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Revue germanique internationale 23 | 2016 La pédagogie allemande dans l’espace francophone La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi » dans l’enseignement du calcul au début du XIX e siècle en Suisse et à Weimar Lukas Boser Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rgi/1579 DOI : 10.4000/rgi.1579 ISSN : 1775-3988 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 17 juin 2016 Pagination : 51-63 ISBN : 978-2-271-08811-6 ISSN : 1253-7837 Référence électronique Lukas Boser, « La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi » dans l’enseignement du calcul au début du XIX e siècle en Suisse et à Weimar », Revue germanique internationale [En ligne], 23 | 2016, mis en ligne le 17 juin 2019, consulté le 06 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1579 ; DOI : 10.4000/rgi.1579 Tous droits réservés

La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi » dans l’enseignement du calcul au début du XIXe siècle en Suisse et à Weimar [Revue Germanique Internationale 23/2016]

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Revue germanique internationale

23 | 2016La pédagogie allemande dans l’espace francophone

La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi »dans l’enseignement du calcul au début du XIXe

siècle en Suisse et à Weimar

Lukas Boser

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/rgi/1579DOI : 10.4000/rgi.1579ISSN : 1775-3988

ÉditeurCNRS Éditions

Édition impriméeDate de publication : 17 juin 2016Pagination : 51-63ISBN : 978-2-271-08811-6ISSN : 1253-7837

Référence électroniqueLukas Boser, « La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi » dans l’enseignement du calcul audébut du XIXe siècle en Suisse et à Weimar », Revue germanique internationale [En ligne], 23 | 2016, misen ligne le 17 juin 2019, consulté le 06 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1579 ; DOI : 10.4000/rgi.1579

Tous droits réservés

La réception plurielle de la « méthode Pestalozzi »

dans l’enseignement du calcul au début du XIX

e siècle en Suisse et à Weimar

Lukas Boser

À l’été 1819, deux pédagogues de Weimar se rendent en Suisse pour visiter plusieurs écoles et étudier les différentes méthodes pédagogiques en usage. Les deux hommes, Karl Friedrich Horn (1772-1852) et Karl Hergt (1781-1831), sont des envoyés du duc de Weimar Carl August von Sachsen- Weimar- Eisenach (1757-1828), qui ambitionne des réformes éducatives dans son duché. Il projette en effet d’introduire au sein des écoles élémentaires et de l’école normale de Weimar la méthode d’Andrew Bell (1753-1832) et de Joseph Lancaster (1778-1838) – éga-lement connue sous le nom d’« enseignement mutuel » ou de « méthode lancasté-rienne ». C’est d’ailleurs dans le même but qu’il avait déjà engagé un jeune Anglais, Socrate Samuel Hyrdess, formé à la méthode lancastérienne dans son pays d’ori-gine 1. Cependant, les efforts du jeune homme pour implanter la méthode à Weimar ne rencontrèrent pas le succès espéré 2.

La méthode lancastérienne n’est de loin pas la seule en vogue au tournant du XIXe siècle : les méthodes pédagogiques suscitent de fait un tel engouement que le seul terme de « méthode » constitue selon Daniel Tröhler une véritable « for-mule magique » autour de 1800 3. La Suisse abrite à cette période, sur un territoire

1. Kerrin Klinger, Zwischen Gelehrtenwissen und handwerklicher Praxis. Zum mathematischen Unterricht in Weimar um 1800, Paderborn, Wilhelm Fink, 2015, p. 162 sq. ; Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, « Die Professionalisierung des Weimarer Lehrerseminars in der Folge des Wiener Kongresses und im Kontext des Marktes pädagogischer Konzepte : Ein Reisebericht aus dem Jahre 1819 zu Pestalozzi, Fellenberg und Girard », in : Fritz- Peter Hager et Daniel Tröhler (éd.), Studien zur Pestalozzi- Rezeption im Deutschland des frühen 19. Jahrhunderts, Bern, Stuttgart, Wien, Haupt, 1995, (p. 77-175), p. 169.

2. Kerrin Klinger, op. cit., p. 162 sq. ; Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 136 et 169.3. Daniel Tröhler, « “Methode” um 1800 : Ein Zauberwort als kulturelles Phänomen und die Rolle

Pestalozzis », in : Daniel Tröhler, Simone Zurbuchen et Jürgen Oelkers (éd.), Der historische Kontext

relativement restreint, plusieurs écoles et instituts pédagogiques ouverts à toute per-sonne curieuse d’y observer les différentes méthodes en pleine activité. C’est ainsi qu’en 1819, le chemin « pédagogique » qu’empruntent les Weimariens Horn et Hergt passe non seulement par Fribourg, où le cordelier et pédagogue Grégoire Girard (1765-1850) avait instauré l’enseignement mutuel dans une école de la ville avec un succès considérable 4, mais aussi par Hofwil dans le canton de Berne où se trouve l’institut de Philipp Emanuel von Fellenberg (1771-1844), et par la ville vaudoise d’Yverdon, rendue célèbre par l’institut de Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827).

Le rapport que Horn écrit suite à sa visite chez Pestalozzi relève d’un intérêt tout particulier pour les thématiques du présent article. Cette contribution propose une double intention : il s’agit d’abord de présenter la figure de Pestalozzi dans son contexte historique, puis d’interroger la manière dont la fameuse « méthode Pestalozzi » a été reçue, adaptée et transformée dans l’enseignement du calcul à l’aube du XIXe siècle en Suisse et à Weimar.

Le patriote, l’agriculteur et l’écrivain politique

Johann Heinrich Pestalozzi naît en 1746 à Zurich, d’une famille plutôt modeste. À l’Académie, où il étudie auprès de Johann Jakob Bodmer (1698-1783), il rejoint les « patriotes », un groupe de jeunes républicains radicaux qui luttent contre l’oligarchie et la corruption de leur ville natale 5. Contrairement à la plupart de ces « patriotes » qui, tôt ou tard, abandonneront leurs idées révolutionnaires pour embrasser leur position sociale au sein de la bourgeoisie zurichoise, Pestalozzi suit les conseils de Jean- Jacques Rousseau (1712-1778) en optant pour une carrière dans l’agriculture. Pour acquérir les compétences et le savoir nécessaires à son choix de carrière, il effectue un stage à Kirchberg, dans le domaine agricole du fondateur de la Société économique de Berne, Johann Rudolf Tschiffeli (1716-1780). Après quelques mois seulement, Pestalozzi interrompt son stage et quitte la maison de Tschiffeli. Cette décision est motivée par sa liaison avec la fille d’une famille riche de Zurich, Anna Schulthess (1738-1815) 6, qu’il épousera peu après son retour en ville. Le couple fait l’acquisition d’un domaine, le Neuhof, à Birr en Argovie bernoise et accueille un enfant en 1770, prénommé Hans- Jacob (1770-1801) en hommage à Jean- Jacques Rousseau.

Les années 1770, déjà ardues pour l’agriculture en Europe du fait de mau-vaises conditions météorologiques, le seront tout particulièrement pour Pestalozzi, jeune citadin disposant de très peu de connaissances et d’expérience en la matière 7.

zu Pestalozzis “Methode”. Konzepte und Erwartungen im 18. Jahrhundert, Bern, Stuttgart, Wien, Haupt, 2002 (p. 9-30), p. 28.

4. Voir Alexandre Fontaine, Aux heures suisses de l’école républicaine. Un siècle de transferts culturels et de déclinaisons pédagogiques dans l’espace franco- romand, Paris, Éditions Demopolis, 2015, p. 36-44.

5. Daniel Tröhler, Republikanismus und Pädagogik. Pestalozzi im historischen Kontext, Bad Heil-brunn, Klinkhardt, 2006, p. 123-163.

6. Daniel Tröhler, Johann Heinrich Pestalozzi, Berne, Stuttgart, Wien, Haupt, 2008, p. 29.7. Ibid., p. 32.

La pédagogie allemande dans l’espace francophone52

Le Neuhof n’étant pas rentable, Pestalozzi se tourne vers de nouvelles sources de revenus et fonde une institution pour enfants démunis, à qui il enseigne le filage et le tissage 8. En échange de leur travail, Pestalozzi offre à ces filles et ces garçons une éducation élémentaire 9.

Quant à l’éducation de son fils, Pestalozzi tentera de suivre les préceptes ima-ginés par Rousseau pour Émile. Des fragments du journal de Pestalozzi témoignent de cette expérience pour le moins ratée : d’après Pestalozzi lui- même, Hans- Jacob, à douze ans, ne sait ni lire, ni écrire 10. Ironie de l’histoire : le « saint de la péda-gogie » 11 ne fut guère capable d’éduquer son propre fils 12 !

C’est à cette époque que Pestalozzi commence à écrire. Au moment où ses tentatives dans l’agriculture, l’industrie et l’éducation rencontrent peu de succès, Pestalozzi acquiert « un certain renom littéraire », comme l’observe Michel Soëtard 13. Le roman Léonard et Gertrude, qui paraît en quatre parties dès 1781 14, remporte en effet un grand succès 15. En France, en particulier, l’ouvrage ren-contre un écho certain dès 1783, date à laquelle le premier volume de l’ouvrage est publié en français. En 1792, la France attribue même à Pestalozzi le titre de citoyen d’honneur 16. Bien qu’il en soit flatté, Pestalozzi nourrit des sentiments ambivalents face à cette récompense : condamnant la Terreur, il n’est en effet plus favorable au régime politique français dès 1793. Aujourd’hui connu pour ses idées pédagogiques, Pestalozzi se considérait ainsi avant tout comme un écrivain politique 17.

Le pédagogue

L’avènement de la République helvétique en 1798 ouvre à Pestalozzi des pos-sibilités nouvelles. Sous l’impulsion de Philipp Albert Stapfer (1766-1840), ministre des Arts et des sciences du nouveau gouvernement, la période de la République helvétique est caractérisée par de grands projets visant à établir une instruction publique nationale. Pour les réaliser, Stapfer fait appel à des experts et pense en

8. Peter Stadler, « Pestalozzi, Johann Heinrich », in : Dictionnaire historique de la Suisse, vol. IX, Hauterive, Éditions Gilles Attinger, 2010, (p. 694-695), p. 694.

9. Peter Stadler, Pestalozzi, Geschichtliche Biographie, vol. I, Zurich, NZZ Verlag, 1988, p. 169 sq.10. Ibid., p. 148.11. Conseil scientifique du Centre Pestalozzi d’Yverdon, « Introduction », in : Johann Heinrich

Pestalozzi, Écrits sur l’expérience du Neuhof, Berne, Peter Lang, 2001 (p. 1-3), p. 1.12. « Il sait mieux penser qu’éduquer », écrit Adolf Soyaux en 1803 (Adolf Soyaux, Pestalozzi,

seine Lehrart und seine Anstalt, Leipzig, Gerhard Fleischer d. Jüngere, 1803, p. 15.)13. Michael Soëtard, « Le sens de l’expérience du Neuhof dans l’œuvre de Pestalozzi. Un échec

formateur », in : Johann Heinrich Pestalozzi, Écrits sur l’expérience du Neuhof, Berne et al., Peter Lang, 2001 (p. 117-133), p. 117.

14. Johann Heinrich Pestalozzi, Léonard et Gertrude. Un livre pour le peuple, Le Mont- sur- Lausanne, Lep, 2014.

15. Daniel Tröhler, Johann Heinrich Pestalozzi, op. cit., p. 37.16. Peter Stadler, Pestalozzi, vol. I, op. cit., p. 360-366.17. Ibid., p. 37.

La réception plurielle de  la « méthode Pestalozzi » 53

avoir trouvé un en Pestalozzi. Il doit rapidement déchanter 18 : le pédagogue a ses propres plans et demande son aide à la nouvelle administration pour établir une école pour les pauvres, à l’image de celle qu’il avait établie dans son domaine du Neuhof 19. Cette proposition n’est toutefois pas approuvée. Peu après, suite aux conflits armés, le nouveau gouvernement cherche un pédagogue pour s’occuper des plus jeunes victimes de la guerre. Pestalozzi prend ainsi la tête d’un orphelinat à Stans, où il pose les bases de sa future renommée en l’espace de sept mois, entre décembre  1798 et juin  1799. Il y apparaît comme un directeur très engagé. Non seulement endosse- t-il le rôle de « maître, gardien et père » 20 pour les pension-naires, mais il se démène aussi pour faciliter leur apprentissage. Mais une fois de plus, la chance n’est guère du côté de Pestalozzi, puisque l’orphelinat ferme ses portes en juin 1799. Ce revers ne signifie pourtant nullement la fin du pédagogue : par l’intermédiaire de Stapfer, Pestalozzi s’installe dans la commune de Berthoud dans le canton de Berne, où il devient rapidement le directeur d’un institut ins-tallé au château 21. Encouragé par Stapfer, il publie durant cette période le livre Comment Gertrude instruit ses enfants (1801) 22. Pestalozzi y expose les principes de sa méthode, qu’il met en pratique peu après dans des manuels scolaires qu’il intitule Livres élémentaires. L’institut de Pestalozzi attire de nombreux visiteurs désireux d’observer sur place la méthode qui devient de plus en plus célèbre 23.

En 1802, la République helvétique s’avèrent incapable de contrôler les troubles politiques qui l’agitent, ce qui pousse Napoléon Bonaparte à intervenir. Suite aux négociations de la Consulta réunie à Paris, la situation prend fin avec la signature de l’Acte de Médiation du 19 février 1803, qui réinstaure la souveraineté des cantons suisses. Un état de fait qui entraîne des conséquences déplaisantes pour Pestalozzi : le lieutenant de Berne désire en effet récupérer sa résidence officielle, le château de Berthoud où s’était installé l’institut. Pestalozzi se voit ainsi dans l’obligation de déménager. Après une brève escale dans la commune bernoise de Münchenbuchsee, le pédagogue s’installe définitivement au château d’Yverdon, dans le canton de Vaud. Il fera de l’institut qu’il y fonde « un centre pédagogique de réputation internationale » 24, tout particulièrement renommé en Allemagne. En même temps, l’institut « apporte au canton une incontestable valeur économique et touristique ajoutée » 25. Cependant, à l’instar de toutes les entreprises de Pestalozzi,

18. Fritz Osterwalder, Pestalozzi –  ein pädagogischer Kult, Weinheim und Basel, Beltz, 1996, p. 33.

19. Daniel Tröhler, Johann Heinrich Pestalozzi, op. cit., p. 57.20. Ibid., p. 59.21. Voir Michel Soëtard, Pestalozzi, Paris, PUF, 1995, p. 32-34.22. Centre de documentation et de recherche Pestalozzi (éd.), Écrits sur la Méthode, vol. V – Com-

ment Gertrude instruit ses enfants, Le Mont- sur- Lausanne, Lep, 2011.23. Par exemple Johann Friedrich Herbart (1776-1841) qui visita Berthoud à l’hiver 1799/1800.

Voir Michel Soëtard, op. cit., p. 34.24. Peter Stadler, « Pestalozzi, Johann Heinrich », op. cit., p. 694.25. Danièle Tosato- Rigo, « Discrètes divergences d’une expertise vaudoise sur la Méthode pesta-

lozzienne », in : Centre de documentation et de recherche Pestalozzi (éd.), Écrits sur la Méthode, vol. IV –  La Méthode à l’épreuve de l’expertise officielle, Le Mont- sur- Lausanne, Lep, 2011, p.  95-101. « 300’000 francs environ étaient mis en circulation annuellement dans la petite ville d’Yverdon par les étrangers. » (Nouvelliste Vaudois, 29.03.1825, p. 97).

La pédagogie allemande dans l’espace francophone54

le succès de l’institut d’Yverdon sera de courte durée. En 1810, il « [entre] en crise, à cause de difficultés financières 26 et surtout d’une division parmi les maîtres et la mort d’[Anna Pestalozzi] ne [fera] qu’accélérer ce processus » 27. En 1819, au moment de la visite de Horn et Hergt, l’institut est déjà sur le déclin. En 1825, Pestalozzi annonce sa retraite et l’institut est fermé. Pestalozzi se retire au Neuhof, où il meurt en 1827.

La « méthode Pestalozzi », une « formule magique » ?

Il paraît difficile de décrire ce qu’est au juste  la méthode de Pestalozzi, puisque le pédagogue « ne nous a pas laissé d’exposé vraiment clair et systématique de sa construction » 28. On peut certes en trouver des définitions et des descriptions dans les ouvrages théoriques que ce dernier a publiés (notamment dans Comment Gertrude instruit ses enfants), dans ses manuels scolaires, qui contiennent des ins-tructions minutieuses, ou encore dans des rapports 29 produits par des détracteurs ou des admirateurs du pédagogue de Berthoud. Pourtant, aucune de ces produc-tions n’offrent une explication claire sur la nature exacte de cette méthode et la manière dont elle opère : en fin de compte, le concept demeure assez nébuleux 30. Mais peut- être ce côté sibyllin faisait- il partie intégrante de la « magie » de la « méthode Pestalozzi » : une méthode que chacun pouvait utiliser, voire person-naliser, en fonction de ses propres buts 31, une méthode que l’« on pou[v]ait […] emplir de toutes sortes d’espérances » 32. Et comme Pestalozzi avait exprimé des sympathies tant pour le système républicain que pour l’absolutisme, sa méthode était applicable au sein de tous les types de gouvernements.

Pour promouvoir ses idées pédagogiques, Pestalozzi se montre tout à fait capable d’activer un « lobby publicitaire » efficace en sa faveur 33, comme le montre Peter Stadler. En 1802, Johann Samuel Ith (1747-1813) publie un rapport sur l’institut de Berthoud qui se révèle une excellente publicité pour la « méthode Pestalozzi » 34. Ith, premier doyen de la collégiale de Berne, est un ami personnel

26. On sait à cet égard que Pestalozzi ne fut jamais capable de gérer son argent.27. Peter Stadler, « Pestalozzi, Johann Heinrich », op. cit., p. 694.28. Michel Soëtard, op. cit., p. 38 sq.29. Johann Ith, Amtlicher Bericht über die Pestalozzische Anstalt und die neue Lehrart derselben,

Berne et Zurich, H. Gessner, 1802 ; Adolf Soyaux, op. cit. ; Abel Merian, Bericht über die Pestalozzische Erziehungs- Anstalt zu Yverdon, an seine Excellenz den Herrn Landammann und die hohe Tagsatzung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Berne, Ludwig Albrecht Haller, 1810.

30. Rebekka Horlacher, « Standardisierung », op. cit., p. 32.31. Rebekka Horlacher, « ‘Methode’ als Zauberwort für Schulentwicklung: die Wahrnehmung

Pestalozzis im philosophischen, schulpädagogischen und bildungspolitischen Diskurs des beginnenden 19. Jahrhunderts, aufgearbeitet anhand dreier ausgewählter Beispiele », Paedagogica Historica, 42, 2006, (p. 751-768), p. 766-768.

32. Rebekka Horlacher, « Standardisierung », op. cit., p. 32.33. Peter Stadler, Pestalozzi, Geschichtliche Biographie, vol. II, Zurich, NZZ Verlag, 1993, p. 166.34. Johann Samuel Ith et S. F.  Benteli, « Rapport officiel sur l’Institut Pestalozzi et sa nouvelle

Méthode d’enseignement », in : Centre de documentation et de recherche Pestalozzi (éd.), Écrits sur la

La réception plurielle de  la « méthode Pestalozzi » 55

du pédagogue zurichois ainsi que l’un de ses plus importants sympathisants 35. Il est d’ailleurs loin de constituer son seul soutien influent : pensons à Philipp Albert Stapfer, également un adepte enthousiaste de la « méthode Pestalozzi ».

De manière générale, l’admiration exprimée envers la méthode comporte deux aspects distincts. Ses partisans louent d’abord la simplification dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul 36 que la méthode garantit, portant aux nues ce qu’ils considèrent comme une technique d’enseignement parfaitement adaptée aux exigences du nouveau siècle. D’autre part, les enthousiastes admirent les idées qui sous- tendent la méthode, son esprit 37 en d’autres termes. L’esprit de Pestalozzi, son génie, son attitude pédagogique « morale et éthique » 38 symbolisent les caracté-ristiques essentielles de sa méthode, tenue pour un véritable moyen de « sauver le monde » 39. Et c’est justement en présentant cet esprit de la méthode que Stapfer et Ith en font la publicité, avant même la publication de Comment Gertrude instruit ses enfants et des manuels scolaires du pédagogue.

Bien que Pestalozzi ait construit sa méthode autour de l’importance du mot, de la forme et du chiffre 40 comme unités de base de l’éducation telle qu’il l’envi-sageait, la « méthode Pestalozzi » était souvent considérée comme destinée prin-cipalement à l’apprentissage de l’arithmétique au début du XIX

e siècle 41. Le Père Girard est du même avis, comme il s’en explique auprès des Weimariens Horn et Hergt en 1819 42 : Pestalozzi octroie selon lui une place centrale à l’arithmétique au sein de son entreprise éducative 43, ce que Girard désapprouve. Ce dernier savait de quoi il parlait puisqu’en 1809, la Diète fédérale (l’assemblée des représentants des cantons suisses) l’avait chargé de visiter l’institut d’Yverdon pour l’évaluer. Son rapport, daté de l’année suivante 44, contient bien quelques louanges, mais il exprime surtout la conviction que l’institut ne sera jamais plus qu’un îlot pédago-gique, et que la méthode ne pourra pas servir de modèle pour les écoles publiques suisses 45.

Méthode, vol. IV op. cit., p. 31-80 ; Loïc Chalmel, « Un compagnonnage révolutionnaire » in : Centre de documentation et de recherche Pestalozzi (éd.), Écrits sur la Méthode, vol. IV op. cit., p. 21-29.

35. Peter Stadler, Pestalozzi, vol. II, op. cit., p. 162-166 ; Daniel Tröhler, « “Methode” », op. cit., p. 13.

36. Rebekka Horlacher, « ‘Methode’ als Zauberwort », op. cit., p. 761.37. Voir Michel Soëtard, « Introduction » in : Centre de documentation et de recherche Pestalozzi

(éd.), Écrits sur la Méthode, vol. III – Esprit de la méthode, Le Mont- sur- Lausanne, Lep, 2009, p. 7-17.38. Rebekka Horlacher, « Standardisierung », op. cit., p. 32.39. Rebekka Horlacher, « ‘Methode’ als Zauberwort », op. cit., p. 758.40. Voir Centre de documentation et de recherche Pestalozzi (éd.), Écrits sur la Méthode, vol. V

op. cit.41. De fait, Pestalozzi s’est souvent plaint que ses adversaires tout comme ses admirateurs ne com-

prenaient pas la nature véritable de sa méthode. Voir Daniel Tröhler, « “Methode” », op. cit., p. 26.42. Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 133.43. Ibid.44. Abel Merian, op. cit.45. Daniel Tröhler, Johann Heinrich Pestalozzi, op. cit., p. 57. Voir aussi Danièle Tosato- Rigo et

Sylvie Moret- Petrini, « Généraliser la méthode Pestalozzi ? Une évaluation en Suisse romande et son horizon d’attentes (1806) », Annales suisses pour l’étude du XVIIIe siècle, 1, 2010, p. 112-132.

La pédagogie allemande dans l’espace francophone56

Si l’on parle communément de la « méthode Pestalozzi », il nous faut pourtant préciser que Pestalozzi ne travailla jamais seul dans ses instituts pédagogiques. Tout en constituant leur figure de proue – et s’attribuant tout le mérite des bienfaits de sa méthode –, il confie les cours à Berthoud et à Yverdon à des collaborateurs qui, de surcroît, produisent une grande partie du matériel scolaire qui est publié sous son nom. À titre d’exemple, les tables d’unités (Einheitentabellen) 46 – un élément crucial de la méthode, comme nous le verrons  – sont en fait l’œuvre de Johann Christoph Buss (1776-1885) et de Hermann Krüsi (1775-1844) 47. Un autre éminent collaborateur de Pestalozzi, Joseph Schmid (1785-1851), responsable de l’ensei-gnement de l’arithmétique, est décrit par le pédagogue en 1807 comme « élevant » les étudiants à un état où ils dépassent le simple apprentissage des mathématiques pour en arriver à « les inventer » véritablement 48. La formule est tirée tout droit de l’Émile de Rousseau, mais pas seulement : le mathématicien et physicien vaudois Emmanuel Develey (1764-1839) avait déjà souhaité « que [l’]élève n’apprenne pas la science, qu’il l’invente » 49 dans son Arithmétique d’Émile, parue en 1802. On peut supposer que Pestalozzi avait connaissance de ce manuel : le fils de Develey fut élève à Yverdon entre 1805 et 1810, et les deux pédagogues entretenaient une correspondance durant cette période. Selon une lettre de Stapfer à Paul Usteri (1768-1831), un membre du Petit Conseil de Zurich – l’organe exécutif du gouver-nement – datée de février 1808, Develey était même pressenti par Antoine- François Fourcroy (1755-1809), directeur général de l’Instruction publique en France, comme un potentiel directeur pour un futur institut « pestalozzien » à Paris 50. Stapfer correspond aussi à ce sujet avec Pestalozzi qui, lui, se montre peu satisfait du choix de Fourcroy : Develey, dit- il, « ne comprend pas la méthode et il ne s’ef-force pas de l’étudier » 51. Peu après cependant, Develey abandonnera de lui- même l’idée d’ouvrir un institut Pestalozzi à Paris – une décision motivée, selon Albrecht Rengger (1764-1835), par l’augmentation de son salaire à l’Académie de Lausanne, où occupe la chaire de mathématiques et d’astronomie 52.

Réception et adaptation de la « méthode Pestalozzi » en Suisse

Si l’enthousiasme général pour les réformes sociales et politiques diminue avec la fin de la République helvétique en 1803, un vif intérêt continue à se manifester

46. Les tables des unités étaient des listes avec des traits (dix fois un trait dans la première ligne, dix fois deux traits dans la deuxième ligne, dix fois trois traits dans la troisième ligne etc. jusqu’à dix fois dix traits dans la dernière ligne). Voir Françoise Waridel, Pestalozzi et sa conception de l’arithmétique, Yverdon- les- Bains, Centre de documentation et de recherche Pestalozzi, 2003, p. 30-36.

47. Rebekka Horlacher, « ‘Methode’ », op. cit., p. 764.48. Johann Heinrich Pestalozzi, Sämtliche Briefe, vol. 5, Zurich, Orell Füssli, 1981, p. 258.49. Emmanuel Develey, Arithmétique d’Émile, Paris, [s. n.], 1802.50. Lettre de Stapfer à Usteri du 20.2.1808, cité dans Rudolf Luginbühl (éd.), Aus Philipp Albert

Stapfer’s Briefwechsel, vol. I, Basel, Adolf Geering, 1891, p. 219.51. Lettre de Pestalozzi à Stapfer du 26.3.1808, cité dans Johann Heinrich Pestalozzi, Sämtliche

Briefe, vol. VI, Zurich, Orell Füssli, 1962, (p. 61-66), p. 65.52. Lettre de Rengger à Stapfer du 23.7.1808, cité dans Rudolf Luginbühl, op. cit., p. 220 sq.

La réception plurielle de  la « méthode Pestalozzi » 57

au sein des cantons pour l’amélioration du système d’instruction publique durant la période de la Médiation 53. Les cantons suisses entament en effet à ce moment- là une réflexion sur la meilleure manière d’apporter aux élèves – les futurs citoyens – des connaissances élémentaires (lecture, écriture, calcul).

À Berne, le conseil ecclésiastique, chargé dès 1807 d’administrer les écoles, recommande dans une régulation pour l’École normale l’usage des « tables d’unités » 54 de Pestalozzi, et ce afin d’instruire les futurs instituteurs en matière d’arpentage et de mesure des granges à foin (une catégorie particulière de l’appren-tissage). Dans cette région principalement agricole, être capable de mesurer les ter-rains et le fourrage représente en effet un savoir des plus précieux 55.

Cette régulation bernoise de 1807 nous semble incarner un exemple particu-lièrement parlant pour étudier les enjeux de l’adaptation de la méthode. À première vue, il est peu étonnant d’y trouver les tables d’unités de Pestalozzi, surtout lorsque l’on sait que Johann Samuel Ith est au nombre des membres de ce conseil. Après 1800, ces tables, généralement considérées comme une sorte de manifestation maté-rielle de l’esprit de Pestalozzi, étaient en effet examinées quasiment lors de chaque tentative de réforme de l’enseignement public de l’arithmétique en Suisse : leur simplicité en faisait justement le moyen privilégié pour concrétiser la magie de la méthode.

Cependant, une analyse plus approfondie de cette régulation révèle un décalage entre les objectifs du conseil ecclésiastique (au rang desquels l’ap-prentissage de l’arpentage figure en bonne place) et la méthode de Pestalozzi (les tables en particulier). En effet, les unités de mesure et les explications qui sont nécessaires pour un tel apprentissage ne se trouvent nulle part dans les  tables d’unités. Quoique Pestalozzi fût convaincu que mesurer et calculer constituaient les moyens élémentaires (Elementarmittel) de toute éducation 56, il considérait ces savoirs d’une manière abstraite ; toiser et mesurer des champs, des granges, des distances, peser des aliments ou encore calculer des problèmes d’arithmétiques se présentant dans la vie quotidienne étaient autant de connais-sances concrètes qui n’entraient pas dans sa méthode 57. Ainsi, avec la « méthode Pestalozzi », les élèves devaient apprendre le calcul avec des chiffres « nus » 58 uniquement, c’est- à- dire sans exemples ou texte explicatif concrets (p. ex. 1 + 1 = 2 ; 1 + 2 = 3 ; 2 + 3 = 5 ; etc).

53. Jens Montandon, Gemeinde und Schule : Determinanten lokaler Schulwirklichkeit zu Beginn des 19. Jahrhunderts anhand der bernischen Landschulumfrage von 1806, Nordhausen, Traugott Bautz, 2011, p. 71.

54. Kirchen- Rat de Berne, Instruction des Kirchen- Raths in Bern für die neuen Normal- Anstalten zur Bildung tüchtiger Landschul- Lehrer, Berne, hochobrigkeitliche Buchdruckerey, 1807.

55. Voir Jeremias Gotthelf, Leiden und Freuden eines Schulmeisters, vol. I, Zurich- Erlenbach, Rentsch, 1938 [1838], p. 55.

56. Johann Heinrich Pestalozzi, Wie Gertrud ihre Kinder lehrt, Bad Heilbrunn, Julius Klinkhardt, 1964 [1801], p. 64.

57. Au Neuhof pourtant, Pestalozzi avait voulu enseigner une arithmétique destinée à l’usage domestique et au travail aux champs. Mais entretemps, il était parvenu à la conclusion que seules les bases de l’arithmétique étaient nécessaires.

58. « 1  fois 1 ; 2  fois 1 ; 3  fois 1 » etc. (Johann Heinrich Pestalozzi, ABC der Anschauung oder Anschauungs- Lehre der Massverhältnisse, vol. II, Zurich et Berne, Heinrich Gessner, 1803, p. 41).

La pédagogie allemande dans l’espace francophone58

Fig. 1 : Les chiffres « nus » dans l’ABC der Anschauung.Source : Johann Heinrich Pestalozzi, ABC der Anschauung oder Anschauungs- Lehre der

Massverhältnisse, vol. II, Zürich et Bern, Heinrich Gessner, 1803, p. 41.

Pour apprendre à mesurer, les seuls outils acceptables, selon Pestalozzi, sont la ligne et le carré 59 : ils constituent dans sa pensée la base par laquelle l’élève pourra par la suite acquérir tout le savoir géométrique et mathématique dont il aura besoin. Ainsi, dans ses écrits pédagogiques, Pestalozzi ne s’intéressa jamais vraiment à l’uti-lisation du calcul dans la vie ordinaire, question à laquelle il préfère de loin celle de l’ordre universel du monde : il était en effet persuadé qu’il avait trouvé la clé de la compréhension de l’« ordre substantiel du monde » (Weltordnung) dans le carré (ainsi que dans le corps humain) 60. Pour Fritz Osterwalder, toute la pensée

59. Idem, p. III.60. Fritz Osterwalder, « Die Methode Pestalozzis – Wahrnehmung, Ordnung und Erlösung »,

in : Fritz Osterwalder (éd.), Schriften zur „Methode“, Zurich, Verlag Pestalozzianum, 2008, (p. 7-42), p. 31 sq.

La réception plurielle de  la « méthode Pestalozzi » 59

de Pestalozzi sur les mathématiques est profondément enracinée dans cette idée fondatrice 61, qui trouva d’ailleurs nombre d’adeptes à l’époque. De plus, il est vrai – théoriquement, tout au plus – que toutes les opérations nécessaires pour mesurer une grange ou un champ peuvent être apprises par l’étude du carré et du triangle. En pratique cependant, l’utilité de ce savoir abstrait est plus qu’incertaine – et de fait, plus que d’un savoir abstrait de l’ordre du monde, c’est le besoin d’un savoir concret et pratique qui se fait ressentir à l’aube du XIXe siècle.

À Berne, une solution est trouvée : en 1823, Johann Christoph Buss, le colla-borateur de Pestalozzi évoqué plus haut, retouche un manuel scolaire d’arithmé-tique existant depuis plus de cent ans 62. À ce manuel, Buss adjoint quatorze pages contenant des problèmes de calcul concernant la mesure d’une grange 63, sans pour autant fournir à l’élève la fameuse table d’unités. Par ce stratagème, c’était non seu-lement un « Pestalozzien » reconnu qui se chargeait des retouches, mais également le véritable auteur des tables d’unités de Pestalozzi. Qu’aurait- on pu faire de plus pour garantir que l’esprit des tables d’unités se retrouve quand même dans le nou-veau manuel ?

La production de manuels scolaires – qu’il s’agisse de retoucher des ouvrages existants ou d’en composer des nouveaux  – capables de répondre aux exigences de la vie quotidienne tout en conservant l’esprit de Pestalozzi ne constitue pas une invention bernoise. À Zurich, par exemple, les enseignants adoptent les tables d’unité de Pestalozzi, qu’ils accrochent aux murs des salles de classe. Ces tables servent d’introduction au système décimal et aux fractions. En dehors de ces sup-ports, on constate rapidement que les livres du pédagogue ne sont pas utilisables à l’école primaire 64. L’instituteur Johann Jakob Dändliker (1780-1859) est donc mandaté par le professeur de théologie, membre du conseil d’éducation et éditeur Johannes Schulthess (1763-1836) pour l’écriture d’un manuel scolaire qui, tout en se fondant sur les tables de Pestalozzi, forme en même temps les élèves aux exi-gences de la vie quotidienne, en particulier du commerce. Le manuel paraît en 1808 sous le titre Guide pour le calcul mental après les tables d’unités de Pestalozzi, et pour leur emploi dans le commerce et des échanges, tout comme pour le calcul pour les enseignants 65. L’ouvrage n’évoque de facto que très peu le manuel original de Pestalozzi ; pourtant, Dändliker, ayant effectué un stage chez Pestalozzi, est de ce fait légitimé dans son statut d’expert capable d’écrire un manuel dans l’esprit de la « méthode Pestalozzi ». En même temps, Johannes Schulthess publie une série de fiches (Exempeltafeln) qui contiennent des problèmes d’arithmétique 66. Ces fiches

61. Ibid.62. Mauritz Küentzi, Arithmetica fundamentalis : das ist die vornehmesten Grund- Regeln der

Rechen- Kunst…, Berne, édité à compte d’auteur, 1710.63. Mauritz Küentzi, Arithmetica fundamentalis. Oder: die vornehmsten Grundregeln der Rechen-

kunst, Berne, Jenni, 1823.64. Johannes Schulthess, Leitfaden zum Kopfrechnen nach der Pestalozzischen Einheitstafel, und zur

Anwendung derselben auf Handel und Wandel, wie auch zum Zifferrechnen für Primar- Schullehrer, Zurich, Johann Caspar Näf, 1808, s. p. ; Voir aussi Fritz Osterwalder, « Die Methode », op. cit., p. 7.

65. Johannes Schulthess, op. cit.66. Johannes Schulthess, Schweizerische Exempeltafeln für das Zifferrechnen, Zurich, Johann Cas-

par Näf, 1808.

La pédagogie allemande dans l’espace francophone60

sont particulièrement bien adaptées aux exigences locales car elles utilisent le sys-tème zurichois de poids et mesures. Sachant que ces normes varient largement d’un canton suisse à l’autre, Schulthess se dit prêt à adapter les fiches à d’autres systèmes de poids et mesures si nécessaire 67.

Pour ce qui est de Zurich, l’éditeur est persuadé qu’avec ces trois supports (les tables de Pestalozzi, le manuel de Dändliker et les Exempeltafeln), les écoles pri-maires sont suffisamment bien fournies concernant l’enseignement du calcul 68 : les tables introduisent les élèves au système décimal, le livre de Dändliker leur apprend le calcul, et les Exempeltafeln leur permettent d’exercer leurs connaissances. De fait, ces matériaux étaient effectivement utilisés dans les écoles, comme en témoignent par exemple les rapports des autorités scolaires : en 1829, on se servait ainsi des tables de Pestalozzi et des fiches de Schulthess (entre autres supports) à l’institut des jeunes filles (Landtöchterinstitut) de Zurich 69.

Même à Yverdon d’ailleurs, la méthode génère des difficultés. Schmid, chargé de l’enseignement de l’arithmétique à l’institut, écrit en 1810 que les élèves à Yverdon apprennent parfaitement à calculer – mais qu’ils ne connaissent que la théorie 70. Le problème se pose selon lui au moment où les enfants « entrent dans la vie » 71 : leurs connaissances se révèlent bien inférieures à ce qu’elles devraient être. Bien pire, ils en savent moins que des « élèves ordinaires » 72 – autrement dit, ceux qui sont passés par l’école publique. Le jugement de Schmid est à cet égard sans appel : « [les élèves] ne savent pas calculer ce qu’il faut pour l’usage domes-tique » 73. Un constat plus grave encore si l’on considère que la majorité des élèves de l’institut d’Yverdon sont fils de marchands 74. Rien d’étonnant, donc, à ce que ce même Schmid publie en 1810 un manuel d’arithmétique comprenant les mesures de l’espace, du temps et la valeur marchande des objets de la vie quotidienne. En 1810, Schmid quitte l’institut à cause de querelles avec Johannes Niederer (1779-1843), l’un des plus importants collaborateurs de Pestalozzi ; il y retournera cinq ans plus tard.

La réception de la « méthode Pestalozzi » à Weimar

La notoriété européenne de Pestalozzi, encore fictionnelle (et seulement basée sur les dires du pédagogue) à la fin du XVIIIe siècle, devient une réalité au tournant du XIXe siècle. En Prusse, en Angleterre, en Espagne, en Irlande, à Naples, dans les cantons suisses ou même en France, quasiment à chaque fois qu’une administration

67. Johannes Schulthess, Schlüssel der Schweizerischen Exempeltafeln, Zurich, Johann Caspar Näf, 1801.

68. Ibid.69. Andrea De Vincenti, Schule der Gesellschaft, Zurich, Chronos, 2015, p. 162.70. Joseph Schmid, Die Anwendung der Zahl auf Raum, Zeit, Werth und Ziffer, Heidelberg, Mohr

und Zimmer, 1810, p. 1 sq.71. Ibid., p. 2.72. Ibid.73. Ibid., p. 3.74. Ibid., p. 5.

La réception plurielle de  la « méthode Pestalozzi » 61

scolaire ou un particulier entreprend une réforme éducative, c’est le nom du péda-gogue d’Yverdon qui est évoqué 75. Il en va de même à Weimar, où les travaux de Pestalozzi sont bien connus, et sont critiqués par les uns, à l’instar de Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) 76 et portés aux nues par les autres, comme par Johann Gottfried Herder (1744-1803) 77. Il est donc peu surprenant que, lorsque le duc de Weimar émet le désir de réformer le système éducatif du duché, l’on songe aussitôt à Pestalozzi et à sa célèbre méthode 78. C’est la raison pour laquelle Horn et Hergt sont en 1819 en visite à l’institut Yverdon. Conscient que  la « méthode Pestalozzi » est bien plus qu’une méthode pour apprendre les mathématiques, Horn constate néanmoins qu’elle ne produit que dans l’instruction des mathématiques des résultats satisfaisants 79. S’il est impressionné par les compétences mathéma-tiques des élèves d’Yverdon, Horn observe que celles- ci sont obtenues au prix d’im-menses efforts : Schmid astreint les élèves à une étude minutieuse et approfondie du manuel, page par page, ligne par ligne, exercice par exercice, ce qui suppose de sa part une très grande maîtrise de la matière. La méthode, selon Horn, est « fati-gante » 80 et de longue haleine, ce qui l’amène à penser qu’elle n’est pas adaptable à Weimar – du moins en l’état. L’esprit de la méthode, en revanche, pourrait l’être – mais, poursuit Horn, nul besoin de le faire, puisque cet esprit (au sens de véritable esprit pédagogique) se trouve déjà à Weimar : Hergt, qui y est professeur à l’École normale, connaît en effet les travaux de Pestalozzi. Les deux envoyés allemands ne trouvent ainsi rien de nouveau – ou d’utile – à Yverdon 81.

En définitive, la méthode Pestalozzi n’est pas compatible avec le « pragmatisme weimarien » 82. Horn et Hergt cherchaient une méthode efficace et peu coûteuse ; la « méthode Pestalozzi » ne correspondait pas à leurs besoins. Tout comme à Zurich et à Berne, les tables d’unités – faciles à reproduire et bon marché – constituent les seuls supports scolaires d’origine réellement « pestalozzienne » qui pénètrent les salles de classe de Weimar 83. Les tables y sont également utilisées pour introduire les élèves au système décimal et aux fractions. En matière de manuels, si les Weimariens reprennent quelques éléments de l’ouvrage de Schmid, c’est particulièrement dans les ouvrages allemands (Exempelbücher) 84 qu’ils trouvent le savoir utile aux enfants (par exemple le système local de poids et mesures) en regard de leurs futures professions ou leur rôle à

75. Rebekka Horlacher, « Standardisierung durch Vorbilder ? Das Beispiel Pestalozzi », Bildungs-geschichte : International Journal for the Historiography of Education, no 1, 2013, p.  20-35 ; Rebekka Horlacher, « Kopie, Adaption oder Label ? Die Pestalozzianische Musterschule in Frankfurt und ihr Burgdorfer Vorbild », in : Michael Göhlich, Caroline Hopf et Daniel Tröhler (éd.), Persistenz und Ver-schwinden. Persistence and Disappearance, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2008, (p. 203-215), p. 203.

76. Peter Stadler, Pestalozzi, vol. II, op. cit., p. 463.77. Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 81 ; Peter Stadler, Pestalozzi, vol. II, op. cit.,

p. 186 sq.78. Kerrin Klinger, op. cit., p. 187-220 ; Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 77-85.79. Horn, cité dans Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 97.80. Kerrin Klinger, op. cit., p. 216.81. Horn, cité dans Daniel Tröhler et Rebekka Horlacher, op. cit., p. 100 sq.82. Kerrin Klinger, op. cit., p. 216.83. Ibid., p. 212.84. Ibid., p. 183.

La pédagogie allemande dans l’espace francophone62

venir au sein de la société 85. De fait, selon Kerrin Klinger, la figure de Pestalozzi servira surtout d’inspiration (impulsgebende Leitfigur) 86 dans les réformes de l’instruction des mathématiques à Weimar. Il nous faut pourtant ajouter que la « méthode Pestalozzi » représenta beaucoup plus : la méthode était un label couronnant une instruction « moderne ». Si Horn et Hergt ne réfléchirent pas vraiment à la meilleure manière d’introduire la méthode à Weimar – il leur paraissait clair que cela ne servirait à rien –, c’est plutôt l’« esprit de Pestalozzi » et de sa méthode qu’ils cherchèrent à introduire dans l’instruction à Weimar. Dans ce contexte, la méthode n’était plus perçue comme une pratique didactique ou un ensemble de matériaux scolaires, mais comme une légi-timation de pratiques déjà existantes au sein du discours pédagogique de l’époque.

Conclusion

La méthode, comme nous l’avons montré, servit dans les premières décennies du XIXe  siècle de véritable « mot- clé » dans les discours entourant les processus de modernisation des systèmes scolaires en Europe. La « méthode Pestalozzi » jouis-sait d’une influence particulière dans les discours portant sur la réforme – ou même l’introduction – des mathématiques à l’école primaire, où elle était perçue comme une garantie de résultats sûrs et rapides. Même s’il arrivait que la méthode se révèle infruc-tueuse, l’idée ou l’esprit à sa base devinrent synonyme d’un enseignement moderne et efficace. La « méthode Pestalozzi » constituait ainsi un label de qualité accepté dans l’Europe entière. Il y eut assurément de nombreuses tentatives de reproduire ailleurs les instituts du célèbre pédagogue ; pourtant, dans le cas que nous avons décrit, telle n’était pas l’intention des Weimariens. Ceux- ci avaient plutôt pour dessein d’intro-duire à Weimar une instruction qui satisfît à la fois les exigences locales et le discours pédagogique contemporain. C’est ce double dessein que la méthode était en mesure de réaliser – et c’est précisément là que résidait sa magie 87.

85. Ibid., p. 210.86. Ibid., p. 218.87. Je remercie tout particulièrement ma collègue Nathalie Dahn- Singh pour sa relecture et ses

précieux conseils fort utiles pour la rédaction de cet article.

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