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Les lettres du manuscrit de Boulogne-sur-Mer (Bibl. mun. 32) et l’épistolaire d’Ambroise de Milan Gérard NAUROY Université de Lorraine Il y a débat sur la question de savoir si c’est Ambroise lui-même qui, avant sa mort, a organisé le recueil de ses lettres en dix livres tel que nous le trouvons dans plusieurs manuscrits médiévaux parmi les plus anciens, ou si cet ordre, qui peut apparaître incohérent, est le fait d’éditeurs posthumes qui auraient ajouté par strates successives des lettres à un recueil primitif laissé inachevé par l’évêque de Milan, dénaturant ainsi sa véritable intention éditoriale 1 . Hervé Savon a récemment attiré l’attention sur un manuscrit qu’avait négligé ou du moins marginalisé Michaela Zelzer dans son édition de la correspondance d’Ambroise 2 . Il s’agit du plus ancien témoin de l’œuvre d’Ambroise, conservé à Boulogne-sur-Mer, Bibl. mun. 32 (B 1 dans l’apparat de l’édition du CSEL), copié en Italie dans la première moitié du VI e siècle 3 . Il présente dans ses derniers feuillets, après une série d’œuvres de l’évêque de Milan 4 , un corpus de quatre lettres sur la loi de Moïse, qui correspondent aux lettres 64 à [67+68] de la collectio en dix livres, la dernière lettre, dont on ne lit qu’un bref fragment, étant soudée à la précédente sans séparation ni incipit 5 ; il manque quelques folios à la fin du codex, sur lesquels était sans doute copié le reste de la lettre 68. H. Savon pense que cet ensemble est antérieur à la constitution du recueil des lettres en dix livres et écarte l’hypothèse que ce soit Ambroise lui-même qui ait intégré ces quatre lettres « à un ensemble confus où il n’aurait plus 1 État de la question dans G. NAUROY, « Édition et organisation du recueil des lettres d’Ambroise de Milan : une architecture cachée ou altérée ? », dans A. CANELLIS, La correspondance d’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, PUSE, 2012, p. 19-61, ici p. 31-45. 2 H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse dans le recueil des lettres d’Ambroise », dans A. CANELLIS (éd.), La correspondance d’Ambroise, op. cit., p. 75-92 ; voir M. ZELZER, CSEL 82, 2, Proleg., p. LIX (on corrigera une erreur manifeste : ce n’est pas un De patientia qui se trouve dans B 1 entre le De Ioseph et le De paenitentia mais le De patriarchis et, au lieu de De excidio fratris lire De excessu fratris) : l’auteur se borne à décrire succinctement le contenu de ce témoin et l’ignore dans son stemma, p. LXI, mais voir EAD., « Quelques remarques sur la tradition des œuvres d’Ambroise et sur leurs titres originaux », dans G. NAUROY (éd.), Lire et éditer aujourd’hui Ambroise de Milan, coll. « Recherches en littérature et spiritualité » 13, Berne, 2007, p. 27. 3 M. ZELZER, CSEL 82, 2, Proleg., p. XLIV et LIX, indique : s. VI 1 , mais dans l’Index codicum, CSEL 82, 4, p. 346, elle indique : s. VII 1 , comme le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. IV, mais les Codices Latini Antiquiores (VI, 735) indiquent : « Italy, s. VI 1 ». 4 Ce témoin réunit les œuvres suivantes, annoncées par sa Table initiale : Apologia Dauid I ; De Ioseph ; De patriarchis ; De paenitentia I-II ; De excessu fratris I-II, Epistulae quatuor (= Epist. 64-[67+68], ff. 182-188). 5 Voici comment se présente le texte de B 1 dans la transition entre la fin de l’Epist. 67 et le début de l’Epist. 68 (en italique les mots absents de B 1 qu’on lit dans la collectio) : [p. 168, l. 65] tunc prosunt quando nocere se credunt. [l. 66] Vale, fili, et nos dilige, ut facis, quia nos te diligimus. [p. 169, l. 2] Etsi iam superiore epistula hanc quam proposuisti quaestiunculam absoluerim … supersederim ac [l. 6] semper quidem … episcopi reos [l. 13 = fin du f. 189v].

Les lettres du ms de Boulogne-sur-Mer (BM 32) et l'épistolaire d'Ambroise de Milan

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Les lettres du manuscrit de Boulogne-sur-Mer (Bibl. mun. 32)

et l’épistolaire d’Ambroise de Milan

Gérard NAUROY Université de Lorraine

Il y a débat sur la question de savoir si c’est Ambroise lui-même qui, avant sa mort, a organisé le recueil de ses lettres en dix livres tel que nous le trouvons dans plusieurs manuscrits médiévaux parmi les plus anciens, ou si cet ordre, qui peut apparaître incohérent, est le fait d’éditeurs posthumes qui auraient ajouté par strates successives des lettres à un recueil primitif laissé inachevé par l’évêque de Milan, dénaturant ainsi sa véritable intention éditoriale1.

Hervé Savon a récemment attiré l’attention sur un manuscrit qu’avait négligé ou du moins marginalisé Michaela Zelzer dans son édition de la correspondance d’Ambroise2. Il s’agit du plus ancien témoin de l’œuvre d’Ambroise, conservé à Boulogne-sur-Mer, Bibl. mun. 32 (B1 dans l’apparat de l’édition du CSEL), copié en Italie dans la première moitié du VIe siècle3. Il présente dans ses derniers feuillets, après une série d’œuvres de l’évêque de Milan4, un corpus de quatre lettres sur la loi de Moïse, qui correspondent aux lettres 64 à [67+68] de la collectio en dix livres, la dernière lettre, dont on ne lit qu’un bref fragment, étant soudée à la précédente sans séparation ni incipit5 ; il manque quelques folios à la fin du codex, sur lesquels était sans doute copié le reste de la lettre 68. H. Savon pense que cet ensemble est antérieur à la constitution du recueil des lettres en dix livres et écarte l’hypothèse que ce soit Ambroise lui-même qui ait intégré ces quatre lettres « à un ensemble confus où il n’aurait plus

1 État de la question dans G. NAUROY, « Édition et organisation du recueil des lettres d’Ambroise de Milan : une architecture cachée ou altérée ? », dans A. CANELLIS, La correspondance d’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, PUSE, 2012, p. 19-61, ici p. 31-45. 2 H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse dans le recueil des lettres d’Ambroise », dans A. CANELLIS (éd.), La correspondance d’Ambroise, op. cit., p. 75-92 ; voir M. ZELZER, CSEL 82, 2, Proleg., p. LIX (on corrigera une erreur manifeste : ce n’est pas un De patientia qui se trouve dans B1 entre le De Ioseph et le De paenitentia mais le De patriarchis et, au lieu de De excidio fratris lire De excessu fratris) : l’auteur se borne à décrire succinctement le contenu de ce témoin et l’ignore dans son stemma, p. LXI, mais voir EAD., « Quelques remarques sur la tradition des œuvres d’Ambroise et sur leurs titres originaux », dans G. NAUROY (éd.), Lire et éditer aujourd’hui Ambroise de Milan, coll. « Recherches en littérature et spiritualité » 13, Berne, 2007, p. 27. 3 M. ZELZER, CSEL 82, 2, Proleg., p. XLIV et LIX, indique : s. VI1, mais dans l’Index codicum, CSEL 82, 4, p. 346, elle indique : s. VII1, comme le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. IV, mais les Codices Latini Antiquiores (VI, 735) indiquent : « Italy, s. VI1 ». 4 Ce témoin réunit les œuvres suivantes, annoncées par sa Table initiale : Apologia Dauid I ; De Ioseph ; De patriarchis ; De paenitentia I-II ; De excessu fratris I-II, Epistulae quatuor (= Epist. 64-[67+68], ff. 182-188). 5 Voici comment se présente le texte de B1 dans la transition entre la fin de l’Epist. 67 et le début de l’Epist. 68 (en italique les mots absents de B1 qu’on lit dans la collectio) :

[p. 168, l. 65] tunc prosunt quando nocere se credunt. [l. 66] Vale, fili, et nos dilige, ut facis, quia nos te diligimus. [p. 169, l. 2] Etsi iam superiore epistula hanc quam proposuisti quaestiunculam absoluerim … supersederim ac [l. 6] semper quidem … episcopi reos [l. 13 = fin du f. 189v].

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guère attiré l’attention6 ». Nous voudrions revenir sur cette question, dont la solution n’est pas sans conséquence sur la manière dont il convient de se représenter le recueil des lettres d’Ambroise, soit comme un regroupement désordonné et plus ou moins tardif de lettres disparates, soit comme une œuvre réfléchie, assumée pleinement dans sa forme actuelle par l’évêque de Milan.

I. Description

Il convient, avant d’examiner les quatre lettres transmises par B1, de rappeler brièvement l’état des lieux en ce qui concerne la correspondance d’Ambroise. Si on laisse de côté les deux séries de lettres extra collectionem – quinze lettres transmises par un nombre restreint de manuscrits, adressées presque toutes à des empereurs, mises à part la première destinée à Marcelline, la sœur d’Ambroise, et les trois dernières relatives à des affaires de l’Église –, l’essentiel de la correspondance nous est parvenue dans une collection divisée en dix livres : elle est représentée en particulier par deux manuscrits du IXe siècle, l’un conservé au Vatican (Vat. lat. 286, E), l’autre à Berlin (Staatsbibl. Preuss. Kulturbesitz, lat. fol. 908, B), qui sont à l’origine de plus de 60 autres manuscrits entre le Xe et le XVe siècle7. Un second rameau, remontant au même archétype, est représenté par trois témoins du XIe siècle, deux milanais, Bibl. Ambros. J 71 sup. (A) et Bibl. Ambros. B 54 inf. (M), provenant tous deux du scriptorium de Santa Tecla, et un codex de Cologne, Dombibliothek 32 (K), qui possèdent aussi une importante descendance. Dans tous ces témoins, avec des variantes qui s’expliquent et ne remettent pas en question l’ordre initial, les lettres comportent la même numérotation, de 1 à 77, postérieure à la perte du livre 3 et d’une partie difficile à préciser des livres 2 et 4 ; cette perte est prouvée par les souscriptions de tous les antiquiores (et de nombreux recentiores), qui passent directement de l’annonce du début du livre 2 à celle de la fin du livre 48 :

après Epist. 6 : Explicit liber primus Incipit liber secundus après Epist. 17 : Explicit liber quartus Incipit liber quintus. Qu’Ambroise ait lui-même, très probablement à la fin de sa vie, prévu d’éditer sa

correspondance en la divisant en livres est attesté par ce qu’il écrit à son ami Sabinus :

6 « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 90. 7 Voir M. ZELZER, CSEL 82, 2, p. XL à XLIV, et notre description, « Édition et organisation des lettres d’Ambroise de Milan », art. cité, p. 19-61, ici p. 24-25. 8 Dans F (PARIS, Bibl. de l’Arsenal 1244, s. X/XI), H (HEILIGENKREUZ, Stiftsbibl. 254), O (OXFORD, Bodleian Libr., Canon. Patr. Lat. 210 + 229) et P (PARIS, B.N.F., lat. 1754), ces trois derniers du XIIe s., il n’y a ni subscriptio ni partition en livres. Certains mss. ont voulu effacer la lacune du livre 3 et présentent de ce fait une division en 8 (ou 7) livres : ainsi dans G (LONDON, British Libr., Royal 6.A.XVI), XIIe s., qui présente l’ensemble de la collectio (Epist. 1-76, ob. Theod., epist. 77, Nab.), on lit notamment ceci :

après Epist. 17 : Explicit liber II. Incipit liber III ; après Epist. 26 : Explicit liber III (i. r.). Incip. IIII (i. r.) ; après Epist. 35 : Explicit liber IIII (i. r.) Incipit liber V ; après Epist. 53 : Explicit liber V, incipit liber VI ; après Epist. 61 : Explicit liber VI, incipit liber VII ; après Epist. 69 : Explicit liber VII, incipit liber nonus (sic !).

Dans U (VATICANO, Vat. Lat. 293), s. IX2, écrit en Gaule, où on lit une sélection de 14 lettres (1-4, 6, 7, 10, 17-23), on ne trouve logiquement que la souscription suivante :

après Epist. 4 : Finit liber I Incipit liber II (dans les autres témoins, cette souscription apparaît après Epist. 6). L’indication qu’on lit après Epist. 21 : Explicit V Incipit VI se rapporte non pas au passage d’un livre à un autre, mais à la transition entre deux lettres de la série adressée à Orontianus, à laquelle le copiste a rattaché la lettre 17, adressée en fait aux clercs de l’Église de Milan.

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« C’est là un premier essai que je t’adresse. Je le reporterai dans les livres de mes lettres, si tu en es d’accord, et j’en ferai l’une d’elles pour que ton nom leur serve de recommandation et que notre mutuelle affection dans le Seigneur s’accroisse par les lettres que tu nous écriras et celles que je vous adresserai, à condition que tu me lises en censeur et m’écrives ce qui t’a heurté, car c’est par la confiance qu’on prouve une véritable affection. J’ai décidé désormais, ce qui est une pratique plus aisée pour des vieillards, de tisser des lettres dans un style simple et familier et, s’il me vient à l’esprit quelque question relative aux saintes Écritures, de l’y insérer9. »

Les quatre lettres – cinq dans la collectio, où la lettre 67 est divisée en deux [67+68] –

transmises séparément par le manuscrit de Boulogne-sur-Mer (Bibl. mun. 32) relèvent de genres assez différents. Les lettres 64, 67 et 68 commentent des lectures liturgiques (un fragment de Galates et deux péricopes de Jean, sur l’aveugle-né et sur la femme adultère) et pourraient être l’adaptation de sermons au genre épistolaire10. Les lettres 65 et 66 sont sans doute des textes écrits après coup pour compléter la réflexion sur le passage de Galates : le préambule de la lettre 65 annonce l’intention de prolonger l’exposé de la lettre précédente tout en faisant des réserves sur Origène comme exégète du Nouveau Testament11, et la lettre 66, sans préambule, projette d’emblée le lecteur au cœur du sujet traité, prolongeant, à son tour, les thèmes de la lettre précédente.

Quant à la lettre 68, dont on ne lit dans B1 que quelques lignes, elle réunit visiblement des fragments d’origine différente. L’essentiel est consacré à une exégèse de type lemmatique, donc écrite plutôt que prononcée en chaire12, de la péricope de la femme adultère (§ 11-20), brièvement abordée déjà dans la lettre 50, à laquelle le premier paragraphe de cette lettre, qu’on ne lit que dans la collectio, renvoie manifestement ; mais ce long fragment homogène est précédé d’une première partie composite : le sujet annoncé – le pardon accordé par le Christ à la femme adultère (§ 1-2) – est vite abandonné pour un rapprochement avec un événement de l’actualité, la condamnation de Priscillien par les évêques de Trèves à la cour de Maxime (§ 3), qui rappelle la réponse faite à Studius dans la lettre 50 sur la manière de concilier exercice de la justice et miséricorde13. Ensuite s’engage une apparente digression

9 Epist. 32 (M 48), 7, CSEL 82, 1, p. 228, 66-71 : « Haec tecum prolusimus. Quae in libros nostrarum epistularum referam, si placet, atque in numerum reponam, ut tuo commendentur nomine et tuis ad nos et nostris ad uos litteris augeatur mutuus amor per dominum, ut ita legas, quo iudices et quod mouerit scribas ad me ; amor enim uerus constantia probatur. Placet iam, quod senibus usu facilius est, cottidiano et familiari sermone epistulas texere et, si quid de scripturis diuinis obuium inciderit, adtexere. » 10 Epist. 64 (M 74), 1, CSEL 82, 2, p. 149, 3 : « Audisti, fili, hodie lectum in apostolo quia lex paedagogus noster fuit (Ga 3, 24) […] » ; Epist. 67 (M 80), 1, p. 165, 3 : « Audisti, frater, lectionem euangelii […] » ; Epist. 68 (M 26), 10, p. 173, 93 : « Vnde et hoc quod hodie in apostolo lectum est, mysticum reor » ; voir aussi, en Epist. 67, 6, p. 167, 45-51, l’ardente exhortation à recevoir le baptême (typique d’une rhétorique orale avec l’anaphore ternaire de ut et tu dicas), adressée au destinataire (non désigné) de la lettre, ou plutôt, du haut de la chaire, à tout catéchumène qui retarderait le moment de recevoir ce sacrement. Voir, à propos d’Epist. 67, H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 85 : « À l’origine de cette lettre, il y a sans doute une allocution adressée à un groupe de catéchumènes, peut-être pendant le Carême. » 11 Epist. 65 (M 75), 1, p. 156, 5 : « Etsi sciam quod nihil difficilius sit quam de apostoli lectione disserere, cum ipse Origenes longe minor sit in nouo quam in ueteri testamento, tamen quoniam superiore epistula uisus tibi sum, cur paedagogus lex (cf. Ga 3, 24) diceretur, non absurde explicauisse, hodierno quoque sermone uim ipsam apostolicae disputationis meditabor aperire » ; sur la manière de comprendre l’allusion à Origène, voir l’interprétation d’H. SAVON (qui contredit celle de M. Zelzer),), « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 79-80. 12 Voir Epist. 68 (M 26), 17, p. 176, 145 : « Vide, lector, mysteria diuina. » Cette lettre réunit des segments plus ou moins autonomes, développés ailleurs par Ambroise, comme la spéculations sur les nombres (in Luc. 5, 49-50 ; Epist. 31 [M 44], 3-8 ; Iacob 2, 11, 53). 13 Voir Epist. 50 (M 25), 3 : « Vides igitur quid auctoritas tribuat, quid studeat misericordia : excusationem habebis si feceris, laudem si non feceris et potueris facere. »

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arithmologique sur les nombres 2, 7, 8 et 15 (§ 4 à 10)14, qui s’inscrit cependant dans le thème général, à savoir le lien entre les deux Testaments, entre la Loi et la Grâce, entre la Synagogue et l’Église ; la réflexion sur le septième et le huitième jour reprend en d’autres termes et complète l’exposé sur le sabbat qu’on lit dans la lettre 64, 5. Ce passage, issu d’un sermon comme l’atteste l’allusion à une lecture liturgique (Ga 1, 1815), précède un brusque retour au sujet principal : « Mais maintenant venons-en au pardon accordé à cette femme adultère » (§ 11), épisode commenté dès lors verset après verset.

Ce groupe de quatre lettres qu’on lit à la fin du manuscrit de Boulogne-sur-Mer se retrouve dans douze autres témoins entre la deuxième moitié du IXe siècle et le XVe, parfois au sein du même corpus : ceux-ci dépendent, directement ou par un témoin intermédiaire, du manuscrit de Boulogne-sur-Mer ; dans tous ces témoins la lettre 68 (complète, dont la source est soit B1 avant la perte de ses derniers folios, soit un modèle issu de B1) est rattachée directement à la fin de la lettre 67, comme dans B1. Il s’agit de :

– PARIS, B.N.F., lat. 12137, environ moitié du IXe s.16, provenant de l’abbaye de Corbie (P1) : mêmes œuvres que dans B1 (aux ff. 128v-135v : Epist. 64-68), copié sur lui avant la lacune qui aujourd’hui prive le lecteur de la plus grande partie d’Epist. 68 dans B1, où le texte se borne à Epist. 68, 2, CSEL 82, 2, p. 169, l. 6-13 ; – KARLSRUHE, Badische Bibl., Aug. perg. CXXX, s. X1 (seulement Epist. 67, intitulée De caeco sanato sans l’incipit de B1, et Epist. 68, rattachée immédiatement à la précédente sans le § 1, aux ff. 97-101 dans un corpus différent : après Isaac. bon.mort. fug.saec. Iacob et avant la première partie d’exc.Sat.) ; – AVIGNON, Bibl. mun. 276, s. XI1/2 (selon D. Muzerelle) : ms. composite où les Epist. 64-67, aux ff. 14v-18, sont encadrées d’une part par Ios. patr. et d’autre part par apol.Dau.1 fug.saec. off. (extraits) ; – Paris, Bibl. de l’Arsenal 840, s. XI/XII, 156 ff. (à la fin du codex, après patr. et paenit. les 4 lettres aux ff. 136-154v) – LAON, Bibl. mun. 178, s. XII ; après des textes d’Élisabeth de Schonauge et d’Hugues de Saint-Victor, œuvres d’Ambroise : Epist. 64-68 après paenit. exc.Sat. et avant apol.Dau. Nab. (incomplet) ; – PARIS, Bibl. Mazarine 568, s. XII (après patr. et paenit. les quatre lettres aux ff. 53-60v) ; – OXFORD, Bodleian Libr., Bodl. 137 (Madan 1903), s. XII ; – PARIS, B.N.F., lat. 17354, s. XII/XIII (ms. composite, les 4 lettres aux ff. 133-141, précédées de Ios. paenit.) ; – PARIS, B.N.F., lat. 15309, s. XIII, ff. 359v-362 (après spir. et avant paenit.) ; – PARIS, B.N.F., lat. 15641, s. XIII (parmi divers traités ambrosiens dont off. ; + Epist. 76, 75a, 75, 74, e.c. 14) ; – PARIS, B.N.F., lat. 1723, s. XIV, ff. 128v-132 (précédé de fid. et spir., suivi de paenit. off. exc.fr. ; + Epist. 75, 76, 74, e.c. 14) ; – PARIS, Bibl. de l’Arsenal 176, s. XV, ff. 78-87 (ms. composite, œuvres de Grégoire de Nazianze dans la traduction latine de Rufin, de Jérôme, d’Augustin).

B1, en écriture onciale de 27 lignes par page, avec de rares séparations entre les mots, présente un certain nombre de particularités qui le distinguent des témoins qui nous ont transmis la collectio complète. La plus remarquable est l’absence des explicits qu’on lit dans la collectio (du type « Vale, fili, et nos dilige, ut facis, quia nos te diligimus ») : le copiste se borne à indiquer la fin de la lettre, numérotée de un à quatre ; en revanche, il ajoute des 14 Cette spéculation sur les nombres s’inscrit cependant dans le thème général, à savoir le lien entre les deux Testaments, entre la loi et la grâce, entre la Synagogue et l’Église ; la réflexion sur le septième et le huitième jour reprend en d’autres termes et complète l’exposé sur le sabbat qu’on lit dans Epist. 64, 5. 15 Texte cité supra n. 10. Au § 10 (p. 173, 93), le rappel de la lecture liturgique d’un passage de Galates (où l’Apôtre rappelle les trois ans passés à Damas avant de demeurer quinze jours chez Céphas à Jérusalem) faite ce jour-là (hodie) contribue à rapprocher cette lettre des précédentes, consacrées à l’exégèse de versets de l’Épître aux Galates ; voir la souscription de cette dernière lettre du corpus dans bon nombre de témoins : « explicit epistula quarta ad galathas. » 16 D’après B. BISCHOFF, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts […], 3, 2014, p. 184, n° 4737 (qui cite D. GANZ, Corbie in the Carolingian Renaissance, Sigmaringen, 1990, p. 144).

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incipits de son cru au début des Epist. 65, 66 et 67. Voici comment se présentent les transitions :

– à la fin d’Exc. fr., entre deux lignes décoratives, rubriqués, en bas du f. 181v : EXP LIBER SECUNDUS // LEGE FELEX INXPO IHM B1 ; puis sur la première ligne, rubriquée, en haut du f. 182r commence, sans titre, la lettre 64 (« Audisti, frater, hodie lectum in apostolo quia lex paedagogus noster fuit […] »)

– entre la fin d’Epist. 64 et le début d’Epist. 65, f. 185r : uale, fili, et nos dilige, quia nos te diligimus Ambrosius Clementiano om. B1 explicit epistula.I incipit II filiciter lege in christo iesum add. B1 – entre la fin d’Epist. 65 et le début d’Epist. 66, f. 187r : uale – diligimus Ambrosius Orontiano om. B1

explicit epistula II incipit epistula III lege filiciter in Christo Iesum add. B1 – entre la fin d’Epist. 66 et le début d’Epist. 67, f. 189r : uale – diligimus om. B1 explicit epistula III incipit

epistula IIII lege filiciter amen add. B1

– à la fin d’Epist. 68, qui manque dans B1, P1 (PARIS, B.N.F., lat. 12137, s. IX2), qui dépend de B1 et l’a copié avant la disparition des derniers folios, a écrit : explicit epistula IIII ad galatas

Les ff. 189 et 190 de B1 sont en mauvais état, mais le texte reste lisible. Il n’y a aucune séparation entre la fin de la lettre 67 et le début de la lettre 68, dont sont

omises les trois premières lignes : on lit, en effet, à la ligne 17 du f. 190v : « … pro]sunt quando nocere se credunt. Semper [… » (= CSEL 82, 2, p. 168, 65 et p. 169, 6). Un relecteur, qui s’est rendu compte du passage d’une lettre à l’autre selon la présentation qu’on trouve dans la collectio, a marqué d’une fine écriture un signe de séparation entre credunt et semper.

Sur la dernière ligne du f. 190v, le texte de la lettre 68 se termine par ces mots : … posteaquam episcopi reos (= CSEL 82, 2, p. 169, l. 13). On voit clairement qu’un folio, peut-être plusieurs ont été arrachés, puis suivent quatre folios d’une couleur plus claire laissés en blanc, sauf l’avant-dernier où le conservateur (E. Martin) a noté au recto à l’encre rouge : « 190 feuillets, Boulogne-sur-mer, le 17 mai 1884 ».

Dans une partie des témoins de la collectio, la numérotation propre de ces quatre lettres

qu’on trouve dans B1 est partiellement reproduite, avec des différences entre les manuscrits, devant le numéro qu’elles portent dans l’épistolaire :

a. BELMS : B (BERLIN, Staatsbibl. Preuss. Kulturbesitz, lat. fol. 908, autrefois Beauvais, s. IXmed.), E (VATICANO, Vat. Lat. 286, s. IX2, écrit à Milan ou à Verceil), L (LONDON, British Libr., Royal 5.F.XIII, s. XI), M (MILANO, Bibl. Ambr., B 54 inf., s. XI), S (MILANO, Bibl. Ambr., F 114 sup., s. XV, transcription du codex de Martin Corbo écrit, lui, au XIIe s.17) :

– à la fin d’Epist. 65 : explicit epistula II (secunda S) – au début d’Epist. 66 : incipit epistula III – à la fin d’Epist. 66 : explicit (add. de Lsl.S) epistula .III. (tertia) – au début d’Epist. 67 : incipit (add. de Msl.S) epistula IIII (quarta)

b. W (VATICANO, Vat. Lat. 285, s. XI) : comme dans BELMS, sauf absence de l’explicit de l’Epist. 65 ;

17 De la correspondance, qui remplissait un des quatre volumes de la monumentale édition des Opera omnia d’Ambroise réalisée au XIIe siècle (entre 1135 et 1152) par Martin Corbo, prévôt de Sant’Ambrogio de Milan, il ne reste que la copie qu’on lit dans le manuscrit S, qui a servi, à son tour, de modèle à l’édition imprimée publiée par Stephanus Dulcinius le 1er février 1491, quelques semaines après l’editio princeps de Cribellus (Milan, 18 décembre 1490). Sur Martin Corbo, membre d’une grande famille milanaise, et la bibliothèque du monastère de Sant’Ambrogio, voir G. BILLANOVICH, « La tradizione milanese delle opere di sant’Ambrogio, I. Testi ambrosiani nelle biblioteche dei canonici, 1. Martino Corbo e la biblioteca della canonica di S. Ambrogio », dans G. LAZZATI (éd.), Ambrosius Episcopus, Atti del Congresso internazionale di Milano (2-7 dicembre 1974), Milano, 1976, t. 1, p. 6-26, et M. FERRARI, « “Recensiones” milanesi tardo-antiche, carolinge, basso-medievali di opere di sant’Ambrogio », ibid., p. 47-49.

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c. A (MILANO, Bibl. Ambr., I 71 sup., s. XI18) : – à la fin d’Epist. 65 : explicit epistula II – au début d’Epist. 66 : incipit tertia epistula

– Dans tous ces témoins, comme dans P1, le dernier explicit se présente ainsi : explicit epistula IIII (III A19) ad galat(h)as,

ce qui montre que ces quatre (cinq) lettres étaient comprises comme un ensemble cohérent sur l’épître aux Galates, bien qu’il ne soit plus question de Galates dans les lettres [67+68]20.

Mais certains témoins de la collectio antérieurs au XIIIe siècle ne présentent pas cette

numérotation : K (KÖLN, Diözesan- u. Dombibl., Dombibl. 32, s. XI1), N (MÜNCHEN, Bayerische Staatsbibl., clm 10041, s. X2), F (PARIS, Bibl. de l’Arsenal 1244, s. X/XI)21, P (PARIS, B.N.F., lat. 1754, s. XII), O (OXFORD, Bodleian Libr., Canon. Patr. Lat. 210 + 229, s. XII)22. A, proche de K, ne la présente que très partiellement (sans doute d’après M, copié à la même époque dans le même scriptorium de S. Tecla à Milan) ; on peut en conclure que l’ancêtre commun de K et A l’avait fait disparaître23. Elle se trouve, en revanche, dans BELM, qui ont un ancêtre commun chez qui les copistes de ces quatre témoins l’ont trouvée ; ce sous-archétype a pu l’introduire à partir de B1 ou d’un témoin issu de B1 ; dans ce cas l’archétype de la tradition telle que l’a définie M. Zelzer ne la comportait pas (ou ne la comportait déjà plus), mais il conviendrait de mieux préciser le rapport de ce sous-archétype avec B1.

Les divers témoins ont donc plus ou moins fidèlement repris cette double numérotation, tendant à la réduire, voire à l’effacer complètement, sans doute parce que certains copistes, n’en comprenant pas l’intention, l’ont jugée superflue.

Le manuscrit de Boulogne offre seul quelques bonnes leçons24, mais il est entaché de

graves omissions dues à de nombreux sauts du même au même, d’additions fautives et

18 Sur ce « plus ancien témoin milanais complet des Epistulae », voir M. FERRARI, « “Recensiones” milanesi », art. cité, p. 43-46. 19 A semble considérer que les lettres 66 à 68 n’en forment qu’une. 20 Sauf une brève allusion marginale à propos de la symbolique du nombre quinze (Epist. 68, 10, p. 173, 94), qui a une signification mystique, dit Ambroise, puisque pendant quinze jours Jésus est resté chez Pierre selon Ga 1, 18. Le témoin S (MILANO, Bibl. Ambr., F 114 sup., du XVe s.) écrit même, au début de la lettre suivante, Epist. 69 (M 72) à Constantius : « Incipit de epistula quinta ad galatas », percevant donc cette lettre comme inscrite dans la suite des précédentes, bien qu’Ambroise s’y appuie sur l’Épitre aux Romains et non plus sur celle aux Galates. 21 Dépourvu par ailleurs de la division de l’épistolaire en livres. 22 P et O réorganisent l’épistolaire en rapprochant les lettres adressées à une même destinataire. 23 Voir le stemma de M. Zelzer, CSEL 82, 2, p. LXI ; elle a montré que AK dépendent d’un sous-archétype distinct, ibid. p. XLI-XLV. 24 Voici les six bonnes leçons propres à B1 (sans compter celles qui nous ont été transmises par P1 pour la partie de l’Epist. 68 perdue dans B1) : – Epist. 64, l. 24 : utique aut adulescentis B1 r (editio romana a. 1581-1585) m (maurinorum editio a. 1690) : om. cett. (l’omission n’altère pas le sens ; d’autres mss. consultés par les mauristes avaient aussi écrit utique aut adulescentis) – Epist. 64, l. 25 : ductor B1 : doctor cett. edd. (les mauristes indiquent en note : nonnulli mss. : ductor est pueri) – Epist. 64, l. 33 : lapsu mobilem BpcB1 : lapsum humilem cett. codd. lapsu mobilem, humilem m – Epist. 64, l. 78 : impedimento B1 rm : -tum cett. – Epist. 64, l. 110 : si B1 rm : om. cett.

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d’erreurs en tous genres, si bien qu’on peut dire que, si l’on ne disposait que de son témoignage, il serait difficile d’établir un texte correct.

Récapitulons. Outre la numérotation des lettres de I à IV, B1 présente plusieurs traits

propres : – au début des Epistulae 65, 66, 67, des incipits particuliers (« lege filiciter [ou : filiciter

lege] in christo iesum » ou, pour la dernière, « lege filiciter amen »), qu’on ne retrouve dans aucun autre témoin, y compris ceux qui, comme P1, descendent de B1 ;

– absence de la formule finale des lettres, du type « Vale, fili, et nos dilige, quia nos te diligimus » ;

– absence du préambule de la dernière lettre (Epist. 68, § 1), si bien que cette lettre s’inscrit, sans solution de continuité, dans la suite directe de la précédente [67+68] ; l’incipit de l’Epist. 67 – « lege filiciter amen » – semble indiquer que le copiste la considérait comme la dernière de son corpus ; l’absence du préambule peut être une suppression voulue ou la conséquence d’une lacune qui pourrait remonter au modèle de B1 ;

– aucun nom de destinataire, mais, au début des Epistulae 64 et 67 (ici I et IV), l’auteur s’adresse à un interlocuteur appelé frater, alors que dans la collectio on lit fili.

Si on regarde à présent l’insertion de ces quatre / cinq lettres dans le livre 9 de la collectio,

on note les faits suivants : – une double numérotation affecte ces lettres, partielle dans certains témoins, les chiffres II

à IV (seulement II et III dans le manuscrit A) s’ajoutant parfois à la numérotation (64-68) qui inscrit ces lettres à leur place dans l’ensemble du recueil ;

– les incipits propres de B1 sont remplacés par les formules conclusives qu’on rencontre habituellement, avec des variantes, dans les lettres de la collectio, du type « Vale, fili, et nos dilige […]25 » ;

– si fili a été substitué à frater au début de l’Epistula 64, frater a été maintenu au début de l’Epistula 67. M. Zelzer a corrigé ce frater, leçon de tous les manuscrits, en fili, parce que la formule conclusive de la lettre porte fili : il y a évidemment ici une incohérence (révélatrice ?), mais l’éditeur doit-il la faire disparaître ?

– aux trois premières lettres de ce dossier sont affectés des destinataires (ou dédicataires) : Irenaeus, Clementianus, Orontianus, mais la suivante, la lettre 67, n’en comporte pas, tandis que la dernière, la lettre 68, est aussi adressée à Irenaeus ;

– la lettre 68 est distinguée de la lettre 67 par un titre et la présence d’un paragraphe liminaire où Ambroise s’adresse à un filius et renvoie à une « lettre précédente » (sans aucun doute la lettre 50) où il a, dit-il, déjà traité la même question (l’épisode de la femme adultère). – Epist. 67, l. 63-65 : maledictio eorum benedictio est, quia benedictio eorum maledictio est. Tu sis, inquiunt, discipulus eius B1 e (Erasmi editio a. 1527) r m : om. cett. a (Amerbachii editio a. 1492) d (Dulcinii editio a. 1491) (saut du même au même). Quelques exemples d’erreurs : – Epist. 64, l. 121-122 : etiam illud intellegere debeamus quia om. B1 – Epist. 65, l. 4 : Origenes […] minor sit : origines […] minores sint B1

– Epist. 65, l. 31 : sunt heredes sine re, sunt et cum re : sunt heredes si heredes sunt cum re B1 – Epist. 65, l. 39-40 : usum non habent, quia sicut paruuli heredes om. B1 (saut du même au même). – Epist. 66, l. 74-75 : ha[bere huiusmodi animam omnem fi]dem : hadem B1 – Epist. 66, l. 5-76 : ibi omnis fides, sicut ubi perfecta caritas om. B1 (saut du même au même) – Epist. 66, l. 81 : qui ergo per caritatem omnia sustinet : om. B1 (saut du même au même). 25 Expression absente des lettres officielles du Livre 10, même des deux adressées à Marcelline (Epist. 76 et 77), et des lettres extra collectionem, qui ont toutes, elles aussi, un caractère officiel.

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II. Interprétation Il faut tenter d’expliquer ces particularités et le rapport entre le corpus du Bononiensis et la

collectio. De deux choses l’une : ou bien, selon l’avis d’Hervé Savon26, le témoin de Boulogne-sur-Mer est le représentant d’une édition antérieure à la collectio, ou du moins d’une existence, primitive et autonome, de ce dossier antérieure à la constitution de l’épistolaire par un éditeur posthume ; ou bien, comme le pense Michaela Zelzer27, le copiste du manuscrit de Boulogne, qui disposait de quelques feuillets inutilisés à la fin de son codex, a tiré de la collectio ces cinq lettres en les aménageant à sa manière, les réduisant à quatre et les dotant d’une numérotation propre, particularités reproduites ensuite, d’après lui, par certains témoins de la collectio qui se situent dans sa descendance.

a. Le dossier de B1 est-il indépendant de la collectio et antérieur à sa publication ? Plaçons-nous dans la première hypothèse : le Bononiensis 32 est le témoin d’une première

édition indépendante de ce dossier de quatre lettres sur la loi de Moïse, décidée par Ambroise lui-même avant la constitution du recueil des lettres parvenu à nous, et les anomalies qu’on y rencontre seraient « dues à l’initiative ou à l’inexpérience d’un copiste ultérieur28 ».

Cette première édition ne comportait pas de destinataire et les lettres devaient s’adresser plutôt à un évêque, désigné par le terme de frater, qu’à un laïc ou un clerc de rang inférieur, appelés filius dans la collectio. Si les explicits se bornaient à la numérotation des quatre lettres, cette édition présentait des incipits originaux qu’on ne retrouve pas dans la collectio. L’exégèse de la péricope de la femme adultère (Jn 8, 3-11) suivait directement dans une même lettre celle de l’aveugle de naissance (Jn 9, 1-28) : il est vrai que dans les deux cas Jésus agit, selon les juifs, contrairement à la Loi, en guérissant l’aveugle-né un jour de sabbat, en pardonnant à la femme adultère alors que la Loi prescrit de la lapider (Jn 8, 5) ; la réunion dans une même lettre de ces deux fragments de l’Évangile de Jean, marqués certes par la même intention polémique contre le judaïsme, pouvait cependant surprendre le lecteur du dossier recueilli par le Bononiensis puisque l’exorde de la lettre n’annonce que l’une des deux péricopes et qu’on passe ensuite fort brusquement d’un épisode à l’autre29. On s’étonnera qu’Ambroise n’ait pas eu le souci, qui apparaît dans la collectio, de distinguer dans des lettres séparées ces deux exégèses d’épisodes évangéliques.

L’éditeur de la collectio aurait ensuite, en intégrant ce petit corpus au recueil complet, opéré différentes modifications :

26 Voir « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 90 : « Étant donné qu’Ambroise accordait manifestement à son dossier sur la loi de Moïse une importance particulière (dont témoigne notamment sa remarque sur l’exégèse d’Origène), il ne paraît guère vraisemblable qu’il l’ait intégré à un ensemble confus où il n’aurait plus guère attiré l’attention. C’est sans doute après la disparition de l’évêque, plus ou moins tard, que le dossier du Bononiensis 32 a été intégré à la collection, alors peut-être que celle-ci était déjà constituée pour l’essentiel. » 27 « Quelques remarques sur la tradition », art. cité, p. 27 : « Combinées comme un petit commentaire exégétique, ces lettres n’ont pas de nom de destinataire ni de phrase initiale et finale. C’est pourquoi cet ensemble ne remonte pas à Ambroise lui-même. » 28 H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 78. 29 Voir le passage d’Epist. 67, 8 à Epist. 68, 2.

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– il aurait supprimé les formules du type « lege filiciter in Christo Iesum » et ajouté les explicits, fréquents dans le reste du recueil, du type « Vale, fili, et nos dilige, quia nos te diligimus »30 ;

– dans l’adresse initiale, il aurait remplacé frater par fili dans une des deux occurrences, l’autre ayant peut-être échappé à sa vigilance correctrice31 ;

– il aurait, en outre, réparti ces lettres sur la Loi face au message évangélique entre différents destinataires ou dédicataires – sauf une lettre qui en est dépourvue, la lettre 67, celle-là même où frater n’a pas été corrigé32 –, au risque de troubler le lecteur, puisqu’elles sont, selon l’indication même d’Ambroise, concaténées entre elles, du moins les trois premières sur Galates 3, 2433, et peut-être même, comme l’attestent plusieurs témoins médiévaux, la dernière où l’on retrouve dans l’exégèse des deux épisodes de l’Évangile de Jean une ultime référence à Galates liée à une lecture liturgique du jour34 ;

– il aurait enfin divisé les deux exégèses inspirées de Jean en deux lettres distinctes et rédigé de son cru un paragraphe de transition en tête de la lettre 68 renvoyant à une lettre précédente, la lettre 50 : il aurait ainsi observé que le début de la lettre 67 annonçait seulement l’exégèse de la péricope de l’aveugle-né suite à une lecture liturgique et jugé qu’il convenait donc d’en séparer l’épisode de la femme adultère dans une lettre distincte, et il se serait souvenu que l’examen de cet épisode avait déjà été abordé dans la lettre 50, à laquelle il aurait renvoyé explicitement le lecteur dans un préambule qu’il aurait ajouté35.

b. Le dossier de B1 a-t-il été tiré de l’épistolaire par un copiste ultérieur ? Considérons à présent la seconde hypothèse, selon laquelle c’est de la collectio en dix

livres que le copiste du manuscrit de Boulogne-sur-Mer a tiré ces quatre lettres. Il pouvait, en effet, au début du VIe siècle, avoir un exemplaire de celle-ci sous les yeux, pour en tirer le petit corpus en question et le copier séparément sur les derniers folios de son codex. L’unité de ces cinq lettres (ramenées à quatre) était soulignée par la double numérotation, qui n’a pas pu lui échapper. Il n’a gardé (et complété) que celle qui était la plus pertinente pour une copie séparée de ce petit dossier, de I à IV. Il avait aussi de bonnes raisons d’effacer les noms des destinataires, qui lui paraissaient incohérents et dénués d’intérêt dans le court extrait qu’il copiait. Il a pu enfin remplacer par des formules de son cru – ces incipits qui n’ont rien

30 Ainsi, dans la série à Irenaeus (Epist. 11 à 16), cette formule, avec une légère variante, est constamment employée ; de même dans les lettres 18 à 21 adressées à Orontianus. 31 Epist. 67, 1, CSEL 82, 2, p. 165, 3 : « Audisti, frater, lectionem euangelii […] » ; même s’il s’agit d’une négligence d’Ambroise ou d’un adaptateur médiéval, c’est à tort que l’éditrice viennoise corrige ce frater attesté par tous les manuscrits en fili sous le prétexte que la formule finale de la lettre s’adresse à un filius (p. 168, 8 : « Vale, fili, et nos dilige […] »). 32 Irenaeus pour la première et la cinquième, Clementianus pour la seconde (de manière surprenante, car elle renvoie à une précédente, l’Epistula 50 dédiée à Studius !), Orontianus pour la troisième, la quatrième n’ayant pas reçu de destinataire. 33 Epist. 65, 1, CSEL 82, 2, p. 156, 5 : « […] quoniam superiore epistula uisus tibi sum, cur paedagogus lex (cf. Ga 3, 24) diceretur, non absurde explicauisse, hodierno quoque sermone uim ipsam apostolicae disputationis meditabor aperire » ; Epist. 66 reprend explicitement l’exégèse du même passage de Galates, en particulier Ga 3, 24 lex paedagogus est (Epist. 66, 1, p. 160, 12) ; Epist. 68, 1, p. 169, 3 : « Etsi iam superiore epistula hanc quam proposuisti quaestiunculam absoluerim […] », mais ici le renvoi concerne l’Epist. 50, et non pas l’Epist. 67. 34 Pour la référence à Ga 1, 18 (qui n’a rien à voir avec l’exégèse antérieure de Ga 3, 24) et surtout le fait que le copiste concevait cette dernière lettre (la quatrième) comme faisant partie du cycle sur Galates, voir supra n. 15. 35 Epist. 68, 1 : « Etsi iam superiore epistula hanc quam proposuisti quaestiunculam absoluerim, tamen […]. »

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d’ambrosien, expression de sa piété de moine36 – les explicits qu’il lisait dans son modèle : la suppression des destinataires entraînait celle des formules finales de courtoisie.

Quant à l’absence du préambule de la lettre 68 dans B1, elle s’explique, plutôt que par un accident mécanique, par le fait que le copiste, ayant sous les yeux l’ensemble de la collectio, s’est rendu compte que ce paragraphe liminaire faisait référence à une lettre précédente étrangère à sa sélection, car l’expression superiore epistula employée ici renvoie, ce copiste l’avait bien vu, non pas à la lettre précédente qu’il venait de copier et qui traite d’un tout autre sujet, mais bien à une lettre précédente, la lettre 50, comme l’ont pensé avec raison tous les éditeurs : dans ces deux lettres, 50 et 67, il est en effet question d’un même sujet, l’indulgence à pratiquer dans l’exercice de la justice en référence au pardon accordé par Jésus à la femme adultère, avec une allusion, certaine dans un cas (Epist. 68, 3), seulement possible dans l’autre (Epist. 50, 2), à la condamnation et à l’exécution brutale de Priscillien et de ses compagnons, ce qui a invité à dater ces deux lettres d’une époque qui a suivi de peu la mort de l’hérésiarque à l’automne 38437.

c. Une édition séparée reprise par Ambroise lui-même dans le recueil de ses lettres Les deux hypothèses précédentes se heurtent chacune à des difficultés. Ainsi, est-il

vraisemblable qu’un éditeur, insérant après la mort d’Ambroise ce dossier dans l’épistolaire en dix livres, ait procédé aux adaptations décrites, certes judicieuses mais constituant un ensemble de corrections bien hardies de la part d’un éditeur autre qu’Ambroise lui-même ? Peut-on admettre que cet éditeur posthume ait pris l’initiative, a priori perturbatrice, de répartir entre trois destinataires différents, Irenaeus, Clementianus, Orontianus, les lettres 64, 65 et 66, alors qu’un même thème les soude étroitement ensemble, et qu’il ait fait en particulier de Clementianus le destinataire d’une lettre qui se réfère à la précédente, adressée, elle, à Irenaeus ? Un tel éditeur n’aurait-il pas, au contraire, choisi comme destinataire de ces quatre lettres une seule et même personne ? Et il n’aurait sans doute pas oublié de lui adresser aussi la lettre 67 restée sans destinataire. Il aurait supprimé la double numérotation, gommant la numérotation initiale (I-IV) de ces lettres par souci de cohérence avec le recueil dans lequel il les insérait. Il se serait abstenu de répartir entre deux la lettre unique sur les deux péricopes de l’Évangile de Jean et aurait hésité à prendre la plume d’Ambroise pour écrire l’introduction de la lettre 68 en marquant le lien avec la lettre 50.

En revanche, si c’est Ambroise lui-même qui a choisi les noms qui figurent en tête de ces lettres, on peut comprendre que, dans ce dossier thématique formé en partie de lettres fictives, il ait voulu saluer par des dédicaces plusieurs de ses amis, selon une pratique qui n’est pas rare dans la collectio : ainsi Iustus, Simplicianus et Irenaeus se partagent le dossier très homogène formé par les quatre premières lettres d’inspiration philonienne, et la réflexion sur Bible et philosophie à propos du souverain bien et de la sagesse parfaite s’adresse, entre les lettres 6, 7, 10 et 11, tantôt à Irenaeus, tantôt à Simplicianus. Dans le cas des lettres 64 à 68, l’évêque de Milan a procédé de la même manière, d’autant plus qu’une numérotation supplémentaire, de II à IV, montrait clairement au lecteur, malgré la diversité des correspondants, l’unité de ce dossier fondé sur des textes de Paul et de Jean, de sorte qu’il

36 L’expression lege feliciter amen est courante à la fin des manuscrits médiévaux, comme on le voit, par exemple, dans un manuscrit de Lucrèce copié par l’humaniste Niccolò Niccoli, l’ami du Pogge, voir S. GREENBLATT, Quattrocento, traduit de l’anglais par C. Arnaud, Paris, Flammarion, 2013, p. 225 (illustration). 37 Voir M. ZELZER, CSEL 82, 2, p. 56, n. 1 : « Scripta uidetur post capitalem Priscillianistarum poenam a. 384/385 exactam » ; elle renvoie à ses Prolegomena, où l’on ne trouve aucune précision supplémentaire ; sur la datation discutée, voir un état de la question dans G. VISONA, Cronologia ambrosiana /Bibliografia ambrosiana, SAEMO 25/26, Milano/Roma, Biblioteca Ambrosiana / Città Nuova Editrice, 2004, p. 32-36 et p. 74.

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n’avait pas à craindre que le choix arbitraire des noms inscrits en tête de chaque lettre puisse le troubler, mais, comme il s’agissait de clercs ou de laïcs, il a remplacé par filius le frater réservé à des dignitaires d’un rang égal à celui de l’évêque de Milan, qui avaient été les premiers destinataires de deux de ces lettres38. Un éditeur ultérieur, intervenant après la mort d’Ambroise, n’aurait sans doute pas envisagé ce genre de correction.

Quant à la double numérotation, il l’aurait supprimée, mais pas Ambroise, qui avait toute raison de la conserver, si l’on admet qu’il avait déjà publié ce dossier à part en le numérotant de I à IV, car il ne voyait que des avantages à maintenir, mais en l’adaptant, ce signe de l’unité de ce petit corpus de quatre lettres ; on note, en effet, que, dans les témoins de la collectio qui comportent une double numérotation, celle-ci ne commence qu’avec l’explicit de la lettre 6539. L’absence de la double numérotation dans la lettre 64 et dans l’incipit de la lettre 65, qui distingue les témoins de la collectio du manuscrit B1, pourrait bien résulter d’une initiative d’Ambroise lui-même : soucieux de souligner l’unité forte de ce corpus thématique au sein du recueil de ses lettres, unité qu’aurait pu masquer la diversité des destinataires (Irenaeus, Clementianus, Orontianus), il conservait la double numérotation, mais il n’était plus nécessaire de numéroter la première lettre, ni même le début de la seconde, seulement les suivantes. Enfin, il est plus vraisemblable de penser que c’est Ambroise lui-même, et non pas un éditeur ultérieur, qui a ajouté les formules conclusives de courtoisie du type : « Vale, fili, et nos dilige, quia nos te diligimus », qu’on rencontre fréquemment dans son épistolaire.

Ainsi, ni l’explication par l’existence d’un dossier primitif inséré par un éditeur posthume

dans l’épistolaire ambrosien, ni celle par l’initiative d’un copiste qui aurait tiré ce petit corpus du recueil des lettres déjà constitué, n’est satisfaisante. C’est une troisième voie, conciliatrice, qui rend le mieux compte des faits singuliers que nous avons décrits. Même si l’on manque d’une preuve décisive, tout porte à penser que ce petit corpus, issu d’homélies complétées et adaptées au genre de l’épître, a connu une première édition autonome par Ambroise lui-même (bornée à quelques feuillets ou associée à d’autres œuvres ?) et qu’ensuite l’évêque de Milan l’a inséré lui-même dans l’épistolaire qu’il a constitué à la fin de sa vie, avec les modifications que nous avons constatées, beaucoup mieux compréhensibles venant de lui que d’un copiste ultérieur40. Dans le petit corpus initial Ambroise avait soudé ensemble les deux péricopes tirées de Jean (Epist. 67+68) sans marquer par une transition le passage d’un épisode évangélique à l’autre, mais en vérité il y a continuité dans l’enchaînement des idées entre les dernières observations sur l’attitude des juifs à l’égard de l’aveugle de naissance et la dénonciation de leur malice envers Jésus, qu’ils tentent de piéger à propos du pardon accordé à la femme adultère : il s’agit toujours de critiquer l’attitude des juifs face à Jésus, dont la fin de la lettre 67 dénonçait la caecitas et l’amentia, alors que le début de la lettre 68 critique leur tergiuersatio. On ne saurait exclure, par ailleurs, l’existence possible d’une lacune entre […] nocere se credunt et semper quidem decantata quaestio […], même s’il est difficile de préciser l’accident mécanique dans la transmission du texte qui l’expliquerait. Mais cette hypothèse n’est pas nécessaire : en insérant ce dossier de quatre lettres dans son épistolaire, Ambroise, et lui seul, a pu juger qu’il était plus satisfaisant de diviser en deux lettres distinctes l’exégèse des deux péricopes johanniques qu’il avait d’abord associées et, en

38 Du moins dans un cas sur deux (Epist. 64, 1) ; dans l’autre cas (Epist. 67, 1), frater, sans doute par oubli lors de la révision (trop hâtive ?) du texte initial (le même qui explique aussi l’absence de dédicataire ?), n’a pas été modifié (M. Zelzer a corrigé à tort le texte donné par tous les manuscrits). 39 Aucune indication ni au début ni à la fin de l’Epist. 64 (ni la mention « incipit epistula I » ni la mention « explicit epistula I »), ni un incipit du type « incipit epistula II » au début de l’Epist. 65. 40 Comme le suggère mon relecteur P. Petitmengin, « on aurait ainsi un cas de zweite Auflage im Altertum pour reprendre le titre du livre classique de dom H. Emonds (Bonn, 1941) ».

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rédigeant le bref préambule qui ouvre dans la collectio la lettre 68, renvoyer à une lettre antérieure, la lettre 50, qui avait déjà abordé le motif de la femme adultère.

Le petit corpus ambrosien aurait donc connu un destin propre, d’une part intégré dans son épistolaire par l’évêque de Milan à la fin de sa vie, et, d’autre part, repris et quelque peu remanié (ajout des incipits qui n’ont rien d’ambrosien) par le copiste de B1 ou, avant lui, par un modèle intermédiaire. Une telle démarche n’est pas sans exemple dans l’Antiquité. On sait qu’il en a été ainsi des divers éléments qui constituent la correspondance de Cyprien, publiés par l’évêque de Carthage lui-même en dossiers séparés selon les exigences de sa pastorale ou les besoins de la polémique, avant de les réunir dans un recueil plus complet41. Mieux encore, la série de ses lettres au pape Corneille forme un petit corpus de 8 lettres, ou 10 si on y ajoute les deux missives de Corneille à Cyprien (44, 45, 47-52, 59, 60). Or un manuscrit antique, partagé entre Turin, Milan et le Vatican (F, s. V/VI), a gardé une double numérotation, V, VI, VII pour les Epistulae 47, 45, 4442. Un autre témoin, le ms. Munich, Clm 208 (s. IX), a conservé, lui aussi, les traces d’une double numérotation43. Pour en revenir au copiste de B1, ou bien il a eu sous les yeux une première édition séparée du corpus, numérotée de I à IV, ce qui expliquerait assez bien les bonnes leçons qu’il est seul à présenter malgré ses nombreuses bévues, ou bien, sensible à l’unité de cette série de lettres, il a tiré ce petit dossier de l’épistolaire en dix livres publié antérieurement par Ambroise, en opérant les adaptations décrites et expliquées plus haut, d’autant plus naturellement que l’autonomie de ce corpus était soulignée par la double numérotation, témoin d’une première édition séparée. Dans un cas comme dans l’autre, on remonte à Ambroise lui-même, comme éditeur du petit corpus des lettres sur Galates44 et comme auteur de son insertion dans le recueil de sa correspondance.

III. Le rapport entre le corpus de B1 et le livre 9 de la collection

Il reste à examiner le lien éventuel entre ce dossier et le contexte du livre 9 dans lequel il se trouve placé. H. Savon a très bien montré le rapport qui unit sur le plan doctrinal, en dépit des différences de genre (exposé doctrinal dans les trois premières lettres, exégèse narrative dans les deux dernières, Paul d’un côté, Jean de l’autre), les cinq lettres copiées dans le Bononiensis 32. Mais ce dossier est-il sans lien avec son environnement au sein de la collectio, c’est-à-dire les trois autres lettres du livre 9, les lettres 62 et 63 qui le précèdent, la lettre 69 qui lui fait suite et clôt le livre ? Autrement dit, y a-t-il un dessein réfléchi dans le regroupement des lettres qui forment le livre 9, et donc une organisation cohérente de ces huit lettres au sein du livre ?45 41 Voir P. MONCEAUX, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion barbare, t. 2 : Saint Cyprien et son temps, Paris, Ernest Leroux, 1902, p. 321-326. 42 Je dois cette indication à P. Petitmengin, qui renvoie à M. BEVENOT, The Tradition of Manuscripts. A Study in the Transmission of St. Cyprian’s Treatises, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 28. 43 Indication de L. Ciccolini, transmise par P. Petitmengin, qui précise que le manuscrit de Munich semble remonter à un exemplaire tardo-antique d’après la souscription (emendauit Iustinus Romae) : on y rencontre la double numérotation, p. ex. au f. 178r pour l’Epist. 59 à Corneille : AD CORNELIUM EPISTULA SECUNDA EXPLICIT. INCIPIT EIUSDEM TERTIA. XXX. CYPRIANUS CORNELIO FRATRI SALUTEM. 44 Dans une étude récente (que nous n’avons connue qu’après l’achèvement du présent travail), H. SAVON, « Note sur Ambroise, Origène et l’Épître aux Galates », dans I. BOCHET et M. FEDOU (éds.), L’Exégèse patristique de l’Épître aux Galates, Paris, IEA, 2014, p. 125-132, a montré la forte unité idéologique de ces quatre lettres qui apparaissent comme une critique de l’exégèse origénienne de l’Épître aux Galates telle qu’on peut la déduire de l’adaptation proposée par Jérôme du commentaire perdu d’Origène. 45 Sur la structure et l’unité thématique des lettres regroupées dans le Livre IX de l’épistolaire ambrosien, une autre étude récente d’H. SAVON, « La structure et la formation du “Livre IX” de l’édition Faller-Zelzer », Revue des études tardo-antiques (RET), IV (2014-2015), Supplément 2, p. 3-13, propose une analyse sensiblement différente de celle que nous développons ici ; ayant pris connaissance de ce travail après l’achèvement du nôtre,

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On constate que le livre s’ouvre et se clôt par une lettre adressée à un évêque, la première à Vigile, nouvel évêque de Trente, la dernière à Constantius, peut-être l’évêque de Claterna à qui est adressée aussi la lettre 36 qui ouvre le livre 7. Ce sont deux lettres quelque peu symétriques, l’une de directive pastorale à un jeune confrère, l’autre de réflexion exégétique et doctrinale sur la circoncision, non dépourvue de préoccupation pastorale puisqu’il s’agit de doter le destinataire d’arguments face à ses adversaires païens et chrétiens hétérodoxes. Elles sont de loin les plus longues du livre, puisqu’elles représentent à elles deux (423 + 304 lignes) plus de la moitié du livre (727 lignes contre 657 pour les six autres lettres). Elles traitent de deux questions relatives à la conduite chrétienne : le rejet des mariages mixtes entre païens et chrétiens d’une part, l’utilité ou non pour un chrétien de la circoncision juive de l’autre. La première invite le pasteur destinataire à éloigner son peuple de toute relation avec le paganisme ; la dernière, couronnant l’exégèse antijuive des fragments de Paul et des deux péricopes de Jean, vise à discréditer la circoncision matérielle du corps, remplacée désormais par la circoncision spirituelle de l’homme intérieur.

La lettre 62, très longue et composite, comporte deux parties : la première est faite de conseils sur la conduite que le nouveau pasteur est invité à exiger de ses ouailles – versement aux ouvriers du salaire dû, refus de pratiquer l’usure, respect des lois de l’hospitalité – avant d’insister sur la nécessité de condamner les mariages mixtes (§ 1-7). La seconde partie, beaucoup plus développée, illustre cette dernière recommandation par un récit, historico stilo, de l’épisode biblique de Samson et Dalila (§ 8-34), dont on s’attendrait à ce qu’il s’adressât à des catéchumènes plutôt qu’à un évêque. Il est formé d’emprunts aux Antiquités juives de Flavius Josèphe, et semble être un morceau rapporté qui transforme la lettre en un mini-traité exégétique dont le style narratif ne se rencontre guère ailleurs dans l’épistolaire ambrosien. Mais cette condamnation des mariages mixtes n’est pas étrangère à l’univers paulinien des lettres suivantes : elle se trouve, en effet, dans l’Épître aux Galates (Ga 2, 15), dont maints versets seront analysés ensuite. Chez Paul, ce sont les liens des Galates avec le judaïsme qui sont condamnés (Ga 3, 1-2), avant d’enseigner que les chrétiens s’inscrivent dans la descendance d’Abraham, qui, antérieur à la loi de Moïse, fut justifié par sa foi et non pas par les œuvres de la Loi (Ga 3, 6), suggérant que les fils de la femme libre, le peuple païen devenu chrétien, n’ont pas à s’unir à ceux de la servante, le peuple juif (Ga 3, 8-10) : il s’agit certes ici des coutumes et rites propres au judaïsme, mais aussi, plus généralement, de tout lien avec les infidèles. C’est le motif qu’Ambroise évoque à son tour, en reprenant les versets de Galates, au début de la lettre 66, où il invite son correspondant à « abandonner les rites judaïques » avant de montrer l’inutilité pour le chrétien de la circoncision du corps telle qu’elle est pratiquée par les juifs46. On voit ainsi que la lettre initiale, malgré ses caractères propres, n’est pas déconnectée du thème central du livre 9, qui entend préserver les chrétiens de toute accointance tant avec le paganisme qu’avec le judaïsme, et met en garde en particulier les catéchumènes, « moins assurés dans la doctrine et donc plus exposés aux propagandes extérieures47 ».

nous n’avons pas pu en tenir compte, mais nous adhérons aux analyses sur les diverses formes de relation avec le modèle origénien qu’on observe dans les lettres 63 (dévoiement et nouvelle perspective), 64-68 (« attaque mesurée mais déterminée ») et 69 (« dépendance étroite »), sans accepter la description de la formation du Livre IX par étapes successives après la mort d’Ambroise. H. Savon pense qu’Ambroise n’aurait pas placé, à la fin d’un livre où il avait noté la relative faiblesse d’Origène face au Nouveau Testament (cf. Epist. 65, 1 : « […] cum ipse Origenes longe minor sit in nouo quam in ueteri testamento […] »), une lettre étroitement dépendante de cette exégèse. Pour nous, la mention d’Origène vise surtout à souligner la difficulté que rencontre tout herméneute, y compris le plus remarquable, quand il s’agit d’expliquer Paul, si bien que l’exégète n’a rien de mieux à faire qu’à laisser l’Apôtre être son propre exégète (cf. Epist. 7, 1). 46 Epist. 66, 2, CSEL 82, 2, p. 160, 15-18, citant Ga 5, 2, thème longuement repris dans Epist. 69. 47 H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 89.

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Quant à la dernière lettre du livre, fondée, comme la lettre 63, sur l’Épître aux Romains commentée ici sous l’influence directe d’Origène48, elle reprend en l’amplifiant, mais sur un autre plan, le propos sur la double circoncision développé dans les lettres 64 et 6649 et l’idée, exposée dans la lettre 62, que les chrétiens s’inscrivent dans la descendance d’Abraham plutôt qu’il ne sont héritiers de la Loi et de ses prescriptions. Comme beaucoup de lettres de la collectio, elle relève du genre des quaestiones et responsiones et d’une rhétorique diatribique : « Ce n’est pas une question sans importance qui trouble nombre de personnes : pourquoi la circoncision, ordonnée comme utile par l’autorité de l’Ancien Testament, est rejetée comme inutile par l’enseignement du Nouveau Testament ?50 » Cette contradiction entre les deux Testaments se résout par la distinction entre la circoncision de la chair selon la lettre de la Loi et la circoncision du cœur selon l’Esprit, entre l’acte dans sa matérialité physique et son sens symbolique, comme l’expose Romains 2, 25-2951. Nous sommes ici dans une perspective à la fois polémique, historique et morale : il s’agit d’argumenter contre les railleries des païens, qui tournent la circoncision en dérision, et dans ce cas de la défendre, mais aussi contre les critiques de certains chrétiens, disciples de Marcion ou de Mani, auxquels il faut enseigner que la croix du Christ a rendue parfaite, c’est-à-dire spirituelle, la circoncision de la chair, désormais périmée bien qu’elle ait été utile en son temps ; il s’agit aussi de marquer les temps de l’histoire et l’évolution qui conduit de la circoncision d’Abraham, fondement de l’alliance du peuple d’Israël avec Dieu, jusqu’au jour où les peuples des nations seront tous entrés dans l’Église et où tout Israël sera à son tour sauvé (l’Israël circoncis de cœur et non plus dans une partie de son corps) selon Romains 11, 25-26 ; il s’agit enfin de souligner la signification morale de la circoncision de l’homme intérieur, invitation à une vie de chasteté et de renoncement aux ardeurs de la chair. Nous sommes passés de la réflexion doctrinale à la mise à disposition du pasteur destinataire de ce que nos politiques appellent aujourd’hui « des éléments de langage ». Mais, malgré cette orientation distincte, le fond reste en substance le même, à preuve les citations scripturaires communes à cette lettre à Constantius et aux lettres pauliniennes qui précèdent52.

Ainsi, dans la lettre 64, il s’agissait d’expliquer pourquoi Dieu avait autorisé dans l’Ancien Testament ce qu’il a aboli dans le Nouveau, quelle avait pu être l’utilité de la circoncision du corps puisque la circoncision véritable est celle de l’esprit, et l’explication consistait à dire que le peuple juif, « à la nuque dure », avait eu besoin d’un pédagogue pour progresser comme un enfant qui franchit diverses étapes avant de parvenir à la maturité53, avant d’être en état d’accéder à la plénitude de l’enseignement du Christ, passant du signe à la vérité, de la

48 Rm est cité tout au long de la lettre (Rm 2, 25-29 ; 4, 1-13 ; 7, 22 ; 8, 9. 13 ; 11, 25-26) ; les références au commentaire d’Origène dans la traduction latine de Rufin sont signalées par l’apparat des sources de l’édition de M. Zelzer. 49 Voir Epist. 64, 1 et 4, CSEL 82, 2, p. 149, 10-14 et p. 151, 47-66 ; Epist. 66, 3-5, ibid., p. 161, 19-46. 50 Epist. 69, 1, CSEL 82, 2, p. 178, 3-6 ; voir aussi ibid., 4, p. 180, 37-39 ; 7-8, p. 181, 72-182, 77. 51 Sur la circoncision rendue inutile par l’œuvre rédemptrice du Christ, voir déjà Epist. 66, 2. L’Epist. 69 est d’ailleurs désignée comme la cinquième de la série par le manuscrit milanais S, copié d’après l’édition monumentale des œuvres d’Ambroise préparée au XIIe siècle par Martin Corbo ; le copiste écrit en effet au début de la lettre 69 : « Incipit de epistula quinta ad galatas ». 52 1 P 1, 18 (« sanguine pretioso redempti estis ») : Epist. 69, 8 (l. 77) et Epist. 65, 6 (l. 64) // 1 Co 13, 9-10 (« ex parte […], id quod perfectum est ») : Epist. 69, 15 (l. 146-149). 23 (l. 247) et Epist. 66, 3 (l. 22-25) // Jn 1, 29 (« ecce agnus dei qui tollit peccatum mundi ») : Epist. 69, 18 (l. 192) et Epist. 65, 6 (l. 69) ; Epist. 68, 16 (l. 140) // Rm 2, 29 (« circumcisio cordis in spiritu non in littera ») et 2 Co 3, 6 (« non litterae sed spiritus ») : Epist. 69, 19 (l. 196) et Epist. 64, 4 (l. 47) ; Epist. 65, 7 (l. 70) // Mt 5, 17 (« non ueni legem soluere sed implere ») : Epist. 69, 23 (l. 24) et Epist. 64, 2 (l. 31) ; Epist. 68, 9 (l. 86). 53 Epist. 64, 2, CSEL 82, 2, p. 150, 21-31 ; Epist. 65, 5, ibid., p. 158, 43-49.

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lettre à l’esprit54. Reprenant la question dans la lettre 66, Ambroise, à la suite de Paul, avait enfoncé le clou : la circoncision partielle d’un membre corporel ne sert plus à rien depuis que le Christ a apporté la circoncision parfaite de sa croix55. Cette réflexion est reprise dans la lettre à Constantius, mais dans une perspective plus pratique et selon une orientation herméneutique différente : de même que dans la lettre initiale à Vigile, il fallait inviter le destinataire à interdire les mariages mixtes avec des païens, de même Ambroise propose ici à son correspondant un argumentaire pour écarter la circoncision juive tout en la justifiant face aux païens. Et c’est une exégèse sous l’influence du commentaire d’Origène sur l’Épître aux Romains qu’on lit, contrastant avec la méthode choisie dans les lettres 64 à 66, où le pasteur milanais donnait en quelque sorte congé à l’allégorèse d’Origène56 pour s’en tenir au texte paulinien dans la pureté de son mouvement doctrinal. Donc unité de thème, mais diversité d’approches, de méthode exégétique comme de finalité pastorale, rien de monolithique dans la succession de ces lettres, qui abordent un même sujet selon des angles et des orientations différentes.

Hervé Savon a bien montré le lien doctrinal qu’on peut déceler entre les trois lettres qui commentent l’Épître aux Galates (lettres 64 à 66) et la lettre (ou les deux lettres [67-68]) qui expliquent les deux péricopes johanniques sur l’aveugle-né et la femme adultère57, unité idéologique certaine mais qui n’apparaît pas d’emblée et n’est jamais soulignée par le pasteur milanais. Mais la lettre 63, qui reprend l’enseignement de Paul sur la Loi dans l’Epître aux Romains, est, elle aussi, très proche du propos des trois lettres suivantes et relève du même esprit de liberté à l’égard de l’exégèse d’Origène, du même « paulinisme pur, présenté sans précautions ni détours58 ». Elle reprend, parfois presque littéralement, l’analyse développée dans le Jacob et la vie heureuse59, selon une méthode qu’Ambroise a exposée dans une lettre à Simplicianus, quand il s’agit de commenter la pensée de Paul, « si profonde qu’on peine à la comprendre » : « Il s’explique si clairement lui-même par ses propres paroles, précise Ambroise, que le prédicateur ne trouve rien qu’il puisse ajouter de personnel, et que s’il veut dire quelque chose de plus, il s’acquitte plutôt de la fonction d’un grammairien que de celle d’un exégète60. » On lit, en effet, dans cette lettre 63 une analyse des versets de Romains 7, 7-25 sur le rôle paradoxal de la loi de Moïse, qui a été un mal en aggravant le péché de l’homme par sa révélation, mais aussi un bien en disposant le pécheur conscient de son crime à se soumettre au Maître qui, en versant son sang pour lui, l’a racheté à ce prix. Motif prolongé par la méditation sur la Loi, en particulier à partir de Galates 3, 24, qu’on trouve dans les lettres suivantes. De sorte que le dossier sur la Loi commence avec la lettre 63 plutôt qu’avec la suivante, bien que le texte source soit ici Romains à la place de Galates. Les deux lettres sur l’Évangile de Jean s’inscrivent dans la continuité : dans l’exégèse des deux péricopes de Jean,

54 Epist. 64, 2-4 ; cf. Epist. 65, 7. 55 Epist. 66, 3, ibid., p. 161, 20-27 ; cf. Epist. 69, 9, ibid., p. 182, 85-96. 56 Voir H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 80-84. 57 Ibid., p. 85-88. 58 Ibid., p. 84. 59 Iacob 1, 3, 12-6, 23, SC 534, p. 366-383. Voir G. NAUROY, « L’épître aux Romains dans le De Iacob et uita beata d’Ambroise de Milan : entre judaïsme hellénisé et néoplatonisme », dans A. NOBLESSE-ROCHER et Chr. KRIEGER, « Justice et grâce » dans les commentaires sur l’épître aux Romains, Publications de la Faculté de théologie protestante, Strasbourg, 2008, p. 45-74, part. p. 52-58. Le même motif est aussi développé dans Fug. saec. 2, 13-3, 15, dans Parad. 6, 31, dans In Luc. 3, 26-29. 60 Epist. 7 (M 37), 1, CSEL 82, 1, p. 44, 8-11 : « […] tum quia in plerisque ita se ipse (sc. Paulus) suis exponat sermonibus, ut is qui tractat nihil inueniat quod adiciat suum, ac si uelit aliquid dicere, grammatici magis quam disputatoris fungatur munere. » Cette lettre renvoie au sermon sur Paul repris dans le De Iacob et doit donc en être contemporaine, peut-être de 386 comme d’autres éléments réunis dans le De Iacob.

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l’aveugle de naissance, la femme adultère, c’est encore le conflit entre Jésus et les juifs61, l’opposition entre le temps périmé de l’ancienne Loi et les temps nouveaux ouverts par l’action libératrice de Jésus qui sont soulignés : « La nuit a précédé, mais le jour s’est approché62. » On notera aussi que les lettres 63 et 69, fondées sur des versets de l’Epître aux Romains et inspirées de l’exégèse origénienne, encadrent des lettres fondées sur des versets de l’Epître aux Galates, dont l’exégèse, comme l’a montré H. Savon, prend ses distances à l’égard du docteur alexandrin.

Donc la critique de la Loi sous la conduite de Paul irrigue toutes les lettres du livre 9, sauf la première d’entre elles, faite de recommandations pastorales à un nouvel évêque qui pourrait tirer profit des lectures pauliniennes qui suivent. Ainsi se révèle une certaine unité, mais unité dans la diversité qu’impose le genre épistolaire. Entre la narration de la lettre 62, l’allégorèse d’esprit origénien de la lettre 69, le paulinisme dépouillé des lettres 64 à 66, où l’exégète semble répudier le modèle d’Origène pour se borner à faire de l’Apôtre son propre interprète par un savant montage de citations, et l’exégèse des deux épisodes évangéliques, le premier traité de manière cursive (lettre 67), le second faisant, après un long préambule, l’objet d’une exégèse lemmatique plus exhaustive (lettre 68), Ambroise explore des formes et des genres différents – épître, homélie, exposé doctrinal, récit narratif, quaestio et responsio, exégèse lemmatique – introduisant ainsi, selon la règle qui veut que le genre épistolaire divertisse aussi63, une diversité de tons et de perspectives dans des textes écrits sans doute en des périodes plus ou moins éloignées et plus ou moins remaniés et recomposés en vue de leur insertion dans l’épistolaire.

Le véritable dossier constitué par Ambroise sur les rapports entre la Loi et l’Évangile, entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et largement fondé sur des exégèses de versets pauliniens, avec le souci de détourner les chrétiens aussi bien du paganisme que du judaïsme, ce ne sont donc pas seulement les quatre lettres qu’on lit dans le manuscrit de Boulogne-sur-Mer, mais un ensemble plus vaste centré sur la pensée antijuive de Paul opposant au rigorisme illusoire de la Loi la libération apportée par la foi dans le Christ : cet ensemble occupe tout le livre 9 de la collectio, après le préambule narratif de la lettre 62, qui ne lui est cependant pas étranger. Que le copiste de B1 ait reproduit un petit corpus autonome ou qu’il ait tiré de l’épistolaire déjà publié ce qui lui est apparu comme un « noyau dur » centré sur le rapprochement entre Galates 3, 24 et les deux épisodes évangéliques rapportés par Jean, d’autant plus reconnaissable qu’il était affecté de la double numérotation, dans un cas comme dans l’autre c’est la main d’Ambroise qu’on reconnaît. On ne s’étonnera pas non plus qu’il ait rapproché des exégèses placées sous l’influence d’Origène d’autres où il semble se détacher de l’herméneute alexandrin pour s’en tenir à la parole de Paul dans sa pureté, car, quelle que soit la méthode choisie, le but est le même : souligner, sous la dictée de Paul, la supériorité du Nouveau Testament sur l’Ancien, de l’Évangile sur la Loi, de la circoncision spirituelle sur celle de la chair et révéler ainsi l’économie du salut.

* Peut-on, plus généralement, se représenter la genèse de l’épistolaire ambrosien comme la

réunion de dossiers exégétiques primitifs dont l’unité et la cohérence auraient été occultées

61 On notera qu’en Epist. 67, 3, CSEL 82, 2, p. 166, 16, Ambroise prête aux juifs la question, censée embarrasser Jésus, qui est, en fait, posée par les disciples de celui-ci. 62 Rm 13, 12, cité par Epist. 67, 6. 63 Voir IULIUS VICTOR, Ars rhetorica, éd. R. Giomini et M.S. Celentano, Leipzig, Teubner, 1980, p. 106 : « In litteris cum familiaribus ludes » ; et Ambroise s’adressant à l’évêque Sabinus, Epist. 32, 7, CSEL 82, 2, p. 228, 66 : « Haec tecum prolusimus », et Epist. 37, 4, ibid., p. 21, 25 (adressée au même Sabinus) : « Tamen dum adhuc habes de libris iudicium, interludamus epistulis […]. »

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ensuite dans la collectio par l’insertion de documents hétérogènes et plus « frivoles » ? Peut-on soutenir l’hypothèse selon laquelle Ambroise serait mort en laissant un travail inachevé, des dossiers de lettres épars ou ayant fait l’objet d’une édition séparée, sans avoir eu le temps de les insérer dans l’épistolaire qu’il avait, selon son propre témoignage dans une lettre à Sabinus, au moins commencé à constituer64 ? Cette hypothèse conduit à voir dans la collectio transmise au IXe siècle un recueil qu’on ne saurait attribuer à Ambroise lui-même, mais où, çà et là, apparaissent, comme des îles au milieu de la mer, des dossiers erratiques, vestiges de l’intention inaboutie du pasteur milanais.

Mais ces dossiers primitifs, antérieurs à la constitution de la collectio, ont-ils réellement existé comme tels ? Ou ce qu’on identifie sous cette forme n’est-il pas le fait de l’activité créatrice d’Ambroise au moment où il a constitué son épistolaire comme une œuvre originale, avec des lettres réelles, dont certaines ont pu faire l’objet d’une première publication séparée, des lettres fictives, des sermons remaniés sous forme de lettres ? Un éditeur posthume, en admettant qu’il ait voulu rassembler le plus grand nombre possible de lettres d’Ambroise sans souci de cohérence voire en masquant des dossiers primitifs – mais pourquoi donc a-t-il laissé de côté les lettres qui nous sont parvenues « hors collection », qui auraient légitimement pu prendre place dans le livre 10 ? –, cet éditeur aurait vraisemblablement disposé les lettres dans le recueil en évitant d’interrompre des séries étroitement soudées, comme par exemple les lettres 6, 7, 10 et 11. L’existence d’ensembles cohérents, comme la série des lettres 64 à 68 dont le regroupement remonte sans doute à Ambroise lui-même, n’entraîne pas la conséquence que, dans l’intention du pasteur milanais, le recueil de ses lettres devait n’être formé que de dossiers ou d’ensembles thématiques homogènes sans intrusion de lettres disparates, ni que l’évêque de Milan ait laissé à sa mort des dossiers exégétiques dont l’unité aurait été ensuite effacée par les initiatives maladroites des éditeurs médiévaux introduisant de manière arbitraire dans l’épistolaire, au sein même de « dossiers » unitaires, nombre de lettres d’un intérêt moindre, voire tout à fait anecdotique.

D’autres « dossiers » sont identifiables, et l’ont été d’ailleurs avec quelques variantes65. Ils ne sont pas toujours formés de lettres successives et c’est parfois l’unité de destinataire plus que de thème qui en soude les missives. Ainsi dans la série à Irenaeus, les deux premières lettres sont bien complémentaires66, traitant du souverain bien et de l’aspiration de l’âme parfaite à le trouver dans les demeures d’en-haut, quoique la première dialogue avec l’Ennéade I, 6 « Sur le beau » de Plotin, comme le faisait de son côté le De Isaac uel anima, et que la seconde soit un commentaire du début du livre d’Aggée sous l’influence de l’exégèse d’Origène. En vérité, ces deux lettres seraient plutôt à rattacher aux lettres à Simplicianus sur la liberté du sage parfait et sa richesse intérieure, les lettres 7 et 10. Quant aux lettres suivantes de cette série à Irenaeus, elles répondent à des questions distinctes et fort variées : y a-t-il en Dieu une différence entre l’amour qu’il porte à ceux qui ont cru dès l’enfance et ceux qui n’ont cru qu’à un âge plus avancé, à quoi il est répondu en s’appuyant sur Joël 1, 8 interprété par Origène (lettre 13) ; pourquoi la Loi interdit-elle de porter les vêtements de l’autre sexe (lettre 15), comment comprendre l’Épître aux Éphésiens, qui a paru obscure à Irenaeus ? (lettre 16). Le souci de la uarietas, imposé par la règle du genre épistolaire qu’Ambroise réinterprète librement à sa manière, suffit à expliquer l’alternance des sujets traités et la diversité de méthode comme celle des sources choisies au sein de cette série adressée à un seul et même dédicataire.

64 Epist. 32, 7, CSEL 82, 1, p. 228, 66 : « Haec tecum prolusimus. Quae in libros nostrarum epistularum referam, si placet, adque in numerum reponam […]. » 65 Voir la liste proposée par H. SAVON, « Un dossier sur la loi de Moïse », art. cité, p. 75, n. 2. 66 Voir Epist. 12, 1, CSEL 82, 1, p. 92, 3 : « Vbi superiorem absolui epistulam et perferendam tibi tradidi […]. »

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Aussi bien ne saurait-on s’étonner de l’insertion de lettres hétérogènes au sein d’un dossier, comme, par exemple, les lettres 8 et 9 interrompant l’exposé suivi des lettres 7 et 10 à Simplicianus, relecture chrétienne des thèses de Philon et Plotin sur la liberté et la vraie richesse du sage, ou encore une bigarrure de sujets dans ce qu’on peine à considérer comme un dossier placé sous le nom de Sabinus (lettres 32, 33, 34, 37, 39, 40) : la dernière lettre de cette série est dédiée à Irenaeus, alors qu’elle est explicitement présentée comme la suite de la précédente, adressée, elle, à Sabinus67 : ainsi les dédicaces à un même correspondant ne sont-elles pas toujours, loin s’en faut, des indices d’unité thématique, et il arrive qu’on souhaiterait regrouper certaines missives en brisant l’unité apparente de tel ou tel dossier : sur le motif de la liberté, du bonheur et de la vraie richesse du sage, il faut, pour saisir la pensée d’Ambroise dans sa complétude, réunir non seulement les lettres 6, 7 et 10, mais aussi les lettres 11, 12 et 16 qui font partie d’un autre dossier, dédié à Irenaeus. Et si la lettre 6 peut être rapprochée des lettres 7 et 10 dans un dossier sur la sagesse des philosophes face à la vérité de la Bible, elle peut aussi être lue dans la suite des cinq premières, étant comme elles une exégèse philonienne d’un verset du Pentateuque (Ex 3, 5 : « Retire les sandales de tes pieds »)68 ; elle joue, en réalité, un rôle de pivot entre deux livres, prolongement de ce qui précède et anticipation de ce qui suit, procédé typiquement ambrosien. Cette fluidité d’une pensée qui s’exprime en transitions subtiles, en échos, rappels et annonces, fonde l’esthétique particulière de la collectio, soumettant le genre épistolaire aux exigences propres de la démarche intellectuelle et pastorale d’Ambroise, bien loin des règles strictes définies pour le genre de la lettre par les grammairiens et rhétoriciens.

Résumé : Le plus ancien manuscrit d’Ambroise de Milan (VIe s.) contient, à la fin, quatre lettres qui figurent aussi dans le recueil de la correspondance de l’évêque milanais transmis en dix livres par les plus anciens témoins (IXe et XIe s.). Après une analyse codicologique de ce témoin, en particulier de la double numérotation qui affecte les quatre lettres, est examiné le rapport que ce petit dossier centré sur l’exégèse de versets de Galates entretient avec le recueil de 77 lettres en dix livres : s’agit-il d’une édition séparée remontant à l’époque de l’évêque de Milan ou d’un extrait tiré par le copiste de la collectio en dix livres ? L’auteur s’attache à montrer qu’il s’agit sans doute d’une édition d’abord indépendante, reprise ensuite par Ambroise lui-même lorsqu’à la fin de sa vie il a préparé l’édition de sa correspondance.

67 Epist. 40 (M 32), 1, CSEL 82, 2, p. 36, 3 : « Licet enim mihi de superioris fine epistulae sequentis mutuari exordium. » 68 Voir notre étude, « Le Christ et la Loi dans le premier livre de la Correspondance d’Ambroise de Milan », dans M.-A. VANNIER (éd.), La christologie et la Trinité chez les Pères, coll. « Patrimoines / christianisme », Paris, Cerf, 2013, p. 155-175, ici p. 171-175.