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REVUE DES ARCHÉOLOGUES ET HISTORIENS D'ART DE LOUVAIN PUBLICATION DES ANCIENS ET DES ÉTUDIANTS DU DÉPARTEMENT D'ARCHÉOLOGIE ET D'HISTOIRE DE L'AR T DE L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE XXIII - 1990

La conception fonctionnelle de l’harmonie de J.-Ph. Rameau', Revue des archéologues et historiens d’art de Louvain, XXIII (1990), p. 107-115

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REVUE DES ARCHÉOLOGUES ET

HISTORIENS D'ART DE LOUVAIN

PUBLICATION DES ANCIENS ET DES ÉTUDIANTS DUDÉPARTEMENT D'ARCHÉOLOGIE ET D'HISTOIRE DEL'AR T DE L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN

LOUVAIN-LA-NEUVE

XXIII - 1990

LA CONCEPTION FONCTIONNELLE DE L'HARMONIEDE JEAN-PHILIPPE RAMEAU

Dans son Harmonie simplifiée (1893)\ Hugo Rie-mann introduit dans le vocabulaire musicologiquele terme de «fonction tonale» pour désigner lavaleur spécifique, le rôle d'un accord dans unetonalité donnée. Certains accords marquent unetension harmonique, d'autres une détente, un re-pos, et leur fonction varie d'après ces données.L'idée de tension et de repos caractérisant cer-

taines harmonies existait cependant bien avantRiemann: on la trouve 150 ans auparavant chezRameau, et c'est à l'étude de cette approche« fonctionnelle» des accords du théoricien françaisque sera consacré cet article, qui se basera surquatre ouvrages: le Traité de l'harmonie réduite àses principes naturels, le Nouveau système de musiquethéorique, la Dissertation sur les différentes méthodesd'accompagnement et Génération harmonique',

Les intervalles et les accords

Le point de départ de la théorie de Rameauest l'accord parfait, donné par les premières divi-sions de la corde ou par les premiers sons har-moniques. Cet accord se compose d'un son

1. H. RIEMANN, L'harmonie simplifiée ou théorie des fonctionstonales des accords, Londres-New York, 1893, trad. de l'al-lemand par G. Humbert, Londres, (1899).

2. J.-Ph. RAMEAU, Traité de l'harmonie réduite à ses principesnaturels, Paris, 1722 (abréviation: Traité); ID., Nouveau rys-tème de musique théorique, Paris, 1726 (abréviation: N.systèmes ; ID.,Dissertation sur les différentes méthodes d'accom-pagnement pour le clavecin et pour l'orgue, Paris, 1732 (abré-viation : Dissertation) ; ID., Génération harmonique, Paris, 1737(abréviation: Génération h.). Tous ces ouvrages sont réim-primés dans Jean-Philippe Rameau, Complete Theoretical Wri-tings (Miscellanea, 3), sous la direction de E.R. JACOBI,

American Institute of Musicology, 1967-1969.

fondamental accompagné de son octave, de saquinte et de sa tierce, intervalles consonantsdonnés «par la nature ». L'octave, «réplique» duson fondamental entre laquelle doivent être compristous les sons qui peuvent servir aux chants et auxaccords3, fixe les «bornes» de l'harmonie: toutintervalle et tout accord qui la dépassent peuventêtre réduits à une combinaison de sons située àl'intérieur de ses limites. Conformément au prin-cipe de l'identité des octaves, les accords enposition large sont ramenés à la position serrée,etc.À la différence de l'octave, qui est une «équi-

sonance» plutôt qu'une consonance, la quinte en-gendre une diversité qui fonde l'harmonie: lesaccords qui accompagnent la basse fondamentalesont construits sur la quinte, et cette basse trouveson cheminement le plus naturel dans la chute dequinte, car ainsi, celle-ci semble retourner à sonfondement harmonique. Par conséquent, si un ac-cord ne comprend pas de quinte, c'est qu'il estrenversé ou incomplet",Par rapport à la tradition, le point de vue de

Rameau sur les consonances est tout à fait nou-veau: il considère en effet que les quintes et lestierces sont des consonances «premières », alorsque la quarte et les sixtes se trouvent reléguéesau rang des consonances «secondes », car ellesrelèvent de la comparaison d'un des sons del'accord parfait, non pas avec sa fondamentale,mais avec son octave.

On remarque dès lors que la relation d'une noteavec l'octave de la fondamentale n'est pas aussi

3. Traité, p. 143.4. Traité, p. 30-31.

108 Anne-Emmanuelle Ceulemans

parfaite que celle qu'elle entretient avec la fon-damentale elle-même, ce qui semble indiquer unecertaine limitation dans l'identité des octaves.Contrairement aux accords parfaits, donnés par

la nature, les accords de septième sont constitués,selon Rameau, par l'addition d'une tierce au-dessus, ou dans certains cas, en dessous d'unaccord parfait. D'après ce point de vue, l'utilisationde la dissonance ne se fonde pas sur une quel-conque constatation d'ordre physique ou mathé-matique, mais sur la nécessité esthétique dedifférencier les accords, ce qui mène, on le verra,à une conception fonctionnelle de la dissonance.

Les renversements

Contrairement à ce que Fétis affirme dans sonTraité, le processus des renversements n'est pasune découverte de Rameau". Hors de France, J.Lippius (1585-1612) le mentionne dès le début duXVIIe siècle" et l'extrait suivant, emprunté à A.Werckmeister, annonce directement la basse fon-damentale:

«L'harmonie n'est pas constituée d'une seule etunique chose mais de plusieurs éléments variableset mobiles l'un par rapport à l'autre. Or, commetoutes les consonances sont bonnes et que la per-ception y gagne en agrément, nous cherchons toutesles modifications possibles dans celles-ci mêmes,d'où il s'ensuit que nous déplaçons la tierce, qui asa place naturelle en haut, et que nous l'utilisonsen dessous, à la place de la voix de basse, calculéeà partir de la note fondamentale comme la racine,et que nous plaçons toujours une sixte au-dessus;car quand la quinte (...) ou la tierce manque, leprocessus habituel des nombres radicaux disparaîtet il n'y a plus, pour ainsi dire, qu'une notefondamentale cachée.» 7.

5. FL-J. FÉTIS, Traité complet de la théorie et de la pratique del'harmonie, Paris, 5/1853, p. 209.

6. J. LIPPIUS, Synopsis musicae novae (Erfurt), 1612, f. 27 r'<v",7. «Die Harmonie bestehet nicht aus einem und demselbigen

Ding sondern aus unterschiedenen verenderlichen und gegeneinander beweglichen. Weil nun aile Consonantien gut undder Sensus durch ihre Deutlichkeit einen Gefallen darangewinnet, so suchen wir aile môglichste Verenderung indenenselben, dahero es kommt, dass wir die Tertiam, sonatürlich ihren Sitz ob en hat, versetzen und unterweilenanstatt der Grundstimme von dem Fundamentclave ais derwurtzel an gerechnet, über welche wir allemahl eine Sextamsetzen, gebrauchen; denn werm die Quinta (...) oder dieTertia mangelt, da ist der ordentliche Process der Radical-Zahle nicht vorhanden, sondern nur ein gleichsam erborgtesFundament clavis ». (A. WERCKMEISTER, Musicae Mathema-ticae Hodegus Curiosus, Merseburg, 1687, p. 79).

L'innovation de Rameau consiste surtout enl'intégration systématique du principe du renver-sement dans l'interprétation des accords, et enl'élaboration d'un système en conséquence. Selonce système, un accord renversé (<< dérivé» selon laterminologie de Rameau) est un accord dont leson fondamental est substitué par son octave,substitution qui est légitime grâce à l'identité desoctaves. D'après ce principe, un accord renversépeut être rétabli dans son état fondamental carl'oreille en sous-entend la fondamentale". C'estdans ces affirmations qu'il faut voir l'originalité duthéoricien, car c'est grâce à elles qu'il pourrapostuler la basse fondamentale.

La basse fondamentale et la cadence parfaite

L'importance de la basse en tant que supportde l'harmonie ne date pas de Rameau. Chez lesthéoriciens à partir de Zarlino, son rôle de fon-dement harmonique se confirme de plus en plus.La conception de la basse fondamentale en tantqu'enchaînement des notes de basse des accordssuccessifs en position fondamentale est cependantplus qu'un quelconque aboutissement naturel decette tendance. La basse fondamentale est en effetfictive, sous-entendue. Il ne faut par exemple pasen tenir compte lorsqu'elle crée des octavesparallèles", À l'origine, Rameau l'avait penséecomme simple moyen pédagogique pour vérifier lacorrection des enchaînements 10. Cependant, c'estgrâce à elle qu'il est passé de l'enseignement dela basse continue à celui de l'harmonie proprementdite.C'est en effet cette basse fondamentale qui

marque l'apparition d'une conception véritablementfonctionnelle de l'harmonie. Ce phénomène ressortclairement dans ce que Rameau appelle1'« imitation de cadences », c'est-à-dire la relationde type cadentiel que l'on retrouve dans toutenchaînement d'accords de septième, par quintesdescendantes:Exemple 1: Traité, p. 69.La relation entre les accords de septième dans

cet exemple n'est pas indifférente: les chutes dequintes successives font de chaque couple d'accordsune cadence évitée, dont toute valeur conclusive

8. Traité, p. 8-9.9. Traité, p. 135.

10. Voir à ce sujet R. SUAUDEAU, Introduction à l'harmonie deRameau, Clermont-Ferrand, 1960, p.12.

La conception fonctionnelle de l'harmonie de Jean-Philippe Rameau 109

est exclue par l'absence de sensible et surtout d'unzccord consonant. Ce n'est que par l'enchaînement::e la septième de dominante avec la tonique qu'oncbtient une conclusion.Or, c'est sur le modèle de la cadence que

Rameau base pour une bonne part les règles de:"3armonie. Il n'a certes jamais été aussi loin quecertains théoriciens du milieu du XVl Il" siècle (J.-.:__.de Béthizy, Levens 11), selon lesquels la basse::ùndamentale ne pouvait fonctionner que par~artes ou par quintes ascendantes suivant leschéma très étriqué «tonique - sous-dominante- tonique - dominante - tonique» 12. Rameauzcceptait à la basse fondamentale tous les en-chaînements par intervalles consonants, ceux::onnés «par la nature ». Il se référait pour cela::. Zarlino, qui avait posé la même exigence,~uoique pour la basse réelle au lieu de la basse::ondamentale 13. Toutefois, pour Rameau, les.ierces sont des intervalles moins parfaits que lesquintes et, comme on le verra par la suite, lesenchaînements à la tierce ne sont praticablesqu'après les accords consonants. Chaque disso-nance implique automatiquement une cadenceréelle ou imitée.

Cette opinion est reprise par J.-J. Rousseau, quiéfinit la cadence comme suit:

«Terminaison d'une phrase harmonique sur unrepos ou sur un accord parfait, ou, pour parlerplus généralement, c'est tout passage d'un accorddissonant à un accord quelconque; car on ne peutjamais sortir d'un accord dissonant que par un actede cadence. Or, comme toute phrase harmoniqueest nécessairement liée par des dissonances expri-mées ou sous-entendues, il s'ensuit que toute l'har-monie n'est proprement qu'une suite decadences. »14.

Les accords-toniques et les accords-dominantes

C'est au niveau de la cadence qu'intervient lajistinction que Rameau établit entre les accords

.L J.-L. DE BÉTIlIZY, Exposition sur la théorie et la pratique dela musique, Paris, 1754; LEVENS, Abrégé des règles del'harmonie, pour apprendre la composition, Bordeaux, 1743.

:1. Voir à ce sujet L. CHEVAILLIER, Les théories harmoniques,dans Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conser-vatoire, ILl, sous la direction de A. LAVIGNAC et L. DE LALAURENCIE, Paris, 1925, p.552 et p.557.

~3. Traité, p. 49-50.:4. J.-J. ROUSSEAU, Dictionnaire de musique, Paris, 1/1768, RI

1977, p.97.

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Basse fondamentale

Exemple 1. Traité, p. 69.

de tonique et ceux de dominante. Au début duXVIIIe siècle, ces termes avaient plusieurs signifi-cations, et leur emploi n'était pas encore fixé dansla langue 15.

Chez Rameau, ils ne sont pas non plus uni-voques: dans ses ouvrages, la «dominante» dé-signe parfois le cinquième degré de la gamme, eten tant que telle, elle peut porter l'accord deseptième ou' l'accord parfait, alors qu'à d'autresmoments, elle se réfère à n'importe quel accordde septième placé sur un degré quelconque de lagamme, accord qui doit toujours être suivi de celuisitué une quinte plus bas. Pour parer un peu àcette ambiguïté, Rameau distingue l'accord deseptième du cinquième degré (celui que nousappelons septième de dominante) par le nom de«dominante tonique », appellation qui est restéeen vigueur pendant plusieurs décennies 16. Quantau terme « tonique », il est étroitement lié à l'idéed'accord parfait. En effet, Rameau affirme à plu-sieurs reprises que tout accord consonant est to-nique.

Cette association accord parfait-tonique d'unepart, et accord dissonant-dominante d'autre part,donne à penser que Rameau considère d'unecertaine .manière chaque nouvelle consonancecomme un premier degré, et donc comme unemodulation. Dans sa Dissertation sur les différentesméthodes d'accompagnement, on lit d'ailleurs:

15. Voir à ce sujet S. GUT, Dominante-Tonika-Subdominante,dans Handw6rterbuch der musikalischen Terminologie, sousla direction de H.H. EGGEBRECHT, Wiesbaden, 1986.

16. On la retrouve même dans des ouvrages allemands, parexemple dans J.Ph. KIRNBERGER, Dominante, dans J.G.SULZER (éd.), Allgemeine Theorie der schônen Künste, I,Leipzig, 1771-1774, 2/1786, p.476.

110 Anne-Emmanuelle Ceulemans

«Si nous ne connaissons plus d'autres accordsconsonants que le parfait, et si cet accord neconvient qu'à la seule tonique, donc la successiondes accords consonants entr'eux fournira autant detoniques successives, que d'accords; et par consé-quent autant de tons différents.» 17.

Pourtant, dans le Traité, on trouve des indica-tions sur les possibilités de placer un accord parfaitsur la dominante 18, et dans Génération harmoniquele théoricien affirme que certaines dissonancespeuvent être sous-entendues 19, ce qui crée finale-ment beaucoup de confusion.

Néanmoins, il est possible d'interpréter l'oppo-sition tonique-dominante suggérée par Rameau demanière tout à fait satisfaisante, si on distingueplusieurs niveaux dans la «tonalité »20.

À un niveau élémentaire, quand on considèrela partition de près, chaque accord consonant doitêtre interprété comme une «tonique », par le faitde son caractère de repos qui est similaire à celuide la tonique. Un tel point de vue ne tient pascompte des accords qui précèdent et qui suivent,mais uniquement de la valeur harmonique del'accord en soi.À un niveau supérieur, si on envisage la partition

dans son ensemble, l'accord est perçu dans sarelation avec la tonalité générale du passage où ilse trouve et peut donc revêtir une fonction «to-nique» tout en n'étant pas placé sur le premierdegré, ou une fonction « dominante », sur un degréautre que le cinquième. Certains accords peuventégalement être interprétés comme des dominantesdont la dissonance est sous-entendue. À ce niveau-ci, les concepts de dominante et de tonique doiventdonc être compris comme des fonctions sans placefixe dans la gamme.

Cette interprétation a l'avantage d'expliquer lesapparentes contradictions de Rameau et de mettreen valeur la distinction qu'il établit entre les termes«note tonique» pour désigner explicitement lepremier degré de la gamme et «tonique» pour seréférer à la «fonction» 21.

17. Dissertation, p. 21.18. Traité, p. 203.19. Génération h., p.173.20. Le terme «tonalité» n'a été introduit dans le langage

musical qu'en 1810 par A.E. Choron (A.E. CHORONet F. T.FAYOLLE,Dictionnaire historique des musiciens, I, Paris, 1810,p. XXXVII et s.). Cependant, Rameau utilise dans un sensà peu près équivalent le mot «modulation »,

21. Voir par exemple Traité, p. 56: «On appelle note toniquecelle qui termine la cadence parfaite ».

Afin . d'éviter les confusions, dans la suite del'article, les termes «tonique» et «dominantene seront donc plus utilisés comme tels: pourdésigner un degré de la gamme, on nommera cedegré (premier, second degré etc.), et pour faireréférence aux fonctions, on emploiera les termes« accord-tonique» et « accord-dominante ». Le pas-sage suivant sera donc analysé comme suit:Exemple 2: Traité, p. 193.

Or, quelle est la valeur spécifique de chacunede ces fonctions? Les accords-toniques sont ceuxqui expriment le repos, la conclusion, et les ac-cords-dominantes, la dynamique tonale qui tendvers une résolution. Plus particulièrement, l'accordde «dominante tonique» appelle irrévocablementl'accord-tonique du premier degré.

Le contraste entre ces deux types d'accords estdonc réellement d'ordre fonctionnel: les accords-toniques, en tant qu'éléments statiques de l'har-monie, ne déterminent aucun réseau de relationstonales centrées sur le premier degré. Ce rôle nepeut être assuré que par les accords-dominantesqui, par leur nécessité de résolution et par leursdifférentes constitutions (par exemple, la différenceentre la dominante tonique et les autres domi-nantes), engendrent des relations obligées entreles accords et rendent l'harmonie fonctionnelle:

«La nécessité de la dissonance se reconnaît dansl'uniformité de l'harmonie que produisent les troissons fondamentaux du mode ê": de sorte que parcette uniformité chacun d'eux peut prendre le mêmeempire sur l'oreille.En effet, si les deux premiers sons fondamentauxqui se succèderont n'ont rien qui les distingue dansleur harmonie, le troisième sera toujours arbitraire;d'où le son principal, et par conséquent le mode,ne sera jamais parfaitement décidé (...).Le moyen de donner un caractère distinctif, dumoins au son principal du mode, ne peut consisterque dans l'altération de son harmonie, ou de celledes deux autres sons fondamentaux; mais il n'y apas à balancer; ce son principal sur lequel rouletoute l'impression du mode, qui doit toujours nousreprésenter l'harmonie pure et parfaite du corpssonore, sur lequel se terminent toutes les cadences,et qui ne doit rien laisser à désirer après lui, nepeut par conséquent recevoir aucune altération dansson harmonie. »23.

Dans le Traité des accords de P.J. Roussier, quiétait un élève de Rameau, on trouve une confir-

22. Il s'agit du premier, du quatrième et du cinquième degrés.23. Génération h., p.107-109.

La conception fonctionnelle de l'harmonie de Jean-Philippe Rameau 111

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" a a'" Basse fondamentaleExemple 2. Traité, p. 193.

T: accord-tonique; D: accord-dominante.

mation de ce qu'au XVIIIe siècle, les termes «to-nique» et «dominante» étaient compris commedes fonctions, ou du moins comme des typesd'accords plutôt que comme des degrés. L'auteurejette ces appellations lorsqu'elles servent à dé-signer le premier et le cinquième degrés de lagamme, car elles:

«supposent selon les principes de l'harmonie cer-tains accords fondamentaux; il faut donc, si l'onveut constamment appeler ces degrés dominante outonique (...) supposer encore que ces degrés nepuissent jamais porter d'autres accords que ceuxqui leur donnent ce caractère; supposition entiè-rement gratuite. »24.

:'_a fonction de sous-dominante et le double emploi

Selon Rameau, la grande majorité des enchaî-=ements harmoniques est basée sur l'alternance':'es fonctions d'accord-tonique et d'accord-demi-zante. Le théoricien introduit cependant une troi-~ème fonction dans l'harmonie, à savoir la sous--=-minante.Le terme même de sous-dominante n'apparaît

:3 dans le Traité. C'est dans son Nouveau système~e Rameau le cite pour la première fois25.J'après sa définition, la sous-dominante devait être

prise comme la dominante en dessous de la--"';lique,celle qui est symétrique par rapport à la

- P.J. ROUSSIER, Traité des accords et de leur succession selon'e système de la basse fondamentale, Paris, 1764, p. 29-30.

- S. système, p. 38.

dominante située une quinte au-dessus de la to-nique. Rameau lui-même est cependant respon-sable de la conception erronée que l'on a pu sefaire de la sous-dominante comme étant la notesituée immédiatement en dessous de la dominante,puisque dans sa Dissertation, il introduit le termesus-dominante pour désigner la note au-dessus dela dominante, parallèlement à la sous-dominante".Dans Génération harmonique, il introduit égalementl'appellation de sus-tonique et dans la table al-phabétique des termes qui clôture cet ouvrage, ildéfinit la sous-dominante comme:

« la quinte au-dessous, et par renversement la quartedu son principal, dit note-tonique, et qui se trouveimmédiatement au-dessous de la dominante dansl'ordre diatonique. »27.

Tout comme la dominante introduit la cadenceparfaite, la sous-dominante donne lieu à une ca-dence que Rameau appelle « irrégulière », L'accordqu'il faut utiliser sur cette sous-dominante est unaccord parfait avec sixte ajoutée, soit fa-la-do-réen do majeur:Exemple 3: Traité, p.65.

Le deuxième accord de cet exemple pourraitcependant être interprété comme un accord-do-minante du deuxième degré plutôt que comme unaccord du quatrième degré, et Rameau lui-mêmene sait pas trop bien comment lever cette ambi-guïté. Il explique que cet accord, qui doit toujours

26. Dissertation, p.7.27. Génération h., p.135 (édition moderne).

112 Anne-Emmanuelle Ceulemans

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Exemple 3. Traité, p.65.

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Exemple 4. Traité, p. 221.A: cadence irrégulière de la note tonique à sa dominante;B: cadence irrégulière de la quatrième note à la tonique.

être suivi de l'accord parfait du premier degré, esteffectivement le renversement d'un accord de sep-tième, mais que sa basse fondamentale est le fa,et qu'il ne peut pas être renversé plus de deuxfois (la sixte ne peut en aucun cas se trouver àla basser". Dans Génération harmonique, il affirmeque cet accord est formé par l'addition d'unetierce mineure en dessous de la basse 29, ce quiest d'ailleurs contradictoire avec le fait que cettetierce ajoutée ne peut justement pas se trouver àla basse.

Une troisième explication, particulièrement im-portante historiquement, est celle d'un échange denotes (un prêt mutuel de sons. harmoniques) entreles deux dominantes, qui permet de détermineroarfaitement la «tonalité »30. Plus de cent cin-quante ans après, Riemann reprendra en effet]Our lui cette justification de la sixte ajoutée, qu'il~e de dissonance caractéristique de la sous-

ante._,otons ici que dans son Traité, Rameau avait

==clement envisagé la possibilité d'utiliser l'accord;::;: sixte et quinte sur le premier degré dans la==~-cadence. Quoiqu'il n'évoque plus ce cas par-"';.,,-.lierdans ses ouvrages ultérieurs, cela donne à

1'S_ x. système, p.72._ç_ Génération h., p.111.313. Génération h., p. 112.

penser que comme la fonction de dominante, cellede sous-dominante n'est pas absolument limitée acquatrième degré.Exemple 4: Traité, p. 221.

On a vu ci-dessus que l'accord de sixte ajoutéedoit toujours être suivi de l'accord parfait detonique, et que donc, il introduit toujours uneconclusion. Si ce même accord est suivi de ladominante tonique (la septième de dominante), ildevient accord-dominante du second degré, auquelcas la basse fondamentale correspond régulière-ment à la note de basse de l'accord en positionfondamentale. C'est donc le contexte qui permetde déterminer si la basse fondamentale de cetaccord est le second ou le quatrième degré de lagamme.

D'autre part, comme la basse fondamentale fonc-tionne par degrés disjoints, si cet accord est pré-cédé de la tonique, il doit être interprété commesous-dominante, et s'il est suivi de la dominantetonique, il est toujours accord-dominante du seconddegré. C'est ici qu'intervient la notion de «doubleemploi»: lorsque l'accord est précédé de la to-nique, et immédiatement suivi de la dominantetonique, il doit être compris à la fois comme sous-dominante et comme accord-dominante, donc,comme un accord revêtant une double fonction.".Cette théorie du double emploi a été en vogueen France pendant tout le XVIIIe siècle.

L'enchaînement des accords

La distinction que Rameau établit entre accords-toniques et accords-dominantes joue un rôle capitaldans les lois qu'il pose pour l'enchaînement desharmonies.

En ce qui concerne les accords-toniques, endehors de la restriction imposée à la basse fon-damentale de procéder par intervalles consonants,les enchaînements sont tout à fait libres ". Cetteliberté tient au fait que les accords consonants nelaissent rien à désirer et n'appellent aucun déter-minisme fonctionnel, au contraire des accords dis-sonants.Exemple 5: Traité, p. 188.

Le passage des accords dissonants aux accordsconsonants doit toujours se faire par l'intermédiaired'une cadence. La cadence parfaite, qui est un

31. Génération h., p.115-117.32. Traité, p. 254.

La conception fonctionnelle de l'harmonie de Jean-Philippe Rameau 113~,A B C D E F G H

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Basse fondamentale

Exemple 5. Traité, p. 188.A: monter de 3 ou descendre de 6; B: monter de 6 oudescendre de 3; C: monter de 4 ou descendre de 5; D:monter de 5 ou descendre de 4; E: monter de 5 oudescendre de 4; F: monter de 4 ou descendre de 5; G:monter de 6 ou descendre de 3; H: monter de 3 ou

descendre de 6.

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72: Il 10 1Basse fondamentale

Exemple 6. Traité, p. 57.

mouvement de «retour au principe» où la do-minante rentre «dans le corps de l'harmonie d'oùelle naît33 », est la plus fréquemment utilisée.Exemple 6: Traité, p. 57.Tout comme la dominante tonique se résout sur

la tonique qui est son «principe harmonique »,chaque autre accord-dominante doit également serésoudre sur la note qu'il domine (voir exemple1)34.

Rameau généralise donc le cheminement de labasse fondamentale par quintes descendantes ou

33. Génération h., p. 72.34. Traité, p.203-204.

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Basse fondamentale

Exemple 7a. Traité, p. 230.

Exemple 7b. Traité, p.233.

par quartes ascendantes dans ce qu'il appellel'imitation de la cadence:

«par la différente construction de ces accords deseptième, l'on distinguera d'abord une cadence deson imitation, et l'on saura si la note qui suit es;tonique, et par conséquent l'accord que chaque notedoit porter, ne s'agissant ici que des accords fon-damentaux, dans la progression fondamentale de labasse. »35.

La nécessité de quitter les accords-dominantes parquintes descendantes est justifiée par l'exigence derésoudre la septième sur la tierce de l'accordsuivant, sauf dans quelques cas de licences. Lapréparation, quant à elle, est plus libre, quoiquedans l'absolu, elle est plus parfaite si elle se fai:par la tierce de l'accord précédent.", De ce fait,les accords de septième se trouvent automatique-ment disposés selon le cycle des quintes.L'argumentation de Rameau à ce propos est peuconvaincante. Selon lui, en effet, l'harmonie estsupérieure à la mélodie, or ici, c'est celle-ci quidétermine celle-là 37.

35. Traité, p. 68.36. Traité, p. 81.37. Traité, p. 138.

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Exemple 8. Traité, p. 236.

114 Anne-Emmanuelle Ceulemans

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Basse fondamentale

Il faut d'ailleurs remarquer que si dans un en-chaînement de septièmes, la dissonance doit idéa-lement être préparée par la tierce de l'accordprécédent, la première septième d'une telle sérieéchappe à cette obligation: elle peut égalementêtre préparée par la quinte et par l'octave, etmême entrer sans la moindre préparatiorr'".Exemple 7a: Traité, p. 230.Exemple 7b: Traité, p. 233.

Si le passage accord-dominante/accord-toniqueest strictement déterminé par le modèle cadentiel,celui d'un accord-tonique vers un accord-dominanteest donc nettement plus libre. Il l'est même à cepoint que la basse fondamentale, à ce moment,ne doit plus progresser par un intervalle consonant.La possibilité d'introduire une seconde ascendanteou descendante à cet endroit permet une diversité- très ponctuelle, il est vrai - dans l'harmoniefondamentale.

La valeur fonctionnelle des degrés de la gamme

À la suite des règles posées par Rameau pourconstruire correctement la basse fondamentale, ilest intéressant d'examiner de plus près les carac-téristiques des degrés de la gamme du point devue de leurs particularités fonctionnelles. Certainsdegrés ont en effet tendance à n'admettre qu'uneseule fonction, d'autres, deux.Le premier degré est toujours accompagné d'un

accord-tonique. Si l'on place une septième sur cedegré, cela entraîne inévitablement unemodulation ". Exceptionnellement, il est possiblede lui attribuer un accord de sixte ajoutée dansla demi-cadence mais ce procédé n'est cité quedans le Traité.

Comme le premier degré, le quatrième ne peutpas s'associer à un accord-dominante car, dans ce

38. Traité, p. 194 et p. 233.39. Traité, p.251.

cas, il devrait monter d'une quarte ou descendred'une quinte (intervalles qui en l'occurrence nepourraient pas être justes) pour se résoudre. Or,selon Rameau, la sensible ne peut, sauf exception,jamais apparaître à la basse fondamentale, safonction étant purement mélodique 40. Le quatrièmedegré ne peut donc avoir d'autre fonction quecelle de sous-dominante ou d'accord-tonique.La médiante, quant à elle, peut recevoir un

accord-dominante, mais uniquement en tant quepremière septième, sans quoi elle devrait êtreprécédée d'un accord-dominante placé sur le sep-tième degré, ce qui n'est pas possible. Le rôle detonique lui convient par contre en toute circons-tance.Selon la fantaisie du compositeur, le sixième

degré peut être accompagné indifféremment d'unaccord-dominante ou tonique, et il en va de mêmepour le second. Quant au cinquième degré, il peutégalement être accord-tonique, sauf dans la ca-dence parfaite, où 'il est indispensable qu'il soitdominante tonique, afin d'assurer la conclusion.En résumé, on peut donc dire que chaque degré

de la gamme, à l'exception de la sensible, peutporter l'accord parfait. La fonction d'accord-do-minante, par contre, est limitée aux second, troi-sième, cinquième et sixième degrés:". Celle desous-dominante est en principe réservée au qua-trième degré.

Les progressions harmoniques

En regard des règles évoquées ci-dessus, exa-minons l'exemple musical suivant:Exemple 8: Traité, p. 236.

On y trouve plusieurs accords qui ne sont pasconformes aux normes énoncées par Rameau: la

40. Traité, p. 193.41. Voir également le résumé proposé par Rameau lui-même

dans Traité, p. 203-204.

La conception fonctionnelle de l'harmonie de Jean-Philippe Rameau 115

sensible se trouve à la bassse fondamentale, et lespremier et quatrième degrés y sont associés à desaccords-dominantes. Pourtant, l'usage exceptionnelje ces accords se justifie par le fait que l'exemplecité est une progression:

«L'on trouvera que quelques-unes de ces septièmesne sont pas dans leur proportion naturelle, commecelles d'ut et de fa que nous avions précisémentdéfendues dans nos premières règles, mais cela nedoit nous embarrasser dans une pareille suite deDissonances, elles sont causées par la modulation P,

où il n'est pas permis d'ajouter ni dièse ni bémolà aucune des notes. L'on trouvera dans la suited'autres intervalles faux, qui proviennent de ceux-ci; de sorte que le hasard les rendant tels, il fauttoujours les écrire comme s'ils étaient justes; parcequ'on ne peut se dispenser de faire entrer cessortes d'intervalles dans l'harmonie, lorsqu'on neveut point s'écarter du ton par lequel on acommencé. »43.

L'importance de cet extrait pour l'interprétatione la théorie de Rameau est à souligner. On y

voit nettement que la quinte descendante, en tantque modèle pour l'imitation de cadence, n'est pasun «paradigme» musical absolu. Contrairement àe qu'une lecture superficielle de son Traité pour-rait faire croire, Rameau ne considère pas que lecycle complet des quintes soit véritablement re-présentatif de l'harmonie tonale.D'ailleurs, quand il parle du hasard qui rendertains accords «faux », il anticipe sur ce queFétis, et à sa suite Riemann, diront, plus d'unsiècle après, au sujet des progressions harmo-niques: selon eux, dès l'apparition d'une progres-sion, les fonctions tonales sont suspendues, etl'imitation mélodique prend le dessus par rapportà la logique de l'harmonie.Pour conclure, on peut affirmer que la première

théorie de l'harmonie tonale, développée par Ra-meau dans le Traité de l'harmonie réduite à sesprincipes naturels et dans ses écrits ultérieurs, estégalement une théorie assez poussée des fonctionstonales.En résumé, on discerne dans sa théorie trois

fonctions différentes: celles de tonique (accord

~2. Sur le sens precis de «modulation », voir p. 52.~3. Traité, p. 236.

parfait), de dominante (accord de septième) et desous-dominante (accord de sixte et quinte). Lesdeux premières fonctions s'adaptent à plusieursdegrés de la gamme, alors que la troisième nes'applique généralement qu'à un seul, le quatrième.Par conséquent, il est possible de distinguer aumoins deux sortes d'accords-toniques: celui placésur le premier degré et ceux placés sur d'autresdegrés. Parmi les accords-dominantes, il existeégalement plusieurs types. Rameau oppose plusparticulièrement l'accord-dominante du cinquièmedegré (la dominante tonique) aux autres domi-nantes.Pour ce qui touche à l'aspect qualitatif de ces

fonctions, celle d'accord-tonique marque le reposet ne crée par elle-même aucun réseau de relationstonales ou d'enchaînements obligés. Ce sont lesdeux autres, à savoir celle d'accord-dominante etde sous-dominante, qui engendrent cette logiqueet exercent un rôle dynamique dans la musique.Les relations d'accords qu'elles engendrent sontde type cadentiel (dominante tonique/tonique etsous-dominante/tonique) ou imitatifs de la cadence(accords-dominantes successifs).Comme la conclusion amenée par la dominante

tonique, plus naturelle et plus parfaite que celleformulée à l'aide de la sous-dominante, sert demodèle à l'élaboration d'une quantité importantede rapports harmoniques spécifiquement tonals,l'imitation de la cadence parfaite au moyen d'ac-cords-dominantes doit être comprise comme unélément-clé de la fonctionnalité chez Rameau.Cependant, elle est limitée à certains degrés dela gamme, car le théoricien ne considère pas quel'harmonisation du cycle complet des quintes des-cendantes par des accords de septième soit véri-tablement représentative de l'harmonie tonale.".

Anne- Emmanuelle CEULEMANSAspirant FNRS

Département de musicologieCollège Érasme

Place Blaise Pascal, 1B - 1348 LOUVAIN-LA-NEUVE

44. Cet article est extrait d'un mémoire de licence en musi-cologie présenté en juin 1989 à l'Université catholique deLouvain sous le titre: Les conceptions fonctionnelles del'harmonie de 1.-Ph. Rameau, Fr. 1. Fétis, S. Sechter et H.Riemann (dir. N. Meeùs).