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ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES MASTER 2 « THÉORIES ET PRATIQUES DU LANGAGE ET DES ARTS »
« L’écriture comme oubli : Copi et César Aira face
au canon littéraire argentin (1970-1990) »
Paula KLEIN
Sous la direction de Mme. Annick LOUIS
Année universitaire 2012-2013
Soutenu devant les membres du jury :
M. Le Professeur Roger CHARTIER Mme. Annick LOUIS
Le 24 juin 2013
2
Table des matières
INTRODUCTION 3
LES ANNÉES 1970. ÉCRIRE SOUS LE SIGNE DE LA MÉMOIRE 4 LE CLIVAGE DES ANNÉES 1980 ET 1990. L’ÉCRITURE COMME EXERCICE DE MÉMOIRE FUYANTE 6 DEUX ÉCRIVAINS « MINEURS » : COPI ET CÉSAR AIRA 8
PREMIÈRE PARTIE: AIRA LECTEUR DE COPI 14
LES ESSAIS COMME « PROTOCOLES DE LECTURE » DES FICTIONS 15 LA POTENTIALITÉ DE L’OUBLI ET LE « CONTINUEL » COMME PROCÉDÉ D’ÉCRITURE 19 L’EXOTISME FACE À L’EXIL 27 VIOLENCE ET EXIL CHEZ COPI : « JE NE ME SOUVIENS PAS » 33
DEUXIÈME PARTIE: L’URUGUAYEN (1972) DE COPI 42
LA LETTRE IMPOSSIBLE OU LE JOURNAL DE L’AMNÉSIQUE 44 LA MÉMOIRE, L’OUBLI ET LES LIMITES DE LA REPRÉSENTATION 51 DONNER LA VOIX À L’EXIL OU L’ANTI TÉMOIGNAGE 56 UNE MACHINE DE GUERRE CONTRE LES FICTIONS DE L’ÉTAT : DEVENIR URUGUAYEN 63
TROISIÈME PARTIE: L’ÉCRIVAIN COMME « ARCHIVISTE DE L'OUBLI » 68
MADRE E HIJO : LA MÉMOIRE DE L’OUBLI 72 LA COSTURERA Y EL VIENTO : UN « BRIS-COLLAGE » DE LA TRADITION LITTÉRAIRE NATIONALE 81 LA TRADUCTION FACE AU DÉSERT RÉFÉRENTIEL 84 L‘OUBLI EST UNE ORGANISATION DE LA MÉMOIRE 94
CONCLUSION 98
BIBLIOGRAPHIE 106
4
Les années 1970. Écrire sous le signe de la mémoire « […] d’où le fait que l’art narratif est subordonné à l’oubli, pour lequel il travaille et qu’il extrait, en un suprême paradoxe, du souvenir même » Aira, Copi1
La problématique de la mémoire est devenue, à partir des années 1970 dans
l’univers culturel européen, un des enjeux centraux de la réflexion théorique dans le
champ des études littéraires. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990
nous assistons à un bouleversement de ce que François Hartog appelle les « régimes de
mémoire 2 ». Comme le souligne l’historien, cette époque se caractérise par une
importance croissante accordée au patrimoine et par le développement d’entreprises
mémorialistes dans le cadre européen. Le présent apparait ainsi, selon l’approche de
Hartog dans une « quête de racines et d’identité, soucieux de mémoire et de
généalogies3 ».
Dans son célèbre ouvrage La hantise de l’oubli, Andreas Huyssen montre que, de
manière presque paradoxale, l’obsession mémorialiste à l’égard du passé serait le corrélat
du sentiment d’une hypertrophie généralisée de la mémoire. L’auteur souligne de ce fait
que « l’étendue de l’amnésie dans notre culture n’est égalée que par une fascination
toujours plus prégnante pour la mémoire et le passé4 ». Le diagnostic de François Hartog
ne diffère pas en ce sens de celui de Huyssen. Selon l’historien, l’entrée dans le monde de
« la mondialisation, de la démocratisation, la massification [et] la médiatisation » entraîne
un processus paradoxal : au constat de la disparition de la mémoire – ou bien de la fin de
ce que Pierre Nora baptise les « sociétés-mémoires » – l’historien contemporain oppose
la possibilité de construire une « histoire de la mémoire5 ». Il s’agira donc pour l’Histoire
de rendre compte de l’épuisement de la mémoire comme un des symptômes
caractéristiques du régime moderne d’historicité. 1 C. Aira, Copi Buenos Aires, Beatriz Viterbo, 1991. 2 F. Hartog, « L’historien dans un monde présentiste » in Anuario del Centro de Estudios Históricos « Prof. Carlos S. A. Segreti », n° 7, vol. 17, 2007, p. 354. 3 F. Hartog, Régimes d’Historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuils, 2003, pp. 128-129. 4 A. Huyssen, « Présent et passé à l’époque des médias » in La hantise de l’oubli : essai sur les résurgences du passé, Paris, Ed. Kimé, 2011. 5 F. Hartog, Régimes d’Historicité. Présentisme et expérience du temps, op. cit., pp. 136-137.
5
Contrairement à l’Europe, en Argentine – et, de manière plus générale, sur tout le
territoire de l’Amérique du Sud –, les années 1970 se caractérisent par la violence d’État
et par les dictatures militaires 6 . Bien que l’on soit déjà entré dans une période
démocratique, la fin des années 1980 implique un mouvement vers l’oubli plutôt que vers
la mémoire : c’est la période de la loi connue sous le nom de « Punto final7 » (1986)
[« Point final »] et de celle dite de « Obediencia debida8 » (1987) [« D’obéissance due »].
S’opposant à ce discours politique de pacification et d’oubli, le rapport entre mémoire et
écriture a été mis au centre des débats littéraires de la fin des années 1980 et 1990.
Il semble ainsi légitime de nous interroger sur le rôle que joue la littérature dans
cette quête collective de mémoire. Dans le cadre de cette fascination pour le passé, la
nécessité de se souvenir mène à une quête des possibilités narratives qui permettraient de
traduire l’expérience du passé. Dans Les grandes disparitions : essai sur la mémoire du
roman, Isabelle Daunais s’interroge sur la possibilité de recréer une « mémoire du
roman » moderne. Selon cette approche, le roman peut bien être considéré comme un
« art de la mémoire9 » ; une mémoire qui, au contraire de celle de l’épopée ou des mythes
et des légendes anciens, se montre comme « trouée, imparfaite, faillible, parodique10 ».
Les tensions entre mémoire et oubli avaient en effet acquis un rôle déterminant
dans la littérature des années 1970 : écritures placées sous le signe de la mémoire ou bien
sous le signe de l’absence de mémoire, récits à la première personne, autobiographiques
ou fictionnels, récits de témoignage ou de survie. La liste est vaste et, néanmoins, elle
n’épuise pas les possibilités narratives à travers lesquelles les écrivains mobilisent une
expérience du passé construite depuis le présent. Tout en donnant voix aux « histoires »
singulières, la littérature se présente comme le réservoir d’une mémoire alternative qui
6 Pour une étude des politiques de la mémoire en l’Argentine de l’après-dictature voir : E. Crenzel, La historia política del Nunca Más : la memoria de las desapariciones en la Argentina, Buenos Aires, Siglo XXI editores, 2008. 7 La loi date de 1986; elle signifiait la fin de toute possibilité d'intenter des procès aux personnes compromises dans la répression pendant la dictature militaire. 8 Il s’agit d’une loi promulguée en 1987. Elle interdisait tout procès contre les personnes ayant participé à la répression en suivant des ordres du haut commandement. 9 M. Aubut, « Le roman, dernier témoin de ce qu’on a oublié » in Acta Fabula, vol. 10, n° 8, « Notes de lecture », Octobre 2009. 10 I. Daunais, Les grandes disparitions: essai sur la mémoire du roman, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, « L’imaginaire du texte », 2008, p. 81.
6
coexisterait avec celle de l’Histoire « officielle ». Cependant, notre démarche s’oriente
dans une autre direction. Nous ne souhaitons pas aborder le roman comme un « art de la
mémoire », selon l’approche de Daunais déjà citée, mais plutôt nous concentrer sur des
écritures qui s’interrogent sur la fonctionnalité de l’oubli pour construire leurs
programmes narratifs.
Le clivage des années 1980 et 1990. L’écriture comme exercice de mémoire fuyante
En Argentine, dans le domaine de la littérature écrite pendant et après la dernière
dictature (1976-1983), la prise de position par rapport aux usages de la mémoire et du
passé a été décisive dans la configuration des poétiques narratives. Le champ littéraire
des années 1970 jusqu’au début des années 1990 sera ainsi marqué par une fracture
radicale. D’un côté, nous trouvons des poétiques qui, comme celles des années 1960,
revendiquent le lien entre littérature et politique adhérant aux principes du réalisme
critique, le courant littéraire dominant de l’époque. Il s’agit d’écritures qui ont, en
général, un fort accent autobiographique et qui essaient de rendre compte soit des
itinéraires de l’exil soit de l’expérience de la violence dictatoriale à l’intérieur du pays.
L’utilisation allégorique ou allusive du langage devient essentielle pour la littérature
argentine de la fin des années 1970 puisqu’elle permet de raconter ce qu’était interdit ou
censuré dans les discours officiaux. Ces fictions s’articulent ainsi autour d’un sens élidé
qu’il faudrait décrypter : elles demandent au lecteur de recourir à l’interprétation. Nous
pouvons mentionner parmi les écrivains qui appartiennent à ce groupe, les noms de Juan
Carlos Martini, Hector Tizón, Osvaldo Soriano ou Juan José Saer pour ne donner que
quelques exemples représentatifs11.
De l’autre côte, les années 1980 et 1990 ont vu l’émergence des poétiques qui
essaient de mettre en question le lien entre littérature et politique. Tout en affirmant la
nécessaire autonomie du littéraire, les écrivains qui vont participer aux revues Literal12
11 Pour un panorama plus large de cette littérature, voire : B. Sarlo, « Política, ideología y figuración literaria » in Ficción y política. La narrativa argentina durante el proceso militar, Madrid ; Buenos Aires, Alianza, 1987, pp. 30-59. 12 Les trois numéros de cette revue correspondent aux années 1973, 1975 et 1977. Revue littéraire argentine des années 1970 fondée par les écrivains Osvaldo Lamborghini, Luis Gusmán et Germán García. Elle comptait parmi ses membres et collaborateurs des écrivains et critiques tels que Josefina Ludmer, Jorge Quiroga, Julio Ludueña, Lorenzo Quinteros, Ricardo Ortolás, Horacio Romeu et Héctor Libertella. Pour
7
(1973-1977) ou Babel. Revista de libros13 (1988-1991) proposent un travail sur les
« politiques de l’écriture ». S’opposant aux usages du politique comme sujet des fictions,
ces écrivains conçoivent la politique comme corollaire de l’écriture. Dans cette optique,
la littérature apparaît comme l’espace où toute transgression est possible : transgresser la
« loi » de la langue implique de subvertir les discours monologiques du pouvoir. Puisque
la transgression s’instaure comme valeur esthétique mais aussi comme valeur sociale, la
littérature devient pour ces écrivains une façon de faire de la politique.
La littérature argentine écrite pendant la transition démocratique se caractérise
ainsi par le refus complet de la représentation et par le questionnement de ses propres
possibilités d’intervention dans la réalité. Loin des idéaux des années 1970, ces œuvres
ne visent pas la représentation de l’Histoire et elles se méfient des prétentions politiques
de la littérature engagée. Tout en privilégiant le brouillage des frontières génériques et le
caractère autoréflexif de la littérature, ces écrivains vont réhabiliter le jeu sur la
traduction et les citations ainsi que la parodie des savoirs et des discours hérités. Leurs
œuvres se caractérisent également par une tentative de relecture et de réécriture des
mythes argentins. Comme nous allons le voir, leur projet s’appuie sur une double
stratégie d’appropriation de la tradition littéraire nationale : créer les conditions de
réception pour les œuvres de certains écrivains qui n’ont pas pu être lues pendant la
période de la dictature et transformer le point de vue de l’exil en un style.
En Argentine, les études littéraires ont souvent considéré que le roman de
témoignage était la seule voie qui permettait d’aborder les tensions entre mémoire et
oubli, et tendent à négliger l’importance des œuvres et des écrivains qui interrogent le
rapport entre mémoire et écriture à partir d’un recyclage de la culture de masse. Parmi les
écrivains qui ont fait ce choix, se trouvent les argentins Copi et César Aira.
Nous considérons en ce sens que leurs œuvres peuvent nous fournir un matériau
précieux pour analyser d’autres formes de collaboration entre fiction et Histoire. Tout en
plus d’informations sur cette revue, voir : A. Idez, Literal. La vanguardia intrigante, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2010. 13 Revue littéraire argentine publié entre les années 1988 et 1991 et dirigée par Jorge Dorio et Martin Caparros. Pour un panorama plus large à propos de cette revue, voir: V. Delgado, « Babel. Revista de libros en los ‘80. Una relectura » in Orbis Tertius, La Plata, 1996, I (2-3).
8
mettant en œuvre une conception de la littérature comme « non-mémorable », ces deux
écrivains s’interrogent sur la portée de l’oubli comme matrice fictionnelle.
Deux écrivains « mineurs » : Copi et César Aira
Copi et César Aira faisaient partie jusqu'à une époque récente, d’une liste
d'auteurs marginaux de la littérature argentine. Copi (1939-1987), né Raúl Roque
Damonte Botana est un « Argentin de Paris », qui affirmait avoir oublié comment écrire
dans sa langue maternelle; César Aira (1949) est un graphomane de « romans bon
marché », qui a mis en pratique l'impératif de Osvaldo Lamborghini14 « d'abord on
publie, après on écrit ». La stratégie narrative de Aira consiste à mettre en question le
canon national en glissant quelques noms d'auteurs inconnus ou oubliés parmi ceux qui
intègrent le Panthéon littéraire ; Aira propose donc une relecture de l'œuvre de Copi qui
lui permettra d’inscrire sa production dans une généalogie littéraire excentrique.
L’exil politique et la censure ont marqué la vie de Copi depuis son enfance. Il est
né en 1939 à Buenos Aires au sein d’une des familles les plus controversées du milieu
intellectuel argentin – son grand-père maternel Natalio Botana est le fondateur du journal
Crítica; sa grand-mère Salvadora Medina Onrubia un écrivain féministe et militante
anarchiste ; son père Raúl Damonte Taborda est journaliste, membre du parti politique
radical, plasticien et diplomate. L’arrivée du général Perón au pouvoir en 1945 conduit
sa famille à s’exiler en Uruguay, puis en France. Copi fait son lycée à Paris et finit par
adopter le français, langue dans laquelle il écrit l’essentiel de son œuvre. L’auteur ne
rentrera à Buenos Aires qu’au milieu des années 1950. La violence de la dictature
imposée par la « Révolución Libertadora15 » ainsi que sa situation familiale chaotique,
seront des facteurs déterminants dans son choix de s’installer définitivement à Paris à
partir de 1962.
Copi acquiert une certaine renommée à Paris avec sa production théâtrale, en
particulier avec le « Groupe Panique » fondé par l’espagnol Fernando Arrabal, le chilien
Alejandro Jodorowsky et le français Roland Topor. Il était également connu par ses 14 Osvaldo Lamborghini (1940-1985) est un écrivain et poète argentin. Sa littérature acquiert un rôle décisif pour la génération d’écrivains argentins de l’après-dictature, notamment pour les écrivains qui font partie de Babel et qui essaient de fonder un canon littéraire national alternatif. 15 La « Revolución Libertadora » (1955-1958) est la dictature militaire argentine qui a renversé le gouvernement constitutionnel de Juan Domingo Perón.
9
bandes dessinées apparues dans plusieurs médias : Bizarre, Hara-Kiri, Charlie Hebdo,
Gaid-Pied et Libération (France), Linus, Il Giornalone (Italie), Tía Vicenta, Tribuna
Popular (Argentine) et Triunfo (Espagne)16. À partir de 1964 Copi crée son célèbre
personnage de « la femme assise » pour Le Nouvel Observateur. La publication de la
nouvelle intitulée L’Uruguayen (1972) inaugure une production narrative dont la quasi-
totalité est écrite en français: vont suivre les romans Le Bal des folles (1977), La Cité des
rats (1979), La vida es un tango (1979) [La vie est un tango] – d’abord écrit en espagnol
–, La Guerre des pedés (1982), L’Internationale argentine (1988), et les recueils de
nouvelles Une langouste pour deux (1978) et Virginia Woolf a encore frappé (1984).
Copi a aussi écrit dix-sept œuvres théâtrales17 et il a reçu le prix du meilleur dramaturge
de la Ville de Paris en 1987, trois jours avant sa mort18.
Né à Coronel Pringles en 1949 pendant la période du premier péronisme Aira est
l’écrivain argentin le plus prolifique de notre temps. La critique spécialisée distingue
plusieurs orientations dans son œuvre. Pour ne mentionner que certains d’entre elles : les
récits qui proposent un jeu intertextuel avec des œuvres ou avec des auteurs centraux du
canon littéraire argentin comme Las ovejas (daté de 1970, publié en 198419) et Moreira
(1972, 1975) ; un « cycle pampeano20 » composé notamment des romans Ema, la cautiva
(1978, 1981), El vestido rosa (1982, 1984) et La Liebre (1987, 1991) ; un « cycle
exotique » avec des romans comme Una novela china (1984, 1987) ou El llanto (1990,
1992) ; des romans à la première personne à caractère souvent autobiographique ou
autofictionnel comme, par exemple, Cómo me hice monja (1989, 1993), Cumpleaños
(1999, 2001) ou El tilo (2003) ; des romans de « Flores » comme La guerra de los
gimnasios (1991, 1993) ou Las curas milagrosas del Dr. Aira (1996, 1998) ou des textes
écrits lors des voyages à l’étranger comme La costurera y el viento (1991, 1994) ou
16 Nous suivons l’étude de Patricio Pron. Voir: P. Pron Aquí me río de las modas, Philosophischen Fakultät de la Georg-August-Universität de Göttingen, Alemania, 2007, p. 14. 17 El General Poder (environ 1955), Un ángel para la señora Lisca (1962), Sainte Geneviève dans sa baignoire (1966), L’Alligator, le Thé (1966), La Journée d’une rêveuse (1968), Eva Perón (1969), L’Homosexuel ou La difficulté de s’exprimer (1971), Les Quatre jumelles (1973), Loretta Strong (1974), La Pyramide (1975), La Tour de la Défense (1978), L’Ombre de Wenceslao (1978), La Coup du monde (1978), Cachafaz (1981), Le Frigo (1983), La Nuit de Madame Lucienne (1985) et Une visite inopportune (1988). 18 Cf. P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit., p. 14. 19 Il faut préciser que Aira date, de manière systématique et précise, l’écriture de tous ces romans. 20 Ce cycle sera abordé plus en détail dans le premier chapitre.
10
Nouvelles impressions du Petit Maroc (1990, 1991). Aira compte aussi parmi ses
ouvrages les pièces de théâtre Madre e hijo (1990, 1993) et El mensajero (1994, 1996)
ainsi que de nombreux essais critiques et des traductions.
Comme le souligne Graciela Montaldo, son œuvre ne peut être analysée sans
prendre en compte ses conditions de circulation ainsi que sa relation avec l’industrie
culturelle 21 . Ses premières publications datent des années soixante-dix et elles se
poursuivent jusqu’à nos jours à un rythme effréné : il publie entre un et cinq romans
courts par an, tout en privilégiant des circuits de diffusion alternatifs et des maisons
d’édition inconnues22. En ce sens, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une œuvre qui a réussi
à imposer ses propres règles au marché de l’édition à l’échelle nationale. Aujourd’hui,
Aira a publié plus d’une soixantaine de romans et essais critiques. Parmi ces derniers,
Copi (1988, 1991) a été entièrement consacré à l’œuvre de celui qu’il considère comme
son maître. En effet, grâce à la revendication effectuée par Aira, Copi s'impose comme un
des fondateurs d’une tradition littéraire argentine alternative.
Si, suivant le raisonnement borgésien, chaque écrivain crée ses précurseurs, Copi
anticiperait sans doute Aira. Les liens entre l’œuvre de Copi et celle de son disciple ont
déjà été relevés dans nombreuses études critiques Parmi les études plus récentes, nous
pouvons mentionner le chapitre consacré à Aira dans la thèse de doctorat de Patricio
Pron23 – qui se concentre notamment sur les stratégies de « narration paradoxale » chez
Copi – ; la thèse de Djíbril Mbaye24 – dans laquelle l’auteur revient sur une série de
motifs narratifs que Aira emprunte à Copi – ; l’étude de Verónica Delgado25 sur les
21 G. Montaldo, « Borges, Aira y la literatura para multitudes », in Boletín del Centro de Estudios de Teoría y Crítica litararia, nº 6, Octobre 1998, p. 8. Notre traduction. 22 Parmi ces maisons d’édition nous pouvons mentionner : Achával Solo, Editorial de Belgrano, CEDAL, Javier Bergara, GEL et Bajo la luna nueva. Aira alterne la publication de ses œuvres entre ces maisons d’édition inconnues et des maisons d’édition de renom comme Beatriz Viterbo, Emecé, Mondadori, Alfaguara ou Anagrama. 23 P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit. Nous intéresse notamment l’article consacré à César Aira (pp. 184-195). 24 D. Mbaye, La obra de César Aira: una narrativa en busca de su crítica, Departamento de Filología Española IV, Madrid, 2011. Notamment, le chapitre consacré à Copi (pp. 186-206). 25 V. Delgado, « Las poéticas antirrepresetativas en la poética argentina de las dos últimas décadas : César Aira, Alberto Laiseca, Copi, Daniel Guebel » in CELEHIS, Mar del Plata, Centro de Letras Hispanoamericanas, Universidad Nacional de Mar del Plata, 1991.
11
« poétiques anti-représentatives » de la narration argentine pendant les deux dernières
décennies, ou bien les ouvrages de José Amicola26 et Lidia Santos27.
Ces études critiques ont souvent fait allusion à l’absence de mémoire comme une
des problématiques récurrentes dans leurs œuvres. Chez eux, la dynamique entre
mémoire et oubli entraîne une interrogation sur les processus d’écriture et de lecture. Il
nous semble que la portée de cette question n’a pas encore été suffisamment étudiée.
Cependant, il faut préciser que le lien entre mémoire et écriture n’est pas en lui-même
l’objet de notre recherche. Il ne s’agira donc pas pour nous d’analyser les façons dont
cette problématique est abordée dans chaque ouvrage en particulier, mais de mettre en
évidence le type de stratégie critique qu’entraîne la revendication de la puissance
imaginative de l’oubli où Aira voit un des caractères les plus novateurs de l’œuvre de
Copi. En effet, si dans ses essais – notamment dans Copi – Aira souligne l’importance
centrale qu’acquiert l’oubli dans son œuvre, c’est parce que ce trait s’adapte à la
perfection à sa conception de l’écriture comme exercice d’oubli de la tradition littéraire
nationale.
En ce sens, l’incorporation de Copi au sein du groupe d’écrivains qui servent de
modèles aux jeunes romanciers des années 1980 et 1990 – des écrivains comme Osvaldo
Lamborghini, Manuel Puig28, Alejandra Pizarnik29 ou Roberto Arlt30, parmi d’autres –,
doit être analysée dans le cadre d’une série de stratégies critiques destinée à ouvrir des
voies alternatives dans le canon littéraire argentin.
Des raisons d’ordre chronologique ont guidé le choix du corpus romanesque. En
effet, la problématique des rapports entre mémoire et oubli est devenu un des enjeux
centraux des fictions écrites par Aira à l’époque où il donnait des conférences sur Copi et
26 J. Amícola, Camp y postvanguardia: manifestaciones culturales de un siglo fenecido, Buenos Aires, Paidós, 2000. 27 L. Santos, Kitsch tropical: los medios en la literatura y el arte de América Latina, Madrid, Iberoamericana, 2001 28 Manuel Puig (1932-1990) est un écrivain argentin notamment connu pour ses romans Boquitas pintadas et El beso de la mujer araña. Il est un des écrivains que Aira considère comme ses « Maîtres ». L’auteur lui consacre l’essai « El sultán ». 29 Alejandra Pizarnik (1936-1972) est une poétesse argentine. Aira lui consacre l’essai intitulé Alejandra Pizarnik où il propose une lecture de son œuvre à partir des procédés que l’auteur associe au surréalisme comme, par exemple, l’écriture automatique et la création d’un « présent pur ». 30 Roberto Arlt (1990-1942) est un écrivain et journaliste argentin. Aira lui reconnaît comme autre de ses « Maîtres » littéraires.
12
en faisait un livre, c’est-à-dire entre 1988 et 1991. Si l’on suit l’hypothèse de Aira dans
son essai Las tres fechas (2001) [Les trois dates], la date d’écriture des romans est un des
éléments déterminants pour comprendre le lien entre les fictions et le programme
d’écriture qu’elles mobilisent. L’hypothèse centrale de son essai est que nous pouvons
utiliser la « méthode des trois dates » – celle qui consiste à confronter la date de
l’écriture, celle de la publication et celle des événements racontés dans l’histoire
fictionnelle – pour arriver à saisir le « mythe » de l’écrivain comme une forme de
« documentation » qui serait codé dans son œuvre31.
Nous souhaitons ainsi proposer une étude des essais Copi, Las tres fechas [Les
trois dates] (2000), Nouvelles impressions du Petit Maroc, et de Madre e hijo [Mère et
fils] et La costurera y el viento [La couturière et le vent] pour ce qui est de Aira. En ce
qui concerne Copi nous analyserons notamment L’Uruguayen (1972) et certaines
interviews afin de saisir le rôle fécond de l’oubli en tant qu’éthique de l’invention et
programme de lecture.
Nous avons également sélectionné les ouvrages étudiés en fonction des
similitudes qui existent entre les deux écrivains dans la forme et dans les thèmes
abordés : romans écrits à la première personne, nouvelles et une courte pièce de théâtre,
avec des narrateurs amnésiques, dans lesquels la question de l’écriture même du texte que
l’on est en train de lire est mise au cœur de l’intrigue. Nous nous attarderons notamment
sur le questionnement du « contrat » fictionnel que leurs fictions mettent en œuvre et sur
le type de « pacte » qui s’établit avec le lecteur – les études de Philippe Lejeune et de
Jean-Claude Passeron serviront de point de départ à notre analyse.
Comme nous l’avons souligné, leurs œuvres proposent une réflexion systématique
sur le rôle fécond de l’oubli dans le processus de création et de réception littéraire.
L’analyse des rapports entre mémoire et oubli dans les processus de lecture et d’écriture
sera abordée à partir des ouvrages qui sont déjà devenus des classiques de la théorie
littéraire, des études historiques, narratologiques ou philosophiques – notamment, ceux
de Henri Bergson et Gérard Genette, Paul Ricœur et Roger Chartier. Dans cette optique,
31 Cf. C. Aira, Las tres fechas, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2001, pp. 12-13. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction.
13
nous essaierons de cerner les stratégies à travers lesquelles les écrivains essaient de
présenter la tâche de l’écrivain comme celle d’un « archiviste de l’oubli ».
Nous analyserons par ailleurs la façon dont ces deux écrivains s’emparent de
stratégies narratives alternatives pour parler de la violence de l’histoire argentine récente
au-delà des poétiques placées sous le signe de la mémoire et de l’exil qui caractérisaient
la littérature argentine des années 1970. Plus spécifiquement, notre étude se consacrera
aux stratégies liées à l’ « exotisme », mais aussi à la création d’une « perspective
extérieure » et à la réhabilitation de genres considérés comme « mineurs » – notamment
celui du récit d’aventures ou du récit de voyage à partir desquels les deux écrivains
proposent de nouvelles façons de lire la tradition littéraire argentine.
15
Les essais comme « protocoles de lecture » des fictions Parallèlement à sa production fictionnelle, Aira a écrit de nombreux essais sur des
écrivains argentins et étrangers. Ces textes ont ceci de commun qu’ils contiennent des
descriptions programmatiques importantes pour mieux saisir son projet d’écriture ainsi
que le type de « pacte de lecture » que ses fictions souhaitent construire. En ce sens, ils
peuvent être lus comme des « protocoles de lecture » de sa propre œuvre littéraire, d’où
leur intérêt particulier pour la critique.
Aira écrit sur ses écrivains préférés, sur des écrivains qu’il admire ou bien qu’il
appelle « ses maîtres » : ceux dont la lecture l’a conduit à développer sa propre écriture, à
trouver son style. S’agissant du champ littéraire argentin, les noms de Osvaldo
Lamborghini – figure qui réapparait de manière explicite dans plusieurs de ses
romans comme El llanto [Les larmes] ou la courte pièce de théâtre Madre e hijo –, de
Alejandra Pizarnik et de Copi occupent une place déterminante.
C’est précisément sur l’essai consacré à ce dernier que nous souhaiterions nous
concentrer, ici, dans ce chapitre. L’analyse de Copi (1991) nous permettra de démontrer
l’hypothèse que nos deux auteurs partagent une conception du récit. Plus encore, c’est
dans Copi que l’auteur explique le pacte de lecture qui correspondrait le mieux à son
programme d’écriture.
Par ailleurs, Aira fait du lien intrinsèque qui existe entre l’écriture et l’expression
d’une expérience du temps particulière un des sujets centraux de sa réflexion théorique.
Le point de départ de cette réflexion est que les récits configurent notre expérience du
temps à travers la mise en intrigue des faits. Cette problématique a été abordée par
Ricœur dans son ouvrage Temps et récit. Son hypothèse centrale consiste à considérer
toute configuration narrative comme une « refiguration de l’expérience temporelle32 ».
Ainsi, selon Ricœur, le temps ne peut se présenter que sous la forme de sa refiguration
narrative ; et la narrativité de l’intrigue est elle-même temporelle.
32 P. Ricœur, Temps et récit. III, Paris, Seuil, 1985, p. 9.
16
Traditionnellement, la question des rapports entre le temps de l’histoire et le
temps du récit souligne le caractère doublement temporel du récit33. Le caractère
chronologique du récit et ses divers modèles temporels sont indispensables à l’expérience
temporelle de la lecture, fondée sur la mémoire et l’anticipation. En effet, la présentation
chronologique des faits dans le récit relève de ce que Genette a appelé la relation entre
l’ordre des faits racontés et l’ordre de leur présentation. Comme le souligne Meir
Sternberg : « Étant chronologique, la séquence des événements peut être suivie, elle est
intelligible, on peut la mémoriser : elle est en fait chrono-logique34». Nous apercevons
ainsi le rôle déterminant que joue la mémoire dans notre expérience temporelle de la
narration. Comme le note Teresa Bridgeman : Tout récit est une combinaison de mémoire et d’anticipation. Quel que soit le moment du texte sur lequel nous nous concentrons, il sera inévitablement coloré par notre mémoire de ce qu’il s’est passé avant et notre anticipation de ce qui est à venir. L’ordre dans lequel les événements sont présentés dans le texte est donc crucial pour notre expérience temporelle du récit.35.
Mais si le caractère intelligible des récits s’appuie sur cette présentation causale et
chronologique des faits, les poétiques de Aira et de Copi vont mettre en œuvre divers
types de stratégies afin de bousculer la conception de la lecture comme exercice de
mémoire. Ce questionnement réapparaît dans son essai Alejandra Pizarnik (1998).
L’auteur y aborde la question de l’inscription du temps dans l’écriture à partir de
l’analyse du projet narratif du surréalisme. Selon Aira, l’écriture automatique serait le
moyen le plus efficace de traduire le « présent absolu » qui correspond à l’instant de la
création artistique. L’auteur remarque en ce sens que : « La création produit un présent
pur […] l’œuvre d’art, une fois produite, cesse d’être de l’art : elle devient de la
documentation, l’enregistrement d’un processus36 ». Suivant le raisonnement de Aira,
l’écriture automatique peut donc être conçue simultanément comme un procédé littéraire
33 Nous suivons ici l’explication de J.-M. Schaeffer dans « Temps, mode et voix dans le récit » in O. Ducrot ; J-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil (1972), Paris, 1995, pp. 710-727. 34 M. Stenberg, « Telling in Time (I): Chronology and Narrative Theory » in Poetics Today, Vol. 11, n° 4, Narratology Revisited II (Winter, 1990), p. 903. Notre traduction. 35 T. Bridgeman, « Time and space » in The Cambridge companion to Narrative, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 57. 36 C. Aira, Alejandra Pizarnik, Rosario, Beatriz Viterbo, 1998, p. 13. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction. C’est nous qui soulignons.
17
et comme un type spécifique de « documentation » : documentation de l’instant, du
présent absolu et éphémère de l’écriture.
Parallèlement, le surréalisme aboutit à un « système de lectures » qui aurait la
particularité d’amener le lecteur au présent absolu de la lecture : dès lors, la lecture se situe dans un présent de l’invention, de l’écriture, qui d’une certaine manière annule le passé, et recommence à chaque phrase. Avec elle, un nouveau type de lecture est promu, qui n’est pas tant une lecture (en tant que la lecture se définit justement par cette recomposition conventionnelle de l’écrit) mais une actualisation de l’écriture37.
Selon Aira, la nouveauté du surréalisme consiste dans la volonté d’inscrire le
« présent absolu » à l’intérieur des œuvres. En ce sens, l’auteur signale que seuls les
surréalistes sont parvenus à écrire des « romans purs » : « amputés de passé, pure
exposition des événements du présent mental de l’auteur38 ». En effet, la question des
liens entre la temporalité du processus d’écriture et celle de la lecture constitue une des
problématiques les plus récurrentes de Aira.
Dans Nouvelles impressions du Petit Maroc, nous suivons les réflexions du
narrateur – qui s’identifie, par ailleurs, avec Aira lui-même – sur la possibilité de
construire une théorie du style littéraire. En effet, Aira conçoit le style comme un
mouvement continuel entre mémoire et oubli mais aussi comme une tension entre la
langue maternelle et la langue étrangère.
De manière similaire aux stratégies utilisées dans L’Uruguayen et Le bal des
folles de Copi ou bien dans son roman La costurera y el viento, cet essai-fiction semble
vouloir répondre à la question suivante : « comment suis-je arrivé à écrire le texte que
vous venez de lire ? ». Nous y suivons la routine du narrateur, qui, lors d’un séjour en
France, essaie de mettre par écrit un ensemble de réflexions théoriques sur la littérature.
Dans un mouvement presque cyclique, le narrateur se demande s’il y a une différence
entre la théorie de la littérature qu’il est en train d’écrire et l’écriture proprement
littéraire.
Il arrive à la conclusion que la différence capitale entre les deux « styles »
d’écriture est, fondamentalement, d’ordre cognitif. La théorie et la littérature produisent
37 C. Aira, Alejandra Pizarnik, op. cit., p. 20. 38 Idem. Copi, op. cit., p. 55.
18
deux types différents de savoir qui impliquent, par ailleurs, deux formes d’usage de la
mémoire : La spécificité de la théorie, c’est de ne pas oublier ce qu’on a formulé : garder en mémoire les thèses avancées et bâtir le discours sans jamais l’omettre. L’ensemble des savoirs est un combat contre l’oubli, non seulement vis-à-vis d’autrui mais tout d’abord en soi39.
Tandis que la théorie repose sur la mémoire des lecteurs et sur l’enchaînement
causal des énoncés, la littérature est construite à partir d’un ensemble d’oublis. Le
narrateur affirme, dans ce sens, que : « La littérature, au contraire, n’est faite que d’oubli,
ou de simulacres de mémoire40 ». Dans le cadre des réflexions de Aira, le savoir serait
une sorte de combat contre l’oubli qui s’appuierait sur une quête de mémoire. A l’inverse,
la littérature, conçue comme un simulacre de la mémoire, comme une mémoire
imparfaite, a le pouvoir de tout dire : « Tout à coup, nous découvrons que tout nous est
permis41 ».
Or cette définition de la littérature comme un « art de l’oubli » ou bien comme un
« simulacre de la mémoire » est aussi une prise de position en faveur d’une méthode
d’écriture. A l’inverse du « cahier de notes » – format d’ailleurs méprisé par l’auteur – où
l’écriture de fragments épars répond au désir d’empêcher l’oubli des expériences, la
littérature se manifeste sous la forme du « continuel ». De fait, « le narrateur est le
créateur de continuum par excellence, donc l’antiphilosophe42 ».
Par ailleurs, la lecture ne doit pas être conçue comme un processus au travers
duquel le matériau fragmentaire initial acquerrait une sorte de continuité et
d’homogénéité dans l’esprit du lecteur. Bien au contraire, Aira souligne que le processus
de lecture est intrinsèquement lié à la « mémoire imparfaite » du lecteur : « les souvenirs
du lecteur se composent alors de fragments et dépendent à nouveau du registre intime
sous la forme d’une mémoire imparfaite43 ». Le lien entre mémoire et lecture est donc
déterminant pour comprendre le type de pacte de lecture créé par Aira et Copi au sein de
leurs romans.
39 C. Aira, Nouvelles impressions du Petit Maroc, Nantes, MEET [Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire], 1991, pp. 9-10. 40 Ibid. pp. 9-10. 41 Ibid. p. 61. C’est nous qui soulignons. 42 Ibid. p. 15. 43 Ibid. pp. 44-45.
19
Cette problématique est abordée par Julien Gracq dans les Carnets du grand
chemin : « Que devient dans ma mémoire le déjà-lu d’un roman en cours de lecture,
quelle forme de présence revêt-elle dans mon esprit au moment ou j’aborde – par
exemple – la page 175 ? 44 ». Contrairement au lecteur qui se servirait de sa mémoire
pour reconstruire le fil fragmentaire du texte suspendu par les interruptions de la lecture,
le lecteur modèle de Aira incorpore l’oubli comme un outil indispensable pour la lecture.
Dès lors, il n’est pas étonnant de trouver sous la plume de Aira une référence
critique au Rivage des Syrtes dudit Gracq. Tout en faisant des allusions – non exemptes
d’ironie, ton qui prédomine dans cet article – à la « prose de haute qualité » de ce roman,
l’auteur prend position contre des poétiques comme celles de Gracq. Face aux poétiques
du « bien écrire », Aira fait l’apologie du « mal écrire » qui s’appuie sur la liberté
d’utiliser la langue maternelle comme si nous utilisions une langue étrangère.
A partir d’une citation de Proust, Aira affirme : « Il est possible de chercher dans
certains auteurs, ceux que l’on a choisi d’aimer, un accent étranger » (p. 58). Certes, c’est
le type de procédé utilisé par Copi lorsqu’il adopte le français comme langue littéraire :
ne pas essayer d’atteindre la perfection mais plutôt rester toujours un étranger dans la
langue maternelle. Nous ne sommes pas loin ici de la définition des « littératures
mineures » faite par Giles Deleuze: « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue
mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure45 ». Comme nous le
verrons plus tard, cette utilisation « mineure » de la langue s’appuie également sur des
stratégies ayant pour but le bouleversement des codes narratifs établis et la mise en
question du principe de référentialité du langage.
La potentialité de l’oubli et le « continuel » comme procédé d’écriture Comme nous l’avons déjà souligné, Copi peut être lu comme une « Ars
narrative », c’est-à-dire un ouvrage qui permettrait de saisir la portée théorique du
programme d’écriture de Aira. Étudier l’influence de Copi est indispensable pour
comprendre les principes de la poétique de Aira, notamment en ce qui concerne la
44 J. Gracq, Carnets du grand chemin, vol. II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, pp. 1084-1085, cité par N. Piègay-Gros, Le lecteur, Paris, coll. GF. Corpus Lettres, 2002, p. 42. 45 Nous suivons la définition de G. Deleuze dans Kafka, pour une littérature mineure. Paris, Ed Minuit, 1975, p. 29.
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puissance de l’oubli comme moteur fictionnel, mais aussi comme une entreprise critique
à l’égard de la tradition littéraire nationale.
Copi commence par une petite introduction dans laquelle l’auteur fait allusion aux
circonstances de rédaction de l’essai. Ce paratexte ne manque pas d’intérêt, notamment si
nous considérons le type d’entreprise critique que Aira cherche à mener dans ses essais.
En effet, chez Aira, la réhabilitation d’une œuvre ou bien d’un écrivain doit être comprise
dans le cadre d’un programme critique plus ambitieux. Cette opération a une double
visée : d’abord, soustraire un écrivain d’un oubli que Aira considère comme arbitraire,
puis lui restituer la place qu’il devrait occuper dans le panthéon des lettres nationales.
De surcroît, il faut mettre en évidence un troisième mouvement masqué dans cette
opération. Au moyen de ces prises de position en faveur de certains écrivains, Aira
parvient à créer sa propre place au sein du canon littéraire national. La réhabilitation
d’écrivains longtemps considérés comme marginaux ou n’ayant pas été suffisamment lus
auparavant est liée à un processus de légitimation de son projet d’écriture.
Dans un mouvement qui peut paraître paradoxal au premier abord, Aira va
reprendre un certain nombre de stratégies borgésiennes pour produire une esthétique
fondée sur des principes tous autres. Annick Louis note que : Il y a chez Borges une véritable gestion de l’édition de sa production. […] dans le sens d’administration, organisation, direction, d’un patrimoine culturel, visant des effets, des gains et un profit d’ordre symbolique46.
Comme le souligne Louis, tout en effaçant les traces du caractère quantitatif de sa
production antérieure et grâce à un processus de sélection, Borges parvient à construire
un « corpus Borges » dans ses Œuvres complètes. Dans les années 1980, des lectures
comme celles de Ricardo Piglia ou de Alans Pauls vont opposer cette volonté
borgésienne de maîtrise de sa propre production littéraire à la « machine de production »
représentée par Roberto Arlt. Pour la critique argentine moderne, Borges apparaît ainsi
comme un « écrivain des morceaux choisis » à l’ « œuvre secrète47 ». La réhabilitation de
l’œuvre de Arlt opérée par Aira n’est donc pas étonnante. Depuis cette perspective, nous
pouvons aller jusqu’à penser à ces efforts consacrées à repositionner ces écrivains
46 A. Louis, Jorge Luis Borges: œuvre et manœuvres Paris, L’Harmattan, 1997, p. 17. C’est nous qui soulignons. 47 Ibid. p. 18.
21
marginaux au centre du canon national comme une entreprise critique visant à remettre
en cause la suprématie borgésienne.
Alors que Borges fait de la productivité48 le paramètre déterminant de définition
du système de canonisation littéraire, Aira réhabilite la figure de l’artiste au détriment de
la valeur de l’œuvre. Cette opération implique la reconstruction de tout un système
littéraire qui se fonde sur l’inversion du critère de qualité ; pour Aira la bonne littérature
sera la mauvaise, et inversement. De même, la littérature de « morceaux choisis » qui
servait de modèle à Borges est remplacée chez Aira par l’idéal de l’ « encyclopédie »,
selon lequel chaque nouveau roman d’un écrivain sert à corriger et, d’une certaine
manière, à garantir le sens de toute sa production littéraire antérieure.
L’idée de l’ « encyclopédie » comme le projet totalisateur sur lequel repose la
totalité hétérogène d’une œuvre littéraire constitue un des leitmotivs dans ces romans. Le
narrateur de Cumpleaños note, en ce sens : J’ai commencé à déplacer mon centre d’intérêt en direction d’un projet totalisateur dont mes travaux littéraires constitueraient l’étape préparatoire, l’annonce, l’étape d’accroche. J’ai commencé à considérer les petits romans que j’ai continué à écrire […] comme une documentation marginale, dans la mesure où je continuais à les écrire, comme une façon de comprendre ma vie. La vie du futur auteur de l’Encyclopédie49..
A partir de cette opération, nous pouvons mesurer la portée de la récupération de
l’œuvre de Copi entreprise par Aira. En effet, leurs poétiques se caractérisent par la
volonté de nier la mémoire comme une des formes de filiation littéraire. En ce sens, Copi
comme Aira vont essayer de nier la filiation littéraire – et plus spécifiquement l’influence
de Borges – en soumettant leurs lectures à un processus d’oubli qui devient une condition
indispensable pour exister comme écrivains. Comme le signale Julio Premat, Aira sait, et
nous pourrions ajouter que Copi le sait lui aussi parce que tous les deux ont lu Borges,
que pour arriver à s’inventer comme auteur il faut oublier50.
Toujours dans l’essai de Aira, il est précisé dans la préface que le texte est une
transcription de quatre conférences sur Copi prononcées à l’Université de Buenos Aires
48 Selon Borges, il y aurait des lectures « productives », qui amènent à l’écriture. Nous utiliserons désormais cette notion au sens borgésien. 49 C. Aira, Anniversaire [Cumpleaños] (2001), Paris, C. Bourgois, 2011, p. 69. L’ensemble de citations provient de cette édition. 50 Cf. J. Premat, « El idiota de la familia » in César Aira, une révolution, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble 3, 2005.
22
pendant l’année 1988. Il s’agit, selon Aira, de présenter une œuvre qui n’est pas encore
suffisamment connue en Argentine. Il nous semble par ailleurs que l’importance de cette
note introductive tient au fait qu’elle esquisse un « contrat de lecture » particulier.
L’auteur prévient le lecteur qu’il s’agit d’une transcription de l’oral vers l’écrit : Les commentaires improvisés et digressifs ont suivi ce seul fil. Les résumés ont ici été supprimés ; les sauts dans le texte indiquent leur disparition. La lecture doit néanmoins être continue51.
Selon Aira, la présence de « blancs » et de commentaires digressifs n’annule point
l’impératif de la « fuite en avant » en ce qui concerne l’écriture ni du « continuel » pour
ce qui est de la lecture.
Le premier chapitre de l’essai est consacré à l’analyse de l’œuvre narrative de
Copi, notamment L’Uruguayen, dont Aira signale qu’il s’agit de sa première
« expérimentation purement narrative52 ». L’Uruguayen revêt un intérêt particulier aux
yeux de Aira, puisque Copi y définit les caractéristiques qui vont marquer le reste de sa
production narrative. Il s’agit selon Aira, d’un type de narration « successive, des choses
qui se succèdent et se succèdent […] Mais cette succession est recouverte par un temps
hétérogène non-successif, un présent absolue, celui de la voie qui est en train de raconter
l’histoire53 ».
L’action narrative prend chez Copi la forme d’une succession d’événements dans
laquelle le passé et le futur sont insérés dans ce « présent absolu » du récit. Cette
incorporation de tous les repères temporels au présent de la narration est étroitement liée
à la forme du « paragraphe unique » que Copi privilégiera dorénavant dans ses romans.
En effet, Aira souligne le lien entre le « continuel » du récit et l’expérience du
temps qu’il vise à transmettre : Le paragraphe unique qui constitue tout le récit joue le rôle de « forme du contenu » […] Et son rôle est uniquement de produire du continu. C’est parce que le théâtre se déroule en temps réel qu’il est continu54.
Cette expérience quasi-simultanée du temps de l’écriture et du temps de la lecture
que Copi souhaite atteindre dans ses romans repose sur le type de pacte de lecture
51 C. Aira, Copi, op. cit,, p. 7. 52 Ibid. p. 12. 53 Ibid. p. 17. 54 Ibid. p. 23.
23
construit par chaque ouvrage. Aira s’interroge ainsi sur la manière la plus appropriée de
lire Copi: Comment lire ? En lisant, en poursuivant la lecture. Et si quelqu’un veut rechercher le sens, il doit le faire dans ce qui suit, pas dans ce qu’il a déjà lu. Dans ce qui est continu, pas dans ce qui est coupé55.
La lecture est donc conçue comme un processus d’actualisation de l’écriture, qui
ne relève pas d’une conception mémorielle mais bien plutôt d’un usage fécond de l’oubli
par les lecteurs. Parallèlement, l’oubli acquiert un rôle déterminant dans la syntaxe du
récit parce qu’il agit comme une pure puissance d’invention. L’oubli permet à l’écrivain
de se libérer des contraintes du vraisemblable caractéristique du réalisme pour déplier un
éventail presque infini de possibles narratifs.
Aira souligne par ailleurs que nous assistons chez Copi à une véritable disparition
de la mémoire : Dans lui la mémoire se résout dans le néant. La mémoire est l’acte de la perdre, c’est ce qui est effacé […] sa problématisation de la mémoire coïncide avec la récupération du récit à l’état pur, si paradoxal que celui puisse paraître. La mémoire tend à la signification, l’oubli à la juxtaposition. La mémoire est la découverte du sens, la coupure à travers le temps. L’oubli, c’est l’impératif de continuer56.
Ainsi, si la mémoire cherche à construire la signification en revenant au déjà-lu,
l’oubli repose sur le principe que le sens se trouve toujours après, dans ce qui suit. En ce
sens, ce que l’on a lu est toujours en train de se « résignifier » par ce que l’on vient de
lire. Ceci étant dit, il faudra revenir à l’article intitulé « Ars narrative » (1993) de Aira
afin de mettre en évidence le rôle de l’oubli dans son propre programme d’écriture. En
effet, cet article souligne de manière assez concise les principes majeurs de son
programme narratif : Ma manière de vivre et d’écrire s’est toujours ajustée à ce processus dénigré qu’est la ‘fuite en avant’ […] Avec le roman, il s’agit de continuer à écrire, a fin que ce que nous devons écrire ne se termine par à la deuxième ou à la troisième page57.
En ce qui concerne la « fuite en avant », l’écrivain explique qu’elle constitue un
des procédés centraux de sa poétique en ce qu’elle privilégie l’impératif de continuité de
l’écriture tout en annulant le besoin de corriger. De plus, ce procédé justifie le caractère 55 C. Aira, Copi, op. cit., p. 30. 56 Ibid. p. 33. C’est nous qui soulignons. 57 Idem. « Ars narrativa » [Ars narrative], 1993, p. 1. Notre traduction.
24
« mauvais » ou « mal écrit » de sa littérature en l’associant à la mise en œuvre d’un vrai
programme d’écriture. Comme le souligne l’auteur dans son essai Nouvelles impression
du Petit Maroc, son programme d’écriture s’articule autour de l’idée que ce qui suit
permettra de corriger les erreurs et manques de ce qui est déjà écrit.
Par ailleurs, Contreras affirme que Aira reprend certains principes des avant-
gardes européennes du début du XXe siècle, notamment du surréalisme 58 . Ces
« procédés » littéraires caractéristiques de l’œuvre de Aira sont liés à l’importance qu’il
accorde à l’innovation et à la nouveauté, ainsi qu’à sa volonté qu’ils soient féconds d’un
roman à l’autre. D’autant plus que son intérêt se porte davantage sur le processus de
création que sur le résultat final de l’œuvre59. La « fuite en avant » et le « continuel » sont
ainsi deux des procédés privilégiés par Aira dans la construction d’une poétique qui vise
un retour au récit.
Selon cette optique, qui est aussi celle de Copi, le récit privilégie la péripétie par
rapport à l’explication. Aira suggère que la montée en puissance de l’explication est le
reflet de la décadence de la narration ; sa contrepartie étant l’apparition de la critique
littéraire comme genre. L’auteur met en œuvre diverses stratégies narratives afin de
combattre cette décadence de la narration. Comme le souligne Aira, l’explication suit une
logique causale qui vise à mettre en évidence les liens entre les événements qui se
succèdent dans le récit. A l’inverse, les poétiques de Aira et de Copi ont pour objectif le
bouleversement continuel du vraisemblable caractéristique du réalisme. Parmi les
opérations les plus utilisées par ces deux écrivains à cette fin se trouvent des procédés tels
que la rupture de l’ordre causal des événements, l’inclusion de théories qui servent de
commentaire à l’action narrative ou encore le mélange des genres narratifs.
Parallèlement, Aira propose une distinction entre deux types de syntaxes
narratives: celle du « souvenir », opposée à celle de l’ « oubli ». L’auteur précise ainsi
que, tandis que la syntaxe narrative du « souvenir » oblige le lecteur à faire des allers et
retours dans le texte afin d’en saisir la signification, celle de l’ « oubli » met l’accent sur
la continuité de la lecture.
58 Nous croyons que l’utilisation de Aira du surréalisme doit être considérée dans le cadre de sa lecture de l’œuvre de Alejandra Pizarnik. 59 Cf. S. Contreras, Las vueltas de César Aira, Buenos Aires, Beatriz Viterbo Editora, 2008, p. 132. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction. C’est nous qui soulignons.
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En effet, chez Copi, la fécondité de l’oubli se manifeste par une augmentation de
la vitesse de la narration, laquelle a pour conséquence l’annulation du temps : « La
vitesse fait shifter le papier entre espace et temps. L’accélération tend à annuler le temps,
imposant une spatialité de l’instant, un midi nietzschéen60 ». A la différence du présent
absolu de la création surréaliste, Copi utilise le présent comme s’il faisait déjà partie du
passé et, simultanément, il inclut le passé dans le présent. Selon cette perspective, ce qui
s’est passé est inclus dans le présent de ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire
l’écriture du roman.
Par ailleurs, Copi essaie de transcrire la vitesse propre aux arts tels que le théâtre
ou la bande dessinée à l’intérieur de ses romans. Aira signale néanmoins que la différence
entre les contes et les romans est que les premiers ont pour repère temporel privilégié le
passé, tandis que les romans se passent au présent. Dans cette optique, le génie littéraire
de Copi consiste à inventer des stratégies narratives afin d’inclure le passé dans le
présent, c’est-à-dire le conte dans le roman. Certains de ces procédés vont devenir
récurrents dans son œuvre littéraire. C’est le cas des romans épistolaires – utilisé dans la
nouvelle L’Uruguayen et le roman La cité des rats – ou des romans écrits en un seul
paragraphe à la manière d’un conte long.
Plus spécifiquement, l’auteur emprunte au théâtre la faculté de présenter les
événements en temps réel. Les dimensions temporelles se transforment chez lui en
modalités spatiales : passé, présent et futur se confondent dans l’espace de la scène. Il
emprunte à la bande dessinée le point de vue fixe et la vitesse presque instantanée avec
laquelle se succèdent les images.
Chez Copi, la réflexion sur l’expérience du temps construite dans et par le récit
s’articule autour de la tension entre mémoire et oubli. Comme Aira le souligne, Copi : Ne concevait pas le ‘temps réel’ […] dépourvu d’une histoire, c'est-à-dire de la possibilité de se transformer instantanément en mémoire-oubli. En effet, ces deux termes sont identiques […] surtout dans ses deux meilleurs romans, La Cité des rats, où il développe explicitement sa théorie de la conscience et de l’événement, et dans ce grand festival d’amnésies opératives qu’est Le Bal des folles61.
60 S. Contreras, Las vueltas de César Aira, op. cit., p. 51. 61 C. Aira, « Un barroco de nuestro tiempo » in Babel. Revista de libros, Année 3, mars 1990, p. 5. Notre traduction.
26
L’écriture se transforme chez lui en un exercice de mémoire fuyante. Écrire
implique donc se rappeler, mais uniquement pour mieux réussir à tout oublier. De plus,
Aira note que l’oubli est au fondement du caractère baroque de l’écriture de Copi. Ce trait
avait été signalé par lui lors de la publication en espagnol du roman L’Internationale
argentine. L’auteur y écrit que Copi peut être considéré comme le plus grand écrivain
« baroque » de notre époque. Bien que Aira ne le mentionne pas, il nous semble pertinent
de préciser la portée de la notion de « baroque » dans le domaine des lettres hispano-
américaines. Dans la préface à l’édition de 1954 de Historia Universal de la infamia,
Borges décrit le baroque dans ces termes : Je dirais que le baroque est ce style qui épuise délibérément (ou cherche à épuiser) ses possibilités, et qui frôle sa propre caricature […] je dirais que le baroque est l’étape finale de tout art, quand celui-ci exhibe et dilapide ses moyens62.
Tandis que Borges met l’accent sur l’épuisement des moyens propre au baroque,
Aira souligne le caractère innovateur de transformation et de mutation particulier aux arts
baroques. Contrairement à Borges, il ne conçoit pas le baroque comme la phase finale
d’un art mais plutôt comme un style qui aspire à la nouveauté. Dans une veine similaire,
Nestor Perlongher définit le néobaroque – ou le « neobarroso » pour ce qui est la
littérature du Río de la Plata – principalement comme une tentative de briser la
« communicabilité pure du langage comme transparence ou comme instrument63 ».
Pour sa part, Aira relie le style baroque de son maître au rythme narratif effréné
de ses fictions : A chaque passage, il y a une accélération ; et ce qui attire en premier lieu chez Copi, c’est sa vitesse énorme, une vitesse qui produit des transformations après avoir été produite par elles64.
Selon l’auteur, l’écriture de Copi peut être analysée comme un « catalogue de
transformations » qui se succèdent à une vitesse vertigineuse C’est grâce à celle-ci que se
produisent des « inclusions » d’un monde dans l’autre, que Aira décrit comme des
62 J. L. Borges, « Prefacio a la edición de 1954 » in Historia universal de la infamia (1935), Buenos Aires, Alianza Editorial, 1995. Notre traduction. 63 N. Perlongher, « El Neobarroco rioplatense » in Papeles insumisos, Buenos Aires, Santiago Arcos, 2004, p. 280. Notre traduction. Pour une historisation du baroque et du néobaroque, voir : S. Sarduy, « El barroco y el neobarroco » in C. Férnandez Moreno (coord.), América Latina en su literatura (1972), México D.F, Siglo XXI, 2000. Notre traduction. 64 Cf. C. Aira, « Un barroco de nuestro tiempo », art. cit., p. 5.
27
« théâtres successifs » ou des « miniatures » à l’intérieur de l’œuvre. Ces inclusions
provoquent une série de transformations, contestant toute certitude sur l’ontologie de
l’univers fictionnel et empêchant la reconnaissance d’un concept cohérent de fictionnalité
de l’œuvre.
L’exotisme face à l’exil « L’oubli est le mécanisme qui fait imperceptiblement des autres sans cesser d’être qui nous sommes » Aira, Copi
Nous souhaitons consacrer cette section à une brève analyse des liens entre exil et
exotisme dans la littérature écrite par Aira entre les années 1970 et 1980. Cette période
coïncide avec le passage de son « cycle pampeano » à son « cycle exotique ». Ce dernier,
qui s’ouvre avec la publication de Una novela china en 1987, est lié à un processus de
relecture et de réécriture des motifs typiques de la tradition littéraire nationale.
La particularité de l’exotisme chez Aira consiste dans le fait qu’il lui sert à
problématiser le discours de l’Histoire et de la mémoire. Le narrateur de Una novela
china affirme ainsi : « Il se trouve que, par définition, l’Histoire n’admettra pas qu’elle
est irréelle. Et cependant, nous devrons chercher sa définition dans l’irréalité65 ».
L’affirmation du caractère imaginaire et presque fictionnel de l’Histoire permet au
narrateur de ce roman d’énoncer un programme d’écriture qui s’appuie sur le souvenir
comme une étape qui précède le travail bien plus fécond de l’oubli : Oublier. Tout oublier. C’est une réponse peut-être un peu extrémiste, mais non dépourvue d’efficacité. Surtout parce que c’est une solution provisoire, jamais définitive66.
Cependant, nous souhaitons montrer que ce parcours vers l’exotisme de Aira est
lié à une opération critique de redécouverte et de diffusion de l’œuvre de Copi dans le
milieu intellectuel argentin à la fin des années 1980. S’opposant aux poétiques
représentatives, l’œuvre de Copi devient un modèle pour les écrivains argentins des
années 1980 et 1990 qui s’interrogent sur les moyens d’écrire des fictions portant un
regard oblique sur l’histoire nationale récente.
65 C. Aira, Una novela china, Buenos Aires, DeBolsillo, 2005, pp. 7-8. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction. 66 Ibid. p. 10.
28
Une autre caractéristique déterminante de la littérature de Aira au cours de cette
période est le recours à la littérature de voyage et au récit d’aventures comme intertexte
privilégié. Selon Contreras, il s’agit d’ouvrages qui « ironisent, parodient et recyclent la
perspective exotique et hégémonique des voyageurs européens du XIXème siècle67».
Dans une optique similaire, Matilde Sanchez affirme que la décontextualisation
des motifs de la tradition nationale apparaît chez Aira sous la forme d’un « exercice
d’oubli68 ». Ainsi, l’utilisation des motifs typiques de la tradition nationale comme le
Désert, la campagne, la figure du « gaucho » ou l’ancienne dichotomie entre civilisation
et barbarie sont abordés par l’auteur à travers une perspective frivole et imaginative.
Or, une brève mise en contexte historique peut nous permettre d’éclairer le
caractère novateur de la stratégie employée par Aira dans ses œuvres. Il faut en effet
prendre en compte la forte scission opérée par la dictature dans le milieu
littéraire argentin de l’époque. À partir de 1976, l’exil commence à tracer des frontières
entre un dedans et un dehors, favorisant l’atomisation du champ intellectuel69. Les débats
autour de l’existence de deux types de littérature argentine : une littérature « de
l’intérieur » produite dans le pays et une littérature « de l’extérieur » écrite par les exilés,
ont intensifié l’affrontement entre les écrivains immédiatement après la fin de la
dictature. Ainsi, la décision de rester ou bien de quitter le pays étaient perçues comme des
prises de position opposées et irréconciliables70.
Dans ce contexte, les écrivains qui sont restés dans le pays se sont fréquemment
servis de l’Histoire et du passé comme stratégies narratives pour penser le présent71 et
pour essayer de comprendre ce qui a rendu possible l’infamie du terrorisme d’État.
S’opposant à ce type de littérature, les œuvres écrites par Aira juste après la période de la
dictature ne se servent pas de l’Histoire afin de réfléchir sur le présent mais se
67 S. Contreras, Las vueltas de César Aira, op.cit., p. 48. 68 M. Sanchez, « Indios, ranqueles y un regreso a los orígenes » (1991). Cité in S. Contreras, Las vueltas de César Aira, op. cit., p. 89. 69 Cf. B. Sarlo, « El campo intelectual: un espacio doblemente fracturado » in S. Sosnowski (comp.) Represión y reconstrucción de una cultura: caso argentino, Buenos Aires, Eudeba, 1988, p. 101. 70 Pour un tour d’horizon plus approfondi de ces débats, voir: J.C. Martini, « Especificidad, alusiones y saber de una escritura » in S. Sosnowski (comp.), Ibid. p. 128-132. 71 Pour une liste des romans argentins publiés entre 1976 et 1985 qui proposent d’autres usages du passé, de l’histoire et de la mémoire, voir : B. Sarlo, « Política, ideología y figuración literaria » in Ficción y política. La narrativa argentina durante el proceso militar, Buenos Aires, Alianza Editorial, 1987, pp. 58-59.
29
caractérisent davantage par la remise en question des dispositifs narratifs qui produisent
le sens.
Dans le cadre de ces réflexions, la tâche de l’écrivain est d’utiliser le présent afin
de désarticuler les certitudes du passé. Dans cette ligne de pensée, Aira affirme dans son
roman La luz argentina : « Le passé, se disait-il, n’a pas d’intérêt s’il est indubitable : le
présent de l’homme n’est rien de plus qu’une machine à rendre ambigu le passé72 ».
Dans un geste à la fois ironique et distant, Aira privilégie dans sa littérature la
construction d’une perspective éloignée qui empêche tout effort pour reconstruire des
liens entre le passé représenté par la fiction et le présent de l’énonciation. De cette façon,
l’Histoire n’est pas représentée dans ses romans, mais plutôt démantelée par sa mise en
fiction. Il s’agit pour Aira de trouver de nouvelles possibilités d’écrire la fiction au-delà
de la fiction historique et, simultanément, d’utiliser la fiction pour démonter les
mécanismes d’élaboration du discours du réel.
L’enjeu de la littérature de l’auteur consiste à remettre en question le présent et
non pas à le comprendre. Montaldo note que: Si la fiction historique a en général donné lieu à des lectures qui ont essayé d’y trouver une clef pour ‘comprendre’ certains aspects du réel sous la forme du passé, ces romans font le contraire : ils ne découvrent pas des aspects qui permettent de faire la lumière sur le présent, mais ils concourent à le mettre en doute73.
Les romans du « cycle pampeano » incorporent, par ailleurs, des usages de la
tradition littéraire nationale qui peuvent faire face au discours grandiloquent de l’Histoire
officielle. Pour reprendre le cas de Ema, la cautiva, le choix de situer l’action dans la
pampa et à l’époque qui précède la campagne du désert, s’opère à partir d’un recyclage
de la tradition des récits des voyageurs anglais du XIXème siècle et des romans
gothiques74. Tout en utilisant le motif du voyage et le point de vue du voyageur étranger,
Aira se positionne au-delà de la dichotomie entre littérature de l’exil et littérature engagée
ou réaliste.
72 C. Aira, La luz argentina (1983) cité par G. Montaldo in Ficción y política. La narrativa argentina durante el proceso militar, op. cit. 73 G. Montaldo, « La invención del artificio. La aventura de la historia » in R. Spiller (comp.) La novela argentina de los 80, Frunkfurt/Main, Ed. Vervuert, 1993, p. 267. Notre traduction. 74 Pour plus d’information sur l’imbrication entre l’histoire argentine des dictatures et la fiction chez Ema, la cautiva, voir: L. Pollman, « Una estética más allá del ser. Ema, la cautiva de César Aira » in R. Spiller, (comp.), La novela argentina de los años 80, op. cit., pp. 177-194.
30
En ce sens, dans des romans comme Ema, la cautiva ou El vestidito rosa, le
voyage à travers la pampa crée une situation propice à l’introduction de ce que Contreras
appelle une « perspective extérieure » dans son œuvre. Suivant le raisonnement de
Contreras, les polémiques des années 1970 autour des « deux littératures nationales75 »
s’articulent autour de deux styles qui incarnent, respectivement, une « perspective
interne » et une « perspective extérieure ». Pour les écrivains qui ont quitté le pays, le
regard externe se matérialise dans l’écriture de l’exilé. Parallèlement, pour ceux qui y
sont restés, l’enjeu est de transformer le point de vue de l’exil en un « style».
C’est précisément grâce à la mise en œuvre de ce point de vue externe que le
cycle pampeano s’articule avec la suite de la production des années 1980 et 1990 de Aira.
L’exotisme comme trait caractéristique de cette production semble donc être la
continuation logique de la perspective extérieure privilégiée au cours du premier cycle.
Dans un mouvement paradoxal, ces deux stratégies permettent de redécouvrir les mythes
et les motifs de la tradition depuis un point de vue renouvelé.
Nous considérons, en ce sens, que l’enjeu de l’exotisme chez Aira doit être
analysé dans le cadre du mouvement critique qui, vers la fin des années 1980, s’est
regroupé autour de la revue Babel. Comme le souligne Delgado, cette revue représente
l’incarnation idéologique et littéraire du groupe « Shangai » intégré par des écrivains tels
que Marín Caparrós, Daniel Guebel, Luis Chitarroni, Alan Pauls, Ricardo Ibarlucia,
Sergio Chejfec et Sergio Bizzio76. Parmi les lignes directrices de la revue, nous trouvons
notamment la volonté de réfléchir au « discours littéraire en tant que construction,
procédé, problématisation de la langue, variation et reformulation d’autres textes
littéraires, citation d’autres discours77 ».
Le dispositif de l’exotisme chez Aira est, précisément, une des formes que
l’auteur utilise pour réfléchir à la littérature et la langue comme un discours d’affirmation
identitaire. Nous sommes face à une problématique qui a été abordée par de nombreux
écrivains auparavant, et notamment par Borges dans l’essai intitulé « L’écrivain argentin
75 S. Contreras, Las vueltas de César Aira, op. cit., p. 68. 76 Crée vers la fin de 1987, ce groupe lance un manifeste dans lequel sont prescrites des positions à propos de la littérature argentine. L’exotisme occupera une place privilégiée dans le programme du groupe qui devient évidente à partir du nom même du groupe. Pour plus d’information à propos de ce groupe, voir : V. Delgado, « Babel. Revista de libros en los ’80. Una relectura » in Orbis Tertius, La Plata, 1996, I (2-3). 77 V. Delgado, « Babel. Revista de libros en los ’80. Una relectura », art. cit., p. 4.
31
et la tradition78 ». Dans son célèbre essai, Borges affirme qu’une littérature n’a pas besoin
de chercher à transmettre les caractéristiques distinctives de son pays. À travers la
fameuse observation sur le fait que Mahomet pouvait bien se passer des chameaux dans
l’Alcoran, Borges soutient que l’écrivain ne doit pas se forcer à refléter la couleur locale
de son pays. La tradition argentine surgirait donc de la conjonction entre les particularités
nationales et l’universalisme de toute la tradition occidentale. Dans l’essai de 1993
intitulé « Exotismo », Aira propose une nouvelle interprétation du débat borgésien.
Inaugurant un nouvel épisode de la discussion, il souligne que Montesquieu conçoit ses
« Persans » comme un « dispositif pour générer le regard79 ». Dans cette approche,
l’exotisme serait à la base de tout récit fictionnel en ce qu’il permet d’entrer dans l’ordre
du « comme si » qui caractérise la fiction. Aira ne fait ici que raviver une discussion
ancienne dans le champ littéraire argentin.
Ce débat sur les avantages et les risques inhérents au fait d’assumer une
perspective étrangère à l’intérieur de la culture et de la tradition nationales sera repris
plusieurs fois par les écrivains du groupe « Shangai ». Ils revendiquent l’influence de
Borges mais proposent de revenir au débat à partir d’un détour par le raisonnement de
Aira. Pour ces écrivains, la meilleure manière de rester fidèle à la tradition nationale est
de développer un « style étranger » à l’intérieur même de la langue maternelle. Cette
stratégie est aussi utilisée de manière récurrente chez Copi.
Il faut par ailleurs souligner que ce choix n’implique pas un abandon de l’Histoire
comme source de la fiction mais bien plutôt la découverte de tout un éventail de
nouveaux usages de l’oubli. Nous arrivons ainsi au cœur des correspondances entre la
poétique de Copi et celle de Aira. En effet, le processus de revalorisation de Copi réalisé
par Aira – il en fait un des artistes les plus importants de la littérature argentine du dernier
quart du XXème siècle – est lié à l’entrée de ce dernier dans son « cycle exotique ».
Dans le cadre de ces raisonnements, Montaldo signale le rôle déterminant qu’a
joué l’apparition en espagnol du roman L’Internationale argentine de Copi. A partir de
l’analyse comparatiste de ce roman de Copi, de Una novela china [Un roman chinois] de
Aira et de La hija de Kheops [La fille de Kheops] de Alberto Laiseca, Montaldo affirme
78 J. L. Borges, « El escritor argentino y la tradición » in Discusión, Madrid, Alianza, 1997. 79 C. Aira, « Exotismo » in Boletín, n° 3, Centro de Estudios de Teoria y Critica Literaria, Rosario, 1993. Notre traduction
32
que, dans ces œuvres, « l’exotique, à force de l’être autant, devient la fiction même, parce
que ce qui se définit comme exotique n’est rien d’autre que ce qui est propre à nous80 ».
Par ailleurs, la redécouverte de Copi s’inscrit dans le même mouvement critique
qui a permis de positionner les noms de Aira, de Rodolfo Fogwill et de Osvaldo
Lamborghini au centre du canon national. Nous voulons souligner encore que la
revendication de l’exotisme permet à ces écrivains de s’écarter des autres poétiques qui,
presque à la même époque, ont utilisé la littérature pour combler les vides de l’Histoire
officielle81.
Chez Aira, cette perspective extérieure dont nous avons parlé se construit donc
sous la forme de l’exotisme et non pas de l’exil. L’exotisme consiste chez lui à se situer
depuis le point de vue qui permet de créer ce que De Certeau a nommé une
« herméneutique de l’autre82 ». Les romans du « cycle exotique » se caractérisent par la
présence des narrateurs à la troisième personne et par l’apparition d’un personnage qui se
place dans la perspective de l’étranger. C’est pourquoi l’exotisme de Aira dévient un
dispositif qui fonctionne aussi bien dans les romans dont l’action se déroule dans des
espaces orientaux – la Chine de Una novela china ou le Japon de El llanto– que dans
ceux qui se passent dans la Pampa ou le désert argentin.
Nous pouvons observer, en guise de conclusion, que Aira oppose au style de
l’exilé l’exotisme en tant que perspective extérieure. En ce sens, l’exotisme doit être
interprété dans la même ligne que les autres usages féconds de l’oubli que nous allons
étudier dans ces œuvres avec des narrateurs à la première personne. Comme le souligne
l’auteur dans Copi : « L’oubli est le mécanisme qui fait imperceptiblement de nous des
autres sans cesser d’être qui nous sommes83 ».
80 G. Montaldo, « La invención del artificio. La aventura de la historia », art. cit. 81 V. Delgado, op. cit., p. 9. Elle signale, en ce sens, les œuvres des écrivains Osvaldo Soriano et Tomas Eloy Martinez. 82 M. De Certeau. Cité par S. Contreras, « Estilo y relato » in Las vueltas de César Aira, op. cit., p. 263. 83 C. Aira, Copi, op. cit., p. 34.
33
Violence et exil chez Copi : « Je ne me souviens pas »
La critique consacrée à Copi s’est concentrée sur les influences du camp, du
grotesque rioplatense, du néobaroque84, du théâtre de l’absurde français ou même du
surréalisme sur son œuvre. Elle a une tendance assez générale à éviter les aspects
politiques de sa production fictionnelle85. Contre ces lectures, nous considérons que les
allusions à la violence d’État ainsi qu’à l’exil constituent des éléments d’analyse
déterminants pour saisir la complexité de sa production artistique.
Dans le cadre de cette problématique, nous souhaitons cerner les stratégies
narratives à travers lesquelles l’auteur introduit des usages inédits du passé historique et
politique argentin. L’hypothèse qui guide notre démarche est que la poétique de Copi, en
ce qu’elle a de plus radical et de politique, s’articule autour d’une dynamique entre
mémoire et oubli qui lui permet d’élargir les mythes et les motifs littéraires qui se
trouvent au fondement de l’imaginaire national.
Écriture des marges – spatiales mais aussi linguistiques –, l’imbrication de la
mémoire et de l’oubli dans son œuvre se traduit par la création d’un style original qui lui
permet de se positionner à une place « excentrique » dans le canon national.
Le caractère politique de sa littérature repose donc sur le travail de démontage du
langage et de la mémoire compris comme des machines interprétatives et autoritaires86.
Copi fait allusion à l’exil ainsi qu’à l’histoire argentine et française de son époque dans
plusieurs interviews 87. En ce sens, il nous semble pertinent d’analyser la préface de son
dernier roman, qui n’a jamais été publié et qui s’intitule Río de la Plata. Dans ces pages
fortement autobiographiques, l’auteur parle de son expérience de l’exil, de ses souvenirs
de l’Argentine et de l’Uruguay et de son arrivée en France.
84 Pour plus d’information sur le caractère « néobaroque » de l’écriture de Copi voir : J. Amícola, « Campeones camp : Copi y Perlongher » in Camp y postvanguardia :manifestaciones de un siglo fenecido, Buenos Aires, Paidós, 2000 ; A. Montes, « Sujeto y narracion : algunos recorridos en la utopia Copi », in Mora, vol. 16, n° 2, Buenos Aires, juillet/décembre 2010, p. 2. 85 Pour un panorama actuel de la bibliographie sur l’œuvre de Copi, voir: P. Pron, « Primer excurso: la poética de Copi » in Aquí me río de las modas, op. cit. 86 Cette conception « fasciste » de la langue, sera abordée dans le deuxième chapitre de ce mémoire. Voir : p. 56. 87 Cf. L’interview de Tcherkaski ou bien celle réalisée par l’étudiant français M. Buteau : « La mujer sentida » [Interview inédite de Copi par Michel Buteau en 1971] in Radar, Página 12, vendredi 20 janvier 2012. Pour une étude qui considère d’autres interviews de l’auteur, voir: R. Linenberg, Exil et langage dans le roman argentin contemporain: Copi, Puig, Saer. Lille 3, ANRT, 1988.
34
À la fin du texte, Copi considère la possibilité d’écrire un roman
autobiographique puis il la rejette. Comment pourrait-il écrire un roman de ce genre alors
qu’il a plusieurs fois souligné qu’il n’avait pas de mémoire ? L’auteur précise que, si
jamais il entreprenait l’écriture de ce projet d’autobiographie, il ne chercherait pas son
matériau dans la mémoire mais dans l’imagination. De plus, Copi signale que la région de
l’enfance du Rio de la Plata servirait de scène à son roman: « c’est dans les ondes du Rio
de la Plata que mon imagination s’apprête à naviguer88 ».
Cette idée est répétée à chaque fois que Copi s’interroge sur le rôle que les
événements politiques de son époque ont joué dans son œuvre. Par exemple, dans une
interview faite par l’étudiant français Michel Buteau en 1971 et qui était restée inédite
jusqu’en 2012, Copi parle de son positionnement face aux événements de Mai 1968 en
France. A cette époque-là, Copi dessinait pour les journaux L’étrange et Combat, et il
avoue que lorsqu’on lui a demandé de faire des dessins pour les événements
révolutionnaires de l’époque, il n’arrivait pas à trouver de motifs originaux. Il se
contentait donc de dessiner les scènes que les autres membres de la rédaction lui
proposaient : « J’ai fait ce que les autres voulaient, mais je n’ai pas la moindre idée
révolutionnaire89.».
Tel qu’il se montre lors de cette interview, Copi se situe face aux événements
historiques comme un spectateur non concerné. De plus, l’auteur explique qu’il se méfie
du concept de littérature engagée, étant donné qu’il appartient à un milieu bourgeois
comme la majeure partie de son audience: Je trouve les artistes du Mai 68 français assez insupportables, très confus. Quand nous pensons au mot ‘engagé’, bourgeois que nous sommes, quand nous voulons nous sentir engagés, nous ne pouvons jamais être certains de n’être pas en train de faire exactement le contraire de ce que nous voulons, trop souvent.90.
Par ailleurs, le refus de la mémoire est lié à la méfiance que lui inspirent les textes
écrits à la première personne et qui assument la rhétorique du témoignage. Face aux
écritures des années 1970 qui font de l’exil un motif incontournable pour penser et écrire
88 Copi, « Préface » de Río de la Plata [roman jamais paru] (Paris, août 1984) in Copi (1939-1987), Paris, Union général d’éditions, 1971. C’est nous que soulignons. 89 Copi, « La mujer sentida », art. cit. Notre traduction. 90 Ibid.
35
la littérature nationale, Copi semble vouloir construire un lieu d’énonciation original et
excentrique.
En effet, incarner le rôle de l’exilé et développer une écriture placée sous le signe
de la mémoire implique l’adoption d’une double perspective : celle du pays que l’on a
quitté et celle du pays où l’on va s’installer. Copi rejette en ce sens tout type d’étiquette
relatif à l’influence de son origine argentine sur son œuvre. Cette tension entre le refus
des stéréotypes et le sentiment d’appartenance nationale est mise en évidence lors de
l’interview avec le journaliste Tcherkaski. Interrogé à propos de l’importance que revêt
l’Argentine dans son œuvre, l’auteur se contredit ouvertement: Je suis citoyen argentin, j’ai un passeport argentin. Je suis parfaitement en règle. […] Moi, je n’ai aucun problème à être argentin, c’est vous qui voyez un problème. On ne m’a pas élevé pour être argentin, je ne suis pas argentin91. Problématisant la question identitaire liée à la nationalité, l’auteur souligne que la
revendication du patriotisme n’existe pas chez les vrais artistes : Les patriotes argentins sont militaires ; les artistes argentines sont des nomades […] il n’existe ni artistes argentins, ni artistes japonais […] Si je vais en Italie, je suis un artiste italien ; si je vais en France, je suis français […] c’est la seule chose que je peux revendiquer : ma nationalité d’artiste92. Cet éloignement vis-à-vis des stéréotypes identitaires est intrinsèquement lié à la
quête d’un lieu d’énonciation qui ne saurait pas se circonscrire à une langue ou à une
culture. La première opération de cette quête implique un choix par rapport à la langue.
Copi reconnaît que le passage entre l’espagnol et le français est un des traits qui vont
caractériser son écriture, au-delà de la langue choisie. Si le choix d’une langue a tendance
à le rapprocher davantage d’une culture que de l’autre, Copi vise à trouver un espace
intermédiaire, une sorte d’ « anonymat » de la langue : Quelque soit la langue choisie, mon imagination me vient de cette partie de la mémoire qui est molle et particulièrement sensible aux flèches cachées dans les phrases anonymes93. Son but sera donc de transformer cet anonymat de la langue en un style. Un style
qui, de manière similaire au « procédé » de Aira, se réinvente dans chaque ouvrage.
L’auteur se propose ainsi d’utiliser la langue étrangère comme si elle était sa langue 91 J. Tcherkaski, Habla Copi : homosexualidad y creación, Buenos Aires, Galerna, 1998, p. 68. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction. 92 Ibid, pp. 71-73. C’est nous qui soulignons. 93 Copi « Préface » de Rio de la Plata, p. 81. C’est nous qui soulignons.
36
maternelle et d’oublier progressivement sa langue maternelle au point de l’utiliser comme
le ferait un étranger.
Le choix de la langue d’écriture est aussi lié à sa prise de position face à la
problématique de l’exil. En ce sens, ce n’est pas une coïncidence si les premières lignes
où Copi fait une allusion explicite à l’exil ont été rédigées après le retour de la
démocratie. Dans Río de la Plata, l’auteur rappelle la censure dont certaines de ses
œuvres ont été l’objet pendant la période des dictatures94. D’ailleurs, Copi associe cette
période avec un désir d’écrire en espagnol « rioplatense » : C’est pendant mes années d’interdiction que j’ai le plus écrit en argentin et toujours de grands drames. La persécution de mes frères, la mort violente de quelques proches de ma famille m’avaient fait imaginer le Rio de la Plata comme un purgatoire auquel j’éprouve encore la vague culpabilité d’avoir échappé95. Nous observons ainsi que Copi reconnaît sa condition d’exilé seulement à
condition d’en faire une anecdote féconde pour le déploiement de son imagination. Dans
les premières lignes de la préface de Rio de la Plata, on lit : « Les voyages m’ont appris
que peu de vêtements bien assortis font l’assurance et le crédit de l’exilé96 ». L’humour
est une des stratégies centrales de ce mouvement de désacralisation de l’exil. Quelques
lignes plus tard l’auteur remarque: Exilé ? Ce mot est sorti tout seul de mon stylo, suivi d’un point d’interrogation. Si jamais je devais dire quoique ce soit sur l’exil, je me garderais bien d’écrire à la première personne97.
Nous trouvons une réflexion similaire de la part du narrateur à la première
personne de son roman L’Internationale argentine, le poète Dario Copi : « Je me suis
toujours considéré comme un Argentin de Paris, c'est-à-dire un être apolitique et apatride,
mais pas exactement un exilé98 ». Ainsi que le narrateur de ce roman l’explique en faisant
allusion au tango de Gardel, l’exilé ne peut pas revenir en arrière [volver] pour retrouver
ses souvenirs d’enfance parce qu’ils sont éparpillés et irrécupérables : [Hortensia Gusapo] chantait à ce moment-là ‘Volver’, un vieux tango qui racontait l’histoire d’un exilé revenant dans son pays après vingt ans d’absence, et que ne retrouvait aucun de ses souvenirs d’enfance. Où étaient partis mes souvenirs
94 Il fait allusion à la pièce Eva Perón jouée pour première fois à Paris en 1969. 95 Copi, « Préface », op.cit., p. 84. 96 Ibid. p. 81. 97 Ibid. 98 Idem. La Internacional Argentina, Obras (vol 1), Barcelona, Anagrama, 2012, p. 235. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction.
37
d’enfance ? Ils existaient certainement, mais dispersés à travers le monde, comme des pièces de puzzle éparpillées sur le sol99.
En ce sens, le refus d’une écriture à la première personne qui se situe depuis la
perspective de l’exil entraîne une double prise de position par rapport au passé mais aussi
au présent de l’histoire nationale. Copi souligne que, au moment de l’écriture de la
préface de Río de la Plata, l’Argentine n’est plus soumise à un régime dictatorial :
« Nous sommes en août 1984, le Dr Alfonsin est le président constitutionnel de l’actuelle
république, je peux rentrer à Buenos Aires quand je veux100 ». L’auteur explique qu’il n’a
pourtant pas le désir de rentrer. Buenos Aires lui évoque le souvenir de son père
récemment décédé et est, d’ailleurs, une ville dans laquelle il ne lui reste presque pas
d’amis, la majeure partie d’entre eux étant partis à l’étranger comme lui-même plusieurs
années auparavant.
Comme nous l’avons déjà souligné, les différences relatives aux diverses versions
de l’histoire de l’exil familial deviennent plus claires si nous confrontons les interviews et
les fictions. Les variations dans la version de la fuite à l’Uruguay telle que l’auteur la
reconstruit lors de l’interview avec Tcherkaski ou bien dans Río de la Plata permettent de
rendre compte des diverses stratégies de travail relatives à ce que nous avons nommé
l’ « archive » familiale. Dans Río de la Plata, Copi raconte la fuite de l’Argentine avec sa
famille dans ces termes : J’avais six ans. Ma mère, mes deux petits frères et moi nous nous exilâmes à Montevideo quelques jours avant le 17 Octobre 1945, date de la Révolution péroniste dont la violence se déchaîna en partie contre le journal radical de ma famille, Crítica101. Le même épisode est repris dans l’interview avec Tcherkaski avec des
modifications considérables: J’avais cinq ans, et je me souviens très bien du 17 Octobre, parfaitement. La porte de ma maison a été forcée ; ma mère m’a donné un papier de grande valeur pour que je le donne au portier, afin qu’on n’emmène pas de mon père ; mon frère achevait de naître, il y avait dix-sept femmes dans la maison, je suis passé par un petit balcon, j’ai appelé le portier et je lui ai lancé le papier. Il l’a attrapé, et puis il est allé attendre mon père en voiture au coin de la rue. Nous sommes partis en Uruguay. Comment pourrais-je ne pas me souvenir de l’Argentine ! Celui qui se souvient de l’enfer, c’est une des choses dont il se souvient le mieux102.
99 Copi, La Internacional Argentina, op.cit., p. 287. 100 Idem. « Préface », op. cit., p. 81. 101 Ibid. p. 85. 102 J. Tcherkarski, Habla Copi, op. cit., p. 67.
38
De plus, l’épisode de la fuite du pays est un motif que réapparait dans
L’Internationale argentine. C’est d’ailleurs le seul roman où le narrateur, Dario Copi, fait
une allusion explicite à l’exil reprenant des éléments autobiographiques : A dater de l’exil, mes parents étaient devenus de parfaits inconnus pour moi. J’étais parti dans l’année soixante-deux de Buenos Aires en laissant derrière moi une famille responsable et bourgeoise, sans imaginer l’évolution que mes parents allaient expérimenter en mon absence […] Torturés par les militaires, ils parvinrent malgré tout à s’échapper à dos de mule par la cordillère pour se retrouver, personne ne comprit comment, consuls d’Uruguay à Paris. Il est certain qu’à cette époque, les postes diplomatiques uruguayens étaient facilement négociables, et j’ai toujours soupçonné mes parents de s’adonner au trafic de cocaïne103.
Dans ce roman, le narrateur reprend le motif de l’exil à partir des détails de la
biographie de Copi lui-même. Pourtant, les limites entre l’autobiographique et le
fictionnel s’effacent et le narrateur n’hésite pas à faire de la fuite de ses parents un exploit
héroïque digne des mythes des pères fondateurs de la patrie – c’est le Général San Martín
qui, selon le récit traditionnel, a traversé la cordillère. Par ailleurs, chez lui, la prouesse se
transforme en tromperie, étant donné que ses parents traversent la cordillère à dos de
mule – plutôt comme des contrebandiers que comme des personnalités éminentes – et
aussi par le fait que l’Argentine et l’Uruguay son séparés par le Río de la Plata – en
traversant la cordillère ils seraient arrivés au Chili et non en Uruguay.
Quelle que soit la version racontée, Copi identifie la dictature au péronisme et ne
fait pas de différence entre l’arrivé au pouvoir de Perón lors de l’élection présidentielle
démocratique de 1946 et les régimes militaires qui se succédèrent à travers les
événements des années 1955, 1962, 1966 et 1976. De même, l’auteur semble mêler
l’histoire de l’exil avec celle de son anti-péronisme futur en associant la malchance de sa
famille à celle du pays du fait du régime militaire104.
Dans l’interview « Copi, mon frère », Jorge Damonte note que le mépris de la
violence et des régimes totalitaires constitue une problématique qui réapparait dans les
œuvres de Copi depuis sa jeunesse : Sa première pièce théâtrale fut El General Poder. Il y développait déjà le mépris du totalitarisme et de la répression. Répression qui des années plus tard, se manifesta dans la représentation de la pièce Eva Perón que des hommes masqués ont interrompue en
103 Copi, La Internacional Argentina, op. cit., p. 237. 104 Cf. M. Moreno, « Préface », op.cit., p. 15. Notre traduction.
39
saccageant le théâtre de L’Épée-de-bois, à Paris. Cette réaction ne nous a pas surpris. Ce n’était pas la première fois qu’on voyait l’ennemi en face. Ni la dernière105. À partir de cette affirmation, la stratégie de Damonte se déploie en une double
stratégie. En même temps qu’il essaie de mettre en relief les aspects politiques de l’œuvre
de Copi, il inscrit la puissance politique des ces œuvres dans le cadre d’une longue
tradition familiale qui aurait utilisé l’écriture comme une arme pour combattre
l’obscurantisme et la liberté d’expression : Ce qui est vrai, c’est qu‘étant issu d’une famille qui vivait de la plume depuis presque trois siècles, son amour de l’écriture passa toujours par le combat pour la liberté d’expression et le refus de tout obscurantisme […] J’ai toujours trouvé aussi bien dans son théâtre que dans ses romans ce même thème : « l’amour de la vie et de la liberté106. C’est précisément le type de filiation que Copi essaie d’effacer ou, au moins, de
remettre en question. Certes, pour un écrivain qui revendique la totale nouveauté de ces
œuvres, cette inclusion dans la ligne d’une tradition littéraire familiale semble troublante.
Comme le rappelle Moreno dans la préface du premier volume de ces œuvres complètes
en espagnol : « l’arbre gynécologique de Copi ne transmet pas des héritages mais des
variables, il est une sorte de généalogie des uniques uniques107 ».
Se préoccupant davantage de nier les influences qui lui sont attribuées – quelles
soient d’ordre littéraire ou familial – que d’essayer de légitimer sa place parmi les auteurs
du canon national, le récit autobiographique de Copi se contredit d’une version à l’autre.
Cette contradiction devient flagrante dans l’interview de Tcherkaski à laquelle on a fait
allusion auparavant. Copi affirme qu’il ne lit pas de théâtre ni de littérature, de quelque
origine qu’elle soit, qu’il n’aime pas le cinéma, et il assure encore ne pas avoir lu Artaud
ni savoir qui il est.
Suivant son récit, la figure de l’auteur que Copi esquisse serait créée par le seul
miracle de l’imagination. Étant donné qu’il incarne la pure nouveauté, il n’y aurait pas de
tradition ni d’influence visible dans son œuvre. Pourtant, Copi hésite en ce qui concerne
l’acceptation ou le refus de la tradition littéraire nationale. L’auteur justifie son désintérêt
envers les auteurs contemporains en disant qu’il a eu une espèce d’intoxication
intellectuelle pendant son adolescence. Mais, de manière paradoxale, il observe que c’est
105 J. Damonte, « Mon frère, Copi » in Copi, op. cit., pp. 7-9. 106 Ibid. 107 M. Moreno, « Préface », op. cit., p. 8.
40
grâce à ces lectures de jeunesse – il mentionne, parmi d’autres, ses lectures de Florencio
Sánchez, Gregorio Laferrère, Luisa Vehil et Cuzzani108 –qu’il a incorporé le meilleur du
théâtre national. Parallèlement Copi affirme qu’il appartient à une famille de « gens de
théâtre109 ». En ce qui concerne la littérature argentine contemporaine, il mentionne
uniquement l’influence de César Warnes110.
La question des lectures de jeunesse est reprise dans la « Préface » de Río de la
Plata. Contrairement aux auteurs cités lors de l’interview de Tcherkaski, Copi y affirme
que, dans la bibliothèque paternelle en Uruguay, « jamais un roman argentin n’a trouvé sa
place, tous nos yeux étaient fixés sur les écrivains européens et américains du Nord111 ».
Bien que la mémoire lui fournisse des sujets et des scènes, ils ne s’insèrent dans
ses fictions qu’après avoir été soumis au travail de l’imagination, ce qui est d’ailleurs le
contraire du souvenir. Pour ne mentionner qu’un exemple très précis de ce type
d’opération, nous pouvons confronter les causes de l’exil telles qu’elles apparaissent dans
ces récits autobiographiques aux explications fournies par le narrateur Dario Copi, poète
argentin installé en France, dans son roman L’Internationale argentine : A l’étranger, formant partie du gros de la troupe que Nicanor Sigampa désignait sous le nom d’Internationale argentine, nous étions nous-mêmes, ayant fui non la dictature militaire mais tout ce qui dans la société argentine rendait possible l’existence de celle-ci : l’hypocrisie catholique, la corruption de l’administration, le machisme, l’homophobie, la censure omniprésente…112 L’œuvre de Copi repose ainsi sur un usage innovant et fécond de l’oubli qui sera
plus tard revendiqué par Aira et d’autres écrivains de la revue Babel comme une manière
de préserver l’autonomie de la littérature face aux « impératifs extérieurs » qui lui
fixeraient pour but de développer des versions alternatives de l’ « Histoire officielle ».
Bien au contraire, ces écrivains vont privilégier une conception de la littérature comme
un espace permettant de démonter l’alliance entre Histoire et mémoire. L’imagination
devient dans cette perspective la contrepartie nécessaire de la mémoire. Copi affirme
108 Cf. J. Tcherkaski, Habla Copi, op. cit., 109 Ibid. p. 81. 110 Ibid. p. 37. Warnes était un écrivain argentin reconnu pour ses collaborations humoristiques dans plusieurs journaux et revues argentines à partir des années 1930. Il est également devenu collaborateur du journal Crítica grâce à l’écrivain Conrado Nalé Roxlo. 111 Copi, « Préface », op.cit., p. 86. 112 Copi, La Internacional Argentina, op. cit., p. 288.
41
dans ce sens : « Je considère que l’époque de l’imagination est une déformation de la
mémoire, c’est un travail supplémentaire de la mémoire113 ».
La prolifération des personnages amnésiques ou bien marqués à des degrés divers
par le manque de mémoire – rappelons-nous le narrateur de L’Uruguayen, mais aussi de
celui du Bal des folles ou bien des humains de La cité des rats – atteint ainsi une
fécondité déterminante dans ses œuvres. Chez Copi, la mémoire imparfaite agit comme
un outil qui permet d’ouvrir les voies de l’imaginaire compris comme l’espace de
construction des identités et de ses représentations.
Reprenant les dernières lignes de la préface de Río de la Plata, la démarche de
Copi face à la problématique de la mémoire s’éclaircit. Pour un Argentin en exil qui ne se
considère pas ni comme argentin ni comme exilé, la meilleure stratégie pour trouver un
lieu d’énonciation consiste à faire « comme si » il était argentin. De ce point de vue, nous
pouvons affirmer que le caractère innovant de l’œuvre de Copi – que nous avons inscrit
dans la ligne de la tradition inaugurée par Borges, Macedonio Fernández, Roberto Arlt ou
Witold Gombrowicz – consiste à créer une « perspective extérieure » comme un motif
incontournable pour penser, définir et écrire la littérature nationale. Une perspective
extérieure qui travaille dans les limites imprécises de la langue maternelle et de la langue
étrangère, se servant de l’oubli et de l’imagination pour réécrire les mythes nationaux et
pour fonder un mythe d’écrivain sans généalogie.
Dans le roman que nous allons analyser dans le prochain chapitre, les tensions
entre mémoire et oubli sont abordées à partir d’une interrogation sur l’écriture et la
lecture. De même, devenir uruguayen implique une double prise de position par rapport à
la langue maternelle. Elle est le centre imaginaire envisagé et, en même temps, ce que le
narrateur essaie de fuir.
113 J. Tcherkaski, Habla Copi, op. cit., p. 33.
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«L’Uruguay est un beau pays d’Amérique du Sud, limité au Nord par Lautréamont, au Sud par Laforgue, à l’Est par Supervielle. Le pays n’a pas d’Ouest » Murilo Mendes, « O Uruguay114 »
L’Uruguayen contient déjà les principes qui vont caractériser ses œuvres plus
achevées. La nouvelle, qui adopte la forme du paragraphe unique, se présente sous la
forme d’une série de lettres que le narrateur – qui s’appelle Copi – écrit à son « Maître »
depuis les régions lointaines de Montevideo, Uruguay. Pron souligne qu’il s’agit d’un
roman épistolaire à narrateur unique qui prend la forme d’un journal intime115.
Nous pouvons observer diverses matrices et genres narratifs qui opèrent à
l’intérieur de la nouvelle, au-delà du recueil de lettres et du journal intime. Ainsi, le début
du récit se rapproche du genre du récit d’aventures en ce qu’il nous présente un narrateur
qui, à la manière d’un voyageur étranger qui serait arrivé dans un pays exotique, consacre
ses lettres à la description des curieuses habitudes des uruguayens. Néanmoins, une
vingtaine de pages plus tard et au moyen d’un tour de force narratif, le vraisemblable qui
caractérisait le début du roman est bouleversé et le récit du voyageur étranger se
transforme en un récit de « survivant ». En effet, à partir du moment où le narrateur perd
son chien « Lambetta » sous une montagne de sable devenue tout d’un coup énorme, le
réalisme du récit s’estompe ; les catastrophes et les transformations commencent à se
succéder à une vitesse vertigineuse. En un instant, l’Uruguay est couvert de sable et le
narrateur se découvre le seul survivant de la ville.
A partir de ce moment, le rythme de la narration s’accélère de manière
progressive : le narrateur dessine sur le sable les bâtiments et les êtres humains qui sont
maintenant dessous, puis, s’apercevant que le vent les efface vite, il décide d’écrire tout
simplement les noms qui les désignent. Les événements se précipitent sans suivre une
114 « O Uruguay é um belo pais da América do Sul, limitado ao norte par Lautrémont, ao sul par Laforgue, a leste par Supervielle. O pais nao tem oeste » M. Mendes, « O Uruguay » in Poliedro (1972). Notre traduction. 115 Le travail de Pron déjà cité propose une analyse narratologique de l’œuvre de Copi. En ce qui concerne L’Uruguayen, l’auteur souligne qu’il s’agit d’ « un récit avec narrateur homodiégetique manifeste du type autodiégetique, la focalisation interne alternant avec des passages transgressifs de paralepse externe et à narration intercalée». Voir : P. Pron, Aquí me río de las modas, op., cit., p. 50.
44
logique causale : les gens reviennent à la vie – au début seulement les militaires, puis le
reste des habitants de la ville –, le président de la république félicite le narrateur parce
qu’il est le seul survivant ; puis une explosion le tue ainsi que sa garde militaire, et le
narrateur se retrouve à nouveau seul survivant. Un peu plus tard, tout le monde
commence à revivre et les gens attribuent au narrateur la capacité de faire des miracles.
En ce qui concerne la vitesse des événements, la narration devient plus lente à partir de la
deuxième moitié du récit grâce aux descriptions de la routine du narrateur qui visent à
créer un effet de continuité temporelle. Ensuite, l’Uruguay commence à rétrécir et,
simultanément, le temps s’accélère. Cela se produit comme conséquence de l’accélération
de la succession des événements à l’intérieur du récit et, parallèlement, de l’apparition de
nombreuses ellipses implicites étant donné que le narrateur prend la parole avec une
fréquence réduite pendant le processus de rétrécissement du pays116.
Nous nous proposons de montrer que dans L’Uruguayen, l’interrogation sur la
mémoire et l’oubli est indissociable du questionnement sur le pouvoir référentiel du
langage. Dans la prochaine section, nous nous attacherons à décrire les procédés qui
interviennent dans la création d’un « contrat de lecture » caractérisé par l’oubli du texte
de la part des lecteurs et par la rupture du contrat fictionnel qui consiste à croire à la
véracité de ce que le narrateur nous raconte.
La lettre impossible ou le journal de l’amnésique
« Toute lettre est une lettre d’amour, apparente ou réel » G. Deleuze, Kafka, pour une littérature mineure.
Eu égard au mélange des genres et à la multiplicité des mondes qui s’insèrent l’un
à l’intérieur de l’autre dans les fictions de Copi, la création d’un contrat de lecture est
indispensable pour que le lecteur accepte un récit qui ne se déroule pas selon les règles de
causalité, et qui ne peut être identifié à aucun genre littéraire précis. En effet, comme
l’observe Pron, la littérature de Copi reprend des stratégies narratives propres aux « récits
paradoxaux » en ce qu’elle opère une transgression du principe selon lequel « chaque
116 Cf. P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit. , pp. 54-55.
45
œuvre narrative doit se fonder sur un seul concept cohérent de fictionnalité117 ». Ainsi, la
rupture du réalisme propre au récit de voyages qui caractérise le début de la nouvelle est
suivie de toute une série de transformations du vraisemblable. Avant d’analyser le type de
« contrat » de lecture qui se construit dans L’Uruguayen, nous souhaitons revenir sur les
caractéristiques centrales de cette notion.
Les textes littéraires reposent avant tout sur un certain nombre de conventions qui
permettent au lecteur d’établir un pacte de lecture, c’est à dire de programmer la
réception du texte en fonction d’un « horizon d’attente118 ». Ce pacte de lecture définit
donc un mode de réception particulier, qui dépend des relations que chaque œuvre
entretient avec les genres littéraires ainsi que de la place qu’elle occupe au sein de
l’institution littéraire. Suivant la thèse de Passeron, nous pouvons dire que les attentes des
lecteurs d’un texte littéraire se constituent dans le cadre d’une expérience qui implique un
système littéraire dans sa totalité.
Selon une approche similaire, Chartier précise le rôle des « protocoles de lecture »
tels qu’ils s’inscrivent dans l’objet lu : […] un ensemble de dispositifs textuels, voulus par l’auteur, résultant de l’écriture, qui tendent à imposer un protocole de lecture, soit en ralliant le lecteur à une manière de lire qui lui est indiquée, soit en faisant agir sur lui une mécanique littéraire qui le place là où l’auteur veut le placer119.
Ces protocoles de lecture ont, par ailleurs, des emplacements privilégiés dans le
texte. Jouve souligne, en ce sens, que « l’incipit, et ce que Genette appelle le ‘péritexte’
[préfaces, avant-propos et avertissements de toutes sortes] » ont une importance centrale
dans le type de programme de lecture que le texte vise à construire. L’avant-propos des
textes est ainsi indispensable pour comprendre comment et pourquoi il faut lire120.
117 Pron suit la définition de « récit paradoxal » développée par Grabe, Lang et Meyer-Minnerman dans l’ouvrage La narración paradójica, Madrid, Iberoamericana, 2006. Il n’y a pas de traduction française de cet ouvrage. Cf. P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit, p. 56. 118 Il s’agit d’une notion développée par H. R. Jauss. Parmi de nombreuses définitions, l’auteur explique que l’on peut comprendre par « horizon d’attente » « un système de relations objectivables des attentes qui résultent pour chaque œuvre au moment historique de sa parution, des présupposés de genre, de la forme et la thématique des œuvres connues auparavant et de l’opposition entre langage poétique et langue pratique ». Cf. H. R., Jauss. Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, Frankfort, 1970, p. 174. Cité par I. Kallinowski in « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception » in Revue germanique internationale [En ligne], n° 8, 1997. 119 R. Chartier, « Du livre au lire » in Pratiques de la lecture (1985), Marseille, Rivages ; rééd. Paris, Mayot, 1993, p. 104. 120 Nous suivons l’approche de V. Jouve dans « Le texte comme programmation » in La lecture, Paris, Hachette, 1993, pp. 47-52. La notion de « péritexte » est abordée par G. Genette, Seuils, Seuil, 1987, p. 21.
46
De fait, le péritexte et l’incipit de L’Uruguayen nous fournissent des indications
très précises afin de définir le « pacte de lecture » du texte. En ce qui concerne le
péritexte, en sus de la dédicace « à Roberto Plate121 », le sous-titre « roman » est inscrit
sur la page du titre, suivi de cette phrase que nous traduisons : « A l’Uruguay, le pays où
j’ai passé les années capitales de ma vie, l’humble hommage de ce livre que j’ai écrit en
français mais certainement pensé en uruguayen ».
Cette phrase a donné lieu à des malentendus sur la nationalité de Copi et le
caractère autobiographique du texte, malentendu fondé sur l’identité entre le nom du
narrateur et personnage principal du roman et celui de l’auteur. En ce sens, le compte-
rendu de Michel Cournot paru dans Le Nouvel Observateur le 3 décembre 1973 qui sert
d’épilogue au roman contient une note de la rédaction qui tente d’éclaircir cette
ambiguïté. La note affirme: « tout le monde (et Michel Cournot le premier) sait que Copi
est argentin et non uruguayen ».
L’ambiguïté du lieu d’énonciation repose sur la présence simultanée de deux
types de pactes de lecture opposés. En effet, la dédicace et le sous-titre « roman » entrent
en contradiction avec l’apparition du nom « Copi » pour désigner le narrateur dans les
premières pages du texte. Selon la distinction introduite par Lejeune, le « pacte
romanesque » se caractérise par une « attestation fictive » – qui se manifeste aujourd’hui
dans le sous-titre roman qui apparaît sur la couverture – et par une « pratique patente de
la non-identité » – l’auteur et le personnage ne porteraient pas le même nom122. Dans le
texte de Copi, le pacte romanesque remplit la première mais non la seconde de ces
conditions.
Ainsi, l’apparition de la signature du nom propre « Copi » rapproche le récit du
« pacte autobiographique » qui se caractérise, suivant le raisonnement de Lejeune, par
l’affirmation de l’identité entre auteur, narrateur et personnage, « renvoyant en dernier
ressort au nom de l’auteur sur la couverture123 ». Le narrateur avoue dans les premières
pages du roman:
121 Scénographe argentin et artiste plastique, ami personnel de Copi et membre proche du mouvement théâtral et plastique français « Panique » fondé par Roland Topor, Arrabal et Jodorowsky en 1962. 122 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique (1975), Paris, Ed. Du Seuil, 1996, p. 27. L’ensemble de citations provient de cette édition. 123 Ibid. p. 26.
47
Je n’ai plus envie de vous écrire. Je suis si loin de vous que ça me décourage. Je ne saurai jamais à quel moment vous allez lire ces mots ni où serai-je. Promettez-moi que vous avez tout rayé. A demain et à vos pieds. Copi.124 (p. 12)
En ce qui concerne le statut de cette apparition du nom de l’auteur à l’intérieur de
la diégèse, nous allons suivre le postulat de Pron selon lequel « chaque apparition d’un
narrateur ‘Copi’ sera considérée comme une type d’épanalepse verticale de l’auteur125 ».
Selon cette approche, le narrateur appelé ‘Copi’ aura les mêmes caractéristiques que
l’auteur du récit. De même, nous allons garder cette définition en ce qui concerne
l’apparition du nom d’auteur dans les fictions de Aira.
Par ailleurs, la présence du nom propre de l’auteur à l’intérieur de la fiction est
liée à une mise en question du principe d’identité narrative. Suivant la thèse de Ricœur,
l’identité narrative – l’identité de soi-même (ipse), rejeton issu de l’interpénétration de
l’Histoire et de la fiction – se différencie de l’identité personnelle – l’identité du même
(idem) – en ce qu’elle inclut les changements, les transformations et les mutations dans la
cohésion d’une vie126. Nous allons montrer ensuite la manière dont ces transformations
de l’identité narrative sont associées aux transformations du vraisemblable caractéristique
du réalisme qui se succèdent dans la nouvelle.
Pour revenir à la problématique des contrats de lecture, il faut souligner qu’au-
delà du péritexte, l’incipit explique le type de pacte de lecture que le narrateur cherche à
créer. Dans ce passage déjà devenu célèbre dans l’œuvre de Copi, le narrateur profite des
premières lignes du texte pour demander au narrataire de rayer le texte au fur et à mesure
qu’il le lit : Je vous serai donc bien obligeant de sortir votre stylo de votre poche et de rayer tout ce que je vais écrire au fur et à mesure que vous le lirez. Grâce à ce simple artifice, à la fin de la lecture il vous restera aussi peu de ce livre dans la mémoire qu’à moi, puisque, comme vous l’avez probablement déjà soupçonné, je n’ai pratiquement plus de mémoire (p. 9).
124 Copi, L’Uruguayen (1972), Paris, C. Bourgois, 1999, p. 12. L’ensemble de citations provient de cette édition. 125 Par « épanalepse » le critique comprend les procédés de dédoublement vertical et/ou horizontal en ce qui concerne les correspondances entre les niveaux de l’histoire et du récit mais aussi par rapport à la relation de chaque niveau constitutif avec l’œuvre elle-même. Cf. S. Lang, « Prolegómenos para una teoría de la narración paradójica » cité par P. Pron, Aquí me rio de las modas, op. cit., p. 52. 126 Cf. P. Ricœur, Temps et récit [vol. 3], Paris, Seuil, 1984, p. 443.
48
À travers le procédé que Cournot désigne comme « la loi du stylo-foutre », le
narrateur esquisse les point centraux d’une poétique du récit : une écriture marquée par le
manque de mémoire et une lecture destinée à l’oubli.127 Dans une ligne similaire, le
narrateur profite de la figure du « Maître », pour se moquer d’une « certaine catégorie de
lecteurs – loin de moi de les blâmer – qui lisent à la fin de la page tous les rappels
ensemble» (p. 11). A contre-courant de ces lectures méticuleuses, L’Uruguayen impose
un régime de lecture caractérisé par l’intervention directe des lecteurs. Copi semble
affirmer que, au-delà des « lecteurs modèles » (U. Eco) auxquels certains textes
s’adressent les récits « produisent » des nouveaux types de lecteurs.
Nous voudrions souligner ici brièvement le rapport qu’entretient cette conception
de la lecture avec celle qui émerge de la littérature de Borges. Comme le propose Annick
Louis, les récits de Borges mettent en œuvre: un lecteur irrévérencieux, impoli, irrespectueux et insolent. En définissant la lecture comme une activité, l’écrivain lui accorde implicitement un caractère actif, incitant ainsi le lecteur à se méfier des normes qui lui sont proposées, à les ignorer et à les subvertir128.
Nous pouvons ainsi souligner que L’Uruguayen cherche à montrer un écrivain qui
s’écrit lui-même – Copi lui-même en tant que narrateur du récit – et un lecteur qui se lit
lui-même dans le texte. En effet, l’utilisation du genre épistolaire permet un jeu de
parallélismes entre le narrataire et le lecteur réel, qui force ce dernier à s’interroger sur
son rôle comme instance non pas d’aboutissement de l’écriture mais bien plutôt de sa
destruction.
Dans l’ouvrage Kafka, pour une littérature mineure, Deleuze affirmait que chez
Kafka « les lettres sont un rhizome, un réseau, une toile d'araignée » qui opère à partir
d’une « topologie d’obstacles129 ». De même, il souligne le fait que l’écriture épistolaire
conserve la dualité d’un « sujet de l’énonciation qui écrit la lettre, [et d’] un sujet
127 Pron inclut ce procédé dans toute une série des figures métaleptiques qui réapparaissent dans l’œuvre narrative de Copi tels que l’inclusion des didascalies qui produisent une altération de l’ordre des niveaux communicatives du récit. Cf. P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit., p. 49. 128 Louis donne comme exemple la stratégie de Borges dans le « Prólogo » à Historia Universal de la Infamia dans lequel l’auteur affirme : « Leer, por lo pronto, es una actividad posterior a la de escribir : más resignada, más civil, más intelectual » [« La lecture est pour le moment une activité postérieure à l’écriture : plus résignée, plus civile, plus intellectuelle »]. Elle remarque le caractère ironique de cette conception de la lecture que les récits de l’ouvrage vont ensuite démentir. Cf. A. Louis, Borges, œuvre et manœuvres, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 20-21. 129 G. Deleuze, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Ed. De Minuit, 1975, pp. 61-62.
49
d'énoncé comme forme de contenu dont la lettre parle130 ». Le narrateur est, en ce sens,
l’objet et le sujet de l’énonciation.
Nous souhaitons montrer que l’écriture épistolaire de L’Uruguayen agit, en ce
sens, de la même façon que chez Kafka : les lettres sont censées conjurer la proximité,
entretenir la distance spatiale et multiplier les obstacles qui empêchent de rejoindre l’être
aimé. En effet, depuis l’avènement de la catastrophe qui a laissé l’Uruguay couvert de
sable, les chances que la lettre arrive au narrataire deviennent dérisoires. Néanmoins,
cette impossibilité n’empêche pas l’écriture. Comme le souligne le narrateur : Là je vais vous avouer quelque chose que je n’aurai pas avoué si je pensais que vous allez jamais lire cette lettre (dans la situation où je me trouve il est impossible que vous lisiez jamais cette lettre). (p. 38)
De fait, le procédé épistolaire sera à nouveau utilisé par Copi dans son roman La
Cité des rats. Dans ce roman, un narrateur nommé ‘Copi’ traduit et édite les lettres qu’un
rat appelé ‘Gouri’ lui adresse en l’appelant son ‘Maître’. Comme dans L’Uruguayen,
l’apparition du genre épistolaire permet de problématiser le statut de l’écriture comme
pratique de conservation face au risque de l’oubli. Dans La Cité des rats, Gouri explique
qu’une des principales différences entre les rats et les humains tient à ce que ces derniers
n’ont pas de mémoire. En effet, l’écriture apparaît chez eux comme un antidote à l’oubli
systématique dont ils sont victimes : Nous pensâmes qu’il était excusable que les humains n’aient pas pratiquement de mémoire vu le nombre d’entre eux qui s’occupent à écrire, peindre, sculpter, et photographier, et à enregistrer leurs voix, leurs faits et attitudes, tandis que nous, si nous n’avions pas de mémoire, cela provoquerait inexorablement l’extinction de notre espèce131.
Comme nous l’avons dit, le rapport entre écriture et oubli constitue un sujet
récurrent dans l’œuvre de Copi. L’auteur souligne ainsi le caractère paradoxal de
l’écriture et de la lecture. Si l’écrit est lié à un souci de conservation – il s’agit de
préserver les activités humaines de l’oubli –, les personnages d’écrivains de Copi ne le
sont qu’à force d’oublier systématiquement ce qu’ils viennent de produire. Cette
thématisant de la tension entre écriture et mémoire, relève chez Copi d’une théorie de la
130 Ibid. p. 55. 131 Copi, La Cité des rats, Paris, Pierre Belfond, 1979, p. 63. L’ensemble de citations provient de cette édition.
50
lecture qui n’est pas conçue comme une opération mémorielle mais comme une activité
destinée à l’oubli.
La deuxième problématique que nous souhaitons aborder dans la prochaine sous-
partie de ce chapitre est liée à l’interrogation sur langue comme outil privilégié pour
rendre intelligible le chaos de la réalité. De fait, au manque de mémoire du narrateur et à
l’injonction de rayer le texte au fur et à mesure, il faut ajouter une troisième entrave à la
lecture, qui tient à ce que le narrateur ne maîtrise pas la langue dans laquelle il écrit.
Copi – le narrateur mais aussi l’auteur, si l’on suit la phrase de la couverture – se
définit comme quelqu’un qui écrit sans savoir écrire : En écrivant je m’aperçois que certaines phrases me restent étrangères […] ces derniers temps j’ai beaucoup plus pratiqué la langue que l’on parle en cet endroit que le français et [qu]il m’est probablement beaucoup plus difficile de rentrer dans un langage normal que je ne le crois (p. 10).
Il écrit dans un français qui lui est devenu étranger et il lui arrive même de
« perdre » son langage dans l’intervalle qui s’écoule entre deux prises de parole : « J’ai
rayé de moi-même tout ce qui précède à partir du mot Copi. Je n’ai pas retrouvé mon
langage d’hier » (pp. 13-14). Nous pouvons ainsi noter que le narrateur s’engage dans
une série de péripéties qui ont pour objectif de transformer le langage en un sujet
d’énonciation, en un processus de « désapprentissage » du français et, simultanément,
d’apprentissage de la langue des Uruguayens. Contre les attentes du lecteur, l’acquisition
du langage des Uruguayens n’aboutit pas à une communication plus riche avec ces
derniers mais participe au devenir « uruguayen » du narrateur.
À cheval entre le genre épistolaire et le journal intime mais aussi entre le pacte
romanesque et le pacte autobiographique, entre le récit du voyageur et celui du survivant,
L’Uruguayen ne fait que déplier une topologie d’obstacles qui entravent l’écriture ainsi
que la lecture du roman. Toute la nouvelle semble se construire comme une accumulation
de pièges qui font du récit un dialogue impossible. Nous analyserons par la suite les
stratégies mises en œuvre dans le texte afin d’interroger les limites de la représentation.
51
La mémoire, l’oubli et les limites de la représentation « Trop tôt, on le fait sortir de l’oubli » Fr. Nietzsche, Seconde Considération Inactuelle.
Notre objectif consistera dans cette section à cerner les stratégies à travers
lesquelles L’Uruguayen réfléchit à l’oubli comme « contre-dispositif » qui permet de
bouleverser les dispositifs de subjectivation du langage et de la mémoire. En effet, la
tension entre mémoire et oubli dans L’Uruguayen se transforme en une mise en question
du pouvoir référentiel du langage et des processus de construction de sens.
Dans l’ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’un dispositif ? Agamben affirme que le
langage est le dispositif le plus ancien de subjectivation. À partir d’une lecture de
Foucault, le philosophe montre que les « dispositifs » produisent leurs sujets. Ainsi, la
confession, le sacrifice ou la pénitence seraient des dispositifs qui fonctionnent à
l’intérieur des sociétés disciplinaires comme des outils ayant pour but de capturer,
d’orienter, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les habitudes,
les discours et les opinions des êtres humains132.
Bien qu’il n’utilise pas cette notion, Nietzsche remarque le rôle déterminant de la
mémoire parmi les stratégies mises en œuvre par la société afin de discipliner et réifier
les hommes. Si la mémoire crée une fiction d’identité et permet d’homogénéiser les
différences faisant des hommes des êtres mesurables et même des chiffres, l’oubli devient
nécessaire pour rétablir la santé des hommes. Nietzche affirme, dans ce sens, que
l’homme historique doit récupérer la « faculté de l’oubli133 ».
Comme nous l’avons rappelé au début de ce chapitre, le narrateur de
L’Uruguayen se caractérise, comme nombre de personnages de Copi, par son manque de
mémoire. Il est ainsi construit comme une figure inversée du célèbre Uruguayen
immortalisé par la défectuosité de sa mémoire ; le « Funes » de Borges.
Le narrateur du récit de Borges rappelle que, si selon Pedro Leandro Ipuche Funes
était « Un Zarathoustra à l’état sauvage et vernaculaire », il n’en est pas moins pour
autant « un gars du bourg de Fray Bentos, incurablement borné pour certaines
132 Cf. G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Ed. Rivages poche, 2007. 133 Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale, cité par J. Le Rider, « Oubli, mémoire, histoire, dans la deuxième des considérations inactuels » in Revue germanique internationale, n° 11, 1999.
52
choses134 ». Évoquant les mots de Funes lui-même, le narrateur explique que sa mémoire
est « comme un tas d’ordures ».
Nous pouvons penser que la réflexion sur la mémoire est liée, dans le récit
borgésien, au caractère achronique que l’auteur attribue à l’Uruguay. Ainsi, ce n’est pas
une coïncidence si Funes –qui n’a pas besoin d’horloge pour connaître l’heure – est
uruguayen. En effet, sous le regard de Borges, l’Uruguay apparaît, d’une part, comme un
espace achronique dans lequel il est possible de capturer la langue – le « créole » de
Hudson – « del tiempo anchísimo que nunca picanearon los relojes y que midieron
despacio los mates135 » [« du temps très vaste, jamais percé par les montres, que les mates
ont mesuré progressivement »]. D’autre part, la problématique de la mémoire est évoquée
dans ce récit à partir de la référence à l’art mnémotechnique de Simonide de Céos,
introduit dans le texte à partir de la citation de la Naturalis historia de Pline. Cette
citation nous permet d’établir des parallélismes entre la mémoire de Funes et celle du
narrateur136. En effet, son art de la mnémotechnique, compris comme une spatialisation
ou topographie de la mémoire, semble la contrepartie de l’ « art de l’oubli » que, selon le
témoignage de Cicéron, Thémistocle désire maîtriser afin de se libérer de sa mémoire
prodigieuse.
Si nous avons décidé de faire un détour par le récit de Borges, c’est parce que la
réflexion sur la mémoire à la fois prodigieuse et inutile de Funes nous rappelle le
caractère paradoxal que l’écriture acquiert chez Borges en tant que pratique destinée à la
conservation et à la transmission de l’information mais aussi comme un coup porté à la
mémoire naturelle137. À l’encontre de Funes, le narrateur de L’Uruguayen conçoit
l’écriture non comme un simulacre de la mémoire mais comme un art destiné à l’oubli.
C’est à la lumière de ce rapport entre écriture et mémoire que nous devrons analyser les
différentes stratégies déployées par le narrateur de Copi afin de rendre le récit
insaisissable.
134 J. L. Borges, « Funes ou la mémoire » in Fictions (1944), Paris, Gallimard, 1974. Traduction de P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois. 135 J. L. Borges, « La tierra cárdena » in El tamaño de mi esperanza (1926), Barcelona, Seix Barral, 1994. Notre traduction. 136 Cf. V. G. Zonana, « Memoria del mundo clásico en ‘Funes el memorioso’ » in Revista de Literaturas Modernas, Numéro 26, 2006, pp. 207-233. 137 Cf. H. Weinrich, Léthé. Art et critique de l ‘oubli. (1997), Fayard, Paris, 1999, p. 109.
53
Comme nous l’avons souligné dans la partie précédente, la dialectique entre
écriture et lecture chez Aira et Copi s’articule autour de l’oubli : j’écris car je n’ai pas de
mémoire, j’écris donc pour qu’il ne vous reste rien, ou presque rien, de cette écriture dans
la mémoire.
Par ailleurs, cette utilisation de l’oubli comme moteur fictionnel est liée à la
vitesse138 que Copi désire atteindre dans ses fictions. Comme le remarquait Aira dans
Copi, la mémoire est l’arrêt tandis que l’oubli est l’impératif de la « fuite en avant ».
Nous trouvons une illustration de ce principe dans L’Uruguayen en ce que les deux seules
« pauses descriptives139 » évoquant les souvenirs partagés entre le narrateur et son Maître
sont subitement abrégées pour laisser place au rythme accéléré des événements. De
même, la succession des transformations empêche toute possibilité de trouver des
relations causales dans le récit: « Vous voyez comment j’avais raison de vous demander
de tout rayer : l’Uruguay a subitement tellement changé que tout ce que je vous ai raconté
est caduc » (p. 26).
Depuis l’arrivée en Uruguay, l’oubli du passé est incorporé à la nouvelle routine
de vie du narrateur sans hésitations. Même le chien Lambetta réussit à oublier le manque
d’odeur des Uruguayens et, comme le narrateur l’affirme, si les odeurs de la maison du
Maître lui manquaient, « ça c’était les premiers jours, maintenant il ne se souvient même
plus de ce qu’une odeur peut être » (p. 16).
Au fur et à mesure que le narrateur approfondit sa connaissance ethnologique des
Uruguayens, il découvre que la logique de leur langage ne repose pas sur la mémoire
mais sur une « éthique de l’invention ». Au début, le narrateur s’étonne du fait que les
Uruguayens « n’arrêtent pas d’inventer tous les mots qui leur passent par la tête » (p. 14),
tandis que, vers la fin du récit, il aura incorporé cette logique au point d’être devenu celui
qui invente les nouvelles règles du jeu. Il développe sa routine suivant des règles de plus
en plus précises et difficiles car, comme il l’explique, « le jeu, pour être amusant, doit
devenir plus compliqué chaque jour » (p. 40). 138 Nous suivons la thèse selon laquelle la vitesse « mesure la relation de proportionnalité entre la durée (temporelle) de l’histoire et la longueur (spatiale) du texte (mesurée en lignes et pages) ». Voir : O. Ducrot ; J-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil (1972), Paris, 1995, p. 713. 139 Selon Genette, la « pause descriptive » correspond à l’une des quatre formes canoniques du tempo romanesque « où à une longueur quelconque correspond une durée diégétique nulle ». Voir : O. Ducrot ; J-M. Schaeffer, op. cit. p. 713.
54
Au-delà des scènes explicites de violence qui apparaissent dans le texte, le roman
de Copi semble vouloir mettre en évidence le fait que la langue est fasciste par définition,
une idée proche de celle de Roland Barthes selon laquelle le pouvoir serait présent dans
tous les mécanismes de l’échange social, puisque la langue est l’objet par excellence dans
lequel il s’inscrit. Lors de sa conférence inaugurale au Collège de France, Barthes affirme
que la langue a pour objectif d’assujettir. Il souligne ainsi que : la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, n progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire140.
En effet, dans l’Uruguay de L’Uruguayen, prononcer un mot équivaut à occuper
une place. L’épreuve consiste donc pour le narrateur à maîtriser les gestes qui feront
comprendre à son interlocuteur la supériorité de sa propre place par rapport à la sienne.
Tout le roman semble ainsi s’interroger sur les processus de création du sens non pas à
partir d’une approche communicationnelle mais comme des rapports de force à l’intérieur
de la langue. Cette problématique est liée chez Copi à une volonté de briser l’idée de la
transparence du langage comme outil de communication, mais aussi à la tentative
d’affirmer une subjectivité unitaire et stable.
En Uruguay, les mots ne signifient pas, ils sont plutôt des places qui construisent
des réseaux de pouvoir et de force entre les hommes. Dans la possession ou l’abandon de
ces places se joue la vie et la mort des citoyens. Comprendre la logique qui détermine les
échanges entre les Uruguayens devient donc fondamental pour le narrateur s’il veut
survivre dans ce pays. Le système sera minutieusement décrit dans les premières lettres
que Copi adresse à son Maître sous la forme suivante : Enfin tout peut être une place, du moment où ils peuvent la définir par un mot […] Si l’un d’eux me voyait écrire en ce moment (pour écrire je me cache), il pourrait lui arriver d’inventer un mot pour mon cahier, mon stylo et moi-même (je dis il pourrait mais il le ferait certainement) et ce mot deviendrait automatiquement une place qu’il remplirait aussitôt, me laissant en quelque sorte en dehors (p. 14)
Ce n’est pas dans ce sens une coïncidence si le mot pour dire « je me sens à ma
place » est, précisément, le nom de la ville : « Montévidéo ».
Dans cette optique, le langage n’est pas un outil de communication mais un
moyen de combat pour prendre la place des autres. Ce processus est mis en évidence dans 140 R. Barthes, Leçon (1977), Paris, Seuil, 1978, p. 14.
55
la deuxième moitié du roman. Le narrateur est le seul survivant dans la ville et il s’amuse
à créer des règles de plus en plus difficiles pour mener à bout des petites tâches de sa vie
quotidienne. Il raconte le fonctionnement de ces jeux à son Maître, lorsqu’il évoque les
cadeaux qu’il va offrir à la dame négresse, sa maîtresse morte : Pour Noël j’ai l’intention de lui offrir un manteau de vison que j’ai déjà choisi dans une vitrine. Vous me direz : comment est-ce que vous saurez quand c’est Noël ? Et c’est là où je peux vous répondre : vous n’aviez rien compris à mon récit : Noël ce sera quand j’aurai décidé que c’est Noël, un point c’est tout (p. 39. C’est nous qui soulignons).
Si, au début du récit, le narrateur ne maîtrisait pas encore le langage des
Uruguayens et devait même se cacher pour écrire sa lettre, il est maintenant, en tant
qu’unique survivant de l’Uruguay, celui qui fixe la signification des mots selon sa
volonté. Il faut, par ailleurs, signaler la similitude qui existe entre ce passage et celui de
De l’autre Côté du Miroir de Lewis Carroll où Alice discute avec Humpty-Dumpty sur le
« pouvoir » de signification des mots. - Quand je me sers d’un mot, dit Humpty-Dumpty d’un ton méprisant, il signifie exactement ce que je veux qu’il signifie… ni plus, ni moins. - La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mêmes mots signifient des choses si différentes. - La question est de savoir, dit Humpty-Dumpty, qui est le maître… et c’est tout141.
A différence d’Alice, le narrateur de Copi a bien compris les règles du jeu et peut
prévoir les objections de son Maître : c’est lui-même qui contrôle les mots.
De plus, dans l’univers de L’Uruguayen, le langage se présente comme un
processus de traduction incessante, qui consiste à trouver des équivalences entre des
signes et des choses. Nous observons ainsi que, après l’avènement de la catastrophe qui a
couvert Montevideo de sable, le narrateur dessine la ville – telle qu’elle est restée dans sa
mémoire – avec un bout de bois sur le sable. Le lendemain, s’apercevant que le vent a
effacé les dessins, il explique : Aujourd’hui il a soufflé un vent léger qui a un peu effacé mes dessins d’hier et comme je n’avais pas tellement envie de redessiner le tout j’ai écrit le nom de chaque objet ou personne en gros caractères sur eux (p. 28).
Comme le signale Pron, dans l’univers fictionnel de Copi, la représentation est
déplacée par le monde et, en même temps, ce déplacement déclenche le brouillage des
141 L. Carroll, De l’autre Côté du Miroir, Paris, Nelson éditeurs, 1938, p. 232.
56
frontières génériques à l’intérieur du récit lui-même. Ainsi, le langage écrit cède sa place
à la représentation graphique – les dessins sur le sable au lieu de la ville – et puis, comme
dans le langage propre de la bande dessinée, les mots au lieu des dessins142.
Traduire et non pas communiquer est donc le but de cet usage du langage.
L’apothéose de ce processus de traduction et du ‘faire semblant’ aboutit donc au ‘devenir
uruguayen’ du narrateur que nous allons analyser par la suite.
Donner la voix à l’exil ou l’anti témoignage
« Je m’exprime parfois dans ma langue maternelle, l’argentin, souvent dans ma langue maîtresse, la française. Pour écrire ce livre mon imagination hésite entre ma mère et ma maîtresse » Copi, Río de la Plata
Comme nous le signalions dans le premier chapitre, la littérature écrite pendant la
dernière dictature argentine (1976-1983) met en œuvre diverses stratégies afin de
reconstruire un sens qui semble échapper à la perception quotidienne de la réalité. Le
détour par la fiction permet donc aux écrivains de saisir différentes manières de
raconter « l’Histoire ». Parallèlement, les années 1980 ont vu l’émergence d’un courant
littéraire qui essaie de s’écarter du domaine strictement politique des « écrivains
engagés ». En se situant sur un terrain politiquement complexe, ces écrivains affirment la
nécessité d’une fiction qui puisse mettre en question les rapports entre littérature et
politique.
En ce sens, Andrés Avellaneda souligne que l’une des caractéristiques centrales
de ce courant littéraire est la volonté de s’interroger sur les enjeux de la fiction à
l’intérieur même du récit143. Bien que l’« auto-référentialité » et l’« hyper-littérarité »
aient été comprises, au début, comme des signes d’un caractère apolitique de cette
littérature, les relectures plus actuelles mettent en relief leur radical changement de
142 Cf. P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit., p. 60. 143 Avellaneda se concentre sur la forme qu’acquiert la discursivité de l’historique-politique dans la littérature argentine de la fin du XXème siècle. Voir : A. Avellaneda, « Recordando con ira : estrategias ideológicas y ficcionales argentinas a fin de siglo » in Revista Iberoamericana, Vol. LXIX, n° 202, janvier-mars 2003, pp. 119-135. Notre traduction.
57
perspective et leur caractère novateur, dans le cadre d’un mouvement qui a été interprété
comme une sorte de « retour au récit144 ».
Dans un article intitulé « Nuevos avances y retrocesos de la nueva novela
argentina en lo que va del mes de abril », l’écrivain Luis Chitarroni affirme que, pour les
écrivains du groupe « Shangai », l’exotisme était un programme qui permettait de se
positionner a l’opposé de la littérature de l’exil, dominante dans les années 1970 : Il y a un roman qui serait celui de l’exil parfait. […] Mais cette veine semble s’être épuisée. Peut-être parce qu’il n’y a pas d’Argentine. […] Cette Argentine n’existe pas, ni ce temps, ni ce lieu ; on ne peut pas écrire, par conséquent, sur l’exil, puisque tout est exil. Mais on peut penser l’exil comme condition de l’écriture145.
Dans le premier chapitre, nous avons abordé le refus de Copi d’être catégorisé
comme « écrivain argentin en exil ». Copi oppose à sa condition d’exilé la revendication
de son « excentricité », qui est une des formes que revêt chez lui
l’ « extraterritorialité146 ». Il essaie donc de construire une image d’écrivain qui lui
permette de se placer au-delà des limites d’une nationalité mais aussi d’une langue et
d’une tradition littéraire ou familiale déterminées.
Nous préciserons en ce sens que la littérature de Copi n’est marginale que dans le
sens où elle opère un double déplacement entre les marges et le centre : Copi écrit dans
les « berges », mais, parallèlement, il opère un déplacement des berges jusqu’au centre
même de la civilisation. De plus, ce mouvement implique une prise de position par
rapport à la tradition et à la langue qui est mise en évidence dans le geste d’écrire dans un
« mauvais » français; un français contaminé par des tournures et des expressions d’autres
langues – l’espagnol mais aussi l’italien –, qui ne cherche ni la pureté linguistique ni la
beauté du style.
Dans L’Uruguayen, le caractère excentrique se manifeste dans le choix d’une voix
narrative qui représente une « perspective extérieure » qui ne saurait pas, pourtant, être
144 Cf. S. Contreras, « Introducción : relato y supervivencia » in Las vueltas de César Aira, op. cit. p. 11. 145 L. Chitarroni, « Nuevos avances y retrocesos de la nueva novela argentina en lo que va del mes de abril » in Babel, juillet 1989, n° 10, p. 44. Notre traduction. 146 Nous reprenons ici la notion de G. Steiner selon laquelle le caractère « extraterritorial » des écrivains se définit par la « situation multilingue, translinguistique [qui] est à la fois le fond et la forme de [leurs] œuvre[s] ». Cf. G. Steiner, « En Extraterritorialité » in Extraterritorialité (1968), Paris, Hachette, 2002, p. 21.
58
assimilable à la voix de l’exil. Comme le signale Cournot, la nouveauté de L’Uruguayen
réside dans le fait que : C’est la première fois que l’exil crie de toutes ses forces son amour et sa haine à la fois au pays qu’il a quitté et au pays où il se retrouve, lui l’exil. Pas l’exilé, nous disons bien, mais l’exil, ce grand pourvoyeur de crimes, de suicides, de génies sans chaise pour s’asseoir, sans place de village pour marcher147.
Contrairement aux littératures qui exploitent les motifs classiques de l’exil : la
nostalgie du pays que l’écrivain a quitté, l’idéalisation du passé et la revendication du
rôle central de la mémoire par l’écriture ; L’Uruguayen semble vouloir donner une
réponse à la problématique posée par Cournot : « Comment écrire un roman sur l’exil
sans utiliser la langue de l’exilé ? ».
Copi utilise ainsi diverses stratégies qui lui permettent d’escamoter le champ
sémantique de l’exil. Nous considérons que cette question est indissociable des diverses
transformations que le narrateur éprouve au cours du récit. En effet, la perspective initiale
du voyageur étranger fait place à la figure du survivant, puis à celle du saint, avant de
culminer dans le « devenir uruguayen » à la fin du récit. À travers ces transformations, le
lecteur assiste à un brouillage des limites de l’ordre ontologique qui caractérise l’univers
fictionnel du récit. De plus, la mise en question de la certitude des conditions de
narrativité contribue à suspendre le « contrat » de lecture fictionnel fondé sur un principe
de suspension consentie de l’incrédulité.
Par ailleurs, ces changements successifs peuvent être mis en rapport avec ce que
Marcos Rosenzvaig appelle la problématique de « l’absence (…) et de la multiplicité
d’identités » dans les œuvres de Copi148. En effet, les transmutations du narrateur
s’associent aux passages d’un monde à l’autre qui vont déclencher les transformations
successives du vraisemblable.
Nous allons analyser ces transformations en commençant par la figure qui se
trouve à la base de la première identité du narrateur, c’est-à-dire celle du voyageur
étranger. En ce sens, il faut souligner que L’Uruguayen doit être analysé à la lumière
147 M. Cournot, « Des cris à Montevideo » in Le Nouvel Observateur, 3 décembre 1973. Article reproduit comme épilogue de l’édition de L’Uruguayen utilisé dans ce mémoire. C’est nous qui soulignons. 148 M. Rosenzvaig, « L’absence d’identité » in Copi : simulacro de espejos, Málaga, Université de Málaga, 2003, p. 97. Notre traduction.
59
d’une généalogie de récits de voyage qui a une longue tradition dans le canon littéraire
national argentin.
En ce qui concerne la tradition des récits des voyageurs anglais du XIXème siècle,
Raquel Linenberg souligne l’importance des écrits de Ulrico Schmidl – chroniqueur
allemand de la fondation de Buenos Aires par Don Pedro de Mendoza en 1536 – mais
aussi ceux du français Auguste Guinnard – esclave chez les Patagons entre 1856 et 1859
– et de l’irlandais John Brabazon réunis par Eduardo Coghlan dans Andanzas de un
Irlandés en el Campo Porteño (1845-1864)149.
Dans une optique similaire, Adolfo Prieto affirme que les récits des voyageurs
anglais à travers la pampa au cours du XIXème siècle se trouvent à la base des textes
fondateurs de la littérature nationale. En effet, ces récits de voyage développent pour la
première fois les motifs capitaux qui seront ensuite repris par les écrivains romantiques
argentins150. La thèse de Prieto s’inscrit ainsi dans le cadre des débats des années 1980
sur la « déterritorialisation », qui ont mis en évidence la nécessité de trouver d’autres
origines à la littérature argentine que la « gauchesca » et les textes écrits dans l’exil.
En effet, des nombreux critiques argentins tels que David Viñas ou Ricardo Piglia
avaient déjà souligné que l’exil politique et linguistique, la traduction et la violence se
trouvent à la base des textes fondateurs de la tradition littéraire151. L’Uruguay et plus
spécifiquement la ville de Montevideo garde, en ce sens, une relation tendue avec la
littérature de l’exil, dans une tradition qui connaît au moins trois moments différenciés.
Ces moments correspondent, suivant la lecture de Ilse Logie, à l’exil occasionné par la
dictature de Rosas, dont le roman Amalia (1851) de l’argentin José Mármol rend compte ;
l’exil pendant la période péroniste – expérimenté par Copi lui-même – et, enfin, l’image
149 R. Linenberg, Exil et langage dans le roman argentin contemporain: Copi, Puig, Saer, Lille 3, ANRT, 1988, p. 23. 150 A. Prieto, Los viajeros ingleses y la emergencia de la literatura argentina (1820-1850). Ouvrage cité par S. Contreras in « Las fundaciones de la literatura argentina », Alicante, Biblioteca Virtual de Miguel de Cervantes, 2012. La problématique du genre de récit de voyage sera abordée dans le chapitre 3. Voir : pp. 90-100. 151 Cf. S. Contreras in « Las fundaciones de la literatura argentina », ibid. L’idée de l’exil comme motif fondateur de la tradition littéraire argentine apparaît ainsi chez des écrivains comme Sarmiento ou Hernández.
60
d’un Uruguay utopique qui commence à s’ébaucher après la fin de la dictature, et qui se
caractérise par la montée vertigineuse du tourisme argentin, notamment à Montevideo152.
Nous pouvons ainsi constater que si d’une part l’Uruguay est lié aux origines de la
littérature argentine de l’exil, il se présente aussi comme l’espace privilégié pour remettre
en question les mythes de la tradition littéraire argentine. Cela est possible parce que
porter un regard sur l’Argentine depuis l’Uruguay implique le développement d’une
approche à la fois exotique – celle du pays étranger – et une autre selon laquelle
l’Uruguay serait conçu comme un pays miroir de l’Argentine, l’espace par excellence de
la représentation.
Dans le cadre de cette réflexion, Aira nous rappelle dans Copi que Borges est
l’écrivain qui a fait l’ « ontologie » de l’Uruguay. Dans son texte « La tierra cárdena »
(1926) Borges affirme que l’ouvrage autobiographique de William Henry Hudson The
purple land [La tierra purpúrea. Allá lejos y hace tiempo] est le meilleur roman argentin
« que seule la langue anglaise éloigne de nous153 ». Depuis cette perspective, l’Uruguay
apparaît comme un espace privilégié pour représenter la réalité de l’Argentine, un
paysage obligé pour l’écrivain argentin. Ainsi, le roman de Hudson est un des meilleurs
romans argentins parce qu’il est écrit en anglais mais – de même que L’Uruguayen –
pensé en « créole pur ».
Comme le note Louis, la lecture borgésienne de The purple land « met en
question l’identification entre la langue dans laquelle une œuvre est écrite et l’identité
nationale154 ». Le commentaire de cet ouvrage permet à Borges de réfléchir aux traditions
nationales et à leurs appropriations, une problématique récurrente dans son œuvre. Dans
une perspective similaire, Sanchez fait un rapprochement entre l’ouvrage de Hudson et
L’Internationale argentine de Copi relevant que les deux textes interrogent les rapports
entre mémoire et écriture. La critique remarque que, tandis que l’ouvrage de Hudson est
un récit sur la mémoire, celui de Copi présente l’écriture comme un exercice de mémoire
152 Nous suivons la lecture de I. Logie dans « Geografías ficcionales : el Uruguay de Copi » in CUADERNOS Lirico, n° 8, 2013. 153 J. L. Borges, « La tierra cárdena » in El tamaño de mi esperanza (1926), op. cit. 154 A. Louis, « Retrato policial : Borges y la novela », Cuadernos angers, La Plata, année 3, n° 3, 1999, p. 58.
61
fuyante155. Dans une ligne de lecture similaire, nous considérerons L’Uruguayen comme
un exercice d’écriture destiné à l’oubli.
Chez Copi, l’Uruguay apparaît comme un espace idéal pour soumettre les motifs
de la tradition littéraire nationale à un exercice d’oubli. Nous avons mentionné, en ce
sens, le motif de l’exil, la tradition des récits de voyageurs étrangers, le problème de la
traduction et de la littérature nationale écrite dans une langue étrangère et nous voudrions
nous attarder, enfin, sur la violence et la barbarie comprises comme des motifs se
trouvant à la base des textes fondateurs de la littérature argentine.
L’Uruguayen réfléchit ainsi sur deux types de violence intrinsèquement liés dans
l’univers fictionnel de l’auteur. Nous voulons souligner également que les mécanismes de
censure qui règlent la langue des Uruguayens apparaissent comme le reflet de la violence
réelle et immotivée des militaires.
En ce qui concerne la langue des Uruguayens, le narrateur observe qu’elle se
caractérise par une violence féroce et futile qui entraîne la peur de s’exprimer. Il
remarque que les Uruguayens: […] vivent dans la terreur que quelqu’un d’autre ne crie Montevideo en même temps qu’eux car ils risqueraient de se trouver avec un quartier sur les bras, ce qui pour eux est un déshonneur car à ce moment-là n’importe qui peut les prendre comme place parce qu’on les considère morts (p. 17, C’est nous qui soulignons).
Un peu plus tard, le narrateur raconte le premier épisode de violence dans lequel il
se retrouve impliqué. Cet épisode, qui entraîne d’ailleurs la mutilation d’un œil de son
chien Lambetta, met en lumière la violence qui se trouve à la base de la langue des
Uruguayens: Lorsque deux d’entre eux prononcent habituellement le même mot (peu importe le mot) ils deviennent « hermanos de sangre », c’est à dire qu’ils appartiennent à une formation politique et ils sont fusillés sur-le-champ. C’est là l’origine, je crois, de leur manie d’inventer des mots de plus en plus compliqués (21, C’est nous qui soulignons).
Dans l’univers de L’Uruguayen, la violence s’impose à travers des dispositifs du
langage mais, parallèlement, ces dispositifs reposent sur des mécanismes de censure et de
répression incarnés par les forces militaires. Mourir ou survivre dépend ainsi de la
155 M. Sánchez, « La Internacional Argentina » in Babel, mars 1990, pp. 4-5.
62
capacité à maîtriser la langue et les règles qui codifient les échanges, mais aussi des
rapports que les divers personnages entretiennent avec les représentants de l’État.
Comme nous l’avons dit, après l’avènement de la catastrophe, le narrateur se
trouve être le seul survivant de la ville. Tous les habitants semblent avoir « disparu » de
la surface de la terre. Néanmoins, les militaires ainsi que le président de l’Uruguay et le
personnage de la « petite fille » vont réapparaître quelques jours plus tard. Lors de cette
rencontre inattendue, le président et le narrateur ont une brève et futile discussion pendant
qu’ils nagent dans la mer au moment où une bombe est jetée dans l’eau. Instantanément,
comme lors de la première catastrophe, les militaires et le président meurent et le
narrateur se trouve à nouveau tout seul dans la ville.
En rentrant chez lui, il essaie de comprendre les événements qui se sont succédés
et les raisons pour lesquelles il est redevenu le seul survivant de l’Uruguay. Tout d’un
coup, le narrateur se rappelle la petite fille qui accompagnait les militaires et le président
quelques heures auparavant. Elle ne peut pas avoir été tuée lors du bombardement
puisqu’elle ne se trouvait pas à la plage au moment de l’attentat. Le mystère apparaît
quand le narrateur arrive chez lui et trouve le cadavre de la petite fille dans son lit : Là je commençai à me poser des questions, plutôt une seule question : pourquoi étais-je le seul survivant de l’Uruguay ? Apparemment il y avait aussi la petite fille, mais je fus vite éclairé sur ce point : en rentrant chez moi je la trouvai éventrée sur mon lit (p. 35. C’est nous qui soulignons).
L’énigme qui entoure cet assassinat s’accroit puisque ces indices de violence
contredisent le fait qu’il soit le seul survivant de la ville. Le narrateur essaie donc de
trouver des pistes permettant de comprendre le sens des événements : Au sommet (c’est le seul détail intéressant du mont) il y a l’avion qui nous a bombardés hier, j’y suis rentré et il est absolument vide, pas un siège, même pas de moteur. Ça m’a produit un frisson d’horreur, bien que je sois persuadé que tôt ou tard je trouverai une explication raisonnable à tout (p. 36. C’est nous qui soulignons).
Si, dans un premier temps, la situation fait éprouver un « frisson d’horreur » au
narrateur, son intérêt va vite s’amoindrir et laisser place à une routine quotidienne plutôt
monotone et distendue. Le temps semble s’écouler plus rapidement dans cette partie du
récit grâce à l’apparition des ellipses temporelles prolongées. Ces ellipses donnent au
lecteur l’impression que plusieurs années se sont passées entre l’arrêt d’une lettre et sa
continuation dans le paragraphe suivant.
63
Au fur et à mesure que les jours se succèdent, le désir d’éclaircir la cause des
morts violentes des autres personnages tombe dans l’oubli et le narrateur organise une
nouvelle routine dans laquelle les jeux de type surréaliste alternent avec des activités
physiques qui lui permettent de garder la forme. Parallèlement, il développe la capacité
de faire des petits miracles, comme par exemple déplacer des objets avec la seule force de
sa pensée.
Arrivés à ce point, nous pouvons nous demander quelle mission est impartie au
narrateur en tant que seul survivant de la catastrophe et dernier témoin des habitudes des
Uruguayens. Étant donné son manque de mémoire et les différents obstacles qui
entravent non seulement la transmission mais aussi l’écriture même de sa lettre, nous
pouvons affirmer que le narrateur n’incarne pas le modèle du témoin. Dans la prochaine
sous-partie, nous analyserons la problématique des rapports entre fiction et témoignage
telle qu’elle est mise en question par le récit lui-même.
Une machine de guerre contre les fictions de l’État : Devenir uruguayen
Comme le souligne Wieviorka, les années 1970 et le début des années 1980 se
caractérisent, dans le cadre de la littérature européenne, par un « extraordinaire
engouement pour les ‘récits de vie’ […] à portée ethnologique156 ». Selon l’historienne, le
survivant se transforme en témoin en ce qu’il accepte d’honorer « un ‘devoir de mémoire’
auquel in ne peut pas moralement se dérober157 ».
Dans L’Uruguayen, les raisons qui amènent le narrateur à vouloir survivre ne sont
pas claires. Bien qu’il continue à écrire la lettre adressée à son Maître, la possibilité de
laisser un témoignage est limitée, depuis le début de la nouvelle, de par les circonstances
d’énonciation qui entravent la possibilité de transmettre la lettre. En ce sens, si le
narrateur continue de faire face aux multiples formes de violences qui l’entourent –
violence langagière, d’ordre naturel ou bien infligée par les militaires – ce ne peut être
que parce qu’il a besoin de remplir les blancs du récit.
Suivant la lecture de Aira, l’inclusion d’un genre narratif à l’intérieur d’un autre
semble répondre à un souci de continuation qui prédomine dans la poétique de Copi.
156 A. Wieviorka, « L’ère du témoin » in L’ère du témoin, Fayard « Pluriel », Paris, 2013. p. 128. 157 A. Wieviorka, Ibid. p. 160.
64
Dans L’Uruguayen, l’incorporation du langage de la bande dessinée au récit se présente
comme un autre moyen de faire face à l’impossibilité d’écrire que s’impose au narrateur,
soit à cause de la menace des militaires soit eu égard aux circonstances liées à
l’avènement de la catastrophe.
Nous croyons, en ce sens, que le caractère novateur de L’Uruguayen tient en
partie à ce qu’il anticipe le geste des écrivains dans la période suivant la dictature. En
effet, à partir des années 1980 et 1990, les écrivains argentins vont réfléchir à d’autres
moyens d’écrire l’horreur et de transmettre l’inexprimable. Comme le remarque Amar
Sanchez, ces écritures: Ont frappé notre imagination, ont décidé que la violence doit être exprimée sous une forme distincte plutôt que par la violence, qu’il vaut mieux en dire moins que ce que l’on sait et laisser entendre davantage que ce que l’on dit. Ils relèvent d’une tradition qui pratique l’écriture en biais, élusive, et laisse le lecteur imaginer, sachant bien que plus on cherche à tout dire, plus ce qu’on cherche à dire s’enfuit158.
C’est dans cette perspective que nous allons analyser la conception de Aira du
récit comme une des formes privilégiées de la « survivance ». Dans son essai intitulé « El
último escritor », l’auteur explique que le récit « est le genre qu’adopte naturellement le
discours du survivant puisque s’il est resté c’est pour arriver à le raconter159 ». De même,
dans son essai « El sultán », Aira affirme que la figure du survivant se trouve à la base de
la tâche du narrateur puisque, selon l’auteur, survivre c’est avoir la possibilité de
« raconter le conte160 ».
Au-delà du fait d’être le seul survivant, la vie du narrateur ne semble avoir rien
d’extraordinaire et elle se caractérise, tout d’abord, par des activités liées à la
consommation. Le narrateur nous apprend ainsi que, selon son humeur, il peut choisir de
dîner dehors, de visiter un cabaret ou bien d’aller au cinéma, parmi d’autres activités
triviales. Pourtant, ces activités sont constamment arrêtées par des petits rituels qui
adoptent la forme de jeux qui doivent devenir de plus un plus difficiles chaque jour pour
rester amusants. Avec une inclinaison presque surréaliste et joyeuse, le narrateur mène
158 A. M. Amar Sánchez, « Narrar al sesgo: diálogos entre dos orillas en torno al horror » in Cuadernos LIRICO, janvier 2013. Notre traduction. 159 C. Aira, « El último escritor » in El Banquete, n° 1, octobre 1997. Notre traduction. 160 Ibid. p. 26.
65
jusqu’au bout des rituels consistant à répéter des activités de plus en plus complexes et
détaillées qui n’ont pas de sens apparent.
Il décrit certains de ces jeux-rituels : A l’intérieur de l’avion maudit j’ai mis une table Knoll que j’ai achetée aux Galeries Montevideo et sur la table une brosse à dents et un gant (je sais que ça fait un peu surréaliste mais ça m’amuse, et puis ici on s’en fout des modes) (p. 40).
Dans l’univers de Copi, l’entrée dans une sphère religieuse a des significations
politiques plus encore que sacrées. Dans cette perspective, le fait même que le narrateur
soit sanctifié a un caractère fondamentalement utilitaire. Comme il l’explique, depuis le
« coup de théâtre » de la résurrection des Uruguayens, les « revenants » n’ont plus de
mémoire et ils ne se rappellent que du dernier mot qu’ils ont utilisé avant leur mort. Ce
mot s’associe dans leurs esprits déséquilibrés au narrateur lui-même. De manière étrange,
le narrateur est devenu pour eux une sorte de signe vide qui représente le dernier mot
qu’ils ont prononcé avant de mourir.
De fait, la figure du « revenant », ce personnage qui se trouve à mi-chemin entre
la vie et la mort, constitue un autre leitmotiv dans l’œuvre de Copi. Par exemple, dans sa
pièce de théâtre La Journée d’une rêveuse, la mort ou la vie des personnages est soumise
à discussion et elle devient ainsi plus un fait de discours qu’un fait constatable par des
normes de la réalité. Cette situation est mise en évidence lors du dialogue que Jeanne
entretient avec le ‘Vrai facteur’ : Vrai facteur. – : je ne vois pas pourquoi je ne peux pas descendre
de l’arbre ! Jeanne. – : Parce que vous êtes mort. Vrai facteur. – : Mais je suis si peu mort ! Je suis à peine mort !161
Par ailleurs, tout au long de La Journée d’une rêveuse, les cadavres émergent de
manière imprévue et sans raison apparente : « Vous croyez que c’est agréable de se
retrouver avec un cadavre dans son parc chaque fois qu’on tourne le dos ?162 ». De même,
dans L’Uruguayen, une fois que le sable se retire de la ville, Montevideo est parsemé des
cadavres que le narrateur doit nettoyer et mettre en ordre jusqu’au moment de leur
résurrection.
161 Copi, La Journée d’une rêveuse, Paris, C. Bourgois, 1968, p. 42. C’est nous qui soulignons. 162 Ibid. p. 51.
66
Après cet événement, les citoyens amnésiques vont commencer à suivre le
narrateur partout, modifiant constamment la disposition géographique du pays qui
commence à rétrécir à un rythme accéléré. Harcelé par les revenants amnésiques, le
narrateur décide de demander une audience au président de la République afin de lui
exposer ses problèmes et de lui expliquer que, dans la situation où il se trouve, il ne
souhaite pas rester en Uruguay. Sans raison apparente, le président lui demande de faire
une série des miracles comme, par exemple, de coller le pied qu’il avait auparavant coupé
à la dame négresse ou de faire revenir la mer qui a, tout d’un coup, disparu.
Bien qu’il ne réussisse pas à faire réapparaître la mer mais seulement une petite
vague qui est vite absorbée par le sable, ses interlocuteurs semblent satisfaits par ces
petits miracles défectueux et ils décident de le canoniser.
De fait, loin de tout mysticisme, sa canonisation a pour but de faire croire aux
Uruguayens qu’il est devenu « un Uruguayen comme eux » (p. 50). En même temps et
afin de mieux faire semblant d’être Uruguayen, le narrateur décide de se rendre
méconnaissable en se coupant les paupières et les lèvres « qui deviendraient, de surcroît,
autant de [ses] reliques » (p. 50). Le processus de conversion se complète, enfin, par le
choix d’un nouveau nom qui permettra de l’identifier au reste des Uruguayens.
Reprenant un motif récurrent dans l’œuvre de Copi, le choix du narrateur se porte
sur le mot « rat » : « Je fixe mon choix sur le mot rat qui est assez court et ne demande
qu’un petit tremblement de la gorge au moment où les poumons se dégonflent » (p. 51).
Puisque il se rebaptise du nom de « rat », la canonisation du narrateur se rapproche
davantage d’un processus de profanation que de sanctification. En effet, ce rituel
déclenche la perte de ses facultés miraculeuses et, en même temps, la possibilité de mener
une vie ordinaire, c’est-à-dire de devenir un Uruguayen comme les autres.
À l’aune de cette réflexion, nous considérons que la canonisation fonctionne
comme un dispositif qui permet de mettre en relief le besoin du « comme si » ludique de
la fiction. Si, comme nous l’avons souligné auparavant, l’univers fictionnel de
L’Uruguayen semble mettre en œuvre un système dans lequel la représentation est
constamment déplacée par le monde ; le « faire comme si » il était Uruguayen qui
entraîne la canonisation du narrateur marque une sorte de retour à la fiction. Nous
suivons ici la définition de Jean-Marie Schaeffer qui caractérise la fiction comme une
67
« feintise ludique partagée163 », un dispositif que l’auteur, comme le spectateur – le
narrateur et les Uruguayens, dans le cas d’espèce – sauront reconnaître.
Parallèlement, le caractère de farce qui entoure ce procès de béatification est mis
en évidence avec l’arrivée en volant du pape argentin, qui arrive et ne cesse jamais de
faire des remarques dédaigneuses concernant l’infériorité des Uruguayens par rapport aux
Argentins. Ce personnage étrange, qui séduit le président de l’Uruguay et l’amène avec
lui en Argentine, ne tarde pas à se démasquer : il s’agit de « Mr. Puppy », un imposteur
qui se consacre à la traite des blanches.
Nous pouvons, en guise de conclusion, considérer les transmutations du narrateur
comme des dispositifs qui auraient pour but de s’opposer à la violence de l’État et à ses
fictions identitaires. En effet, si, comme l’observait Nietzsche, l’État utilise la mémoire
comme une stratégie disciplinaire permettant de réifier les sujets et de les normaliser,
L’Uruguayen est conçu, selon l’expression de Deleuze, comme une « machine de
guerre » contre les fictions de l’État ; un dispositif déterritorialisant qui témoigne du
destin de toute résistance164. À l’encontre du dispositif de la mémoire, l’oubli permet de
mettre en question les mécanismes qui interviennent dans la construction du sens par le
récit.
De cette façon, la dialectique entre mémoire et oubli qui se construit dans
L’Uruguayen a pour objectif de transformer le récit en quelque chose d’insaisissable. Que
ce soit parce que le lecteur a accepté de rayer l’écriture au fur et à mesure qu’il lit ou
parce que, étant données les circonstances d’énonciation, la lettre ne va jamais arriver à
destination, l’écriture est violentée et la lecture devient impossible.
Ce n’est pas une coïncidence si Copi décide de placer l’énonciation de ce récit sur
l’exil qui opère dans les marges des discours littéraires se trouvant au cœur de la tradition
nationale sur les berges du Río de la Plata. L’Uruguay apparaît ainsi comme un espace
où, comme le souligne l’auteur dans la préface de Rio de la Plata, l’imaginaire troue la
mémoire. 163 J-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999, p. 146. Schaeffer reprend le concept de « feintise partagée » de John Searle. 164 Selon Deleuze la « machine de guerre » est comprise « comme un agencement linéaire qui se construit sur des lignes de fuite. En ce sens, la machine de guerre n'a pas du tout pour objet la guerre; elle a pour objet un espace très spécial, espace lisse, qu'elle compose, occupe et propage. Le nomadisme, c'est précisément cette combinaison machine de guerre-espace lisse.» Cf. G. Deleuze, Pourparlers, Ed. Minuit, 1990, p. 50.
69
« Et si la mémoire n’était qu’un produit de l’imagination ? » A. Breton, Cahiers
Comme nous l’avons souligné dans le premier chapitre de ce mémoire, Aira
adopte une position relativement controversée dans les débats littéraires de l’époque sur
les rapports entre Histoire et littérature. Nous considérons que, en privilégiant le geste
autoréflexif, métafictionnel et parfois même frivole, Aira prend position contre la
littérature à visée réaliste et politiquement engagée.
Dans la période qui s’étend de 1989 jusqu’à 1991, la réflexion de Aira sur les
limites du réalisme relève d’une interrogation sur la fécondité de l’oubli comme matrice
fictionnelle. À mi-chemin entre son éthique de l’invention et sa conception du réalisme
en tant que documentation du vécu, l’auteur commence à esquisser une théorie de l’oubli
comme stratégie qui serait au fondement des pratiques de lecture et d’écriture
romanesque.
Dans ce chapitre, nous mettrons en évidence les points de convergence entre la
démarche théorique et fictionnelle de Aira afin de saisir le rôle de l’oubli dans la création
d’un « mythe personnel » d’écrivain. Il s’agit, en effet, d’une problématique récurrente
dans ses œuvres, notamment, dans Cumpleaños et dans les essais Copi – analysé dans le
premier chapitre de ce mémoire – et Las tres fechas. Dans ce dernier, l’auteur présente sa
définition de l’écrivain comme un « archiviste de l’oubli », un motif qui acquiert un rôle
central dans des romans comme Cómo me hice monja, Madre e hijo165 et La costurera y
el viento. Ces trois romans ont en effet été rédigés entre 1989 et 1991 ; au moment où
Aira dictait et faisait publier son séminaire consacré à l’œuvre de Copi (1988-1991)166.
Dans Las tres fechas, Aira observe que le « registre écrit de la réalité est une
manœuvre non invasive167 » utilisée par l’écrivain afin de rendre compte du réel. Dans la
même optique, l’auteur souligne que : Pou chaque événement, il serait possible de postuler le livre qui compile les documents qui l’accompagnent. La littérature résultante se baserait
165 Aira explique que, bien qu’ils soient des pièces de théâtre, Madre e hijo et El mensajero doivent être considérés comme des romans dialogués. 166 La question de l’importance de la date d’écriture des romans a été déjà abordée dans le premier chapitre de ce mémoire. Voir: p. 11. 167 C. Aira, Las tres fechas, op. cit , p. 25.
70
ainsi sur une théorie générale de la documentation et la figure de l’écrivain se transformerait en celle de l’archiviste168.
L’idée de la littérature comme théorie de la documentation est, par ailleurs, reprise
dans Varamo (2002). Dans ce roman, à travers une « mise en abyme » du processus
même de l’écriture, le narrateur tente de reporter par écrit le processus de rédaction de
son chef d’œuvre intitulé « El canto del Niño Virgen ». Ce roman métafictionnel – créé
par le narrateur qui est, en même temps, intradiégétique et homodiégetique169 du roman
Varamo – permet d’introduire une réflexion sur l’écriture en tant que « documentation »
de la réalité. À cet égard, le narrateur observe que : L’invention peut prendre la forme de l’enregistrement documentaire de la réalité, et vice-versa, parce pour l’essentiel, ils ont le même aspect […] Le récit du roman est en réalité une forme de reconstruction historique déduite du poème que j’ai finalement écrit, et qui est l’unique documentation qui est demeurée, une documentation absolue et créée à partir des relectures successives du poème170.
Varamo se présente ainsi comme un méta-roman qui porte sur le processus
d’écriture d’un faux roman – El Canto del Niño Virgen – qui aurait l’ambition d’être non
seulement un « document » écrit de la « réalité réelle » mais aussi un catalogue
comprenant tout l’éventail des possibles narratifs, une sorte de réalité enrichie. En effet,
ce projet d’une œuvre qui serait aussi un registre écrit de la réalité relève d’une
conception de l’écriture comme « création du présent171 ». À l’aune de cette réflexion,
l’écriture permettrait de saisir une partie de la réalité liée au caractère éphémère du
présent. Cette idée réapparaît dans Cumpleaños : « Bien que surdéterminé, le présent
remonte par des liens subtils, jusqu’à un atome, quel qu’il soit, de réalité172 ».
En effet, si le support matériel de l’écrit permet de transcrire une expérience
particulière du temps, le type d’écriture auquel Aira essaie d’aboutir dans ses romans
suppose la création d’un nouveau type de support matériel. Dans Cumpleaños, le
narrateur expose sa quête d’un système particulier de notation, une sorte de « bloc-de-
168 Ibid, p. 48. C’est nous qui soulignons. 169 Nous suivons l’approche de G. Genette dans « Discours du récit: essai de méthode » in Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 255-256. 170 C. Aira, Varamo, pp. 62-63. C’est nous qui soulignons. 171 Idem. Las tres fechas, op. cit., p. 24. 172 C. Aira, Anniversaire, Paris, C. Bourgois, 2011, p. 18. L’ensemble de citations provient de cette édition.
71
notes » qui permette de traduire l’hyperactivité cérébrale. Néanmoins, le narrateur précise
que : Même s’il existait des cahiers et des stylos permettant de suivre la vitesse de la pensée, le laps de temps qui s’écoule entre l’endormissement et le retour dans ce monde échapperait à ce genre de instruments (Anniversaire, pp. 28-29).
Au-delà de ces rêveries, le narrateur observe que, s’il a décidé de devenir
écrivain, son « bloc-notes merveilleux, [s]es notes, sont devenues, après en avoir fait un
sujet littéraire, [s]es romans brefs » (pp. 28-29). En effet, les œuvres que nous allons
analyser essaient de rendre compte de la volonté de l’écrivain de transcrire ce laps de
temps particulier. Dès lors et étant donné le caractère à la fois instantané et simultané,
l’oubli sera l’image privilégiée par Aira pour rendre compte de cette fusion des
temporalités.
Par ailleurs, ces ouvrages se caractérisent par la mise en question de l’identité des
narrateurs. Il nous semble pertinent d’esquisser une division en ce qui concerne ses
romans avec des narrateurs à la première personne. Nous différencierons ainsi les
ouvrages dont les narrateurs sont des enfants ou des adolescentes – Cómo me hice
monja ; La serpiente ; Un sueño realizado – de ceux où les narrateurs sont des adultes qui
se trouvent dans une quête de mémoire leur permettant éventuellement de rendre
intelligible leur présent – El tilo ; Cumpleaños ; La costurera y el viento. Ces ouvrages
construisent un horizon temporel flou, un présent continuel et indéfini qui oblitère les
relations causales entre le passé et le futur. Plus généralement, la stratégie privilégiée
dans ces œuvres à la première personne consistera à inventer des souvenirs d’enfance173.
À partir d’une quête imaginative de mémoire, l’histoire personnelle peut être mise en
contact avec la dimension plus large de l’Histoire.
Par ailleurs, Aira conçoit le romanesque comme un espace autonome et
indépendant des exigences qui règlent d’autres discours sociaux. Selon cette conception,
l’écrivain doit interroger les mécanismes à travers lesquels la fiction peut nous offrir un
accès à ce qu’Aira appelle la « réalité réelle ». Contrairement aux conceptions
173 Ce travail dans les marges de l’autobiographique et de l’autofictionnel qui consiste à reconstruire la mémoire et les souvenirs d’enfance à travers l’imagination ressemble à celui du roman Lenta biografía (1990) de Sergio Chejfec.
72
mimétiques et transparentes du réalisme – l’auteur fait allusion à un réalisme de type
lukácsien –, l’écrivain vise un dévoilement de l’artifice qui est au fondement des fictions.
Dans le cadre de ces réflexion, Montoya Juárez souligne que le mépris du
réalisme revendiqué par Aira dans l’œuvre de Manuel Puig ou chez Copi apparaît comme
une autre forme d’engagement dans le contexte politique de leur temps174. L’auteur va
ainsi penser le réalisme comme expérience de « documentation » d’une époque.
Néanmoins, la prise de position de Aira à propos du réalisme reste toujours paradoxale si
nous considérons son programme d’écriture au travers de ce que Contreras a baptisé son
« éthique de l’invention175 ». En effet, ses œuvres mettent en question les mécanismes de
construction du sens par la fiction ainsi que l’idée de l’ancrage de la fiction à un référent
réel.
Madre e hijo : la mémoire de l’oubli « On sait qu’on a oublié, c’est ça la mémoire » M. Duras
Aira conçoit ainsi l’écriture comme une aventure qui aurait pour but d’enregistrer
et de mettre en intrigue l’oubli. Dans cette perspective, l’oubli devient à la fois le sujet de
l’écriture et la méthode de composition. Nous partirons dans notre analyse des deux
romans de Aira, de l’idée que la tâche de l’écrivain consiste pour lui dans une maîtrise de
l’oubli. En ce sens, les personnages que nous analyserons par la suite vont mettre en
relief le rôle créateur de l’oubli et la nécessité d’une mémoire qui oublie pour créer.
Dans Madre e hijo, le corrélat entre mémoire et écriture mène à une réflexion à
propos de la notion d’identité narrative. En effet, le caractère unitaire et stable de
l’identité du personnage est mis en question par les oublis systématiques qu’il éprouve
pendant toute la durée de la pièce. Parallèlement, cette « mise en intrigue » du
personnage est abordée à partir de la problématisation de la notion de « style ». En effet,
l’oubli se présente dans cette pièce de théâtre comme un mécanisme déstabilisateur des
dispositifs de sujétion identitaires, mais aussi comme une mise en question de la langue
174 J. Montoya Juárez, « Aira y los aireanos: literatura argentina y cultura argentina desde los noventa » in Entre lo local y lo global : la narrativa Latinoamericana en el cambio de siglo (1990-2006), Madrid, Iberoamericana, 2008, p. 57. 175 S. Contreras, Las vueltas de César Aira, op. cit., p. 33.
73
maternelle – qui est ici, littéralement, la langue de la mère – que Aira considère comme le
fondement du style de l’écrivain.
Ricœur signale que l’identité narrative inclut – contrairement à l’identité
personnelle – le changement, la variation et la mutabilité dans la cohésion d’une vie : L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées176.
L’auteur souligne que c’est la narration elle-même qui permet de concilier les
catégories de l’identité et de la diversité à partir de ce que l’auteur appelle « la mise en
intrigue » du personnage177. Tout en brouillant les frontières entre ce qui appartient à la
mémoire et ce qui est un produit de l’imagination, l’oubli permettrait d’enrichir les
histoires qui interviennent dans la refiguration narrative d’une vie.
Par ailleurs, l’apparition de l’amnésie comme un trait caractéristique des
narrateurs de Aira nous permettra de tracer des parallélismes avec les stratégies ayant
pour but de déstabiliser les dispositifs identitaires que nous avons repérées dans
L’Uruguayen de Copi.
Il faut préciser que Madre e hijo se déroule dans la maison de la mère du
personnage – un écrivain qui s’appelle César Aira –à Pringles, ville du département de
Buenos Aires, lorsqu’il lui rend visite. Le lecteur assiste ainsi à une étrange conversation
que le fils entretient avec sa mère pendant qu’elle tricote en regardant la télé. Nous
voudrions nous attarder brièvement sur l’importance qu’entraîne la métaphore du tissage
dans un texte que nous pourrions bien concevoir comme une métaphore de la narration
elle-même. Il faut ainsi rappeler que la métaphore du texte comme une « trame » qu’il
faut tisser est en effet implicite dans l’étymologie latine du terme textus – « tissu,
trame178».
Le motif de la couture féminine est en effet traditionnellement lié à la
transmission orale de la littérature. Pour ne mentionner qu’un exemple très précis de
l’utilisation de ce motif, nous rappellerons l’image d’une femme tissant pendant qu’elle
raconte des histoires aux enfants telle qu’elle apparaît dans le Frontispice de la première
176 P. Ricœur, Temps et récit, op. cit., p. 443. 177 Idem. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 170. 178 Nous reprenons l’étymologie du mot du dictionnaire étymologique en ligne du Centre National de Ressources textuelles et lexicales. URL : www.cnrtl.fr
74
édition des Contes de ma mère Loye de Perrault179. Contre cet idéal de transmission orale
de la littérature qui se produirait entre la mère et son fils, la pièce de Aira se construit
comme un dialogue impossible où le fils essaie de transmettre à sa mère le fruit de ses
lectures. Étant donné le manque d’attention de sa mère le dialogue se déroule sous le
signe du « malentendu » ; un des procédés littéraires récurrents dans les romans de Aira.
En effet, pendant la conversation, les réflexions érudites du fils alternent avec des
interventions de sa mère qui sont, la plupart du temps, dépourvues de sens, voire presque
gutturales. Nous voulons souligner en ce sens le rapport entre cette discussion absurde et
le dialogue impossible de la lettre que Copi, le narrateur amnésique, adressait à son
Maître dans L’Uruguayen. Rappelons que, face à la découverte de la langue étrangère des
Uruguayens, le narrateur de la nouvelle de Copi éprouve l’angoisse d’oublier sa langue
maternelle. De façon similaire, le personnage principal de Madre e hijo trouve dans la
langue de sa mère –quelle représentation plus précise de la langue maternelle que celle de
sa propre mère – l’incarnation de l’étrangeté et du manque du sens.
Le fils aborde ainsi trois sujets qui sont, d’ailleurs, liés aux problématiques que
nous avons analysées dans la nouvelle de Copi. Tout d’abord, la problématique de
l’apprentissage d’une langue étrangère qui lui permet d’introduire la question du
« continuel » de l’écriture. Il aborde ensuite la problématique du rôle de l’oubli dans la
construction de son « mythe » d’écrivain et, plus largement, dans les activités les plus
quotidiennes de déchiffrement et d’appréhension de la réalité qui l’entoure. Le fils
développe, enfin, le sujet des « Maîtres » – mais aussi des morts – qui lui permet de
réfléchir à l’écriture comme une forme de « survivance » mais aussi comme une
possibilité d’amorcer un dialogue avec les « fantômes » qui fondent sa propre généalogie
littéraire.
Cette pièce de théâtre peut ainsi être lue comme une forme de réflexion sur la
lecture et sur l’écriture comme pratiques de décryptage, puis d’attentat contre la langue
maternelle, mais aussi contre la langue des « Maîtres » littéraires. Comme Aira le
souligne dans son essai « El sultán » consacré à l’œuvre de l’écrivain Manuel Puig :
« Le lecteur n’est pas exactement celui qui ouvre les yeux pour se rendre compte de ce
179 Pour un panorama plus large des connotations de la figure de la « couturière », voir : Y. Verdier, Faiçons de dire, faiçons de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.
75
qui s’est passé. Il est plutôt un déchiffreur dont l’objet n’est pas une histoire mais une
langue180 ». Cette langue n’est autre chez Aira que celle de la mère. La volonté de devenir
écrivain sera, à partir de ce moment et comme chez Copi, associée à la quête d’un style
conçu comme un usage étranger de la langue maternelle.
Il s’agit en effet d’une idée que nous avons déjà repérée dans Copi :
S’en prendre à la perfection de la langue, c’est s’en prendre à sa mère. Mais la récompense est énorme […] Celui qui a appris à dominer l’imperfection […] peut tout faire, rien ne lui est interdit181.
En même temps, cette transgression de la langue maternelle peut être analysée à
partir de la métaphore de la « traduction ». Comme nous l’avons souligné à propos de
Nouvelles impressions du Petit Maroc, la traduction constitue un des enjeux centraux
dans la création d’un « style ». Aira explique que « on appelle généralement cette langue
étrangère au sein de la langue maternelle ‘le style’182 ».
Revenant à la phrase de Proust sur le fait que les livres aimés semblent écrits dans
une langue étrangère, Aira note que le lecteur de ces livres est emporté par la puissance
du « malentendu ». Ce malentendu dans lequel nous plongent les livres aimés est une
conséquence de la distance créée par cette utilisation étrangère de la langue maternelle
qui est le fondement du style. Le lecteur devient donc un traducteur non pas de langues
différentes, mais de la langue maternelle qui reste encryptée sous le style. Bien qu’elle
soit abordée de manière elliptique, l’interrogation sur la traduction occupe un rôle
déterminant dans Madre e hijo.
Pour revenir à l’analyse du texte, nous observons que le point de départ de la
conversation est le désir du fils de faire part à sa mère de sa décision de se marier. Ainsi,
la mère interrompra le monologue presque continu du fils uniquement pour mettre en
évidence les effets pernicieux de son amnésie généralisée qui entrave son appréhension
de la réalité. À partir de ce moment, ce qui aurait pu être un dialogue ordinaire se
transforme en une suite de malentendus fondés sur les oublis constants du fils.
Parallèlement, la syntaxe du récit devient fragmentaire et échelonnée à cause des
digressions du personnage. En effet, ses oublis agissent, au niveau de la structure
180 C. Aira, « El sultán » in Paradoxa, n° 6, Rosario, 1991, p. 2. Notre traduction. 181 Idem. Copi, op cit., pp. 70-71. 182 Idem. « Lo incomprensible » in ABC Cultural, n° 422, 26 février 2000. Notre traduction.
76
textuelle, comme des « blancs » selon l’acception de Iser. Ils se présentent comme des
« lieux d’indétermination183 » du texte ; des lacunes ou bien des omissions qui stimulent
l’activité créative du lecteur. Les « blancs » du récit opèrent comme des contraintes qui
obligent le lecteur à activer un dispositif de représentation de ce qui a été omis en
fonction des alternatives présentes dans son répertoire. Face aux blancs, le lecteur
« déploie un éventail de possibilités, et la jonction des schémas résulte de s[es] décisions
sélectives184 ».
Si l’anecdote initiale qui permettait de dérouler l’intrigue narrative correspondait
au désir du fils d’annoncer à sa mère sa décision de se marier, le constat de
l’impossibilité de mener à bout cette entreprise – étant donné qu’il est déjà marié –
conduit le personnage à développer une théorie générale de la littérature. Comme
l’explique le fils, la décision de se marier vient d’une expérience de déjà-vu provoquée
par la lecture d’un roman : J’étais dans la pièce, en train de lire un excellent roman… Je crois que seul un roman peut expliquer cette vérité prodigieuse de la simultanéité de la vie, dans laquelle on n’attend pas qu’une situation soit terminée pour qu’une autre commence, parce que toutes se présentent, en fin de compte, en même temps (p. 11).
L’oubli permet ainsi de créer un effet narratif semblable à ce que Genette appelle
« syllepse185 », c’est-à-dire, une impression de simultanéité temporelle et/ou spatiale du
non simultané. A contrario, la mémoire permettrait de repérer les liens causaux et
temporels entre les événements du passé et ceux du présent. Aira explique cette logique
dans son roman El tilo : Et pourquoi mon père venait-il ici les Dimanche matin? Une chose en amène une autre, c’est le bon côté de la mémoire. En répondant à cette question, je pouvais faire une précision temporelle supplémentaire : c’étaient les Dimanche de printemps. Le souvenir me rapprochait du présent dans une progression infinitésimale186.
Face à cette conception de la mémoire, l’oubli permet au narrateur de mettre en
question l’ontologie de son propre univers fictionnel, ce qui, selon la logique du monde
raconté, permettrait de distinguer les événements admissibles de ceux qui ne le seraient
183 W. Iser, « Chapitre II. La stimulation des actes de constitution » in L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardarga, 1985, p. 318. 184 Ibid. p. 321. 185 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 121. 186 C. Aira, El tilo, Rosario, Beatriz Viterbo, 2003, p. 122
77
pas. La logique de l’oubli qui règle la perception que le fils a de sa propre vie permet
ainsi d’ouvrir divers systèmes de possibilités, différents univers fictionnels avec leurs
propres ontologies. Contre les modèles causaux, le mécanisme de l’oubli met en lumière
le mode de fonctionnement de l’intrigue narrative. La particularité de l’événement
narratif tient à ce que, à travers le processus de refiguration narrative, il autorise
l’inversion du système de contingence en incorporant chaque nouveau fait comme un
effet de nécessité ou de probabilité. Reprenant la description de l’ « événement narratif »
de Ricœur : L’inversion de l’effet de contingence en effet de nécessité se produit au cœur même de l’événement […]; il est simplement l’inattendu, le surprenant, il ne devient partie intégrante de l’histoire que compris après coup, une fois transfiguré par la nécessite en quelque sorte rétrograde qui procède de la totalité temporelle menée à son terme187.
Par ailleurs, la suite des oublis conduit le fils vers une interrogation sur les
certitudes de narrativité et de représentativité du monde factice. En ce sens, ce sont les
réponses de sa mère qui nous permettent, en tant que lecteurs, d’identifier le caractère
véridique ou fictif des histoires racontées par le fils. Ainsi, face à l’oubli à propos du
mariage, la réponse coupée de sa mère : « ¡ Cé ! Ah, ah, gggh… Sar ! […] Et les enf…?
A quoi tu as pens…? Tomasit…Noemí…» (pp. 12-13) lui rappelle sa vie « réelle ».
La mise en garde de sa mère l’amène à réfléchir au mécanisme qui est au
fondement de la genèse des souvenirs : Ces oublis s’expliquent davantage par un excès de pensées que par un défaut du mécanisme qui les produit […] C’est comme si j’avais besoin d’un souvenir particulier pour me souvenir, comme si, contrairement aux autres, le simple souvenir général ne me suffisait pas […] Et même ainsi, curieusement, c’est comme si ça ne revenait pas, comme si l’oubli aussi laissait une trace (p. 15).
La mémoire du narrateur apparaît ainsi comme un éternel recommencement qui
serait complètement étranger au fonctionnement temporel. Elle repose sur l’apparition de
souvenirs toujours neufs, de souvenirs qui ne cessent pas d’être oubliés.
À partir de cette description il semble pertinent d’introduire la distinction que fait
Bergson entre les deux types de souvenirs : la mnèse et l’anamnèse188. Si dans le premier
cas le souvenir apparaît de manière spontanée, le second entraîne une quête consciente du 187 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, p. 170. 188 H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, Ed. Flammarion, 2012, pp. 269-270.
78
souvenir de la part du sujet. Le fils signale ainsi qu’il doit faire de grands efforts de
remémoration pour arriver à saisir ses souvenirs et que, néanmoins, l’oubli laisse toujours
des traces. À partir de la notion de « souvenir pur » de Bergson, nous confirmerons que
l’identité du personnage se construit à partir d’une sorte de progression dans laquelle le
présent ne cesse pas d’être refiguré à partir de cette dynamique entre mnèse et anamnèse.
Conséquence de son amnésie généralisée, son identité se trouve dans une sorte d’état
virtuel susceptible de se réactualiser à chaque instant.
Par ailleurs, la tension entre mémoire et oubli est liée dans cette œuvre à une mise
en question du rapport entre fiction et référence. Cette problématique devient centrale en
ce qu’elle comporte une réflexion sur les mécanismes qui interviennent dans la création
d’une identité dans laquelle « tout est contaminé par la littérature » (p. 19). Comme le fils
le souligne, pour lui, la seule voie d’accès aux choses simples comme le bonheur ou la
joie de vivre implique « fantômes, un détour par les histoires, par les fantômes » (p. 50).
En effet, la contamination de la vie par la littérature semble être une des raisons qui ont
déclenché l’amnésie du narrateur qui serait d’ailleurs liée à sa décision de devenir
écrivain.
En ce sens, ce brouillage des frontières entre vie et littérature mène le narrateur à
s’interroger sur le rapport entre le processus d’apprentissage de la langue maternelle et
celui d’une langue étrangère. Le fils souligne: Quand il s’agit d’apprendre une langue étrangère, tout l’effort doit se concentrer sur la capture du flux, du continu, et à l’écrit la langue se présente coupée en phrase, ou plutôt, devrait-on dire, on présente les coupures et non la langue (p. 21).
Celui-ci est persuadé que sa mère maîtrise sa langue « maternelle » – ce qui n’a
rien d’évident pour le lecteur puisqu’elle ne s’exprime qu’à travers des interjections et
des phrases coupées qui manquent souvent de sens – et estime que ses efforts devraient
être consacrés à « dominer le continuel de la pensée » (p. 22). Il lui suggère donc de
remplacer sa consommation d’émissions télévisées par la lecture de « littérature de
qualité ». La réponse de sa mère, qui est sa seule réplique qui a du sens, reprend une des
expressions préférées de « Osvaldo » – il s’agit de Osvaldo Lamborghini, un des
écrivains qu’Aira reconnaît comme un des « ancêtres littéraires » – : « ¡Más aburrido que
chupar un clavo! » (pp. 23-24).
79
La réappropriation de la parole du « Maître » par la mère permet de redonner du
sens à cette expression impersonnelle. Elle déclenche ainsi la réflexion du fils sur la
littérature comme un « dialogue entre fantômes ». La littérature est ainsi décrite comme
une sorte d’espace intermédiaire qui se construit à mi-chemin entre deux discours : ceci
de la mère et celui des « Maîtres » disparus. Chez Aira le style sera donc conçu comme le
résultat du croisement entre l’histoire familiale et la langue étrangère.
Comme il note dans l’essai intitulé « El sultán »: Une voix a un style en fonction de son histoire familiale. Avant la voix, il y a le geste avec lequel la voix se propose, et c’est celui que donne la mère. […] Le nœud de ces paradoxes est la mère. La mère est l’histoire et transmet un style, elle n’est rien d’autre ni ne fait rien d’autre189.
De plus et à cause de leur filiation, la communication entre la mère et le fils ne
semble pas avoir besoin de mots. Même la singularité de l’oubli se transforme chez eux
en une communication sans paroles ; des « oublis en duo, qui sont comme des
malentendus objectivés » (p. 36). Le fils remarque, en ce sens et à propos du malentendu
sur son mariage : « Laissons toute cette affaire sombrer dans l’oubli. Je crois que je ne
pourrais pas la reconstruire, sauf sous la forme d’un roman » (p. 32).
Cette succession de malentendus permet au fils d’expliquer la logique du
« changement d’idée », un autre des procédés déterminants pour comprendre le mode de
fonctionnement de l’éthique de l’invention de Aira. Il faut préciser ainsi que l’écriture se
présente dans ces œuvres comme un mouvement pur d’improvisation – puisque le sens
est imprévisible – qui n’aurait pour but que d’être une sorte d’« autojustification du
roman 190 ». En effet, le « changement d’idée » est un procédé essentiel dans le
programme d’écriture de l’auteur et il est également lié à la problématique de la genèse
des souvenirs. Nous pouvons analyser cette question à partir de la reconstruction du
souvenir de l’accident qui a eu comme conséquence la perte du petit doigt de la main
gauche du fils. Il souligne ainsi que la seule manière de se souvenir des choses consiste à
essayer de « revivre » les événements.
189 C. Aira, « El sultán », art. cit., p. 2. 190 G. Speranza, Primera persona [Conversations avec quinze écrivains argentins parmi lesquels César Aira], Buenos Aires, Editorial Norma, 1995, p. 228. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction.
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Selon le fils, dans son souvenir, la perte du petit doigt se serait produite à cause
d’un accident traumatisant lié à l’attaque d’un chien. Il nous semble pertinent de tracer un
parallélisme avec une scène de L’Uruguayen. En effet, dans le texte de Copi le seul
moment lié à l’évocation du passé correspond à la scène dans laquelle le narrateur
imagine son « Maître » en train d’écrire avec la main droite pendant que son chien
Lambetta lui lèche la main gauche. Parallèlement, chez Aira, le moment d’anamnèse est
associé à la perte du petit doigt de sa main dû à un chien. Le fils précise que cet
événement est intrinsèquement lié à sa décision de devenir écrivain. En effet, s’il avait
perdu le petit doigt de sa main droite il ne serait pas devenu écrivain ou, du moins, il
serait « un autre genre d’écrivain, peut-être un mauvais écrivain » (p. 41).
L’écriture apparaît ainsi comme le seul espace où il est possible de saisir la
scission de l’identité du fils dont la blessure à la main serait la concrétisation. Selon Aira
le fait d’être écrivain est donc un « un secret de Polichinelle […] le secret de la main
indemne » (p. 41). Néanmoins, à mesure que le personnage formule sa théorie sur le lien
entre la perte de son doigt et le fait d’être devenu écrivain, il aperçoit son erreur : son
petit doigt est toujours là, le souvenir se transforme tout d’un coup en produit de
l’imagination. Comme dans Cumpleaños, la volonté de devenir écrivain n’est pas liée à
une suite causale des événements mais à un blanc de la mémoire ou bien à un faux
souvenir du narrateur.
Comme nous l’avons déjà souligné, Aira attribue un rôle essentiel à l’oubli dans
la construction de son propre « mythe » d’écrivain. Cette idée est reprise dans
Cumpleaños où le narrateur dresse un parallèle entre les « distractions historiques » (p.
11) qui constituent « l’origine de [s]on inaptitude à vivre » (p. 18) et le fait d’être devenu
écrivain. Le narrateur avoue : « si je parvenais à faire l’historique de cet instant [celui de
l’oubli], je résoudrais du même coup le mystère qui me poursuit [comment suis-je devenu
écrivain] » (p. 18). Il s’interroge ainsi sur les raisons de son manque de mémoire: J’ignore si, à force de ne pas l’utilise, ma mémoire ne s’est pas atrophiée, ou si j’en ai quelquefois eue, ce qui est certain c’est que mon esprit est demeuré vierge de tout contenu (p. 66).
Dans Madre e hijo, la reconnaissance de l’oubli entraîne l’acceptation du fait
« qu’on s’est trompé toute sa vie » (p. 45). À la lumière de cette découverte, il explique :
« La réalité, la réalité vraie est toujours gagnante. Le repentir n’a pas grande importance,
81
car c’est une des formes de l’oubli » (p. 53). Dans le cadre de ces réflexions, après avoir
traversé une suite d’anagnorèses au cours de la conversation avec sa mère, le fils
comprend qu’il n’y a pas d’unité possible dans sa vie parce que la totalité temporelle a été
brisée par l’effet digressif des oublis. La continuité temporelle sur laquelle repose le
caractère relativement stable des identités donne ainsi lieu à une suite d’événements
décousus qui se présentent de manière simultanée. Dans cette perspective, ce n’est pas un
hasard si la « mise en intrigue » du personnage aboutit à ce qu’il devienne écrivain, le
créateur du « continuel » par excellence selon l’approche de Aira.
Ce besoin de continuation qui se trouve au fondement de son retour au récit
explique aussi la tâche de l’écrivain : « Les choses continuent de se faire parce qu’il n’y a
pas de blancs. Qu’elles soient absurdes montre bien que leur fonction est de continuer le
passé 191». L’auteur expliquait ainsi l’apparition d’un puits de poulets qui se produit dans
la nouvelle L’Uruguayen de Copi comme une métaphore du mécanisme de l’écriture
romanesque. En ce sens, ce n’est pas une coïncidence si, dans une œuvre qui se propose
comme un dialogue interrompu avec des « Maîtres » disparus, la scène final est celle de
la résurrection du poulet que la mère avait prévu de cuisiner pour le dîner.
La costurera y el viento : un « Bris-collage192 » de la tradition littéraire nationale « Quiero anotar una idea, aunque no tiene nada que ver, antes de que me la olvide » [« Je veux noter une idée, bien qu’elle n’ait rien à voir, avant que je l’oublie »] Aira, La costurera y el viento
Si dans Madre e hijo l’anecdote qui fonde le récit est celle de la disparition de
Osvaldo, le « maître » du fils, c’est une double disparition qui déclenche l’écriture
romanesque dans La costurera y el viento 193 . D’une part, d’un souvenir dont la
découverte pourrait amener le narrateur à écrire un roman ; disparition d’un ami
d’enfance d’autre part. La structure du roman se présente ainsi comme la quête d’une
triple reconstruction : celle de l’oubli qui déclenche l’écriture, celle de la disparition d’un
191 C. Aira, Copi, op. cit., p. 24. 192 Ce jeu de mots essaie de rendre compte des stratégies mises en œuvre dans ce roman et visant à réécrire des motifs de la tradition littéraire. Cette réécriture se traduit chez Aira par la volonté de « briser » les stéréotypes et les mythes de l’imaginaire national; puis d’assembler de ce qui a été dispersé à travers des procédés de « collage » surréaliste. 193 C. Aira, La costurera y el viento, Rosario, Beatriz Viterbo, 1993, p. 8. L’ensemble de citations provient de cette édition. Notre traduction.
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enfant et enfin celle de l’histoire entre la Couturière et le Vent, les deux personnages du
roman que le narrateur souhaite écrire pendant son séjour à Paris.
À travers ce double lien entre mémoire et écriture, le roman met en œuvre la
théorie de Aira sur la littérature comme quête de l’oubli. Comme nous l’avons déjà
souligné, l’écrivain fait de la revendication de l’imagination au détriment de la mémoire
un des enjeux centraux de son programme d’écriture. Ce roman se construit donc comme
une interrogation sur les recours dont dispose un individu contemporain pour configurer
sa mémoire. Parallèlement, et à partir d’un détour par le genre du récit d’aventures, nous
pensons que La costurera y el viento propose une nouvelle manière d’aborder le rapport
entre Histoire et littérature.
En ce qui concerne notre premier axe, il faut préciser que le choix du genre du
récit d’aventures avec lequel ce roman dialogue n’est pas un trait circonstanciel dans
l’œuvre de Aira. Bien au contraire, à partir des années 1980, un détour vers le récit
d’aventures est réalisé par plusieurs écrivains argentins comme Copi, Daniel Guebel,
Alberto Laiseca ou Luis Chitarroni. Comme le signale Montaldo, la littérature de Borges
a ouvert mais aussi clôturé de vastes domaines littéraires pour les écrivains argentins. Le
récit d’aventures fait partie de ces genres « mineurs » qui apparaissent comme étant
dépourvus de toute valeur littéraire194.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’incorporation de l’Histoire à ses fictions est
toujours soumise, dans la littérature de Aira, au questionnement des mécanismes de
construction du sens par le récit. Dans ce roman, la disparition initiale d’un souvenir –
qui évoque vaguement au narrateur l’intrigue d’un roman dont il n’a gardé en mémoire
que le titre – entraîne toute une suite de disparitions liées de manière obscure au fait qu’il
soit devenu écrivain. A la disparition des souvenirs du narrateur s’ajoutent celles d’un
enfant, d’une mère, d’un mari qui part en Patagonie en quête de sa femme, et même
d’une robe de mariée.
La structure du roman comprend donc une diégèse et une métadiégèse195. Tandis
que la première se présente comme l’histoire d’un écrivain argentin qui se propose
194 Cf. G. Montaldo, « Borges, Aira y la literatura para multitudes », art. cit. 195 Nous suivons ici la distinction entre les niveaux narratifs posée par G. Genette selon laquelle « tout événement raconté par un récit est à niveau diégétique immédiatement supérieur à celui où se situe l’acte narratif producteur de ce récit ». Cf. G. Genette, Discours du récit, Paris, Seuil, 2007, p. 237.
83
d’écrire un roman pendant un séjour à Paris, la deuxième implique un souvenir d’enfance
que le narrateur du premier récit autodiégétique nous raconte.
Bien que les liens entre les deux niveaux de l’intrigue ne soient jamais mentionnés
explicitement, le lecteur peut néanmoins distinguer une série de parallélismes. Tout
d’abord, ces deux niveaux semblent reliés par le type de relation que Genette désigne
comme « métatextuelle », c’est-à-dire : le commentaire d’un texte par un deuxième. Dans
le cas de La costurera y el viento, grâce au renversement des attentes du lecteur, la
diégèse peut servir de commentaire à la métadiégèse. Au fur et à mesure que la narration
se déroule, la métadiégèse va finir par envahir la totalité du récit, reléguant l’histoire de
l’écrivain à Paris à une place secondaire.
Ce lien entre les deux niveaux du roman peut également être analysé en fonction
de ce que Genette appelle la « mise en intrigue » du personnage. Suivant son
raisonnement, la mise en intrigue des événements narratifs ne peut pas être étudiée au-
delà de la dialectique de la mise en intrigue de l’identité du personnage : Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage196.
Néanmoins, contrairement à ce que nous avons vu dans Madre e hijo, ce roman
met en scène deux espaces qui relèvent de deux ordres différents de dépaysement. Paris
se présente ainsi comme un espace propice à l’écriture sans mémoire d’un roman qui
portera sur la « disparition ». Soulignons que si Paris est liée dans l’imaginaire collectif à
l’expérience de l’exil des écrivains argentins et latino-américains197, et à tous les clichés
qui y sont associés, la Patagonie est sa contrepartie, puisqu’elle a un caractère mythique à
travers lequel l’Argentine se construit comme un pôle d’exotisme dans l’imaginaire
étranger.
Parallèlement, et du fait de la prise de distance territoriale mais aussi linguistique,
le séjour à Paris apparaît au narrateur comme une occasion privilégiée de mettre en
question le lien entre son histoire biographique et l’histoire argentine récente. En ce sens,
ce n’est pas une coïncidence si la métadiégèse se déroule entre Pringles – la ville de
196 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 175. 197 Pour une étude approfondie des écrivains latino-américains émigrés ou bien exilés à Paris, voir: J. Weiss, The lights of home. A century of latinoamerican writers in Paris, New York, Routledge, 2003.
84
l’enfance du narrateur mais aussi de Aira lui même – et la Patagonie – l’espace par
excellence de l’ « autoexotisme » argentin. En situant son roman entre Paris et la
Patagonie, Aira réussit à créer un lieu d’énonciation propice à l’émergence de la
« perspective extérieure » telle que nous l’avons analysée dans les chapitres précédentes.
La traduction face au désert référentiel « Ningún problema tan consustancial con las letras y con su modesto misterio como el que propone la traducción. Un olvido animado por la vanidad » J. L. Borges, « Las versiones homéricas198 »
Bien que nous ayons déjà abordé la question de la traduction à propos des enjeux
de l’exotisme chez Aira et Copi, nous souhaitons nous attarder ici sur la métaphore de la
traduction, en ce qu’elle permet de remettre en question le lien entre la culture argentine
et la culture européenne. La pertinence de cette problématique pour l’analyse de La
costurera y el viento tient à ce que ce roman relève d’une interrogation sur les liens entre
les deux cultures. En effet, le voyage à Paris est un motif récurrent dans la littérature
argentine : Juan Bautista Alberdi (1810-1884), Esteban Echeverría (1805-1851) ou
Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) sont des figures emblématiques de ce passage
d’une culture à l’autre. Le voyage à Paris nous permet de réfléchir à une double histoire
des rapports entre Argentine et Europe : celle du voyage romantique – dont Viajes de
Sarmiento constitue le modèle par excellence – et celle de l’exil.
Depuis la perspective du voyage romantique, l’arrivée de l’écrivain argentin à
Paris est conçue comme l’opportunité d’acquérir une visibilité. L’espagnol est, dans cette
approche, une langue qui aurait besoin d’une traduction – notamment au français – pour
légitimer son statut littéraire et devenir lisible dans le champ culturel dominant. Mais, si
le voyage de Sarmiento à Paris était lié à une quête de reconnaissance intellectuelle –
puisque comme le rappelle Sarlo, il aspire à faire traduire Facundo au français et à le voir
commenté dans la Revue des deux Mondes – ; les raisons du voyage à Paris de l’écrivain
narrateur de Aira sont moins évidentes.
198 J. L. Borges, « Las versiones homéricas » in Discusión, Buenos Aires, Emecé, Obras Completas, Vol. 1, 2001.
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Le roman de Aira prend comme point de départ le motif de l’écrivain argentin à
Paris lorsqu’il essaie d’écrire « un roman d’aventures successives, plein de prodiges et
d’inventions» qui se déroule en Patagonie. À mi-chemin entre le récit de voyages –lié au
voyage du narrateur à Paris mais aussi à l’histoire du voyage imaginaire en Patagonie – et
le récit de formation – le narrateur se propose de reconstruire la première expérience de
son enfance– ; il faut préciser l’importance du choix qui consiste à situer l’action
narrative en Patagonie. Nous pouvons donc nous interroger sur les raisons qui mènent le
narrateur à chercher les traces de sa mémoire perdue en Patagonie.
Par ailleurs, la quête de mémoire du narrateur entraîne la reconstruction d’un
espace doublement « vide ». La Patagonie est l’espace que l’on a vidé des indigènes dans
le processus de construction de l’État-Nation qui culmine avec « la Conquista del
desierto » [la conquête du désert] menée à bien par le Général Roca en 1879 ; mais elle
est aussi l’incarnation du vide référentiel à partir duquel les écrivains romantiques ont
fondé une littérature nationale199. La fondation de ce territoire s’appuie donc sur une série
de récits fictionnels écrits dans des langues différentes qui vont essayer de combler le
vide en constituant un corpus national. Ainsi, le caractère paradoxal de la Patagonie tient
à ce qu’elle se présente comme le lieu dans lequel il serait possible de construire
l’imaginaire national bien qu’elle reste un territoire qui, étant construit à partir d’un
mélange de langues, dépasse les frontières de la nation200.
Dans le roman de Aira, la Patagonie est l’espace imaginaire de la quête d’un
souvenir que le narrateur essaie de reconstruire dans un café parisien. Précisons, en ce
sens, que Aira écrit ce roman en même temps que son essai Nouvelles impressions du
Petit Maroc. Cet essai mène une réflexion sur le style et sur la traduction mais rend aussi
hommage à l’exotisme tel qu’il est conçu par Raymond Roussel201. En effet, comment
199 Pour un panorama plus large de la signification du « désert » dans la fondation de la tradition littéraire nationale, voir :; T. Halperin Donghi, Una nación para el desierto argentino (1982), Buenos Aires, Ed. de América Latina, 1997 ; B. Sarlo, « En el origen de la literatura argentia : Europa y el desierto » in Escritos sobre literatura argentina, Buenos Aires, Silo XXI, 2007 ; F. Rodríguez, Un desierto para la nación : la escritura del vacío, Buenos Aires, Eterna Cadencia, 2010. 200 Cette problématique est abordée par E. Livon-Grosman, Geografías imaginarias : el relato de viajes y la construcción del espacio patagónico, Buenos Aires, Beatriz Viterbo, 2003. 201 Aira souligne que « Roussel ha dado toda la vuelta al exotismo y transmuta en genuino saber literario el re-conocimiento en el que se cifra toda la miseria del exotismo, su pecado original » in « Exotismo », art. cit., p. 78.
86
pourrions-nous concevoir la relation des écrivains argentins avec Paris et avec la langue
française si ce n’est pas à la lumière d’une théorie de la traduction ?
Attardons-nous brièvement ici sur le rôle des « écrivains traducteurs » dans le
processus de fondation de la littérature nationale. Nous pouvons mentionner parmi ces
écrivains à Bartolomé Mitre (1821-1906), Mariano Moreno (1778-1811), Alberdi ou
Sarmiento. Ils sont à la fois les fondateurs de la littérature argentine et les « grands
hommes » de la patrie. Link distingue ainsi plusieurs étapes dans la caractérisation des
rapports entre les cultures argentine et européenne en termes de traduction. Après cette
première génération d’écrivains traducteurs, il y aurait une deuxième étape dans laquelle
« la littérature argentine écrite dans une autre langue retourne sous la forme de
traductions afin de produire des effets sur le champ littéraire national202 ». Il s’agit, en
effet, du cas de Copi mais aussi de celui de Witold Gombrowicz (1904-1969), ou de Puig
dans Sangre de amor correspondido. Suivant le raisonnement de l’auteur nous percevons,
enfin, une littérature argentine écrite dans une autre langue littéraire, celle de
Lamborghini ou de Rodolfo Walsh203.
Par ailleurs, la Patagonie semble jouer un rôle semblable à celui de l’Uruguay
dans L’Uruguayen de Copi. Comme le note Ricardo Gutiérrez-Mouat, la poétique de Aira
– et notamment le « cycle pampeano » – propose une nouvelle approche de l’exotisme
« non pas dans le sens de la représentation mais de la langue204 ». En effet, La costurera y
el viento inclut des citations et des effets qui révèlent la lecture de Idle days in
Patagonia205 ainsi que de celle d’Affoet in England de Hudson. Dans ce dernier ouvrage,
le narrateur raconte comment a-t-il trouvé refuge une journée de pluie et de vent chez une
202 D. Link, « Ein Berich für eine Akademie : violencia, escritura y representación en el Río de la Plata » (1973-1994), art. cit., p. 52. Notre traduction. 203 Rodolfo Walsh (1927-1977) est un écrivain, journaliste, traducteur et dramaturge argentin disparu pendant la dictature militaire. Operación masacre et ¿Quién mató a Rosendo? sont deux de ces ouvrages les plus célèbres. 204 R. Gutiérrez-Mouat, « Proyección de Hudson en la narrativa argentina contemporánea : el caso Aira » in Entre Borges y Conrad : estética y territorio en William Henry Hudson, Frankfurt, Vervuert, 2012, p. 327. Notre traduction. 205 W.H. Hudson, Idle days in Patagonia, London, Chapman and Hall, 1893. L’ensemble des citations provient de cette édition. Notre traduction.
87
couturière qui aimait tellement son fils que « she was always hunted by the fear of losing
him… 206» [« elle était toujours hantée par la peur de le perdre… »]. Précisons que le roman de Aira pose comme intertexte non seulement ces deux
ouvrages de Hudson mais aussi The Voyage of the Beagle207 de Darwin. La question qui
semble revenir dans les trois textes est la suivante : comment-est-il possible de garder des
souvenirs d’un endroit qui n’est rien ?
Dans l’œuvre de Hudson, le naturaliste échoué par accident en Patagonie reprend
les mots de Darwin pour essayer d’expliquer le phénomène du souvenir vif des journées
vécues en Patagonie : Why, then, and the case is not peculiar to myself, have these arid wastes taken so firm and hold on my memory ? […] I can scarcely analyse these feelings : but it must be partly owing to the free scope given to the imagination [« Pourquoi, alors, et je ne suis pas le seul dans ce cas, ces déserts arides se sont-ils ancrés si profondément dans ma mémoire? […] Je peux difficilement analyser ces sentiments: mais cela doit être en partie lié au champ libre donné à l’imagination »]208.
Le narrateur de Hudson décrit ensuite le parallélisme avec la sensation qu’il
éprouve lui-même : If the plains of Patagonia affect a person in this way, even in a much less degree than in my case, it is not strange that they impress themselves so vividly on the mind, and remain fresh in memory, and return frequently [« Si les plaines de Patagonie affectent une personne de cette façon, même à un degré moindre qu’elles ne l’ont fait pour moi, il n’est pas étonnant qu’elle s’impriment si fortement dans l’esprit et demeurent fraîches dans ma mémoire, et y reviennent fréquemment »]209.
Tandis que « La Pampa » est le lieu privilégié par les écrivains argentins pour
rendre compte de toute une tradition de représentations du Río de la Plata – Borges
206 W. H. Hudson, Affoet in England, New York, Alfred A Knopf, 1922, p. 55. Cité par Gutiérrez-Mouat, art. cit., p. 327. 207 Ch. Darwin, The Voyage of the Beagle : Journal of Researches into the Natural History and Geology of the Contries Visited During the Voyage of H.M.S. Beagle Round the World (1839), New York, The modern library, 2001. 208 « Pourquoi, alors, et je ne suis pas le seul dans ce cas, ces déserts arides se sont-ils ancrés si profondément dans ma mémoire? (…) Je peux difficilement analyser ces sentiments: mais cela doit être en partie lié au champ libre donné à l’imagination ». W. H. Hudson, Idle days in Patagonia, op. cit., p. 207. Pour la citation complète voir: Ch. Darwin, The Voyage of the Beagle, op. cit., p. 450. Notre traduction.
209 « Si les plaines de Patagonie affectent une personne de cette façon, même à un degré moindre qu’elles ne l’ont fait pour moi, il n’est pas étonnant qu’elle s’impriment si fortement dans l’esprit et demeurent fraîches dans ma mémoire, et y reviennent fréquemment ». Ibid, p. 222. Notre traduction.
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soulignait le rôle de la Pampa dans Martín Fierro de José Hernández mais aussi celui de
l’Uruguay de Hudson 210 –, la Patagonie apparaît comme un territoire vierge de
représentations littéraires. Cette image de la Patagonie comme un désert référentiel
émerge de manière explicite dans la conversation entre Borges et Théroux à propos de
Idle days in Patagonia : ‘The trouble with Hudson was that he lied all the time. That book [Idle days in Patagonia] is full of lies. But he believed his lies and soon he couldn’t tell the différence between what was truth and what was false’. Borges thought a moment, then said, ‘There is nothing in Patagonia. It’s not the Sahara, but it’s as close as you can get to it in Argentina. No, there is nothing in Patagonia’ [‘ Le problème avec Hudson, c’est qu’il mentait tout le temps. Ce livre [Idle days in Patagonia] est bourré de mensonges. Mais il croyait à ses mensonges, et très vite, il ne pouvait plus faire la différence entre le vrai et le faux.’ Borges a réfléchi pendant un moment, puis a dit: ‘Il n’y a rien en Patagonie. Ce n’est pas le Sahara, mais c’est ce qui s’en rapproche le plus en Argentine. Non, il n’y a rien en Patagonie.]211.
Dans le cadre de ces réflexions, la seule manière de produire un récit sur la
Patagonie serait de créer des faux souvenirs et, ensuite, de se persuader soi-même qu’ils
font partie de notre mémoire, comme l’a fait Hudson, d’après Borges.
Aira semble prolonger l’interrogation commune à Hudson, Darwin et Borges.
Nous reformulerons donc la question qui nous paraît être au fondement du roman de
Aira : Est-il encore possible de trouver dans les récits des voyageurs européens en
Patagonie – récits généralement considérés comme initiateurs de la littérature nationale –
une productivité littéraire ? Dans le roman de Aira, la réponse à cette problématique
entraîne la transformation de l’oisiveté du naturaliste anglais de Hudson en celle du
touriste argentin à Paris et, en même temps, un détour par le récit d’aventures.
Par ailleurs, le voyage en Patagonie permet de saisir une expérience particulière
du temps. Le narrateur souligne que « l’instant, qui est partout sec et figé comme un clic,
est en Patagonie fluide, mystérieux, romanesque » (p. 72). La Patagonie apparaît ainsi
chez Aira comme l’espace propice pour aborder les mythes et les motifs de la tradition
210 Cf. J. L. Borges, « La Pampa y el suburbio son Dioses » et « La tierra Cárdena » in El tamaño de mi esperanza, op. cit. 211 « Le problème avec Hudson, c’est qu’il mentait tout le temps. Ce libre [Idle days in Patagonia] est bourré de mensonges. Mais il croyait à ses mensonges, et très vite, il ne pouvait plus faire la différence entre le vrai et le faux.’ Borges a réfléchi pendant un momento, puis a dit: ‘Il n’y a rien en Patagonie. Ce n’est pas le Sahara, mais c’est ce qui s’en rapproche le plus en Argentine. Non, il n’y a rien en Patagonie’ ». P. Théroux, The old Patagonian express, Boston, Houghton, 1979, p. 377. Notre traduction.
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littéraire argentine à partir d’une perspective oblique. En effet, ni familial ni étranger, ce
changement du point de vue nous rappelle la décision du narrateur de L’Uruguayen de
Copi: faire « comme si » il était uruguayen.
Étant, en même temps, des lieux métaphoriques de ce qui est propre et de ce qui
est étranger, Paris et la Patagonie constituent les espaces idéaux pour parler de
l’expérience de la perte, du déracinement et de la disparition, notamment pour une
génération d’écrivains qui revendique l’oubli fécond de la tradition littéraire et
l’autonomie de la littérature par rapport à l’Histoire.
Cependant, tandis que Paris reste associé à la quête de cette « miniature de
lumière » qu’est le souvenir, la Patagonie se profile comme un paysage propice aux
transformations imperceptibles de l’oubli et l’imagination. La Patagonie devient ainsi un
emblème de l’idéalisation de l’Argentine : Les cieux de Patagonie sont toujours limpides. Ici se réunissent les vents, dans une grande fête de transformations invisibles. C’est comme dire qu’ici tout arrive, et le reste du monde se dissout dans le lointain, inopérant, la Chine, la Pologne, l’Egypte… […] Il ne reste que cet espace radieux, l’Argentine, belle comme un paradis (p. 31. C’est nous qui soulignons).
Cette image de paisible perfection ne tarde à s’évanouir, le roman se transformant
en un catalogue de toutes les peurs imaginaires du narrateur et des personnages. En effet,
la phrase qui apparaît comme un leitmotiv du roman : « Jours d’oisiveté en Patagonie »
contraste avec la brutale montée de violence dans le roman: les corps blessés du
chauffeur du taxi et de Delia tournent dans l’air et sont emportés par le Vent après la
collision de leur voiture ; une femme, Silvia Balero, partie pour retrouver sa robe de
mariée – que Delia avait emportée avec elle pour l’achever pendant le voyage – est violée
et kidnappée par un monstre réel – le personnage de « El Chiquito » qu’on suspecte
d’avoir enlevé le fils de Delia dans son camion – ; le Vent se bat contre le « Monstre »
afin de protéger Delia.
Nous l’avons vu, Aira méprise la littérature « sérieuse » qui se sert de l’histoire
argentine récente et de la violence de la dictature. Pour lui, le croisement entre Histoire et
fiction entraîne une nouvelle conception du réalisme. Il s’agit d’un réalisme qui aspire à
la création d’un présent absolu et à l’expérience du simultané. Le caractère novateur de
ce roman tient à ce que Aira y reprend des motifs « graves » et significatifs de la
90
littérature de l’après dictature – les souvenirs et les fils disparus, les robes de mariées qui
disparaissent, les corps mutilés à côte du chemin, les violations, la prophétie réalisée de la
naissance de l’enfant monstrueux – pour les soumettre à un processus de transfiguration
lié à l’oubli.
Pour revenir à l’analyse du texte, précisons qu’il commence par l’explication du
désir du narrateur d’écrire un roman dont il ne connaît que le titre. Le narrateur nous
apprend ensuite qu’il a oublié les détails de l’anecdote qu’il voulait nous raconter puisque
c’était une histoire qu’il aurait entrevue la veille, alors qu’il était moitié éveillé et moitié
endormi. De même que dans Madre e hijo, la métaphore du « tissu » et la figure de la
couturière se présentent comme des motifs qui permettent d’interroger la tâche de
l’écrivain et de formuler une théorie de la littérature à partir d’une dynamique particulière
entre mémoire et oubli : Malgré tout, l’oubli n’est pas complet ; demeure un petit reste vague, dans lequel j’ai l’illusion qu’il y a une pointe sur laquelle je pourrais tirer et tirer… bien qu’ensuite, pour filer la métaphore, en tirant sur ce fil je finirais pas effacer l’image de la broderie, et ne demeurerait entre mes doigts qu’un fil blanc qui ne signifierait rien (p. 8).
Le narrateur se méfie de la mémoire en ce qu’elle peut entraver l’imagination. Il
observe que la tâche de récupération de cet oubli impersonnel et multiple lui permettrait
de saisir une « sensation pure ». Dans cette perspective, l’écrivain ne doit pas mener une
quête du souvenir mais une quête d’oubli: S’emparer de l’oubli, c’est un peu moins qu’un geste, mais ce serait un geste conforme à ma théorie de la littérature, du moins avec mon mépris pour la mémoire comme outil de l’écrivain (p. 9).
Or, l’oubli permet le développement d’une théorie de la littérature qui s’appuie
sur le refus de la mémoire comme outil de l’écriture fictionnelle. Ainsi, l’écrivain n’a
qu’à chercher cet oubli fondateur dans sa propre expérience personnelle puisque, comme
il l’explique, « Ma première expérience, le premier des événements qui ont laissé une
trace, fut une disparition » (p. 13. C’est nous qui soulignons).
Ce roman présente le caractère paradoxal d’une telle entreprise : la reconstruction
par le récit de cette première expérience fondée sur un oubli serait également un moyen
de faire disparaître les expériences personnelles du narrateur. Il souligne ainsi: « Si j’ai
écrit, ce fut pour interposer l’oubli entre ma vie et moi » (p. 11). Cette conception de
l’écriture comme pratique ayant pour but de saisir l’oubli davantage que la mémoire,
91
avait déjà été revendiquée par Aira lors de son entretien avec Speranza : « Écrire, c’est
plutôt essayer de dissoudre les expériences personnelles, en toute rigueur, pas de les vivre
ou de les avoir vécues212 ».
Or, la reconstruction de cette première expérience est liée à un processus de
réinvention de la mémoire du narrateur qui, dans un café parisien, essaie d’écrire un
roman sur un voyage imaginaire en Patagonie. La costurera y el viento ne reproduit donc
pas le modèle du récit de voyage classique mais, bien au contraire, l’arrivée en France
entraîne la décision de ne jamais voyager à nouveau. Dans une citation intra-textuelle, le
narrateur note qu’il a voyagé uniquement deux fois dans sa vie – il fait allusion au voyage
en Pologne de son roman El llanto et à ce voyage à Paris – de peur d’avoir des aventures
à raconter plus tard sous la forme des souvenirs. En ce sens, le déplacement dans l’espace
– de Buenos Aires à Paris mais aussi de Pringles vers la Patagonie –met en évidence
l’instabilité de l’identité du narrateur. Le symptôme de cette altération de son identité est,
à nouveau, l’impossibilité de se rappeler ce que comporte la substitution de la mémoire
par l’imagination.
De la même manière que dans Cómo me hice monja ou El tilo, l’oubli permet
l’émergence d’une mémoire parfaite en ce qu’il oblitère les repères temporels et l’ordre
chronologique du récit pour aboutir à un effet de simultanéité. En effet, la puissance de
l’oubli nous amène vers un univers hors du temps. Comme l’explique le narrateur, grâce
à l’oubli, l’horizon temporel de la narration remplace la logique de la succession par celle
de la simultanéité. Le narrateur décide ainsi de s’approprier ce défaut de la mémoire
comme une technique d’écriture : C’est un vertige ; les faits ne se succèdent plus directement ; ils se produisent simultanément. C’est la technique idéale pour se débarrasser de la mémoire, pour faire de tout souvenir un anachronisme. A partir de mon lapsus, tout a commencé à arriver en même temps (p. 16).
En ce qui concerne la technique narrative mise en œuvre pour la rédaction du
roman, l’auteur précisait dans l’interview avec Speranza, que l’idée à la base du roman
était le désir de se limiter à un programme d’écriture qui lui permettrait de saisir
l’ « invention absolue213 ». Le narrateur explique son désir d’écrire un roman dont les
212 G. Speranza, Primera persona, op.cit., p. 224. 213 Ibid.
92
événements « seraient une pure invention de mon âme […] Mais ils ne le sont pas du
tout, ni pourraient l’être, parce que la réalité, ou le passé, les contamine » (p. 11).
Par ailleurs, le refus de la mémoire et la transformation du souvenir en
anachronisme se reflète dans la méthode d’écriture par l’augmentation progressive de la
vitesse narrative. Nous trouvons ici un point de rapprochement essentiel entre les
poétiques de Aira et de Copi. Comme nous l’avons souligné dans notre analyse de
L’Uruguayen, l’accélération du rythme du récit coïncide avec une série de
transformations qui entraînent l’effacement des limites entre diégèse et métadiégèse. Pron
note que, chez Copi comme chez Aira, l’impression de vitesse effrénée véhiculée par
leurs œuvres est le corrélat de l’utilisation de procédés propres aux « récits
paradoxaux214 ». Cette succession délirante d’événements sans aucun type de logique
causale ne ferait donc qu’accroître l’incertitude sur l’ « ordre ontologique » du monde
raconté215.
Pour revenir à l’analyse du roman précisons que, á partir du moment où les
personnages abandonnent le village de Pringles pour se rendre aux confins de la
Patagonie, le récit – qui avait postulé au départ le réalisme comme principe articulateur
des actions racontées – vire vers le « collage » surréaliste. Le point culminant dans ce
détour vers le collage est le personnage bricoleur de Ramón Siffoni, que le narrateur
compare à Raymond Roussel, qui construit un moyen de transport avec les fossiles d’un
tatou et les restes du Chrysler dans lequel sa femme voyageait avant la collision : Il fit un bricolage brillant ; il mit le moteur devant, fixé par des agrafes, le réservoir d’essence, le ventilateur, et caetera. Les poulies, les paliers, les les roues […] Malin. C’est plus facile de le raconter que de le faire, mais dans son cas ce fut très facile (p. 52)
Ce bricolage de Siffoni nous fait penser à la tâche du narrateur-écrivain qui
consiste à rassembler des morceaux décousus qui vont acquérir une impression d’unité
grâce au procédé de la « fuite en avant ». Cependant, le narrateur souligne les difficultés
d’une démarche scripturale qui vise à transcrire l’invention absolue: J’aimerais que tous les éléments dispersés de la fable se réunissent à la fin, dans un tableau magistral. Sauf que peut-être qu’il ne faudrait pas travailler pour y arriver, et dans ce cas mes efforts seraient vains. Ou du moins… cela aurait du être mieux pensé… Au lieu de me mettre à écrire… sur la
214 Cette notion a été abordée dans le premier chapitre de ce mémoire. 215 P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit., pp. 191-192.
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couturière et le vent… avec cette idée d’aventure, de succession… je ne dis pas que je renonce à la succession qui fait l’aventure… mais m’imaginer d’avance tout ce qui se passe successivement, jusqu’à avoir le roman entier dans ma tête, et ensuite seulement… Ou même pas (p. 122)
À travers des procédés de coupure, de montage, d’assemblage et de juxtaposition,
la technique du collage rend compte chez Aira de la reconfiguration du réel qu’entraîne
l’écriture romanesque. Tout en brisant l’effet de totalité, le collage semble être la
technique qui s’adapte le mieux à la suite de transformations du roman. Le lecteur réussit
ainsi à percevoir la pluralité des univers fictionnels qui se déploient de manière
simultanée dans l’œuvre.
Par ailleurs, les personnages du roman – la couturière, le Vent mais aussi le
« Monstre » – se comportent aussi comme des alter ego du narrateur amnésique. Ce
dédoublement tient à ce que ces personnages sont eux-mêmes des incarnations de la
puissance de transformation et de changement que nous avons attribué à l’oubli. Le
personnage de la couturière, Delia Siffoni, personnifie ainsi le principe de simultanéité
qui régit la technique de composition du roman. Même ses clientes doivent se résigner au
fait que, chez Delia, il n’y a pas de place pour le « changement d’idées » puisque les
vêtements sont déjà finis avant qu’elles ne puissent les essayer. Pour ce qui est du
narrateur, la disparition de son ami d’enfance entraîne une sensation particulière : C’était comme si un vent me serrait de tous les côtés à la fois. […] J’eus l’impression, qui m’était familière, de courir désespérément pour fuir un danger, une horreur… le monstre caché que j’étais alors moi-même (p. 14. C’est nous qui soulignons).
Précisons en ce sens que l’impression qu’a le narrateur de devenir un monstre est
liée à une expérience du temps passé, expérience essentielle pour comprendre pourquoi il
est devenu écrivain. Après la disparition d’Omar, le narrateur souligne : « Je me sentais
coupable du temps perdu, dont je comprenais pour la première fois qu’il était
irrécupérable » (p. 14). La quête de cet instant irrécupérable sera dès lors associée à la
tâche de l’écrivain et la lecture politique que nous aurions pu faire de la disparition du fils
est empêchée. En effet, la disparition du fils n’est qu’une sorte de prélude à la légende de
la naissance du « Monstre », une des légendes de la Patagonie : Il y a une légende qui dit qu’un jour va naître, dans un hôtel thermal de la région, un enfant doté du pouvoir de tout transformer, un être qui sera la capsule de tous les vents du monde, le moule du vent, si mauvais que c’en sera effrayant (p. 98).
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Le « Monstre » est à la fois la version la plus parfaite de l’oubli et le corrélat de la
figure du narrateur. Il représente lui-même toutes les transformations possibles, c’est-à-
dire : l’irreprésentable et l’indicible. Il incarne en conséquence la valeur de transgression
qui est le but de la littérature. En ce sens, la légende de la naissance du Monstre doit être
considérée à la lumière du programme narratif de Aira. Face à la perception de
l’Argentine comme un vrai « désert » référentiel que les écrivains argentins éprouvent à
partir des années 1990, le projet littéraire de Aira implique une recréation des mythes
nationaux qui permet de remettre en question la constitution de la traditions littéraire
argentine.
L‘oubli est une organisation de la mémoire « Je cherche l’oubli dans une folie d’art » Aira, La costurera y el viento
Bien que cela ne soit pas explicitement précisé dans le texte, les allusions à la
mémoire perdue et à l’enfant disparu évoquent les échos des débats sur la « Generación
perdida » [« génération perdue »] qui ont eu lieu pendant la période qui va de 1988
jusqu’à 1991. Ces débats ont mis en lumière le parallélisme entre le rôle et la fonction
sociale de la « génération intermédiaire » – les écrivains et intellectuels nés dans les
années 1950 – et celle de la génération de 1969-1971. Roland Spiller souligne qu’il s’agit
d’époques (1988-1991 ; 1969-1971) qui ont encouragé le débat sur la fonction de
l’intellectuel dans la société.
Or, nous ne pouvons pas saisir le geste profondément politique qui se cache
derrière ce mépris de la représentation réaliste de l’Histoire si ce n’est en le reliant à la
revendication de l’oubli qui est un des traits caractéristiques de la littérature argentine
depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990216. Soulignons en ce sens le
caractère programmatique des idées que Héctor Schmucler expose dans son compte
rendu du roman La novela de Perón de Tomás Eloy Martínez paru dans Babel en 1989.
L’article s’intitule « La única verdad es el relato » et Schmucler y décrit la tension entre
216 Pour un panorama plus large de l’opposition entre la littérature du Río de la Plata pendant les années 1970 et 1980, voir : D. Link : « Ein Berich für eine Akademie : violencia, escritura y representación en el Río de la Plata » (1973-1994), in R. Spiller (ed.), Culturas del Río de la Plata (1973-1995), Frankfurt am Main, Vervuert Verlag, 1995, pp. 51- 68.
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Histoire et littérature comme un des enjeux centraux auxquels les écrivains de sa
génération doivent faire face : Les Argentins donnent en permanence l’impression d’un naufrage, et en même temps, l’oubli s’acharne avec une rigueur particulière. Il est impossible de se souvenir – d’accumuler dans son cœur – les catastrophes quotidiennes et de continuer à vivre sans devenir fou, ou du moins, sans éprouver une sensation de ridicule insupportable. L’oubli nous sauve du ridicule217.
Si nous percevons durant cette période une volonté d’agir contre l’image frivole
donnée par les médias à ce groupe d’écrivains, l’attitude de Aira mérite d’être analysée
plus en détail. En effet, il construit son « mythe » d’écrivain autour de cette image
frivole, revendiquant le caractère ludique d’une littérature qui n’aspire qu’à raconter des
histoires.
Par ailleurs, nous souhaitons souligner les implications que le motif de la
« disparition » entraîne dans le cadre de la littérature argentine de l’après-dictature.
Chitarroni propose une distinction entre une littérature qui, selon lui, fait une sorte de
« pornographie de la disparition » et une autre qui, comme celle de Aira, cherche des
stratégies narratives pour aborder ce sujet de manière oblique. Il affirme : Nous le savons : en Argentine, les corps furent agrégés, mutilés, corrompus, et surtout on les occulta, on les fit disparaître. Il y a eu dans les années soixante-dix et quatre-vingt des textes qui ont permis de se donner bonne conscience en parlant, en papotant de ces choses ineffables […] Je crois que dans nos romans, les corps sont élidés, flous, introuvables. Ce sont des corps qui affrontent l’errance ou l’impuissance, ou qui disparaissent derrière leurs mots, des corps toujours lointains. Et il est probable que cela n’ait pas été volontaire, mais que cela nous soit simplement arrivé. Ou pas. Je ne sais pas218.
Nous considérons ainsi que, chez Aira, les « fictions d’origine » – celles qui
cherchent dans l’enfance, voire dans l’adolescence, les clés pouvant servir de pont entre
le passé et le présent du narrateur – prennent pour point de départ une imbrication entre
l’histoire familiale et l’histoire politique.
De même, le rôle fécond de l’oubli comme matrice fictionnelle se reflète dans la
place marginale que l’écrivain attribue à l’Histoire dans sa littérature. Comme Aira le
souligne dans son article « El último escritor » : 217 H. Schmucler, « La única verdad es el relato » in Babel, n° 9, année 1989, p. 28. Notre traduction. C’est nous qui soulignons. 218 L. Chitarroni, « Nuevos avances y retrocesos de la nueva novela argentina en lo que va del mes de abril » art. cit, p. 45. C’est nous qui soulignons.
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[…] Moi, pour ma part, je fais une interprétation désengagée de l’Histoire. Chez moi, il y a à la fois une acceptation de l’Histoire et une sortie de l’Histoire. L’accepter, pour la fuir ; comme si ces deux gestes étaient mutuellement nécessaires ; en ‘historisant’ ma vie, je la sors de l’Histoire ; ou, au contraire : ce n’est qu’en me soustrayant de l’Histoire que je peux reconnaître pleinement son existence et sa dynamique 219.
Tout en s’interrogeant sur les mécanismes qui interviennent dans l’ « invention »
d’une mémoire, l’auteur semble douter de la possibilité de construire un récit rétrospectif
de la disparition. En effet, vers la fin du roman, la disparition même d’Omar est
contestée : son père semble convaincu qu’il les attend chez les parents de Aira et que
c’est Aira lui-même qui s’est perdu et non pas Omar. Pour sa part, le narrateur signale
qu’il est absurde que ce ne soit pas le fils qui se soit perdu mais ses parents, comme il se
trouve lui-même perdu dans un café de la Place de Clichy, n’arrivant pas à trouver une
bonne ligne de continuation qui lui permette de finir son roman.
Soulignons, enfin, que l’impossibilité de concilier les « Jours d’oisiveté en
Patagonie » et les « Jours de touriste à Paris » relève de la conception du romanesque que
nous avons analysée auparavant. Chez Aira, la littérature finit toujours par envahir la vie.
Elle conduit le lecteur vers ce que l’auteur appelle la « réalité-réelle » : une réalité
enrichie par l’imbrication entre le réel et le romanesque. Plus encore, la littérature de Aira
tend à troubler les conditions qui règlent le contrat de lecture fictionnel, c’est-à-dire le
système d’attentes mutuelles qui lie l’auteur et le lecteur.
Dans une marque caractéristique du style de Aira, la montée de la vitesse
narrative et la prolifération des histoires au-delà de l’intrigue centrale du roman
aboutissent vers la fin du roman à l’ « abandon de l’intrigue narrative »220. Cette
renonciation à suivre l’ordre logique et causal des événements s’oppose à l’idée
d’intrigue comme totalité stable et close mais aussi à celle de fin ouverte.
219 C. Aira, « El último escritor », art. cit.. 220 La problématique de l’abandon de la trame narrative vers la fin de tous ses ouvrages est analysée de manière différente par les divers critiques de Aira. Nous soulignons parmi les lectures qui ont guidé notre réflexion celle de Contreras qui perçoit dans cette perte d’intérêt pour la trame une des marques le plus manifestes de sa poétique de « retour au récit ». S’opposant à cette lecture, Sarlo interprète l’abandon de la trame narrative comme un symptôme contemporain de la fatigue de la fiction. Cf. B. Sarlo, « La novela después de la historia. Sujetos y tecnologías » in Escritos sobre literatura argentina, op. cit.
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Comme dans L’Uruguayen, l’intrigue centrale de l’œuvre est liée à une intrigue
secondaire, celle des difficultés du narrateur à reprendre le controle de l’œuvre221.
L’abandon de l’intrigue narrative est lié à une épiphanie finale qui amène le narrateur à
trouver la solution formelle que le roman exigerait de lui; dans le cas présent, le détour
vers le « collage » surréaliste. Cette « reconquête » du récit par le narrateur coïncide avec
le devenir simultané des deux espaces et des deux temporalités propres à chaque niveau
diégétique : Patagonie et Paris, l’histoire de la couturière et celle de l’écrivain222.
Insistons enfin sur le fait que La costurera y el viento est la concrétisation de la
« poétique de l’oubli » que nous avons analysée comme étant le fondement de la poétique
du récit de Aira. Dans ce roman, comme dans Madre e hijo ou Cumpleaños, l’anecdote
qui sert de point de départ au récit se construit selon la logique de l’anachronisme : ce
déphasage temporel favorise la logique de transformation qui structure le roman. Comme
nous l’avons vu dans Copi, « l’oubli est l’impératif de continuation » et donc l’élément
essentiel du programme d’écriture de ces deux écrivains.
221 Il s’agit d’une problématique récurrente dans l’œuvre de Aira mais aussi en celle de Copi. Pour une analyse plus détaillée de ce phénomène voir : P. Pron, Aquí me río de las modas, op. cit., pp. 190-194 ; S. Contreras, « Las velocidades relativas » in Las vueltas de César Aira, op. cit., pp. 195-207. 222 Dans l’étude déjà citée, Pron décrit ce procédé comme une « syllepse verticale de la structure ontologique de l’univers fictionnel » selon laquelle les structures ontologiques des univers fictionnels racontés se mélangent. Ibid. p. 191.
99
La mémoire de l’oubli
« Pays sans mythes fondateurs, sans passé dont il pourrait se souvenir, sans endroit où retourner, qui construit en permanence sa réalité » Héctor Schmucler, « La única verdad es el relato223 »
Essayer de condenser les usages de l’Histoire, de la mémoire et de l’oubli qui ont
caractérisé le passage entre la littérature argentine des années 1970 et celle des années
1980 et 1990 est une entreprise qui semble dépasser toute tentative d’esquisse d’un bilan
définitif. Si la fin des années 1970 en Europe peut être vue comme une époque marquée
par la passion du passé mais aussi par le « devoir de mémoire224 », la spécificité du cas
argentin nous a amené à privilégier les stratégies littéraires qui s’attachaient à l’oubli
plutôt qu’à la mémoire.
A partir de la fin des années 1980 et jusqu’à la fin des années 1990, la question
des usages littéraires de la mémoire et du passé créée une nouvelle division dans le
champ littéraire argentin. Contestant la « politique d’oubli » et de silence imposée par le
discours officiel, les organisations de défense des droits de l’Homme entreprennent
plusieurs démarches mémorialistes. Pendant cette époque, la littérature argentine a
exploré diverses voies pour aborder l’histoire récente. La question à laquelle ces
entreprises littéraires voulaient apporter une réponse était : comment la fiction comprend-
t-elle l’Histoire ? À la lumière de cette interrogation, certains écrivains, notamment ceux
qui étaient liés à la revue Babel, ont affirmé la possibilité d’utiliser l’Histoire comme
point de départ de la fiction, sans pour autant y chercher des clés interprétatives pour
comprendre le présent.
Ces écritures s’opposent également à celles qui, à partir de la deuxième moitié des
années 1990 et le début des années 2000, proposent une nouvelle narration de la mémoire
de l’horreur de la dernière dictature – par exemple, les romans : Villa (1995) et Ni muerto
has perdido tu nombre (2003) de Luis Gusmán ; Nadie alzaba la voz (1994) de Paula
Varsavsky ; Las islas (1998) et El secreto de las voces (2002) de Carlos Gamerro ; Los
223 H. Schmucler, « La única verdad es el relato », art. cit. 224 A. Wieviorka, L’ère du témoin, op. cit., p. 160.
100
planetas (1999) de Sergio Chejfec; La experiencia sensible (2001) de Fogwill et Dos
veces junio (2002) de Martín Kohan225.
Notre étude s’est donc articulée autour d’une interrogation sur le rapport entre
mémoire et écriture. Soulignant la fidélité au passé dont se prévaut la mémoire, Le Goff
comme Ricœur ont souligné son rôle comme matrice d’Histoire. Cependant, bien que la
mémoire soit en général considérée comme un corollaire de l’écriture, l’analyse des
œuvres de Copi et César Aira a mis en lumière le caractère créateur de l’oubli : il serait
lui-même une forme d’organisation de la mémoire. La tâche de l’écrivain consisterait
ainsi à enregistrer l’oubli et à en faire l’objet de son écriture. La volonté qui se trouve
donc au cœur de leurs ouvrages est d’aboutir à une maîtrise de l’oubli : l’écrivain écrit sur
l’absence de mémoire et, en même temps, son écriture se présente comme un art
éphémère.
Dans le champ culturel argentin de l’époque, le caractère innovateur de la
« poétique de l’oubli » de Copi et de Aira a été pourtant oblitéré. Suivant le raisonnement
de Pierre Bourdieu, Chartier souligne la nécessité d’interroger les conditions de
possibilité de la lecture, mais aussi « les conditions sociales de production des
lectores226 ». En effet, le choix d’une problématique d’étude ne peut pas se dégager des
conditions spécifiques de réception des textes. Ces conditions dépendent de l’horizon de
lecture du critique, déterminé par la configuration du champ intellectuel dans lequel il
s’inscrit, mais aussi par les attentes du lecteur. Il n’est en ce sens pas étonnant que la
l’originalité de cette prise de position de Copi et Aira envers l’oubli n’ait pas pu être
mesurée dans le cadre des débats littéraires de l’époque.
Souvent considérées comme frivoles, apolitiques ou dépourvues de toute valeur
littéraire, leurs œuvres ont été l’objet de mépris ou bien d’indifférence. À rebours de ces
lectures, notre étude s’inscrit dans le cadre d’une démarche critique plus large visant le
repositionnement de l’œuvre de Copi dans le canon littéraire argentin, mais aussi sa
225 Pour une analyse plus détaillée sur la littérature argentine des années 1990, voir : S. Saítta, « La narrativa argentina entre la innovación y el mercado (1983-2003) » in M. Novaro et V. Palermo (comps.), La república y su sombra, Buenos Aires, Edhasa, 2004. Cité par: V. Sager, « Reflexiones para una historia de la narrativa argentina de los años 1990 » in Camou; Tortti; Viguera (comps.), La argentina democrática : los años y los libros, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2007, p. 89. 226 R. Chartier, Au bord de la falaise, op. cit., p. 324.
101
productivité pour une génération d’écrivains qui, comme Aira, essaient d’explorer de
nouveaux chemins littéraires.
Nous assistons au même moment à une évolution du débat sur le rapport entre
mémoire et écriture. Prenant position contre les écrivains qui seraient des défenseurs à
outrance de la mémoire, nous avons identifié une « génération intermédiaire » de
romanciers qui va proposer des usages féconds de l’oubli pour aborder l’Histoire et
réfléchir sur le présent. S’opposant aux discours qui fixent le sens et construisent des
stéréotypes identitaires, cette littérature s’articule autour d’une tentative d’effondrement
du sens unique227. La puissance politique de leurs textes réside donc dans la volonté
d’évacuer les significations tout en s’interrogeant sur le type d’accès au réel qu’autorise
la fiction.
À la lumière de ces débats, nous avons essayé de rendre compte du rôle
déterminant de l’oubli dans les poétiques de Copi et de Aira, mais également dans la
production de toute une génération d’écrivains qui commence à publier vers la fin des
années 1980. Les insérant donc dans le champ plus large des écrivains qui se révoltent
contre la littérature politiquement engagée des années 1970, nous avons tenté de cerner
les stratégies littéraires à travers lesquelles Copi et Aira créent une poétique de l’oubli
dont ils font un exercice de lecture de la tradition littéraire argentine.
Le premier chapitre de ce mémoire a été ainsi consacré à l’analyse de Copi, de
Nouvelles impressions du Petit Maroc – deux essais parus en 1991 – et de plusieurs
interviews données par Copi, afin d’analyser le rôle de l’oubli et la construction d’une
« perspective extérieure » dans leurs œuvres. Notre analyse a également porté sur la place
de ces deux écrivains parmi les représentants les plus éminents de ce que Delgado228 a
appelé les « poétiques anti-représentatives » qui ont bouleversé le canon littéraire
argentin.
De surcroît, nous nous sommes concentrés dans ce chapitre sur la spécificité de
l’expérience du temps que chaque domaine artistique permet de transcrire. Dans Copi, 227 Cf. L. Rodriguez Carranza, « Las destrucciones de Babel » in América n°15-16 sur « Le discours des revues latino-américaines de 1970 à 1990 », Cahiers du CRICCAL, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1992. Notre traduction. 228 V. Delgado, « Las poéticas antirrepresentativas en la narrativa argentina de las dos últimas décadas », art. cit.
102
Aira souligne qu’un des traits communs de leurs programmes d’écriture est la volonté de
traduire la vitesse propre au « temps réel » dans l’écriture du roman. Chez Copi, ce
« temps réel » se rapproche de celui du théâtre, ou bien des bandes dessinées, les deux
autres pratiques artistiques auxquelles l’auteur s’est consacré avant de se livrer à
l’écriture littéraire. Dans le cas de Aira, les procédés du « continuel » et de « la fuite en
avant » relèvent d’une volonté d’incorporer au roman des stratégies narratives propres
aux médias de la culture de masse comme la radio, les feuilletons télévisés ou les jeux-
vidéo. L’écriture devient donc pour les deux écrivains un outil de création du présent.
C’est précisément à propos de cet idéal de capture d’une vitesse et d’une
expérience du temps particulière que l’oubli joue un rôle essentiel dans la poétique de ces
deux écrivains. L’amnésie des narrateurs permet en effet de rendre simultané ce qui ne
l’est pas. Nous assistons ainsi à une forme d’annulation des repères temporels qui
rappelle l’expérience du temps que Hartog a baptisée « Présentisme229 » ; la mémoire se
présentant sous la forme d’un « déjà-vu » du présent. Pour ce qui est de l’action narrative,
l’oubli permet l’ouverture virtuellement infinie des mondes possibles à l’intérieur des
récits.
Parallèlement, l’analyse des programmes d’écriture de Copi et de Aira a été
abordée à partir de leur volonté de créer de nouveaux « pactes de lecture ». Or, un projet
d’écriture fondé sur les principes du « continuel », de la « fuite en avant » et du
« changement des idées », implique la création d’un contrat de lecture fondé sur l’oubli
fécond du lecteur. Grâce à ce pacte, le lecteur suit le flux chaotique et simultané propre à
une écriture qui vise à traduire le « continuel de la pensée ». L’oubli agit ainsi comme un
impératif qui interdit d’interrompre la lecture afin de chercher dans ce que nous avons lu
auparavant le sens de ce que nous sommes en train de lire actuellement. Contrairement à
la « relecture » qui, dans un mouvement rétrospectif, revient sur le texte afin de saisir une
signification qui serait cachée mais récupérable ; l’oubli progressif de ce que nous avons
lu présuppose que la signification est toujours plus loin, toujours plus en avant dans le
récit. En ce sens, la lecture ne mobilise pas la mémoire ; elle est une opération
d’actualisation de l’écriture ayant pour objectif de rendre le récit insaisissable.
229 Selon la definition de Hartog: « les différents modes d’articulation des catégories du passé, du présent et du futur. Selon que l’accent est mis sur le passé, le futur ou le présent, l’ordre du temps n’est pas le même ». Cf. F. Hartog, « L’historien dans un monde présentiste », art. cit., p. 356.
103
Dans les deux premiers chapitres, l’analyse des procédés liés à l’ « exotisme » a
été abordée dans le cadre d’un nouveau débat littéraire qui prenait comme point de départ
l’essai « L’écrivain argentin et la tradition » de Borges. Copi et Aira ont revendiqué en ce
sens l’exotisme comme une stratégie alternative capable de faire face à l’hégémonie des
écritures placées sous le signe de la mémoire et de l’exil. Ils ont ainsi mis en œuvre divers
dispositifs narratifs afin de transformer la perspective de l’exil en un « style ». Nous nous
sommes alors demandé quels sont le territoire et la langue de ceux qui ne se souviennent
pas de leur passé. La construction de topographies imaginaires comme l’Uruguay de Copi
et la Patagonie de Aira a ici mis en relief la nécessité de trouver de nouveaux espaces
pour mettre en question le rapport entre la langue, le territoire et les discours identitaires
qui produisent l’imaginaire national. Le voyage en Uruguay ou en Patagonie ne conduit
pas pour autant à une quête de la mémoire perdue des narrateurs, mais bien plutôt à une
reconnaissance de la fécondité de l’oubli.
Parallèlement, Copi et Aira inaugurent un processus de revalorisation des
« genres » mineurs, en particulier celui du récit d’aventures. La réhabilitation de ce genre
faite par les écrivains du groupe « Shangai » dans la période qui suit la dictature répond à
une double stratégie. En premier lieu, elle ouvre un débat sur les critères de valeur à partir
lesquels se construit le canon littéraire national. En second lieu, le récit d’aventures ouvre
une voie à la fiction pour aborder un passé marqué par la violence, la torture, l’exil et la
fragmentation de l’identité.
Dans le deuxième chapitre nous avons proposé une étude du rapport entre écriture
et oubli à partir de la nouvelle L’Uruguayen (1972) de Copi. L’analyse comparatiste de
cette nouvelle, de textes comme Río de la Plata et de certaines interviews nous a permis
de mettre en évidence le caractère politique de l’écriture de Copi.
Enfin, le troisième chapitre a été consacré à la pièce de théâtre Madre e hijo et au
roman La costurera y el viento de Aira où nous avons analysé les mécanismes qui
interviennent dans la configuration de la mémoire des personnages. Nous nous sommes
ensuite attaché à décrire le processus à partir duquel l’anecdote de l’ « oubli premier »,
qui était le fondement des deux ouvrages, conduisait vers un questionnement sur la portée
de l’oubli et de l’anachronisme comme techniques de l’écriture romanesque.
104
Or, l’interrogation sur la façon dont un sujet peut configurer sa mémoire à la
limite entre l’imagination et le souvenir est une problématique récurrente chez ces deux
écrivains. Nous avons ainsi analysé leurs œuvres à partir de la mise en fiction de
l’expérience autobiographique de l’exil pour ce qui est de Copi et à partir de
l’impossibilité de construire un récit rétrospectif de la disparition chez Aira. Selon la
perspective des auteurs, la littérature est conçue comme un exercice de mémoire fuyante :
nous écrivons parce que nous n’avons pas de mémoire et, en même temps, le but de la
lecture est que rien ne reste de celle-ci dans notre mémoire.
Finalement, le dépouillement de l’historicité entraîne chez ces deux écrivains une
série d’opérations critiques ayant pour but de remplacer la notion de « valeur » littéraire
par celle, borgésienne, de productivité. Comme Borges, Aira attribue un rôle central à sa
production critique en ce qu’elle lui permet de créer un espace de lecture pour ses textes.
Comme chez Borges, l’écriture relève chez eux d’une dynamique particulière entre
lecture et oubli qui leur permet de se libérer de l’ombre tutélaire des « ancêtres
littéraires ». Ces écrivains proposent donc l’oubli de la tradition littéraire nationale et sa
reconstruction depuis le présent. Ils vont en ce sens jouer un rôle déterminant pour les
écrivains de Babel qui se reconnaissent comme membres d’une génération littéraire
orpheline, sans filiation ni parricide, qui devra reconstruire une généalogie de fraternités
sélectives. Lire et oublier semble, dans cette optique, le seul moyen de libérer la
puissance de l’imagination et de réutiliser de façon féconde les motifs de la tradition.
Nous soulignerons en guise de conclusion que la portée du projet artistique de
Copi et Aira ne peut être saisie qu’à la lumière d’un processus de transformation de
l’Histoire en mythe et de l’Argentine en emblème. Ces deux écrivains adhèrent à l’idée
d’une Argentine où les récits précèdent et font l’Histoire. En effet, dans un pays sans
passé ni mémoire, les récits contribuent à créer des imaginaires identitaires qui jouent un
rôle essentiel dans « l’invention de la tradition230 ». A partir de cette approche, nous
avons considéré les œuvres de Copi et de Aira comme des dispositifs permettant de lire la
littérature argentine sous un prisme nouveau. À travers un éventail de procédés ayant
pour but de brouiller les frontières entre fiction et Histoire, leurs œuvres interviennent de
230 Cf. E. Hobsbawm, « Inventer des traditions » in L’invention de la tradition [The invention of tradition], Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
105
manière oblique sur la constitution du canon littéraire argentin et modifient notre façon
de lire la tradition.
107
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La vida es un tango (1979), Buenos Aires, Anagrama, 1981.
La Cité des rats (1979), Paris, Belfond, 1979.
La Internacional Argentina, Obras, vol 1, Barcelona, Anagrama, 2012 ;
L’International argentine (1987), Paris, Belfond, 1988.
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Ema la cautiva (1977), Barcelona, DeBolsillo, 2005.
Una novela china (1984), Buenos Aires, DeBolsillo, 2005.
La Liebre (1991), Buenos Aires, Emecé, 1993.
El llanto (1992), Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2012.
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