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Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
1
Ecrire l’histoire de Stonehenge :
Narration historique et fiction romanesque (XIIe-XV
e s.).
L’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et le Brut de Wace
(XIIe s.) offrent la première élaboration narrative de l’histoire de la construction de
Stonehenge. L’importance de l'épisode est attestée tout au long du Moyen Age, par la
circulation manuscrite de ces textes, notamment l’Historia, conservée dans plus de 200
manuscrits1, et par leurs adaptations ultérieures, dans le domaine anglo-normand : la
Chronique de Pierre de Langtoft et le Brut en prose (XIIIe s.), puis dans le milieu
bourguignon, avec les Chroniques des Bretons, une nouvelle traduction anonyme de
l’Historia, datant du début du XVe siècle, remployée par Jean de Wavrin au début de son
Recueil des Chroniques de Grande Bretagne2. Ces ouvrages font l’histoire de la
Grande-Bretagne, de ses origines (Brut ou Albine) jusqu’au temps présent, à travers des
continuations successives du récit de Geoffroy de Monmouth et de Geoffroy Gaimar.
Ces textes de référence sont repris sans que les écrivains ultérieurs, souvent anonymes,
n’indiquent le nom des auteurs et des œuvres adaptées ou traduites, ni le passage d’une
source à une autre. Pour la partie ancienne de l’histoire de la Grande-Bretagne,
l’autorité galfridienne n’est que ponctuellement remise en cause entre le XIIe et le XVI
e
siècle3. La tradition du Brut en prose transmet à la fin du Moyen Age la version la plus
courante du passé et des origines du royaume breton : ses versions anglo-normande,
anglaise et latine circulent dans plus de 250 manuscrits4.
L’histoire de Stonehenge met en scène Merlin, prophète doté de capacités
extraordinaires, qu’il utilise pour déplacer les pierres d’Irlande en Grande-Bretagne : le
surnaturel est intégré dans des récits à caractère historique. Le passage apparaît
également dans le Roman de Merlin, au début du XIIIe siècle, mais y a-t-il vraiment un
hiatus entre textes de fiction et chroniques? Les écrivains traitant de la matière
arthurienne et des enchantements de Merlin oscillent entre l’acceptation de la merveille,
sa rationalisation et sa christianisation. Différentes stratégies contribuent à mettre en
sourdine l'origine surnaturelle de Stonehenge. L’autorité du prophète contribue
paradoxalement à renforcer la crédibilité historique d’un récit étiologique concernant un
monument doté d’une fonction à la fois mémorielle et funéraire.
1 Julia Crick, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. 3, A Summary Catalogue of the Manuscripts.
Cambridge : Brewer, 1989 et Geoffrey of Monmouth. The History of the Kings of Britain : an Edition and
Translation of De Gestis Britonum, ed. by Michael D. Reeve and transl. by Neil Wright, Woodbridge, Boydell Press,
2007, p. vii, n. 5 [HRB]. 2 Le texte n’a pas été édité par lui-même mais figure dans la première partie de Jehan de Wavrin, Recueil des
Croniques et Anchiennes Istories de la Grant Bretaigne a Present Nomme Engleterre, ed. by William Hardy,
London, Longman and Green, 1864-91, vol. 1, p. LXIII-LXIV [CB]. 3 Voir les critiques de Guillaume de Malmesbury (XII
e s.) ou Ranulph Higden (XIVe s). Laura Keeler, Geoffrey of
Monmouth and the Late Latin Chroniclers, 1300-1500, Berkeley, University of California Press, 1946, Lister
Matheson, « King Arthur and the Medieval English Chronicles », King Arthur Through the Ages, dir. by Valerie M.
Lagorio and Mildred L. Day, New York, Garland, 1990, vol. 1, p. 264 et Julia Marvin, « Anglo-Norman Narrative as
History or Fable : Judging by Appearances », The Medieval Chronicle, 3 (2004), p. 116. 4 Lister Matheson, The Prose Brut : the Development of a Middle English Chronicle, Tempe, Medieval &
Renaissance Texts & Studies, 1998, Introduction, et id., « Printer and Scribe : Caxton, the Polychronicon, and the
Brut », Speculum, 60 (1985), p. 593-614.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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La construction de Stonehenge et son inscription dans le paysage breton
Dans l’Historia Regum Britanniae (1135-38), la construction de Stonehenge a lieu
après la victoire d'Aurélius contre les Saxons. Le souverain fait rebâtir son pays,
notamment les églises détruites par ses ennemis. Au monastère de Kaercaradoc, près de
Salisbury, où sont enterrés les barons bretons trahis par le Saxon Engist, il fait bâtir en
leur mémoire un monument qui dure éternellement.
Praecepit ingeniis uti nouamque structuram adinuenire quae in memoriam tantorum uirorum in
aeuum constaret [...] stabunt in aeternum. HRB § 128, p. 171-73.
Face au manque de compétences des ingénieurs bretons, l’archevêque de Carlion
recommande au roi de faire appel à Merlin, « uates Vortegirni » (HRB § 128, p. 171).
Aurélius rencontre un problème similaire à celui expérimenté par son prédécesseur
Vertigier, et comme ce dernier, recourt à Merlin pour le résoudre. Le souci d’Aurélius
pour le rétablissement politique, juridique et avant tout religieux du royaume contraste
cependant avec les motivations égoïstes de l’usurpateur.
Alors que dans l’Historia et les Bruts, le recours à Merlin est directement suggéré
par l’archevêque de Carlion / Londres, les Chroniques des Bretons, qui adaptent ces
textes au début du XVe siècle
5, amplifient le passage en faisant prononcer par un des
maîtres ouvriers convoqués par Aurélius le panégyrique de Merlin (CB, p. 309-10), un
choix ensuite approuvé par l’archevêque Elidath. Le roi Aurélien exerce son « religyeux
entendement » à la « reformation et embellissement de son royaulme touchans l’utillite
publicque ou commune »6.
Au début du XIIIe siècle, dans le Merlin en prose7, la construction de Stonehenge, à
l’initiative du prophète, est repoussée après la mort d'Aurélius / Pandragon. Uter a déjà
édifié un cimetière en mémoire de son frère et des barons bretons, faisant
soigneusement inscrire leur nom sur leur tombe, mais Merlin pense que c’est insuffisant
et lui suggère de faire apporter les pierres de Stonehenge :
« –Conment, ne feras tu plus de Pandragon ton frere qui gist es plains de Salesbieres? [...]
–Je en ferai quanques tu m’en loeras ». M, p. 688-89.
Au souci manifesté par Uter d’identifier par des inscriptions tombales les victimes
d’Engist et la sépulture de Pandragon succède l’édification par Merlin d’un monument
grandiose mais anonyme dont la pérennité est assurée8 :
5 Robert H. Fletcher, The Arthurian Material in the Chronicles, especially those of Great Britain and France, Boston,
Ginn & Company, 1906, p. 226-30, Géraldine Veysseyre, Translater Geoffroy de Monmouth : trois traductions en
prose française de l’Historia regum Britannie : XIIIe-XVe siècles, Thèse, Paris 4, 2002, ch. 2-3 et Edward D.
Kennedy, « Arthurian History : The Chronicle of Jean de Waurin », The Arthur of the French : The Arthurian Legend
in Medieval French and Occitan Literature, ed. by Glyn S. Burgess and Karen Pratt, Cardiff, University of Wales
Press, 2006, p. 497-98. 6 Les Chroniques des Bretons adaptent régulièrement l’Historia par l’invention ou l’amplification de passages au
discours direct, comme la harangue du roi des Irlandais avant la bataille contre les Bretons dans l’épisode de
Stonehenge (CB p. 313-14). 7 Robert de Boron, Merlin, roman du XIIIe siècle, éd. par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1979 et Le livre du Graal,
dir. par Daniel Poirion et Philippe Walter, Paris, Gallimard, Pléiade, 476, I, 2001 [M]. 8 Effacer le nom de Pandragon de son tombeau suggère que « Pandragon continuera de vivre en la personne d’Uter
devenu roi sous le double nom d’Uterpandragon ». Dominique Boutet, « De Pandragon et d’Uter à Uterpandragon :
mythe, idéologie et construction littéraire dans le Merlin de Robert de Boron », Merlin, roman du XIIIe siècle de
Robert de Boron, dir. par Danielle Quéruel et Christine Ferlampin-Acher, Paris, Ellipses, 2000, p. 31-32.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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Ensi fist Merlins les pierres drechier qui encore sont el cimentiere de Salesbieres et seront tant come
li mondes duerra. M, p. 690.
Stonehenge commémore les barons bretons massacrés par les Saxons et servira de
monument funèbre pour les rois Uter et Pandragon, mais célèbre aussi la victoire des
Bretons contre les Irlandais9, exaltant la merveille opérée par Merlin qui prend alors la
responsabilité intégrale de la construction. Cela va à l’encontre de textes antérieurs,
comme l’Historia Anglorum10 de Henry de Huntingdon, écrite vers 1130, ou
contemporains, comme le De naturis rerum11 d’Alexandre Neckam, du tout début du
XIIIe s., qui en attribuent l’initiative à Uterpandragon12.
Les différentes versions du passage soulignent l’ambivalence de l’action de Merlin,
mais l’utilisation ultérieure du monument est clairement christianisée. Dans l’Historia
Regum Britanniae, malgré les circonstances inhabituelles de l’érection de ce cimetière
et les origines lointaines de pierres amenées d’Afrique par des géants, Stonehenge
devient un espace chrétien. Situé à proximité du monastère du mont Ambrius, il est
solennellement inauguré à la Pentecôte, en présence d’un grand nombre de dignitaires
ecclésiastiques :
Direxit iussitque clerum ac populum submonere [...]. Ad edictim ergo illius uenerunt pontifices et
abbates et ex unoquoque ordine qui ei subditi fuerant. HRB § 130, p. 175.
L’édification de Stonehenge contribue à la reconstruction matérielle et
institutionnelle de la Grande-Bretagne, dans les domaines civil et religieux, avec
l’investissement des évêques de York et Carlion. Cela passe par l’appropriation et la
christianisation de vestiges archéologiques prodigieux d’origine à la fois étrangère et
païenne.
Les différents noms utilisés pour désigner Stonehenge soulèvent la question de
l’intégration et de la perception d’un monument remontant à l’ère pré-chrétienne de la
Grande-Bretagne. L’Historia évoque les pierres de la danse ou du cercle des géants,
chorea gigantum (HRB § 128 p. 173 ou § 134, p. 181), évoquant les premiers habitants
de la Grande-Bretagne (issus de l’union de la princesse Albine et de ses sœurs avec des
démons), la disposition circulaire des pierres, mais aussi peut-être les rites et festivités
païennes associés à ce lieu.
La version variante de l’Historia indique que le monument s’appelle Stonehenge en
anglais : « Anglorum lingua Stanhenge nuncupatur »13
. Dans le Roman de Brut14
, Wace
précise de façon plus systématique les différentes appellations du lieu en trois langues,
9 En anglais, Stonehenge est à la fois « memorial » et « monument », deux termes étroitement associés à la violence
accompagnant les entreprises de conquête guerrière. Rhonda Knight, « Stealing Stonehenge : Translation,
Appropriation, and Cultural Identity in Robert Mannyng of Brunne's Chronicle », Journal of Medieval and Early
Modern Studies, 32 (1) (2002), p. 52. 10 Henry of Huntingdon, Historia Anglorum. The History of the English People, ed. and transl. by Diana E.
Greenway, Oxford, Clarendon, 1996, p. 576. 11 Alexander Neckam, De Naturis Rerum Libri Duo, with the Poem of the same Author, De Laudibus Divinae
Sapientiae, ed. by Thomas Wright, London, Longman and Green, 1863, v. 728-40. 12 Richard Trachsler, « Da Stonehenge a Salisbury. Dalla cronaca al romanzo », Idee della letteratura, dir. par Duilio
Caocci et Marina Guglielmi, Rome, Armando Editore, 2010, p. 42-43. 13 Geoffrey of Monmouth, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. 2, The First Variant Version : a
Critical Edition, ed. by Neil Wright, Cambridge, Brewer, 1988, § 180, p. 132 [VV]. 14 Wace’s Roman de Brut, A History of the British, ed. and transl. by Judith Weiss, Exeter, University of Exeter Press,
2002 [RB].
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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soulignant la pérennité du monument déplacé dans une terre marquée par la succession
des règnes breton, saxon et normand.
Bretun les suelent en bretanz
Apeler carole as gaiainz,
Stanhenges unt nun en engleis,
Pieres pendues en franceis. RB, v. 8175-78.
L’introduction du monument en Grande-Bretagne ne constitue qu’une partie de son
histoire, mais cette précision souligne son importance à l’égard de différents groupes
ethniques et linguistiques. Si les Bretons conservent l’image mythique de la carole aux
géants, c’est la merveille des « pierres pendues », l’extraordinaire disposition verticale
de ces blocs imposants, qui vient à le désigner en anglais et en français.
Les successeurs de Wace ne semblent pas aussi sensibles à cette diversité
linguistique. Le Brut en prose évoque d’abord la « carole des géants » (BP p. 146) puis
attribue au roi Aurélius le fait qu’elle soit ensuite appelée Stonehenge (BP p. 148), sans
indiquer sa signification linguistique. Les Chroniques des Bretons ne retiennent que le
nom de « ceinture gigantique » (CB p. 328) ou « ceinture aux géants » (CB p. 311 et
315). Enfin le Merlin dit seulement que les « pierres d’Irlande » sont transportées dans
le « cimetière de la plaine de Salesbières » (M § 119, p. 690). Cette transformation peut
s’expliquer par le caractère continental d'un texte qui insiste sur la vocation funéraire du
monument érigé sur le lieu de la bataille où succombe Pandragon. Pour R. Trachsler,
dans le cycle du Lancelot-Graal, le nom de Salesbières éclipse celui de Stonehenge car
c'est le lieu de l’affrontement final d’Arthur et de Mordred. Cela coïncide avec le
développement et la reconstruction de Salisbury, dotée d’une nouvelle cathédrale au
début du XIIIe siècle
15.
Le savoir extraordinaire de Merlin et les vertus des pierres dressées
Dans l’Historia, le projet de construction d’un monument à la mémoire des barons
bretons est à l’origine de la première rencontre entre Merlin et Aurélius, après la
victoire contre Engist. Après avoir refusé d'utiliser son talent prophétique à des fins de
divertissement, Merlin conseille au roi de faire venir le cercle des géants du mont
Killaraus en Irlande. Il précise que ces pierres, amenées d’Afrique par des géants, sont
magiques et ont des effets curatifs, utilisées pour des bains et avec des plantes
médicinales :
« Mistici sunt lapides et ad diuersa medicamenta salubres. [...] Lauabant namque lapides et infra
balnea diffundebant, unde aegroti curabantur. Miscebant etiam cum herbarum confectionibus, unde
uulnerati sanabantur ». HRB § 129, p. 173.
Le mode d’emploi des pierres varie d’un texte à l’autre. Si l’Historia évoque
l’usage de bains et la composition d’emplâtres herbés, dans le Brut en prose16, l’eau
passée sur ces pierres constitue une boisson curative pour les géants17 :
15 Trachsler, « Da Stonehenge [...] », art. cit., p. 52. 16 The Oldest Anglo-Norman Prose Brut Chronicle, ed. and transl. by Julia Marvin, Woodbridge, Boydell Press, 2006
[PB] et Prose Brut to 1332, ed. by Heather Pagan, Manchester, Anglo-Norman Text Society, 2011.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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« Geaunz les assistrent iloqe pur graunt ben de eux mesmes, qar a tute le foiz q’il furent naufrez ou
blessez en ascune manere, il leuerent celes peres de chaude eawe e le beurent e tantost feurent
garriz ». PB, p. 146.
Dans la Chronique de Pierre de Langtoft (2e partie du XIII
e siècle)18, Merlin insiste
de façon pragmatique sur la valeur inestimable de ces pierres aux propriétés curatives :
« Sir, ce dist Merlin, nul home pur dener
Purra la value des peres achater,
Lour vertu est tele, e tel est lour poer,
Pur maladie garrir, pur playe ben saner. » CPL, p. 124.
Merlin connaît la vertu de ces pierres merveilleuses et l’usage dont elles font
l’objet. Par le transport extraordinaire du monument, il assume un rôle mythique,
comme les géants qui avant lui ont déplacé les pierres d’Afrique en Irlande. Dans les
Chroniques des Bretons, Merlin souligne que la formation des pierres de Stonehenge
n’est pas d’origine humaine :
« Saces que illec a pierres de sy noble fourme que tous les vivans telles ne scaroient composer ne
par nule art ou engin tailler, car elles sont grandes merveilleuzement, et sy ne peuvent ceder ne
rompre par nulle homme [...]. Et sont ces mysteres des pierres trempees par prudence plus
haulte que humain entendement ne souffist monter. » CB, p. 311-12.
Malgré l’ingéniosité opérée par Merlin dans le déplacement et le relèvement des
pierres d’Irlande, ces dernières conservent leur mystère et dépassent l’entendement.
L’évocation de rituels païens et les propriétés magiques attribuées aux pierres de
Stonehenge, même s’il s’agit d’une magie de type naturel, peuvent rappeler l’origine
démoniaque de Merlin. Entre le Ve et le VII
e siècle, de nombreux conciles
ecclésiastiques ne cessent d’appeler à la destruction de tels monuments et à
l’élimination des pratiques rituelles qui leur sont associées19. Cela fait partie de l’action
des missionnaires du Haut Moyen Age occidental, avec dans le domaine celtique des
figures emblématiques comme saint Samson en Cornouailles ou saint Patrick en Irlande.
Si le transfert de Stonehenge d’Irlande en Angleterre correspond à une entreprise
« d’appropriation culturelle » de type impérialiste20, ses translations multiples et la
diversité des usages auxquels il se prête soulignent la complexité et le caractère
syncrétique d'un monument destiné à devenir un repère historique de l’identité bretonne
puis anglaise.
L’expédition irlandaise et le mode d’action de Merlin : prouesse technique ou
intervention magique?
17 Dans le manuscrit du Brut en prose moyen anglais, Oxford, Bodleian library, Hatton 50, un lecteur a manifesté son
intérêt pour les propriétés curatives des pierres de Stonehenge : « if Marlin lyed not, this were a good medicine »
(f. 26), alors que la suite du récit ne mentionne pas l’exploitation de leurs vertus médicinales. Tamar Drukker, « I
read therefore I write : readers’ marginalia in some Brut manuscripts », Readers and Writers of the Prose Brut, ed. by
William Marx and Raluca Radulescu, Lampeter, Trivium, 36, 2006, p. 110. 18 Pierre de Langtoft, Chronicle in French Verse from the Earliest Period to the Death of King Edward I, ed. by
Thomas Wright, London, Longmans, 1866-68, vol. 1. [CPL] 19 Laura H. Loomis, « Geoffrey of Monmouth and Stonehenge », Publications of the Modern Language Association,
45 (2) (1930), p. 409. 20 Knight, « Stealing Stonehenge », art. cit., p. 52-56.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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-L’ingéniosité de Merlin et la supériorité de l’intelligence sur la force
Dans l’Historia, Uterpandragon est envoyé avec Merlin en Irlande où il brise sans
peine la résistance de Gillomanius et de ses hommes. Alors que les Bretons viennent de
subir un sérieux revers militaire face aux envahisseurs Saxons, ils s’engagent dans une
entreprise impérialiste d’appropriation violente d’un élément marquant du patrimoine
culturel et du paysage irlandais. Mais l’utilisation de la force n’est pas suffisante. Merlin
met à l’épreuve l’ingéniosité des bretons qui essayent en vain différents procédés pour
déplacer les pierres :
Alii funes, alii restes, alii scalas parauerunt [...] nec ullatenus perficere ualerunt. HRB § 130, p. 175.
Ces premiers échecs mettent en valeur par contraste le succès de sa propre
technique. L’archevêque de Carlion avait déjà prévenu Aurélius des qualités
exceptionnelles de Merlin, dans sa capacité à prophétiser comme dans sa maîtrise
d’opérations d’ordre technique :
« Non existimo alterum esse in regno tuo cui sit clarius ingenium siue in futuris dicendis siue in
operationibus machinandis ». HRB § 128, p. 171.
L’art et l’ingéniosité sont mis à contribution, alors que l’utilisation de la force
serait inutile :
« Nemo huius aetatis construeret nisi ingenium artem subuectaret. Grandes sunt lapides, nec est
aliquis cuius virtuti cedant ». HRB § 128, p. 173.
Le texte ne précise pas la méthode utilisée par Merlin mais apporte une réponse à la
question initiale, « utrum ingenim virtuti and virtus ingenio cedat », prouvant que
l’intelligence l’emporte sur la force : « Erexit illos circa sepulturam ingeniumque virtuti
praeualere comprobauit » (HRB § 129, p. 173).
La valeur démonstrative de l’épisode ressort également chez Wace où Merlin fait la
leçon aux Bretons incapables de déplacer les pierres :
Unches par force a la menur
Ne porent faire prendre un tur.
« Ja par force n’en ferez plus.
Or verrez engin e saveir
Mielz que vertu de cors valeir » RB, v. 8144-46.
L’une des trois représentations médiévale de Stonehenge, toutes d’origine anglaise,
figure dans un manuscrit de Brut, Londres, BL, Egerton 3028 f. 30 (1340’) (Figure 1)21
.
Son interprétation est problématique, car on y voit deux personnages de grande taille,
dont l’un est agenouillé, essayer de saisir les pierres de l’édifice. Leur taille n’est pas
sans évoquer les géants, cependant, le texte entourant la miniature (v. 8143-44) suggère
plutôt qu'ils représentent des Bretons incapables de déplacer les pierres, comme le leur
ordonne par sa gestuelle Merlin, le personnage de petite stature représenté au centre de
21 Alison Stones, « The Egerton Brut and its Illustrations », Maistre Wace : A Celebration, ed. by Glyn S. Burgess
and Judith Weiss, St Helier, Société Jersiaise, 2006, p. 167-76.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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l’image. La miniature contribue également à démontrer l’efficacité des paroles
mystérieuses prononcées par Merlin et la supériorité de « l’engin » sur la force.
Les inscriptions accompagnant les deux autres représentations médiévales de
Stonehenge, qui figurent au sein de la chronique universelle la Scala mundi, dans les
manuscrits Cambridge, Corpus Christi College, Parker Library, 194 f. 57 (1340’) et
Douai, BM, 803 f. 55 (1440’), étudiés par C. Heck22, situent le dessin de Stonehenge au
niveau du règne d’Uterpandragon, mais en attribuent l’édification à Merlin. Elles
reprennent l’idée du triomphe de l’art sur la force (« non vi sed arte Merlini »), sans
toutefois préciser la nature de l’art en question.
Le Brut en prose élimine le passage décrivant les efforts des Bretons pour
transporter les pierres. Ils laissent faire Merlin dont le mode d’action n’est pas détaillé :
Mes quant il virent les peres et la manere coment eles esturent, il auoient tres grant mervueile e
disoient entre eux qe nul homme ne les remueroit par force ne par engin, tant furent grandes et
huges. Mes Merlyn par son sen e par sa cointise les remua et les fist venir en lor nefs, e reuindrent
en ceste terre. PB, p. 146.
L’émerveillement de ses compagnons ne concerne pas directement le prodige
réalisé par Merlin, mais s’exprime face au spectacle des pierres dressées.
L’impossibilité apparente à déplacer les pierres, par force ou par ruse, est
immédiatement démentie par la référence à l’intelligence et l’habileté de Merlin qui lui
permettent d’accomplir cette prouesse. L’évocation des qualités intellectuelles du
personnage va de pair avec l’omission de la description précise des procédés employés.
Les textes historiques en prose en langue vernaculaire ont tendance à réduire le
caractère magique de l’intervention, mais la réussite de Merlin interroge sa véritable
nature, puisqu’il parvient à réaliser ce que « nul homme » n’aurait pu faire.
Dans les Chroniques des Bretons, la leçon sur le rapport entre la force et l’esprit
fait l’objet d’un développement moral édifiant imagé et personnalisé, spécifiquement
adressé à la jeunesse bretonne, suivi d’une conclusion très didactique :
Il demoustra aux ieulx de la jouvence britonnicque comment leur force ne leurs corages vertueulx
ne les debvoient haulchier ou eslever a orgueil ne a vaine glore comme ilz veyssent que luy, qui
n’estoit pas de grant corpulence, tout seul par la soubtillite de son engin levast ces pierres [...]. Par
laquelle chose il apparut assez que engin prevalu et sourmonta humaine force [...] car de tant doibt
estre engin plus agu qu’il procede de l’espirit, et force corporelle vient seullement de humanite. CB,
p. 318.
L’avertissement contre l'hybris se conclut par une explication philosophique sur la
nature humaine rappelant la hiérarchie entre le corps et l’âme.
-Utilisation de la magie ou intervention divine?
Si dans l’Historia, l’ingéniosité de Merlin lui permet de déplacer les pierres sans
nécessairement recourir à la magie, dans la version variante du texte, il profère des
incantations mystérieuses :
22 Christian Heck, « Histoire mythique et archéologie au quinzième siècle : une représentation inédite de
Stonehenge », Tributes in Honor of James Marrow : Studies in Painting and Manuscript Illumination of the Late
Middle Ages and Northern Renaissance, ed. by J. F. Hamburger and A. S. Korteweg, London, Harvey Miller, 2006,
p. 253-60. Les illustrations de la Scala mundi utilisent à la fois les noms de Stonehenge et de Ronde des géants,
mentionnant aussi l’origine irlandaise des pierres et leur situation près d’Amesbury.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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Paulisper insusurrans motu laborium tamquam ad oracionem precepit ut adhiberent manus et
asportarent quo vellent. VV § 130, p. 125.
Il peut s’agir de prières chrétiennes ou d’invocation diaboliques. Le fait qu’elles
soient prononcées à voix basse et leur efficacité immédiate donnent à l’événement un
caractère prodigieux.
Dans le Brut de Wace, l’emploi d’une comparaison et l’intervention du narrateur,
qui expose son incertitude, soulignent l’ambiguïté de ce comportement :
Entur guarda, les levres mut
Come huem ki dit oreisun;
Ne sai s’il dist preire u nun. RB, v. 8148-50.
Alors que Wace hésite sur l’interprétation de l’action de Merlin, dans la tradition
romanesque en prose, la merveille est bien rapportée, mais l’omission de toute
explication permet de glisser rapidement sur la nature potentiellement magique de cette
intervention.
Lors fist par force d’art aporter les pierres d’Irlande qui encore sont el cimentiere a Salesbieres. [...]
Et molt s’en esmerveillierent conment il les avoit faites venir que nus n’en avoit veü ne seü. M,
p. 690.
La « force d’art » employée par Merlin est différente de l’art et de l’ingéniosité
mentionnés dans l’Historia, car elle dépasse les limites des capacités humaines. Le
mystère concernant les modalités concrètes de l’action de Merlin suggèrent une
utilisation de la magie. Pour J.-C. Herbin, dans le Merlin, « ‘art’ désigne essentiellement
la maîtrise des pratiques divinatoires et renvoie à la part démoniaque de Merlin ». Ce
dernier avoue en effet au sujet des démons à l'origine de sa conception : « Je n’ai pas
perdu lor engieng ne lor art » (M, p. 609). Dans ce texte, le terme d’engin est connoté de
façon négative et s’applique à la ruse diabolique, ramenant aux origines troubles de
Merlin23
.
Lorsque Merlin ordonne de faire dresser les pierres dans la plaine de Salesbières,
Uter exprime l’impossibilité de cette action : « Ce ne porroit nul home faire fors Dix se
tu ne le faisoies » (M, p. 690), attribuant à Merlin des pouvoirs surhumains de caractère
divin. Le texte ne précise pas le mode d’action de Merlin, mais se focalise sur ses
résultats, suggérant le recours à des pouvoirs extraordinaires, plutôt que la mise en
œuvre de méthodes rationnelles.
Chez Pierre de Langtoft, Merlin dit explicitement à Aurélius que seul un « grand
enchantement » permettra de déplacer les pierres :
« N’i ad home en mounde ke purra mover
La maindre de totes, si nouns par mester
De grant encauntement... » CPL, p. 124.
L’utilisation de la magie semble réconciliée avec la présence d’un surnaturel
miraculeux, voire supplantée par ce dernier. Ainsi quand Uter doute de la capacité de
23 « Et quant il fu nez, si ot et dut avoir le pooir et l’enging dou deable, com cil qui l’avoit conceu », Robert de
Boron, Merlin [...], op. cit., § 10. « Engingnier » est dans le Merlin « le mot emblématique de la puissance
infernale ». Jean-Charles Herbin, « Mots et merveilles dans le Merlin 747 ou Merlin l’enchanteur ? », L’Information
Grammaticale, 87 (2000), p. 40-41. Progressivement cependant, « la merveille que déploie Merlin tend à annexer les
valences de l’engien dans le but de servir l’œuvre de Dieu ». Patricia Victorin, « Engien et merveille dans le Merlin
en prose du pseudo-Robert de Boron, la part du diable, l’œuvre de dieu », Op. Cit. : Revue de littératures française et
comparée, 15 (2000), p. 37-42.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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nul homme à déplacer la carole, Merlin le rassure en affirmant : « Les peres par aide de
Deu en Brettayne erent venuz » (CPL, p. 126). Son action est directement placée sous
l’autorité divine.
Enfin dans les Chroniques des Bretons, la présentation des qualités extraordinaires
de Merlin est ambiguë, car elle associe les dons extraordinaires liés aux talents
prophétiques du personnage à la maîtrise de compétences techniques ou scientifiques :
« Sire, se vous voles scavoir parfaire vostre affection par engin mervilleux et voulez instruire vos
ouvriers d’aulcune industrie nouvelle et inacoustumee [...] apelle seulement Merlin, cellui divin
prophete qui estoit aveuc le roy Vortigier [...], et reluist sur tous hommes vivants, en vifvete d’engin
et clarete d’entendement, tant de denuncier ou prophetisier choses a advenir come a machiner ou
enseignier a faire operations de merveilleuze et non veue soubtillite. [...] Et parfais toutes choses
selon la clarete de son engin, afin que l’euvre que tu tant desires et affectes soit constant, ferme, et
memorable a perpetuite. » CB, p. 309-10.
La triple mention de « l’engin » merveilleux de Merlin, associée au champ
sémantique de la lumière, est mise en parallèle avec la faculté du personnage à
prophétiser pour souligner le caractère exceptionnel de son intelligence et de son
ingéniosité. Les termes issus d’ingenium et artem, déjà utilisés chez Geoffroy, n'ont pas
la connotation diabolique qu’ils revêtent dans le Merlin. La merveille est au cœur du
discours concernant le « divin prophète », mais le recours à un surnaturel suspect laisse
place au prodigieux développement d’innovations techniques. Le texte utilise un
vocabulaire concret et des qualificatifs soulignant le caractère novateur et inédit des
méthodes employées. Merlin, à la pointe du progrès scientifique et technique, dispose
d'un savoir-faire exceptionnel et recourt à des outils mécaniques rappelant les
« machinationes » fabriquées dans l’Historia (HRB § 129, p. 173) : « Sy applica aultres
instrumens et engins propices aux pierres » (CB p. 316).
Néanmoins, le rétablissement de Stonehenge demeure une œuvre miraculeuse qui
pour Aurélius fait de Merlin l’instrument de la puissance divine :
Il commanda au prophete Merlin que il [...] dreschast icelles nobles pierres ainssy qu’il scavoit que
la nature le desiroit et pour quoy faire la vertu divine les avoit par son conseil, advertence ou engin
ravies de Hybernye par euvre miraculeuse et fait translater jusques a ceste place [...], et que il
consummast le negoce en celle meysme perfection en laquelle il avoit commencye. CB, p. 318.
Dans ce texte, Merlin est débarrassé de son aura diabolique et réintégré dans la
sphère chrétienne. En relevant les pierres, il rétablit l’ordre de nature et restaure la
perfection de l’œuvre divine.
La rationalisation et la christianisation de l’action de Merlin contrastent cependant
avec la mention de son rire face à l’impuissance des Bretons : « Quand Merlin vey les
Bretons ainssy eulz essayer a ces pierres il comenca a rire, puis les fist retraire » (CB
p. 316). Ce détail figure également dans la Chronique de Pierre de Langtoft, juste avant
l’utilisation du terme de « devyn » qui rappelle la caractérisation de Merlin comme
« divinour Vortigier » au début du passage (CPL, p. 124) :
Kant eles ne pount abbatre la Karole par engyn,
O[d]24
rise grande al peres s’en ala daun Merlin,
Abati la Karole plus tost ke nul devyn. CPL, p. 126.
24 Leçon donnée par British Library, Royal 20 A XI f. 18. « Of » dans l’édition Wright.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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Or l’Historia, mentionne seulement les rires d’Aurélius, qui au début de l’épisode
rit du plan apparemment insensé de Merlin, et du chef des Irlandais, Gillomanius, qui
pour la même raison se moque de la folie des Bretons (HRB § 128, p. 172). Chez eux, le
rire manifeste l’incrédulité et le sens commun de ceux qui ne disposent pas de la sagesse
de Merlin : il exprime ignorance ou incompréhension. Le rire de Merlin renverse la
perspective. Merlin se moque des limites de l’ingéniosité humaine avant de faire la
démonstration de ses propres talents. Dès la Vita Merlini, le rire est un de ses attributs :
souvent associé à la mort25, il coïncide avec la manifestation d'un savoir surnaturel. Ce
rire magique ou prophétique26 peut être considéré comme un signe de possession soit
divine, soit démoniaque. Dans les Chroniques des Bretons, le rire de Merlin réintroduit
un élément d’ambiguïté concernant la nature du personnage. Chez Pierre de Langtoft, il
est associé à son statut de devin surpassant tous les autres.
Conclusion :
Du XIIe au XV
e siècle, les nombreuses réécritures de l’histoire de Stonehenge
soulignent l’importance accordée aux origines d’un monument qui perdure dans le
paysage anglais. Le caractère extraordinaire du déplacement par Merlin des pierres
d’Irlande en Angleterre ne semble pas heurter la conscience historique des écrivains ni
de leurs lecteurs successifs. Les adaptations historiques en prose de l’Historia Regum
Britanniae, rationnalisent et christianisent le prodige opéré par Merlin, mais continuent
de l’exploiter voire de le développer, utilisant ce texte comme une source digne de
crédibilité. Le passage bénéficie de l’autorité du fameux prophète des Bretons, employé
tout au long du Moyen Age comme caution de nouveaux écrits politiques et
polémiques27, dont le prestige se trouve grandi par son association avec Stonehenge.
Dans la tradition romanesque représentée par le Merlin en prose, la merveille est
conservée, mais l’omission de la description ou de l’explication des méthodes utilisées
par Merlin permet de glisser rapidement sur son action magique, du moins dans ce
passage. Cet épisode dramatique recourant au surnaturel et démontrant la supériorité de
l’intelligence sur la force est au contraire amplifié dans les Chroniques des Bretons qui
exploitent ses potentialités moralisatrices et édifiantes, une caractéristique de l’écriture
historique en langue vernaculaire à la fin du Moyen Age, notamment dans le milieu
bourguignon28.
En tant que récit de fondation, l’histoire de Stonehenge constitue un passage
incontournable du règne d’Aurélius ou d’Uter, malgré le caractère extraordinaire du
déplacement des pierres. L’origine irlandaise attribuée à Stonehenge, son transfert et
son appropriation en font un emblème des prétentions impériales des Bretons, au
moment où l’intégrité politique et territoriale de leur royaume est remise en cause par la
25 Howard Bloch, « Le rire de Merlin ». Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 37 (1985),
p. 7-21. 26 Alexander Krappe, « Le rire du prophète », Studies in English Philology : A Miscellany in Honor of Frederik
Klaeber, ed. by Kemp Malone and Martin B. Ruud, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1929, p. 340-61,
Paul Zumthor, Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Paris,
Champion, 1943, p. 45-47 et Philippe Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age
(1150-1250), Genève, Droz, 1969, p. 436-40. 27 Catherine Daniel, Les prophéties de Merlin et la culture politique, XIIe-XVIe siècle, Turnhout, Brepols, 2006. 28 Georges Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne : Philippe le Hardi, Jean sans Peur,
Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Paris, Champion, 1909.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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présence des Saxons. L’importance symbolique du monument dans l’histoire de la
Grande-Bretagne est confirmée par les marques de lectures visibles dans les manuscrits
qui la transmettent. Ainsi l’étude de T. Drukker sur les marginalia des copies du Brut en
prose moyen anglais a montré l’intérêt particulier des lecteurs du texte pour cet
épisode29. Le plus long commentaire marginal du manuscrit de Londres, BL, Harley
2248, rédigé en anglais, se réfère à Stonehenge. Il évoque la trahison d’Engist sans
insister sur l’opposition entre Bretons et Saxons, préférant souligner importance
nationale de Stonehenge comme monument commémoratif pour l’Angleterre, plutôt que
pour un de ses peuples en particulier. Le syncrétisme de Stonehenge et ses translations
successives en font un repère historique et géographique immanquable, un lieu
mémoriel et un symbole identitaire paradoxal apte à favoriser diverses appropriations.
Irène FABRY-TEHRANCHI
University of Reading
29 « How þat Stonnache on off þe marwalles off Ynglond was browthe ynto Ynglond be þe craft off Marlyn and was
set besides Ambylbyre for a remmberance, ffor þe were slayn in þat plas þer þe layd stones beth .XXX.M. LXI.
knyghtis þrew treson » (f. 60). Drukker, « I read therefore I write [...] », art. cit., p. 110.
Fabry-Tehranchi, Irène. "Écrire l’histoire de Stonehenge. Narration historique et fiction romanesque (xiie-xve s.)", L'Écriture de l'histoire au Moyen Âge - Contraintes génériques, contraintes documentaires. Dir. E. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun et A. Rochebouet.Paris, Garnier, 2015, p. 131-48.
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Figure 1 : Londres, British Library, Egerton 3028 f. 30 (1340’)
Wace, Roman de Brut, Merlin à Stonehenge