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Mickaël PELLERIN Avril 2014 [email protected] Séminaire Sartre / 2013-2014 « Le Saint Genet » de Sartre : une théorie de l’aliénation Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm Séminaire organisé par l’ITEM, Institut des Textes et Manuscrits modernes, UMR CNRS/ENS dirigée par Pierre-Marc de Biasi CIEPFC, Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine Séminaire donné par Vincent de Coorebyter, professeur à l’Université libre de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique, chargé de recherche dans l’équipe Sartre de l’ITEM, codirecteur scientifique des Etudes sartriennes. La place du langage dans la théorie sartrienne de l’aliénation élaborée dans le Saint Genet Table des matières : Introduction ..................................................................................................................... 2 A Voleur pour autrui par autrui ...................................................................................... 3 1) La puissance d’aliénation d’un mot vertigineux ............................................................................................. 3 2) Une accusation comme passage aliénant à l’objectif .................................................................................... 4 3) L’aliénation du langage devant l’aliénation situationnelle......................................................................... 5 B –L’extériorité aliénante du langage ................................................................................ 6 1) L’être-pour-autrui comme autre-que-soi-même ............................................................................................ 6 2) La dimension aliénante d’un langage tramé par autrui ............................................................................... 7 3) L’en-dehors du langage ou l’aliénation poétique ........................................................................................... 8 C Une indépassable aliénation ancrée dans le langage .................................................. 10 1) L’irrévocabilité d’un prédicat corrosif altérant la totalité linguistique .............................................. 10 2) L’insurmontable séparation d’avec soi par l’opacité de l’intuition originelle .................................. 11 3) La tâche impossible de l’irréalisable pour lui-même.................................................................................. 12 D L’esseulement radical de Genet ................................................................................. 14 1) L’insidieuse présence du social dans le langage ........................................................................................... 14 2) La stupeur infinie devant l’étrangeté du langage ......................................................................................... 15 3) La faillite de la parole vers autrui ....................................................................................................................... 17 Conclusion ...................................................................................................................... 18

La place du langage dans la théorie sartrienne de l’aliénation élaborée dans le Saint Genet

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Mickaël PELLERIN Avril 2014 [email protected] Séminaire Sartre / 2013-2014

« Le Saint Genet » de Sartre : une théorie de l’aliénation Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm Séminaire organisé par l’ITEM, Institut des Textes et Manuscrits modernes, UMR CNRS/ENS dirigée par Pierre-Marc de Biasi CIEPFC, Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine Séminaire donné par Vincent de Coorebyter, professeur à l’Université libre de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique, chargé de recherche dans l’équipe Sartre de l’ITEM, codirecteur scientifique des Etudes sartriennes.

La place du langage dans la théorie sartrienne de l’aliénation élaborée dans le Saint Genet

Table des matières :

Introduction ..................................................................................................................... 2

A – Voleur pour autrui par autrui ...................................................................................... 3 1) La puissance d’aliénation d’un mot vertigineux ............................................................................................. 3 2) Une accusation comme passage aliénant à l’objectif .................................................................................... 4 3) L’aliénation du langage devant l’aliénation situationnelle ......................................................................... 5

B –L’extériorité aliénante du langage ................................................................................ 6 1) L’être-pour-autrui comme autre-que-soi-même ............................................................................................ 6 2) La dimension aliénante d’un langage tramé par autrui ............................................................................... 7 3) L’en-dehors du langage ou l’aliénation poétique ........................................................................................... 8

C – Une indépassable aliénation ancrée dans le langage .................................................. 10 1) L’irrévocabilité d’un prédicat corrosif altérant la totalité linguistique .............................................. 10 2) L’insurmontable séparation d’avec soi par l’opacité de l’intuition originelle .................................. 11 3) La tâche impossible de l’irréalisable pour lui-même .................................................................................. 12

D – L’esseulement radical de Genet ................................................................................. 14 1) L’insidieuse présence du social dans le langage ........................................................................................... 14 2) La stupeur infinie devant l’étrangeté du langage ......................................................................................... 15 3) La faillite de la parole vers autrui ....................................................................................................................... 17

Conclusion ...................................................................................................................... 18

Introduction C’est d’un livre relevant du genre des biographies existentielles et qui devait originellement tenir lieu d’introduction aux Œuvres complètes de Jean Genet que découla finalement une réflexion autonome, s’ouvrant depuis le cas de l’écrivain à d’autres horizons, philosophiques, critiques et méthodologiques. Paru en 1952 sous le titre Saint-Genet, comédien et martyr, on a voulu voir dans ce livre l’histoire d’une libération, ignorant par-là le poids du social et des conditionnements, magnifiant aussi le triomphe de l’individu sur la société, de la liberté sur le destin, et où manquerait donc ce qui manque prétendument à l’œuvre de Sartre, le sens du social. Or à partir de ce livre, il est également possible de dégager une théorie subtile et systématique de l’aliénation qui annonce le rapprochement de Sartre avec le marxisme opéré l’année même de la publication du livre. Le Saint-Genet s’ouvre en effet sur le thème de la question de la constitution de soi par autrui, et repose la question du poids du social chez Sartre. L’aliénation sociale s’y fait d’autant plus radicale qu’elle prend la liberté pour alliée, éloignant ainsi la figure d’un Sartre borné à maintenir la souveraineté de la subjectivité où la liberté reprendrait activement à son compte toutes normes pour aussitôt les dépasser. Le présent travail ne prétend pas rendre compte d’une théorie générale de l’aliénation chez Sartre, mais fait le choix de se focaliser sur la place tenue par le langage dans la théorie de l’aliénation formulée dans le livre premier du Saint Genet. C’est en effet lorsque Sartre se propose de retracer les étapes par lesquelles Genet se transforme peu à peu pour lui-même en un étranger qu’intervient un passage caractéristique1 du Saint Genet que nous nous appliquerons à étudier, survenant entre cette première aliénation secrète que constitue le rejet maternel et le rejet social qui vient confirmer son déclassement. C’est en effet une accusation portée à l’encontre de Genet qui va déterminer toute son existence en le faisant être voleur pour les autres sans qu’il ne puisse jamais rejoindre cet être qu’il est pour autrui, lorsque l’aliénation originelle restait jusque-là dans l’ombre et que ses larcins ne suffisaient nullement à faire de lui un voleur. Le langage s’annonce donc comme l’articulation centrale de cet entre-deux du rejet et nous incite à délimiter sa place au sein d’un dispositif d’aliénation complexe faisant jouer une variété de déterminants que sont l’enfance, le social et autrui. La place tenue par le langage dans la théorie sartrienne de l’aliénation apparaît d’autant plus floue que le Saint-Genet fait le pont entre les deux grands versants de l’œuvre d’un penseur qui se sera employé à penser contre lui-même.

1 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, Tel, Gallimard, 2011, pp. 51-57.

A – Voleur pour autrui par autrui

1) La puissance d’aliénation d’un mot vertigineux La constitution de soi-même pour les autres dont Genet fait l’expérience vient comme intériorisation progressive d’un mot vertigineux proféré à son encontre et central dans l’analyse de Sartre : celui de Voleur. Que désigne donc un tel mot ? D’emblée, une condition, mais une condition qui ne fait pas pour autant oublier le mot. Car en effet, « Voleur » est de ces termes qui échappent au sens intime pour qui prétendrait l’appliquer à soi et demeure comme mot tant qu’il n’est pas appliqué à autrui :

Un voleur ne peut avoir l’intuition de soi en tant que voleur. La notion de « voleur » est par principe incommensurable avec les réalités du sens intime (…) Il ne saurait donc être question, pour une conscience, de rencontrer le vol en elle-même et dans l’immédiat. Par contre, les Autres, tous les Autres disposent à volonté de cette intuition : un voleur, c’est une réalité sensible, comme un arbre, comme une église gothique2.

On ne saurait donc avoir l’intuition de soi-même en tant que voleur au travers d’un mot sur lequel on se heurte inévitablement dans la mesure où la condition qu’il entend exprimer n’est pas à proprement parler pensable envers soi. Le mot demeure dans sa permanence en premier lieu, le voleur étant toujours cet Autre qui menace la propriété des honnêtes gens. En ce sens, je ne dispose pas de l’intuition immédiate de cette condition tant qu’elle n’est pas rapportée à un Autre que moi. L’expression « C’est un voleur » me semble toute dirigée vers autrui pour autant que je ne crois pouvoir faire l’objet de cette condition de voleur. Réciproquement, c’est lorsque je me vois subitement désigné comme voleur que je subis du dehors une signification en provenance d’autrui qu’il m’est impossible de reprendre à mon compte car pour-autrui :

C’est qu’en effet, par le surgissement de l’autre apparaissent certaines déterminations que je suis sans les avoir choisies. Me voici, en effet, Juif ou Aryen, beau ou laid, manchot, etc. Tout cela, je le suis pour l’autre, sans espoir d’appréhender ce sens que j’ai dehors ni à plus forte raison de le modifier. Le langage seul m’apprendra ce que je suis : encore ne sera-ce jamais que comme objet d’intention vide : l’intuition m’en est à jamais refusée3.

Lorsque Genet devient voleur dans l’esprit de ces autres qui lui confèrent ce caractère objectif définissant son être-pour-autrui, l’intuition ce qu’il est pour autrui lui reste inaccessible. Les autres le font exister dans une nouvelle dimension d’être, mais il ne peut reprendre à son compte ce sens qu’il se voit conféré par autrui, dans la mesure où il se donne tout au mieux comme une indication vide à sa conscience. L’aliénation de sa personne advenant dans ce devenir quelque chose qu’il n’a pas choisi d’être ne trouve aucunement dans le langage une voie de recours, lequel ne fait que m’indiquer le caractère subi de cette aliénation :

Ainsi, quelque chose de moi – selon cette nouvelle dimension – existe à la façon du donné, du moins pour moi, puisque cet être que je suis est subi, il est sans être existé. Je l’apprends et le subis dans et par les relations que j’entretiens avec les autres ; dans et

2 Ibid., p. 51. 3 SARTRE, L’être et le néant, Tel, Gallimard, 2009, p. 568.

par leurs conduites à mon égard ; Ainsi je rencontre ici tout à coup l’aliénation totale de ma personne : je suis quelque chose que je n’ai pas choisi d’être4.

L’être de cet être qui est sans être existé trouve ainsi son fondement dans la présence aliénante d’autrui. Or pour les autres, le voleur désigné est devenu immédiatement palpable et déjà le langage s’applique à emprisonner celui-là dans sa désignation aliénante :

Voici un homme que deux flics entraînent, je demande : « Qu’a t-il fait ? » On me répond : « C’est un voleur. » Le mot vient frapper contre son objet comme un cristal tombant dans une solution sursaturée : aussitôt la solution cristallise enfermant le mot en elle5.

Sartre se montrera particulièrement attentif à cette performativité aliénante du langage, en soulignant ce que cette accusation publiquement portée à l’encontre de Genet par le mot de voleur peut avoir d’incantatoire et qu’il qualifie dans un autre passage d’astringent6. Le mot opère une cristallisation intuitive pour d’autres yeux que ceux de Genet, et voilà que déjà le contenu signifiant se fait l’être de la chose signifiée.

2) Une accusation comme passage aliénant à l’objectif Dans son analyse, Sartre livre d’autres éléments explicitant la dimension aliénante du langage. Il n’est en rien anodin que le seul fait d’être nommé puisse faire passer à l’objectif un acte qui autrement serait resté dans l’ombre, mais qui se révèle si déterminant pour Genet une fois dévoilé :

Cet acte qui devient objectif et se découvre soudain si terriblement autre – simplement parce qu’il est vu par les autres – il ne le reconnaît pas, il le déteste, il voudrait qu’il n’eût jamais eu lieu7.

La désignation tient lieu de révélateur, elle déploie objectivement un sens auquel adhérer et qui s’impose de l’extérieur au voleur ainsi désigné. Sartre insistait déjà dans un écrit antérieur sur la place tenue par le langage dans le cadre d’un tel passage à l’objectivité sur la base d’une désignation. Toute parole affecte ce qu’elle nomme et ne laisse ainsi pas la chose nommée indemne qui en tant que nommée est déjà autre qu’elle n’était :

Parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d’un individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vu dans le moment qu’il se voit ; son geste furtif, qu’il oubliait en le faisant, se met à exister énormément, à exister pour tous, il s’intègre à l’esprit objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est récupéré8.

Avant de subir cette accusation, Genet vole mais pour satisfaire à la norme, effaçant dès lors de sa conscience le moment de l’infraction. Mais il a été pris la main dans le sac et

4 Ibid., p. 569. 5 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 51. 6 Ibid., p. 314. 7 Ibid., p. 48. 8 SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Tel, Gallimard, 2010, pp. 27-28.

parce qu’il a été désigné, il sera désormais voleur, non plus seulement aux yeux des autres mais aussi à ses propres yeux. Parce que ce tremblement est provoqué par la médiation du langage, celui-ci peut être tenu pour un opérateur d’aliénation. Il fait surgir sur le plan de l’objectivité ma conduite, la fait exister pour qu’aussitôt elle devienne mon être-pour-autrui. Aussi, ce voleur dont nul n’avait initialement l’intuition devient visible et voici l’étrangeté initiale du mot dépassée. Sa non-transparence est rendue claire par son effacement qui signe la mise en présence du voleur. L’opacité initiale du sens fait place à l’évidence seconde de l’être par ce seul acte de désignation :

Sur-le-champ j’oublie le mot : je vois, je touche, je respire un voleur ; je jouis par tous les sens de cette substance secrète : le crime. Sans doute je n’ai pas assisté au vol, mais qu’importe ! Les vêtements poussiéreux, et déchirés du coupable contrastent avec la mise décente des assistants, avec ma propre tenue : ils me donnent à voir que cet homme n’est pas dans l’ordre9.

Le signe laisse place à la chose, et ce qui n’était auparavant que concept abstrait, un mot seul suffit pour m’en faire jouir et rendre le voleur accessible à tous les sens. L’être et le mot ne font plus qu’un et c’est sur cette présence matérielle du mot que Genet glissera, faute de disposer de l’intuition initiale de ce prédicat aliénant.

3) L’aliénation du langage devant l’aliénation situationnelle La description que Sartre nous fait de la scène où Genet se fait prendre la main dans le sac ne doit pas être tenue pour une fantaisie romanesque, mais indique l’importance de la situation lorsque nous n’avons retenu que le langage dans l’analyse qui précède. Or l’abstraction initiale du terme Voleur n’est en effet dépassée que par la situation concrète dans laquelle se trouve celui qu’on désigne comme voleur :

Le langage parlé, d’ailleurs, est toujours déchiffré à partir de la situation. Les références au temps, à l’heure, à la place, aux entours, à la situation de la ville, de la province, du pays sont données avant la parole10.

C’est par le contexte et par les indices offerts aux consciences autres qui enveloppent cet acte de désignation que chacun peut déchiffrer le langage parlé et comprend qu’un voleur se trouve devant eux. Le caractère vertigineux du mot voleur tient alors moins à sa signification abyssale qu’à sa résonnance contextuelle, en ce sens qu’un mot n’est précisément pas l’élément concret du langage, mais dont la structure élémentaire serait plus justement la phrase :

C’est à l’intérieur de la phrase, en effet, que le mot peut recevoir une fonction réelle de désignation ; en dehors d’elle, il est tout juste une fonction propositionnelle, quand ce n’est pas une pure et simple rubrique destinée à grouper des significations absolument disparates. Là où il paraît seul dans le discours, il prend un caractère « holophrastique », sur lequel on a souvent insisté ; cela ne signifie pas qu’il ne puisse se limiter de lui-même à un sens précis, mais qu’il est intégré à un contexte comme une forme secondaire à une

9 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit, p. 51. 10 SARTRE, L’être et le néant, op.cit., p. 560.

forme principale. Le mot n’a donc qu’une existence purement virtuelle en dehors des organisations complexes et actives qui l’intègrent11.

La phrase constitue donc une opération de mise en rapport des mots réunis comme bloc linguistique. Mais une telle synthèse apparaît indispensable, sans quoi chaque mot retournerait à sa solitude tout en perdant son unité à s’écarteler entre diverses significations incommunicables. Le mot tire donc son unité véritable autant que sa substance de la phrase à laquelle il est rattaché. Or si le mot est redevable de la phrase, la phrase reste elle-même tributaire de la situation que le mot ne laisse initialement nullement transparaître en tant que carrefour de significations auquel elle vient remédier. Inversement, le langage reste le principe unificateur de toute communication de la situation. Aussi importe t-il de s’interroger sur la part d’aliénation tenue par la situation dans son support au langage :

En un mot, du fait de l’existence d’autrui, j’existe dans une situation qui a un dehors et qui, de ce fait même, a une dimension d’aliénation que je ne puis aucunement lui ôter, pas plus que je ne puis agir directement sur elle12.

La dimension aliénante propre à la situation m’échappe, et affirmer le contraire supposerait de pouvoir éprouver mon être-dehors comme dehors, ce qui est impossible. Aussi, il me faut reconnaître que ma venue au monde est synonyme d’aliénation et que cette irréductible aliénation situationnelle découle de l’extériorité même de la situation, de son être-dehors-pour-l’autre, accepté et repris par celui-là même qui est en situation. Si nous n’avons d’autre choix que de devoir compter avec la dimension aliénante de la situation, alors il nous faut situer l’aliénation dans le langage plutôt que dans la situation. Car si l’aliénation situationnelle est nécessaire, l’autre est contingente puisque les honnêtes gens pourraient sauver Genet et le social être autre qu’il n’est. Que le mot soit tributaire de la phrase qui elle-même s’enracine dans la situation concrète ne doit donc pas nous porter à amoindrir le pouvoir aliénant du langage.

B –L’extériorité aliénante du langage

1) L’être-pour-autrui comme autre-que-soi-même L’intuition de ce voleur qu’il est pour les autres est refusée à Genet : il glissera perpétuellement sur le sens de mot, car il n’aura pas le bénéfice d’une telle intuition sensible du voleur offerte aux yeux de ceux qui le désignent comme tel. Le voici donc étiqueté d’un mot en lequel se ramasse toute une condition dont la compréhension lui échappe mais qui est désormais la sienne sur le plan objectif :

Or cette intuition, Genet ne l’aura jamais. Sans doute, il comprend le sens du mot ; il a vu des maraudeurs houspillés par des gendarmes. Mais il est condamné à lire les mots à l’envers. Les hommes de bien donnent les noms et les choses les portent. Genet est du côté des objets nommés13.

11 Ibid., p. 559. 12 Ibid., p. 570. 13 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 52.

L’intuition de ce qu’il est pour les autres se dérobant à lui-même, Genet est ravalé au rang des objets nommés. Sa compréhension des mots s’en trouve inversée en comparaison de la nôtre, dans la mesure où, privé de son pouvoir de désignation et de toute intuition, son rapport s’en trouve radicalement infléchi. Mais l’aliénation subie par Genet au travers du langage peut encore être précisée :

La Société a mis les choses à l’abri. Les vocables qu’il apprend par raccroc se rapportent à des réalités interdites. Ceux de meubles, d’immeubles, de jardins désignent la propriété d’autrui : les objets désignés lui demeurent à jamais inaccessibles, tournent vers les autres leur vrai visage, bref, sont en eux-mêmes et par principe autres que ce qu’ils lui paraissent être14.

On sait que les choses restaient à distance de Genet, qu’il profitait des biens accumulés par les Regnier, mais que ces biens ne lui appartenaient pas dans l’exacte mesure où il ne leur appartenait pas. La dense opacité des choses se fait absence. Le langage surenchérit sur cette aliénation secrète en désignant par des mots des réalités qui lui étaient à la vérité déjà refusées et qui lui sont désormais foncièrement interdites. Sans doute, je suis toujours objet pour autrui et vice versa, donc toujours à la fois nommé et nommant, mais Genet est privé de cette réciprocité qui lui permettrait de comprendre sur les autres ce qu’il est pour eux en attrapant et jetant sur eux les mots qu’on lui jette. Impossible donc, pour lui, de déchiffrer le sens de ce nom vertigineux, signifiant pour autrui dont le sens lui reste indéchiffrable et qui par cette frontière introduite entre lui et les autres le sépare :

Tout se passe comme si, brusquement, la page d’un livre devenait consciente et se sentait lue à haute voix sans pouvoir se lire. Il est lu, déchiffré, désigné : les autres jouissent de son être ; mais cette jouissance, il la sent comme une hémorragie, il s’écoule dans les yeux d’autrui, il se fuit, il se vide de sa substance15.

Cette plénitude concrète du langage qui se refuse à Genet tient à sa condition d’objet pour autrui, faisant qu’il n’a pas prise sur la signification qui l’enrobe et qu’il sent néanmoins fuir hors de lui-même, nous laissant ainsi parler d’hémorragie interne de la signification. Il confirme ainsi la priorité de l’objet sur le sujet, c’est-à-dire de ce qu’il est pour les autres sur ce qu’il est pour soi. Le langage dans son envers aliène Genet à lui-même en réservant à autrui une signification qu’il rend inaccessible à celui-là.

2) La dimension aliénante d’un langage tramé par autrui Si l’être de Genet est donc fuyant, cette inconsistance trouve sa cause dans le regard aliénant d’autrui qui le définit dans son être aliéné. Or ce thème sartrien de la constitution de soi par autrui pose la question du poids du langage devant l’insidieuse présence d’autrui. De fait, la liberté d’autrui est ce qui rend évident le dehors de ma situation tout autant que sa dimension aliénante :

La véritable limite de ma liberté est purement et simplement dans le fait même qu’un autre me saisit comme autre-objet et dans cet autre fait corollaire que ma situation cesse

14 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., pp. 312-313. 15 Ibid., p. 53.

pour l’autre d’être situation et devient forme objective dans laquelle j’existe à titre de structure objective. C’est cette objectivation aliénante de ma situation qui est la limite constante et spécifique de ma situation, tout comme l’objectivation de mon être-pour-soi en être-pour-autrui est la limite de mon être16.

Il importe donc de déterminer comme précédemment dans le cas de l’aliénation situationnelle la part de l’aliénation par le langage lorsque celle-ci semble toujours déjà cernée et investie par la présence d’autrui : si la présence d’autrui constitue une autre forme d’aliénation, alors il faut voir dans quelle mesure l’aliénation de Genet dans le fait d’être nommé par autrui est à mettre au compte du langage plutôt qu’à son regard objectivant :

La situation aliénée, d’autre part, et mon propre être-aliéné ne sont pas objectivement décelés et constatés par moi ; en premier lieu, en effet, nous venons de voir que, par principe, tout ce qui est aliéné n’existe que pour l’autre. Mais, en outre, une pure constatation, si même elle était possible, serait insuffisante. Je ne puis, en effet, éprouver cette aliénation sans, du même coup, reconnaître l’autre comme transcendance. Et cette reconnaissance, nous l’avons vu, n’aurait aucun sens, si elle n’était libre reconnaissance de la liberté d’autrui. Par cette reconnaissance libre d’autrui à travers l’épreuve que je fais de mon aliénation, j’assume mon être-pour-autrui, quel qu’il puisse être, et je l’assume précisément parce qu’il est mon trait d’union avec autrui17.

La présence d’autrui me rend manifeste ma situation aliénée et c’est parce que l’autre est libre que j’assume mon être-pour-autrui dans l’aliénation. Si donc il me faut accepter l’aliénation que la présence des autres suppose, tout en reconnaissant que seul l’autre peut me rendre manifeste mon aliénation et par-là mon être pour autrui, alors c’est l’aliénation par le langage qui joue à plein. La présence de l’autre comme autre n’est ainsi pas essentiellement aliénante, mais condition de mon rapport à autrui qu’il me faut assumer, ne fût-ce que pour ne pas me condamner à une indépassable solitude. Une fois n’est pas coutume dans le Saint-Genet, Sartre enlace inextricablement la liberté à son aliénation : que le langage soit hanté par la présence d’autrui est finalement moins une aliénation que la condition de la liberté.

3) L’en-dehors du langage ou l’aliénation poétique Le basculement de Genet du côté des objets nommés annonce sa vocation poétique, dans la mesure où le usage poétique différenciant du langage fait obstacle à la communication admise dans le rapport de prose :

Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d’abord la parole comme une barrière18.

Ainsi tenu hors du langage, Genet perd de son rapport de familiarité avec les mots, les significations n’abondent plus que pour lui échapper. Il convient ici de rappeler la distinction opérée par Sartre entre poésie et prose qui clarifie cet hermétisme du mot à

16 SARTRE, L’être et le néant, op.cit., pp. 569-570. 17 Ibid., p. 571. 18 SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, op.cit., pp. 19-20.

Genet. Pour qui entretient un rapport de prose avec le langage, le mot s’efface pour faire advenir le voleur, lorsque dans l’usage poétique du langage c’est inversement le mot qui demeure derrière la chose au lieu de disparaître pour que l’objet naisse :

Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, il les ressent à l’état sauvage19.

Le langage revêt donc un aspect brut pour Genet, et l’ambiguïté du signe fait place à l’opacité des choses. La transcendance de la chose vers le signe ou la considération de la chose en sa qualité d’objet n’est plus un choix qui lui est offert :

Comme il est déjà dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considère comme un piège pour attraper une réalité fuyante ; bref le langage tout entier est pour lui le Miroir du monde20.

Genet est donc cerné de part en part : son attitude poétique lui fait considérer les mots comme des choses plutôt que comme des signes et la traversée lui est dorénavant interdite, et il bute irrémédiablement sur l’extériorité du langage :

Car le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image21.

C’est pourquoi il aura beau se mirer indéfiniment dans le miroir, ou bien encore se répéter sans le comprendre ou comme il le dirait à un autre « Tu es un voleur. », le mot restera pour lui hors d’atteinte, ce nom de voleur sur lequel il ne pourra que glisser. Le sens continuera à le fuir, toujours déjà réquisitionné par les autres, coulant hors du mot vers ces consciences qui le voient voleur. Cette position qui est la sienne entraîne d’importants changements dans sa compréhension de l’économie interne du mot. Sa sonorité, sa longueur, son aspect visuel lui donnent corps et font qu’il représente plutôt qu’il ne l’exprime une signification. Mais à l’inverse, dans la mesure où cette signification est comme réalisée, l’aspect physique du mot se reflète en elle et par elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal :

Il crie : « Je suis un voleur. » Il écoute sa voix et, du coup, le rapport au langage s’invertit : le mot cesse d’être un indicateur, il devient un être. Il résonne, il éclate dans le silence, on le sent passer sur la langue, il est réel, il est vrai ; c’est une cassette, une boîte à double fond qui enferme en lui ce que Genet nomme souvent « le mystère ». Si on pouvait casser cette noix, on trouverait dedans l’être même du voleur : l’être et le mot ne font qu’un22.

Le mot lui est inaccessible, il est enfermé dans la chose, et il a beau se répéter qu’il est un voleur devant son reflet, comme s’il espérait que le mot en frappant son image opère la même cristallisation qui s’est produite dans son cas et autoriserait la compréhension de sa condition, rien n’y fait, l’image reste terne, le mot n’atteint pas sa cible.

19 Ibid., pp. 18-19. 20 Ibid., p. 20. 21 Ibid., p. 21. 22 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 54.

Genet reste ainsi en-dehors de ce qu’il s’entend dire être et il lui est impossible de rallier son être à son être-pour-autrui. Sa vie durant il sera inquiété par un mot dont il s’emploiera à comprendre le sens et dans lequel l’identité de Genet séjourne, ce voleur qu’il est pour autrui et qu’il voudrait être pour lui-même, qu’il tente d’approcher, autour duquel il s’interroge. La conscience n’explore plus le nom pour gagner la transcendance, mais au contraire, le nom est devenu l’être signifié qu’il tente vainement d’approcher : le langage s’est fait chose, Genet sera poète :

Le tour est joué : de l’enfant truqué nous avons fait un poète ; il est hanté par un mot, un seul mot qu’il contemple à l’envers et qui contient son âme. Il cherche à s’y mirer comme en une glace sans tain, il passera sa vie à méditer sur un mot23.

C’est ce retentissement initial provoqué par la parole d’autrui qui sera déterminant pour la vie de Genet dont la fatalité de Genet fut d’être nommé et exclu de la prose pour la poésie. Le mot est l’événement originel et déclenchant qui entérine définitivement son rapport aliénant au langage puisque le situant à l’extérieur de celui-ci pour ne plus le lui laisser saisir que comme matériel opaque.

C – Une indépassable aliénation ancrée dans le langage

1) L’irrévocabilité d’un prédicat corrosif altérant la totalité linguistique Pour qui entendrait réfuter cette aliénation vécue sous le traumatisme initial du mot de voleur, un contre-argument pourrait passer pour évident : il suffirait de qualifier Genet autrement, de lui prêter une autre qualité - de blond par exemple - pour qu’il soit à son tour en mesure de me qualifier et puisse par-là dépasser la non-réciprocité nominative d’où résulte pour partie l’aliénation de Genet à lui-même puisque lui prêtant un qualificatif dont la compréhension lui échappe. Or il n’est pas suffisant de restaurer cette réciprocité pour que l’événement de l’accusation de Genet soit surmonté, loin s’en faut. Il suffit en effet de toucher à un seul mot pour que le langage s’en trouve contaminé dans toute son étendue. C’est que dans la chaîne sémantique, chaque terme renvoie à l’autre et tout altération de sens passe et circule dans la circuit linguistique pour y répercuter cette modification : ainsi, Voleur s’étend à travers tout, jusqu’aux bornes, au plus loin que la périphérie de sa définition puisse renvoyer :

Quoi que vous disiez de Genet, voleur est le prédicat permanent de vos propositions et cela suffit pour qu’il ne puisse pas vous retourner l’épithète. Affirmez-vous qu’il est blond ? cela signifie : le voleur est blond. Or un voleur n’est pas blond comme un honnête homme : il est blond en voleur24.

Voleur est par conséquent de ces termes corrosifs à même de contaminer l’ensemble du langage. Le choc initial provoqué par la parole accusatrice demeure et la fissure s’étend à toutes les couches verbales tel un virus provoquant la désagrégation du langage. Il suffit que ce prédicat soit accolé à Genet pour que toute affirmation prochaine sur celui-ci en soit d’avance et en permanence affectée :

23 Ibid., p. 54. 24 Ibid., p. 54.

De ce point de vue, tout acte et toute parole ont une multiplicité hiérarchisée de significations. Dans cette pyramide, la signification inférieure et plus générale sert de cadre à la signification supérieure et plus concrète mais, bien que celle-ci ne puisse jamais sortir du cadre, il est impossible de l’en déduire ou de l’y dissoudre25.

Le langage forme par conséquent une totalité, où chaque mot co-détermine l’ensemble de la configuration linguistique actuelle et possible, et où tout mot est tout le langage26. Une telle interconnexion sémantique interdit toute modification d’une unité lexicale sans que les autres ne s’en trouvent modifiées. Le langage affirme ainsi l’irrévocabilité de son pouvoir aliénant. Une fois à l’intérieur de l’univers des significations, il est vain de chercher à s’en extirper : les mots s’organisent, chaque phrase contient le langage tout entier et renvoie à un corps général de significations. Il y a circularité du langage au sein d’une totalité fermée :

Si vous entrez dans l’univers des significations, il n’y a plus rien à faire pour en sortir ; qu’on laisse les mots s’organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrase contient le langage tout entier et renvoie à tout l’univers27.

L’aliénation de Genet est irréversible en raison de la corrosivité du prédicat voleur dont il est frappé, laquelle se répand à travers l’ensemble du langage en sous-tendant chaque nouvelle détermination, condamnant toute tentative qui prétendrait annuler cette détermination première. Chaque mot est infecté et n’offre donc pas plus de prise à Genet qui glissera sur chaque nouveau terme comme il glisse sur le mot voleur, ce qui le condamne à rester au dehors du langage.

2) L’insurmontable séparation d’avec soi par l’opacité de l’intuition originelle L’intuition originelle de son être est refusée à Genet au même titre que toute autre intuition, dans la mesure où les mots pour lui n’indiquent plus rien sinon une impossible transcendance du signe vers la signification. Le langage est parasité par un mot dont le sens lui échappe, lui interdisant par-là un rapport de compréhension autre que poétique à la langue. Ce que les autres ont décidé qu’il serait l’infecte de bout en bout mais réside cependant hors de lui dans ce mot de voleur auquel il n’a pas accès. Genet est condamné à rester étranger à cet être objectif qu’il est pour autrui, et rien n’est là pour lui permettre de combler cette aliénante distance de soi à soi :

Introduisez dans vos calculs une quantité imaginaire, tous les résultats deviennent imaginaires. Ainsi pour Genet : l’intuition originelle de son être lui étant refusée, toutes les autres intuitions qui le touchent sont refusées aussi ; il est autre absolument, tous les mots désignent ce qui, pour les autres, est manifeste et, pour lui, caché a priori28.

25 SARTRE, Questions de méthode, Tel, Gallimard, 2005, p. 95. 26 « Mais le langage n’est pas dans le mot comme la réalité qui fonde toute nomination ; c’est plutôt le contraire et tout mot est tout le langage » (Ibid., p. 155). 27 SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, op.cit., p. 30. 28 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 54.

Aussi le langage prend t-il pour Genet un tour radicalement autre, et ce qui se donne sous les espèces de l’évidence à autrui lui est dorénavant opaque. Le fait d’introduire de nouveaux qualificatifs ne permet nullement de restituer cette réciprocité perdue : Genet sera blond en voleur, malin en voleur, triste en voleur. C’est donc l’intuition originelle de son être qui est refusée à Genet et tout prédicat vient s’accoler à cette privation. Il est autre absolument et éprouve continuellement la scission entre le mot et sa signification. Cette marginalisation langagière de Genet se donne pour insurmontable dans la mesure où l’intuition originelle de son être lui est refusée. C’est en effet par autrui par rapport à moi-même que s’opère tout rapprochement signifiant. La saisie de chaque mot, comme unité plurielle de significations possibles, est mise en relation avec un autre mot saisi également comme tel :

Le rapprochement signifiant constitue une synthèse vue du dehors, c’est-à-dire par autrui et au cours d’un déchiffrement hypothétique des sens possibles de ce rapprochement. En ce cas, en effet, chaque mot saisi d’abord comme carrefour de significations est lié à un autre mot saisi également comme tel. Et le rapprochement sera multivoque29.

Or à partir du moment où le langage comme totalité fermée est affecté par le prédicat voleur auquel Genet n’a pas accès et qui le situe hors du langage, il n’a aucune possibilité de saisir cette intuition originelle qui contamine et détermine sa trajectoire. Elle repose définitivement du côté de ces autres qui ont conditionné son rapport à un langage dont il est désormais exclu.

3) La tâche impossible de l’irréalisable pour lui-même Que Genet s’écoule ainsi hors de lui-même vers autrui depuis ce mot à la signification inaccessible qu’il tente vainement d’entendre décrit une aliénation de sa personne opérée par la médiation du langage. Or si Sartre va jusqu’à qualifier ce mot voleur de vertigineux, ce n’est aucunement par goût de l’hyperbole :

C’est au sens propre un vertige : dans le vertige, en effet, penchés au-dessus d’un précipice, nous nous sentons glisser hors de nous, couler, tomber ; au fond du trou quelque chose nous appelle, qui est nous-même, c’est-à-dire notre être qui nous échappe et que nous rejoindrons dans la mort. Le mot est vertigineux parce qu’il s’ouvre sur une tâche impossible et fascinante30.

Dans l’aliénation de mon être pour autrui, la séparation est telle que cet être qui coule en moi est intégral au point d’égaler la dimension de cet être dans son entièreté qui survient et que je ne recouvre qu’à ma mort. Or s’il y a encore vertige, c’est devant l’impossibilité et la fascination à laquelle cela ouvre, de recouvrir un être impossible à atteindre, qui ne m’arrive que dans la mort. Mais si le vertige conduit à parler de tâche impossible et fascinante, c’est parce qu’il y a là un mot qui au même titre que la mort vient comme un irréalisable dans la mesure où Genet bute à tenter de réaliser une intuition dont le sens lui échappe et l’obsède, mais il ne s’agit pas de la question de la classe des irréalisables :

29 SARTRE, L’être et le néant, op.cit., p. 562. 30 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 53.

Il s’agit d’existences parfaitement réelles, mais ceux pour qui ces caractères sont réellement donnés ne sont pas ces caractères ; et moi qui les suis, je ne puis les réaliser : si l’on me dit que je suis vulgaire, par exemple, j’ai souvent saisi par intuition sur d’autres la nature de la vulgarité ; ainsi puis-je appliquer le mot de « vulgaire » à ma personne. Mais je ne puis lier la signification de ce mot à ma personne. Il y a là tout juste l’indication d’une liaison à opérer (mais qui ne pourrait se faire que par intériorisation et subjectivisation de la vulgarité, ou par objectivation de la personne, deux opérations qui entraînent l’effondrement immédiat de la réalité traitée). Ainsi sommes-nous entourés à l’infini d’irréalisables31.

Sans doute, certaines espèces particulières d’irréalisables frappent plus que d’autres mais il reste que les irréalisables sont en nombre infini dans la mesure où ils représentent l’envers de la situation. Par principe, le pour-soi ne peut rien être, pas plus professeur que garçon de café de par sa structure, ce qui condamne d’avance toute poursuite de l’impossible synthèse entre le pour-soi et l’en soi, car leur coïncidence pétrifierait aussitôt en chose et de par l’aliénation propre à l’existence en situation. Le vertige propre à la tâche qui s’ouvre à Genet est donc à situer non pas seulement dans sa teneur d’irréalisable mais dans le caractère limite de sa situation : Genet est qualifié d’irréalisable pour lui-même. Ainsi :

Nos mots lui tournent le dos, désignent des absences, marquent des distances, nomment des invisibles, se réfèrent à ce qui, pour les autres, est manifeste et, à ses yeux, demeure caché : ce sont des répertoires d’intuitions irréalisables32.

Ce mot de voleur qu’il lui faut subir et vers lequel l’objectif le fait tendre, Genet ne peut le réaliser, fait l’épreuve de cette impossibilité mais s’acharne cependant. Il est pour lui l’extériorité qui demeure l’extériorité, jusque dans et par la tentative du pour-soi pour l’intérioriser. C’est un irréalisable à réaliser. Qu’il soit désigné comme voleur par les autres et objectivé comme voleur ne fait qu’accentuer la tension propre à cet irréalisable à réaliser accusant une béance tenue ouverte par la non-réalisation de cette identité recherchée. Ce sentiment d’écart entre ce qu’il devrait être mais qu’il n’est que pour autrui ne parvient pas à se résoudre dans la dialectique de l’objectif et du subjectif que Sartre théorisera par la suite et que le Saint Genet pratique déjà en un certain sens:

Or ressentir, c’est déjà dépasser vers la possibilité d’une transformation objective ; dans l’épreuve du vécu, la subjectivité se retourne contre elle-même et s’arrache au désespoir par l’objectivation (…) Ainsi le subjectif retient en soi l’objectif qu’il nie et qu’il dépasse vers une objectivité nouvelle ; et cette nouvelle objectivité, à son titre d’objectivation, extériorise l’intériorité du projet comme subjectivité objectivée33.

Une telle voie résolutoire opérée par diverses médiations restera fermée à Genet. Le seul usage poétique du langage dont peut disposer Genet le condamne à buter sur les mots en se voyant aliénée leur signification. Il est voué à être autre pour lui-même de par l’envahissante investiture des autres qui définit objectivement son être-pour-autrui. Privé de cette réciprocité, il s’évide continuellement dans le regard de ces autres d’où provient l’accusation originaire.

31 SARTRE, L’être et le néant, op.cit., p. 572 32 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 313 33 SARTRE, Questions de méthode, op.cit., p. 91

Impossible aussi pour Genet de se rejoindre quand il en désespère : ce qu’il est désigné comme étant, il ne l’est pas et ne saurait l’être. Un mot c’est-à-dire déjà tout le langage aura suffi à le cadenasser dans une condition qu’il ne parvient pas à faire sienne. Il est bel et bien condamné à être autre-que-lui-même par un langage vecteur d’aliénation.

D – L’esseulement radical de Genet

1) L’insidieuse présence du social dans le langage D’un mot qui le foudroie, Genet est rejeté hors du langage et par-là même aliéné à soi puisque glissant perpétuellement sur un langage lui interdisant dès lors une compréhension de cet être dont les autres l’ont désigné. Mais le langage se fait encore pour ce marginal qu’est Genet le lieu d’une aliénation surenchérie, car son exclusion de la communauté signe son exclusion d’un langage en partage qui suppose d’adhérer à cet ordre social auquel il aspirait mais qui toujours le rejettera, lui rendant ainsi plus abstraites ces choses auxquelles sont accolés des mots dont les significations ne relèvent aucunement pour lui de l’évidence. Si le Saint Genet l’annonce, c’est dans un ouvrage plus tardif d’obédience ouvertement marxiste que Sartre explicite sa compréhension du langage comme objectivation de classe qui à ce titre constitue une manifestation particulière de l’aliénation. Le monde dans lequel je surgis est en effet habité par d’autres pour-soi, et m’est par conséquent fondamentalement aliéné en ce sens que je me trouve en présence de sens qui ne viennent pas au monde par moi, et que je ne puis rien changer à ce donné. Or le langage, en tant que structure et contenu signifiant, constitue assurément un aspect de ce dehors aliénant du monde auquel je me heurte et est habité par d’autres pour-soi :

Ainsi les catégories générales de la culture, les systèmes particuliers et le langage qui les exprime sont déjà l’objectivation d’une classe, le reflet des conflits latents ou déclarés et la manifestation particulière de l’aliénation. Le monde est dehors : ce n’est pas le langage ni la culture qui sont dans l’individu comme une marque enregistrée par son système nerveux ; c’est l’individu qui est dans la culture et dans le langage, c’est-à-dire dans une section spéciale du champ des instruments34.

Aussi, l’individu s’insère dans le champ « langage » et en subit les règles. S’il est difficilement concevable d’envisager un langage qui lui appartiendrait en propre et qui le laisserait parfaitement libre, Sartre n’en maintient pas moins la liberté au sein de ce dispositif linguistique aliénant. Car Genet participe à la reconduction de son aliénation : sa liberté s’y est enchaînée puisqu’il y doit son être et parce que c’est par la médiation d’autrui que s’est opérée la révélation constituante de son Moi : il n’existe que par autrui, notre moi est avant tout l’œuvre d’autrui, de cet Autre dont nous sommes originellement « esclaves ». Au lieu d’être opposées, la liberté et l’aliénation se rejoignent car seule une liberté peut s’aliéner et rendre compte ainsi de la profondeur de sa perte, à laquelle elle a forcément contribué. Or si le langage est social, Genet le marginal ne pouvait donc que s’en trouver exclu une fois encore. Ses liens avec la communauté sont dissolus, il n’appartient à aucun milieu et l’entente profonde entre les interlocuteurs que suppose le langage pour être compris ne fait pas sens pour lui :

34 Ibid., pp. 104-105.

Au cœur de la vie sociale, au sein de la famille, notre familiarité avec le langage nous le rend invisible. « Nous sommes à ce point plongés dans les mots, dit Blanchot, que les mots deviennent inutiles. » Entre père et fils, mari et femme, entre ouvriers occupés à la même tâche, les mots n’ont même plus besoin d’être prononcés parce que les choses nous les crient35.

La proximité entretenue avec le langage fait s’évanouir celui-ci devant la connivence langagière propre à un groupe, laquelle vient recouvrir les choses de mots avec lesquels elles font corps pour chacun. Les mots sont ainsi socialisés, dans une appropriation telle qu’ils se font oublier. C’est le langage même qui se trouve infléchi par le social dans son usage quotidien au travers des pratiques propres aux différents groupes :

Savoir parler, ce n’est pas savoir nommer et comprendre les mots en général, c’est savoir parler une certaine langue, et par là manifester son appartenance à l’humanité au niveau de la collectivité nationale. D’ailleurs, savoir parler une langue ce n’est pas avoir une connaissance abstraite et pure de la langue telle que la définissent les dictionnaires et les grammaires académiques : c’est la faire sienne à travers les déformations et les sélections provinciales, professionnelles, familiales36.

Une telle interpénétration du social dans le langage ne peut donc que revêtir une dimension aliénante pour Genet qui n’a aucune appartenance sociale et subit ici une autre forme d’aliénation, plus radicale. Le social tient donc encore plus Genet à l’extérieur du langage. Le social qui investit le langage, plutôt que de laisser parler d’une aliénation par le social au détriment de la puissance aliénante du langage, s’insinue dans celui-ci pour surenchérir sur la dimension aliénante qu’il revêt pour Genet. Le social s’installe dans le langage, et par-là en verrouille en peu plus l’accès à Genet.

2) La stupeur infinie devant l’étrangeté du langage Les mots s’insèrent donc dans une réalité langagière commune admise au sein d’une communauté. Quand stupeur enfantine il peut initialement y avoir devant les mots, celle-ci est très vite rattrapée par un langage qui de chose propre devient chose commune. Or Genet est indéfiniment maintenu dans une stupeur qui ne devrait être qu’exceptionnelle face à l’étrangeté du langage et ce parce qu’il en est radicalement exclu :

Les normes fixées par la société ne le concernent pas : il n’en faut pas plus pour qu’il tombe dans la stupeur devant l’étrangeté de la parole humaine37.

Le langage est pour lui comme hanté par la présence d’autrui. Etant pour lui-même comme un autre, l’enfant Genet voit son langage se décomposer et s’altérer, devenir le langage des autres. Les mots sont imbibés de la présence d’autrui, de leurs vrais propriétaires, si bien qu’il croit voler le langage à vouloir parler. Le langage lui semble à

35 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 55. 36 SARTRE, L’être et le néant, op.cit., p. 558. 37 SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, op.cit., p. 55.

ce point étranger, à ce point la propriété d’autrui, qu’il lui semble voler les mots lorsqu’il les utilise :

D’où la permanence de sa stupeur : les mots sont en lui comme des corps étrangers ; il les observe, les examine, les fait fonctionner à vide, pour voir38.

Or le mot est réalisation de l’unité du singulier et de l’universel, et la possibilité de parler de moi ne peut se faire qu’à la condition de m’universaliser par l’emploi d’une langue commune en mesure d’être comprise. L’unité lexicale « Je » atteste de cette jonction, puisque désignant à la fois moi-même et n’importe qui, donc aussi bien le sujet que le social :

Les mots sont à tout le monde, ils sont l’homme lui-même comme universel-sujet. Si je dis que je suis malheureux, n’importe qui me comprendra car n’importe qui a pu et pourra dire qu’il est malheureux et, par suite, dans la mesure où je me fais comprendre, je suis n’importe qui39.

Par le langage, je suis donc à la fois moi-même et un autre. En comprenant ce qu’autrui cherche à me signifier, j’épouse le mouvement de transcendance opérée par la phrase de mon interlocuteur. Mais dans le cas de Genet, une telle relation au langage ne peut plus se vérifier :

Or, pour Genet, il y a une cloison étanche entre l’aspect singulier que le langage prend à ses yeux et le contenu universel et socialisé des mots. Il ne lui est pas même possible d’exprimer sans ambiguïté les données les plus immédiates de sa conscience40.

Genet est encore et toujours condamné à une approche poétique du langage, et les mots sont pour lui autant de coups d’essai, autant d’approximations, autant de carrefours de signification. La frontière qui pour lui sépare l’université du langage commun et l’usage poétique qu’il en a le singularise si radicalement que, au-delà de l’impossibilité d’atteindre ce qu’il est pour autrui, lui rend même difficile l’expression de ses propres états d’âme, si bien que la dite étanchéité se fait oppressante en laissant percer le social contre lui :

A l’instant où il réalise que la mot est « chose partagée », « socialisée », un enfant s’aperçoit que cette socialisation s’opère contre lui, les termes, qui n’étaient qu’à lui, voilà qu’ils « s’ouvrent » mais, justement, ils s’ouvrent sur le langage de ses parents adoptifs qui le condamnent et des villageois qui l’insultent41.

Quand l’ouverture au langage d’autrui lui serait une possibilité, il l’aurait en horreur, car c’est ce langage en partage qui est le terrain de ceux qui souhaitent faire de lui un voleur, lui jette ce mot au visage, et ternirait son langage singulier. Genet reste donc béat devant l’étrangeté d’un langage dont il a une compréhension singulière et dont l’usage universel est là pour lui rappeler continument son aliénation.

38 Ibid., p. 314. 39 Ibid., p. 56. 40 Ibid., p. 56. 41 Ibid., p. 312.

3) La faillite de la parole vers autrui Genet est tenu à distance de lui-même par un langage dont il a une compréhension toute extérieure. Il est comme exclu d’un langage en partage dans le social supposant l’adhésion à une communauté, comme camisolé dans son aliénation. Mais qu’entend t-il alors exprimer lorsqu’il se dit malheureux ? Car un tel rapport au langage lui interdit d’avance de faire part de toute expérience intérieure, et pour que lui soit rendue la possibilité de communiquer avec autrui, il faudrait encore que lui soit reconnue cette réciprocité dont il est privé et qui l’affecte. Or cela supposerait encore que les autres se reconnaissent eux-mêmes comme de possibles voleurs, ce à quoi ils se refusent avec toute l’assurance des honnêtes gens et le maintiennent dans sa condition aliénée de voleur. Impossible donc pour Genet de dire son malheur afin d’être entendu et de se rappeler à autrui comme son égal, et impossible également pour toute parole de trouver son destinataire quand bien même Genet n’aurait de cesse de la répéter. Dans son effort, il ne peut tout au mieux tenter que d’être compris de lui-même, c’est-à-dire d’être toujours un peu plus ce lui-même qu’il est pour autrui. La trajectoire de Genet est donc inverse de ce qui s’opère : lorsque l’individu va chercher à se délester de sa singularité dans le social par l’universalisation de celle-ci en la rendant égale aux autres, Genet part de l’universel c’est-à-dire le social pour se singulariser :

Ou, si l’on veut, il essaie de se substituer au témoin défaillant, d’être pour lui-même un autre à qui il fait part de sa peine, un autre qui, guidé par les mots, fera la découverte intuitive de son malheur comme être, c’est à dire comme objet42.

Sa ruse n’en est pas moins vouée à échec : exclu du langage, il ne peut parler que pour encore écouter ce témoin de paille qu’est l’autre en lui. Sa tentative expressive à l’adresse d’un témoin qui n’est autre que lui-même laisse tout au mieux parler d’une pseudo-communication car la signification reste collée à la phrase et n’apprend rien à Genet qu’il ne sache déjà c’est-à-dire qu’il est malheureux, contrariant ainsi la visée du langage consistant à communiquer à autrui ce qu’il ignore :

Du coup la phrase perd sa valeur indicative : faussement universelle, faussement objective, elle ne sert plus qu’à une pseudo-communication, à un pseudo enseignement : les mots ne désignent plus le malheur, ils ne le font pas paraître, ils ne le livrent pas à l’intuition d’autrui; l’intuition du malheur existe en Genet bien avant qu’il l’exprime : c’est sa souffrance même, sa souffrance vécue que les mots ne sauraient accroître ni révéler43.

Le langage même interdit donc à Genet de communiquer sa peine. Faut-il le rappeler, les choses sont pour Genet les apparences dont les mots sont la réalité. Lorsqu’il formule sa peine, il fait exister sa peine dans l’absolu pour un témoin fictif : le mot devient la chose, c’est le malheur devenu chose, il voudrait lui confier son malheur. Mais il n’y a pas de témoin, et Genet ne peut être son propre témoin. Cette recherche d’une reconnaissance de substitution est similaire à la recherche de sainteté identifiée

42 Ibid., p. 57. 43 Ibid., p. 57.

par Sartre comme reconnaissance devant dieu afin d’être reconnu malgré les hommes faute de pouvoir être reconnu d’eux. Ici, faute d’avoir de possibles témoins, Genet abat la carte de l’absolu en se prenant lui-même pour témoin, mais c’est un échec, et la phrase demeure là-devant :

A quoi lui sert donc de dire : « Je suis malheureux » ? A faire exister sa peine dans l’absolu pour un témoin fictif. Dédiée à ce fantôme, la phrase se transforme comme s’est transformé le mot de voleur ; elle contient l’être de Genet, son sens, elle est son malheur devenu chose ; il essaie de l’imprégner de ses souffrances. Mais comme le témoin n’est personne, comme Genet ne peut pas être son propre témoin, elle demeure là ; prononcée mais comprise, fuite arrêtée vers le néant : elle contient, si l’on veut, l’être du malheur, c’est-à-dire son aspect objectif pour d’autres ; mais cet être même, raréfié, évanescent, n’est pour Genet qu’une absence44.

Cet impossible tentative de se prendre pour témoin afin de remédier à son exclusion du langage d’autrui ne tient donc lieu que de rappel de la nature indépassable de son aliénation. La communication ne parvient pas à s’illusionner sur son vide, et Genet n’obtient connaissance de ce qui le fuit, c’est-à-dire de ce qu’il est objectivement, donc pour les autres et qui se donne à lui sur le mode de l’absence. Ainsi positionné à l’envers du langage, condition de sa métamorphose poétique, Genet est aliéné à lui-même. Il n’a plus de rapport normal avec le langage, c’est-à-dire de prose, dès son adolescence.

Conclusion Genet, cet Autre que soi, objet d’abord et objet pour les autres au plus profond de lui-même, n’atteint que par la médiation d’autrui cette existence qu’il confond avec cet être substantiel qu’est le voleur dans lequel on l’enferme. De son enfance marquée par le rejet maternel à son rejet social comme voleur, le langage et tout particulièrement l’accusation publiquement portée à son encontre tiennent une place évidente dans ce bouleversement. Le langage intervient en premier lieu comme opérateur d’aliénation, où le mot de voleur emprisonne Genet dans un être-sans-exister dont la signification lui échappe car opaque à l’intuition en tant que dirigé vers autrui. En opérant le passage à l’objectif de l’être-autre-que-soi comme être-pour-autrui, le langage se fait l’instrument de l’aliénation qui de secrète devient consciente pour Genet, sans qu’il ne puisse la saisir et ainsi la surmonter puisque glissant sur ce prédicat qu’on lui accole. Que le langage se comprenne à partir de la situation n’enlève rien à la dimension aliénante du langage dans la mesure où il s’agit d’un donné avec lequel il faut nécessairement compter. Or si l’aliénation vécue par Genet a donc pour point de basculement le langage, celui-ci redouble ce premier mouvement. En effet, autrui refuse à Genet la réciprocité du nommant-nommé et le relègue par-là au rang des choses, ce qui lui interdit toute possibilité de saisir la signification de son être-pour-autrui. Aussi, parce que la présence d’autrui dans le langage est nécessitée par l’existence même de la liberté, c’est au compte du langage qu’il faut mettre l’aliénation subie par Genet. Cette aliénation, plus radicale encore, est sa mise en dehors du langage qui le condamne à ne plus entrevoir le

44 Ibid., p. 57.

langage que dans son extériorité et à glisser perpétuellement sur les significations qui enrobent les choses. Ainsi frappé d’un mot dont la signification lui échappe et l’aliène à lui-même, dépossession qu’autrui contribue à entretenir, et rejeté en marge du langage pour ne plus faire que glisser sur les mots, Genet est dans l’impossibilité de surmonter son aliénation. En effet, la corrosivité du mot voleur affecte pour lui l’ensemble du langage et maintient la distance qui le sépare de la signification qui le définit tout en lui demeurant inconnue. Genet se révèle ainsi être dans une situation-limite comme irréalisable pour lui-même : autrui le fait tendre vers un être qu’il ne peut rejoindre parce que le langage lui en interdit l’accès, surenchérissant ainsi sur la séparation d’avec-soi dont il s’est fait l’instrument initial et attestant ainsi de l’indépassable ancrage de l’aliénation dans le langage. Mais parce que le langage est investi d’un social dont il est de fait exclu, Genet est encore un peu plus aliéné et son rapport à celui-ci le tient dans un état de stupeur perpétuelle devant une étrangeté qui ne se dissipe jamais vraiment pour qui est tenu à l’extérieur du langage et au seuil de sa signification. Genet tentera en dépit de la faillite de la parole envers autrui qu’un tel état suppose, de communiquer ses états d’âmes, et cela en vain. Car son aliénation est d’une nature telle que toute communication est d’avance fictive et ce même envers un témoin qu’il s’inventerait, ne jouant au mieux que comme rappel de ce que son aliénation a d’insurmontable en tant qu’elle le positionne à l’envers du langage et l’esseule par-là radicalement. L’intériorisation progressive de la sentence des adultes qui vint le frapper fait donc du langage un déterminant majeur dans cette amorce de la lente transformation de Genet pour lui-même en un étranger, au sein d’un dispositif d’aliénation complexe alimenté par de multiples sources mais dont le langage reste l’articulation centrale.