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Traduire les concepts de la psychanalyse et de L’Anti- Œdipe sous l’angle de la pulsion de pouvoir Pour une psychanalyse à venir Elias Jabre Pour Deleuze et Guattari, la psychanalyse œdipienne serait-elle un redoutable dispositif de pouvoir voué à la propre destruction de la psychanalyse ? Œdipe joue la pulsion de vie contre la pulsion de mort en retournant le désir contre lui-même Deleuze et Guattari considèrent que Freud, après avoir découvert la libido, l’aurait ensuite renchaînée à un mythe œdipien en déplaçant la rela- tion entre l’angoisse et le refoulement. Une fois cette conceptualisation ac- tée, Freud aurait associé l’angoisse à un manque creusé par une structure transcendante, au lieu d’être l’effet d’un désir en construction, ce qui aurait sapé sa puissance créatrice. « Déjà Wilhelm Reich avait bien souligné l’évolution de Freud sur ces points, en pointant le tournant que marque l’introduction de la pulsion de mort dans la conception du rapport entre angoisse et re- foulement. Alors que l’angoisse est d’abord comprise comme un ef- fet du refoulement […], Freud la conçoit à partir du début des années 1920 comme une cause endogène du refoulement (angoisse de cas- tration) qui résulterait d’une pulsion de destruction première contre laquelle la « civilisation », transfigurée dans Malaise dans la culture 1

Pour Deleuze et Guattari, la psychanalyse œdipienne serait-elle un redoutable dispositif de pouvoir voué à la propre destruction de la psychanalyse ?

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Traduire les concepts de la psychanalyse et de L’Anti-Œdipe sous l’angle de la pulsion de pouvoir

Pour une psychanalyse à venir

Elias Jabre

Pour Deleuze et Guattari, la psychanalyse œdipienne serait-elle un redoutable dispositif de pouvoir voué à la propre destruction de la psychanalyse ?

Œdipe joue la pulsion de vie contre la pulsion de mort en retournant le désir contre lui-même

Deleuze et Guattari considèrent que Freud, après avoir découvert la

libido, l’aurait ensuite renchaînée à un mythe œdipien en déplaçant la rela-

tion entre l’angoisse et le refoulement. Une fois cette conceptualisation ac-

tée, Freud aurait associé l’angoisse à un manque creusé par une structure

transcendante, au lieu d’être l’effet d’un désir en construction, ce qui aurait

sapé sa puissance créatrice.

« Déjà Wilhelm Reich avait bien souligné l’évolution de Freud sur ces points, en pointant le tournant que marque l’introduction de la pulsion de mort dans la conception du rapport entre angoisse et re-foulement. Alors que l’angoisse est d’abord comprise comme un ef-fet du refoulement […], Freud la conçoit à partir du début des années 1920 comme une cause endogène du refoulement (angoisse de cas-tration) qui résulterait d’une pulsion de destruction première contre laquelle la « civilisation », transfigurée dans Malaise dans la culture

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dans la vision gigantomachique d’Eros et Thanatos « se partageant la domination du monde », devrait se (et « nous ») prémunir. […]. »1

Pour la psychanalyse héritant de cette lecture, le désir de l’enfant

pour la mère serait réprimé face à un père tout puissant qui le renverrait à sa

propre impuissance. Cette impuissance serait à l’origine de la culpabilité,

puisqu’il serait conduit à désirer la destruction de l’autre. De la sorte, la pul-

sion de mort agirait dans la vie psychique du sujet à partir d’un sentiment de

désespoir ontologique, où il déplorerait sa propre impuissance, la défléchis-

sant à l’extérieur, ce qui le pousserait à déqualifier les objets et à les élimi-

ner2. La violence issue de son état de déréliction face à la puissance pater-

1 G. Sibertin-Blanc, L’instinct de mort dans la schizoanalyse de Deleuze et Guattari. Et l’analyse similaire de Derrida : « […] liée au refoulement, elle (l’angoisse) paraît d’abord en être l’effet mais, à propos du petit Hans, Freud dira plus tard dans Inhibition, symptôme, angoisse, qu’elle produit le refoulement. » J. Derrida, Spéculer sur Freud, dans La Carte postale, Flammarion, 1980, p 304.2 A noter que Freud évoque également la pulsion de pouvoir en l’associant à la pulsion de mort (formulée en pulsion d’emprise) à l’opposé de notre hypothèse, où nous disons que Freud assimile Eros en tant qu’activité de liaison à ce que nous nommons pulsion de pouvoir. C’est que Freud ne considère cette pulsion de pouvoir qu’en tant que pulsion partielle devenant pathologiquement dominante, où « la composante sadique de la pulsion sexuelle peut en venir à « dominer » toute la sexualité. […] S’il tend à détruire l’objet, comment le déduire d’Eros demande Freud, dès lors que la fonction érotique se destine à la garde de la vie ? Ne s’agit-il pas « proprement » d’une pulsion de mort détournée du Moi par la libido narcissique et réorientée vers l’objet ? » (J. Derrida, Spéculer – « sur Freud » dans « La carte postale », Op. cité, p 414). Mais Freud manque l’indécision que nous souhaitons mettre au jour, où la pulsion de pouvoir ne pourrait être conçue que dans une logique dualiste en passant du côté de Thanatos, alors qu’Eros ne relèverait pas d’une tendance à la domination, ce qui confirmerait au final notre analyse : « … la libido rencontre la pulsion de mort ou de destruction qui domine chez eux, et qui tend à désintégrer cet organisme cellulaire et à conduire chaque organisme élémentaire à l’état de stabilité anorganique […]. Elle a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et elle s’en débarrasse en la dérivant en grande partie vers l’extérieur, en la dirigeant contre les objets du monde extérieur, bientôt avec l’aide d’un système organique particulier, la musculature. Cette pulsion s’appelle alors pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance. » Freud (S.). Das Ökonomische Problem des Masochismus, 1924. G.W., XIII, 376.

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nelle génèrerait une angoisse de castration, et cette haine contre l’autre se

trouverait de la sorte refoulée.

La psychanalyse conçoit alors un processus de sublimation, où le

Moi renoncerait à exercer son agressivité sur un objet externe, et inventerait

un substitut à un objet préexistant qui lui aura toujours manqué (le phallus),

et ce mouvement qui passe par le Moi serait à la source de la création.

« Détournée des investissements d'objet externes, avons-nous vu, l'énergie désirante reflue sur le moi qui récupère la libido d'objet, dé-nonçant ainsi le fonctionnement éminemment narcissique – donnée incontournable de tout processus créateur. Dans cette trame-là, l'objet externe peut être perçu comme un « rival » ou un « adversaire » (A. Green, 1993), voire un ennemi, devant l'œuvre à créer. Et non seule-ment l'œuvre supplante l'objet objectal (A. Green, 1982) mais la su-blimation elle-même « permet à une activité d'accéder au statut d'ob-jet » (A. Green, 1993, p. 319). Le désir du créateur se saisirait donc dans cet intervalle narcissique qui va du sujet à l'objet à créer, au dé-but absent, et qui va progressivement émaner de lui. Sans doute ce désir est-il sous-tendu par l'intentionnalité de retrouver, plus ou moins inconsciemment, la complétude perdue ou de célébrer les « re-trouvailles avec l'objet primaire » (A. Green, 1982). »3

Le déplacement de la destructivité par une desexualisation sublima-

toire détournerait donc la libido vers d’autres objets.

Sauf à tuer le père.

D’où la nécessité de retourner le désir contre lui-même, la pulsion de

vie consistant à désirer la mort de son désir plutôt que la mort du père, ou

encore, de façon plus générale, la destruction de l’ordre social.

« […] en effet, l'assignation de l'instinct de mort prive la sexualité de son rôle moteur, au moins sur un point essentiel qui est la genèse de

3 Ibid.

3

l'angoisse, puisque celle-ci devient cause autonome du refoulement sexuel au lieu de résultat ; il s'ensuit que la sexualité comme désir n'anime plus une critique sociale de la civilisation, mais que la civili-sation au contraire se trouve sanctifiée comme la seule instance ca-pable de s'opposer au désir de mort - et comment ? en retournant en principe la mort contre la mort, en faisant de la mort retournée une force de désir, en la mettant au service d'une pseudo-vie par toute une culture du sentiment de culpabilité. »4

L’analyse deleuzo-guattarienne considère que cette logique de la

culpabilité viendrait de ce que la psychanalyse ne pourrait incorporer la

mort dans la vie, mais opposerait la vie à la mort dans le conflit entre figures

moïques d’une structure triangulaire qui conduirait la subjectivité dans une

course à la mort.

« Considérons en effet les conditions sous lesquelles Œdipe arrive : un ensemble de départ, transfini, constitué par tous les objets, les agents, les relations de la production sociale-désirante, se trouve ra-battu sur un ensemble familial fini comme ensemble d'arrivée (mini-mum, trois termes, qu'on peut et même qu'on doit augmenter, mais pas à l'infini). Une telle application suppose en effet un quatrième terme mobile, extrapolé, le phallus abstrait symbolique, chargé d'ef-fectuer le pliage ou la correspondance ; mais elle opère effectivement sur les trois personnes constitutives de l'ensemble familial minimum, ou sur leurs substituts - père, mère, enfant. On ne s'arrête pas là, puisque ces trois termes tendent à se réduire à deux, soit dans la scène de castration où le père tue l'enfant, soit dans la scène d'inceste où l'enfant tue le père, soit dans la scène de la mère terrible où la mère tue l'enfant ou le père. Puis, de deux on passe à un dans le nar-cissisme, qui ne précède nullement Œdipe, mais en est le produit. C'est pourquoi nous parlons d'une machine œdipienne-narcissique, à l'issue de laquelle le moi rencontre sa propre mort, comme le terme zéro d'une pure abolition qui hantait depuis le début le désir oedipia-nisé et qu'on identifie maintenant, à la fin, comme étant Thanatos. 4, 3, 2, 1, 0, Œdipe est une course à la mort. » 5

4 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cité, p. 396.5 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cité, p. 430.

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Reprenons. Le manque ouvrirait la scène, condamnant l’enfant à

chercher ce qui l’empêcherait d’être ce qu’il serait à lui-même s’il n’en

manquait pas, c’est-à-dire l’origine de son insuffisance. Cette chose man-

quante, le phallus, qui serait détenu par le père, rendrait ce-dernier égale-

ment détenteur des droits sur la mère. Désirant la mort du père, l’enfant re-

foulerait le meurtre, ou le commettrait, scène dont les combinaisons se dé-

multiplieraient entre les protagonistes du triangle, mais au final, le Moi se

retrouverait seul, constitué par l’image en miroir issue de ce conflit, où, par

le jeu des identifications, la mort de l’autre le renverrait au final à sa propre

mort dans un désir d’abolition.

Or, désirer sa propre mort ne serait-ce pas le propre de la vie, si l’on

suit Freud repris par Derrida ?

« L’Umweg ne différerait pas en vue du plaisir ou de la conservation [….], mais en vue de la mort ou du retour à l’état inorganique. »6

Sauf que le discours œdipien manquerait ce détour (Umweg) para-

doxalement mis au jour par Freud lui-même :

« Quand Freud parle de Todestrib, Todesziel, Umwege zum Tode […], il dit bien la loi de la-vie-la-mort comme loi du propre. La vie et la mort ne s’opposent que pour la servir. Par-delà toutes les oppo-sitions, sans identification ou synthèse possible, il s’agit bien d’une économie de la mort, d’une loi du propre […] qui gouverne le détour et cherche inlassablement l’évènement propre, sa propre propriation (Erignis) plutôt que la vie et la mort, la vie ou la mort. »7

6 J. Derrida, Spéculer sur Freud, dans La Carte postale, Flammarion, 1980, p 363.7 Ibid, p 367.

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Et cette économie de la mort ne pourrait se rapporter au dualisme op-

posant les figures du père et de l’enfant dans une dialectique, où la négativi-

té assurerait la médiation du désir.

La-vie-la-mort

Cette conceptualité viendrait de l’incapacité de la psychanalyse à

penser ensemble la vie et la mort en tant qu’elles feraient partie du même

processus. Deleuze et Guattari opposent à ce dualisme un prototype de la

mort qui incorpore la mort dans la vie, et de la sorte, l’anti-production du

socius8 serait réintroduite dans le jeu de la production désirante.

« « C’est le propre de chaque intensité d’investir en elle-même l’in-tensité-zéro à partir de laquelle elle est produite en un moment comme ce qui grandit ou diminue sous une infinité de degrés ». Il en découle que l’instance d’antiproduction elle-même n’est pas « en de-hors » de la production désirante mais en est au contraire une pièce interne nécessaire. […] Et c’est précisément pour cette raison que le prototype de la mort exclut tout dualisme pulsionnel postulant une énergie pulsionnelle spécifique et distincte de la libido, une opposi-tion réelle entre le corps sans organes et les positions intensives d’or-ganes, une transcendance du modèle par rapport à l’activité du désir,

8 C’est-à-dire l’instance qui s’approprie la production. A noter que ce dualisme entre production et anti-production qui n’en serait pas un puisque la seconde serait produite par la première s’opposerait au faux dualisme de la psychanalyse issu du régime capitaliste où paradoxalement, d’après Deleuze et Guattari, production et anti-production se confondraient dans une immanence sans aucun dualisme contrairement aux régimes antérieures, transformant les codes sociaux en axiomatique, et deterritorialisant le socius. « L'appareil d'anti-production n'est plus une instance transcendante qui s'oppose à la production, la limite ou la freine ; au contraire, il s'insinue partout dans la machine productrice, et l'épouse étroitement pour en régler la productivité et en réaliser la plus-value » Ibid, p 280. D’où l’effet de rabattement œdipien dans un dualisme strict qui contiendrait cette machine folle. Nous reviendrons sur cette analyse qui se contorsionne peut-être pour éviter de se confronter à la pulsion de pouvoir.

6

« un désir de mort qui s’opposerait qualitativement aux désirs de vie ». »9

Cette perspective moniste où la vie et la mort s’enchevêtreraient, ré-

sonne fortement avec la complication de Derrida, lorsque ce dernier franchit

le pas au-delà de l’opposition avec ce qu’il nomme la-vie-la-mort. Ce qui

rapprocherait d’autant plus ces pensées qui puisent dans la psychanalyse

tout en poussant à sa déconstruction.

«  Le plaisir pur et la réalité pure sont des limites idéales, autant dire des fictions. Aussi destructrices et mortelles l’une que l’autre. Entre les deux, le détour différant forme donc l’effectivité même du pro-cessus, du processus « psychique » comme processus « vivant ». Telle « effectivité » n’est donc jamais présente ou donnée. […] Le détour « serait » ainsi la racine commune, autant dire différante, des deux principes […] Les trois termes – deux principes plus ou moins la différance – n’en font qu’un, le même divisé […]

Mais par quelque bout que l’on prenne cette structure à un-deux-trois termes, c’est la mort. Au bout, et cette mort n’est pas opposable, elle n’est pas différente, dans le sens de l’opposition, des deux principes et de leur différance. […] Si la mort n’est pas opposable, elle est dé-jà, la vie la mort. »10

Finalement, si Freud aurait lui-même fait un pas au-delà de l’opposi-

tion entre principe de plaisir et principe de réalité vers un monisme qui crè-

verait cette conceptualité, spéculant sur le détour où le propre de la vie pous-

serait à l’appropriation de sa (propre) mort, comme le décrit Derrida, cette

percée n’aura été que brève. L’inventeur de la psychanalyse n’aura retenu

par la suite qu’un dualisme ruineux entretenu en partie par son conflit avec

9 Guillaume Sibertin-Blanc, L’instinct de mort dans la schizoanalyse de Deleuze et Guattari.10 Jacques Derrida, Spéculer sur Freud, dans La Carte postale, Flammarion, 1980, p 290.

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Jung, et faisant l’objet d’une critique tant de Derrida que de Deleuze-Guat-

tari.

« Notre conception était dualiste dès le début et elle l'est encore da-vantage aujourd'hui, depuis que nous avons substitué à l'opposition entre les instincts du Moi et les instincts primitifs celle entre les ins-tincts de vie et les instincts de mort. La théorie de Jung, au contraire, est une théorie moniste ; en donnant le nom de libido à la seule force instinctive qu'il admet, il a bien pu créer une certaine confusion, mais ce fait n'est pas de nature à nous troubler. Nous soupçonnons que d'autres instincts que les instincts de conservation libidinaux sont à l’œuvre dans le Moi, et nous voudrions être à même d'en démontrer l'existence. »11

Par cette conception moïque, la psychanalyse manquerait également

la question de la création que nous avons déjà rencontrée plusieurs fois,

mais qu’il s’agirait de relire de façon plus approfondie dans le fil de cette

analyse.

L’enjeu de la création : contre les objets échangeables, la puissance révolutionnaire du virtuel

Pour la psychanalyse, Eros relève donc d’une pulsion de pouvoir

soumise aux coordonnées œdipiennes. Les poussées libidinales en tant

qu’énergies déliées avec leurs risques de destruction seraient détournées du

socius, et réinvesties sous forme d’objets relevant du régime œdipien du

Moi :

« Sujet et objet, intrapsychique, et l'intersubjectif sont donc intime-ment liés, et entre eux, l'art occupe une position transitionnelle qui permet un bénéfice de plaisir, une satisfaction supérieure obtenue au

11 Freud (S), Au-delà du Principe de Plaisir, Trad. par S. Jankélévitch, 1920, p 49 

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moyen d'une nouvelle catégorie d'objets, objets, nous dit A. Green (1993), qui sont et ne sont pas ce qu'ils représentent. Dans la subli-mation, le moi lui-même peut d'une part se faire objet, et un objet peut par ailleurs toujours en remplacer un autre, ou remplacer une ac-tivité. C'est ce que A. Green appelle la fonction objectalisante. Les pulsions de vie visent à établir des liens avec les objets, et donc transforment en objets du moi ce qui dérive de la relation aux objets primaires mais aussi de ce qui au départ n'appartient pas à la catégo-rie des objets. La fonction objectalisante dans la sublimation permet à une activité d'accéder au statut d'objet et de devenir une possession du moi. »12

En limitant la création à celle d’objets interchangeables dans une

structure prétendue universelle qui resterait impassible à ce processus,

chaque objet créé serait rapporté au manque originel, chacun ne s’ajoutant

aux autres que pour pallier à l’unité à jamais perdue d’un inconsolable Moi.

Par le refus de tout ébranlement de la structure, la psychanalyse œdipienne

ne serait-elle pas obsessionnellement réactive ?

L’Anti-Œdipe analyse cette logique de la création qui ne conduirait

qu’à une redondance, où l’objet produit par le fantasme ne serait qu’un

double d’un objet réel rapporté au besoin, ce qui neutraliserait la réelle pro-

ductivité du désir.

«  […] si le désir est manque de l'objet réel, sa réalité même est dans une « essence du manque » qui produit l'objet fantasmé. Le désir ain-si conçu comme production, mais production de fantasmes, a été par-faitement exposé par la psychanalyse. Au niveau le plus bas de l'in-terprétation, cela signifie que l'objet réel dont le désir manque ren-voie pour son compte à une production naturelle ou sociale extrin-sèque, tandis que le désir produit intrinsèquement un imaginaire qui vient doubler la réalité, comme s'il y avait « un objet rêvé derrière chaque objet réel » ou une production mentale derrière les produc-

12 Péruchon Marion, Orgiazzi-Billon-Galland Isabelle, « Désir et création », Cahiers de psychologie clinique 1/2005 (n° 24), p. 215-229.

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tions réelles. Et certes la psychanalyse n'est pas forcée de déboucher ainsi dans une étude des gadgets et des marchés, sous la forme la plus misérable d'une psychanalyse de l'objet (psychanalyse du paquet de nouilles, de l'automobile ou du « machin »). »13

Dès Différence et Répétition14, et alors même qu’on le considère in-

fluencé par le structuralisme, à suivre le sillage de la psychanalyse, Deleuze

déterritorialisait déjà les concepts lacaniens, dépliant le jeu machinique de

l’objet virtuel qui agirait sous le besoin à partir de forces différentielles qui

ne relèveraient ni de la négation, ni de l’opposition, telle que les psychana-

lystes auraient mal défini le problème15 :

« Et si les forces entrent naturellement dans des rapports d’opposi-tion, c’est à partir d’éléments différentiels exprimant une instance plus profonde. Le négatif en général, sous son double aspect de limi-tation et d’opposition, nous a paru second par rapport à l’instance des problèmes et des questions : c’est dire à la fois que le négatif exprime seulement dans la conscience l’ombre de questions et de problèmes fondamentalement inconscients, et qu’il emprunte son pouvoir appa-rent à la part inévitable du « faux » dans la proposition naturelle de ces problèmes et questions. Il est vrai que l’inconscient désire, et ne fait que désirer. Mais en même temps que le désir trouve le principe de sa différence avec le besoin dans l’objet virtuel, il apparaît non pas comme une puissance de négation, ni comme élément d’une op-position, mais bien plutôt comme une force de recherche, question-nante et problématisante, qui se développe dans un autre champ que celui du besoin et de la satisfaction. »16

Deleuze déplace la problématisation, où la psychanalyse se limiterait

à lier les objets à une économie du manque relevant d’une logique de la

13 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cité, p. 33.14 G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968.15 A part Lacan, encore une fois, qui ne serait pas compris par ses propres disciples.16 G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p 141. La suite de la citation en revient malgré tout à ramener cet objet virtuel au phallus et au manque, bien qu’il semble préparer le passage vers la notion de production désirante de L’Anti-Œdipe.

10

conscience qui demeurerait paradoxalement dans l’obscurité (« l’ombre des

questions »), quand le geste de Deleuze (et Guattari) consisterait à prendre

en considération l’objet virtuel sous la structure en tenant compte de l’in-

conscient moléculaire.

Deleuze et Guattari, les pointes de déterritorialisation et l’angoisse créatrice

Deleuze et Guattari mettraient l’accent de leur côté sur le seuil de

passage entre le virtuel et l’actuel, où le désir serait plus intense en tant qu’il

porterait les pointes de déterritorialisation du socius. La sexualité jouerait

toujours un rôle moteur dans la genèse de l’angoisse, mais cette fois à tra-

vers une toute autre configuration que celle de la logique œdipienne. Les in-

vestissements encore mal élaborés entre les identités de perception (proces-

sus primaire, principe de plaisir, virtuel) et les identités de pensée (processus

secondaire, principe de réalité, actualisation) produiraient une tension libidi-

nale entre un corps agi par des multiplicités, et les résistances du réel en co-

évolution qui le bombarderait. Ces conflits seraient alors refoulés par l’ap-

pareil psychique à travers une instance qu’on ne pourrait pas même désigner

du nom de sujet. Deleuze et Guattari la conceptualiseraient par un jeu d’op-

position entre machines désirantes et Corps sans Organe, où il n’y aurait au

passage du seuil entre le virtuel et l’actuel que des singularités pré-indivi-

duelles en quête d’un agencement, où les machines-organes chercheraient à

lier les énergies sans modèle préconstitué. Cette recherche accompagnerait

11

un procès d’individuation, où un sujet n’apparaîtrait que par effet d’après

coup sous une multiplicité d’états métastables. Et le refoulement de ces

conflits multiples serait le générateur de l’angoisse motrice, entrainant à

cheminer le long du seuil dans une élaboration tâtonnante et perpétuelle.

Construction en devenir qui permettrait l’émergence d’agencements, où les

conflits libidinaux construiraient des circuits de négociation avec le réel

dans le but de leurs résolutions pulsionnelles. Ce qui relâcherait la tension

en modifiant les coordonnées du réel jusqu’au déplacement suivant.

De la sorte, les deux auteurs contesteraient la notion de sublimation

qui dépolitiserait la libido en restreignant le refoulement à un conflit libidi-

nal issu de figures globales et moïques. D’où leur rejet de la nécessité de

médiatiser le désir par Œdipe. La création ne serait plus soumise à une irré-

ductible loi de structure sous le régime du Moi, mais dépendrait du proces-

sus qui agirait sous cette structure en la restructurant. Si la pulsion de mort

dissout les liens d’Eros, cette pulsion jouerait de leur point de vue un rôle

salutaire, car elle éviterait certains effets de la pulsion de pouvoir, comme

nous l’avons déjà analysé. Elle serait une composante du processus schizo-

phrénique accompagnant le passage du virtuel à l’actuel avec laquelle les

psychanalystes n’auraient su compter. Bref, cette cécité des psychanalystes

sous l’emprise de leur dualisme ne conduirait pas au simple ratage de l’objet

virtuel, mais à l’élimination du désir machinique qui agirait sous la structure

par une logique du ressentiment ne lui laissant aucune chance.

12

« […] quand le dualisme des pulsions sexuelles et des pulsions du moi n'a plus qu'une portée topique, le dualisme qualitatif ou dyna-mique passe entre Eros et Thanatos. Mais c'est la même entreprise qui se continue et se fortifie : éliminer l'élément machinique du désir, les machines désirantes. Il s'agit d'éliminer la libido, en tant que celle-ci implique la possibilité de conversions énergétiques dans la machine […]. Il s'agit d'imposer l'idée d'une dualité énergétique qui rend les transformations machiniques impossibles, tout devant passer par une énergie neutre indifférente, celle qui émane d'Œdipe, capable de s'ajouter à l'une ou l'autre des deux formes irréductibles - neutrali-ser, mortifier la vie. »17

Pour résumer, d’après la psychanalyse œdipienne, le processus de

création consisterait à produire de nouveaux objets sous la dépendance de la

structure œdipienne, ce qui placerait cette activité du côté de la pulsion de

vie et de l’instance du Moi. Pour Deleuze et Guattari, la création serait en

lien avec la pulsion de mort et le processus schizophrénique qui ne se cale-

rait pas sur la construction d’objets en relation à des sujets présupposées,

mais déborderait ce cadre, où les singularités pré-individuelles fourmille-

raient sous la structure en l’actualisant par des modifications continues.

Entre pulsion de pouvoir et désir, quelle traduction ?

Il semble y avoir inversion complète entre les positions de la psycha-

nalyse œdipienne et celles de L’Anti-Œdipe, où d’un côté, la première

semble cuirasser Eros contre la pulsion de mort, et de l’autre, Deleuze et

Guattari mettraient l’accent sur le processus schizophrénique contre la struc-

ture despotique.

17 Ibid., p 397.

13

Retraduisons à travers notre perspective.

Si l’on suit les psychanalystes, la pulsion de pouvoir sous l’empire de

la conscience conduirait à un renforcement de la structure, et la psychana-

lyse œdipienne pousserait aveuglément cette tendance au nom de la pulsion

de vie.

Or, si l’on reprend cette dynamique sous l’angle derridien de l’auto-

immunité, la structure, en accroissant sa prise sur la libido sous l’effet de la

pulsion de pouvoir, entraverait la libre circulation des énergies et étoufferait

peu à peu le désir. Du coup, un processus auto-immunitaire devrait déclen-

cher en compensation la pulsion de mort qui fluidifierait à nouveau l’en-

semble. Le simple exposé de cette dynamique ébranlerait déjà la position

des psychanalystes qui joueraient simplement Œdipe contre la pulsion de

mort.

Quant à la lecture deleuzo-guattarienne, nous pourrions avancer que

pulsion de pouvoir et désir se désolidariseraient au cours de cette marche

vers la structuration. Le désir qui semblait se confondre avec la pulsion de

pouvoir au cours du processus primaire, basculerait du côté d’une pulsion de

mort, où il se mettrait paradoxalement au service de la vie, brisant les liens

de la structure en ouvrant à des connexions nouvelles qui relanceraient le

principe de plaisir. Il reste que le seuil où le désir changerait de camp, pas-

sant de la pulsion de pouvoir à la pulsion de mort, serait pour le moins indis-

cernable, puisque sous la couche de la conscience issue du processus secon-

daire, le processus primaire continuerait à faire jouer ses virtualités. On ne

14

pourrait établir de distinction claire entre une étape où le désir au sens de-

leuzo-guattarien serait complice de la pulsion de pouvoir, et une autre, où il

œuvrerait contre les effets de cette dernière, puisque la pulsion de pouvoir

serait concomitante aux deux mouvements, mettant en cause une distinction

aussi tranchée que problématique entre processus primaire et secondaire.

Pourrait-on reprocher au concept deleuzo-guattarien de désir de ne

pas être traductible à partir de la notion de pulsion de pouvoir, alors qu’il

aurait lui-même servi à reformuler l’économie freudienne ? Les deux au-

teurs ne s’étant pas contentés des notions de la psychanalyse, pour quelles

raisons la pulsion de pouvoir serait-elle davantage convertible dans leur

conceptualité ? Le désir ne serait-il pas d’ailleurs un point d’entrée plus

éclairant que cette dite pulsion pour saisir les enjeux de l’économie libidi-

nale ? Il semble pourtant, et nous l’avons déjà relevé, qu’elle tienne une

place majeure dans l’analyse de Deleuze et Guattari, bien que ces derniers

ont tout l’air de chercher une issue pour déjouer ses effets de naturalisation

en voulant à tout prix la contourner.

Or, nous constatons que notre tentative de traduction a également mis

au jour la difficulté de savoir à partir de quel seuil le jeu des liaisons trans-

formerait ce que Deleuze et Guattari appellent un agencement de désir en

dispositif de pouvoir. Pour le coup, les deux auteurs auraient déjà répondu à

cette difficulté, semble-t-il. Dans un agencement, le désir relèverait toujours

d’une création processuelle, quand un dispositif de pouvoir se rapporterait à

un investissement paranoïaque, ne travaillant plus qu’au durcissement d’une

15

structure, même si la pulsion de pouvoir agirait dans l’un et l’autre cas. Et

cette clarification plaiderait d’ailleurs en faveur de la conceptualité deleuzo-

guattarienne, où la distinction bergsonienne entre les deux tendances évite-

rait les mixtes impurs, dont relèverait la pulsion de pouvoir. A ceci près que

pourrait-on réellement éviter ce que Derrida appelle peut-être la folie du mé-

lange ? N’est-ce pas la même logique qui entraînerait Deleuze à distinguer

le pouvoir de la puissance à partir de son interprétation de la volonté de

puissance nietzschéenne18 ? Nous ne croyons pas que cette distinction fonc-

tionne, mais il est encore trop tôt pour adresser ce point.

Dénoncer la pulsion de pouvoir qui travaille dans le champ de la psychanalyse ou la psychanalyse en tant que dispositif de pouvoir ?

Reprenons encore une fois.

D’après Deleuze et Guattari, le dualisme adopté par la psychanalyse

qui opposerait pulsion de vie et pulsion de mort l’aurait conduite à se consti-

tuer en dispositif de pouvoir sans qu’on ne puisse traduire simplement le dé-

sir en termes de pulsion de pouvoir, puisque cette pulsion œuvrerait tant au

niveau de la production désirante qu’au niveau des dispositifs de pouvoir

qui s’y opposeraient. Pourtant, l’effet de naturalisation de la pulsion de pou-

voir, étroitement lié au dualisme, va se révéler un indice du rôle irréductible

de cette pulsion, dont il serait peut-être nécessaire de tenir compte sans se

voiler la face après l’avoir pourtant identifiée ? La psychanalyse aurait-elle 18 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962.

16

sciemment choisi la voix du dualisme dans l’intention de se constituer en un

dispositif qui victimiserait le désir, comme semblent l’entendre Deleuze et

Guattari ? Ou serait-ce l’effet de la pulsion de pouvoir, où l’absence de sa

problématisation conduirait machinalement à ce dualisme, sans qu’on ne

puisse condamner le dispositif qui n’en serait finalement qu’une production,

ce qui dépasserait la simple intention malfaisante ?

Sans s’engager encore dans ces questions, pourrions-nous considérer

que la reformulation de la psychanalyse par Deleuze et Guattari à travers la

perspective des machines désirantes permettrait, quant à elle, de tenir

compte de la pulsion de pouvoir pour en déjouer les effets ? Leur position

ne resterait-elle pas prise elle-même dans une machine, où cette pulsion

continuerait à produire ses effets à l’opposé de l’intention (et du désir) des

deux auteurs ? Et si les effets de cette pulsion s’avéraient irréductibles, ne

faudrait-il pas s’y prendre à partir d’une autre stratégie ?

Derrida ne met pas tant en doute l’analyse d’une certaine psychana-

lyse dénoncée par Deleuze et Guattari en tant qu’elle se serait construite en

dispositif de pouvoir aux positions réactives, mais réinterrogerait plutôt l’in-

tention des psychanalystes visés d’une part, et l’accusation massive dont ils

feraient l’objet en second lieu. Et l’archi-analyse derridienne conduirait à

une toute autre problématisation.

Il n’en reste pas moins que tous ces auteurs partagent le même point

de vue au sujet de la psychanalyse œdipienne avec ses effets politiques,

même si nous nous contenterons de la formulation deleuzo-guattarienne

17

pour le moment. Pour ces derniers, la psychanalyse tentera toujours de sau-

ver la civilisation au nom d’un modèle contre le désir et sa force révolution-

naire.

« […] il est évident que, plus le problème d'Œdipe et de l'inceste oc-cupera le devant de la scène, plus le refoulement et ses corrélats, la suppression et la sublimation, seront fondés dans des exigences sup-posées transcendantes de la civilisation, en même temps que la psy-chanalyse s'enfoncera davantage dans une vision familialiste et idéo-logique. »19

De la sorte, les psychanalystes œdipiens soutiendraient le jeu de la

pulsion de pouvoir qui renforcerait une structure prétendument universelle20.

Mais cette tendance réduirait la nouveauté à la création d’objets substitutifs,

laissant intacte une structure qui règlerait, d’après eux, la circulation de ces

objets par une position de surplomb sans être concernée par ces change-

ments. Si ce n’est de façon négative, lorsque la pulsion de mort risquerait de

la détruire. Et la pulsion de pouvoir sous le régime du Moi appartiendrait à

la structure du capitalisme. Cette médiatisation conduirait les psychanalystes

à exclure de la cure tout ce qui ne relèverait pas de leur théorie, sauf à y ra-

19 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cité, p. 159. 20 Si Deleuze et Guattari stigmatisent le pôle paranoïaque de la structure dissimulée sous les valeurs transcendantes de la civilisation, ne serait-ce que dans le contexte d’un socius capitaliste associé à Œdipe ? On pourrait penser que cette analyse de la pulsion de pouvoir s’appliqueraient tout autant au socius primitif qui ne relèverait pas d’une économie du Moi. Deleuze et Guattari semblent pourtant considérer que ce socius serait prémuni par une machine d’anticipation contre les dispositifs de pouvoir qui respecterait le régime des machines désirantes (comme la conjuration d’organe de chefferie, ce que nous étudierons plus tard). Or, nous ne voyons déjà aucune raison pour laquelle cette économie idéale ne conduirait pas pour autant à une multitude de crispations paranoïaques autour de déterminations sociales qui empêcheraient tout autant les lignes de fuite, qu’elles créeraient de violentes exclusions. Cette analyse à venir contribuera à déplacer une partie des enjeux politiques de L’Anti-Œdipe sur la question derridienne de la légitimité.

18

battre perpétuellement leurs interprétations, comme si le social n’était ja-

mais qu’un déplacement de questions œdipiennes.

« Nous disons que le champ social est immédiatement parcouru par le désir, qu'il en est le produit historiquement déterminé, et que la li-bido n'a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production. »21

La psychanalyse œdipienne produirait des effets de domination sous

couvert de sauvegarde de la civilisation dans un nihilisme sans remède, tant

que n’aura pas été déplacée toute une conceptualité héritière de vieux dua-

lismes, qui verrouillerait l’économie libidinale sous un régime de plomb

voué à se durcir toujours davantage.

Voilà comment Deleuze et Guattari formuleraient l’effet de la pul-

sion de pouvoir, qu’ils dénient en partie, accusant plutôt la psychanalyse

d’être un dispositif de pouvoir au lieu, peut-être, de se confronter à l’irré-

ductibilité de cette pulsion.

Pour eux, la psychanalyse œdipienne ne serait donc pas seulement le

jeu de cette pulsion qui la renforcerait à son insu autour d’un modèle essen-

tialisé. Elle ne serait pas seulement le jeu de cette pulsion en raison d’un

certain rapport au langage, où la conscience pousserait un sujet à reproduire

des énoncés œdipiens, ce qui rejoindrait l’hypothèse précédente en ajoutant

cette teinte particulière d’aggravation par rapport autres groupes que nous

avions évoquée22. Non, la condamnation de la psychanalyse se prolongerait 21 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cité, p. 36.22 Voir l’article Retour sur l’Anti-Œdipe : de l’interprétation du sens à l’interprétation machinique des organes

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au-delà de ce qui ne relèverait que d’un insu, où elle aurait encore pu invo-

quer les circonstances atténuantes si seulement elle reconnaissait (ou plutôt

comprenait) sa faute (ou plutôt son erreur). Non, si la psychanalyse est aussi

violemment attaquée par les auteurs de L’Anti-Œdipe, c’est en raison de sa

thèse, où cette fois, en défendant un modèle théorique, elle valoriserait le jeu

de la pulsion de pouvoir en l’enjolivant sous les traits d’Eros et des valeurs

de la civilisation, tout en neutralisant la puissance révolutionnaire du désir

par le dispositif même par lequel elle se serait constituée.

Nous avons commencé à nous interroger sur la possibilité que cette

position relève, peut-être, elle aussi d’un insu, mais nous reprendrons ulté-

rieurement l’analyse derridienne, où il nous paraîtra troublant que le champ

qui s’était donnée de découvrir la face cachée de la conscience demeure

sous l’emprise du logocentrisme, de même que la critique deleuzo-guatta-

rienne qui lui en fait le reproche. De même, plutôt que de choisir entre les

objets qui se constitueraient en conformité à la structure à partir de la pul-

sion de vie, et la virtualité créatrice qui travaillerait du côté de la pulsion de

mort en entraînant les détachements-réinventions de la structure, nous nous

demanderons s’il n’existe pas une autre voie qui compliquerait les deux ana-

lyses du fait qu’elles resteraient, peut-être, l’une comme l’autre, minées par

leurs dualismes respectifs. En effet, Deleuze et Guattari auraient-ils vérita-

blement évité ce piège grâce la méthode bergsonienne de l’intuition ? N’au-

raient-ils pas plutôt reconduit le dualisme en raison même de ce choix philo-

sophique ?

20

Avant de nous pencher davantage sur ces questions, terminons l’ana-

lyse deleuzo-guattarienne du dispositif de pouvoir qui sévirait dans le

champ de la psychanalyse en y ajoutant la notion derridienne d’auto-immu-

nité.

La psychanalyse œdipienne serait-elle un redoutable dispositif de pouvoir voué à la propre destruction de la psychanalyse ?

Dans un ensemble (ou un dispositif de pouvoir), lorsque le bandage

devient trop serré, empêchant la circulation de la libido, l’auto-immunité le

pousse à défaire ses liens par l’attaque de ses propres défenses immuni-

taires. Ce qui arriverait également au champ de la psychanalyse, et L’Anti-

Œdipe en constituerait l’un des symptômes les plus éloquents. D’autant plus

que Deleuze et Guattari pointent que la machine analytique œdipienne relè-

verait d’un dispositif de pouvoir particulièrement retors, en ce sens que sa

conceptualité, d’une part, retournerait le désir contre lui-même, et de l’autre,

verrouillerait toute issue en raison de sa prétention à connaître l’obscur objet

du désir pour le rabattre sur un circuit, où il ne pourra jamais s’exprimer.

Bref, la psychanalyse œdipienne conjuguerait au risque de durcissement du

à l’effet d’accumulation de la pulsion de pouvoir qui sévirait dans tout en-

semble, le fait de pousser le désir à désirer sa propre répression, tout en pré-

tendant détenir le secret de son mouvement.

21

Or, l’auto-immunité s’appliquerait-elle à un désir neutralisé ou re-

tourné contre lui-même ? Et pourquoi pas ? La pulsion de pouvoir ne serait-

elle pas en mesure de durcir un désir en lui-même déjà mortifère ? Quelle

que soit la détermination de l’ensemble, un désir ne resterait-il pas encore

un désir, malgré la couleur du ressentiment qui le porte ? Du coup, la psy-

chanalyse reviendrait-elle à durcir un désir qu’elle aurait non seulement re-

tourné contre lui-même, mais qui serait, de surcroît, pétrifié, et où une se-

conde maladie viendrait s’ajouter à la première ? Sans compter que le pro-

cessus auto-immunitaire serait pris dans une machination, où le dispositif

analytique aurait été conçu pour empêcher l’immixtion de la pulsion de

mort, le rabattement sur la formule œdipienne empêchant la moindre possi-

bilité d’ouverture. La psychanalyse œdipienne constituerait-elle un trésor de

perversité doublé d’une véritable chape de plomb ?

Ce qui, au final, déchaînerait d’autant plus le processus auto-immuni-

taire, où les groupes psychanalytiques se recroquevilleraient en se durcissant

sous les attaques de plus en plus virulentes de leurs adversaires. Sa situation

actuelle et ses pertes de positions s’expliqueraient-elles par sa machine de

capture redoutable, où le verrouillage du désir serait tout aussi puissant que

les réactions de haine auto-immunitaires qu’elle susciterait ?

Il se pourrait également qu’à cette agressivité contre les groupes psy-

chanalytiques s’ajoute une autre résistance, conduisant à des attaques, elles-

mêmes, particulièrement féroces : celle des champs de savoir qui refuse-

22

raient de prendre en compte cette révolution qui les menace depuis son in-

vention.

« Et aujourd’hui, dans l’air du temps, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse, d’une logique de l’in-conscient, de « concepts inconscients », même, n’était plus de ri-gueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la res-ponsabilité éthique ou juridique ou politique du sujet en restaurant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense » sans peine et sans paradoxe ; comme si, dans ce moment de restauration philosophique qui est l’air du temps, car ce qui est à l’ordre du jour, à l’ordre moral de l’ordre du jour, c’est une espèce de restauration honteuse et bâclée, comme s’il s’agissait donc de mettre à plat les exigences dites de la raison dans un discours purement communicationnel, informationnel et sans pli ; comme s’il redevenait légitime, enfin, d’accuser d’obscurité ou d’irrationalisme quiconque complique un peu les choses à s’interroger sur la raison de la raison, sur l’histoire du principe de raison ou sur l’événement, peut-être trau-matique, que constitue quelque chose comme la psychanalyse dans le rapport à soi de la raison. »23

Au final, la psychanalyse, en restant fidèle à un certain héritage freu-

dien, ne travaillerait-elle pas à la destruction de la psychanalyse, s’alliant à

tous ces autres champs pour les conduire (et se conduire) à sa (propre)

perte ?

23 Jacques Derrida, « Let us not forget — Psychoanalysis », The Oxford Literary Review, « Psychoanalysis and Literature », 1990

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