprimées vers les églises paroissiales constitutionnelles (1790-1791), dissociation des reliques de leurs reli-quaires les plus précieux (1792), enlèvement et inhumation des reliques menacées de profanation (1793) et, enfin, exhumation de ces dernières lors de la reprise du culte en 1795 –, cet extrait de procès-verbal, au terme duquel l’archevêque concordataire déclare avoir « jugé et reconnu être les mêmes restes précieux qui, dans l’autorisation de nos prédécesseurs, étaient avant la révolution exposés à la vénération des fidèles », passe délibérément sous silence l’identité des « personnes » qui enterrèrent au mois de novembre 1793, puis exhumèrent, en décembre 1795, les dites reliques. De même, il passe sous silence le contenu exact des « papiers et écritures » trouvés dans la châsse, qui pourtant fournissent ici, comme on peut le vérifier, non seulement l’essentiel de cette relation du devenir des reliques durant la Révolution, mais aussi l’unique témoignage oculaire sur lequel puisse s’appuyer le procès d’authentification concordataire. En effet, ces pièces, datées du 27 décembre 1795 et signées par l’évêque constitutionnel de Seine-et-Marne, attestent, devant « les fidèles [réunis dans la cathédrale] qui ont coutume de la fréquenter pour la célébration des saints Mystères » que le « citoyen évêque », Pierre Thuin

[…] a déclaré aux assistants pour consolider leur foi, et leur piété, et faire dispa-raître jusqu’au moindre soupçon de supercherie, et d’abus, qu’il avait retiré ces ossements en présence des citoyens André Roux domicilié en cette commune, Etienne Remi Monnet aussi habitant de la dite commune, et ci-devant officier municipal, et de Louis Joseph Jannesson commissaire de Police, qui ont signé le présent procès-verbal lesquels témoins oculaires ont déclaré l’avoir été aussi de

289. Archives diocésaines de Meaux, 4 G 4, Reliques du diocèse, carton « divers ». Double sur par-chemin, en date du 29 août 1803, et au sceau épiscopal de † Louis Mathias d’un authentique enfermé dans la châsse dite de saint Fiacre.

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l’inhumation des dits ossements qui eut lieu en novembre mil sept cent quatre-vingt-treize dans un terrain attenant la Cathédrale, servant depuis peu d’années de cimetière aux ci-devant chanoines, qu’ils avaient choisi à cet effet un lieu à part, où personne n’avait été mis, désigné de manière à se garantir de toute surprise et méprise, qu’ils ont bien reconnu la place, ainsi que les ossements qu’ils y avaient déposés, à la réserve toutefois des étiquettes, qui se sont trouvées détruites par leur séjour dans la terre, ainsi que des morceaux d’étoffe de soie, qui enveloppaient les fragments des ossements placés ci-devant dans deux châsses de bois à reliefs dorés, substituées à pareille époque à deux coffres de vermeil qu’on exposait autrefois sur l’autel les jours de grandes solennités, et dans d’autres de bois doré provenant des églises supprimées, lesquels morceaux d’étoffes étaient également détériorés.Quant aux authentiques qui étaient dans les dits coffres et châsses sur la demande qui a été faite au citoyen Mauzon ministre du culte catholique apostolique et romain témoin oculaire de l’inhumation des ossements, et alors sacristain, de ce qu’elles étaient devenues, il a répondu que par respect et attachement pour les honorables restes de ces zélés confesseurs d’un Dieu mis en croix, et conservant dans son cœur le pieux espoir qu’un jour la religion chrétienne triompherait de l’audacieuse impiété, et des sophismes de la fausse philosophie, il s’était proposé de les garder et conserver précieusement mais qu’un officier municipal, et un membre du Conseil de la commune, dont la charité, qui seule prouve le vrai chrétien, ordonne de taire les noms, les lui ayant demandé avec autorité, il avait cru devoir obéir, qu’en conséquence, il les leur avait remises, qu’il ignorait ce qu’ils en avaient fait.

En résumant et en rendant anonyme en 1803 ce long et circonstancié procès-verbal de 1795, l’évêque concordataire n’entendait pas uniquement en extraire la trame factuelle et testimoniale, seule à même de prouver l’identité des reli-ques recouvrées et des reliques qui, « avant la révolution », c’est-à-dire par-delà la période constitutionnelle, étaient « dans l’autorisation de [ses] prédécesseurs ». Mgr de Barral entendait aussi marquer l’écart entre cette trame testimoniale et son contexte d’énonciation, entre les faits attestés et leurs significations, notamment religieuses. C’est en effet revêtu de ses habits pontificaux que, ce 27 décembre 1795, le ci-devant évêque constitutionnel de Seine-et-Marne 290 procéda à la reconnaissance des reliques au moyen d’une cérémonie liturgique durant laquelle il engagea « les assistants à se prosterner, et à prier le souverain Seigneur, le Dieu de miséricorde d’oublier les insultes faites à ces saintes reliques, ainsi que les exs-poliations [sic], dégradations et impiétés commises dans cette église pendant les années mil sept cent quatre-vingt-treize et mil sept cent quatre-vingt-quatorze ».

290. Thuin déposa, le 8 thermidor an II (26 juillet 1794), ses lettres de prêtrise en échange d’un certificat de civisme. A. M. Meaux, 1D1/11, Actes et délibérations du Conseil municipal et du Conseil général de la commune de Meaux, séances du 28 messidor an II (16 juillet 1794) et du 8 thermidor an II (26 juillet 1794), f° 135 v° et 144 v°.

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Dans l’église cathédrale récemment réouverte 291, une quarantaine de paroissiens s’agenouillèrent et entamèrent, de concert avec une poignée de membres du clergé constitutionnel disséminé par la Terreur, le très expressif répons Domine non secundum 292. Les prières et demandes de pardon émanaient d’un chœur où l’on distinguait les voix de quatre des dix anciens vicaires de l’évêque abdicataire 293, d’une partie de ce qui subsistait du personnel laïc et ecclésiastique attaché au ser-vice de l’église cathédrale 294 – le grand chapelain Jean Lemaire, les marguilliers Butor et Maitrejean et, surtout, le sacristain Claude Mauzon, ex-carme, rédac-teur du procès-verbal dont on a lu plus haut le témoignage empreint d’une sainte indignation. Autre témoin privilégié, parce que complice actif du sauvetage des reliques de la cathédrale, et aussi de celles de l’église du faubourg Saint-Nicolas 295, le commissaire de police Louis Joseph Jannesson, chargé du dépouillement des églises de Meaux en 1794, joignait sa voix à celles des anciens conseillers muni-cipaux de l’an II, étienne Rémi Monnet, ferblantier, et Liénard fils – apparenté au bedeau qui, le 21 septembre 1795, fit sonner la cloche de la cathédrale pour annoncer aux fidèles la reprise des cultes. Pas moins de trente-cinq autres habi-tants de Meaux, dont nous ne connaissons que le patronyme autographe 296, concouraient à cette polyphonie.

291. L’arrêté municipal de fermeture des édifices servant au culte date du 13 frimaire an II (3 décembre 1793). Le 21 septembre 1795, le citoyen Liénard fit « sonner la cloche de la cathé-drale pour annoncer au Peuple que des cérémonies du culte allaient y [être] célébrées », ce qui provoqua un rappel à l’ordre du procureur syndic du district. Voir A. M. Meaux 1D1/11, Registres des délibérations et arrêtés du Conseil Général et du Corps municipal, f° 48 v° ; et 1D1/12, Séance du Conseil général permanent du 5e jour complémentaire de l’an III, f° 28.

292. « Seigneur, ne nous traitez pas selon nos offenses ; ne nous punissez pas selon nos iniquités. Seigneur, ne vous souvenez point de nos fautes passées : que vos miséricordes se hâtent de nous prévenir, car nous sommes devenus bien pauvres. » (Psaume 102, verset 10 et psaume 78, verset 8). Comme nous l’indique M. Georges Asselineau, ce répons est le trait du mercredi des Cendres et de plusieurs féries de carême dans le missel de Meaux de 1709, encore en usage en 1795.

293. L’ex-oratorien Louis Rustaing de Saint-Jorry, supérieur du séminaire, l’ex-augustin Jean Bap-tiste De Villy, François Le Pelletier et François Guillaume Fandart, tous quatre qualifiés en 1795 de « ministres du culte catholique, apostolique et romain », « collaborateurs [de l’évêque] dans le saint ministère ».

294. C’est le 25 brumaire an II (15 novembre 1793), le lendemain de la régénération révolutionnaire du Conseil municipal, que le citoyen Petit Jean, ancien avoué nommé conseiller municipal par le représentant en mission Dubouchet, entonna qu’il était de « la plus grande impolitique dans un Gouvernement où la raison et la philosophie triomphent de l’erreur et du fanatisme » que subsistent encore des statues de Vierge et de saints « au-dessus des portes et aux coins de rues ». Il proposa qu’on les fasse disparaître.

295. Voir son témoignage, consigné le 9 août 1803, dans le procès-verbal de reconnaissance des reliques de l’église Saint-Nicolas conservées chez un ancien chanoine de la cathédrale, l’abbé de Dampierre, réfractaire. Archives du diocèse de Meaux, 4 G 16, doyenné de Meaux.

296. Les personnes identifiées plus haut l’ont été par le croisement des sources suivantes : A. M. Meaux, 1 F 2/3, Tableau de la population en exécution des lois des 21 et 25 fructidor an III (7 et 11 septembre 1795), 10 et 19 vendémiaire an IV (2 et 11 octobre 1795), no 86, 304

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Le répons chanté, l’on enchâssa les saintes reliques recouvrées avec le procès-verbal, en exergue duquel l’abbé Mauzon inscrivit le psaume Exultabunt sancti in gloria ; Laetabuntur in cubilibus suis, le tout scellé aux marques de l’évêque de Seine-et-Marne. La messe fut alors dite « sur le rite solennel », et la châsse « exposée à la vénération des fidèles le reste de la journée ». Le soir venu, c’est « en priant Dieu le distributeur de grâces d’être propice à ce canton par l’intercession de son bienheureux patron St Fiacre, et des saints qui reposent à côté de lui » que l’on replaça la châsse « dans le couronnement de la chapelle de la Sainte Vierge ». L’on pria encore pour que ces saints soient « à jamais préservés de ces insultes et attentats dont le souvenir excitera toujours les larmes et les gémissements de l’âme sensible et chrétienne ». La solennité s’acheva par un chant de louanges et une messe en actions de grâce (Te Deum).

Considérée sous ses aspects politico-religieux, cette étonnante cérémonie de recouvrement des reliques s’inscrit dans une dynamique thermidorienne, au cours de laquelle une partie du clergé schismatique et des fidèles catholiques cher-chèrent à renouer – sans l’appui de l’état – avec leurs expériences ecclésiales ci-devant constitutionnelles. En traitant le procès-verbal qui en est issu comme un simple témoignage collectif anonyme, et non pas comme un authentique, l’évêque concordataire signe l’illégitimité et l’échec de cette tentative. Il se montre en outre parfaitement indifférent à la signification expiatoire mise en œuvre par la liturgie dont s’accompagne le procès de reconnaissance des reliques par ceux-là mêmes qui, de 1791 à 1794, ont cherché à sauvegarder un patrimoine sacral désormais placé sous l’autorité hiératique du clergé concordataire. Le déni de l’expérience des vaincus de l’histoire ecclésiastique passe ici par la déqualification d’une liturgie d’expiation que d’aucuns, plus tard, stigmatiseront définitivement en la qualifiant de « cérémonie profanatoire 297 ».

et 819 ; 5P14, Tableau nominatif des fonctionnaires publics, séculiers supprimés, religieux et religieuses existant en communauté et hors communauté et du montant de leurs traitements et pensions, s.d. [c.1793] ; 5P17, Canton chef-lieu de Meaux, état des ci-devant religieux des deux sexes et ecclésiastiques résidant dans la commune de Meaux, jouissant d’un secours ou pension à la charge du Trésor national d’après la loi du 2e jour complémentaire an II, 30 fructidor an V (16 septembre 1797) ; 1 D1/09, Registre des délibérations du Corps municipal et du Conseil général de la Commune de Meaux, 14 mai 1793 (8 brumaire an II) ; 1 P 13, Procès-verbal d’inventaire des biens de la fabrique de la cathédrale daté du 14 prairial an X (3 juin 1802) ; 1D1/10, Registre des délibérations du Corps municipal et du Conseil général de la Commune de Meaux, f° 17 v° et 22, séance du 24 brumaire an II (14 novembre 1793).

297. L’expression vient sous la plume du meilleur connaisseur de l’histoire en question, le chanoine Pruneau, chargé à la fin des années 1820 de procéder à l’inventaire et au recollement des authentiques des reliques du diocèse. Archives de l’évêché de Meaux, Papiers du chanoine Pru-neau, cahiers s.d. [c.1832]. Voir aussi le Bref état des châsses ou reliquaires dépositaires des saintes reliques exposées à la vénération des fidèles, dans l’ église ci-devant cathédrale, actuellement, depuis 1802, paroissiale de Saint-Pierre, dans la ville de Beauvais, où l’on apprend qu’en mai 1797, les vicaires généraux capitulaires ordonnèrent « l’ouverture et la visite des reliquaires échappés, par la vigilance de pieux fidèles, à la dévastation révolutionnaire, pour en bannir et anéantir

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Du rapide parcours que l’on vient de retracer et qui mériterait, à coup sûr, une enquête plus approfondie, l’historiographie du devenir des reliques sous la Révo-lution sort quelque peu changée. À l’image d’une éradication violente par la cré-mation des corps saints et la dispersion de leurs cendres dans le fleuve ou la rivière, a succédé une évolution infiniment plus complexe où les acteurs ne sont pas for-cément à la place où les catégories héritées de l’historiographie auraient voulu les mettre. Sans doute, suivant en cela les discriminations locales et populaires, avons-nous privilégié dans cette étude les reliques insignes au détriment des simples reliques qui, au cours de la période moderne, ont été démultipliées ad infinitum à des fins de dévotion privée ou conventuelle ; ce procès ayant vraisemblablement conduit à une sorte de tarissement de la puissance sacrale reconnue au corps saint qui, au moment de la Révolution, n’est plus l’objet d’un vif intérêt partagé. Quoi qu’il en soit de ces différences, quatre éléments de cette démonstration nous parais-sent devoir être retenus : en premier lieu l’appropriation paroissiale des corps saints après la fermeture des monastères manifeste dans le même mouvement et le retour du saint chez les « siens » face à des réguliers qui l’avaient abusivement retenu – c’est au moins à une réinvention de la légende que se livrent les fidèles lorsqu’ils ramè-nent en procession « leur » saint – et le triomphe du recentrage paroissial initié par la pastorale post-tridentine. Rétrospectivement, l’importance et la signification historique de ces demandes et translations de reliques apparaissent indéniables, tant par leur contribution subite et décisive au procès de parochialisation des tré-sors de sacralités encore largement aux mains du clergé régulier au moment de la Révolution, que par la redistribution de l’espace sacral dans le cadre de la nouvelle formation ecclésiale constitutionnelle. Dans ce cadre – et c’est le deuxième élément qu’il faut souligner – le clergé constitutionnel, au premier chef les évêques, enten-dent bien exercer leurs fonctions hiératiques et fonder leur légitimité sur les trésors de reliques dont ils ont la charge et qu’ils concentrent dans l’ex-cathédrale devenue église paroissiale : ce n’est certes pas un hasard si l’évêque de la Haute-Saône, Flavigny, cherche à s’emparer de la relique de l’hostie miraculeuse de Faverney pour la transférer à Vesoul dont les sacralités ne pèsent pas lourd par rapport aux sièges d’anciens évêchés 298.

Ensuite, au cours de la séquence de « déchristianisation » active – c’est le troi-sième élément – les destructions réelles de reliques – qu’il ne s’agit en aucun cas

les procès-verbaux, si aucuns s’y fussent trouvés, des ouvertures et visites desdits reliquaires, témérairement faites par l’évêque intrus, pendant son séjour dans le diocèse » transcrit par l’abbé Barraud, « Reliquaires de la cathédrale de Beauvais », Mémoires de la Société académique d’archéologie, sciences et arts du département de l’Oise, 7, 1868, p. 223-226.

298. Abbé Louis éberlé, Faverney. Son abbaye et le miracle des Saintes-Hosties, t. 1, Luxeuil, 1915, t. 2, p. 500-501.

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de méconnaître ou de minimiser – ont sans doute été moins nombreuses que l’historiographie ecclésiastique ou pro-révolutionnaire se sont plu à l’affirmer, tant en raison des appropriations antécédentes que des arrangements locaux ou des résistances des populations qui contraignent les autorités les plus décidées à des compromis, dont la figure la plus nette est l’inhumation des reliques au cimetière. Celle-ci est sans aucun doute profanation – et l’on rappellera que sous l’Ancien Régime, les évêques pouvaient décider l’inhumation des reliques lorsqu’ils avaient la conviction qu’elles étaient fausses – mais elle est réversible, et l’été 1795 a marqué un véritable printemps des reliques par la réapparition de toutes parts des corps saints qui réintégrèrent les édifices religieux rendus au culte. On a vu, à ce propos – et ce sera notre dernier point –, la compétition féroce à laquelle se livrent autour des reliques clergé constitutionnel et clergé réfractaire. C’est qu’il s’agit d’un enjeu central où se joue la légitimité hiératique de l’un et de l’autre ; dans l’antiquité et le caractère insigne des saints que chacun revendique.

Le Concordat vient clore cette période d’âpres conflits, mais non celle de la reconnaissance des reliques. Il serait précieux de pouvoir en saisir l’ample chro-nologie, car celle-ci s’étale tout au long du xixe siècle, comme si, à la logique de dispersion qui avait prévalu sous la Révolution, de nombreux religieux et laïcs s’étant approprié subrepticement des fragments d’ossements, succédait une autre, beaucoup plus lente, de relégitimation sous les auspices de l’autorité épiscopale concordataire. C’est tout au long du premier xixe siècle que sont peu à peu rendus aux églises des ossements qui s’étaient transmis privatim de chanoine à chanoine, de sœur à sœur, de curé à vicaire ou de père en fils, comme si les dépositaires suc-cessifs, engagés dans un procès d’individualisation des dévotions, avaient voulu garder par devers eux un fragment d’une protection sacrale auparavant partagée par la collectivité. De toute façon, au sortir de la Révolution, les trésors collectifs de sacralités se trouvent amoindris et c’est peut-être là la raison de l’immense succès que rencontre l’arrivée des reliques romaines au cours de la première moitié du xixe siècle : pensée et voulue comme un retour aux sources du christia-nisme par des clercs qui dénoncent les effets dévastateurs de la Révolution sur les consciences, cette arrivée est comme l’été de la Saint-Martin des reliques, avant que les découvertes de l’archéologie chrétienne ne viennent définitivement briser les certitudes qui faisaient de tout squelette conservé dans les catacombes le corps d’un martyr 299.

299. Voir sur ce point, Boutry, 1979, p. 875-930.