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249 La politique énergétique suisse par Fulvio Caccia, Bellinzona 1. Introduction: La situation actuelle Est-ce que la politique énergétique doit encore nous préoccuper? Nous avons, depuis des années, assez de pétrole, assez de gaz, assez d'électricité, et il semble bien que nous en ayons assez, aussi, des conceptions énergétiques globales et de la politi- que énergétique en général. Argovie, canton modèle et canton d'énergie par excel- lence, vient de le prouver, si besoin en était encore. Les Argoviens ont rejeté en mars leur loi sur l'énergie avec une majorité de plus de 60 % et avec une abstention absolu- ment record de 89 %, alors qu'ils étaient les premiers à avoir, il y a neuf ans déjà, une conception cantonale de l'énergie. Ce résultat semble refléter la situation générale en Suisse, c'est-à-dire un manque de consensus et d'intérêt répandu, en ce qui concerne la politique énergétique. Seule la politique nucléaire continue de retenir l'attention, alors que la politique énergéti- que se cache de plus en plus derrière d'autres actions, le programme pour combattre le dépérissement des forêts notamment. L'élan qu'avait pris notre politique énergé- tique avec la création de la Commission de la conception globale de l'énergie (GEK) paraît complètement brisé, maintenant, après l'échec, dans la votation du 27 février 1983, de l'article constitutionnel. Ce résultat négatif s'explique surtout - comme ce- lui en Argovie - par l'alliance étrange de ceux qui veulent beaucoup plus avec ceux qui ne veulent rien du tout. S'il est facile d'expliquer la lassitude générale en matière de politique énergétique par la surabondance d'énergie qui règne depuis plusieurs années, les raisons du manque profond d'un consensus sont très complexes. Même les objectifs généraux de la politique énergétique, c'est-à-dire l'approvisionnement en énergie sûr, écono- mique et ménageant l'environnement, sont contestés. Pour les uns, il s'agit principa- lement de réduire notre dépendance à l'égard du pétrole importé, en le remplaçant par d'autres énergies, le nucléaire surtout. Pour les autres, il faut au contraire com- plètement renoncer à l'énergie atomique et se baser essentiellement sur les énergies renouvelables. Ces divergences d'opinion ne sont pas superficielles. Elles reflètent des valeurs personnelles profondes, donc des philosophies de vie contradictoires. C'est pourquoi, une politique énergétique efficace qui ne corresponde pas à un consensus n'est pas possible dans notre pays, à cause de nos structures tradition- nelles de la démocratie directe et du fédéralisme. On ne peut passer outre aux mino- rités dans une question tellement critique et épineuse. Ainsi, dix ans après la première crise de pétrole, notre politique énergétique se li- mite toujours au dénominateur commun de toutes ces opinions très divergentes. Schweiz. Zeitschrift für Volkswirtschaft und Statistik, Heft 3/1984

La politique énergétique suisse

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La politique énergétique suisse par Fulvio Caccia, Bellinzona

1. Introduction: La situation actuelle

Est-ce que la politique énergétique doit encore nous préoccuper? Nous avons, depuis des années, assez de pétrole, assez de gaz, assez d'électricité, et il semble bien que nous en ayons assez, aussi, des conceptions énergétiques globales et de la politi­que énergétique en général. Argovie, canton modèle et canton d'énergie par excel­lence, vient de le prouver, si besoin en était encore. Les Argoviens ont rejeté en mars leur loi sur l'énergie avec une majorité de plus de 60 % et avec une abstention absolu­ment record de 89 %, alors qu'ils étaient les premiers à avoir, il y a neuf ans déjà, une conception cantonale de l'énergie.

Ce résultat semble refléter la situation générale en Suisse, c'est-à-dire un manque de consensus et d'intérêt répandu, en ce qui concerne la politique énergétique. Seule la politique nucléaire continue de retenir l'attention, alors que la politique énergéti­que se cache de plus en plus derrière d'autres actions, le programme pour combattre le dépérissement des forêts notamment. L'élan qu'avait pris notre politique énergé­tique avec la création de la Commission de la conception globale de l'énergie (GEK) paraît complètement brisé, maintenant, après l'échec, dans la votation du 27 février 1983, de l'article constitutionnel. Ce résultat négatif s'explique surtout - comme ce­lui en Argovie - par l'alliance étrange de ceux qui veulent beaucoup plus avec ceux qui ne veulent rien du tout.

S'il est facile d'expliquer la lassitude générale en matière de politique énergétique par la surabondance d'énergie qui règne depuis plusieurs années, les raisons du manque profond d'un consensus sont très complexes. Même les objectifs généraux de la politique énergétique, c'est-à-dire l'approvisionnement en énergie sûr, écono­mique et ménageant l'environnement, sont contestés. Pour les uns, il s'agit principa­lement de réduire notre dépendance à l'égard du pétrole importé, en le remplaçant par d'autres énergies, le nucléaire surtout. Pour les autres, il faut au contraire com­plètement renoncer à l'énergie atomique et se baser essentiellement sur les énergies renouvelables. Ces divergences d'opinion ne sont pas superficielles. Elles reflètent des valeurs personnelles profondes, donc des philosophies de vie contradictoires. C'est pourquoi, une politique énergétique efficace qui ne corresponde pas à un consensus n'est pas possible dans notre pays, à cause de nos structures tradition­nelles de la démocratie directe et du fédéralisme. On ne peut passer outre aux mino­rités dans une question tellement critique et épineuse.

Ainsi, dix ans après la première crise de pétrole, notre politique énergétique se li­mite toujours au dénominateur commun de toutes ces opinions très divergentes.

Schweiz. Zeitschrift für Volkswirtschaft und Statistik, Heft 3/1984

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Nous ne disposons toujours pas des instruments pour réaliser une politique énergé­tique efficace. C'est pourquoi, les deux politiques proposées qui s'opposent actuel­lement, celle du Conseil fédéral et celle des deux initiatives populaires - l'initiative énergétique et l'initiative atomique - s'accordent à demander des efforts renforcés: Le Conseil fédéral en incluant l'énergie nucléaire, les initiatives en prônant son abandon et en poussant les économies d'énergie et les énergies renouvelables. Ce choix fournira-t-il la «Flurbereinigung» depuis longtemps recherchée? Pour don­ner une réponse, il faut d'abord définir le problème et essayer d'évaluer les risques de notre approvisionnement en énergie. Ensuite, en confrontant ces risques avec les deux politiques proposées, on peut se demander si une troisième voie est nécessaire et, si oui, comment il faudrait s'y engager.

2. Les risques de notre approvisionnement en énergie

Depuis 1973, la part exorbitante du pétrole (de presque 80%) dans la consomma­tion finale a diminué de plus de 10%, et les importations de pétrole ont été réduites de3,l mio. t, soit de 16%(tableau 1). En même temps, la consommation de gaz natu­rel, d'électricité et de charbon a considérablement augmenté. Le remplacement du pétrole a donc fait des progrès substantiels, surtout à cause de la forte hausse des prix du pétrole, alors qu'en ce qui concerne les économies d'énergie, le progrès a été beaucoup moins impressionnant puisque la consommation d'énergie par unité de produit intérieur brut (PIB) n'a diminué que de 2 % environ, dans la même période.

La diversification de notre approvisionnement en énergie, réalisée pendant les dix dernières années, vient certainement à point. Les risques n'en restent pas moins importants, en ce qui concerne notre dépendance à l'égard de l'étranger. En 1982, plus de 80% de nos besoins énergétiques étaient toujours couverts par des importa­tions, 67 % par le pétrole seul.

Les perspectives les plus récentes (tableau 1) indiquent qu'avec la politique éner­gétique actuelle, et supposant une croissance économique de plein-emploi et des prix de pétrole brut constants, en termes nominaux jusqu'en 1985, et en termes réels après, cette dépendance pourrait de nouveau augmenter. La demande de pétrole pourrait s'accroître de plus de 66%, et sa part dans le bilan énergétique pourrait at­teindre 72%, en l'an 2000. Des événements politiques peuvent en tout temps rame­ner la pénurie, et une nouvelle flambée des prix aurait forcément des retombées éco­nomiques et sociales graves. Le climat de complaisance générale à l'égard de l'ap­provisionnement énergétique augmente ces risques qui, d'ailleurs, ne sont pas limi­tés au pétrole, mais qui existent pour toutes les énergies importées, y inclus le gaz naturel, l'uranium et le charbon.

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Tableau 1 Consommation d'énergie en Suisse en 1973 et 1982 et perspectives * pour l'an 2000

Consommation finale 1973 » 19821 2000

PJ2 % PJ2 % PJ2 %

Combustibles liquides 371,2 55,1 Carburants liquides 165,3 24,5 Electricité3 103,6 15,4 Gaz 10,6 1,6 Charbon5 13,0 1,9 Bois 10,1 1,5 Chauffage à distance3, déchets industriels4

Energies nouvelles6

Total

Dépendance vis-à-vis de l'étran­ger7

673,8 100

86%

667,3 100

82%

1042 100

87%

* Politique actuelle; croissance de plein-emploi; prix pétrole brut constants, en termes nominaux jusqu'en 1985, en termes réels après

1 Statistique globale suisse de l'énergie 21 PJ = 277,78 mio kWh 3 Y compris le chauffage à distance et l'électricité d'origine fossile 4 Enregistré pour la première fois en 1978 5 Y compris le coke 6 Rayonnement solaire, chaleur de l'environnement, biogaz 7 Agents énergétiques primaires au niveau de la consommation finale

Ces dernières années, les conséquences écologiques de notre approvisionnement en énergie ont remplacé, dans l'opinion publique et dans la politique, la peur d'une pénurie. L'élimination des déchets radioactifs des centrales nucléaires et, surtout, le dépérissement des forêts, continuent de faire l'objet d'interventions parlementaires, de conférences et d'émissions des mass media. Il semble acquis aujourd'hui que la situation des forêts est inquiétante, plus grave en tout cas qu'on ne le croyait, et que les émissions atmosphériques par le trafic routier et le chauffage en sont une cause primordiale. C'est pourquoi une augmentation de 60% de la consommation d'éner­gie fossile en Suisse, jusqu'à l'an 2000, selon les dernières perspectives, ne semble guère admissible.

265,7 183,7 132,2 39,8 21,5 11,1

13,3

39,8 27,5 19,8 6,0 3,2 1,7

2,0

748 72

191 18 54 5

27 3

19 2

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Les conflits sociaux, enfin, se sont manifestés surtout dans le secteur nucléaire, de­puis le début des années soixante-dix. Après l'occupation du site de Kaiseraugst, en 1975, la première initiative énergétique a été rejetée de justesse, en 1979. La nouvelle loi atomique avec la clause du besoin n'a pas fourni la base d'un consensus, parce que - selon la Commission fédérale de l'énergie - la clause du besoin n'est pas possi­ble du point de vue scientifique, elle ne peut être démontrée de façon objective, elle est controversée, mais politiquement nécessaire. Le public reste profondément po­larisé. Tous les sondages d'opinion le confirment. Dans cette situation, la construc­tion de la centrale nucléaire de Kaiseraugst contre la volonté clairement exprimée de toute la région pourrait avoir des conséquences au moins aussi graves, sur le plan politique et social, qu'une pénurie d'électricité suite à un blocage continu de notre politique énergétique.

Personne, donc, ne peut sincèrement nier l'existence du problème de l'énergie ni les risques qui en découlent pour notre économie, l'environnement et l'Etat. Ces ris­ques semblent même devoir augmenter dans l'avenir si nous poursuivons la politi­que énergétique actuelle. Les expériences de ces dix années passées montrent que, bien que nous soyons très conscients des risques, nous avons tendance à ne nous en occuper sérieusement que quand la crise est manifeste pour lutter alors contre les symptômes plutôt que les causes. En 1974 et 1979, lors de la crise de pétrole, tous les pays industrialisés ont essayé, par des mesures d'urgence, de réduire la consomma­tion de pétrole au lieu de changer les structures. En 1975, après l'occupation du site de Kaiseraugst, nous avons introduit la clause du besoin dans la loi atomique sans prendre des mesures efficaces pour utiliser l'électricité de façon plus rationnelle. Aujourd'hui, le dépérissement des forêts, qui monopolise l'attention générale, nous conduit à combattre la pollution atmosphérique par des mesures techniques visant à réduire les émissions, par exemple en utilisant des catalyseurs. Ces mesures sont, certes, nécessaires; mais le transport privé, qui, en outre, tue chaque année plus de mille personnes sur nos routes, n'est pas vraiment touché. Nous n'avons pas encore réussi à contrôler la cause commune de tous ces problèmes, la demande croissante de l'énergie, par une politique énergétique globale et visant le long terme.

3. Les politiques opposées proposées

3.1 Politique du Conseil fédéral

La politique proposée par le Conseil fédéral consiste, essentiellement, en l'utili­sation des compétences existantes et l'extension du nucléaire. Le Conseil fédéral ex­plique cette politique dans son message sur l'initiative énergétiquel :

1 Message concernant l'initiative populaire «pour un approvisionnement en énergie sûr, économi­que et respectueux de l'environnement» du 1er juin 1983, p. 3.

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«Après le rejet, lors du scrutin du 27 février 1983, de l'article énergétique proposé par le Conseil fédéral et complété par les Chambres, le gouvernement ne dispose d'aucune base constitutionnelle pour une politique énergétique équilibrée et concertée. Cependant, les pro­blèmes à résoudre dans ce domaine sont d'une telle ampleur- la détente sur le marché du pé­trole ne doit pas faire illusion - que la Confédération n'a pas le droit de rester inactive. Il est donc de son devoir de tirer parti, partout où cela se justifie, des attributions et des possibilités dont elle dispose. Par ailleurs, il est essentiel que les cantons prennent les devants et usent plei­nement de leurs compétences.»

Le Conseil fédéral a précisé ses intentions dans sa décision du 6 juillet 1983. Selon cette décision, il s'agit surtout de prendre des mesures dans le secteur du bâtiment, basées sur la loi sur la protection de l'environnement ; d'introduire des prescriptions concernant l'étiquetage des appareils et des véhicules, notamment dans la loi, en préparation, sur la protection des consommateurs ; et de renforcer la recherche dans le domaine de l'énergie. En outre, le Conseil fédéral veut tenir compte des aspects énergétiques dans ses autres décisions, surtout en matière de transports, d'impôts et d'utilisation des eaux. Finalement, il a l'intention de renforcer le soutien aux can­tons dans le développement des politiques cantonales.

En plus, le Conseil fédéral a décidé, le 12 mars 1984, de réaliser un programme d'urgence pour combattre le dépérissement des forêts, en réduisant la pollution atmos­phérique par les voitures et les installations de chauffage. Ce programme contient notamment des mesures techniques visant à diminuer les émissions, p. ex. avec des catalyseurs, en utilisant de l'essence sans plomb, et des mesures d'économies d'énergie, y inclus des prescriptions concernant les installations de chauffage (contrôles obligatoires, homologation, dimensions et équipement) et la protection thermique des bâtiments.

Dans le secteur nucléaire, le Conseil fédéral arrive, en 1981, à la conclusion sui­vante2:

«Une évaluation réaliste des perspectives économiques et des possibilités de la politique énergétique montre... que pour disposer d'une sécurité d'approvisionnement suffisante (95 %) en hiver, durant la première moitié de la prochaine décennie, le pays aurait besoin de plusieurs centaines de megawatts installés en plus de la centrale de Leibstadt et des installations nu­cléaires actuellement en service. L'insuffisance de production s'aggravera vraisemblablement jusqu'en l'an 2000, même si un nouvel effort est entrepris dans le domaine énergétique. Pour combler cette lacune toujours plus grande, il faudra envisager la construction de centrales nu­cléaires ou au charbon. Le Conseil fédéral conclut donc à la nécessité d'une nouvelle centrale nucléaire. Sa décision s'inspire aussi des effets extrêmement néfastes qu'aurait une pénurie d'électricité pour l'ensemble de notre économie.»

2 Message concernant l'approvisionnement de l'arrêté du Conseil fédéral relatif à l'autorisation gé­nérale pour la centrale nucléaire de Kaiseraugst du 21 décembre 1981, p. 3.

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Selon les dernières perspectives, le besoin pour «Kaiseraugst» est donné seule­ment vers le milieu des années quatre-vingt-dix si l'on poursuit la politique propo­sée par le Conseil fédéral, à cause de la croissance économique et des prix du pétrole plus faibles, ces dernières années, par rapport aux prévisions, et malgré le rejet de l'article constitutionnel sur l'énergie. Le Conseil des Etats a approuvé l'autorisation générale pour cette centrale en 1983, la commission du Conseil national également. Le Conseil national a décidé de trancher après la votation sur l'initiative atomique, puisque «Kaiseraugst» ne pourrait être réalisé si cette initiative était acceptée.

Le Conseil fédéral propose finalement d'assujettir à l'ICHA l'électricité et les combustibles. Le revenu de cette taxe ne serait pas affecté à la politique énergétique, mais il devrait contribuer à assainir les finances fédérales. La mesure ne semble point trouver l'accord du Parlement, où elle traîne depuis des années.

3.2 Les initiatives

Les deux initiatives populaires «pour un approvisionnement en énergie sûr, éco­nomique et respectueux de l'environnement» (initiative énergétique) et «pour un avenir sans nouvelles centrales atomiques» (initiative atomique) visent, par des dis­positions constitutionnelles, à «réorienter fondamentalement notre politique éner­gétique» 3. Cette politique serait caractérisée par l'arrêt du programme nucléaire et, à la longue, par «une Suisse sans énergie nucléaire»3, ainsi que par des mesures éta­tiques visant des économies d'énergie et l'utilisation des énergies renouvelables.

V initiative atomique veut interdire la construction de nouvelles centrales nu­cléaires après Leibstadt, le remplacement des installations actuelles de ce genre ainsi que la construction et l'exploitation d'installations relevant du cycle du com­bustible nucléaire. En outre, elle veut soumettre au référendum facultatif l'octroi de l'autorisation générale pour des dépôts de déchets radioactifs produits en Suisse. Ainsi, dans notre pays, l'énergie nucléaire ne jouerait plus qu'un rôle limité dans le temps (quelques décennies).

Le Conseilfédéral rejette cette initiative non seulement parce qu'elle est incompa­tible avec sa décision concernant «Kaiseraugst», mais aussi à cause de ses autres dispositions4:

«... l'initiative, si elle était acceptée, restreindrait sensiblement la marge de manœuvre et la souplesse de notre politique de l'énergie, tout en mettant en péril notre approvisionnement en électricité. Ce serait la perte d'une ressource énergétique importante, avec les conséquences graves qui s'ensuivraient. Il faudrait, de la part des pouvoirs publics, des interventions structu­relles radicales et persistantes, parfois impossibles à réaliser à temps, pour tempérer l'augmen-

3 Comité d'initiative antinucléaire et énergétique, conférence de presse du 8 mai 1980, à Berne. 4 Message concernant l'initiative populaire «pour un avenir sans nouvelles centrales atomiques» du

26 janvier 1983, p. 2/3.

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tation de la demande d'électricité et pour développer les autres possibilités de production, afin d'éviter- autant que faire se peut- des pénuries de courant et leurs effets si préjudiciables pour l'évolution économique et la société. Tant la politique que la recherche en matière d'énergie devraient être axées principalement sur l'utilisation économe de celle-ci et sur un approvisionnement largement assuré par les agents renouvelables. Il y a lieu de croire que cela n'irait guère sans le recours à la technologie lourde, notamment celle des centrales au charbon.

En interdisant sur son territoire les installations du cycle du combustible nucléaire et en en­travant le stockage des déchets radioactifs, notre pays pourrait aussi se heurter à des difficul­tés sur le plan de la collaboration internationale, collaboration dont il est tributaire. Les pro­blèmes que pose l'entreposage sûr de ces déchets - engendrés aussi par la médecine, la re­cherche et l'industrie - et leur élimination s'en trouveraient aggravées.»

V initiative énergétique réclame principalement des économies d'énergie, la dé­centralisation de l'approvisionnement ainsi qu'une nouvelle répartition des moyens consacrés à la recherche. 75 % au moins des sommes que la Confédération libère pour des travaux de recherche sur l'énergie seraient consacrés aux secteurs non nu­cléaires. Outre un certain nombre de prescriptions sur les économies à réaliser (iso­lation des bâtiments, saisie et déclaration de la consommation d'énergie des locatifs, des installations, des véhicules et des machines), l'initiative réclame l'interdiction des tarifs favorisant la consommation d'énergie ainsi que la limitation des fourni­tures de courant destiné à la production de chaleur et de froid (climatisation). Elle préconise en outre des prescriptions sur la vente, au réseau public, de l'électricité produite dans des installations de couplage chaleur-force, enfin le prélèvement d'un impôt affecté sur l'énergie. Celui-ci permettrait de soutenir financièrement les mesures d'économies et de mieux encourager le recours aux agents indigènes renou­velables. Les dispositions transitoires prévoient que la législation d'exécution doit être mise en vigueur dans les trois ans qui suivent l'acceptation de l'initiative. Aucune centrale d'une certaine importance ne serait plus autorisée jusque là.

Le Conseilfédéralrejette l'initiative en donnant, dans son message, les arguments suivants5:

«... Il n'y a pas lieu d'accorder aux impératifs de l'écologie plus de poids qu'à ceux de la sé­curité d'approvisionnement et de l'économie. Il ne sied pas de se servir de la politique de l'énergie pour changer la société. Les aspirations à un approvisionnement décentralisé au maximum et évitant le recours à la technologie lourde ainsi que la vision d'une Suisse sans électricité nucléaire ne correspondent ni aux objectifs déclarés du Conseil fédéral, ni à ses convictions. Il faut rejeter en particulier l'impôt affecté sur l'énergie, une trop large compé­tence promotionnelle et les dispositions transitoires aux termes desquelles il ne pourrait être accordé, jusqu'à l'entrée en vigueur de la législation d'exécution, aucune autorisation pour de nouvelles centrales de plus de 35 MWe ou de 100 MW thermiques. Cette interdiction permet­trait de bloquer la réalisation de toute nouvelle centrale d'une certaine importance même si l'initiative atomique était rejetée. Il pourrait en résulter des difficultés d'approvisionnement en électricité, aux conséquences imprévisibles. Or il n'est pas admissible que le développe-

5 Message, ibidem p. 66.

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ment économique à long terme soit mis en péril par une pénurie d'électricité.» Enfin, «l'initia­tive ne comporte pas suffisamment de garanties pour les cantons».

Le Conseil fédéral ne fait pas de contre-proposition à l'initiative, puisque celle-ci serait forcément pareille à l'article rejeté en février 1983. Un tel article ne pourrait contenir plus, selon le Conseil fédéral. Il ne pourrait contenir moins non plus, parce que, dans ce cas, il servirait seulement d'alibi pour éviter une politique sérieuse. Mais proposer le même article, 18 mois après qu'il ait été rejeté dans une votation, serait interprété comme obstination de «Berne».

3.3 Les chances de réalisation

Il y a de bonnes raisons pour rejeter l'une et l'autre des politiques proposées, parmi lesquelles le citoyen sera appelé à choisir: l'initiative atomique, surtout parce qu'elle veut se passer aussi des centrales nucléaires existantes; l'initiative énergéti­que, même si elle permettait une politique énergétique efficace - d'après un rapport nouveau de la CFE - parce qu'elle pourrait, selon les dispositions transitoires, blo­quer tout progrès en matière de politique énergétique ; et la politique proposée par le Conseil fédéral, finalement, parce qu'elle ne peut fournir la preuve indispensable que vraiment tout sera fait pour économiser l'énergie avant qu'on ne construise de nouvelles centrales nucléaires.

Le choix sera donc difficile pour beaucoup de citoyens qui auraient préféré un compromis. C'est pourquoi la votation pourrait fort bien finir par exacerber encore la polarisation des opinions : - En ce qui concerne Y initiative atomique, il est très difficile de faire un pronostic

sur le résultat de la votation. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il sera probablement très serré. Lors d'un sondage d'opinions, effectué début mars 1983,54% des per­sonnes interviewées étaient de l'avis qu'on devrait refuser la construction de nou­velles centrales nucléaires après Leibstadt. Si la décision est serrée, il est illusoire d'en attendre la résolution de notre problème nucléaire. Si l'initiative était accep­tée de justesse, il faudrait bien renoncer à la centrale de Kaiseraugst, mais il serait beaucoup plus difficile de prendre les mesures d'économies d'énergie nécessaires pour éviter des pénuries d'électricité par la suite. En plus, on pourrait bien finir par devoir envisager une nouvelle révision de la Constitution si l'on devait consta­ter qu'on ne pourra se passer des centrales nucléaires existantes, au moment de leur remplacement, au début du siècle prochain. Si au contraire, l'initiative était rejetée par une faible majorité et qu'on essayait par la suite de construire la cen­trale de Kaiseraugst en dépit d'une opposition nette dans la région, on risquerait de devoir employer des moyens peu conformes à nos principes du fédéralisme, du dialogue et de la paix. Il existerait, en plus, des moyens légaux efficaces pour re­tarder encore cette construction, ce qui augmenterait également les risques d'une

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pénurie d'électricité. Seule une politique d'énergie cohérente et soutenue par une solide majorité de la population pourrait éliminer ces risques aggravés par la vo­tation.

- Les chances de Y initiative énergétique de passer la votation semblent, selon les sondages, moins grandes que celles de l'initiative atomique, ne serait-ce qu'à cause de l'impôt affecté sur l'énergie qu'elle préconise, même si la discussion concernant le dépérissement des forêts pourrait lui apporter un certain soutien. Si l'initiative est rejetée, la politique proposée par le Conseil fédéral sera poursuivie, comportant les risques liés à l'augmentation de la demande d'énergies fossiles, notamment sur les plans de la sécurité d'approvisionnement et de l'environne­ment. Si l'initiative était acceptée, il ne faudrait s'attendre non plus à un boulever­sement profond de notre politique énergétique. Tout au contraire: il serait possi­ble que tout progrès en matière de politique énergétique soit bloqué, selon des dis­positions transitoires de cette initiative, par les adversaires de la législation d'exé­cution, ceux du tout ou du rien - ou même, de nouveau, par leur alliance. S'attendre à un déblocage à l'issue des votations sur les initiatives pourrait donc

fort bien se révéler illusoire. Les chances sont très grandes que, quel que soit le résul­tat exact des votations, notre politique énergétique effective «après» ressemble beaucoup à celle «avant», qu'elle ne soit donc «ni douce ni dure», mais simplement encore plus bloquée qu'aujourd'hui. Il faut donc trouver une autre voie.

4. La troisième voie

Une «troisième voie» a déjà été recherchée dans la commission du Conseil natio­nal qui a traité l'autorisation générale pour la centrale nucléaire de Kaiseraugst et les deux initiatives. Deux propositions y ont été soumises, visant un compromis en­tre la politique proposée par le Conseil fédéral, jugée trop faible, et celle basée sur les initiatives, jugée trop interventionniste. Le but des deux propositions était une politique énergétique globale et cohérente, en échange des deux initiatives, donc une contre-proposition aux initiatives. La première de ces propositions a cependant été rejetée, la deuxième retirée et soumise de nouveau sous forme de motions (Wick), qui n'ont pas encore été traitées.

Le compromis recherché contient essentiellement quatre éléments: des mesures d'économies d'énergie et une contribution sur l'énergie pour financer la politique énergétique, au lieu de l'initiative énergétique; des mesures d'économies d'électri­cité et le refus de «Kaiseraugst», au lieu de l'initiative atomique. Une telle voie per­mettrait de poursuivre trois buts en même temps: - Premièrement, en évitant le détour qu'impliquerait la création d'un article consti­

tutionnel, on peut gagner du temps. Jusqu'à présent, il était généralement admis qu'il faudrait commencer par créer une base constitutionnelle pour réaliser une

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politique énergétique efficace. Les bases légales existantes paraissaient trop in­certaines. Depuis l'entrée en vigueur de la loi sur la protection de l'environne­ment, ce n'est plus le cas. La plupart des mesures que la Confédération pourrait ou devrait prendre en cas d'adoption de l'initiative énergétique seraient autori­sées par la Constitution actuelle, voire par les lois existantes6. Seul un impôt af­fecté sur l'énergie ne saurait se fonder sur l'article relatif à la protection de l'envi­ronnement (art. 24sePties Cst), mais bien des redevances d'orientation ainsi que des taxes causales ou à buts multiples. En outre, il apparaît que la volonté politi­que existe pour renforcer rapidement la lutte contre le dépérissement des forêts par des mesures d'économies d'énergie efficaces. Pour sauver nos forêts, il faut sans tarder réaliser de telles mesures. Il ne serait donc ni judicieux ni nécessaire de réclamer de nouvelles bases constitutionnelles en matière de politique énergé­tique qui ne fourniraient guère de compétences supplémentaires et qui ne seraient pas de nature à résoudre rapidement les problèmes. Il importe maintenant de s'y attaquer dans la perspective de l'action par la mise en œuvre de mesures concrètes.

- Encore plus important, cette troisième voie permettrait de surmonter le conflit nu­cléaire. En renonçant à «Kaiseraugst» sans abandonner l'option nucléaire et en adoptant une loi sur l'électricité on pourrait éviter les risques sociaux et ceux d'une pénurie d'électricité. La loi atomique révisée demande en effet que, pour évaluer le besoin de toute centrale nucléaire nouvelle, on tienne compte «des me­sures d'économies possibles», entre autres. De telles mesures d'économies d'élec­tricité sont tout à fait possibles avec une loi qui se baserait sur l'article constitu­tionnel concernant le transport et la distribution de l'énergie électrique (art. 24(iuater, 1er al. Cst concernant le transport et la distribution de l'énergie élec­trique). Les plus récentes perspectives énergétiques montrent que, d'ici à la fin du siècle, aucune nouvelle centrale d'électricité après Leibstadt ne sera plus néces­saire pour autant que des mesures judicieuses, visant à réduire la progression de la demande, soient prises. Dans ce cas, Kaiseraugst serait superflu et le parlement pourrait refuser l'autorisation générale sans porter préjudice à la sécurité d'ap­provisionnement d'électricité.

- Finalement, en séparant la politique énergétique en éléments simples, juridique­ment indépendants, à savoir des ordonnances concernant des mesures d'écono­mies d'énergie urgentes et deux lois (impôt et électricité), on peut augmenter les chances de pouvoir réaliser une politique énergétique cohérente et efficace. Si l'on cherchait, par contre, un règlement général par un projet complet unique, un seul de ses éléments, particulièrement controversé, par exemple la contribution cau­sale, nécessaire pourtant, si l'on voulait subventionner les mesures d'économies d'énergie et l'application des énergies renouvelables, pourrait conduire à un échec complet. 6 Rapport de la Commission fédérale de l'énergie sur l'initiative énergétique, avril 1984.

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En somme, la troisième voie aurait des avantages importants. Les initiateurs ver­raient leurs intentions principales retenues; l'économie électrique, le risque d'une acceptation de l'initiative atomique écarté; le Conseil fédéral pourrait mettre en œuvre une politique énergétique globale et efficace dans un délai record, soutenant le combat contre le dépérissement des forêts, tout en évitant soit de liquider l'option nucléaire et de courir ainsi les risques d'une pénurie d'électricité, soit de devoir réa­liser une centrale nucléaire contre la volonté de la région concernée, si nécessaire par la force.

Malgré ces avantages, les chances ée pouvoir réaliser cette troisième voie mainte­nant sont minimes. Les délais pour la mettre en œuvre sont très courts, puisque le Parlement devrait adopter les deux lois - concernant l'électricité et la contribution causale sur l'énergie - et en même temps refuser l'autorisation générale pour «Kai­seraugst» avant que les initiateurs retirent leurs initiatives, qui doivent être votées avant le 10 décembre 1985.

Encore plus important, il faudrait non seulement que les initiateurs soient vrai­ment prêts à retirer leurs initiatives mais encore que le Parlement décide de poursui­vre la voie d'un compromis. Il est vrai que la délégation des initiateurs a manifesté, pendant le hearing dans la commission du Conseil national, de l'intérêt à une telle solution, indiquant ainsi qu'ils pourraient être disposés à retirer leurs initiatives si les Chambres fédérales décidaient de s'y engager. Mais le Parlement n'a montré aucune inclination dans ce sens. Au Conseil des Etats, il n'y a pas eu de proposi­tions, et sa commission a liquidé les deux initiatives en une demi-journée. La com­mission du Conseil national a refusé toutes les propositions de compromis, notam­ment avec l'argument qu'on avait assez discuté, qu'on avait déjà trop d'études et de papiers. Le Parlement demande avant tout une décision. Il ne semble guère disposé à admettre que la situation puisse changer avec une loi sur l'électricité et que la si­tuation ait déjà changé avec les nouvelles perspectives énergétiques, les possibilités d'importer de l'électricité de France, le dépérissement des forêts et l'adoption de la loi sur la protection sur l'environnement.

Il semble donc que la volonté politiquepour une telle contre-proposition aux ini-tiatives fasse défaut, non seulement au niveau du Conseil fédéral, mais aussi dans le Parlement. Il faudrait alors bien passer par les votations sur les initiatives, même si du point de vue risques, un compromis sans votation aurait été la meilleure solution. Ceci ne veut pas dire qu'il faille maintenant abandonner l'idée de la troisième voie et que le Parlement ait raté l'occasion, une fois pour toutes, d'assumer un rôle décisif en matière de politique énergétique en lui donnant une direction nouvelle. Tout au contraire : le Parlement devrait reprendre cette idée après les votations, en soutenant les motions déjà mentionnées. Le Conseil fédéral et le Parlement devraient assumer leurs responsabilités qu'ils ont acceptées en proposant de rejeter les deux initiatives sans soumettre de contre-proposition, et sans tarder prendre des décisions visant une politique énergétique cohérente et efficace:

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Comme premier élément, il faut une loi sur l'utilisation rationnelle de l'électricité et - si possible - la promotion du couplage chaleur-force, quelle que soit l'issue des votations. Si l'initiative atomique était acceptée, cette loi serait indispensa­ble pour réduire les risques d'une pénurie d'électricité. Si l'initiative est rejetée, la loi sera également nécessaire pour démontrer à la minorité des citoyens, et à la majorité - probablement écrasante - de la région concernée, qui ont accepté l'initiative, que le Parlement prend leurs préoccupations et les économies d'énergie au sérieux, non pas en le répétant verbalement, mais par des actes po­litiques concrets. Une telle décision parlementaire serait en même temps un signe clair pour les centrales électriques, qui ne manqueraient pas de réorienter leur politique des tarifs et de raccordement afin de pouvoir assurer l'approvi­sionnement d'électricité à long terme. La loi sur l'électricité pourrait de cette fa­çon se limiter à énoncer des principes. Comme conséquence logique de cette loi, il faudrait que le parlement refuse l'autorisation pour la centrale nucléaire de Kaiseraugst, puisque le besoin n'existerait plus.

- Finalement, en matière de politique énergétique globale, il faudrait des mesures d'économies d'énergie; par une loi d'exécution, si l'initiative énergétique était acceptée; en utilisant les bases légales existantes, surtout dans le cadre de la lutte contre le dépérissement des forêts, dans le cas contraire. Ces mesures pourraient s'inspirer des travaux de la commission fédérale de l'énergie. Elles ont été préparées de longue haleine en vue de l'article constitutionnel sur l'énergie. Il faudrait également étudier la possibilité d'introduire une contribu­tion causale sur l'énergie afin de pouvoir financer la politique énergétique.

En conclusion, puisqu'il est donc très improbable que la votation sur les initiatives puisse vraiment débloquer notre politique énergétique, il faut choisir cette nouvelle voie. Elle est ouverte et réaliste: Une loi pour économiser l'électricité qui permette de dire non à «Kaiseraugst»; et une politique d'économies d'énergie financée par une contribution causale modeste sur l'énergie. Il est regrettable que le citoyen ne puisse se prononcer sur cette voie. C'est pourquoi il faut que le Parlement et le Conseil fédéral s'y engagent avec résolution et clairvoyance. C'est l'occasion uni­que pour surmonter d'un seul coup trois conflits sévères qui nous tracassent depuis dix ans: les problèmes nucléaires, écologiques et énergétiques. Cette nouvelle voie confirmera que, pour résoudre des conflits, but ultime de toute politique, il vaut mieux convaincre que vaincre. C'est la bonne tradition suisse. Essayons-le!