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Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48. 1 Ecrire l’histoire de Stonehenge : Narration historique et fiction romanesque (XII e -XV e s.). L’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et le Brut de Wace (XII e s.) offrent la première élaboration narrative de l’histoire de la construction de Stonehenge. L’importance de l'épisode est attestée tout au long du Moyen Age, par la circulation manuscrite de ces textes, notamment l’Historia, conservée dans plus de 200 manuscrits 1 , et par leurs adaptations ultérieures, dans le domaine anglo-normand : la Chronique de Pierre de Langtoft et le Brut en prose (XIII e s.), puis dans le milieu bourguignon, avec les Chroniques des Bretons, une nouvelle traduction anonyme de l’Historia, datant du début du XV e siècle, remployée par Jean de Wavrin au début de son Recueil des Chroniques de Grande Bretagne 2 . Ces ouvrages font l’histoire de la Grande-Bretagne, de ses origines (Brut ou Albine) jusqu’au temps présent, à travers des continuations successives du récit de Geoffroy de Monmouth et de Geoffroy Gaimar. Ces textes de référence sont repris sans que les écrivains ultérieurs, souvent anonymes, n’indiquent le nom des auteurs et des œuvres adaptées ou traduites, ni le passage d’une source à une autre. Pour la partie ancienne de l’histoire de la Grande-Bretagne, l’autorité galfridienne n’est que ponctuellement remise en cause entre le XII e et le XVI e siècle 3 . La tradition du Brut en prose transmet à la fin du Moyen Age la version la plus courante du passé et des origines du royaume breton : ses versions anglo-normande, anglaise et latine circulent dans plus de 250 manuscrits 4 . L’histoire de Stonehenge met en scène Merlin, prophète doté de capacités extraordinaires, qu’il utilise pour déplacer les pierres d’Irlande en Grande-Bretagne : le surnaturel est intégré dans des récits à caractère historique. Le passage apparaît également dans le Roman de Merlin, au début du XIII e siècle, mais y a-t-il vraiment un hiatus entre textes de fiction et chroniques? Les écrivains traitant de la matière arthurienne et des enchantements de Merlin oscillent entre l’acceptation de la merveille, sa rationalisation et sa christianisation. Différentes stratégies contribuent à mettre en sourdine l'origine surnaturelle de Stonehenge. L’autorité du prophète contribue paradoxalement à renforcer la crédibilité historique d’un récit étiologique concernant un monument doté d’une fonction à la fois mémorielle et funéraire. 1 Julia Crick, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. 3, A Summary Catalogue of the Manuscripts. Cambridge : Brewer, 1989 et Geoffrey of Monmouth. The History of the Kings of Britain : an Edition and Translation of De Gestis Britonum, ed. by Michael D. Reeve and transl. by Neil Wright, Woodbridge, Boydell Press, 2007, p. vii, n. 5 [HRB]. 2 Le texte n’a pas été édité par lui-même mais figure dans la première partie de Jehan de Wavrin, Recueil des Croniques et Anchiennes Istories de la Grant Bretaigne a Present Nomme Engleterre, ed. by William Hardy, London, Longman and Green, 1864-91, vol. 1, p. LXIII-LXIV [CB]. 3 Voir les critiques de Guillaume de Malmesbury (XII e s.) ou Ranulph Higden (XIV e s). Laura Keeler, Geoffrey of Monmouth and the Late Latin Chroniclers, 1300-1500, Berkeley, University of California Press, 1946, Lister Matheson, « King Arthur and the Medieval English Chronicles », King Arthur Through the Ages, dir. by Valerie M. Lagorio and Mildred L. Day, New York, Garland, 1990, vol. 1, p. 264 et Julia Marvin, « Anglo-Norman Narrative as History or Fable : Judging by Appearances », The Medieval Chronicle, 3 (2004), p. 116. 4 Lister Matheson, The Prose Brut : the Development of a Middle English Chronicle, Tempe, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1998, Introduction, et id., « Printer and Scribe : Caxton, the Polychronicon, and the Brut », Speculum, 60 (1985), p. 593-614.

Fabry-Tehranchi, Irène. \"Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)\", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques,

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Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

1

Ecrire l’histoire de Stonehenge :

Narration historique et fiction romanesque (XIIe-XV

e s.).

L’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et le Brut de Wace

(XIIe s.) offrent la première élaboration narrative de l’histoire de la construction de

Stonehenge. L’importance de l'épisode est attestée tout au long du Moyen Age, par la

circulation manuscrite de ces textes, notamment l’Historia, conservée dans plus de 200

manuscrits1, et par leurs adaptations ultérieures, dans le domaine anglo-normand : la

Chronique de Pierre de Langtoft et le Brut en prose (XIIIe s.), puis dans le milieu

bourguignon, avec les Chroniques des Bretons, une nouvelle traduction anonyme de

l’Historia, datant du début du XVe siècle, remployée par Jean de Wavrin au début de son

Recueil des Chroniques de Grande Bretagne2. Ces ouvrages font l’histoire de la

Grande-Bretagne, de ses origines (Brut ou Albine) jusqu’au temps présent, à travers des

continuations successives du récit de Geoffroy de Monmouth et de Geoffroy Gaimar.

Ces textes de référence sont repris sans que les écrivains ultérieurs, souvent anonymes,

n’indiquent le nom des auteurs et des œuvres adaptées ou traduites, ni le passage d’une

source à une autre. Pour la partie ancienne de l’histoire de la Grande-Bretagne,

l’autorité galfridienne n’est que ponctuellement remise en cause entre le XIIe et le XVI

e

siècle3. La tradition du Brut en prose transmet à la fin du Moyen Age la version la plus

courante du passé et des origines du royaume breton : ses versions anglo-normande,

anglaise et latine circulent dans plus de 250 manuscrits4.

L’histoire de Stonehenge met en scène Merlin, prophète doté de capacités

extraordinaires, qu’il utilise pour déplacer les pierres d’Irlande en Grande-Bretagne : le

surnaturel est intégré dans des récits à caractère historique. Le passage apparaît

également dans le Roman de Merlin, au début du XIIIe siècle, mais y a-t-il vraiment un

hiatus entre textes de fiction et chroniques? Les écrivains traitant de la matière

arthurienne et des enchantements de Merlin oscillent entre l’acceptation de la merveille,

sa rationalisation et sa christianisation. Différentes stratégies contribuent à mettre en

sourdine l'origine surnaturelle de Stonehenge. L’autorité du prophète contribue

paradoxalement à renforcer la crédibilité historique d’un récit étiologique concernant un

monument doté d’une fonction à la fois mémorielle et funéraire.

1 Julia Crick, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. 3, A Summary Catalogue of the Manuscripts.

Cambridge : Brewer, 1989 et Geoffrey of Monmouth. The History of the Kings of Britain : an Edition and

Translation of De Gestis Britonum, ed. by Michael D. Reeve and transl. by Neil Wright, Woodbridge, Boydell Press,

2007, p. vii, n. 5 [HRB]. 2 Le texte n’a pas été édité par lui-même mais figure dans la première partie de Jehan de Wavrin, Recueil des

Croniques et Anchiennes Istories de la Grant Bretaigne a Present Nomme Engleterre, ed. by William Hardy,

London, Longman and Green, 1864-91, vol. 1, p. LXIII-LXIV [CB]. 3 Voir les critiques de Guillaume de Malmesbury (XII

e s.) ou Ranulph Higden (XIVe s). Laura Keeler, Geoffrey of

Monmouth and the Late Latin Chroniclers, 1300-1500, Berkeley, University of California Press, 1946, Lister

Matheson, « King Arthur and the Medieval English Chronicles », King Arthur Through the Ages, dir. by Valerie M.

Lagorio and Mildred L. Day, New York, Garland, 1990, vol. 1, p. 264 et Julia Marvin, « Anglo-Norman Narrative as

History or Fable : Judging by Appearances », The Medieval Chronicle, 3 (2004), p. 116. 4 Lister Matheson, The Prose Brut : the Development of a Middle English Chronicle, Tempe, Medieval &

Renaissance Texts & Studies, 1998, Introduction, et id., « Printer and Scribe : Caxton, the Polychronicon, and the

Brut », Speculum, 60 (1985), p. 593-614.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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La construction de Stonehenge et son inscription dans le paysage breton

Dans l’Historia Regum Britanniae (1135-38), la construction de Stonehenge a lieu

après la victoire d'Aurélius contre les Saxons. Le souverain fait rebâtir son pays,

notamment les églises détruites par ses ennemis. Au monastère de Kaercaradoc, près de

Salisbury, où sont enterrés les barons bretons trahis par le Saxon Engist, il fait bâtir en

leur mémoire un monument qui dure éternellement.

Praecepit ingeniis uti nouamque structuram adinuenire quae in memoriam tantorum uirorum in

aeuum constaret [...] stabunt in aeternum. HRB § 128, p. 171-73.

Face au manque de compétences des ingénieurs bretons, l’archevêque de Carlion

recommande au roi de faire appel à Merlin, « uates Vortegirni » (HRB § 128, p. 171).

Aurélius rencontre un problème similaire à celui expérimenté par son prédécesseur

Vertigier, et comme ce dernier, recourt à Merlin pour le résoudre. Le souci d’Aurélius

pour le rétablissement politique, juridique et avant tout religieux du royaume contraste

cependant avec les motivations égoïstes de l’usurpateur.

Alors que dans l’Historia et les Bruts, le recours à Merlin est directement suggéré

par l’archevêque de Carlion / Londres, les Chroniques des Bretons, qui adaptent ces

textes au début du XVe siècle

5, amplifient le passage en faisant prononcer par un des

maîtres ouvriers convoqués par Aurélius le panégyrique de Merlin (CB, p. 309-10), un

choix ensuite approuvé par l’archevêque Elidath. Le roi Aurélien exerce son « religyeux

entendement » à la « reformation et embellissement de son royaulme touchans l’utillite

publicque ou commune »6.

Au début du XIIIe siècle, dans le Merlin en prose7, la construction de Stonehenge, à

l’initiative du prophète, est repoussée après la mort d'Aurélius / Pandragon. Uter a déjà

édifié un cimetière en mémoire de son frère et des barons bretons, faisant

soigneusement inscrire leur nom sur leur tombe, mais Merlin pense que c’est insuffisant

et lui suggère de faire apporter les pierres de Stonehenge :

« –Conment, ne feras tu plus de Pandragon ton frere qui gist es plains de Salesbieres? [...]

–Je en ferai quanques tu m’en loeras ». M, p. 688-89.

Au souci manifesté par Uter d’identifier par des inscriptions tombales les victimes

d’Engist et la sépulture de Pandragon succède l’édification par Merlin d’un monument

grandiose mais anonyme dont la pérennité est assurée8 :

5 Robert H. Fletcher, The Arthurian Material in the Chronicles, especially those of Great Britain and France, Boston,

Ginn & Company, 1906, p. 226-30, Géraldine Veysseyre, Translater Geoffroy de Monmouth : trois traductions en

prose française de l’Historia regum Britannie : XIIIe-XVe siècles, Thèse, Paris 4, 2002, ch. 2-3 et Edward D.

Kennedy, « Arthurian History : The Chronicle of Jean de Waurin », The Arthur of the French : The Arthurian Legend

in Medieval French and Occitan Literature, ed. by Glyn S. Burgess and Karen Pratt, Cardiff, University of Wales

Press, 2006, p. 497-98. 6 Les Chroniques des Bretons adaptent régulièrement l’Historia par l’invention ou l’amplification de passages au

discours direct, comme la harangue du roi des Irlandais avant la bataille contre les Bretons dans l’épisode de

Stonehenge (CB p. 313-14). 7 Robert de Boron, Merlin, roman du XIIIe siècle, éd. par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1979 et Le livre du Graal,

dir. par Daniel Poirion et Philippe Walter, Paris, Gallimard, Pléiade, 476, I, 2001 [M]. 8 Effacer le nom de Pandragon de son tombeau suggère que « Pandragon continuera de vivre en la personne d’Uter

devenu roi sous le double nom d’Uterpandragon ». Dominique Boutet, « De Pandragon et d’Uter à Uterpandragon :

mythe, idéologie et construction littéraire dans le Merlin de Robert de Boron », Merlin, roman du XIIIe siècle de

Robert de Boron, dir. par Danielle Quéruel et Christine Ferlampin-Acher, Paris, Ellipses, 2000, p. 31-32.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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Ensi fist Merlins les pierres drechier qui encore sont el cimentiere de Salesbieres et seront tant come

li mondes duerra. M, p. 690.

Stonehenge commémore les barons bretons massacrés par les Saxons et servira de

monument funèbre pour les rois Uter et Pandragon, mais célèbre aussi la victoire des

Bretons contre les Irlandais9, exaltant la merveille opérée par Merlin qui prend alors la

responsabilité intégrale de la construction. Cela va à l’encontre de textes antérieurs,

comme l’Historia Anglorum10 de Henry de Huntingdon, écrite vers 1130, ou

contemporains, comme le De naturis rerum11 d’Alexandre Neckam, du tout début du

XIIIe s., qui en attribuent l’initiative à Uterpandragon12.

Les différentes versions du passage soulignent l’ambivalence de l’action de Merlin,

mais l’utilisation ultérieure du monument est clairement christianisée. Dans l’Historia

Regum Britanniae, malgré les circonstances inhabituelles de l’érection de ce cimetière

et les origines lointaines de pierres amenées d’Afrique par des géants, Stonehenge

devient un espace chrétien. Situé à proximité du monastère du mont Ambrius, il est

solennellement inauguré à la Pentecôte, en présence d’un grand nombre de dignitaires

ecclésiastiques :

Direxit iussitque clerum ac populum submonere [...]. Ad edictim ergo illius uenerunt pontifices et

abbates et ex unoquoque ordine qui ei subditi fuerant. HRB § 130, p. 175.

L’édification de Stonehenge contribue à la reconstruction matérielle et

institutionnelle de la Grande-Bretagne, dans les domaines civil et religieux, avec

l’investissement des évêques de York et Carlion. Cela passe par l’appropriation et la

christianisation de vestiges archéologiques prodigieux d’origine à la fois étrangère et

païenne.

Les différents noms utilisés pour désigner Stonehenge soulèvent la question de

l’intégration et de la perception d’un monument remontant à l’ère pré-chrétienne de la

Grande-Bretagne. L’Historia évoque les pierres de la danse ou du cercle des géants,

chorea gigantum (HRB § 128 p. 173 ou § 134, p. 181), évoquant les premiers habitants

de la Grande-Bretagne (issus de l’union de la princesse Albine et de ses sœurs avec des

démons), la disposition circulaire des pierres, mais aussi peut-être les rites et festivités

païennes associés à ce lieu.

La version variante de l’Historia indique que le monument s’appelle Stonehenge en

anglais : « Anglorum lingua Stanhenge nuncupatur »13

. Dans le Roman de Brut14

, Wace

précise de façon plus systématique les différentes appellations du lieu en trois langues,

9 En anglais, Stonehenge est à la fois « memorial » et « monument », deux termes étroitement associés à la violence

accompagnant les entreprises de conquête guerrière. Rhonda Knight, « Stealing Stonehenge : Translation,

Appropriation, and Cultural Identity in Robert Mannyng of Brunne's Chronicle », Journal of Medieval and Early

Modern Studies, 32 (1) (2002), p. 52. 10 Henry of Huntingdon, Historia Anglorum. The History of the English People, ed. and transl. by Diana E.

Greenway, Oxford, Clarendon, 1996, p. 576. 11 Alexander Neckam, De Naturis Rerum Libri Duo, with the Poem of the same Author, De Laudibus Divinae

Sapientiae, ed. by Thomas Wright, London, Longman and Green, 1863, v. 728-40. 12 Richard Trachsler, « Da Stonehenge a Salisbury. Dalla cronaca al romanzo », Idee della letteratura, dir. par Duilio

Caocci et Marina Guglielmi, Rome, Armando Editore, 2010, p. 42-43. 13 Geoffrey of Monmouth, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. 2, The First Variant Version : a

Critical Edition, ed. by Neil Wright, Cambridge, Brewer, 1988, § 180, p. 132 [VV]. 14 Wace’s Roman de Brut, A History of the British, ed. and transl. by Judith Weiss, Exeter, University of Exeter Press,

2002 [RB].

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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soulignant la pérennité du monument déplacé dans une terre marquée par la succession

des règnes breton, saxon et normand.

Bretun les suelent en bretanz

Apeler carole as gaiainz,

Stanhenges unt nun en engleis,

Pieres pendues en franceis. RB, v. 8175-78.

L’introduction du monument en Grande-Bretagne ne constitue qu’une partie de son

histoire, mais cette précision souligne son importance à l’égard de différents groupes

ethniques et linguistiques. Si les Bretons conservent l’image mythique de la carole aux

géants, c’est la merveille des « pierres pendues », l’extraordinaire disposition verticale

de ces blocs imposants, qui vient à le désigner en anglais et en français.

Les successeurs de Wace ne semblent pas aussi sensibles à cette diversité

linguistique. Le Brut en prose évoque d’abord la « carole des géants » (BP p. 146) puis

attribue au roi Aurélius le fait qu’elle soit ensuite appelée Stonehenge (BP p. 148), sans

indiquer sa signification linguistique. Les Chroniques des Bretons ne retiennent que le

nom de « ceinture gigantique » (CB p. 328) ou « ceinture aux géants » (CB p. 311 et

315). Enfin le Merlin dit seulement que les « pierres d’Irlande » sont transportées dans

le « cimetière de la plaine de Salesbières » (M § 119, p. 690). Cette transformation peut

s’expliquer par le caractère continental d'un texte qui insiste sur la vocation funéraire du

monument érigé sur le lieu de la bataille où succombe Pandragon. Pour R. Trachsler,

dans le cycle du Lancelot-Graal, le nom de Salesbières éclipse celui de Stonehenge car

c'est le lieu de l’affrontement final d’Arthur et de Mordred. Cela coïncide avec le

développement et la reconstruction de Salisbury, dotée d’une nouvelle cathédrale au

début du XIIIe siècle

15.

Le savoir extraordinaire de Merlin et les vertus des pierres dressées

Dans l’Historia, le projet de construction d’un monument à la mémoire des barons

bretons est à l’origine de la première rencontre entre Merlin et Aurélius, après la

victoire contre Engist. Après avoir refusé d'utiliser son talent prophétique à des fins de

divertissement, Merlin conseille au roi de faire venir le cercle des géants du mont

Killaraus en Irlande. Il précise que ces pierres, amenées d’Afrique par des géants, sont

magiques et ont des effets curatifs, utilisées pour des bains et avec des plantes

médicinales :

« Mistici sunt lapides et ad diuersa medicamenta salubres. [...] Lauabant namque lapides et infra

balnea diffundebant, unde aegroti curabantur. Miscebant etiam cum herbarum confectionibus, unde

uulnerati sanabantur ». HRB § 129, p. 173.

Le mode d’emploi des pierres varie d’un texte à l’autre. Si l’Historia évoque

l’usage de bains et la composition d’emplâtres herbés, dans le Brut en prose16, l’eau

passée sur ces pierres constitue une boisson curative pour les géants17 :

15 Trachsler, « Da Stonehenge [...] », art. cit., p. 52. 16 The Oldest Anglo-Norman Prose Brut Chronicle, ed. and transl. by Julia Marvin, Woodbridge, Boydell Press, 2006

[PB] et Prose Brut to 1332, ed. by Heather Pagan, Manchester, Anglo-Norman Text Society, 2011.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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« Geaunz les assistrent iloqe pur graunt ben de eux mesmes, qar a tute le foiz q’il furent naufrez ou

blessez en ascune manere, il leuerent celes peres de chaude eawe e le beurent e tantost feurent

garriz ». PB, p. 146.

Dans la Chronique de Pierre de Langtoft (2e partie du XIII

e siècle)18, Merlin insiste

de façon pragmatique sur la valeur inestimable de ces pierres aux propriétés curatives :

« Sir, ce dist Merlin, nul home pur dener

Purra la value des peres achater,

Lour vertu est tele, e tel est lour poer,

Pur maladie garrir, pur playe ben saner. » CPL, p. 124.

Merlin connaît la vertu de ces pierres merveilleuses et l’usage dont elles font

l’objet. Par le transport extraordinaire du monument, il assume un rôle mythique,

comme les géants qui avant lui ont déplacé les pierres d’Afrique en Irlande. Dans les

Chroniques des Bretons, Merlin souligne que la formation des pierres de Stonehenge

n’est pas d’origine humaine :

« Saces que illec a pierres de sy noble fourme que tous les vivans telles ne scaroient composer ne

par nule art ou engin tailler, car elles sont grandes merveilleuzement, et sy ne peuvent ceder ne

rompre par nulle homme [...]. Et sont ces mysteres des pierres trempees par prudence plus

haulte que humain entendement ne souffist monter. » CB, p. 311-12.

Malgré l’ingéniosité opérée par Merlin dans le déplacement et le relèvement des

pierres d’Irlande, ces dernières conservent leur mystère et dépassent l’entendement.

L’évocation de rituels païens et les propriétés magiques attribuées aux pierres de

Stonehenge, même s’il s’agit d’une magie de type naturel, peuvent rappeler l’origine

démoniaque de Merlin. Entre le Ve et le VII

e siècle, de nombreux conciles

ecclésiastiques ne cessent d’appeler à la destruction de tels monuments et à

l’élimination des pratiques rituelles qui leur sont associées19. Cela fait partie de l’action

des missionnaires du Haut Moyen Age occidental, avec dans le domaine celtique des

figures emblématiques comme saint Samson en Cornouailles ou saint Patrick en Irlande.

Si le transfert de Stonehenge d’Irlande en Angleterre correspond à une entreprise

« d’appropriation culturelle » de type impérialiste20, ses translations multiples et la

diversité des usages auxquels il se prête soulignent la complexité et le caractère

syncrétique d'un monument destiné à devenir un repère historique de l’identité bretonne

puis anglaise.

L’expédition irlandaise et le mode d’action de Merlin : prouesse technique ou

intervention magique?

17 Dans le manuscrit du Brut en prose moyen anglais, Oxford, Bodleian library, Hatton 50, un lecteur a manifesté son

intérêt pour les propriétés curatives des pierres de Stonehenge : « if Marlin lyed not, this were a good medicine »

(f. 26), alors que la suite du récit ne mentionne pas l’exploitation de leurs vertus médicinales. Tamar Drukker, « I

read therefore I write : readers’ marginalia in some Brut manuscripts », Readers and Writers of the Prose Brut, ed. by

William Marx and Raluca Radulescu, Lampeter, Trivium, 36, 2006, p. 110. 18 Pierre de Langtoft, Chronicle in French Verse from the Earliest Period to the Death of King Edward I, ed. by

Thomas Wright, London, Longmans, 1866-68, vol. 1. [CPL] 19 Laura H. Loomis, « Geoffrey of Monmouth and Stonehenge », Publications of the Modern Language Association,

45 (2) (1930), p. 409. 20 Knight, « Stealing Stonehenge », art. cit., p. 52-56.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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-L’ingéniosité de Merlin et la supériorité de l’intelligence sur la force

Dans l’Historia, Uterpandragon est envoyé avec Merlin en Irlande où il brise sans

peine la résistance de Gillomanius et de ses hommes. Alors que les Bretons viennent de

subir un sérieux revers militaire face aux envahisseurs Saxons, ils s’engagent dans une

entreprise impérialiste d’appropriation violente d’un élément marquant du patrimoine

culturel et du paysage irlandais. Mais l’utilisation de la force n’est pas suffisante. Merlin

met à l’épreuve l’ingéniosité des bretons qui essayent en vain différents procédés pour

déplacer les pierres :

Alii funes, alii restes, alii scalas parauerunt [...] nec ullatenus perficere ualerunt. HRB § 130, p. 175.

Ces premiers échecs mettent en valeur par contraste le succès de sa propre

technique. L’archevêque de Carlion avait déjà prévenu Aurélius des qualités

exceptionnelles de Merlin, dans sa capacité à prophétiser comme dans sa maîtrise

d’opérations d’ordre technique :

« Non existimo alterum esse in regno tuo cui sit clarius ingenium siue in futuris dicendis siue in

operationibus machinandis ». HRB § 128, p. 171.

L’art et l’ingéniosité sont mis à contribution, alors que l’utilisation de la force

serait inutile :

« Nemo huius aetatis construeret nisi ingenium artem subuectaret. Grandes sunt lapides, nec est

aliquis cuius virtuti cedant ». HRB § 128, p. 173.

Le texte ne précise pas la méthode utilisée par Merlin mais apporte une réponse à la

question initiale, « utrum ingenim virtuti and virtus ingenio cedat », prouvant que

l’intelligence l’emporte sur la force : « Erexit illos circa sepulturam ingeniumque virtuti

praeualere comprobauit » (HRB § 129, p. 173).

La valeur démonstrative de l’épisode ressort également chez Wace où Merlin fait la

leçon aux Bretons incapables de déplacer les pierres :

Unches par force a la menur

Ne porent faire prendre un tur.

« Ja par force n’en ferez plus.

Or verrez engin e saveir

Mielz que vertu de cors valeir » RB, v. 8144-46.

L’une des trois représentations médiévale de Stonehenge, toutes d’origine anglaise,

figure dans un manuscrit de Brut, Londres, BL, Egerton 3028 f. 30 (1340’) (Figure 1)21

.

Son interprétation est problématique, car on y voit deux personnages de grande taille,

dont l’un est agenouillé, essayer de saisir les pierres de l’édifice. Leur taille n’est pas

sans évoquer les géants, cependant, le texte entourant la miniature (v. 8143-44) suggère

plutôt qu'ils représentent des Bretons incapables de déplacer les pierres, comme le leur

ordonne par sa gestuelle Merlin, le personnage de petite stature représenté au centre de

21 Alison Stones, « The Egerton Brut and its Illustrations », Maistre Wace : A Celebration, ed. by Glyn S. Burgess

and Judith Weiss, St Helier, Société Jersiaise, 2006, p. 167-76.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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l’image. La miniature contribue également à démontrer l’efficacité des paroles

mystérieuses prononcées par Merlin et la supériorité de « l’engin » sur la force.

Les inscriptions accompagnant les deux autres représentations médiévales de

Stonehenge, qui figurent au sein de la chronique universelle la Scala mundi, dans les

manuscrits Cambridge, Corpus Christi College, Parker Library, 194 f. 57 (1340’) et

Douai, BM, 803 f. 55 (1440’), étudiés par C. Heck22, situent le dessin de Stonehenge au

niveau du règne d’Uterpandragon, mais en attribuent l’édification à Merlin. Elles

reprennent l’idée du triomphe de l’art sur la force (« non vi sed arte Merlini »), sans

toutefois préciser la nature de l’art en question.

Le Brut en prose élimine le passage décrivant les efforts des Bretons pour

transporter les pierres. Ils laissent faire Merlin dont le mode d’action n’est pas détaillé :

Mes quant il virent les peres et la manere coment eles esturent, il auoient tres grant mervueile e

disoient entre eux qe nul homme ne les remueroit par force ne par engin, tant furent grandes et

huges. Mes Merlyn par son sen e par sa cointise les remua et les fist venir en lor nefs, e reuindrent

en ceste terre. PB, p. 146.

L’émerveillement de ses compagnons ne concerne pas directement le prodige

réalisé par Merlin, mais s’exprime face au spectacle des pierres dressées.

L’impossibilité apparente à déplacer les pierres, par force ou par ruse, est

immédiatement démentie par la référence à l’intelligence et l’habileté de Merlin qui lui

permettent d’accomplir cette prouesse. L’évocation des qualités intellectuelles du

personnage va de pair avec l’omission de la description précise des procédés employés.

Les textes historiques en prose en langue vernaculaire ont tendance à réduire le

caractère magique de l’intervention, mais la réussite de Merlin interroge sa véritable

nature, puisqu’il parvient à réaliser ce que « nul homme » n’aurait pu faire.

Dans les Chroniques des Bretons, la leçon sur le rapport entre la force et l’esprit

fait l’objet d’un développement moral édifiant imagé et personnalisé, spécifiquement

adressé à la jeunesse bretonne, suivi d’une conclusion très didactique :

Il demoustra aux ieulx de la jouvence britonnicque comment leur force ne leurs corages vertueulx

ne les debvoient haulchier ou eslever a orgueil ne a vaine glore comme ilz veyssent que luy, qui

n’estoit pas de grant corpulence, tout seul par la soubtillite de son engin levast ces pierres [...]. Par

laquelle chose il apparut assez que engin prevalu et sourmonta humaine force [...] car de tant doibt

estre engin plus agu qu’il procede de l’espirit, et force corporelle vient seullement de humanite. CB,

p. 318.

L’avertissement contre l'hybris se conclut par une explication philosophique sur la

nature humaine rappelant la hiérarchie entre le corps et l’âme.

-Utilisation de la magie ou intervention divine?

Si dans l’Historia, l’ingéniosité de Merlin lui permet de déplacer les pierres sans

nécessairement recourir à la magie, dans la version variante du texte, il profère des

incantations mystérieuses :

22 Christian Heck, « Histoire mythique et archéologie au quinzième siècle : une représentation inédite de

Stonehenge », Tributes in Honor of James Marrow : Studies in Painting and Manuscript Illumination of the Late

Middle Ages and Northern Renaissance, ed. by J. F. Hamburger and A. S. Korteweg, London, Harvey Miller, 2006,

p. 253-60. Les illustrations de la Scala mundi utilisent à la fois les noms de Stonehenge et de Ronde des géants,

mentionnant aussi l’origine irlandaise des pierres et leur situation près d’Amesbury.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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Paulisper insusurrans motu laborium tamquam ad oracionem precepit ut adhiberent manus et

asportarent quo vellent. VV § 130, p. 125.

Il peut s’agir de prières chrétiennes ou d’invocation diaboliques. Le fait qu’elles

soient prononcées à voix basse et leur efficacité immédiate donnent à l’événement un

caractère prodigieux.

Dans le Brut de Wace, l’emploi d’une comparaison et l’intervention du narrateur,

qui expose son incertitude, soulignent l’ambiguïté de ce comportement :

Entur guarda, les levres mut

Come huem ki dit oreisun;

Ne sai s’il dist preire u nun. RB, v. 8148-50.

Alors que Wace hésite sur l’interprétation de l’action de Merlin, dans la tradition

romanesque en prose, la merveille est bien rapportée, mais l’omission de toute

explication permet de glisser rapidement sur la nature potentiellement magique de cette

intervention.

Lors fist par force d’art aporter les pierres d’Irlande qui encore sont el cimentiere a Salesbieres. [...]

Et molt s’en esmerveillierent conment il les avoit faites venir que nus n’en avoit veü ne seü. M,

p. 690.

La « force d’art » employée par Merlin est différente de l’art et de l’ingéniosité

mentionnés dans l’Historia, car elle dépasse les limites des capacités humaines. Le

mystère concernant les modalités concrètes de l’action de Merlin suggèrent une

utilisation de la magie. Pour J.-C. Herbin, dans le Merlin, « ‘art’ désigne essentiellement

la maîtrise des pratiques divinatoires et renvoie à la part démoniaque de Merlin ». Ce

dernier avoue en effet au sujet des démons à l'origine de sa conception : « Je n’ai pas

perdu lor engieng ne lor art » (M, p. 609). Dans ce texte, le terme d’engin est connoté de

façon négative et s’applique à la ruse diabolique, ramenant aux origines troubles de

Merlin23

.

Lorsque Merlin ordonne de faire dresser les pierres dans la plaine de Salesbières,

Uter exprime l’impossibilité de cette action : « Ce ne porroit nul home faire fors Dix se

tu ne le faisoies » (M, p. 690), attribuant à Merlin des pouvoirs surhumains de caractère

divin. Le texte ne précise pas le mode d’action de Merlin, mais se focalise sur ses

résultats, suggérant le recours à des pouvoirs extraordinaires, plutôt que la mise en

œuvre de méthodes rationnelles.

Chez Pierre de Langtoft, Merlin dit explicitement à Aurélius que seul un « grand

enchantement » permettra de déplacer les pierres :

« N’i ad home en mounde ke purra mover

La maindre de totes, si nouns par mester

De grant encauntement... » CPL, p. 124.

L’utilisation de la magie semble réconciliée avec la présence d’un surnaturel

miraculeux, voire supplantée par ce dernier. Ainsi quand Uter doute de la capacité de

23 « Et quant il fu nez, si ot et dut avoir le pooir et l’enging dou deable, com cil qui l’avoit conceu », Robert de

Boron, Merlin [...], op. cit., § 10. « Engingnier » est dans le Merlin « le mot emblématique de la puissance

infernale ». Jean-Charles Herbin, « Mots et merveilles dans le Merlin 747 ou Merlin l’enchanteur ? », L’Information

Grammaticale, 87 (2000), p. 40-41. Progressivement cependant, « la merveille que déploie Merlin tend à annexer les

valences de l’engien dans le but de servir l’œuvre de Dieu ». Patricia Victorin, « Engien et merveille dans le Merlin

en prose du pseudo-Robert de Boron, la part du diable, l’œuvre de dieu », Op. Cit. : Revue de littératures française et

comparée, 15 (2000), p. 37-42.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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nul homme à déplacer la carole, Merlin le rassure en affirmant : « Les peres par aide de

Deu en Brettayne erent venuz » (CPL, p. 126). Son action est directement placée sous

l’autorité divine.

Enfin dans les Chroniques des Bretons, la présentation des qualités extraordinaires

de Merlin est ambiguë, car elle associe les dons extraordinaires liés aux talents

prophétiques du personnage à la maîtrise de compétences techniques ou scientifiques :

« Sire, se vous voles scavoir parfaire vostre affection par engin mervilleux et voulez instruire vos

ouvriers d’aulcune industrie nouvelle et inacoustumee [...] apelle seulement Merlin, cellui divin

prophete qui estoit aveuc le roy Vortigier [...], et reluist sur tous hommes vivants, en vifvete d’engin

et clarete d’entendement, tant de denuncier ou prophetisier choses a advenir come a machiner ou

enseignier a faire operations de merveilleuze et non veue soubtillite. [...] Et parfais toutes choses

selon la clarete de son engin, afin que l’euvre que tu tant desires et affectes soit constant, ferme, et

memorable a perpetuite. » CB, p. 309-10.

La triple mention de « l’engin » merveilleux de Merlin, associée au champ

sémantique de la lumière, est mise en parallèle avec la faculté du personnage à

prophétiser pour souligner le caractère exceptionnel de son intelligence et de son

ingéniosité. Les termes issus d’ingenium et artem, déjà utilisés chez Geoffroy, n'ont pas

la connotation diabolique qu’ils revêtent dans le Merlin. La merveille est au cœur du

discours concernant le « divin prophète », mais le recours à un surnaturel suspect laisse

place au prodigieux développement d’innovations techniques. Le texte utilise un

vocabulaire concret et des qualificatifs soulignant le caractère novateur et inédit des

méthodes employées. Merlin, à la pointe du progrès scientifique et technique, dispose

d'un savoir-faire exceptionnel et recourt à des outils mécaniques rappelant les

« machinationes » fabriquées dans l’Historia (HRB § 129, p. 173) : « Sy applica aultres

instrumens et engins propices aux pierres » (CB p. 316).

Néanmoins, le rétablissement de Stonehenge demeure une œuvre miraculeuse qui

pour Aurélius fait de Merlin l’instrument de la puissance divine :

Il commanda au prophete Merlin que il [...] dreschast icelles nobles pierres ainssy qu’il scavoit que

la nature le desiroit et pour quoy faire la vertu divine les avoit par son conseil, advertence ou engin

ravies de Hybernye par euvre miraculeuse et fait translater jusques a ceste place [...], et que il

consummast le negoce en celle meysme perfection en laquelle il avoit commencye. CB, p. 318.

Dans ce texte, Merlin est débarrassé de son aura diabolique et réintégré dans la

sphère chrétienne. En relevant les pierres, il rétablit l’ordre de nature et restaure la

perfection de l’œuvre divine.

La rationalisation et la christianisation de l’action de Merlin contrastent cependant

avec la mention de son rire face à l’impuissance des Bretons : « Quand Merlin vey les

Bretons ainssy eulz essayer a ces pierres il comenca a rire, puis les fist retraire » (CB

p. 316). Ce détail figure également dans la Chronique de Pierre de Langtoft, juste avant

l’utilisation du terme de « devyn » qui rappelle la caractérisation de Merlin comme

« divinour Vortigier » au début du passage (CPL, p. 124) :

Kant eles ne pount abbatre la Karole par engyn,

O[d]24

rise grande al peres s’en ala daun Merlin,

Abati la Karole plus tost ke nul devyn. CPL, p. 126.

24 Leçon donnée par British Library, Royal 20 A XI f. 18. « Of » dans l’édition Wright.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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Or l’Historia, mentionne seulement les rires d’Aurélius, qui au début de l’épisode

rit du plan apparemment insensé de Merlin, et du chef des Irlandais, Gillomanius, qui

pour la même raison se moque de la folie des Bretons (HRB § 128, p. 172). Chez eux, le

rire manifeste l’incrédulité et le sens commun de ceux qui ne disposent pas de la sagesse

de Merlin : il exprime ignorance ou incompréhension. Le rire de Merlin renverse la

perspective. Merlin se moque des limites de l’ingéniosité humaine avant de faire la

démonstration de ses propres talents. Dès la Vita Merlini, le rire est un de ses attributs :

souvent associé à la mort25, il coïncide avec la manifestation d'un savoir surnaturel. Ce

rire magique ou prophétique26 peut être considéré comme un signe de possession soit

divine, soit démoniaque. Dans les Chroniques des Bretons, le rire de Merlin réintroduit

un élément d’ambiguïté concernant la nature du personnage. Chez Pierre de Langtoft, il

est associé à son statut de devin surpassant tous les autres.

Conclusion :

Du XIIe au XV

e siècle, les nombreuses réécritures de l’histoire de Stonehenge

soulignent l’importance accordée aux origines d’un monument qui perdure dans le

paysage anglais. Le caractère extraordinaire du déplacement par Merlin des pierres

d’Irlande en Angleterre ne semble pas heurter la conscience historique des écrivains ni

de leurs lecteurs successifs. Les adaptations historiques en prose de l’Historia Regum

Britanniae, rationnalisent et christianisent le prodige opéré par Merlin, mais continuent

de l’exploiter voire de le développer, utilisant ce texte comme une source digne de

crédibilité. Le passage bénéficie de l’autorité du fameux prophète des Bretons, employé

tout au long du Moyen Age comme caution de nouveaux écrits politiques et

polémiques27, dont le prestige se trouve grandi par son association avec Stonehenge.

Dans la tradition romanesque représentée par le Merlin en prose, la merveille est

conservée, mais l’omission de la description ou de l’explication des méthodes utilisées

par Merlin permet de glisser rapidement sur son action magique, du moins dans ce

passage. Cet épisode dramatique recourant au surnaturel et démontrant la supériorité de

l’intelligence sur la force est au contraire amplifié dans les Chroniques des Bretons qui

exploitent ses potentialités moralisatrices et édifiantes, une caractéristique de l’écriture

historique en langue vernaculaire à la fin du Moyen Age, notamment dans le milieu

bourguignon28.

En tant que récit de fondation, l’histoire de Stonehenge constitue un passage

incontournable du règne d’Aurélius ou d’Uter, malgré le caractère extraordinaire du

déplacement des pierres. L’origine irlandaise attribuée à Stonehenge, son transfert et

son appropriation en font un emblème des prétentions impériales des Bretons, au

moment où l’intégrité politique et territoriale de leur royaume est remise en cause par la

25 Howard Bloch, « Le rire de Merlin ». Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 37 (1985),

p. 7-21. 26 Alexander Krappe, « Le rire du prophète », Studies in English Philology : A Miscellany in Honor of Frederik

Klaeber, ed. by Kemp Malone and Martin B. Ruud, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1929, p. 340-61,

Paul Zumthor, Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Paris,

Champion, 1943, p. 45-47 et Philippe Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age

(1150-1250), Genève, Droz, 1969, p. 436-40. 27 Catherine Daniel, Les prophéties de Merlin et la culture politique, XIIe-XVIe siècle, Turnhout, Brepols, 2006. 28 Georges Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne : Philippe le Hardi, Jean sans Peur,

Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Paris, Champion, 1909.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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présence des Saxons. L’importance symbolique du monument dans l’histoire de la

Grande-Bretagne est confirmée par les marques de lectures visibles dans les manuscrits

qui la transmettent. Ainsi l’étude de T. Drukker sur les marginalia des copies du Brut en

prose moyen anglais a montré l’intérêt particulier des lecteurs du texte pour cet

épisode29. Le plus long commentaire marginal du manuscrit de Londres, BL, Harley

2248, rédigé en anglais, se réfère à Stonehenge. Il évoque la trahison d’Engist sans

insister sur l’opposition entre Bretons et Saxons, préférant souligner importance

nationale de Stonehenge comme monument commémoratif pour l’Angleterre, plutôt que

pour un de ses peuples en particulier. Le syncrétisme de Stonehenge et ses translations

successives en font un repère historique et géographique immanquable, un lieu

mémoriel et un symbole identitaire paradoxal apte à favoriser diverses appropriations.

Irène FABRY-TEHRANCHI

University of Reading

29 « How þat Stonnache on off þe marwalles off Ynglond was browthe ynto Ynglond be þe craft off Marlyn and was

set besides Ambylbyre for a remmberance, ffor þe were slayn in þat plas þer þe layd stones beth .XXX.M. LXI.

knyghtis þrew treson » (f. 60). Drukker, « I read therefore I write [...] », art. cit., p. 110.

Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.

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Figure 1 : Londres, British Library, Egerton 3028 f. 30 (1340’)

Wace, Roman de Brut, Merlin à Stonehenge