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Lane, V. 2014. Dictionary entries: \"Amérique,\" \"Beat Generation,\" \"Convention du parti démocrate à Chicago,\" \"Evanouissement,\" \"Vietnam.\" In Dictionnaire Jean Genet. Hubert

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AMÉRIQUE

De toutes les régions du monde, l’Amérique et le Moyen-Orient sont celles qui exercent le plus d’emprise sur l’écriture de Genet. L’Amérique se distingue toutefois du Moyen-Orient en ce qu’elle traverse son œuvre de part en part : de son premier poème publié, *Le Condamné à mort (1942) où il chante le bagne de Guyane, à son œuvre ultime, *Un Captif amoureux (1986) où les États-Unis figurent un puissant contrepoint à la *Palestine, en passant par sa pièce *Splendid’s, très imprégnée de son engouement pour les films noirs. L’Amérique est pour Genet une source ambivalentede fascination : son capitalisme et son racisme le révoltent, c’est pourquoi il prendra position contre elle politiquement ; il n’empêche que sa violence et ses paradoxes l’attirent esthétiquement, ce qui pour lui signifie poétiquement, et donc irrésistiblement.

Dans la France des années vingt, les images mythiques de l’Amérique – plus précisément des États-Unis – que véhiculent les films de Hollywood et les romans d’aventure font le délice de Genet et de ses contemporains. Très tôt, l’enthousiasme de Genet dépasse néanmoins celui du jeune *Sartre, par exemple. Ses rêveries américaines se matérialisent en un projet de vie, qu’il va tenter de mettre à exécution. Alors qu’il n’a que treize ans et est censé se consacrer à l’apprentissage de la typographie à l’École d’Alembert, c’est huit fois en deux mois que Genet fugue pour franchir l’océan : « pour tourner dans les cinémas en Amérique et en Égypte », déclare-t-il à ses camarades. Déjà en 1924, donc, il n’y a que le Moyen-Orient pour rivaliser avec l’Amérique dans son imagination. Lorsqu’il s’enfuit, c’est par ailleurs toujours vers le Sud de la France, et toujours vers des villes portuaires comme Nice et Marseille qu’il met le cap, ce qui porte à croire qu’il cherche effectivement à s’embarquer vers l’un ou l’autre continent (Jean Genet Matricule 192.102).

L’Amérique hante toute l’œuvre de Genet. En plus de lui inspirer l’envoi du Condamné à mort (« Si des marins sur l’eau voient s’avancer les ports / Mes dormeurs vont s’enfuir vers une nouvelle Amérique ») et de contrebalancer ses réflexions sur la révolution palestinienne dans Un Captif amoureux, elle lui fournit tout le cadre de sa seconde pièce de théâtre, *Splendid’s : le choix de ses personnages (un groupe de gangsters infiltré par un policier), de sa trame narrative (le kidnapping d’une jeune héritière américaine), aussi bien que de son décor (un hôtel sordide au nom très anglais).

L’enthousiasme de Genet pour l’Amérique a néanmoins tôt fait de céder la place à la prudence. Dès le tournant des années 1960, il se méfie de l’impérialisme et de toutes les formes de pouvoir sous lesquelles il se manifeste. Cette méfiance est bien présente dans le premier entretien substantiel qu’il accorde au magazine américain Playboy en 1964, mais elle se donne d’abord à lire avec un humour grinçant dans *Les Nègres, qui connaît un succès retentissant à New York : première pièce de théâtre occidentale destinée à n’être interprétée que par des acteurs noirs, elle est la plus jouée sur Broadway en 1961. Un record on ne peut plus ironique car, au moment où sa pièce y est à l’affiche tous les soirs, Genet, lui, ne peut se rendre aux États-Unis. Il se voit de fait refuser toutes ses demandes de visa dans les années soixante et soixante-dix. Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner. Il n’est pas rare en effet qu’à cette époque l’Ambassade américaine refoule des intellectuels étrangers parce que leurs écrits contestent l’ordre établi ; or, à ce titre, Genet ne peut qu’être interdit de séjour (dans les années soixante, *Notre-Dame-des-Fleurs étant accessible en anglais aux lecteurs américains depuis plus de dix ans, Genet est alors non seulement bien connu aux États-Unis pour son soutien à la cause des Noirs, mais aussi pour son homosexualité : deux menaces majeures au maintien de l’ordre social pour l’administration Johnson). Si Genet regarde d’abord ce bannissement comme un trivial inconvénient, voire comme un hommage indirect, il deviendra vite symbolique de sa relation antagonique avec l’Amérique, qu’il ira jusqu’à qualifier d’« ennemi absolu » (« Les Palestiniens », Zoom, 1971).

Dans les faits, cette interdiction de séjour est cependant loin de décourager Genet, qui n’hésite pas à user de divers subterfuges pour franchir la frontière. Aussi est-ce illégalement, en passant par le Canada, qu’il foule le sol américain pour la première fois en août 1968, à l’invitation de l’éditeur du magazine Esquire, Harold Hayes. Celui-ci a l’idée originale de demander à des écrivains d’avant-garde plutôt qu’à des journalistes de couvrir la *Convention du parti démocrate à Chicago : c’est donc à cette occasion que Genet rencontre les auteurs William Burroughs et Terry Southern aux côtés desquels il sera publié dans Esquire, ainsi qu’Allen Ginsberg, l’écrivain le plus politique de la *Beat Generation qui préfacera son plus important discours sur le racisme aux États-Unis (May Day Speech, City Lights, 1970). Genet pose toutefois une condition à sa venue pour le compte d’Esquire : que le magazine publie également un texte de lui sur ce qu’il tient pour beaucoup plus crucial, la guerre du *Vietnam. L’accord est conclu, mais non respecté. Si la direction du magazine fait bien paraître sonarticle sur la Convention, « Members of the Assembly », elle censure le second qu’elle juge trop cru.« A Salute to a Hundred Thousand Stars » paraît donc dans la plus progressiste, mais aussi moinsrayonnante Evergreen Review, au grand dam de Genet qui espérait troubler les esprits conservateurs(comme la majorité de ses textes politiques, ces deux articles sont reproduits en français dans*L’Ennemi déclaré, 1991).

Bien qu’il soit toujours interdit de séjour aux États-Unis, lorsqu’en 1970 les *Black Panthers viennent à Paris lui solliciter un article en faveur de leur cause, Genet accepte immédiatement et va même au-delà de leurs attentes en leur proposant de rentrer militer avec eux dès le lendemain. Les grandes universités ouvrent alors toutes grandes leurs portes à Genet qui, en l’espace de deux mois, parcourt le pays en compagnie des Panthères. De l’état de Californie à celui de New York, en passant par le Connecticut, il dénonce le racisme à la source du procès intenté à Bobby Seale, co-fondateur et président du mouvement, et appelle les intellectuels blancs à soutenir les Noirs dans leurs revendications. Il se porte également à la défense de *George Jackson qui, emprisonné depuis 1960 pour simple vol à main armé dans une station-service, risque la peine de mort en 1971. Il rédige l’introduction de son recueil de lettres Soledad Brothers, puis un manifeste réclamant sa libération qu’il fera signer par d’influents intellectuels français (en vain car c’est avant sa parution que Jackson meurt assassiné en prison).

L’Amérique est enfin omniprésente dans l’ultime œuvre de Genet, Un Captif amoureux, où il met en mots les souvenirs qu’il conserve de ses longs séjours dans les camps palestiniens entre 1970 et 1982. Il lui attribue alors une fonction tout à fait particulière, s’en servant tantôt comme d’un miroir tantôt comme d’un repoussoir pour ses réflexions sur la révolution palestinienne. On peut y lire ce célèbre passage qui synthétise la force aussi bien que l’ambiguïté de son rapport à l’Amérique : “Les Noirs en Amérique blanche sont les signes qui écrivent l’histoire ; sur la page blanche ils sont l’encre qui lui donnent un sens. Qu’ils disparaissent, les États-Unis pour moi ne seront plus qu’eux seuls et non le combat dramatique qui devient de plus en plus ardent”. Si l’Amérique ne rivalise qu’avec la Palestine en terme d’importance dans l’œuvre de Genet, c’est qu’elle en vient de fait à symboliser « le combat » central à son œuvre : combat « radioactif » des Noirs, combat pacifique des hippies, combat artistique de la Beat Generation ; combat des Palestiniens aussi, comme en contrebande ; combat de Genet lui-même enfin, car les États-Unis le troublent assez pour susciter son abjection, pour le faire écrire sa fascination. C’est parce qu’elle est si dramatique, aussi bien politiquement qu’esthétiquement, que l’Amérique représente pour Genet un lieu « idéal », un haut lieu d’inspiration.

Bibliographie : Le Condamné à mort ; Splendid’s ; Les Nègres ; « The Members of the Assembly », « A Salute to a Hundred Thousand Stars », « Les Palestiniens », « May Day Speech » (reproduits en français dans L’Ennemi déclaré) ; Un Captif amoureux.

Critiques : Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet Matricule 192.102 : Chronique des années 1910-1944, Paris, Gallimard, 2010. L’Ennemi déclaré, textes et entretiens, édition établie et annotée par Albert Dichy, Paris, Gallimard, 1991. Edmund White, Jean Genet, traduit de l’anglais par Patrick Delamare, Paris, Gallimard, 1993.

Voir : Beat Generation, Black Panthers, Cinéma, Convention du parti démocrate à Chicago, George Jackson, Palestine, Vietnam.

Véronique Lane

BEAT GENERATION

La Beat Generation renvoie à un mouvement de révolte littéraire et sociale qui émerge dans les années cinquante, avant d’inspirer la contre-culture des années soixante en *Amérique. En août 1968, Genet rencontre deux des fondateurs de ce mouvement lors de la *Convention du parti démocrate à Chicago : les écrivains Allen Ginsberg et William Burroughs. Si les poèmes de Ginsberg et les récits de Burroughs étaient d’ores et déjà perçus comme hautement polémiques aux États-Unis dans les années cinquante, ne serait-ce qu’en raison de leur homosexualité affichée ; à la charnière des années soixante-dix, leur œuvre se fait nettement plus politique, tout comme celle de Genet. Or, c’est à cette époque que les trois écrivains font connaissance, un momentum qui entre pour beaucoup dans la spécificité de leur rencontre.

À Chicago, Genet passe la majorité de son temps avec Ginsberg et il déclare à Burroughs avoir lu « tous ses livres » (The Collected Interviews of William Burroughs). Naturellement, l’affinité de Burroughs et Ginsberg pour l’œuvre de Genet est bien plus significative : elle participe très tôt de leur francophilie, puis de leur rôle de passeurs de littérature française aux États-Unis. Déjà dans leurs années de formation, Genet représentait un modèle essentiel pour Burroughs et Ginsberg. Quant au troisième écrivain de la « Sainte Trinité » au fondement de la Beat Generation, Jack Kerouac, il ne rencontrera pas Genet, mais il n’en sera pas moins toujours fasciné par l’intensité poétique de sa prose.

C’est Ginsberg qui découvre l’œuvre de Genet le premier en 1949, alors qu’il se trouve à l’asile psychiatrique afin d’échapper à un emprisonnement pour vol. Il y lit *Notre-Dame-des Fleurs et Van Gogh le Suicidé de la société d’Antonin Artaud, textes qui deviendront deux de ses plus précieuses sources d’inspiration créatrice et d’émancipation sociale, et qui le deviendront également pour plusieurs artistes de la contre-culture (de David Bowie à Gary Snyder, en passant par Jeremy Reed et Patti Smith).

De son côté, Burroughs court se procurer les romans de Genet sitôt qu’ils paraissent aux États-Unis. Aussi écrit-il dès 1955 à Ginsberg : « Ai *Journal du voleur de Genet en anglais, et l’ai lu plusieurs fois. Je pense qu’il est le plus grand auteur de prose vivant […] La traduction n’est pas mauvaise sauf pour le dialogue. Il est traduit en slang U.S. démodé. Je veux dire, personne ne parle maintenant comme ça : ‘I’ll drill somebody for just a little loose cash.’ Terrible. Pourquoi ne pas laisser l’argot français, et en expliquer le sens ? » (The Letters of William Burroughs, 1945-1959). Cette fine remarque sur la traduction de son argot, Burroughs la fera treize ans plus tard à Genet, qui s’y réfèrera toujours comme à un jugement de confiance (Edward de Grazia, « An Interview with Jean Genet »).

Quoi qu’il pense de sa traduction de Notre-Dame-des-Fleurs, Burroughs n’en fait pas moins appel à Bernard Frechtman lorsqu’il cherche à publier Naked Lunch à Paris, parce qu’il lui est impossible de le faire en Amérique ; les fondateurs de la Beat Generation ont effectivement en commun avec Genet d’avoir profondément marqué l’histoire de la censure aux États-Unis. Tout comme le gouvernement américain a grandement contribué à la célébrité du poème Howl de Ginsberg en intentant un procès à son éditeur Lawrence Ferlinghetti en 1957, c’est en partie grâce au procès de son éditeur Barney Rosset que Naked Lunch de Burroughs passe à l’histoire en 1966. Or, ce procès – le dernier intenté à un éditeur pour la publication d’une œuvre littéraire aux États-Unis – est doublement lié à la réédition de Notre-Dame-des-Fleurs en Amérique en ce que Genet est défendu par le même avocat que Burroughs, tous deux étant alors publiés par Barney Rosset, directeur de Grove Press. Rosset fomente d’ailleurs à cet effet un grand coup éditorial : « publier ensemble Naked Lunch et Notre-Dame-des-Fleurs de Genet, dans un double volume. Cela pour simplifier son travail en défendant légalement les deux cas en même temps » (lettre inédite d’Allen Ginsberg à William Burroughs, 1960). Bien qu’il n’aboutisse pas, ce stupéfiant projet à la fois littéraire et judiciaire est significatif de ce qui unit les œuvres de Burroughs et Genet, toutes deux aussi avant-gardistes que sulfureuses.

Si Burroughs et Ginsberg avaient rencontré Genet à Paris, où ils séjournèrent sporadiquement entre 1957 et 1963 au Beat Hotel (situé au 9, rue Gît-le-cœur), leur point commun aurait certainement été la littérature. Mais c’est au beau milieu des manifestations contre le racisme et la guerre du *Vietnam qu’ils font sa connaissance à Chicago : leur rôle politique en tant qu’écrivains se trouve donc alors au cœur de leurs préoccupations. Pour Ginsberg, qui est déjà considéré comme une icône de la contre-culture, cette rencontre est moins cruciale que pour Burroughs : il observe énormément Genet dans ses contacts avec les médias au moment où il en est à modeler sa propre image publique (c’est d’ailleurs par une description physique de Genet que débute l’article de Burroughs sur la *Convention du parti démocrate, « The Coming of the Purple Better One », in Esquire, n° 61,novembre 1968).

Pour Genet qui répugne d’ordinaire à discuter « littérature », cette rencontre avec deux des fondateurs de la Beat Generation est tout à fait exceptionnelle. De tous les leaders de mouvements révolutionnaires qu’il ait connus (Fraction armée rouge, *Black Panthers, Palestiniens), Burroughs et Ginsberg sont en effet les seuls « littéraires ». Sans doute le chaos de 1968 et ses difficultés de communication – son anglais « non existant » selon le mot taquin de Burroughs – ont-ils court-circuité sa méfiance habituelle. Sans doute fallait-il ces circonstances extraordinaires, de fait, pour que Genet se surprenne à fraterniser avec des écrivains en tant qu’écrivains.

Bibliographie : The Letters of William Burroughs, 1945-1959, Oliver Harris (éd.), Viking, 1993. Lettre inédite d’Allen Ginsberg à William Burroughs [1960], Berg Collection, New York Public Library. William Burroughs, « The Coming of the Purple Better One », Esquire, n° 61, novembre 1968. Edward de Grazia, « An Interview with Jean Genet » [1973], in Cardozo Studies in Law and Literature, 1993. Barry Miles, Ginsberg : A Biography, Harper Collins, 1989. The Collected Interviews of William Burroughs, Sylvère Lotringer (éd.), Semiotext(e), 2001.

Voir : Amérique, Convention du parti démocrate à Chicago, Vietnam.

Véronique Lane

CONVENTION DU PARTI DÉMOCRATE À CHICAGO

À l’aube de 1968, l’éditeur du célèbre magazine américain Esquire, Harold Hayes, anticipe les manifestations qui auront lieu en marge de la prochaine Convention du parti démocrate à Chicago. C’est qu’à l’approche des élections présidentielles, les prises de positions du gouvernement américain quant aux affaires aussi bien domestiques qu’étrangères en cours divisent le pays tout entier. Pour s’assurer de couvrir ce moment exceptionnel d’une manière exceptionnelle, Hayes se rend à Paris dans l’intention d’y recruter des écrivains d’avant-garde plutôt que des journalistes de profession. En tête de liste : Genet, Beckett et Ionesco. Beckett décline l’invitation. Genet accepte pour sa part de se déplacer en *Amérique à une condition : que dans ce numéro spécial sur la Convention soit également publié un texte de lui sur ce qui lui apparaît beaucoup plus essentiel, à savoir l’obstination du gouvernement américain à ne pas retirer ses effectifs militaires du *Vietnam. Quoique de mauvaise grâce, Hayes accepte le marché. Ionesco refuse enfin d’être associé à un projet auquel participe Genet, dont il juge les écrits trop destructeurs. À la Convention, c’est donc seul que Genet tiendra le rôle d’outsider dans le quatuor qu’il formera pour le magazine avec les auteurs d’avant-garde William Burroughs, Terry Southern et le correspondant de guerre John Sack.

Mais l’aventure américaine de Genet débuta bien avant la Convention, lorsqu’il sollicita un visa qu’on lui refusa sous le motif de « turpitude morale ». Il se procura alors un vol Paris-Montréal et c’est grâce à d’aventureux conducteurs québécois qu’il réussit à franchir la frontière canado-américaine. Arrivé à Chicago, il rencontra trois écrivains phares de la *Beat Generation : Burroughs et Southern dans le hall du Sheraton, puis Allen Ginsberg dans le garage de l’hôtel – une rencontre « underground », comme ils s’amusèrent à la qualifier (Barry Miles, Ginsberg : A Biography).

Genet divise le texte qu’il rédige pour Esquire en quatre parties correspondant aux quatre jours de la Convention, soit les 26, 27, 28 et 29 août 1968 : « le jour des cuisses », « le jour de la visière », « le jour de la bedaine » et « le jour du revolver ». Dans ce texte surprenant, l’écrivain livre ses toutes premières impressions non seulement de Chicago, ville « transfigurée » par les yippies (membres du « Youth International Party »), mais aussi de l’Amérique, cette « île pesante, trop pensante » qu’il supporte mal sans l’effet anesthésiant du Nembutal. Étant donné les assassinats successifs de Martin Luther King et de Robert Kennedy survenus dans les mois précédant la Convention, le climat en Amérique est à la paranoïa, beaucoup plus que lors de l’assassinat de John F. Kennedy cinq ans plus tôt. Le déploiement des policiers et la multiplication des caméras sont alors sans précédent, ce qui pique fortement l’intérêt de Genet. Dans la première section de son article, il chante les « énormes cuisses de policiers bourrées de L.S.D., de rage et de patriotisme » et associe l’omniprésence des médias à l’ultime « danger pour l’Amérique ». Un danger qui n’est pas sans lui déplaire puisque de l’Amérique, il pressent la décomposition ; il en fantasme même la disparition : « Ce que votre télévision n’arrive pas à vous communiquer, c’est l’odeur […] Ce serait une bonne chose, pour l’Amérique et pour le monde, qu’elle soit détruite, qu’elle soit réduite en poudre fine » (« Members of the Assembly », traduit par Richard Seaver, Esquire, novembre 1968).

Bien qu’il ait été dépêché à la Convention en tant que « reporter » à l’instar de Burroughs et de Ginsberg, Genet ne se gêne pas pour prendre part aux manifestations qui entourent l’événement. Au Lincoln Park, ils s’expriment tous les trois devant un rassemblement d’environ cinq mille manifestants pacifistes, que Genet qualifie de « foule-fleur ». Burroughs compare alors les policiers à des « chiens enragés », une image qui marque suffisamment Genet pour qu’il la reprenne au commencement de sa propre allocution : « Les chiens dont parle Burroughs, il était dans leur fonction d’obéir non pas à l’intelligence, mais à leur instinct de chiens policiers, et je suis assez content que des blancs américains soient menacés par ces chiens qui ont fait la même chose avec plus de brutalité contre les Noirs […] ». Genet cède ensuite l’estrade à Ginsberg qui, de ses incantations

bouddhistes, entame une impressionnante méditation collective. Bref, Burroughs et Genet s’opposent à Ginsberg en invitant les manifestants à recourir à la violence : « On ne lance pas de fleurs à la police, sauf en pot et par la fenêtre » (The Collected Interviews of William Burroughs), déclare Burroughs à sa manière toute solennelle, avec un humour noir que Genet n’aurait pas désavoué.

Dans l’amphithéâtre où se déroule la Convention du parti démocrate en tant que telle, c’est néanmoins avec Ginsberg que Genet assiste au dévoilement du candidat à la présidence. Eugène McCarthy est le favori des manifestants, séduits par ses prises de positions contre la politique jusqu’au-boutiste du président Johnson dans la guerre du Vietnam. Mais c’est Hubert Humphrey, issu de la droite conservatrice du parti, qui est élu. Si l’optimisme de Ginsberg n’est pas ébranlé, la fascination de Genet tourne alors au dégoût le plus complet (Edmund White, Jean Genet, 1993).

1968 est une année importante dans le parcours de Genet. C’est l’année où il rédige ses premiers articles politiques, signe tangible de sa victoire sur une longue dépression : ruser pour franchir la frontière américaine, fraterniser avec d’autres écrivains d’avant-garde, convaincre Burroughs du pouvoir bien politique de la présence physique de l’écrivain, insister pour prononcer son premier « speech » devant une foule aussi nombreuse ; tout cela qui a lieu dans le chaos de la révolution est crucial qui fait renaître Genet à l’écriture.

Bibliographie : « Members of the Assembly », traduit par Richard Seaver, Esquire, novembre 1968 (repris en français dans L’Ennemi déclaré, 1991, p. 309-319). Barry Miles, Ginsberg: A Biography, Harper Collins, 1989. Edmund White, Jean Genet, traduit par Philippe Delamarre, Gallimard, 1993. The Collected Interviews of William Burroughs, Sylvère Lotringer (éd.), Semiotext(e), 2001.

Voir : Amérique, Beat Generation, hippies, Vietnam.

Véronique Lane

ÉVANOUISSEMENT

« Il serait ridicule de dire ‘l’action de languir’ » selon Littré. Genet considère au contraire l’évanouissement comme une action, dont la virtuosité passe celle du crime le plus périlleux.

Dans *Miracle de la rose (1944), l’écrivain affiche sa curieuse conception de l’évanouissement en l’intégrant ainsi au modus operandi du tueur « le plus respecté » de « la plus troublante » des Centrales de France : *Harcamone, le condamné à mort. « On oublie trop souvent la souffrance de l’assassin qui tue toujours de la même façon, écrit-il, tant il est douloureux d’inventer un nouveau geste difficile ». Harcamone, lui, trouve en l’évanouissement le moyen de styliser son dernier meurtre : après avoir assassiné son geôlier, « il song[e] à faire quelque chose de plus difficile que ce meurtre : il s’évanouit. » S’évanouir serait-il donc plus difficile que tuer ?

C’est étonnamment ce que chacun des grands romans de Genet affirme avec force. Chacun contient effectivement une scène d’évanouissement ayant valeur de révélation. On l’oublie souvent, mais au grandiose procès qui prépare la chute de *Notre-Dame-des-fleurs (1942) succède le récit de l’évanouissement qui, au jeune écrivain, révèle rien de moins que « l’origine du monde » : « Le monde se réduisit et son mystère, dès que j’en fus retranché ». C’est de même l’épreuve

de la défaillance qui dévoile au narrateur de *Pompes funèbres (1945) le rôle du poète. Après avoir ramassé sans le reconnaître un ver pour appâter les poissons, son ami le met dans sa bouche : « Il se trouva pris entre s’évanouir d’écœurement ou dominer la situation en la voulant. Il la voulut. […] Ce fut sa première attitude de poète ». Tout comme le narrateur de Notre-Dame-des-Fleurs, le protagoniste de *Querelle de Brest (1946) pense à l’évanouissement pour « retarder le dénouement [de son] procès » : « Il éprouva le besoin d’un incident d’audience. […] Querelle voulut perdre un instant conscience ».

L’évanouissement constitue en fait la tentation par excellence pour Genet : il figure l’attrait même de l’écriture. Toujours dans Querelle de Brest, c’est l’écrivain lui-même qui ne résiste pas à décrire Mario « sur le point de défaillir » : « Prise à la lettre, l’expression ‘sur le point de défaillir’ est fausse, cependant la fragilité à quoi elle réduit celui qui la provoque, nous oblige à l’employer, Mario fut ‘sur le point de défaillir’ ». Qui « provoque » ces mots, sinon celui qui les écrit ? C’est évidemment Genet qui convoque « l’expression ‘sur le point de défaillir’ » et qui donc la provoque, parce qu’il est tenté de l’écrire.

Si dès la célèbre apparition du condamné à mort dans Miracle de la rose, l’évanouissement plane tel un signe fatal – Harcamone passe près de défaillir devant les autres prisonniers en émoi –, c’est qu’il constitue la signature même de l’écrivain. L’évanouissement, en relayant chez Genet l’œuvre et le crime, associe étroitement l’écriture à la *mort. L’ultime crime de l’ultime criminel n’a de valeur que parce que Genet l’écrit, et parce qu’il l’écrit ainsi : parce qu’il le couronne d’un évanouissement dont il fait de nous les complices. « Pour me comprendre », écrit-il dans son roman qu’il veut le plus autobiographique, « une complicité du lecteur sera nécessaire […] je l’avertirai dès que mon lyrisme me fera perdre pied » (Journal du voleur, 1949). L’évanouissement traverse toute l’œuvre de Genet, non seulement à la manière d’un motif poétique de prédilection, donc, mais tel un paraphe qui le relie encore à nous, lecteurs.

L’évanouissement est également présent, de fait, dans son théâtre et ses textes sur l’art. Dans *Les Paravents (1961), par exemple, le passage de vie à non-vie des personnages s’énonce sur lesdeux modes de la tentation irrésistible et de la révélation jubilatoire propres à l’évanouissement dansl’œuvre de Genet : si l’écrivain y implore par la voix de son personnage qu’on le laisse défaillir(« Oh, je t’en prie, laisse-moi m’évanouir tout à fait… Je fonds… Je suis fondu… »), c’est aussitôtpour se moquer souverainement de sa propre tentation (« Il rit »). *Le Funambule (1957) peuten outre être lu comme un manifeste pour un art poétique, on pourrait même dire pour une « éthique »de l’évanouissement, car les conseils que Genet y donne à *Abdallah s’adressent aussi à nous : « Cen’était pas une putain que nous venions voir au Cirque, mais un amant solitaire à la poursuite de sonimage qui se sauve et s’évanouit sur un fil de fer. Et toujours dans l’infernale contrée » ; « vous avezcompris que chacun de nous doit tendre à cela : tâcher d’apparaître à soi-même dans son apothéose ».

À partir des années 1960, presque chaque soir Genet tente lui-même de s’évanouir pour arriver à s’endormir, en consommant une dangereuse dose de barbiturique (Hadrien Laroche, « Nembutal », dans Le dernier Genet, p. 28-33), ce dont il s’ouvre dans *Un Captif amoureux (1986) : « chaque nuit allongé, presque mort, attendant que la gélule de Nembutal m’endormît, je gardais les yeux ouverts, l’esprit clair ». Mais dans ce dernier roman, Genet nous invite surtout à célébrer avec lui les joies de la fiction en pardonnant le mensonge de ce conteur de feddai qui, pour avoir « fai[t] le mort jusqu’à l’engourdissement », pour s’être volontairement évanoui « sous un tas de morts », raconte avoir assassiné tantôt quatre tantôt cinq soldats israéliens (« Cinq ? Hier il nous a dit quatre »). Ce passage charnière éclaire l’importante fonction de la perte de conscience dans l’écriture de Genet. L’évanouissement y révèle la part de mensonge non seulement au cœur du crime, mais de l’héroïsme. Au lieu de dénoncer cette défaillance scandaleuse, Genet nous incite à la célébrer en reliant les deux

sections d’Un Captif amoureux par la parabole du « baiser au lépreux »: « Omar feignit de croire et se réjouit ». Omar accepte de tremper dans le mensonge en se réjouissant avec le feddai menteur ; comme le Cid risque d’attraper la maladie fatale en embrassant le lépreux ; tout comme nous, en lisant Genet, consentons au vertige de son écriture.

Genet va même jusqu’à faire de l’évanouissement la marque de sa distinction sociale. Lorsque Madeleine Gobeil l’interroge sur sa consommation d’alcool pour le magazine Playboy en 1968, il en profite de fait pour distinguer sa posture existentielle de celle de *Sartre en convoquant ce motif, qui ouvre et clôt l’ouvrage que le philosophe lui a consacré, *Saint Genet comédien et martyr : « L’autre soir, je dînais avec Sartre et Beauvoir et ils buvaient des double whiskys. Beauvoir m’a dit : ‘La façon que nous avons de nous perdre un peu chaque soir dans l’alcool ne vous intéresse pas parce que vous, vous êtes complètement perdu.’ Les petits évanouissements dans l’alcool ne me font pas grand-chose. Je vis dans un long évanouissement depuis longtemps. » De manière significative, à l’ivresse sociale Genet oppose ainsi l’ivresse solitaire : à la bonne conscience de ceux qui s’oublient dans l’alcool collectivement, sporadiquement ; l’évanouissement personnel, sempiternel.

L’évanouissement, enfin, n’est pas que le franchissement d’une « difficulté » chez Genet, il ne s’agit pas que de son modus operandi pour faire éthiquement triompher la mort sous sa plume ; il lui permet encore et surtout de faire esthétiquement rayonner la *beauté. Mourir vivant est son modus vivendi : « Une gifle reçue vous redresse et fait votre corps se porter en avant, donner une gifle ou un coup de poing, sauter, bander, danser : vivre. Une gifle reçue peut encore vous faire pencher le front, vaciller, tomber, mourir. Nous appelons belle l’attitude de vie et laide l’attitude de la mort. Mais plus belle encore, l’attitude qui vous fait vivre vite, jusqu’à la mort. » (Querelle de Brest) C’est en effet ce qui importe par-dessus tout à Genet : vivre, vivre fort – vivre à hauteur de mort.

Bibliographie : Notre-Dame-des-fleurs, dans Œuvres complètes, t. I, p. 202 ; Miracle de la rose, dans Œuvres complètes, t. II, p. 223 et 266-267 ; Pompes funèbres, dans Œuvres complètes, t. III, p. 78 ; Querelle de Brest, dans Œuvres complètes, t. III, p. 236, 252 et 394 ; Journal du voleur, Gallimard, 1949, p. 17 ; Le Funambule, dans Œuvres complètes, t. V, p. 19 et 26 ; Les Paravents, dans Théâtre Complet, édition de Michel Corvin et d’Albert Dichy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 705 ; « Entretien avec Madeleine Gobeil », dans L'Ennemi déclaré, édition d’Albert Dichy, Gallimard, 1991, p. 16 ; Un Captif amoureux, Gallimard, 1986, p. 19 et 318-320.

Critiques : Mairéad Hanrahan, « Le premier miracle », dans Lire Genet. Une poétique de la différence, Montréal/Lyon, Les Presses de l’Université de Montréal/Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 38-53. Véronique Lane, « Jean Genet s’évanouit pour supporter ce monde », dans Participer au monde. Questions autour du geste, Lorraine Duménil et Suzanne Fernandez (dir.), Paris, Presses Universitaires de Paris Diderot, Textuel, n° 59, décembre 2009, p. 37-50. Hadrien Laroche, « Nembutal », dans Le dernier Genet. Histoire des hommes infâmes, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1997, p. 28-33 ; Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, t. I des Œuvres complètes deJean Genet, Gallimard, 1952, p. 690.

Voir : Abdallah, Beauté, « Entretien avec Madeleine Gobeil », Harcamone, Mort, Saint Genet, comédien et martyr, Sartre.

Véronique Lane

VIETNAM

Comme nombre de ses contemporains dans les années soixante, Genet est bouleversé par la politique jusqu’au-boutiste de l’administration Johnson qui, dans son offensive contre le régime communiste, envoie de plus en plus de soldats tuer et se faire tuer au Vietnam (tant et si bien qu’en 1968, c’est plus d’un demi-million de soldats américains qui y sont mobilisés). Parmi les nombreux sujets d’actualité qui préoccupent Genet, la guerre du Vietnam est tout à fait unique : il doit se battre pour le traiter. L’article qu’il consacre aux millions de Vietnamiens morts sous l’assaut des Américains, « A Salute to a Hundred Thousand Stars », est en effet l’un des seuls textes politiques de Genet qui ne soient pas issus d’une commande mais d’une lutte, d’un désir. Un désir d’écrire que la tortueuse genèse de ce texte met en lumière.

Quand en mars 1968 le directeur du magazine américain Esquire, Harold Hayes, lui offre de couvrir la *Convention du parti démocrate à Chicago, Genet perçoit juste la chance qu’il attendait. Dans cette invitation à se rendre et à publier en *Amérique, il voit de fait l’opportunité d’une intervention politique directe – plus directe qu’en France – dans le débat sur la guerre du Vietnam. C’est à une condition, donc, qu’il accepte la proposition de Hayes : qu’en plus de son article sur la Convention, Esquire s’engage à publier un texte de lui sur la situation au Vietnam. Le marché est conclu, mais ne sera pas respecté. C’est que le second texte de Genet est d’une hargne exceptionnelle. Son propos anti-américain y est aussi virulent que ses métaphores sont terrifiantes : une fillette prend un cadavre de parachutiste pour poupée, des sexes coupés ne banderont plus, cela au rythme d’un refrain qui tourne en dérision le rêve américain (« Américains, êtes-vous endormis ? »).

Brisant sa promesse, Hayes refuse donc de faire paraître « Un Salut aux cent mille étoiles » au côté de son article sur la Convention, ce qui conduit immédiatement Genet dans les bureaux du magazine où, de manière flamboyante, il déchire son manuscrit. Par chance, la version anglaise du texte se trouve alors en possession de son traducteur Richard Seaver, qui la publie un mois plus tard, en décembre 1968, dans Evergreen Review (les lecteurs progressistes de cette revue sont cependant loin de l’auditoire conservateur d’Esquire auquel Genet pensait s’adresser). La version officielle de ce texte de Genet demeure américaine pendant plus de 30 ans : ce n’est de fait qu’en 1991, grâce à la parution de L’Ennemi déclaré, qu’il devient accessible en français (dans la « re-traduction » que Mirèze Akar a l’étrange tâche d’effectuer).

« A Salute to a Hundred Thousand Stars » détient un statut tout à fait particulier dans l’histoire de l’œuvre de Genet. D’une part, l’extrême volonté à la source de la création, puis de la publication de ce texte symbolise la fin d’un angoissant silence d’écriture pour Genet. D’autre part, la violence de l’imagerie qui y est convoquée préfigure « Quatre heures à Chatila », l’un de ses textes politiques les plus scandaleusement poétiques.

Bibliographie : « A Salute to a Hundred Thousand Stars », Evergreen Review, décembre 1968 (traduit en français par Mirèze Akar dans L’Ennemi Déclaré, p. 321-328).

Voir : Amérique, Convention du parti démocrate à Chicago.

Véronique Lane

References from the volume page numbers

AMERIQUE 25-27

BEAT GENERATION 79-81

CONVENTION DU PARTI DEMOCRATE DE CHICAGO 163-65

EVANOUISSEMENT 240-42

VIETNAM 674-75