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1 Les anthologies de la Grande Guerre Le cas d’Alain-Fournier Dans son introduction au Conte de ma vie d’Andersen, en 1930, Jean Cassou rattachait l’unique récit d’Alain-Fournier à la caravane de « l’Europe du rêve », de « l’impérissable enfance » et du cosmopolitisme romantique : « Comme dans Hoffmann, comme dans Nerval, comme dans Eichendorff, l’Improvvisatore d’Andersen poursuit, à travers ses années d’apprentissage et de voyage, certaines images de femmes qui, tour à tour, s’abolissent et se superposent. Il y a là une famille de romans, faits de nostalgie et d’aventure, et où sont dépeints certains sentiments, où agissent certains ressorts qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Sans doute Le Grand Meaulnes est-il le dernier chaînon de cette tradition souterraine. 1 » Huit ans plus tard, Marcel Arland discernait dans Le Grand Meaulnes « le premier, le seul livre classique peut-être de la littérature contemporaine 2 ». Romantique ou classique ? Premier ou dernier ? Les deux jugements s’opposent ou se complètent-ils ? Cette incertitude répond en partie à l’interrogation d’une psychanalyste : « Pourquoi ce roman court, d’un style clair, se laisse-t-il, en partie, oublier ? 3 » Tout se passe comme si chacun voyait ce qu’il apportait dans la lecture dune œuvre exceptionnellement malléable, reflétant les tentations contradictoires de sa génération, soumise à la double influence du romantisme et du symbolisme, sensible au renouveau du classicisme. Le premier, admirateur des Romantiques allemands et du plus grand récit contemporain sur la jeunesse et le rêve, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), paru trois ans avant le roman d’Alain-Fournier, n’a-t-il pas laissé son admiration pour Rilke déborder sur Le Grand Meaulnes ? Quant au second, successeur d’Albert Thibaudet à la chronique des romans dans La NRF, fasciné par l’art de la prose française à laquelle, parallèlement à une anthologie poétique, il consacrera une anthologie historique et critique, il était prédisposé à reconnaître en Alain-Fournier l’éclaireur d’une renaissance classique qu’illustrent certains de ses propres récits. L’investissement critique suscité par Le Grand Meaulnes n’est pas le moindre des intérêts du roman. Le contraste frappe d’emblée entre l’avalanche critique et le mince objet du commentaire. Cette œuvre unique (malgré les ébauches d’un deuxième roman, Colombe Blanchet, les fragments poétiques en vers et en prose recueillis en 1924 par Jacques Rivière, sous le titre de Miracles, des chroniques journalistiques et une esquisse théâtrale) a aussitôt fait figure de mémorial, de l’adolescence et de la Grande Guerre ; ses chapitres, où chaque Français a cherché à se reconnaître et à retrouver son enfance, forment un bouquet, une guirlande de l’âme nationale. Au point qu’on se demande si le récit lui-même, qui emprunte à bien d’autres textes, dont les motifs et les paysages collent étroitement à la mythologie de la Troisième République, France rurale et hussards noirs, n’est pas fondamentalement anthologique. Une forme de canonisation, très compréhensible après 1918, a favorisé le commentaire, elle l’oriente aussi durablement. C’est son propre livre que feuillette inlassablement le lecteur de ce petit volume 4 , aussi attachant que son accueil, lorsqu’il tourne à l’hagiographie de l’auteur, 1. Jean Cassou, « Préface » à H.-C. Andersen, Le Conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund et Jules Bernard, Paris, Stock, « Le cabinet cosmopolite », 1930, p. VIII. 2. Marcel Arland, La Nouvelle Revue française, 1 er novembre 1938, p. 818. 3. Anne Clancier, « Alain-Fournier et l’enfance », dans A. Buisine et C. Herzfeld (éds), Mystères d’Alain-Fournier, Colloque de Cerisy, Saint-Genouph, Nizet, 1999, p. 18. 4. Voir la présentation de Jacques Lacarrière, auteur de belles promenades en Sologne sur les traces du Grand Meaulnes : « C’est pour retrouver le souvenir de ces années d’errance en quête de son propre Domaine Mystérieux,

Les Anthologies littéraires de la Grande Guerre. Quelle place pour Alain-Fournier ?

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Les anthologies de la Grande Guerre

Le cas d’Alain-Fournier

Dans son introduction au Conte de ma vie d’Andersen, en 1930, Jean Cassou rattachait

l’unique récit d’Alain-Fournier à la caravane de « l’Europe du rêve », de « l’impérissable

enfance » et du cosmopolitisme romantique : « Comme dans Hoffmann, comme dans Nerval,

comme dans Eichendorff, l’Improvvisatore d’Andersen poursuit, à travers ses années

d’apprentissage et de voyage, certaines images de femmes qui, tour à tour, s’abolissent et se

superposent. Il y a là une famille de romans, faits de nostalgie et d’aventure, et où sont dépeints

certains sentiments, où agissent certains ressorts qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Sans doute

Le Grand Meaulnes est-il le dernier chaînon de cette tradition souterraine.1

» Huit ans plus tard,

Marcel Arland discernait dans Le Grand Meaulnes « le premier, le seul livre classique peut-être

de la littérature contemporaine2

». Romantique ou classique ? Premier ou dernier ? Les deux

jugements s’opposent ou se complètent-ils ? Cette incertitude répond en partie à l’interrogation

d’une psychanalyste : « Pourquoi ce roman court, d’un style clair, se laisse-t-il, en partie,

oublier ?3

» Tout se passe comme si chacun voyait ce qu’il apportait dans la lecture d’une œuvre

exceptionnellement malléable, reflétant les tentations contradictoires de sa génération, soumise à

la double influence du romantisme et du symbolisme, sensible au renouveau du classicisme. Le

premier, admirateur des Romantiques allemands et du plus grand récit contemporain sur la

jeunesse et le rêve, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), paru trois ans avant le roman

d’Alain-Fournier, n’a-t-il pas laissé son admiration pour Rilke déborder sur Le Grand Meaulnes ?

Quant au second, successeur d’Albert Thibaudet à la chronique des romans dans La NRF, fasciné

par l’art de la prose française à laquelle, parallèlement à une anthologie poétique, il consacrera

une anthologie historique et critique, il était prédisposé à reconnaître en Alain-Fournier

l’éclaireur d’une renaissance classique qu’illustrent certains de ses propres récits.

L’investissement critique suscité par Le Grand Meaulnes n’est pas le moindre des intérêts

du roman. Le contraste frappe d’emblée entre l’avalanche critique et le mince objet du

commentaire. Cette œuvre unique (malgré les ébauches d’un deuxième roman, Colombe

Blanchet, les fragments poétiques en vers et en prose recueillis en 1924 par Jacques Rivière, sous

le titre de Miracles, des chroniques journalistiques et une esquisse théâtrale) a aussitôt fait figure

de mémorial, de l’adolescence et de la Grande Guerre ; ses chapitres, où chaque Français a

cherché à se reconnaître et à retrouver son enfance, forment un bouquet, une guirlande de l’âme

nationale. Au point qu’on se demande si le récit lui-même, qui emprunte à bien d’autres textes,

dont les motifs et les paysages collent étroitement à la mythologie de la Troisième République,

France rurale et hussards noirs, n’est pas fondamentalement anthologique.

Une forme de canonisation, très compréhensible après 1918, a favorisé le commentaire,

elle l’oriente aussi durablement. C’est son propre livre que feuillette inlassablement le lecteur de

ce petit volume4

, aussi attachant que son accueil, lorsqu’il tourne à l’hagiographie de l’auteur,

1. Jean Cassou, « Préface » à H.-C. Andersen, Le Conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund et Jules

Bernard, Paris, Stock, « Le cabinet cosmopolite », 1930, p. VIII.

2. Marcel Arland, La Nouvelle Revue française, 1er novembre 1938, p. 818.

3. Anne Clancier, « Alain-Fournier et l’enfance », dans A. Buisine et C. Herzfeld (éds), Mystères d’Alain-Fournier,

Colloque de Cerisy, Saint-Genouph, Nizet, 1999, p. 18.

4. Voir la présentation de Jacques Lacarrière, auteur de belles promenades en Sologne sur les traces du Grand

Meaulnes : « C’est pour retrouver le souvenir de ces années d’errance en quête de son propre Domaine Mystérieux,

2

peut être irritant. Le miracle du roman tient cependant à sa résistance : loin de l’affaiblir,

certaines interprétations prétendument dégradantes renforcent un charme qui, en l’absence de

toute ambiguïté, serait celui d’un conte un peu fade.

Le retour sur la fortune critique d’Alain-Fournier passe aussi par les anthologies

d’écrivains. Quelle place ce type d’ouvrage occupe-t-il dans la masse des études consacrées à

l’auteur du Grand Meaulnes ? Livres et articles critiques bien sûr, d’une étonnante abondance et

quelquefois répétitifs ; mais aussi souvenirs d’une famille dont le dévouement fut inlassable,

mémoires de l’amante (contestés par Isabelle Rivière), sans oublier les manuels scolaires (tous) et

les anthologies (rares), auxquels s’ajoute une production pratiquement cadastrale, un repérage

assigne Le Grand Meaulnes à résidence : les Promenades d’Alain-Fournier en Berry5

; Alain-

Fournier, les demeures du rêve, au titre paradoxal mais qui illustre bien la volonté d’arrimer le

songe6

; Sur les chemins du Grand Meaulnes avec Alain-Fournier7

– la lettre angoissée du 29 août

1907, qui introduit ce dernier pèlerinage, travaillée par l’amour-haine d’Henri Fournier pour son

pays natal, est une égide pourtant équivoque. En dehors du lieu, point de salut, malgré le constant

désir d’évasion manifesté par l’écrivain. L’histoire littéraire s’est accommodée de cette

statufication : « Ne bougez plus », semblent dire à Seurel et à Meaulnes, tels les photographes

d’autrefois, ceux qui, peut-être, craignent d’altérer leurs propres rêves. Cette fétichisation n’est

pas unique et touche de nombreux romanciers de l’âge tendre, auxquels la région, le « pays »,

apparaît comme un monde – la nostalgie régionaliste n’épargne pas les lecteurs de George Sand,

compatriote berrichonne d’Alain-Fournier, ou de Marcel Pagnol. La géographie d’Alain-

Fournier, étroitement circonscrite, jalousement rivée à la topographie, a été rapprochée par divers

commentateurs de celle de Proust chez qui les « noms de pays » se dédoublent à travers l’espace

et le temps, alors que les « infimes choses vulgaires8

» décrites par Alain-Fournier à Jacques

Rivière évoqueraient davantage la « maison des aïeules » que Pierre Loti chérissait tant … qu’il

ne cessa, sa vie durant, de la fuir. Bien qu’un des chapitres du Grand Meaulnes s’intitule « À la

recherche du sentier perdu » (dont un critique observe avec justesse qu’il aurait pu convenir

comme titre de ce roman entièrement tourné vers le passé9

), la comparaison avec À la recherche

du temps perdu, où les lieux se multiplient vertigineusement, s’arrête à cette ressemblance.

Dans le cadastre littéraire, une étiquette désigne la parcelle occupée par Le Grand

Meaulnes : récit poétique. Le genre est réputé inclassable. D’autant moins identifiable que le récit

ne se rattache d’évidence à aucune École. Romantique, symboliste, classique, ou les trois en

même temps ? Cette hybridité n’a pas empêché son omniprésence dans les manuels scolaires –

l’arrière-plan sentimental ayant compensé le caractère labile de l’œuvre, inclassable peut-être,

mais commodément agencée par un classement en grandes séquences, plans fixes dominés par

l’image du Domaine Mystérieux – extrait aussi invariable que le commentaire et son corrigé – et

par une classification des personnages, typologie tout aussi invariable. De toutes les œuvres

littéraires du XXe siècle, Le Grand Meaulnes est de celles qui s’est le plus prêtée aux projections,

aux investissements personnels. Alain-Fournier, trésor national, appartient à tous les Français

« quand ils étaient écoliers », pour pasticher la dédicace du Petit Prince. Pour preuve, l’inflation

qu’il a relu Alain-Fournier et effectué à travers ce livre un voyage au pays secret de l’enfance d’un écrivain et de la

genèse de son œuvre. » (Alain-Fournier, les demeures du rêve, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, p. 6.)

5. Alain Rivière, Tours, Éditions de La Nouvelle République, 1987.

6. Jacques Lacarrière. Cf n. 4.

7. Michel Baranger, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2004.

8. Henri Fournier à Jacques Rivière, 21 mars 1906, dans Correspondance 1904-1914. I. Avril 1904-avril 1907,

établie par Alain Rivière et Pierre de Gaulmyn, Paris, Gallimard, 1991, p. 331.

9. Introduction de Luca Pietromarchi au Grand Meaulnes, Gênes, Cideb, 1994, p. XXXVII.

3

de critiques d’amateur, de lectures accompagnées à destination des lycéens, de témoignages, à

côté des études universitaires – familiarité dont aucun autre écrivain ne bénéficie à pareil degré.

Ce récit en fait tout sauf idyllique, d’une extrême ambivalence (d’où son attrait), a curieusement

servi de support à l’édification d’une France idéale, au point que l’accueil reproduit un certain

cliché du pays – ses frontières et ses limites aussi : paysage strictement balisé, un peu étriqué

mais rassurant. Telle est aussi la France que retrouvera Jacques Forestier, le héros de Siegfried et

le Limousin, au sortir de longues années d’amnésie en Allemagne.

Rien d’étonnant si le sort d’Alain-Fournier dans les anthologies d’écrivains est

inversement proportionnel à celui que lui font ces autres guides, les manuels. Le manuel est

l’anthologie du pauvre. Dans combien de familles n’a-t-il pas survécu aux années d’école,

soigneusement recouvert et seul ambassadeur de la littérature ? Succédané de la culture savante,

le manuel est un monde en réduction, une bibliothèque compacte, explication en prime. Sa

vocation, sinon universelle, est d’embrasser le plus largement possible, à la différence de

l’anthologie d’auteur, ouvertement partisane, qui décante, sélectionne au nom de l’arbitraire, fût-

il d’un plumitif sans grand prestige ; les critères qui président au choix, le goût, quand ce n’est le

caprice, ne sont pas à la portée du grand nombre. L’écrivain qui compose une anthologie amplifie

la notoriété de ceux qu’il élit tout en accroissant son autorité ; le rôle du compilateur de manuels

est de taire ses préférences, même s’il ne peut entièrement les dissimuler. Le manuel est anonyme

même s’il a un auteur – qui ne tardera pas à se confondre avec son entreprise : « le » Lagarde et

Michard. Une démarche est aristocratique, l’autre vulgaire. Le public du manuel, d’abord

immature, puis (quand il conserve le livre au lieu de le revendre ou de le jeter) de culture

modeste, n’est pas accessible au luxe de l’anthologie, à ce plaisir d’esthète. Au contraire de

l’anthologie d’écrivain, exercice de mémoire égoïste qui s’adresse à l’homme fait, le manuel, qui

réduit et dénature le texte, est destiné aux très jeunes ou aux très vieux. Sartre se souvenait que

son grand-père ne supportait plus que les morceaux choisis : « Je l’ai vu […] se délecter d’un

extrait de Madame Bovary prélevé par Mironneau pour ses Lectures, quand Flaubert au complet

attendait depuis vingt ans son bon plaisir.10

» Manuels, anthologies populaires ou lectures

expliquées, c’est tout comme. Aux yeux du petit-fils du professeur, les livres menaient une

double vie, dans l’édition normale et dans l’édition scolaire, altérée par la glose pédagogique :

« Mérimée, pour son malheur, convenait au Cours Moyen. […] Je finis par me demander s’il n’y

avait pas deux Colomba, l’une farouche et vraie, l’autre fausse et didactique, comme il y a deux

Yseut.11

» De la même manière, on peut se demander s’il n’y a pas deux Grand Meaulnes, le

scolaire et le littéraire, sujets d’interprétations divergentes.

Est-ce par dédain d’une œuvre rapidement popularisée par la disparition prématurée de

son auteur (du champ d’honneur aux Champs-Élysées, l’héroïsation fut immédiate) et sa facilité

présumée, qu’Alain-Fournier est absent de la plupart des anthologies poétiques ? Ou parce que

son mince dossier, du Grand Meaulnes à Miracles – bien que tant de morceaux, à côté des

poèmes clairement identifiés, relèvent de la prose poétique et du poème en prose –, a dérouté les

compilateurs ? Alain-Fournier mérite-t-il le titre de poète, tel qu’on l’entend en France ? Autre

victime d’une autre guerre, Jean Prévost, quelques années avant d’être tué dans le Vercors, publia

une anthologie poétique singulière, entièrement composée de traductions personnelles de poèmes

étrangers, de tout temps (Théocrite ouvre le volume) et de toutes expressions (grec, allemand,

10. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 51. Voici les références complètes de l’ouvrage incriminé :

Choix de lectures pour le Cours élémentaire, Paris, Armand Colin, 1912, d’Auguste Mironneau, inspecteur de

l’enseignement primaire de la Seine et infatigable producteur de manuels.

11. Ibid., p. 52.

4

anglais, espagnol…) ; la traduction poétique y acquiert une liberté remarquable – si Évariste

Parny donna ses Chansons Madécasses pour des poèmes en prose traduits du malgache, Prévost

ne craignit pas de s’affirmer poète français par ses seules traductions, limitant son audace à

laisser, parfois, une rime en l’air, « selon l’esprit même de la poésie classique »12

. Sa préface

s’entend comme un manifeste en faveur de la poésie populaire, rare ou méprisée en France qui

privilégie la « grande poésie » et où le poème est un objet d’étude. Il en profitait pour dénoncer la

distinction devenue obsolète entre vers et prose. Non pour s’en féliciter, pas davantage pour la

condamner, mais pour regretter que l’effacement des catégories eût défavorisé la poésie au lieu

de l’avantager :

De notre temps, tous les problèmes de forme ont été négligés en poésie. Je ne sais si le résultat a été

favorable. Nul n’admire Claudel plus que moi : sa puissance n’a eu d’égale que celle de Hugo. Mais je ne vois pas du

tout ce que son verset dit de plus que sa prose. Les pages de Connaissance de l’Est sont poésie au même titre que ses

Odes. Si le vers, tel qu’il l’entend, ne sert qu’à mesurer le souffle humain, la ponctuation suffit à cet emploi. Paul

Valéry est une exception heureuse, éclatante, en faveur du classicisme. Fargue et St John Perse, s’ils se refusent au

mètre classique, ont fait du langage une profonde étude, un usage personnel. Ils s’écartent de ce qui était poésie en

prose (sauf de Baudelaire et de Maurice de Guérin) par l’extrême densité de leur forme. Supervielle, avec toute la

beauté de ses images, me semble d’autant plus grand qu’il est plus près des mètres classiques13

.

Un même souci inspire l’introduction à cette anthologie de poésie étrangère, où l’idée de

la poésie française s’affirme par translation, et la préface de la célèbre Anthologie de la poésie

française d’André Gide, parallèle au texte de Prévost mais interrompue par la guerre et reprise en

1947. Le « contemporain capital », on s’en souvient, aborde son préliminaire par une anecdote :

placé à côté du latiniste et poète A. E. Housman lors d’un dîner à Cambridge en 1917, il n’ose

s’adresser à son voisin lorsque ce dernier brise le silence d’une question : « – Comment

expliquez-vous, M. Gide, qu’il n’y ait pas de poésie française ?14

» L’Anthologie de la poésie

française naquit de cette provocation, que l’auteur récupéra avec une habileté diabolique. Gide

l’accorde à son commensal : la poésie, née en France d’une déficience du sentiment lyrique, ne

peut être compensée que par de strictes règles prosodiques. En bouleversant ces contraintes, les

romantiques et les récents théoriciens auraient brouillé le paysage littéraire français : « De sorte

qu’aujourd’hui – fait dire Gide à Housman –, vous ne savez plus du tout à quoi vous en tenir.15

»

Du point de vue formel, ces arguments ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de Thierry

Maulnier (idéologiquement aux antipodes de Gide), pour qui « la mission propre de la poésie est

d’offrir au plus solide du langage et au plus mystérieux du monde le lieu d’une miraculeuse

coïncidence »16

, ni de ceux de Prévost. Mais à la différence de ce dernier, qui déplorait que la

poésie populaire se fût exclusivement réfugiée dans les chansons, Gide choisit, tels ceux qui se

font une beauté de leurs défauts, d’attaquer par où on l’attaque, et de composer une anthologie

doublement élitiste : par la restriction de la liste aux « pépites » (au détriment des « minerais les

plus pauvres », les « minores »17

, qui intéressent ces géologues que sont les critiques et les

historiens), approche muséale calquée sur l’anthologie des prosateurs allemands de

Hofmannsthal, qui désencombrait les galeries en reléguant au grenier les œuvres de second

12. Jean Prévost, L’Amateur de poèmes, Paris, Gallimard, 1940, p. 8.

13. Ibid., p. 7-8.

14. André Gide, Anthologie de la poésie française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. VIII.

15. Ibid., p. IX.

16. Introduction à la poésie française. Illustrations poétiques choisies avec la collaboration de Dominique Aury,

Paris, Gallimard, 1939, p. 13.

17. Ibid., p. XIII.

5

ordre ; par l’exigence des critères : les exemples les plus parfaits de musicalité et de maîtrise

verbale qui ont su se garder de l’ingéniosité gratuite, de la déclamation et du sentimentalisme. La

chaîne des poètes retenus, de Rutebeuf à Apollinaire, comportera donc un nombre plus restreint

de maillons que dans d’autres anthologies, moins exigeantes :

Le grand nombre de recueil de vers qu’on nous avait donnés précédemment (j’en excepte quelques-uns des

plus récents) semblaient composés de manière à confirmer cette opinion de l’étranger qu’exprimait Housman : que la

poésie française, artificiellement obtenue, est le produit d’un peuple de rhéteurs.

C’est bien pourquoi, dans celui-ci, j’ai rassemblé les poèmes où la poésie adultérait le moins son essence, et

du reste, sont, je le crois, les plus appréciés aujourd’hui18

.

La définition du génie poétique français par Prévost et par Gide, sans dévaloriser le poème

en prose ou le récit poétique, les exclut cependant d’une sélection basée sur l’essence d’un genre.

Dans ce contexte, il n’étonnera guère qu’Alain-Fournier ne figure pas dans l’Anthologie des

poètes français. La brève prose poétique dédiée à Claude Debussy, « La partie de plaisir », parue

dans Schéhérazade en mars 1909, n’avait laissé aucun souvenir à Gide auquel Jacques Rivière

l’avait communiquée19

. Sans doute les péripéties éditoriales du Grand Meaulnes, publié de juillet

à novembre 1913 dans La NRF, pour ensuite, « félonie20

», paraître chez Émile-Paul malgré

l’insistance de Jacques Rivière et l’intérêt de Jacques Copeau, ont-elles également contribué à

éloigner Alain-Fournier d’un cénacle qu’il ne prisait guère : « Ce n’est pas mon moindre grief

contre “ceux de la NRF” que, quoi qu’ils fassent et quoi que je fasse, ils seront toujours assez

subtils pour me donner à moi-même et même vis-à-vis de moi-même l’air d’un salaud et d’un

hypocrite.21

» Mais, à côté de ces questions de stratégie et de chapelles, la nature fuyante de

l’œuvre d’Alain-Fournier, fascinante parce qu’elle continue à se dérober, jointe à la superstition

du dépeçage évoquée plus haut, lui interdisait l’accès aux anthologies.

Le bilan est bref. Trois anthologies d’auteur22

ont inclus un extrait de l’œuvre d’Alain-

Fournier dans leur florilège – sans compter l’Anthologie des poètes de la NRF (1936), préfacée

par Paul Valéry, où Alain-Fournier est naturellement repris avec les auteurs de la maison. Il ne

18. Ibid., p. XI.

19. « Pour la Partie de Plaisir il m’a répondu à peu près ceci : “Je ne me rappelle pas du tout. En général ce n’est pas

très bon signe, je veux dire que, quand j’oublie, c’est que rien ne m’a frappé.” » Jacques Rivière à Henri Fournier, 17

mai 1909, dans Correspondance 1904-1914. II. Juin 1907-juillet 1914, Paris, Gallimard, 1991, p. 294.

20. Henri Fournier à Jacques Rivière, 2 mai 1913, ibid., p. 499.

21. Ibid., p. 500.

22. Non exhaustif. Voici la liste des recueils consultés, susceptibles de faire place à Alain-Fournier : Anthologie des

poètes lyriques français, introduction par Charles Sarolea, Paris, Nelson, [ca 1910] ; Anthologie des poètes

nouveaux, préface de Gustave Lanson, Paris, Eugène Figuière, 1913 ; Gauthier-Ferrières, Anthologie des écrivains

français contemporains. Poésie, Paris, Larousse, 1914 ; Georges Pellissier, Anthologie des prosateurs français

contemporains, Paris, Delagrave, 1919 ; Robert Vallery-Radot, Anthologie de la poésie catholique de Villon jusqu’à

nos jours, Paris, Crès, 1919 ; Robert de la Vaissière, Anthologie poétique du XXe siècle, Paris, Crès, 1923 ;

[Anonyme], Anthologie de la nouvelle poésie française, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924 ; [Anonyme], Anthologie

des essayistes français contemporains, Paris, Kra, 1929 ; Adolphe van Bever et Paul Léautaud, Poètes

d’aujourd’hui. Morceaux choisis, Paris, Mercure de France, 1929 ; Dominique Aury, Anthologie de la poésie

religieuse française, Paris, Gallimard, 1943 ; Marcel Raymond, Anthologie de la nouvelle française, Lausanne, La

Guilde du Livre, 1950 ; Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, Paris, Hachette, 1961 ; Pierre de

Boisdeffre, Une anthologie vivante de la littérature d’aujourd’hui. La poésie française de Baudelaire à nos jours,

Paris, Perrin, 1966 ; Alain Jouffroy, Anthologie de la poésie française à la première personne du singulier, Monaco,

Éditions du Rocher, 2002.

6

fut guère ensuite que Clive Scott, dans son livre sur l’émergence du vers libre en France, pour

citer Alain-Fournier comme poète23

.

Le premier de ces recueils, sans surprise, est l’Anthologie des écrivains morts à la guerre

1914-1918, publiée à Amiens dans la « Bibliothèque du Hérisson » chez l’éditeur Edgar Malfère

de 1924 à 1926. Anthologie d’écrivains est peu dire de ce reliquaire, où quatre cent et trois noms

sont recensés. Un historien a relevé la valeur symbolique poignante de ces volumes impuissants à

réparer « la manière de trépanation » subie par le cerveau de la France : « Assurément, le plus

grand nombre, fauchés à l’âge des premières lignes ou des premiers vers, n’avaient pas encore eu

le temps de polir une œuvre ou même de l’amorcer réellement.24

» Chacun des cinq tomes est

placé sous le double patronage d’une autorité institutionnelle et d’un auteur, dans une

grand’messe où communient le vaudevilliste et l’auteur à succès, un fameux critique d’art, un

témoin des tranchées et un ancien officier de marine, Croix de guerre. Tome premier,

Introduction de M. le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Léon Bérard ; préface

de Henry Malherbe – Tome deuxième, Introduction de M. le Président de la Société des Gens de

Lettres, Georges Lecomte ; préface de José Germain – Tome troisième, Introduction de M. le

Président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Robert de Flers ; préface de

Claude Farrère – Tome quatrième, Introduction de Monsieur le Secrétaire Perpétuel de

l’Académie française, René Doumic ; préface de Claude Farrère – Tome cinquième, Introduction

de Monsieur le Président de l’Académie Goncourt, Gustave Geffroy ; préface de Pierre Benoit.

Hautement représentatif de la France littéraire et politique, ce parterre est un échiquier : quelques

années plus tard, Pierre Benoit sera l’artisan de l’élection de Farrère sous la Coupole, suscitant

l’indignation de François Mauriac. À ces tutelles s’ajoutent les parrainages posthumes. Chaque

écrivain tombé au front est présenté par un confrère. C’est à Henry de Jouvenel, ancien Ministre

de l’Éducation nationale dans l’éphémère ministère Poincaré (et l’époux de Colette), que revient

de présenter l’anthologie :

Magnifique témoignage de fidélité ! Les écrivains vivants se chargent des morts, les portent jusqu’au public,

en l’honneur duquel les martyrs écrivirent, composèrent, puis tombèrent. Ils disent à tous ceux qui savent lire :

« Aimez-les, car ils vous aimèrent. » […]

Homère fait dire par Alcinoüs à Ulysse : « Les dieux ont voulu ces malheurs afin qu’il en sorte le chant des

hommes futurs. » On ne peut s’empêcher d’évoquer la grande et triste parole au seuil de ces quatre volumes. Le

temps du poète épique n’est pas venu encore. Mais voici les couleurs de sa peinture et les lambeaux de sa traîne.

D’autres diront la valeur littéraire de ces œuvres. Nous n’avons voulu aujourd’hui que recueillir la pensée qui les

assembla, et nous joindre à la commémoration.

Présents dans nos bibliothèques, ces livres entretiendront chez chaque Français le souvenir sacré, plus saints

que les reliques où l’on gardait un peu de la cendre des morts, car ils nous en gardent la flamme25

.

Comment entendre cette délégation (ou dénégation) : « D’autres diront la valeur de ces

œuvres » ? Il reviendra à d’autres d’en vanter les mérites ? ou bien : Nous n’avons pas tenu

compte de la valeur littéraire pour constituer cette anthologie ? Le quiproquo est

vraisemblablement volontaire : dans cette « anthologie des héros26

», où le concept de génération

23. Clive Scott, The Emergence of Free Verse in France 1886-1914, Oxford, Clarendon Press, 1990. Voir en

particulier p. 11 sqq, l’analyse d’un poème de 1906, « Et maintenant que c’est la pluie ». Je remercie Michel Murat

d’avoir attiré mon attention sur la place occupée par Alain-Fournier dans cet ouvrage.

24. Jean-François Sirinelli, « L’écrivain dans l’histoire au XXe siècle », dans Patrick Berthier et Michel Jarrety (éd.),

Histoire de la France littéraire. Modernités. XIXe -XXe siècle, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 805.

25. Henry de Jouvenel, avant-propos à l’Anthologie des écrivains morts à la guerre 1914-1918, Amiens, Edgar

Malfère, t. I, 1924, p. VI. Un cinquième volume s’ajoutera aux quatre initialement prévus.

26. Ibid., p. v.

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transcende exceptionnellement la catégorie « l’homme et l’œuvre », il est juste que les stèles des

cimetières militaires soient alignées, de même pierre et de même taille.

Ce Panthéon mérite-t-il le nom d’anthologie ? Le souci d’exhaustivité et d’impartialité, la

portée inévitablement didactique de ce panorama funèbre des lettres françaises, l’apparente plutôt

à un manuel. Chaque vivant, selon le principe énoncé par Jouvenel, s’y charge d’un mort : les

morceaux choisi sont précédés d’une présentation de l’écrivain par un pair, situation plus proche

de l’éventail des manuels que du caprice des anthologies.

Premier appelé, ordre alphabétique oblige, Alain-Fournier inaugure le volume, présenté

par son ami et beau-frère Jacques Rivière, devenu directeur de La NRF. L’extrait, le chapitre XV

du Grand Meaulnes, « La Rencontre » entre Augustin et Yvonne de Galais, est promis à devenir

une scène d’anthologie… dans les manuels. Rivière met en avant le parcours d’Alain-Fournier :

Pour bien comprendre le Grand Meaulnes, qui reste son œuvre capitale, il faut se souvenir qu’Alain-

Fournier fut poète avant de devenir romancier. Il naquit doué d’illusion et n’entrevit peu à peu la réalité qu’au travers

du voile merveilleux dont sont imagination d’emblée l’avait couverte. Comme pour Meaulnes, l’Inconnu fut premier

pour lui. […] C’est sans aucun symbolisme, c’est sans recourir à la moindre machine, c’est par un invisible coup de

baguette, qu’il donne naissance à sa fable et nous captive. […]

Alain-Fournier a vécu le temps qu’il a fallu pour nourrir ce livre mystérieux, ce livre diaphane, de sa tendre

nostalgie. Puis il est parti, nous le laissant comme seule relique. Aimons-le bien27

.

Écrit de circonstance qu’on se gardera de surévaluer – la longue préface de Rivière à

Miracles témoigne d’une autre sensibilité. L’homélie installe toutefois les éléments de l’imagier

et de la légende (des Images d’Alain-Fournier et de la Vie et passion d’Alain-Fournier que

publiera Isabelle Rivière28

), dont les étapes forment une légende dorée. En récusant le

symbolisme, elle accrédite la fable, qui durera, d’une œuvre née ex nihilo, comme par génération

spontanée ou, mieux encore, produit d’une immaculée conception (niant le travail de genèse,

Rivière renoue avec le mythe de l’originalité cher aux romantiques – et aux Symbolistes29

…).

Cette œuvre qui n’eut pas de suite, il fallait encore qu’elle n’eût point d’antécédent. Ce roman,

d’ailleurs écrit par un poète, n’est pas un roman, c’est un prodige. Une mission aussi : venu sur

terre pour écrire « ce livre mystérieux », son auteur la quitta après avoir délivré son message aux

hommes. Un procès en béatification commence, qui détournera du Grand Meaulnes autant de

lecteurs qu’il lui en attirera.

La deuxième anthologie qui ouvre ses portes à Alain-Fournier est elle aussi liée à la

guerre, mais indirectement. C’est Le Paysan français à travers la littérature de Marcel Arland,

futur directeur de La NRF, dont plusieurs récits cultivent la nostalgie du locus amoenus de

l’enfance rurale et qui voyait dans Le Grand Meaulnes le seul classique du XXe siècle. Le thème,

en 1941, n’est pas inattendu, un an après que Pétain, reprenant une phrase mal inspirée

d’Emmanuel Berl, avait déclaré que la terre ne ment pas30

. La même année, Arland publie une

Anthologie de la poésie française, plusieurs fois réimprimée et augmentée jusqu’en 1969. Mais

telle n’est pas la destination d’Alain-Fournier : l’extrait du Miracle de la fermière (nouvelle – ou

long poème en prose ? – de 1910 reprise en 1924 dans Miracles) trouve sa place, sous le titre

27. Ibid., p. 2-3.

28. Respectivement : Paris, Émile-Paul, 1938, et Monaco, Jaspard et Polus, 1963.

29. Rivière entretenait des rapports ambigus avec le Symbolisme, en particulier avec le Symbolisme tardif. Voir

Michèle Maitron-Jodogne, « Jacques Rivière lecteur fraternel du Grand Meaulnes », Bulletin des amis de Jacques

Rivière et d’Alain-Fournier, n° 116, 2nd

semestre 2006, plus particulièrement p. 8-10.

30. À l’époque, Arland n’a pas encore renoncé à participer à La NRF de Drieu la Rochelle, à laquelle il cessera de

collaborer en 1942.

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« Regrets du petit Paysan au Collège », dans Le Paysan français à travers la littérature. Désarroi

de l’enfant prisonnier d’une étude moisie dans un lycée de Paris, nostalgique des matins de gelée

blanche et des crépuscules précédant l’angélus. « Ce livre, écrit Arland, est consacré au paysan

français.31

» Et non pas, la nuance importe, au paysan dans la littérature française :

Peut-être n’y a-t-il aucune de ces images qui n’apporte une parcelle de vérité ; et l’on se plaira à découvrir

çà et là, même au Moyen Âge, un équitable effort pour approcher du paysan et le comprendre. Ces témoignages,

généreux ou involontaires, ont leur valeur et leur fidélité, fussent-ils en partie historiques. […]

[Les paysans] savent aussi bien qu’ils ne sont pas les évadés d’une classe inférieure, mais les représentants

de ce que la France compte aujourd’hui de plus fort et de plus sûr. […]

S’agit-il donc là du tardif avènement d’une classe ? Plutôt qu’une classe, les paysans constituent une race,

avec ses vertus qui l’emportent sur ses tares, la race la plus vieille et tout à la fois la plus riche en réserves et en

possibilités.

Mais encore, quelle race ? Celle des hommes les plus proches de la nature, les moins artificiels, les plus

vrais ; une race d’hommes qui savent se suffire à eux-mêmes […] ; qui ont une base, un but, une raison de vivre, de

travailler et d’aimer, des fidélités, des prolongements dans le passé et dans l’avenir, et jusque dans cette terre

parente ; d’hommes enfin qui acceptent et accomplissent leur mort simplement, comme le dernier acte de leur rôle32

.

Cette apologie de l’enracinement se passe de commentaire, à l’époque où elle constitue un

fer de lance de l’idéologie vichyste. La courte trajectoire d’Alain-Fournier correspondait

exactement, trop exactement, à ces « images », jusqu’à sa mort prématurée qui, pour reprendre le

mot de Malraux, transforma sa vie en destin. Cette mort, c’est le retour de l’enfant prodigue, la

récupération par la terre de celui qui, égaré, l’avait trahie. Sinistre parabole… Le même

ajustement ressort de la présentation de Rivière et de la préface d’Arland, même si, dans ce

dernier cas, Alain-Fournier n’en est pas l’objet exclusif. « L’idéologie d’un livre ne coïncide pas

nécessairement avec celle de son auteur », observait Umberto Eco à propos de Cuore d’Edmondo

De Amicis, le livre le plus lu en Italie entre sa publication en 1886 et les années soixante –

longévité comparable à celle du Grand Meaulnes – et, comme le récit d’Alain-Fournier, objet

d’un culte populaire33

. La réflexion de Eco visait le décalage entre les convictions socialistes de

De Amicis et son roman, « où toutes les tares des mœurs italiennes préfascistes (et souvent

protofascistes) étaient magnifiées et présentées en exemple aux jeunes gens34

». Du Grand

Meaulnes, récit sans idéologie, une lecture idéologique a forcé le sens – tribut payé à l’abstraction

où l’ont maintenu certains de ses admirateurs.

De la troisième anthologie à accueillir Alain-Fournier, on pourrait penser qu’enfin elle

privilégie la forme. L’Anthologie du poème en prose de Maurice Chapelan, parue en 1946,

reprend un colloque sentimental de Miracles, « L’amour cherche les lieux abandonnés » [1910],

parmi des morceaux d’Aloysius Bertrand, inventeur du poème en prose comme « genre littéraire

autonome […] à l’image que se feront de lui les modernes35

», de Nerval, Lamennais, Renan,

Maurice de Guérin, Baudelaire, Laforgue, Charles Cros, Alfred Jarry, Pierre Louÿs, Marcel

Schwob, Max Jacob, André Breton – ensemble hétéroclite qui ne contribue guère à dégager

l’autonomie du genre, si genre il y a, au sens « moderne ». Chapelan, journaliste, romancier,

31. Préface de Le Paysan français à travers la littérature, Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, « Études

françaises », 1941, p. 7.

32. Ibid., p. 9-10.

33. Umberto Eco, « Franti strikes again », dans Il Costume di casa. Evidenze e misteri dell’ideologia italiana, Milan,

Bompiani, 1973, p. 89-91, traduit de l’italien par Marielle Macé dans Edmondo De Amicis, Le Livre Cœur, Paris,

Éditions de l’ENS, 2005, p. 351.

34. Ibid.

35. Maurice Chapelan, introduction à l’Anthologie du poème en prose, Paris, Julliard, 1946, p. VIII.

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poète et traducteur occasionnel, qui publie l’année suivante une Anthologie du journal intime, est

le type même du dilettante, brillant et volontiers paradoxal. Entamant son introduction à la gloire

du poème en prose, « beauté nouvelle et troublante », « robuste hybride », « éclatant et méconnu

parasite »36

consacré par le XIXe siècle, il relève ses échantillons depuis le XVe siècle jusqu’aux

surréalistes, débordant d’enthousiasme mais pour conclure, au terme de sa cavalcade : « En un

siècle, ce qui est peu, il semble qu’il se soit précipité à parcourir et qu’il ait épuisé enfin tous ses

possibles.37

» Le seul critère permettant de définir le genre n’est-il pas, en fin de compte, la

reconnaissance de paternité ? Le critique se résout « à n’admettre au titre de poème en prose que

des œuvres dont les auteurs ont reconnu, de quelque façon, qu’elles le voulaient être »38

. Les

lettres d’Alain-Fournier à Jacques Rivière, les commentaires de ce dernier, légitiment cette

position abrupte mais décevante.

Au terme de son introduction, Chapelan fait volte-face : la justification du poème en

prose, miroir de son temps, expression de l’incertitude contemporaine, est historique :

La notion même d’humanité est mise en cause, car l’homme a perdu l’homme, et c’est après soi qu’il court

désespérément à travers la révolution, la guerre, les exactions et les massacres. L’art, qui est toujours la

représentation symbolique de l’idée que l’homme se fait de lui-même en un lieu et en un temps donnés, doit rendre

compte de ce désordre. […] En d’autres termes, qui ne comprend qu’il n’appartient pas à un peintre d’être Poussin,

ni à un poète Racine, lorsqu’ils ont vu le jour après les revers de 1870, grandi dans le conflit de 1914-18, mûri enfin

à cet instant du monde où la Russie et les Anglo-Saxons s’en disputent l’hégémonie sous les yeux d’une France qui,

d’elle-même, n’a guère d’autre conscience que l’angoisse ? C’est pourquoi, à de très hautes mais très rares

exceptions près, qui font figure d’heureux anachronismes, la plupart des œuvres qui se réfèrent aujourd’hui à un

classicisme défunt sont mort-nées ; tandis que vivent, d’une vie peut-être monstrueuse mais combien énergique,

celles qui reflètent notre temps. Que cette époque soit, par l’avenir, tenue pour une basse époque, il y a toute

vraisemblance, mais seules, par le fait, demeureront significatives et s’intégreront à la chaîne des reliques que les

hommes aiment à retenir du passé, les œuvres qui en portent, jusque dans leur grimace douloureuse, l’irréfutable

témoignage. […]

Osons donc le dire, – au terme de l’introduction d’une anthologie consacrée, cependant, à la gloire du

poème en prose, – osons dire que nous souhaitons que le poème en vers ne tarde pas de reconquérir le terrain perdu39

.

À la suite des anthologies précédentes et par l’entremise d’un poème en prose présenté

comme indissociable des guerres incessantes qui ont secoué la France moderne, voici Alain-

Fournier rattrapé par l’Histoire. S’il s’agissait de s’intégrer à une chaîne de « reliques » (le terme

apparaissait déjà sous la plume d’Henry de Jouvenel et de Jacques Rivière), Le Grand Meaulnes

a exemplairement rempli sa mission. De la même manière que Chapelan, Gide, dans la dernière

partie de sa préface, rédigée après la Seconde Guerre mondiale, admettait que ce conflit, à la

différence du précédent, amena une rupture avec le passé qui changeait l’ordre et l’éclat des

constellations poétiques.

Que chaque auteur travaille pour la société contemporaine, que « tous les grands écrivains

aient été romantiques de leur temps » rien qu’on ne sache depuis Racine et Shakspeare.

Classique, Alain-Fournier ne l’a pas été suivant la définition de Stendhal, en écrivant pour la

génération de son grand-père – mais il fut une sorte de classique par anticipation, en rédigeant un

récit que la postérité associerait très rapidement aux souvenirs de la génération antérieure. Même

si la tragédie de la guerre y a aidé, si le terreau était favorable à la nostalgie, ce n’est pas une

mince prouesse. En ce sens, le jugement de Marcel Arland, qui plaçait Alain-Fournier à l’orée

36. Ibid., p. VII-VIII.

37. Ibid., p. XVII.

38. Ibid.

39. Ibid., p. XXI-XXIV.

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d’un nouveau classicisme, était clairvoyant. Mais l’impression de Jean Cassou n’était pas moins

juste : Le Grand Meaulnes se situe bien, aussi, surtout, dans la lignée d’une littérature, née avec

le XIXe siècle, où, la fantaisie régnant en maîtresse, la poésie s’invita dans la prose, sans y acquérir

le naturel de cette fantasy typiquement anglaise – à laquelle l’ami de E. A. Housman, E. M.

Forster, consacra dans Aspects of the Novel des pages mémorables où il prenait Gide à témoin.

Le poème en prose et le récit poétique (où finit l’un, où commence l’autre ?), forment la

toile de fond des préfaces aux anthologies de Jean Prévost et d’André Gide, même si ces

écrivains n’abordent pas frontalement la question du genre. Comme Chapelan, force leur est de

rechercher le génie poétique français dans la contrainte, l’un en mesurant la rime populaire à

l’aune du mètre classique, l’autre en privilégiant les pépites « où la poésie adultérait le moins son

essence »40

. Quelles que fussent ses prétentions et sa conviction de poète, l’auteur du Grand

Meaulnes ne pouvait rejoindre cette pléiade : son récit était pourtant un sommet, mais un sommet

exténué, où venait mourir un monde épris d’idéal symboliste. Gide, resté l’Immoraliste et qui ne

goûtait guère les poèmes en prose d’Henri Fournier, y fit en revanche entrer son négatif, l’enfant

terrible de la littérature, fauché à un âge plus tendre encore bien que la guerre eût été pour lui

« quatre ans de grandes vacances »41

. C’est à Raymond Radiguet qu’il confia le soin de fermer

son anthologie, sur ces vers qu’il pouvait bien partager avec Alain-Fournier : « Parce qu’au ciel

on garde l’âge / Que l’on avait en arrivant.42

»

Sophie Basch

Institut Universitaire de France, Université de Poitiers

40. André Gide, op. cit., p. XI.

41. Raymond Radiguet, Le Diable au corps, Paris, Grasset, 1923, rééd. Le Livre de Poche, 1979, p. 8.

42. « Avec la mort tu te maries », Les Joues en feu (1920), repris dans l’Anthologie de la poésie française de Gide,

op. cit., p. 773.