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LES CHAUSSURES DU PEINTRE COURBET ET LE POLITIQUE Noël Barbe En prenant la plume, nous ne quitterons point l’atelier COMPLET:Mise en page 1 26/05/10 17:55 Page 91

LES CHAUSSURES DU PEINTRE. COURBET ET LE POLITIQUE

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LES CHAUSSURES DU PEINTRE COURBET ET LE POLITIQUE

Noël Barbe

En prenant

la plume,

nous ne quitterons

point l’atelier

COMPLET:Mise en page 1 26/05/10 17:55 Page 91

« Et qui est le philosophe, qui est le peintre ? Nousvoulons dire : qui pense et qui regarde penser ? Onpeut certainement penser la peinture, on peut aussipeindre la pensée, y compris cette forme exaltante,violente, de la pensée qu’est la peinture. »

A. Badiou et B. Cassin 1

Retour sur qualifications

Lorsqu’il s’agit de portraiturer Gustave Courbeten peintre politique, trois ressources – au moinset sans souci d’exhaustivité – sont généralementconvoquées. C’est d’elles dont il sera tout d’abordquestion.En premier lieu, la Commune 2, son électioncomme délégué du 6e arrondissement et sa prisede position contre la mise en place d’un Comité desalut public d’abord, ensuite son engagement ausein de la commission des arts. Enfin et bienévidemment l’affaire de la destruction de la colonneVendôme, de sa condamnation par le 3e conseil deguerre de la 1ère division militaire, à six mois deprison, 500 francs d’amende et au remboursementdu frais de procès, puis, en 1874 aux frais dereconstruction.En second lieu, la glose et les opérations depolitisation de Pierre-Joseph Proudhon. Courbet etProudhon se rencontrent aux alentours de 1847,lorsque tous deux fréquentent les milieux de labohème artistique parisienne, « vivant reproche à lavie bourgeoise » 3. En 1854, Courbet entend fairefigurer Proudhon dans L’Atelier : « je voudrais bienavoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de

notre manière de voir, s’il voulait poser j’en seraiscontent » 4. Le 28 juillet 1863, il écrit à son père :« En ce moment je suis en correspondance avecProudhon ; Nous faisons ensemble un ouvrageimportant qui rattache mon art à la philosophie etson ouvrage au mien. C’est une brochure qui seravendue dans mon exhibition en Angleterre, avecson portrait ainsi que le mien : deux hommes ayantsynthétisé la société, l’un en philosophe, l’autre dansl’art, et tous deux du même pays. J’ai encore septpages à lui transcrire avant six heures. Je vousquitte ». 5 Plus tard, dans le courrier à son ami etcousin Buchon, il indique : « J’écris à Proudhonchaque jour mes 8 ou 10 pages d’esthétique sur l’artqui se fait et que j’ai fait, et que je veux établir ». 6

Se dessinent donc un projet de théorisation de sapropre activité artistique, une collaboration entredeux hommes dont la proximité est tout à la foisd’autochtonie revendiquée mais aussi, sous desformes différentes, de diction du monde. In fine l’onsait que le faire ensemble disparaîtra : « Je vous aienvoyé le volume que P.-J. Proudhon a écrit surmoi » 7. Le théoricien sera donc Proudhon 8,théoricien qui renverra l’objet de sa théorie dansles limbes de l’infra-pensée : « Courbet, plus artisteque philosophe, n’a pas pensé tout ce que jetrouve : c’est tout simple […] Je crois qu’il a eul’intuition de son principe en peintre, en vertu deson innéité, non en penseur, à plus forte raison enphilosophie » 9 ou encore « Doué d’une vigoureuse

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1 A. et B. Cassin, « Préface », in : G. Deleuze, Francis Bacon.Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 7.2 Cf. à ce propos Musée d’Orsay, Courbet et la Commune, Paris,Réunion des musées nationaux, 2000.3 J. Seigel, Paris bohème 1830-1930. Paris Gallimard, 1991, p. 68.

4 Lettre à Champfleury, novembre-décembre 1854, P. t.D. Chu,Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996, p. 122.5 Lettre à Max Buchon, août 1863, P. t.D. Chu, ibid., p. 208.6 Lettre à son père, 28 juillet 1863, P. t.D. Chu, ibid., p. 2057 Lettre à ses parents, 19 juin 1865, ibid., p. 238.8 Du principe de l’art et de sa destination sociale paraît en 1865,quelques mois après sa mort.9 P.-J. Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale,Paris, A. Lacroix et Cie, 1875, p. 280.

À Gérard Tisserand

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et compréhensive intelligence, il a de l’esprit autantqu’homme du monde ; malgré cela il n’est quepeintre ; il ne sait ni parler, ni écrire ; les étudesclassiques ont laissé peu de traces chez lui. Taillé enhercule, la plume pèse à sa main comme une barrede fer à celle d’un enfant. Quoiqu’il parle beaucoupde série, il ne pense que par pensées détachées ; ila des intuitions isolées, plus ou moins vraies,quelquefois heureuses, souvent sophistiques. Ilparaît incapable de construire ses pensées : en celaencore il est purement artiste. » 10

En troisième lieu, l’objet de la peinture, soit « lepeuple ». Pour exemple, les 3 et 4 décembre 1977se tient à Besançon un colloque sur Les réalismes etl’histoire de l’art à l’initiative de l’association Histoireet critique des arts qui entend « appliquer dans ledomaine des arts le matérialisme dialectique et lematérialisme historique » 11. Nicos Hadjinicolaouet Jean-Luc Sanchez y portent le fer contrel’exposition Courbet au Grand Palais, l’un discutantles qualifications de politique et social à propos desPaysans de Flagey ou plaçant les auteurs ducatalogue dans le camp des historiens de l’artbourgeois oubliant de pointer l’appropriation dupeintre par les communistes, l’autre reprochant àHélène Toussaint de dérouler dans l’exposition unschéma idéologique et développant l’oppositionentre réalisme et idéologie bourgeoise. 12 Les

débats ont été animés écrit le journaliste de L’EstRépublicain, évoquant les divergences entre« marxistes » et « gauchistes ». Michel Melot, alorsconservateur à la Bibliothèque nationale etprésident de l’association, mettra l’accent dans saconclusion sur « la lutte et le combat scientifiquemené », sur la nécessité pour l’histoire de l’art dedéporter sa conception de l’objet d’art, del’attribution d’une valeur universalisable, à celled’élément essentiel de division de la société. 13

Au-delà de cet épisode bisontin 14, la définition etl’appropriation du réalisme, comme d’ailleurs de lacatégorie de « peuple », sont enjeux de luttessymboliques et politiques.

Ces trois indexations d’un Courbet politique –l’événement révélateur, le dévoilement philoso-phique et la perméabilité ontologique – ont encommun de distribuer la source du politique entre

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10 Ibid., 1875, p. 281.11 Histoire et critique des arts, 4-5, 1977, 4e de couverture.12 « Le catalogue livre un combat contre un adversaire qui n’estjamais nommé. Je crois que des divergences et des oppositionsirréductibles existent en effet entre historiens d’art bourgeois ethistoriens d’art marxistes […] ». Ibid., p. 129. « Je dirai pourconclure que la question de Courbet, la question du réalismec’est aussi la mise à la question de l’idéologie artistique de labourgeoisie. C’est aussi peut-être un enseignement dont doiventtenir compte les historiens de l’art et aussi les artistesd’aujourd’hui qui se disent quelquefois les ouvriers de larévolution », Jean-Pierre Sanchez, « La critique de Courbet et

la critique du réalisme entre 1880 et 1890 », ibid., p. 82. Plustard, en 1978, partant du constat que l’histoire de l’art estapolitique ou réactionnaire, la disqualifiant en tant qu’histoire desartistes, des civilisations ou des œuvres d’art. ; N. Hadjinicolaoutente de développer « une théorie de l’histoire des idéologiesimagées » fortement influencée par l’althussérisme. Il donne unsens métaphorique à la notion de réalisme qu’il n’entend pascomme « une manière de peindre » : « réalistes seraient […] lesœuvres qui correspondent aux classes de la société qui sont lesclasses progressistes par rapport à leur temps », N. Hadjinicolaou,Histoire de l’art et lutte des classes, Paris, Maspero, 1978, p. 85.13 Y. Dornier, « Le Réalisme socialiste de Courbet : uneénigme », L’Est Républicain, 6 décembre 1977 et Histoire etcritique des arts, op. cit., p. 156.14 La politisation du réalisme, par sa « nationalisation », a étéaussi l’un des buts, plus tôt, de l’exposition Peintres de la réalitéau musée de l’Orangerie en 1934. Cf. F. Haskell, Le muséeéphémère. Les Maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris,Gallimard, 2002, ainsi que L. Aragon (dir.), La Querelle duréalisme, Paris, Éditions sociales internationales, 1936, N. Racine,« La Querelle du réalisme (1935-1936) », Sociétés &représentations, 15, 2003, pp. 113-132 et D. Berthet, Le PCF, laculture et l’art (1947-1954), Paris La Table Ronde, 1990.

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l’intériorité des tableaux et leur extériorité, un netavantage étant donné à la seconde : le temps horsde la peinture, la vérité du tableau hors du peintre,la politique par l’objet représenté.Avec l’événement, c’est la notion de contexte quiimporte, comme inducteur ou révélateur. Il faudraitqu’il soit politique pour que la peinture le fût. Ainsipour Philippe Nord, à propos des impressionnistes,c’est le croisement de la « nouvelle peinture » –d’une singulière passivité ! – avec le mouvementrépublicain qui donne « une connotation politi-que » à son opposition à l’art établi. 15 Une autreversion de l’importance du contexte fait d’unmoment de celui-ci, le révélateur des dispositionspolitiques du peintre et de son activité. Trans-formant un contexte particulier en principeexplicatif, elle prend le risque d’un anachronismenon discuté ou assumé, au nom de conceptions detemporalités rarement explicités ou expliqués. 16

La question sous-jacente au dévoilement politiqueest celle d’une politique de l’intellectualité. SelonProudhon, la peinture de Courbet ne résulte pasdu travail d’une pensée qu’il serait bien incapablede mettre en œuvre – et c’est par cela qu’il seraitartiste – réduit au monde de l’intuition et de lalogique fallacieuse. À suivre ce point de vue, lapeinture de Courbet peut difficilement être, enpleine conscience, politique. Le symétrique positifde cette position est tenu par Zola qui, dénonçantla lecture en force et réductrice à ses yeux que veutfaire Proudhon de la peinture de Courbet 17,départage raison et émotions, ces dernières étant le

vecteur du langage du peintre : « […] laissez auphilosophe le droit de nous donner des leçons,laissez au peintre le droit de nous donner desémotions » 18.Avec l’objet et sa nature politique, la question portesur le degré de porosité entre le caractère politiquede ce qui est représenté et la propriété similaire dela représentation. Nous nous y arrêterons pluslonguement. Serait ainsi politique, dans le cas deCourbet, une peinture parce qu’elle représente « lepeuple ». Faisons l’effort d’un détour par Les cas-seurs de pierres et ce qu’en dit leur auteur : « J’avaispris notre voiture, j’allais au château de Saint-Denisfaire un paysage. Proche de Maisières, je m’arrêtepour considérer deux hommes cassant des pierressur la route. Il est rare de rencontrer l’expression laplus complète de la misère. Aussi sur-le-champm’advint-il un tableau. Je leur donne rendez-vouspour le lendemain dans mon atelier et depuis cetemps j’ai fait mon tableau. […] Là est un vieillardde soixante-et-dix ans, courbé sur son travail, lamasse en l’air, les chairs hâlées par le soleil, sa têteà l’ombre d’un chapeau de paille. Son pantalon derude étoffe est tout rapiécé, puis, dans ses sabotsfêlés, des bas qui furent bleus laissent voir lestalons. Ici, c’est un jeune homme à la têtepoussiéreuse, au teint bis, sa chemise dégoûtanteet en lambeaux lui laisse voir les flancs et les bras.Une bretelle en cuir retient les restes d’un pantalonet les souliers de cuir boueux rient tristement debien des côtés. Le vieillard est à genoux, le jeunehomme est derrière lui debout, portant avecénergie un panier de pierres cassées. Hélas, danscet état c’est ainsi qu’on commence, c’est ainsiqu’on finit ! » 19 Les casseurs de pierres ne sont pas

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15 Ph. Nord, Les impressionnistes et la politique, Paris, Taillandier,2009, p. 23.16 Cf. G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art etanachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit.17 « Il commente, il force le tableau à signifier quelque chose ;de la forme pas un mot ». É. Zola, Mes haines. Paris, Fasquelle,1923, p. 322.

18 Ibid., p. 34.19 Lettre à Francis et Marie Wey, 26 novembre 1849, P. t.D. Chu,op. cit., p. 82.

Jules AdlerLa grève au Creusot, 1899Pau, musée des Beaux-arts (Fig. 1)

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La Grève d’Adler (Fig. 1). Il ne s’agit pas du « peuple »en tant qu’il peut être compris comme un sujetpolitique que nous aurions sous les yeux, ni mêmed’une multitude ou d’une foule 20. Ce n’est pas nonplus un « peuple » autochtonisé, identifié par desorigines, régionales ou nationales 21. Ce que nousregardons, ce sont deux casseurs de pierresrencontrés au bord du chemin et convoqués àl’atelier, dont la différence des âges autorise le tracédu fil biographique d’une condition qui dévore lescorps et réduit aux haillons l’habillement. Bref desobjets sociaux en tant qu’ils sont conditionnés pardes facteurs économiques. Dans l’un de ses textessur la problématique de la reconnaissance, AxelHonneth cite longuement le roman de RalphEllison, Invisible Man 22. Le narrateur y est invisiblepour tous ceux qu’il rencontre, attribuant d’abordceci à une disposition intérieure de ceux qui ne levoient pas. Quelques pages plus loin, le lecteurdécouvre qu’il est noir et que ce sont des blancs quiregardent « à travers lui ». Soit une situation deprésence physique et d’invisibilité sociale 23. Par lacontraction du temps et l’inscription de la scène, par

la carrière du tableau, Courbet porte à la visibilité.Il fait apparaître de nouveaux êtres qu’il qualifie parune condition et un destin. 24 C’est aussi ce que visepar exemple, bien que ses buts politiques soitéminemment différents et tournés vers la concordesociale, La Bédollière : « initier le public à l’existenced’artisans trop méprisés et trop inconnus ». 25 C’estbien ce geste de redistribution de qualités etd’apparition que l’on peut désigner commepolitique, tout comme celui d’un Louis Pasteurdécouvrant et peuplant le monde de microbes 26,produisant, comme Courbet, une inquiétude sur lesmodalités de leur prise en compte. La « nature »même de ces nouveaux êtres – peuple ou microbes– n’est productrice d’aucune politique, par contre,le travail du peintre, comme celui du savant, l’estdans le sens où il signale et fait apparaître. Cettereconfiguration du visible n’est pas propre àCourbet. Elle peut être mise en rapport avec unesérie d’entreprises ressortant d’une politique de lavisibilité, visant à donner la parole ou à la prise deparole sous d’autres formes, dans un régimepolitique marqué par le suffrage censitaire – on adu mal à imaginer que les casseurs de pierresremplissent les conditions d’âge et de fortune pourêtre électeurs – et par conséquent l’exclusion d’une

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20 L’okhlos de Platon en tant que « turbulence infinie de cescollections d’individus toujours différents d’eux-mêmes, vivantdans l’intermittence du désir et le déchirement de la passion. »J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, (1998) 2004,p. 35. Point de turbulence dans le tableau. La notion demultitude est aussi présente dans les définitions du peuple desdictionnaires du XIXe siècle, tout comme celle de foule dansL’Atelier. Organe spécial de la classe laborieuse en 1841.21 Sur ces questions on se reportera à J.-M. Paul (dir.), Le peuple,Mythe et réalité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,2007 ; ou au numéro des Cahiers pour l’Analyse Concrète, 48,2001, consacré aux « Figures du peuple ». La littérature socio-historique ou épistémologique sur ce sujet est importante.22 Ce roman, situé par l’histoire de la littérature dans la lignéedes romans d’esclavage, paraît en 1952 aux États-Unis.23 A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théoriecritique. Paris, La Découverte, 2006.

24 On peut lui opposer l’écrivain du XVIIe siècle, qui, selon Sartre,« ne soupçonne même pas l’importance des facteurséconomiques, religieux, métaphysiques et politiques dans laconstitution de la personne », J.-P. Sartre, Situations II. Littératureet engagement, Paris, Gallimard, (1948), 1999, p. 131.25 Cité par M. Schapiro, Style artiste et société, Paris, 1982,Gallimard, p. 288 : « Il ne suffit pas de peindre des casseurs depierre pour me montrer un vif désir d’améliorer le sort desclasses ouvrières » écrira plus tard Champfleury, Grandes figuresd’hier et d’aujourd’hui, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1861,p. 236.26 Cf. B. Latour, « Pour un dialogue entre science politique etsciences studies », Revue française de science politique, 4, 2008,p. 657-678.

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représentation politique. Ce sont des journauxouvriers comme L’Artisan, La Ruche populaire, l’Échode la fabrique, L’Atelier 27. Ce sont des formeslittéraires avec la poésie populaire, l’autobiogra-phie 28 ou la figuration graphique comme, parexemple, les Physiologies, petits livres illustrésvendus un franc l’unité dès juin 1841, visant àinventorier et classer les types sociaux de l’espaceurbain. 29 Arrêtons-nous sur celles qui relèvent de laprise de parole. « Rien ne nous paraît plus beau quede voir des hommes d’une intelligence, un talentaussi élevé […] rester ouvrier[s] comme leursfrères, vivre de leur vie de rude labeur, afin d’êtretoujours l’écho de leurs douleurs, de leurs vœux,de leurs espérances, et, à défaut de représentationpolitique, créer aussi une sorte de représentationpoétique à laquelle la puissance de leur voix donneautant de retentissement que d’importance » écritEugène Sue préfaçant Savinien Lapointe cordonnieret auteur de « poésie ouvrière ». 30 AgricolPerdiguier revendique de vivre « en bas de l’échellesociale » et de raconter « ce qui s’y passe ». 31 « Ilfaut, en même temps, connaître à fond et ressentirvivement, pour bien exprimer et peindre […] Il

appartient au poète prolétaire de manifester […]Lui seul, qui a senti comme eux, pourra se faire ledigne interprète de ses frères […] » écrit AmélieBosquet 32. L’Atelier organe des intérêts moraux etmatériels des ouvriers est « adressé aux ouvriers pardes ouvriers exclusivement. En prenant la plume,nous ne quitterons point l’atelier ; nous resteronsce que nous avons été jusqu’à ce moment […] ». 33

Et c’est là, dans ces années 1840 où s’affirme unidéal d’émancipation ouvrière, une grande diffé-rence avec Courbet. 34 La reconfiguration du visibleque celui-ci opère ne relève pas d’un acted’autonomie ou d’une prise de parole de ceux quisont représentés. 35 Le peintre n’est pas casseur de

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27 Fondé par 150 ouvriers.28 Agricol Perdiguier publie ses Mémoires d’un compagnon en1854, exilé en Suisse.29 Cf. R. Sieburth, « Une idéologie du lisible. Le phénomènedes « Physiologies », Romantisme, 47, 1985, p. 39-60 ; J. Matlock,« Optique-Monde », Romantisme, 136, 2007, p. 39-53,A. Lhéritier, Les Physiologies de 1826 à 1894 : contribution àl’étude du livre illustré au XIXe siècle, Paris, [s.n.], 1955,W. Benjamin, Paris Capitale du XXe siècle, Paris, Cerf, 1989.Courbet dessine deux scènes de travail, les scieurs de long(Fig. 2) et les piocheurs de terre, pour le recueil de chantspopulaires de Champfleury. Son dessin, l’attrapeur de rats, dansLa Mort de Jeannot. Les frais de culte, Bruxelles 1868 n’est passans rappeler la figuration des types sociaux.30 S. Lapointe, Une voix d’en bas. Poésies, Paris, Blondeau, p. XV.31 Cité par M. Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne delangue française, Paris, Albin Michel, 1986, p. 99.

32 Th. Lebreton, Espoir. Poésies nouvelles, Rouen, NicétasPeriaux, 1845, p. XI et XIX.33 L’Atelier organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers,1 septembre 1840, p. 1.34 Sur cette question de l’émancipation ouvrière et larevendication d’une existence comme être pensant on sereportera à J. Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêveouvrier, Paris Fayard, 1981 ; A. Faure et J. Rancière, La paroleouvrière. 1830-1851, Paris, La Fabrique, 2007 et P. Rosanvallon,Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratiqueen France, Paris, Gallimard, 1998, p. 359 sq.35 Cf. M. de Certeau, La prise de parole et autres écritspolitiques, Paris, Seuil, 1994. « […] une question telle que cellede « l’art et le peuple » […] permet […] aux artistes et aux litté-rateurs d’intervenir politiquement, notamment en disputant aux

Gustave CourbetLes scieurs de long, 1860Illustration d’une chanson du Limousin publiée dans Les chansons populaires des provinces de Francede Champfleury, Paris, Lécrivain et Toubon, 1860, p. 133 (Fig. 2)

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pierres (Fig. 3), il n’exprime pas ses douleurs ni sesespérances, mais une condition, la misère, en tantqu’elle est incarnée et accède à la visibilité pardeux corps mis en relation 36. Double visibilité àl’œuvre dans l’image que nous voyons, la misèreincarnée, les incarnats rendus visibles. Doubleopération qui nous entraîne loin d’uneproblématique de la présentation et de la mimesis,et nous rapproche de celle des relations entrereprésentants et repré-sentés. Si le réalisme estun « art démo-cratique », c’est bien au sens del’extension sociale des objets représentés, et noncelle des sujets représentants. C’est ce qu’entend,pour partie, François Sabatier-Ungher lorsqu’ilcommente L’enterrement et Les paysans de Flagey :« Voici la démocratie dans l’art. » 37 En 1850,

lorsque Gustave Courbet expose ses tableaux àOrnans, à son grand dam, les visiteurs construisentune relation marchande à sa peinture et despectateur à l’exposition : « Il est bien venu deuxmilles paysans à Ornans voir mes tableaux. Ils medemandaient tous en sortant combien ils medevaient. J’avais beau leur dire que je leur devaiscela, que j’étais dans mon pays. Ça ne les satisfaisaitpas ». 38 Chacun à sa place en quelque sorte ? Lepeintre peignant des paysans qui regardent sapeinture d’un pays commun? Au prix d’une doubleparaphrase, on pourrait d’une certaine manière direque dans la dînée du peintre : « La place demeurevide mais le couvert reste mis » 39. La place prisepar les paysans n’est pas celle voulue par Courbetqui, ailleurs, défend l’idée que l’art ne s’apprendpas. 40 Cela voudrait-il dire que les convivesseraient alors invités à composer leur menu, voireà faire la cuisine, et les plats autre chose qu’uneréinter-prétation d’ingrédients locaux?Le caractère politique de la peinture de Courbetne réside ni dans un événement qu’il n’a paspeint, ni dans un contexte ou la nature de sonobjet, mais dans un geste de mise en visibilité quiporte des êtres à l’existence. Ce faisant, lapremière question sur la peinture de ces êtresainsi rendu visibles, est celle de savoir qui peut lespeindre. Dans une lettre à Victor Hugo, du 1er mai1846, Savinien Lapointe rappelle que c’est auxintéressés à prendre la parole. Il raille ceux quiparlent pour le peuple et « descendent en sabotsdans les ateliers, par la crainte qu’ils ont de voir lepeuple monter chez eux, même en escarpins » 41.

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politiques la représentation du « peuple », tout en restant « surleur terrain », celui des « choses de l’esprit » remarque, sur cettequestion de la représentation du peuple et des artistes, pour cequi est du tournant XIXe-XXe siècle et plus particulièrement duthéâtre, V. Dubois, « Les prémices de la « démocratisationculturelle », Politix, 24, 1993, p. 39.36 De la même manière que l’incarnation du Verbe fait accéderle divin à la visibilité corporelle. G. Didi-Huberman, Devantl’image : questions posées aux fins d’une l’histoire de l’art, Paris,Éditions de Minuit, 1990, p. 222.37 F. Sabatier, Salon de 1851, Paris, Librairie phalanstérienne,1851.

38 Lettre à Francis et Marie Wey, 31 juillet 1850, P. t.D. Chu, op.cit., p. 91-92.39 R. Char, « Feuillet d’Hypnos », Œuvres complètes, Paris,Gallimard, 1983, p. 206.40 Courbet, Peut-on enseigner l’art ?, Caen, L’Échoppe, 1986.41 A. Faure et J. Rancière, op. cit., p. 199.

Léonce Schérer« L'homme qui était un jour appelé à démolir la colonne devait commencer par être casseur de pierres », Souvenirs de la Commune, 24 août 1871Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie (Fig. 3)

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De quelles chaussures est faite la peinture deCourbet ? 42

Le politique de Courbet

Ce faisant, nous avons glissé à une autre conceptiondu politique. Plutôt donc que de réduire le politiqueaux luttes pour l’exercice du pouvoir ou à l’actiond’un gouvernement ou d’une institution, nousl’entendrons ici, plus généralement, comme untravail de ré-agencement des êtres et des choses,des humains et des non-humains 43. De ce point devue, bien d’autres gestes que l’engagement dans un« événement politique » peuvent relever de cetteactivité, la remarque de Courbet sur l’égalitéhivernale par exemple : « une belle saison quel’hiver. L’hiver, les domestiques boivent aussi fraisque les maîtres. » 44 Loin d’une triple extériorité –par pli du temps, l’inconscient du peintre ou l’objet

de sa peinture –, ces gestes de requalification et lesagencements conséquents, les déplacements defrontières sont, à notre sens, lisibles dans lapeinture de Courbet. Nous voudrions faire travail-ler cette hypothèse à propos de deux questions,celle du genre et de l’autochtonie d’une part, desformes de l’art de l’autre 45.

L’autochtonie et son genre

À plusieurs reprises, Gustave Courbet peint lasource de La Loue 46 Le cours d’eau lui est familier.Sa peinture l’atteste, ses propres pratiques oufréquentations aussi : « Ah ! Ah ! voici enfin dupoisson. C’est un des rois de la Loue. […] On vousle ménageait cher ami. J’en avais parlé avec Jean-Jean de la Mal-Côte, pêcheur de profession. Lesusdit monarque se trouvait dans un gouffre quilonge les peupliers de M. Ordinaire (site que vousavez du reste dans un de mes petits paysages).« quand il apparaîtra, me dit Jean-Jean, il est àvous. » C’est la nuit passée, nuit fatale – Dieu quela nuit était noire ! – qu’il sortit de ses domaines.[…] Jean-Jean de la Mal-Côte, d’un coup d’épervierprenait son poisson. » 47

Un compagnonnage s’impose à nous dans ceparcours entre Loue et Courbet, celui de MaxBuchon. D’abord parce que dans le courrier qu’illui adresse durant le mois d’août 1863, GustaveCourbet dresse en creux le rôle qu’il aurait putenir, par ses qualités propres, son appartenanceou ses ressources : celui d’un théoricien du

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42 Cette question est commune à l’ensemble des pratiques etdisciplines qui entendent représenter le monde. Le motif deschaussures du peintre a été traité par Heidegger à propos deVan Gogh, en particulier quant au possesseur des chaussuresqu’il a peintes. Leur attribution est discutée par Meyer Schapiro,op. cit.. La discussion est ressaissie par J. Derrida, La vérité enpeinture, Paris, Flammarion, 1978.43 « L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu quilui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voirce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là oùseul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce quin’était entendu que comme bruit. » J. Rancière, La Mésentente.Politique et philosophie, Paris, Galilée, p. 53.44 Lettre à Francis et Marie Wey, 12 décembre 1849. P. t.D. Chu,op. cit., p 83-84. Il reprend cette remarque dans un courrier àChampfleury, en février-mars 1850 : « C’est une bien bellesaison que l’hiver. Outre que les domestiques boivent aussi fraisque leurs maîtres, de tous côtés on entend conter des exploitsqui enchanteraient Trapadoux. Par ici, c’est un braconnier qui avu un sanglier gros comme une vache ; par là, c’est un paysantenant son fusil d’une main qui a pris un loup de l’autre parl’oreille. Pour moi, j’ai tué une oie sauvage qui pesait douze livresà la grande admiration du pays » P. t.D. Chu, ibid., p 85.

45 Nous le ferons ailleurs à propos de l’animalité. Nous auronsalors fait le tour du groupe central de L’Atelier.46 En 1864, il écrit « Je suis allé à la source de la Loue, ces jourspassés, et j’ai fait 4 paysages […] », Lettre à Jules Luquet, P. t.D.Chu, ibid., p. 218.47 Lettre à Francis et Marie Wey, 12 décembre 1849. P. t.D. Chu,ibid., p. 82.

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réalisme, travail bien mal conduit par Champfleuryselon le peintre : « Proudhon me dit qu’il m’amanqué un littérateur, que Champfleury n’y entendrien, qu’il ne sait pas écrire, qu’il n’a pas l’espritde faire un ouvrage critique, et qu’il ne sait pasraisonner. Il ne m’apprend rien. Si j’osais j’endirais bien davantage que lui. Comme je n’avaispas terminé mon action, ça m’était égal queChampfleury écrive ce qu’il voulait sur le réalisme(dans lequel il n’a jamais été), ce qu’il ne m’étaitpas égal c’est qu’il dévoyait par le fait le public surmon compte, parce qu’on me croyait associé. C’esttoi qui es le plus coupable, c’est ce que j’ai écrit àProudhon qui t’aime beaucoup. Je disais : Si cesauvage notre ami Buchon avait voulu habiterParis et se mettre au courant des mœurs, en unmot faire ce que nous avons fait, il aurait faitl’affaire ; c’est d’autant plus dommage qu’il avait enlui des qualités qu’il n’a pas osées. » 48 Ensuiteparce que l’un et l’autre traitent, sous des formesdifférentes, des mêmes sujets : l’enterrement,l’incendie, le retour de foire, la localisation de labataille d’Alésia, Saint-Nicolas… La Loue. Parfois leprojet ne va pas jusqu’à son terme : Max Buchonécrit « Le vigneron » et ses différentes tâches dontla taille des échalas que Max Claudet, leur amicommun, traite sous forme de statue, et queCourbet prévoit de peindre 49. On peut penser qu’ily a, entre ces trois-là, une communauté réflexive.En ouverture des Poésies de Max Buchon 50, figureun long poème consacré à la rivière, descriptif

comme d’autres textes de ce recueil dans lequel ilentend, en vers, montrer un monde avec sessaisons (le printemps, l’hiver…), des moments dela vie (le mariage, la naissance, les foins, la messe, lecochon, la mort, la lessive…), des lieux (une ferme,le grenier, les sapins…), des situations sociales (lemarchand de paniers, appartement à louer…). Lerecueil se clôt par un poème consacré au MontPoupet d’où l’on voit le pays, ses alentours, desmontagnes parentes. Si ce mont est un point devue, la Loue est un être auquel s’adresse l’auteur,un être traversant. Tout d’abord, surgissant de sasource, le palais d’une louve, elle est un tigre endémence, belle, sauvage et pure 51. Soutenue par leLizon, son affluent dont une gravure ouvre lesChants populaires de la Franche Comté 52 ; présentéecomme lui ressemblant ; elle coule sans tropchanger de qualités, jusqu’à la plaine, puis jusqu’àChamblay, seconde césure qualitative, où alorschargée de bois, elle devient forçat. La sauvagerien’est plus qu’un lointain souvenir. Tour à tour elleaura traversé Mouthiers, Lods, Vuillafans dont lecimetière abrite la mère de Buchon, Montgesoye,Ornans caractérisé comme la ville de Courbetauquel sont consacrées plusieurs strophes,Maizières, Scey, Cléron, Alaise traversé par l’affluentet défendu comme lieu de la bataille d’Alésia 53

–Vercingétorix est lui aussi objet de plusieursstrophes –, Le Val d’amour au nom issu d’unelégende amoureuse que Buchon livre… avant de seperdre dans le Doubs à Parcey.

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48 Lettre à Max Buchon, août 1863, P. t.D. Chu, ibid., p 208-209.49 « […] j’aurais fait un tableau du vigneron l’hiver. Il eût étéaiguisant des paisseaux ou des échalas […]. Lettre à Francis etMarie Wey, 26 novembre 1849, P. t.D. Chu, ibid., p 82. Sur cetteproximité productive, Cf.. N. Barbe, « Buchon, Claudet,Courbet. Le trio réaliste », à paraître.50 M. Buchon, Poésies. Traduction de Hebel, Paris, Sandoz etFischbacher, 1878, p. 1-10.

51 Dans un autre texte de Buchon il est question du « bruit durugissement de la Loue dans le fond de cette gorge terriblequ’elle a à franchir dès les premiers pas. » M. Buchon, Enprovince. Scènes franc-comtoises, Paris, Michel Lévy, 1858, p. 235.52 M. Buchon, Chants populaires de la Franche Comté, Paris,Sandoz et Fischbacher, 1878.53 Cf. N. Barbe, « Localiser Alésia. Récit d’une clôture », LesNouvelles de l’Archéologie, 2003, pp. 8-11.

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Le poème de Buchon, en relation avec la peinturede Courbet, est parfois présenté comme le signed’une identité régionale 54, lecture indexée sur lesseules premières strophes de la poésie, décrivantle surgissement sauvage et le caractère indé-pendant de la Loue, considérant de fait la suite dutexte comme un surplus. Par le tracé qu’il opère,Buchon produit un travail de territorialisationc’est-à-dire de définition d’un espace par desqualités, des noms, des traits, des limites, unehistoire, du sang versé, des morts, des hérosopérateurs de continuité. 55 In fine, ce dont il estquestion c’est moins l’expression d’une identitéde la Franche-Comté, ou d’un ethos régional,qu’une distribution spatiale de qualités au gré ducours d’eau, mettant en relation altitude etcapacité de résistance à l’imposition d’une autorité.Alors qu’à sa source, la Loue résiste au meunier,elle se retrouve chargée de fagots, asservie, dans« les bas-pays » 56.

L’espace ainsi circonscrit peut être rapporté àdifférents registres. C’est un lieu de parcours,d’expériences enfantines, d’épaisseurs demoments vécus, de lieux de peinture, de flânerie.C’est l’un de ces parcours que relate finalementMax Claudet dans ses Souvenirs de 1864 où ilévoque aussi la peinture de la source du Lison 57.« Quand je suis à Ornans, je suis à Paris, ma têtetrotte. C’est ici surtout que je goûte cette vagueflânerie qui fait tant de choses en ne rien faisant »

écrit Courbet. 58 Dans L’homme aux figures de cirequ’il publie en 1849, Champfleury se comportecomme une sorte d’érudit de la flânerie, à larecherche de sujets 59. L’expérimentation dumonde et ses formes de présence, l’économie del’attention évoquées par Courbet diffèrent. Plutôtque de recherche de sujets, l’accent est mis sur lafigure du flâneur entre deux mondes, traversantl’espace, pensant à autre chose tout en étant frappépar ce qui l’entoure, alentours qu’il peut, si l’on suitWalter Benjamin, efficacement révéler. « Lesdescriptions révélatrices de la grande ville […] sontle fait de ceux qui ont traversé la ville en étatd’absence, perdus dans leurs pensées ou leurssoucis […] c’est à leur état d’âme, qui est tout à faitdifférent de celui de l’observateur que Baudelaire apensé » 60. L’espace pratiqué est aussi accumulateurde puissance, en particulier via les formes delangage : « Il (Courbet) se rendit célèbre parl’emploi de son patois, forme colorée, explosive delangage, qui donnait du mordant à ses idées non-conformistes et à ses sentiments excessifs. » 61

Par cette description de la rivière qui ouvre sonlivre, que fait Max Buchon sinon décrire et par làmême composer une autochtonie? Avec ses talentsd’helléniste et de comparatiste, Marcel Détiennenous rappelle qu’il y a un art de fonder ce quecertains appellent leurs racines et d’autres

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54 Mot magique éludant un certain nombre de questions tout enfaisant autorité.55 Sur cette question de la territorialisation on se reportera àGilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie.Mille Plateaux. Paris, Éditions de Minuit, 1980.56 M. Buchon, En province. Scènes franc-comtoises, op. cit., p. 87.57 M. Claudet, Souvenirs. Gustave Courbet, Paris, Dubuisson,1879.

58 Lettre à Francis et Marie Wey, 26 novembre 1849. P. t.D.Chu, op. cit., p 81.59 M. Haddad, « Gustave Courbet : le peintre d’Ornans acteurde la vie parisienne chez Champfleury et Claude Monet », in : LaVie parisienne, Actes du III e Congrès de la SERD, 7-9 juin 2007, enligne, http://etudes.romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/crbst_17html, consulté le 1er mars 2010. Courbet est présent dans letexte de Champfleury. Cf. Champfleury, L’homme aux figures decire, Paris, Gallimard, 2004, p. 26 sq.60 W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’âge ducapitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 102.61 J. Seigel, op. cit., p. 85.

Gustave CourbetL’origine du monde, 1866

Paris, musée d’Orsay (Fig. 4)

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l’autochtonie. Ainsi les Athéniens qui, à partir de laseconde moitié du Ve siècle, se pensent nés du sol,comme l’un de leurs héros, Erichthonios, vrai et purautochtone, issu du sperme d’Héphaïstos tombé àterre, parce qu’esquivé par Athéna 62. En 1866,Gustave Courbet peint L’origine du monde (Fig. 4),tableau à propos duquel nombreux ont été lescommentaires. 63 Dans l’espace des luttes pour laconquête du pouvoir, cette peinture à servi à lierrévolution et obscénité. 64 Dans d’autres espaces,l’un des motifs, répété, mérite que l’on s’y arrêteplus longuement, la parenté dressée entre lapeinture du sexe féminin et certains des paysagesde Courbet, parfois qualifiés de vaginaux, plusparticulièrement les sources de la Loue. Les sourcesde la Loue et l’origine du monde se ressemblent, laressemblance 65 dessine des parentés de qualités

entre des entités physiquement dissemblables. Lessources jaillissent des entrailles des rochers écritZahar. 66

Et si la source, soit l’origine, de la Loue était, commepour Buchon, l’origine du monde, de ce mondeconnu, parcouru, flâné et peint. La proximité entrela féminité et la rivière est aussi présente dans lemotif central de L’Atelier (Fig. 5), avec cette « fusiondu peintre, du modèle et de la peinture en uneseule entité ontologico-picturale » 67. Le paysagepeint y rappelle la campagne autour d’Ornans, larivière s’écoule hors de la toile par le mouvementdu tissu tenu par la femme, également source del’écoulement de l’étoffe. Le peintre est quasi dans lapeinture, des liens formels apparentent toile etmodèle entre lesquels Courbet est pris. « Dis moioù tu es né/Je te dirai ce que tu es » écrit Buchon 68,ou encore « L’art […] est toujours personnel etlocal » 69

La différence essentielle avec Athènes, le lecteurl’aura compris, c’est que l’autochtonie n’est plus lerésultat d’un épanchement masculin mais bien d’unécoulement féminin, cadré généralement au plusprès par Gustave Courbet (Fig. 6). Ici la territoriali-sation, l’autochtonisation, qui toujours engage lerapport des sexes, se conclut par une victoireféminine et nous sommes assez loin d’un Romulus,sinon louve comme La Loue du moins fils de son

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62 Marcel Détienne, Comment être autochtone. Du pur athénienau français raciné, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 42.63 Cf. Thierry Savatier, L’origine du monde. Histoire d’un tableaude Gustave Courbet, Paris, Bartillat, (2006), 2007.64 Ibid. Cette association entre insurgés ou révolutionnaires etl’obscénité est récurrente. Cf. pour 1848, Dolf Oehler, Lespleen contre l’oubli. Juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine,Herzen. Paris, Payot, 1996, p. 111 sq.65 Il resterait à discuter ce que veut dire « ressembler » et àpousser cette notion centrale en histoire de l’art dans sesretranchements anthropologiques. Cf. G. Didi-Huberman,Devant l’image, op. cit. Nous ne le ferons pas ici. Il y aurait ainsides similitudes entre l’ensemble formé par l’origine du monde et les sources de la Loue d’un côté et les masques à transformationconnus des anthropologues de l’autre. C’est ainsi d’ailleurs quepourrait être lu le dispositif mis au point par Jacques Lacan àl’aide de la peinture d’André Masson pour cacher le tableau. Surles différents régimes de la figuration, cf. Ph. Descola, « L’Enversdu visible : ontologie et iconologie, in : T. Dufrêne et A. -C. Taylor(eds.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’artet l’anthropologie se rencontrent, Paris, musée du Quai Branly/INHA, 2010, p. 25-36.

66 M Zahar, « Les significations profondes de l’ExpositionCourbet 1877, au Grand Palais », Les Amis de Gustave Courbet,58, 1977, p. 5.67 M. Fried, Le réalisme de Courbet, Paris, Gallimard, 1993,p. 207.68 M. Buchon, Salins les Bains, Salins, Billet, 1866, p. 1.69 M. Buchon, Noëls et chants populaires de la Franche-Comté,Salins, Billet et Duvernois, 1863, p. 6.

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lait, traçant un sillon autour de Rome pour lacirconscrire 70. On peut souscrire à la caractérisationde Courbet comme nomade sexuel revendiqué 71,par la narration de ses conquêtes et le refus d’unmariage pensé comme antithétique de la conditionartiste 72. Pour autant, la valeur attribuée au fémininapparaît ici largement brouillée, tout comme le sontles identités de genre dans la peinture deCourbet 73, ce qui n’est pas mince dans un principed’autochtonisation alors que, pour certains anthro-pologues, la différence des sexes structure lapensée humaine parce qu’elle commande le prin-cipe de l’identique et du différent 74.

Des formes de l’art

L’engagement de Courbet, au moment de laCommune, au sein de la commission des arts estconnu, administrant les musées nationaux et veillantà l’intégrité des collections face aux risques debombardement et de vols, élargissant postérieu-rement son périmètre d’action à une réforme desbeaux-arts, but repris par la Fédération des artistesde Paris, ceux-ci étant alors pensés comme l’un descorps de la Nation devant s’y articuler selon unprincipe fédératif. Chez Proudhon comme chezCourbet, la capacité à produire des objets que l’onpeut qualifier comme artistiques, est une questionposée tout comme celle de porter un jugement surdes “œuvres” ou celle des relations entre l’artiste,ses productions et le “reste” du monde social,présent ou désiré.De ce point de vue, nous nous intéresserons plusparticulièrement à la question de l’art populaire,catégorie qui s’invente en ce mitan de XIXe siècle,moment de découverte d’une altérité intérieure, dela requalification en art de formes graphiques oulittéraires. Champfleury, dans le feuilleton qu’il tientdans le National écrit « Je sors du Louvre, où j’airevu tous les grands maîtres de tous les pays et detoutes les écoles ; je crois m’être nourri de peinturepour longtemps. Et à la porte du Louvre, je m’arrêtedevant le premier étalage de gravures en plein vent.Et quelles gravures ! L’image, dans toute sa simpli-cité, la gravure sur bois d’Épinal […] » 75

Pour Max Buchon qui fait œuvre de folkloriste, l’artpopulaire est triplement caractérisé. Pris dans unetension temporelle, il est tout à la fois présent etsous le regard mais aussi un outil historique en ce

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réceptrice passive de l’embryon, soumission…) ou le Dictionnaireuniversel du XIXe siècle selon lequel la femme ne pense pas.75 Cité par D. Fabre, « « C’est de l’art ! » Le peuple, le primitif,l’enfant », Gradhiva, 2009, 9, p. 8.

Gustave CourbetL’Atelier du peintre, 1855, détailParis, musée d’Orsay (Fig. 5)

70 « […] à étudier les figures athéniennes de l’autochtonie, ons’avise vite que la pensée du politique, telle qu’elle s’énonce dansle mythe d’origine, passe par l’assignation d’une place auxfemmes ou, du moins, au féminin – à l’écart ou, mieux (c’est-à-dire idéalement) ; nulle part (si ce n’est à l’intérieur del’homme). », N. Loraux, « Notes sur l’un, le deux et lemultiple » in : M. Abensour (dir.), L’esprit des Lois sauvages. PierreClastres ou une nouvelle anthropologie politique », Paris, Éditionsdu Seuil, 1987, p. 166-16771 Th. Savatier, op. cit., p 56.72 Ce n’est pas le propre de Courbet. Cf. N. Heinich, L’éliteartiste, Paris, Flammarion, 2005, p. 91, sq.73 Cf. sur cette question M. Fried, op. cit., p. 203 sq. On peutaussi remarquer que l’industrialisation bouleverse la divisionsexuelle du travail : « Quand il fut possible de substituer la forcemécanique à celle de l’homme, l’une des différences au moinsentre travail féminin et travail masculin se trouva éliminé ». J. W.-Scott, « L’ouvrière, mot impie, sordide », Actes de la rechercheen sciences sociales, 1990, 1, p. 2-15.74 Rappelons au passage la position de Proudhon sur lesfemmes (joli animal, faiblesses physique et morale, immoralité,

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qu’il permet de reconstituer des formes plusanciennes. Ses modes de relation au réel sontparticulières. Ainsi dans la hiérarchie des Noëls qu’ilétablit, Buchon a pour opinion que les Noëls franc-comtois sont supérieurs à ceux des autresprovinces de France, que les Noëls allemandssont supérieurs à tous, car ils peignent, plus qued’autres, la réalité. Enfin l’art populaire est pensécomme une ressource, « la fontaine de Jouvence »du réalisme, tous deux d’ailleurs dénigrés par « lesprofesseurs du beau langage ». 76

Gustave Courbet manifeste quelque intérêt expli-cite pour le sujet, dans un courrier à Champfleury :« J’ai déjà fait des démarches infructueuses pour lesassiettes à coqs, j’aurai des chansons de paysans, etje vous porterai les Bons sabots de Besançon » 77.Ailleurs, il propose à Buchon d’aller « voir laManuel, une vieille femme de Clairon, qui sait plusde 200 chansons de paysans. » 78 Champfleury

consigne une chanson de Franche-Comté au motifque les « sœurs de Courbet, le peintre, chantaientdans le village d’Ornans, illustré à jamais par lefameux enterrement […] les Trois princesses, avecun sentiment de localité si vif que l’origine de cettechanson en était garantie franc-comtoise. » 79 Vers1846-1847, un tableau de Courbet semble renvoyerà une scène de transmission : Les trois sœurs Courbet(Les récits de la grand-mère Salvan). En 1847 il peintun Saint-Nicolas ressuscitant les petits enfants.Max Buchon utilise la forme de la poésie pourdécrire, se revendiquant des manières de la poésiepopulaire qu’il collecte, parce qu’il tient cetteforme comme un moyen particulièrement efficaced’accession à la vérité. Le support même de sesœuvres revêt la forme de la littérature decolportage : « Ses poésies, dont quelques-unes sefont remarquer par un sentiment très délicat, il lesservait au public comme des cahiers de chansonsvendus par les colporteurs dans les foires. Publiéesen petits fascicules sans blancs ni espaces, ellesétaient tassées, comme par économie, sans air etpeu attirantes. Combien de lettres ai-je écrit àl’ami, sur la nécessité d’une enveloppe plusdécente ! Max Buchon accordait que j’avais raison,mais n’en continuait pas moins ses typographiesprimitives ». 80 Par une approche iconologique,Meyer Schapiro dresse une parenté entre L’enter-rement et des œuvres de l’imagerie populaire, unegravure sur bois publiée en 1830 à Montbéliardpour le dessin sur papier conservé au musée deBesançon, les images des Degrés des âges pour laversion finale 81.

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79 Champfleury, Chansons populaires des provinces de France,Paris, Lécrivain et Toubon, 1860, p. 82.80 Champfleury, in : M. Buchon, Poésies. Poésies franc-comtoises.Poésies de Hébel, Paris, Sandoz et Fiscbacher, 1877, p. VIII.81 Buchon dans l’un de ses romans décore le poêle de deuxgravures Le Jugement dernier et le Degré des Âges. M. Buchon, Enprovince, op. cit., p. 42-43.

76 M. Buchon, Noëls et chants populaires, op. cit., p. 4.77 Lettre à Champfleury, février-mars 1850 P. t.D. Chu, op. cit.,p. 87.78 Lettre à Champfleury, fin décembre 1860, P. t.D. Chu, op. cit.,p. 169.

Gustave CourbetLa Source, 1868Paris, musée d’Orsay (Fig. 6)

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Il nous semble possible de pousser plus loin, suivantpour cela la thèse de Michael Fried, pour quiGustave Courbet produit des tableaux où lacoupure entre la représentation du tableau etl’acteur-peintre n’est pas établie. Il y a tout d’abordla suggestion d’une proximité des personnages,sujets qui débordent de la toile, remettant en cause« l’imperméabilité ontologique de la surface dutableau ». Et puis le peintre semble absorbé par latoile. Les personnages au dos tourné sont lus parField comme les figures de l’incorporation dupeintre dans sa peinture. Certains éléments decomposition des tableaux représentent l’instru-mentation du peintre, ainsi les outils des casseursde pierre assimilés à une palette pour l’un, à unebrosse ou un couteau pour l’autre. L’analyse qu’ildonne des Cribleuses de blé nous intéresseparticulièrement. La cribleuse, personnage de dos,est une figure du peintre. La femme endormieserait sa main gauche qui tient la palette. Lacribleuse serait la main droite qui tient le couteauou le pinceau. La cribleuse a un geste qui a à voiravec la peinture : elle jette sur une toile des grains,

ce à quoi on peut assimiler le transport de lapeinture sur la toile, d’autant que chacun desgrains projetés devient une tache de couleur. Si lacribleuse jetant de la couleur sur une toile estbien le peintre dans la peinture, alors Courbetjetant du grain sur une toile, effectue bien analo-giquement un geste « populaire ». Par cetteappropriation Courbet se définit comme artistepopulaire, et peut-être rapproché de l’entreprisede son « pauvre cousin ». 82 Cette piste peut êtrepoursuivie avec L’Atelier, où Courbet peint sousle regard d’un enfant, situé sur la gauche dutableau. À suivre donc Fried, cet enfant peut êtreassimilé au peintre incorporé dans le tableau. 83

Champfleury parle de l’art populaire comme d’un« un pauvre petit art tout nu, souvent crotté maisgai et souriant, naïf et ne craignant pas plus demontrer ses nudités que l’enfant qui vient denaître » 84. Ou encore sur l’imagerie populaire :« La naïve exécution des bois de la Bible despauvres n’a d’équivalent que dans certaines gravuresde la Bibliothèque bleue de Troyes. C’est que lebégaiement des enfants est le même en tous pays,que, malgré son arrêt de développement, il offrecependant le charme de l’innocence, et que ce quifait le charme des imagiers modernes vient de cequ’ils sont restés enfants, c’est-à-dire qu’ils ontéchappé aux progrès de l’art des villes » 85. Cerapprochement, associé à la naïveté, est aussi

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82 Il conviendrait également de verser au dossier le rapportentre le travail de Courbet et l’imagerie populaire. Cf.M. Schapiro, op. cit.83 Cf. N. Barbe, « L’Atelier de Courbet : une énonciation dutravail du peintre », in : P. Marcilloux (dir.), Le travail enreprésentations, Paris, Éditions du Comité des Travauxhistoriques et scientifiques, 2005, p. 495-514.84 Champfleury, Chansons populaires des provinces de France,Paris, Lécrivain et Toubon, 1860, p. I.85 Champfleury, Histoire de l’imagerie populaire, Paris, Dantu,1869, p. XXIII.

CarjatCourbet peignant, 1981Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie (Fig. 7)

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présente chez nombre d’intellectuels s’intéressantà l’art populaire. Töppfer défend l’idée de lasupériorité d’un art enfantin qu’il soit celui de« gamins de collège » dessinant des bonhommesavant d’apprendre le dessin, ou des sauvages, desgamins des rues et des tambours de régiment. 86

Proudhon emploie aussi l’image de l’enfant pourdécrire Courbet. Celui-ci défend l’idée que l’artne s’enseigne pas. 87 Les caricaturistes emploientle motif, ainsi dans une caricature de 1853, unenfant crie à sa mère « Oh maman, vois donc cesbeaux courbets ! Achète-men ! Quatre pour unsou ! ». 88

Le peintre ne fait plus seulement emprunt demotifs de l’art populaire, il identifie sa pratique àcelui-ci. Il peut en cela être rapproché de la familleSand qui, dans les années 1840, va se livrer dans samaison de Nohant, près de Châteauroux dans leBerry, à la pratique du théâtre puis à celle duthéâtre de marionnettes. Le texte de GeorgesSand, « Le théâtre et l’acteur », 89 est généralementlu comme portant sur la commedia dell’arte. Maisplus que cela, au-delà du seul caractère improviséde ce théâtre qu’il évoque, ce texte décrit undispositif de production qui qualifie la formethéâtrale pratiquée comme relevant, au-delà de lacommedia dell’arte, de la catégorie de l’artpopulaire parce qu’elle en présenterait tout oupartie de ses caractéristiques 90.

La politique de Courbet opère ici un doubledéplacement : des œuvres populaires légitiméescomme formes artistiques, le peintre en artistepopulaire. « On le loue de voir la nature commeun paysan et de la peindre en professeur » peut-on lire dans une critique de l’expositioninternationale de Munich 91. « De loin, en entrant,l’Enterrement apparaît comme encadré par uneporte ; chacun est surpris par cette peinturesimple, comme à la vue de ces naïves images surbois, taillées par un couteau maladroit, en têtedes assassinats imprimés rue Gît-le-Cœur. L’effetest le même, parce que l’exécution est aussisimple. L’art savant trouve le même accent quel’art naïf » écrit Champfleury 92. L’œil et lamanière… la boucle est bouclée, d’autant quesous les plumes de Champfleury, Buchon ouSand, l’art populaire ne signifie pas art collectif.« [le poète populaire] obéit au besoin de sanature qui, l’élevant au-dessus de ses compa-gnons, lui a donné le don de l’improvisation. » 93

« Tous les regards se retournent vers Coulas, quiest d’habitude le bel-esprit de la bande, et qui adéjà bien des fois promis à ses confrères envoiturage, de leur bâcler une chanson faite toutexprès pour eux. » 94 Dans Les Maîtres Sonneurs,Joseph cornemuseux de génie, au don révélé parun autre cornemuseux est rejeté par les autresmusiciens. Reçu par les maîtres sonneurs duBourbonnais, il fait preuve de « hauteur », puisau cours d’une cérémonie secrète d’initiationparaît « écouter avec mépris le tintamarre desdix-huit musettes », enfin se fait tuer par des

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86 A. Töppfer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois,Paris, Hachette, 1907, p. 261 et 260.87 Cf. G. Courbet, op. cit., 1986.88 M. Schapiro, op. cit., p. 273. Cf. E. Pernoud, L’invention dudessin d’enfant en France à l’aube des avant-gardes, Paris, Hazan,2003.89 G. Sand, « Le théâtre et l’acteur », in : Œuvres autobio-graphiques, Paris, Gallimard, 1971, t. 2, p. 1239-1244.90 Cf. N. Barbe, « Le théâtre de George Sand ou penser l’artpopulaire comme une hétérotopie », Le Portique, 13-14, 2004,p. 75-92.

91 Gazette des Beaux Arts, 1869, p. 309.92 Champfleury, Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui, Paris,Poulet-Malassis et De Broise, 1861, p. 244.93 Champfleury, Chansons populaires…, op. cit., p. XII.94 M. Buchon, En province…, op. cit., p. 78.

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sonneurs du Morvan pour raison de trop grandedistance. 95

Le pied droit en sabot et le pied gauche en escar-pin ?

Entre marteau et chaussures

Au terme de ce parcours en cordonnerie, qui atenté de dessiner dans le geste du peintre (Fig. 7) lepolitique, soit les relations entre lui et sesreprésentés, la reconfiguration des êtres et laredistribution des places, peut-être est il utile determiner sur trois remarques.Tout d’abord, pour reprendre la citation en exergueau début de ce texte, que la peinture est pensée etqu’elle fait penser, même si elle tend à résister àl’écriture ou au déchiffrement, à nos équipements.Que ce déchiffrement est toujours anachroniquedans le sens où l’image est usée par le temps, quenos lectures sont trop empreintes du souci del’origine au détriment des empilements de tempo-ralités qui la constituent et des constellations liantle présent et le passé. 96

Enfin sur ce que nous faisons de cet héritage, sur lamanière dont nous pouvons faire travailler Courbetsi on le lit comme peintre politique. De ce point de

vue le mot de la fin pourrait revenir à JacquesDerrida qui, à propos de Marx, dit : « L’héritagen’est pas un bien, une richesse qu’on reçoit et qu’onmet en banque, l’héritage c’est une affirmationactive, sélective, qui parfois peut être plus réaniméeet réaffirmée par des héritiers illégitimes que pardes héritiers légitimes ; autrement dit, l’engagementpolitique aujourd’hui passe par la question desavoir ce qu’on va faire de cet héritage, commenton va le mettre en œuvre » 97. Bref comment lesquestions posées par le peintre d’Ornans, etd’ailleurs, sont-elles susceptibles d’être remises surl’enclume… et avec quelles chaussures ? (Fig. 8)

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95 G. Sand, Les Maîtres Sonneurs, Paris, Gallimard, 1979, p. 458,473 et 494-496.96 Cf. G. Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Éditions deMinuit, 2002 ; W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire »,Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, t. 3, p. 427-443.

97 J. Derrida, « Marx c’est quelqu’un », in : J. Derrida,M. Guillaume et J.-P. Vincent, Marx en jeu, Paris, Descartes &Cie, 1997, p. 26.

Gérard Tisserand La Mort d’un Rouge, 1981 (Fig. 8)

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